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Commission des Finances, de l’économie générale et du Plan

Mercredi 10 septembre 2008

Séance de 10 heures 30

Compte rendu n° 116

Présidence de M. Didier Migaud, Président

– Audition, ouverte à la presse, de M. Jean Peyrelevade, ancien président du Crédit Lyonnais, sur les procédures liées aux contentieux entre le Consortium de réalisation (CDR) et le groupe Bernard Tapie

La commission des Finances, de l’économie générale et du Plan a procédé à l’audition de M. Jean Peyrelevade, ancien président du Crédit Lyonnais, sur les procédures liées aux contentieux entre le Consortium de réalisation (CDR) et le groupe Bernard Tapie.

Le président Didier Migaud : Monsieur Jean Peyrelevade, vous avez été président du Crédit Lyonnais, poste auquel vous avez été nommé en novembre 1993. Vous avez donc eu à connaître certains dossiers suscitant quelques interrogations, notamment le dossier Adidas. Je rappelle que vous avez été auditionné, en 1994, à deux reprises par la commission d’enquête de l’Assemblée nationale qui avait été créée sur le Crédit Lyonnais et que les relations entre la Société de banque occidentale – la SDBO, filiale du Crédit Lyonnais – et le Groupe Bernard Tapie ne constituaient qu’un volet parmi d’autres de ce dossier.

Nous avons souhaité vous entendre et vous avez vous-même sollicité la commission des Finances pour qu’elle vous auditionne. Je vous propose d’entrer dans le vif du sujet par une déclaration préalable, après quoi nous passerons aux questions.

M. Jean Peyrelevade : Je vous remercie de m’accueillir. Je suis en effet très heureux de m’exprimer devant la représentation nationale. Dans cette affaire, je suis accusé de nombre de méfaits par Bernard Tapie, par ses avocats et même par les arbitres – je considère comme mensongères les attaques formulées par ces derniers, notamment dans la partie de leur sentence consacrée au préjudice moral. Aussi curieux que cela puisse paraître, depuis les auditions de la commission d’enquête de 1994, je n’ai jamais été entendu à propos de cette affaire : mon témoignage n’a jamais été sollicité et je n’ai témoigné devant aucune Cour. C’est donc la première fois que j’ai l’occasion de m’exprimer et je serai aussi exhaustif que vous le souhaiterez.

Pour bien resituer le calendrier, je précise que j’ai été nommé à la tête du Crédit Lyonnais en novembre 1993 alors que la cession d’Adidas date de février 1993 ; je ne porte donc aucune responsabilité dans cette cession mais j’ai un avis sur le sujet, je vous en ferai part dans un instant. À l’autre extrémité de la période me concernant – en juillet 1995, si je me souviens bien –, la Commission de Bruxelles approuve le plan de redressement du Crédit Lyonnais, avec pour condition explicite l’interdiction faite à la banque d’interférer de quelque façon que ce soit dans la gestion du Consortium de réalisation, le CDR ; cette injonction est reprise dans une loi française de novembre 1995. Ainsi, à partir de juillet 1995, le Crédit Lyonnais et son président sont écartés de toute décision ultérieure concernant la gestion du CDR, y compris la gestion des affaires Tapie. Durant ces quatorze ans d’« acharnement » contre M. Bernard Tapie, comme disent certains, je n’ai occupé des responsabilités que pendant dix-huit mois : de novembre 1993 à juillet 1995.

Je ne suis pas partie prenante, ni à titre institutionnel ni à titre personnel. J’ai quitté le Crédit Lyonnais fin 2003. Je n’ai ni archives, ni dossiers, ni avocats. Je m’exprimerai donc en fonction de mes souvenirs, qui sont relativement précis mais peuvent laisser des zones d’imprécision ou d’incertitude. Il se peut par conséquent, ici ou là, que je fasse des erreurs, je m’en excuse par avance.

Ces précautions étant prises, je vais retracer les grandes lignes de mon action sur ce dossier – un dossier parmi plusieurs centaines, hélas.

Lorsque je suis entré en fonction, Adidas était sorti du patrimoine de M. Tapie. Je n’avais donc aucune raison de considérer cette vente imparfaite, d’autant que M. Tapie n’émettait alors aucune protestation. Il existait bien un souci avec Adidas, mais indépendant de M. Tapie, puisqu’il n’en était plus propriétaire. Lors de la vente, en février 1993, le Crédit Lyonnais avait endossé l’intégralité des risques : en cas de défaillance d’Adidas, si le bilan était déposé, il aurait supporté la totalité des pertes, compte tenu des conditions de financement accordées au repreneur, extraordinairement favorables à M. Tapie – je n’ai pas changé d’appréciation à ce propos. En décembre 1992, Adidas était au bord du dépôt de bilan, avec une perte de l’ordre de 150 millions de deutschemarks, si je me souviens bien. Toujours fin 1992, avant la vente, dans un moment de lucidité, Adidas avait été recapitalisé de 500 millions de francs – personne n’en parle jamais –, ce qui a eu pour effet de réduire de manière assez importante les frais financiers payés en 1993. En dépit de cette recapitalisation, du talent de Robert Louis-Dreyfus et du travail qu’il a d’emblée engagé sur le fond, le chiffre d’affaires d’Adidas était encore en recul en 1993 et le résultat était juste à l’équilibre. J’étais donc inquiet et j’ai rencontré Robert Louis-Dreyfus à plusieurs reprises pour essayer de le convaincre de prendre une vraie position d’actionnaire, à ses risques pleins, et de renoncer au moins pour partie à la clause de protection qui lui avait été accordée dans le prêt à recours limité. Mais tout cela, dans mon esprit, était complètement disjoint des affaires Tapie.

Par ailleurs, j’avais en face de moi le groupe Tapie, constitué, je le rappelle, de deux piliers principaux : Groupe Bernard Tapie et Bernard Tapie Finance – GBP et BTF –, qui couvraient la totalité des participations industrielles, avec des noms aussi illustres que Testut, Trayvou, Terraillon ou La Vie claire ; et de l’autre côté la Financière et immobilière Bernard Tapie (FIBT), censée gérer les actifs immobiliers et patrimoniaux de la famille mais chargée en fait d’assurer son train de vie.

En novembre 1993, quand je rejoins le Crédit Lyonnais, le Groupe Bernard Tapie est en cessation de paiement, deux éléments objectifs le prouvent. Premièrement, une échéance envers la SDBO, de l’ordre de 200 millions de francs, doit tomber, je crois, en décembre 1993 ; il est incapable de la rembourser et devient, dans le jargon bancaire – pardonnez le qualificatif, qui n’est que technique –, un « débiteur douteux ». Deuxièmement, certains d’entre vous s’en souviennent certainement, je suis à l’époque en bataille permanente – c’est le monde à l’envers – contre la Commission bancaire, à laquelle j’essaie d’expliquer que les pertes subies par le Crédit Lyonnais dans ses aventures sont largement supérieures aux estimations avancées six mois auparavant par ses inspecteurs. Pour ce qui concerne les comptes Tapie, la Commission bancaire me demande de provisionner 500 millions de francs. À l’époque, comme sur d’autres dossiers, je me trompe par excès d’optimisme : je crois qu’il y a 800 à 900 millions de francs d’actifs et je suis sûr qu’il y a 1,4 à 1,5 milliard de francs de passif vis-à-vis de la SDBO, après remboursement de la dette Adidas. L’une de mes premières décisions, parmi tant d’autres, consiste donc effectivement à provisionner 500 millions de francs au titre de l’exercice 1993.

Au faîte de sa prospérité, en 1989 ou 1990, le Groupe Bernard Tapie a un actif de 800 à 900 millions de francs. Il introduit BTF en bourse après avoir réalisé une plus-value sur la revente de Wonder. Son endettement est modéré : de l’ordre de 200 à 300 millions de francs. C’est donc sans aucun doute un homme d’affaires in bonis. Cependant, il se passe des choses dans le monde et dans sa vie personnelle. Si je me souviens bien, deux années consécutives, en 1991 et 1992, les résultats consolidés de BTF sont négatifs de 300 millions de francs. Ainsi, fin 1992, les actifs nets s’élèvent au mieux à 300 millions de francs, soit une année de pertes. En 1993, toujours d’après mes souvenirs, les pertes s’établissent à 200 millions de francs environ. Fin 1993, quand je rejoins le groupe Crédit Lyonnais, les fonds propres sont donc presque nuls puisque le passif total est de 2 milliards de francs, bien plus que l’actif brut. Les fonds propres représentent un septième du passif en 1992 – ce qui, pour un banquier, est un ratio assez inusité – et approchent de zéro en 1993, après les 200 millions de pertes supplémentaires. Pourtant, les conditions extraordinairement favorables de la vente d’Adidas, en février, ont permis à Bernard Tapie d’encaisser une plus-value comptable de l’ordre de 400 millions de francs, je crois. Sans cette plus-value, le résultat annuel de fin 1993 n’aurait pas été de moins 200 millions mais de moins 600 millions et les fonds propres seraient devenus clairement négatifs courant 1993, ce qui, d’après la législation, aurait nécessité le dépôt de bilan.

Les belles affaires industrielles que j’ai citées étaient dans un état catastrophique et aucune ne gagnait d’argent. M. Bernard Tapie a essayé de les vendre, nous avons fait de même, mais c’était impossible. Il a seulement réussi à vendre – le rapport des experts le relève comme un exploit formidable et la marque de la bonne santé de son groupe – sa participation dans TF1, courant 1992, pour 150 millions de francs environ à ma connaissance, c’est-à-dire une somme minuscule par rapport à l’endettement du groupe. Les pertes industrielles opérationnelles atteignaient de l’ordre de 200 à 250 millions de francs par an. S’y ajoutaient au moins 200 millions d’intérêt, correspondant aux 2 milliards d’endettement – à l’époque, les taux d’intérêt excédaient 10 %, d’autant que Bernard Tapie, toujours en dépassement de crédits, ne se finançait pas de manière structurée mais par augmentation de son découvert, au taux du crédit à court terme. Enfin, l’intéressant rapport d’expertise commandé par Éva Joly établit que le prélèvement annuel de la FIBT sur l’ensemble de la structure pour permettre à M. Tapie de vivre atteignait 40 à 50 millions de francs par an. Bref, l’actif net de la structure était négatif, ses fonds propres officiels comptables fondaient extrêmement vite et elle perdait bon an mal an 500 millions de francs par exercice. Si Bernard Tapie avait gardé Adidas, il aurait automatiquement sombré courant 1993 ; la vente d’Adidas lui a permis de gagner un peu de temps.

La fonction de banquier est celle que j’ai exercée le plus longtemps dans ma carrière professionnelle. Je suis devenu financier assez tard et j’ai commencé par apprendre le métier de banquier commercial, vieux comme l’humanité et assez simple puisqu’il se résume à savoir se faire rembourser un prêt. Quand une structure est incapable de rembourser, faut-il continuer à signer des chèques et à accroître le découvert ou arrêter ? Je n’ai aucun doute : indépendamment de mon caractère, si j’avais continué, j’aurais été coupable de soutien abusif et ma responsabilité aurait pu être mise en cause. De toute façon, dans l’océan de pertes du Crédit Lyonnais, dans l’océan de comportements du même type que je découvrais à propos d’affaires diverses – oubliées parce que les noms sont moins célèbres et moins médiatisés que celui de M. Tapie, mais qui portaient sur des montants souvent supérieurs, je l’ai explicitement reconnu devant la commission d’enquête –, je n’avais qu’une façon de me comporter pour redresser la maison : me montrer professionnel. Dans ma vie professionnelle, j’ai d’ailleurs rarement fait entrer d’autres considérations – si quiconque trouve des contre-exemples, je suis intéressé. J’ai donc décidé de mettre fin à cette situation.

À l’époque, j’ai été suspecté de m’être comporté de manière trop douce, trop accommodante vis-à-vis de M. Tapie – je me suis amusé à collationner les questions de la commission d’enquête de 1994. Aujourd’hui, je constate que la sentence du tribunal arbitral m’accuse d’avoir rompu avec une brutalité extrême. J’ai seulement fait mon devoir : demander le remboursement des crédits de M. Tapie. Ensuite, le dossier, suivant la procédure normale, a été renvoyé devant le tribunal de commerce. Si c’était à refaire, je referai de même, sans état d’âme, sauf que, connaissant l’histoire, j’éviterais peut-être l’accord de mars 1994, que j’ai dénoncé en mai 1994, lorsque j’ai réalisé que M. Tapie avait essayé de nous « rouler dans la farine », pardonnez-moi cette expression un peu familière.

Cette introduction me paraît suffisante.

M. Charles de Courson : D’après les informations que vous avez pu recueillir en entrant dans vos fonctions, en novembre 1993, votre prédécesseur, M. Jean-Yves Haberer, a-t-il reçu des pressions du gouvernement de l’époque pour monter un tour de table financé exclusivement par le Crédit Lyonnais afin de trouver un moyen d’acheter les actions de M. Tapie dans des conditions très favorables aux intérêts de ce dernier ?

M. Jean Peyrelevade : Je ne dispose d’aucun élément me permettant d’affirmer l’existence d’interventions gouvernementales. Comme je l’avais dit à la commission d’enquête, M. Tapie a pu recevoir des marques d’amitié ou d’intérêt de la part du Gouvernement ou de personnalités politiques ; j’en ai reçu moi-même lorsque j’ai commencé à demander le remboursement de ses crédits. Mais je n’ai jamais vu d’instructions et, à ma connaissance, il n’en existe pas trace au dossier. D’après ce que j’ai pu constater, je suspecte que le Crédit Lyonnais de l’époque préférait continuer à financer indéfiniment plutôt que de reconnaître une erreur de jugement, sur ce dossier comme sur d’autres ; je ne suis pas sûr que M. Haberer ait eu besoin d’instructions gouvernementales pour agir de la sorte.

M. Charles de Courson : Selon vous, durant les deux mois qui se sont écoulés entre la rédaction du mémorandum, le 12 décembre 1992, et la vente de la société, le 12 février 1993, la SDBO a-t-elle manqué à son obligation de loyauté envers son mandant ? Les époux Tapie affirment ne pas avoir été tenus au courant de l’évolution du dossier et des négociations avec le repreneur, Robert Louis-Dreyfus. Des comptes rendus oraux ou écrits leur ont-ils été communiqués ?

Le président Didier Migaud : Il est en effet reproché au CDR et à la SDBO de ne jamais avoir rendu compte par écrit de leur mandat.

M. François Bayrou : Je souhaiterais préciser la question. Vous avez fait plusieurs fois allusion aux conditions extraordinairement favorables de la vente de février 1993. D’après vous, quel a été le scénario de la cession ? Comment a-t-elle été conclue ?

M. Jean Peyrelevade : S’agissant de la forme, je n’ai pas trouvé, après mon arrivée, d’écrits informant officiellement le Groupe Bernard Tapie des conditions détaillées de l’exécution du mandat de vente. Si cela est vrai, il s’agit d’une modeste faute technique, dès lors que les intérêts du client ne sont pas altérés. Cela nous renvoie donc au fond. Comme toujours dans cette affaire, les témoignages verbaux vont dans les deux sens. Mes collaborateurs m’ont expliqué à moult reprises que l’entourage de M. Tapie était informé. Quoi qu’il en soit, et c’est l’essentiel, je persiste dans la certitude que cela s’est déroulé dans des conditions extraordinairement favorables pour M. Tapie. Il achète Adidas en 1990 sans engager un franc de fonds propres – il obtient un prêt d’1,6 milliard de la SDBO, remboursable en deux échéances. J’en viens à la sentence mensongère des arbitres, sentence mensongère, j’insiste sur le mot, par incompétence ou par mauvaise foi, je vous laisse le choix.

M. Patrick Lemasle : Peut-être les deux !

M. Jean Peyrelevade : Absolument.

À l’été 1991, si je ne me trompe, M. Tapie est incapable de rembourser la première échéance – et pour cause, Adidas, qui ne possède pas de cash-flow, a fait l’objet d’un leveraged buyout, un LBO. Pour faire face à l’échéance, le capital d’Adidas fait l’objet d’une très grosse augmentation, de l’ordre de 50 millions de deutschemarks, la participation de BTF se diluant de 95 à 55 %. Des acrobaties financières dont je n’ai pas le souvenir exact permettent de lever la somme nécessaire pour rembourser la première échéance. Les nouveaux entrants sont Pentland, à hauteur de 20 %, et des investisseurs qui resteront présents jusqu’au bout : Clinvest, à hauteur de 10 %, Mme Gilberte Beaux, la banque Worms et les AGF. L’ensemble contrôle 45 % de la structure.

Compte tenu des résultats de 1992, il est encore moins possible de rembourser la dette d’acquisition. M. Tapie a signé des accords secrets avec Pentland en faisant entrer cette société dans le capital : il lui accorde un droit de préemption dans l’hypothèse où il vendrait et, surtout, il lui donne un droit d’acquisition de la totalité de ses 55 % s’il était incapable de rembourser sa dette fin 1992. Comme la dette est de 600 ou 700 millions de francs, Pentland a la possibilité d’acquérir 55 % d’Adidas pour ce montant. Les banquiers découvrent fin 1992 que Pentland est le cessionnaire obligé. La négociation s’engage avec cette société. Elle déclare qu’elle achète et procède à un audit. Toutefois, deux ou trois mois après, elle n’est plus acheteuse. Catastrophe ! Bernard Tapie a acheté Adidas pour 700 à 750 millions de dollars, la contre-valeur des 1,6 milliard de francs, en jugeant l’affaire merveilleuse – je ne porte pas de jugement sur ce point – mais l’on oublie de préciser qu’Adidas, compte tenu de sa situation difficile et de la nature de son activité, est très endettée : elle doit 750 millions de deutschemarks en Allemagne, dont quelque 500 millions de deutschemarks de fonds de roulement. Adidas a donc été achetée pour 750 millions de deutschemarks d’acquisition plus 750 millions de deutschemarks de dette, soit 1,5 milliard de deutschemarks. Les banquiers allemands, qui financent le fonds de roulement d’Adidas et constatent que l’entreprise est au bord du dépôt de bilan, refusent de continuer, sauf si elle procède à un changement d’actionnariat, une recapitalisation et – tout le monde l’oublie, à commencer par les arbitres – un changement de management. Pentland, en position de force grâce à la clause de substitution accordée unilatéralement par M. Tapie, refuse l’augmentation de capital. Or, j’ai omis de le préciser, M. Tapie avait aussi accordé à Pentland un droit de blocage. Il a donc fallu faire sortir Pentland et Bernard Tapie pour accroître le capital. Un banquier professionnel, dans cette situation, regarde l’état d’Adidas et du Groupe Bernard Tapie et constate la cessation de paiement généralisée – les gages sur Trayvou, Testut et autres ne valent pas grand-chose. Mais ils considèrent qu’ils ont un nantissement sur Adidas car c’est une marque superbe et ils le mettent en jeu. J’ai déjà présenté ce raisonnement, en 1994, à la commission d’enquête parlementaire.

M. le président Didier Migaud : Il peut être reproché au Crédit Lyonnais et à ses filiales d’avoir engagé des démarches dès fin 1992 alors que la valeur d’Adidas était estimée à un peu plus de 4 milliards.

M. Jean Peyrelevade : C’est inexact. J’y viens ; vous m’avez demandé de reconstituer les faits, je m’y efforce.

Dans la situation où se trouvait Adidas à l’époque, il fallait exercer le nantissement, je n’ai aucun doute ; si j’avais été en fonction à ce moment, j’espère que j’aurais agi ainsi. Pour des raisons qui me dépassent et dont j’ignore si elles tiennent à la personnalité de M. Tapie, à celle de M. Haberer ou aux deux, il est décidé de sauver la face à M. Tapie, je l’ai dit dans les mêmes termes à la commission d’enquête en 1994. Ainsi, au lieu d’exercer le nantissement, on vend au prix exigé par M. Tapie pour rembourser sa dette d’acquisition et réaliser une plus-value supplémentaire de 400 millions de francs. Comme aucun acheteur n’est trouvé – Pentland, qui connaît la société, a renoncé –, un montage très compliqué est élaboré. Clinvest, les AGF, Mme Beaux et la banque Worms restent actionnaires et doublent leurs parts pour passer conjointement à 50 %.

Pour trouver les 50 % restants, une clause est destinée à rassurer les acheteurs potentiels : le prix est élevé mais l’achat n’est pas risqué puisque, si l’histoire tourne mal, la perte pèsera exclusivement sur le Crédit Lyonnais, qui récupérera la propriété d’une entreprise ne valant rien par rapport au prix initial ; par contre, si l’histoire tourne bien, le Crédit Lyonnais, qui prend tous les risques, récupérera les deux tiers de la plus-value et le troisième tiers reviendra aux investisseurs. Sans cette clause, Adidas n’est pas vendable. Robert Louis-Dreyfus, qui possède une réputation justifiée de redresseur d’entreprises, accepte ces conditions, qui ne sont pas désagréables. Deux structures offshore sont aussi trouvées – c’est l’un des points sur lesquels la sentence des arbitres est clairement mensongère puisqu’ils affirment qu’il s’agit de faux nez du Crédit Lyonnais, en s’abstenant de produire les pièces que je me suis de nouveau procuré et qui prouvent le contraire.

Robert Louis-Dreyfus, homme d’affaires et entrepreneur avisé, demande une option d’achat à tout moment, à un prix minimum, opposable à tous les autres actionnaires, qu’il compte exercer si l’affaire tourne très bien, de façon à devenir le vrai patron de l’entreprise. Avec la clause de protection, hormis le Crédit Lyonnais, Clinvest et les AGF, tous les actionnaires sont financés par un prêt à recours limité, ne paieront que 0,5 % de taux d’intérêt mais n’auront droit qu’à un tiers de la plus-value éventuelle. Toutefois, ils peuvent renoncer à tout moment, de leur propre chef, à la clause de protection ; ils bénéficieraient alors de la totalité de la plus-value éventuelle à condition de payer le taux d’intérêt normal. Si la plus-value sur Adidas avait été certaine début 1994, pourquoi aurais-je supplié Robert Louis-Dreyfus de transformer une partie du prêt à recours limité dont il bénéficiait en un vrai prêt bancaire sans clause de protection ? Pourquoi aurais-je renoncé spontanément aux 70 % de la plus-value sur ses parts ? Il aurait fallu être fou. Mme Beaux et la banque Worms sont sortis début 1994 – je crois d’ailleurs me souvenir, sans en être certain, que c’est sur leurs parts, rachetées par Robert Louis-Dreyfus, que celui-ci a renoncé à la clause de protection. Si la plus-value était certaine, pourquoi Mme Beaux, femme d’affaires avisée, et pourquoi la banque Worms, à laquelle il arrive d’avoir des réflexes professionnels, y auraient-elles spontanément renoncé ? Surtout, pourquoi les autres actionnaires, Coatbridge Holdings, Omega Ventures – prétendument contreparties du Crédit Lyonnais – n’auraient-ils pas renoncé à leur protection avant la levée d’option par Robert Louis-Dreyfus pour bénéficier de leurs 70 % de plus-value ? Nul besoin d’être un grand banquier ou un spécialiste des produits dérivés pour faire la différence entre une option et un engagement ferme.

M. Gilles Carrez, Rapporteur général : Nous voudrions bien comprendre ce qui s’est passé pendant cette période. En décembre 1992, la SDBO bénéficie d’un mandat du Groupe Bernard Tapie pour vendre Adidas autour de 2 milliards de francs. Deux mois après, mi-février, la même SDBO accepte une option d’achat unilatérale de 4 milliards de francs au bénéfice du groupe Robert Louis-Dreyfus, option qui doit se dénouer fin 1994 au plus tard. Les différents jugements comme la sentence arbitrale se demandent si, pendant le laps de temps précédant l’exercice de l’option d’achat par Robert Louis-Dreyfus, le Crédit Lyonnais, par filiales interposées, n’était pas le véritable acquéreur des actions Adidas. Autrement dit, le simple mandat de vente ne s’est-il pas transformé en contrepartie ? Par conséquent, il est essentiel de savoir si, lors de votre entrée en fonction, vous avez eu connaissance de comptes rendus du mandat de la SDBO démontrant qu’il s’agissait d’un simple mandat de vente. Pour ma part, j’ai un doute. Je rappelle que Didier Migaud et moi faisions partie de la commission d’enquête sur le Crédit Lyonnais.

Le 10 mai 1994, sur ce point précis, vous répondez au rapporteur, M. François d’Aubert : « En ce qui concerne Adidas, je le répète, n’étant pas entré dans le détail, je ne suis pas capable de vous répondre de manière précise. Néanmoins, vous me permettrez de rappeler un souvenir. Vous m’aviez agressé, monsieur d’Aubert, à l’époque où j’étais président de l’UAP, et vous m’aviez accusé de participer à une entreprise inspirée par des raisons politiques. Je vous avais répondu que nous étions en situation de portage pour le compte du Crédit Lyonnais. Cette réalité s’étend, à ma connaissance, à l’ensemble des actionnaires d’Adidas, AGF mis à part. Donc, en fait, c’est le Crédit Lyonnais qui était propriétaire d’Adidas. Il avait racheté Adidas à M. Tapie. Les détails, je ne les connais pas aujourd’hui, mais comme je pense que nous allons vendre mieux que nous avons acheté, cette affaire aura, je l’espère, une heureuse issue. »

Henri Emmanuelli indique alors : « Si le Crédit Lyonnais pense qu’il va revendre Adidas plus cher qu’il ne l’a payé, cela signifie que ce n’est pas une créance douteuse. Je souhaite que l’on parle de nombreux autres dossiers pour lesquels les niveaux d’engagement sont beaucoup plus importants. »

Vous nous donnez le sentiment que le Crédit Lyonnais a été très bien avisé. Sentant que la vente d’Adidas pouvait se dérouler, il a poussé la précaution jusqu’à devenir propriétaire pour s’assurer de réaliser la plus-value. Il faut aller au bout de la séquence, qui ne s’arrête que quand Robert Louis-Dreyfus exerce ses options d’achat à hauteur de 4 milliards de francs.

M. Jean Peyrelevade : Je vais y venir, ne vous inquiétez pas.

Le président Didier Migaud : Il pourrait être utile que vous vous exprimiez à propos du rapport d’expertise réalisé fin 1994 à la demande d’un tribunal de commerce, cité dans la sentence arbitrale, selon lequel la vente d’Adidas a été une très bonne opération pour toutes les parties sauf pour Bernard Tapie, qualifié d’« inventeur de l’affaire ».

M. Philippe Martin : Vous avez dit, monsieur Peyrelevade, que vous aviez sommairement qualifié de portage une opération qui n’était qu’un portage financier et non pas juridique. Quel distinguo opérez-vous entre les deux notions ? Les arbitres, dans leur sentence, reconnaissent clairement l’existence d’un portage.

Mme Arlette Grosskost : Dans le rapport d’expertise, vous expliquez que le rachat controversé par financement bancaire des biens personnels et industriels de M. Bernard Tapie était un sauvetage organisé entièrement financé par le Crédit Lyonnais et que la prise de participation de M. Louis-Dreyfus a été doublée d’une augmentation de la participation du Crédit Lyonnais, à 36 % du capital. Vous motivez cette dernière – il a été rappelé qu’il s’agit d’un portage – par le souci de récupérer un maximum d’argent pour le Crédit Lyonnais.

Vous insistez sur le fait qu’il s’agissait d’une option d’achat mais rien ne nous garantit qu’aucune promesse de vente n’a été formulée, fût-ce verbalement.

M. Michel Bouvard : Quel rôle les sociétés offshore ont-elles joué ? Comment ont-elles été choisies ? Par qui ? À quelle somme s’élèvent les plus-values qu’elles ont enregistrées ? Nous avons eu peu d’informations à ce sujet, y compris lors de la commission d’enquête de 1994.

M. François Goulard : L’arrêt de la Cour de cassation d’octobre 2006 établit qu’il n’y a pas eu portage. La question est donc juridiquement tranchée de manière incontestable. Pour la clarté, les points qui ne font plus débat, comme celui-ci, devraient être laissés de côté.

Le Rapporteur général : Je n’ai pas la même lecture de l’arrêt de la Cour de cassation.

Le président Didier Migaud : Il est vrai que les interprétations divergent.

M. François Goulard : Généralement, les mandats de vente ne comportent pas de prix aussi précis mais un prix plancher, qui peut être éventuellement dépassé. Quant au délai de deux mois incluant la trêve des confiseurs, il me paraît exceptionnellement court pour vendre une entreprise dans les meilleures conditions. Ce mandat de vente était inséparable de l’engagement pris au préalable par Bernard Tapie d’affecter l’intégralité du produit de la cession au remboursement de ses dettes. Quand une banque ne trouve pas d’acheteur, il est assez classique qu’elle essaie de constituer un tour de table pour trouver une solution. S’agissait-il de cela ou bien de vendre une société pour laquelle tout allait bien en s’efforçant de parvenir à la meilleure transaction possible ? Cette question de fond détermine très largement la décision rendue par les arbitres.

Ma deuxième question est beaucoup plus précise et vous n’aurez pas forcément les éléments de réponse. La Commission bancaire, dès 1992, a demandé à la SDBO de constituer 129 millions de provisions sur le Groupe Bernard Tapie. La banque ne l’a pas fait. Quelle argumentation a conduit la SDBO et la maison mère à ne pas tenir compte de ce signal d’alarme inquiétant ?

M. Frédéric Lefebvre : Le portage est clairement reconnu à la page 13 de la décision d’octobre 2006, j’invite tout le monde à la lire.

Monsieur Peyrelevade, à l’époque, vous présidiez l’UAP. Pouvez-vous nous éclairer quant à vos relations d’alors avec le Crédit Lyonnais, à propos d’Executive Life – la question a été jugée et a donné lieu à condamnation – mais aussi d’Adidas ? Au-delà de la question du portage, comme beaucoup de monde, je m’interroge. Les opérations de communication décrites dans la décision arbitrale – mise en scène orchestrée par vos soins lors de la vente de l’hôtel particulier de M. Tapie, visites organisées comme si c’était un zoo – expliquent le montant des dommages et intérêts. Tout cela n’est-il pas dû aux liens que vous entreteniez avec le Crédit Lyonnais lorsque vous présidiez l’UAP ?

M. Jean Peyrelevade : Quand on arrive dans un tel groupe, il faut faire confiance à ceux qui vous expliquent ce qui s’est passé précédemment. Je vous ai décrit les opérations telles que je les ai comprises à la lecture de documents et en entendant les réponses aux questions très précises que j’ai posées à l’auteur du montage, François Gille, un honnête homme. Celui-ci m’a toujours assuré qu’il me disait tout, que personne du Crédit Lyonnais n’était derrière Coatbridge et Omega, qu’il s’agissait d’une option d’achat. Je rappelle que nous vivions dans un climat où il n’était pas certain qu’Adidas s’en sorte. Si vous me reprochez de ne pas savoir ce qui était caché alors que je n’étais pas encore là, je vous réponds que des personnes honnêtes, qui étaient présentes avant moi, assurent que rien n’a été caché.

L’UAP n’était aucunement engagée dans Executive Life, désolé, monsieur Lefebvre. L’UAP n’entretenait pas de relations étroites avec le Crédit Lyonnais puisque son partenaire bancaire, à l’époque, était la BNP, désolé, monsieur Lefebvre – avec René Thomas, un ami personnel, nous avons d’ailleurs échangé des participations.

La dernière fois que j’ai rencontré M. Tapie, c’est quand il est venu me voir à l’UAP. La banque Worms, l’un de ses banquiers importants, sinon le premier, avait initialement été choisie comme chef de file de l’introduction en bourse de BTF. Néanmoins, au dernier moment, il a jugé le prix insuffisant et a déchu la banque Worms au profit du Crédit agricole – amusant, n’est-ce pas. Comme je doutais profondément de la santé industrielle du groupe Tapie, dans lequel la banque Worms avait pris des participations à tous les niveaux, j’ai profité de cette décision pour enjoindre au patron de la banque Worms de sortir de tout le groupe, ce que nous avons commencé à faire. M. Tapie est venu me voir pour me reprocher de compromettre son introduction en bourse. Telle est l’histoire des relations entre M. Tapie et l’UAP.

L’opération Adidas arrive un peu après et je m’aperçois – le pouvoir d’un président est toujours limité – que ma consigne n’a été respectée qu’à 98 %, que nous avons gardé une petite participation quelque part. Quand tout Paris applaudit à l’achat d’Adidas, je dis à mes collaborateurs que le climat d’euphorie générale est le bon moment pour finir de s’en aller. Adidas géré par Bernard Tapie, je n’y crois pas.

C’est alors que M. Haberer m’appelle pour me confier que cela lui rendrait service si nous restions. J’ai donné mon accord, mais à condition que nous ne prenions aucun risque, donc que nous intervenions en portage. Le portage est un terme affreux mis à toutes les sauces. Le portage juridique entraîne un transfert de propriété. Mais lisez la déposition de M. Michel Gallot devant la commission d’enquête parlementaire : il parle de portage par Bernard Tapie de ses actions Adidas. Le portage consiste aussi à porter un actif économiquement ou financièrement. Un, deux ou trois mois après, mes collaborateurs m’ont dit que j’avais satisfaction et je n’ai pas regardé davantage.

Quand la commission d’enquête m’a interrogé, j’ai répondu que cette opération était l’habillage d’une vente forcée et que je trouvais complètement fondée l’hypothèse selon laquelle la SDBO, exerçant son nantissement, aurait récupéré la totalité des actions en renonçant à ses 700 millions de crédits. J’ai donc trouvé – j’avais tort, je ne suis pas juriste – que la question de la propriété d’Adidas était secondaire. Quand je me suis aperçu de son importance, j’ai précisé ma pensée : j’ai écrit en particulier aux experts du tribunal de commerce pour leur préciser que j’avais évoqué le terme de « portage » mais qu’il ne s’agissait pas d’un transfert de propriété. Les nouveaux actionnaires étaient vraiment propriétaires juridiquement – ils avaient d’ailleurs, je le répète, la possibilité de renoncer à tout moment à la clause de protection, de manière à recouvrer la totalité des droits incombant aux propriétaires et à percevoir l’intégralité des plus-values. En parlant de « portage », je voulais simplement dire que, devant une situation difficile, le Crédit Lyonnais avait conservé l’intégralité du risque et avait naturellement trouvé des acheteurs prêts à toucher une partie du profit. C’est la première fois que j’ai l’occasion de le dire.

Quels sont les propriétaires, juridiquement, en dehors de ceux que j’ai déjà cités, qui étaient déjà présents un an auparavant ? Clinvest, les AGF, la banque Worms et Mme Beaux. Les trois nouveaux actionnaires sont Robert Louis-Dreyfus – personne ne le conteste, je crois – et les deux structures étrangères, Omega Ventures et Coatbridge Holdings. Comme j’étais agacé par les soupçons pesant sur le Crédit Lyonnais, accusé d’être derrière ces deux structures spécialisées, j’ai écrit aux présidents des deux maisons mères pour leur demander de me garantir le contraire. À ma grande surprise, ils m’ont répondu et m’ont certifié que le Crédit Lyonnais n’avait aucun intérêt direct ni indirect dans ces structures, ni en tant que société ni du fait de personnes physiques employées au Crédit Lyonnais – car, à l’époque, compte tenu de l’intérêt de l’opération pour tout investisseur, je me méfiais. J’ai bien entendu versé leurs courriers au débat, pensant que l’injonction de ne pas m’occuper des affaires du CDR n’allait pas jusqu’à m’interdire de lui en donner copie. Il se trouve qu’à l’époque, le président de la CitiBank France était un ami personnel. Je trouve étonnant que, à la page 69 de la sentence arbitrale, il ne soit pas question de ces deux structures mais de Citistar, qui n’avait pas le statut d’acheteur. La sentence reproduit intégralement la lettre de couverture signée par M. Claude Jouven, président de CitiBank SA Paris, et non pas de CitiBank SA New York, qu’il font passer pour une « réponse de convenance » : « Cher Jean, ainsi que tu me l’as demandé, je te fais parvenir ci-joint… ». Mais elle n’évoque pas le certificat de fond du 7 juillet 1998, provenant de Londres, dont l’auteur ne s’embarrasse d’aucune formule de politesse, ce qui en dit long sur son absence de complicité : « Suite aux rumeurs qui peuvent circuler concernant l’intervention au début de 1993 de notre groupe dans l’acquisition de la holding contrôlant le groupe Adidas, nous attestons par la présente en tant que de besoin que la société Omega Ventures, support de cette acquisition à hauteur de 19,9 % du capital, a été créée par notre groupe. Déduction faite du paiement au Crédit Lyonnais de la rémunération complémentaire prévue à l’article 5-1 de la convention de prêt à recours limité conclue entre le Crédit Lyonnais et nous-mêmes, les bénéficiaires de la plus-value réalisée à l’occasion de la cession des parts d’Adidas à la fin de 1994 appartiennent à notre groupe, à l’exclusion de toute personne morale ou physique appartenant au groupe Crédit Lyonnais. » Vous comprenez donc que j’accuse les arbitres d’incompétence ou de mauvaise foi.

Le Rapporteur général : La notion de portage étant extrêmement complexe, nous ne sommes pas qualifiés pour juger. Mais M. Peyrelevade nous dit, le 10 mai 1994, que le Crédit Lyonnais est propriétaire d’Adidas, racheté à M. Tapie.

M. Jean Peyrelevade : Je répète, monsieur Carrez, que j’ai reconnu explicitement avoir commis une erreur de vocabulaire. Je l’ai reconnu très vite puisque j’ai écrit aux experts du tribunal de commerce début 1995, si je me souviens bien. Je leur ai indiqué que je voulais dire que le Crédit Lyonnais avait gardé tous les risques et que j’avais employé le terme « portage » dans sa conception économique et non juridique.

Le président Didier Migaud : Ne polémiquons pas. Nous posons nos questions et M. Peyrelevade répond. Chacun est ensuite en mesure d’apprécier.

M. Jérôme Chartier : L’attestation fournie par la maison mère d’Omega Ventures…

M. Jean Peyrelevade : La maison mère de Coatbridge Holdings m’a aussi répondu dans le même sens.

M. Jérôme Chartier : S’il existait par extraordinaire une convention de portage entre Omega Ventures et n’importe quelle personne morale faisant l’objet d’une clause de confidentialité absolue, pensez-vous qu’une telle attestation aurait pu vous être adressée ? Si elle l’avait fait, aurait-elle respecté la clause de confidentialité ?

M. Charles de Courson : En quoi Citistar, qui, à ma connaissance, n’était pas actionnaire, intervient-elle dans cette affaire ? Pourquoi est-elle évoquée dans la sentence arbitrale ?

M. Jean Peyrelevade : Monsieur Chartier, je n’ai pas de réponse absolue mais la formule « à l’exclusion de toute personne morale ou physique appartenant au groupe Crédit Lyonnais » est très forte. Je le répète, j’ai été surpris que les deux banques me répondent et qu’elles le fassent en des termes aussi tranchés. Je n’imagine pas qu’un président de banque, surtout un Anglo-saxon, puisse s’exprimer ainsi si un montage souterrain dénaturait son affirmation.

Tant que la plus-value n’a pas été réalisée, M. Tapie n’a élevé aucune protestation contre les conditions d’exécution de la vente ; il ne s’est réveillé que début 1995. J’étais extérieur à l’affaire, je n’étais pas partie au débat et je n’ai pas témoigné. C’est en lisant la presse que je me suis peu à peu aperçu que j’étais accusé d’avoir procédé moi-même à l’invention des structures tierces.

M. Michel Bouvard : Lors des débats devant la commission d’enquête sur le Crédit Lyonnais, la question aurait pu vous venir à l’esprit. Pourquoi attendre 1998 pour éclaircir la propriété desdites sociétés, qui constitue un aspect important ?

M. Jean Peyrelevade : Lorsque j’arrive au Crédit Lyonnais, j’ai une multitude de soucis plus compliqués les uns que les autres. L’affaire Adidas sort et je passe devant la commission d’enquête parlementaire. Comme je ne sais pas comment les structures ont été choisies, François Gille m’explique le montage auquel il a procédé et m’affirme qu’il n’y a personne d’autre derrière. Que voulez-vous que je demande de plus ? À l’époque, il n’y a ni procès ni contestation, tout le monde est très content. Je trouve le montage très favorable à M. Tapie mais je veux simplement être sûr. Il me semble que François Gilles n’a pas été appelé à témoigner plus que moi.

Citistar, qui appartient à la mouvance de CitiBank, n’intervient pas entre le Crédit Lyonnais et Coatbridge. Mais le prêt à recours limité inventé par le Crédit Lyonnais était inhabituel pour le droit anglais et la CitiBank. Citistar a donc été interposé entre Omega Ventures et le Crédit Lyonnais de manière à transformer le prêt à recours limité en un objet plus comestible pour les juristes de la City londonienne. Citistar, dans cette affaire, est un pur transmetteur de financement. J’ai malheureusement rencontré Citistar dans une autre affaire du Crédit Lyonnais, que M. Tapie a aussi utilisée dans mes ennuis avec Executive Life : les relations entre le Crédit Lyonnais et François Pinault. Cela n’a donc rien à voir avec Adidas. Il se trouve que mon prédécesseur, pour des raisons comptables, a souhaité ne pas consolider sa participation de 25 % dans la Financière Pinault. J’ajoute que, sur l’affaire Executive Life, il n’y a jamais eu d’arbitrage.

M. le président Didier Migaud : Absolument : c’était une transaction, pas un arbitrage.

M. Jean Peyrelevade : Citistar a porté une partie de la participation du Crédit Lyonnais dans la Financière Pinault. Dans un cas, Citistar est un vrai porteur ; dans l’autre, c’est un transmetteur de financement. Mais les arbitres mélangent les deux et concluent que le Crédit Lyonnais est contrepartie dans l’affaire Adidas.

L’affaire Executive Life m’ayant contraint à améliorer mes connaissances juridiques, j’ajoute que j’ai recueilli des consultations juridiques de la part des plus grandes sommités françaises pour comprendre ce qu’est un portage. Je suis ravi de vous dire qu’un portage, en droit français, est une opération parfaitement licite et légitime. S’il a pour objectif de contourner la loi, il est réputé nul de plein droit. Lorsque j’ai fait part de cette thèse à mes avocats américains, ils m’ont assuré que, dans l’affaire Executive Life, il n’y a pas de délit.

S’agissant des structures offshores, je suppose que les monteurs de l’opération ont demandé à leurs contreparties bancaires habituelles de trouver des investisseurs acceptant d’entrer au capital dans les conditions définies.

M. Michel Bouvard. Quelle a été la rémunération des sociétés offshore ?

M. Jean Peyrelevade : Un tiers de la plus-value sans risque, ce n’est pas désagréable…

Le président Didier Migaud : Le rapport d’expertise publié fin 1994 dont il est fait état à la page 48 de la sentence arbitrale considère que l’opération se révèle positive pour tous les acteurs, à l’exception de Bernard Tapie. En avez-vous eu connaissance ? Que pouvez-vous dire à ce sujet ?

M. Jean Peyrelevade : À l’époque, j’en ai eu connaissance mais je ne l’ai plus. Je me souviens qu’il m’accusait d’avoir en personne défini sinon organisé les portages d’Adidas par le Crédit Lyonnais. J’ai répondu aux experts en question de manière tout à fait officielle. La lettre aurait donc dû également être versée au débat. J’observe que les arbitres se contentent – sans la citer, une fois de plus – de dire que ma réponse aggrave mon cas.

Un peu plus tard, un rapport a été commandé par Éva Joly à un autre expert. Ce rapport est extrêmement fouillé, davantage que celui du tribunal de commerce – il serait intéressant de les comparer. Il reconstitue les comptes de chacune des sociétés du groupe Crédit Lyonnais en remontant à 1989 ou 1990. Société par société, il évalue les dates auxquelles les cessations de paiement sont intervenues : elles sont toutes antérieures à 1993. Après prise en compte du coût de l’argent, il estime la plus-value économique obtenue par Bernard Tapie lors de la revente d’Adidas à quelque 200 millions de francs – soit 400 millions de francs de plus-value comptable si l’on ajoute les intérêts. Compte tenu des risques pris par le Crédit Lyonnais, il conclut que la rémunération de Bernard Tapie est tout à fait satisfaisante.

M. Charles de Courson : Avez-vous eu entre vos mains l’audit de Pentland ?

M. Jean Peyrelevade : Non. J’en connais l’existence mais pas le contenu.

M. Yves Censi : L’exégèse économique et financière admet plusieurs points de vue. Pendant la période considérée, vous reconnaissez ne pas avoir disposé de toutes les informations. Cela n’explique-t-il pas que les arbitres n’aient pas la même appréciation que vous, tout comme, à un moment donné, vous aviez affirmé que le Crédit Lyonnais avait été propriétaire ?

M. Jean Peyrelevade : Désolé, monsieur Censi, mais j’ai répondu explicitement à M. d’Aubert, lors de mon audition devant la commission d’enquête, que je n’avais pas lu les contrats de portage. Quand j’ai vu les remous qui commençaient à naître autour de l’affaire une fois que M. Tapie a décidé que la plus-value lui revenait, j’ai lu les contrats de prêt à recours limité et j’ai interrogé François Gille pour me faire une opinion. Quand je suis arrivé au Crédit Lyonnais, j’ai trouvé tellement de problèmes immédiats à résoudre, j’avais tellement à faire qu’il ne me restait pas de temps pour autopsier le passé.

M. Yves Censi : Votre opinion a évolué.

M. Jean Peyrelevade : Sur un point que je croyais dénué d’importance. Je pensais que la SDBO aurait dû exercer son nantissement. M. Tapie, responsable de la chute d’Adidas, tente de prétendre que la plus-value lui revient ; c’est une première dans l’histoire économique, comme si les responsables de la chute d’Alstom jusqu’au bord du dépôt de bilan revendiquaient le redressement ultérieur. Je me suis donc renseigné et, une fois de plus, je suis pleinement satisfait de ce que j’ai trouvé. Je vous le dis en toute conviction, si les arbitres avaient bien voulu écouter et travailler, ils se seraient rendu compte que le Crédit Lyonnais ne s’est jamais porté contrepartie, qu’il n’y a pas eu portage au sens juridique du terme.

M. Jérôme Cahuzac : Cette audition est cruciale pour apprécier l’opportunité et la légalité de la procédure arbitrale. La personne auditionnée juste avant vous juge cette procédure illégitime et, si elle admet sa légalité ex post, elle conteste vivement sa légalité ex ante. Mais enfin nous sommes en train d’apprécier le fondement de la sentence du collège des trois arbitres. Il ressort de différentes auditions que M. Tapie, en 1992, vend parce qu’il n’a pas d’autre choix : il devient ministre – les deux fonctions sont incompatibles – et Adidas perd de l’argent. Faute d’acheteur, il risque de faire une mauvaise affaire. Et pourtant, il s’en sort bien et retire 400 millions de francs de l’époque, sans jamais s’être rendu en Allemagne, sans jamais avoir visité une usine et sans jamais avoir pris la moindre décision stratégique concernant cette entreprise – en tout cas à ma connaissance. Réclamer une partie de la plus-value réalisée grâce au travail d’autres peut être jugé curieux mais c’est insuffisant pour que les pouvoirs publics reviennent sur une décision qui conduit l’État à signer un chèque de près de 400 millions d’euros.

Au départ, je ne saisissais pas bien pourquoi nos collègues de l’UMP insistaient autant pour comprendre ce qu’ils appellent le « portage ». J’apprécie désormais leurs efforts, qui ont permis de démontrer que les organismes soupçonnés d’être des faux nez, des excroissances ou des pseudopodes du Crédit Lyonnais étaient en réalité indépendants de lui. Nous les remercions car ils offrent aux pouvoirs publics un moyen de recours. L’universitaire que nous venons d’auditionner nous a en effet appris qu’il existe un quatrième motif de recours en révision : l’apparition d’un fait nouveau précédemment dissimulé. La lettre du président de CitiBank, désormais connue, est évidemment à la disposition du CDR, qui ne l’a manifestement pas communiquée aux arbitres. En tout cas, ils ne la citent pas dans la sentence arbitrale, ce qui revient à méconnaître un fait grave, que nous considérons comme nouveau. Cette voie de recours est ouverte et il faut l’explorer de la façon la plus consciencieuse qui soit car 400 millions d’euros sont en jeu, alors que les caisses de l’État sont vides.

Pensez-vous que les arbitres ont eu connaissance de cette lettre ?

M. Jean Peyrelevade : Je pense qu’ils en ont eu connaissance puisqu’ils citent son existence dans leur sentence. Je trouve simplement incroyable qu’ils la considèrent comme une « réponse de convenance » sans même exposer son contenu.

M. Jérôme Cahuzac : Il s’agit donc d’un fait nouveau.

M. Frédéric Lefebvre : M. Peyrelevade émet des accusations assez graves à l’encontre des arbitres. Il a au demeurant fortement critiqué le recours à cette procédure. Je m’étonne donc de son silence et de celui de M. Bayrou ou de M. de Courson, en octobre, lorsque la décision a été prise, et jusqu’au mois de décembre, lorsqu’elle a été homologuée. Monsieur le président de la commission des Finances, à l’époque, avez-vous été saisi par un membre de la commission ? François Bayrou n’en était pas membre puisqu’il a opportunément changé de commission,…

M. François Bayrou : Exprès !

M. Frédéric Lefebvre : …sans doute pour se faire l’avocat de M. Peyrelevade.

M. Dominique Baert : Il n’en a pas besoin !

M. Frédéric Lefebvre : Dans ce dossier, l’accusateur devient accusé. M. Peyrelevade, vice-président du MODEM, incrimine des juges et des arbitres. Ce mélange entre une affaire judiciaire et des responsabilités politiques est-il sain ?

M. Jean Peyrelevade : Si je vous suivais, tant que je suis ancien président du Crédit Lyonnais, c’est-à-dire jusqu’à ma mort, je devrai m’abstenir de tout engagement civique ou politique. Je crois pourtant savoir que certains parlementaires ont des activités dans le milieu des affaires…

Pourquoi ne me suis-je pas exprimé plus tôt ? Je le répète une fois de plus, je n’ai jamais été considéré comme étant partie prenante à cette affaire puisque personne ne me demandait de témoigner. Quand j’ai adhéré au MODEM, pour des motifs strictement citoyens, je n’imaginais pas que l’État se livrerait à une procédure de ce type. Je faisais confiance à la justice et à l’État – pour ce qui concerne le second, je me suis peut-être trompé. Par ailleurs, j’éprouve un grand respect pour les murailles de Chine. En qualité de banquier, j’étais soumis au secret professionnel ; en tant qu’ex-banquier, je considère que j’y suis toujours soumis. Je vous mets au défi, monsieur Lefebvre, de trouver des déclarations spontanées de ma part relatives à d’anciens clients. Je fais deux exceptions : dans l’affaire Executive Life, compte tenu de la manière dont j’ai été défendu par l’État, je me considère relevé de mon devoir de réserve ; dans l’affaire Tapie, je m’exprime pour la première fois et je serais resté silencieux si la représentation nationale ne m’avait pas auditionné, même si j’aurais souffert de laisser se dérouler l’aventure actuelle sans rien dire.

Le président Didier Migaud : Je précise que, lors du lancement de la procédure arbitrale, je n’ai été saisi d’aucune demande de la part de membres de la commission.

M. Charles de Courson : Pourquoi le protocole d’accord du 13 mars 1994, qui met fin aux relations bancaires entre le groupe Crédit Lyonnais et M. Tapie, a-t-il été annulé ?

Qui porte la responsabilité de l’absence de production du rapport d’expertise sur les œuvres d’art et les biens mobiliers des époux Tapie ?

M. Jean Peyrelevade : Je répondrai rapidement car je l’ai déjà expliqué devant la commission d’enquête de 1994. Lorsque je me suis rendu compte de l’état du groupe Tapie, ma réaction spontanée a été de le mettre immédiatement en défaut – de toute façon, depuis décembre, il l’était déjà – et de demander le remboursement des crédits. François Gille m’a recommandé de n’en rien faire. En effet, sur les 800 ou 900 millions de francs d’actifs que nous croyions récupérer, 400 millions étaient constitués d’œuvres d’art, de tableaux et de mobilier, c’est-à-dire de biens insaisissables. Il semblait déjà difficile de vendre correctement des sociétés dans une atmosphère désastreuse de dépôt de bilan. Plutôt que de compter sur des biens mobiliers susceptibles de disparaître, François Gille a préconisé un divorce à l’amiable, permettant de récupérer 400 millions de valeur. Je n’ai pas fait passer mon instinct avant la rationalité et je me suis incliné. Le protocole avec Bernard Tapie a été intégralement négocié par François Gille, lequel a demandé confirmation de l’inventaire du mobilier au moyen de deux expertises extérieures fournies par M. Tapie. Celui-ci n’a pas de chance car, à mes moments perdus, je chine, et la lecture de l’inventaire m’avait profondément troublé : tel tableau était censé être un Rubens, auquel cas il valait 100 millions de francs, ou un Snyders, auquel cas il ne valait plus que 15 à 30 millions de francs, mais une œuvre de l’école de Snyders lui ressemblant beaucoup avait été cédée en salle des ventes de Rennes quelques mois auparavant pour 800 000 francs. Les contre-expertises n’arrivant pas, mon doute se transforme en quasi-certitude. Je dénonce donc le protocole car la fourniture de ces expertises était une condition suspensive. Cette décision bénéficie de l’autorité de la chose jugée car une cour d’appel s’est prononcée.

J’ajoute, monsieur Lefebvre, que je n’ai nullement procédé à des saisies publiques pour faire de la publicité – c’est d’ailleurs un autre point à propos duquel les arbitres habillent la vérité. Nous avons effectué une saisie conservatoire pour être en mesure d’évaluer le mobilier. M. Tapie, prévenu, l’a déménagé au milieu de la nuit, alors que je m’étais entouré de toutes les précautions possibles, avec l’appui du ministre de l’intérieur de l’époque, dont je passe le nom. Voilà ce qui a eu un retentissement médiatique. Ensuite, en juin 1994, le fisc avait effectué une vraie saisie pour purger une addition fiscale qui traînait. Étant en concurrence avec le fisc, pour ne pas nous faire doubler, nous avons dû nous aussi procéder à une saisie. Ayant enfin saisi les objets, j’ai pu les faire évaluer par Christie’s et Sotheby’s – aucune des deux maisons ne sachant que l’autre avait aussi été sollicitée – et les deux estimations convergent : entre 40 et 50 millions de francs, soit 10% de l’estimation de M. Tapie.

M. Frédéric Lefebvre : Et la campagne de publicité ?

M. Jean Peyrelevade : J’y viens, vous allez voir. J’aime bien mettre les pieds dans le plat, y compris vis-à-vis de moi-même ou des institutions que je dirige. Les résultats 1993-94 du Crédit Lyonnais sont catastrophiques. Nous préparons la publication des résultats du premier semestre, qui sortent en septembre – c’est-à-dire avant le jugement du tribunal de commerce de décembre – et nous décidons d’organiser une campagne de publicité financière agressive : « Pour changer la banque, c’est maintenant ou jamais ». Je rappelle que la publicité financière au moment de la publication des résultats est une obligation. Nous expliquons donc sur quatre colonnes pourquoi les comptes sont mauvais, pourquoi nous allons travailler et pourquoi nous demandons à nos clients de rester. Le texte ne comporte pas un mot sur M. Tapie. Comme le directeur de la communication et moi avons le sens de l’autodérision, nous incluons trois dessins humoristiques, parus antérieurement dans la presse, dans The Economist, aux Guignols de l’info et dans Libération. Autant que je sache, M. Tapie n’avait pas intenté de procès à Libération, le 14 août 1994, quand ce dernier avait été publié une première fois. Le Crédit Lyonnais y est caricaturé : un personnage, qui doit être moi, dit que « Maintenant, plus que la cave et le grenier à nettoyer » ; en bas, les noms « MGM » et « Tapie » sont inscrits sur deux poubelles. C’est l’unique endroit où le nom de M. Tapie apparaît dans notre campagne de communication, mais, c’est un fait, les sociétés de M. Tapie s’appellent Bernard Tapie Finance, Groupe Bernard Tapie, Financière et immobilière Bernard Tapie. Les arbitres parlent de brutalité, de préjudice moral, d’acharnement, mais ils ont oublié que M. Tapie, dans cette affaire, m’a intenté un procès en diffamation, dans lequel il demandait 300 francs de dommages et intérêts pour lui et 100 000 francs pour chacune des trois sociétés portant son nom. Le procès, je crois, a eu lieu en décembre 1994 : M. Tapie a perdu sur le fond, avec des attendus radicaux, que je tiens à votre disposition.

Le président Didier Migaud : « Radicaux » ? Prenez garde aux expressions !

M. Jérôme Chartier : Je désapprouve que de tels dessins aient été utilisés dans une démarche de communication institutionnelle.

M. Michel Sapin : Cela ne vaut pas 45 millions !

M. Jérôme Chartier : Je comprends très bien le sens de l’attestation que vous a fourni la maison mère de la société des Îles Caïmans mais vous reconnaîtrez que cela n’exclut pas le portage indirect.

M. Jean Peyrelevade : Qu’entendez-vous par « portage indirect » ?

M. Jérôme Chartier : Une personne a pu s’interposer pour le compte du Crédit Lyonnais ou d’un autre afin de contracter avec cette banque des Îles Caïmans. La maison mère est alors parfaitement couverte et peut déclarer que personne du Crédit Lyonnais n’est intervenu.

M. Jean Peyrelevade : Je vous ai répondu que cette hypothèse ne repose sur aucun élément de preuve et que la rédaction de mes interlocuteurs britanniques est extrêmement claire.

M. Jérôme Chartier : Claire pour ce qui concerne une intervention directe, j’en conviens. Mais puisque nous ne raisonnons que sur des hypothèses, celle que j’évoque ne peut être rejetée. N’étant pas encore entré au Crédit Lyonnais à cette époque, vous n’avez pu ensuite obtenir que des informations indirectes.

Lorsque le Crédit Lyonnais a racheté Adidas, s’il savait qu’il allait pouvoir vendre la société à un autre groupe pour le double de la somme, estimez-vous que Bernard Tapie est fondé à demander réparation ?

M. Jean Peyrelevade : Je regrette, mais vous vivez dans la poésie, dans un monde virtuel, dans Second Life. Quand je suis arrivé au Crédit Lyonnais, fin 1993, tout l’état-major du Crédit Lyonnais, constitué de collaborateurs travailleurs, honnêtes, consciencieux et rigoureux, éprouvait des inquiétudes au sujet de la situation d’Adidas. L’hypothèse de la plus-value certaine, cette reconstitution historique des arbitres, est une affabulation, une fiction.

M. Charles de Courson : Le Crédit Lyonnais, qui était partie, a refusé de signer la convention d’arbitrage. Savez-vous s’il envisage de poursuivre des actions judiciaires ?

M. Jean Peyrelevade : Je ne dispose pas d’informations particulières mais je doute que le Crédit agricole ait l’intention de poursuivre. Il était opposé à l’idée d’arbitrage et considère que, battu, il n’a plus d’obligations financières. Le Crédit Lyonnais est une vieille et sale affaire – j’en ai personnellement souffert, y compris ce matin –, au point que son nom est oublié au profit de LCL.

Le président Didier Migaud : En définitive, l’affaire Adidas a-t-elle été positive ou négative pour le Crédit Lyonnais ? S’il a gagné, comment l’expliquez-vous ?

Deux décisions de justice invalident, d’une certaine façon, une partie de votre démonstration : un jugement du tribunal de commerce et une décision de la cour d’appel reconnaissant une faute du Crédit Lyonnais. Quelles observations voulez-vous formuler sur ces points précis ?

M. Jean Peyrelevade : Je ne l’ai jamais caché, le Crédit Lyonnais a fini par gagner de l’ordre d’1,5 milliard de francs sur le dossier Adidas, mais après l’arrivée de Robert Louis-Dreyfus. Je suis persuadé que, sans changement de management, Adidas aurait déposé le bilan. Le petit actionnaire qui a racheté des titres Alstom en bourse – ou l’État – en faisant une superbe plus-value doit-il la partager avec le président précédent ?

Je crois en la séparation des pouvoirs, j’éprouve le plus grand respect pour la justice, j’aimerais être sûr qu’elle est toujours respectée dans ce pays, mais elle est faillible, ce qui justifie l’existence des voies de recours. Je ne suis pas juriste mais les décisions de la Cour de cassation, en principe, s’imposent aux autres. En 1985, pour le compte de la France, avec Laurent Fabius, Premier ministre, Michel Giraud, président de la région Île-de-France, et Paul Séramy, sénateur maire de Fontainebleau, j’ai négocié l’arrivée d’Eurodisney à Marne-la-Vallée. Dans le mémorandum, pour la clause de juridiction, Disney a refusé que la justice française soit compétente et a réclamé l’arbitrage. Les autorités françaises ont répondu que, selon les principes fondamentaux du droit public, l’État ne transige pas. Le gouvernement a été contraint de faire passer une loi spéciale tendant à faire accepter l’arbitrage ! Je ne comprends donc pas que cette procédure ait été retenue.

M. François Bayrou : Les liquidateurs du groupe Tapie soutiennent la thèse suivante : Adidas était une affaire formidable ; la vente était volontaire, Bernard Tapie considérant comme inconciliables ses responsabilités ministérielles avec l’animation d’une affaire industrielle ; le Crédit Lyonnais a contourné la vente, racheté en sous-main et organisé le prélèvement de sa plus-value. Le Crédit Lyonnais aurait-il eu le pouvoir, en faisant jouer son nantissement – c’est-à-dire l’hypothèque –, d’acquérir la totalité des actions possédées par Bernard Tapie sans dépenser un franc supplémentaire ? Je connais la réponse mais elle éclairera nombre de ceux qui nous écoutent à la télévision.

M. Jean Peyrelevade : La réponse est évidemment affirmative : vous demandez le remboursement des crédits auxquels vous avez droit ; le débiteur douteux est incapable de rembourser ; vous saisissez le tribunal de commerce et vous faites valoir que votre nantissement vous donne le droit d’acquérir la pleine propriété des actions correspondantes. C’est ce que j’ai expliqué à la commission d’enquête parlementaire dès 1994.

M. François Bayrou : La Cour de cassation établit formellement que la SDBO et le Crédit Lyonnais sont deux personnes morales distinctes.

Mme Arlette Grosskost : SDBO est une filiale du Crédit Lyonnais.

M. François Bayrou : Avec cette vente, au lieu que la SDBO récupère la totalité des actions sans dépenser un franc, Bernard Tapie perçoit une plus-value de l’ordre de 400 millions du point de vue comptable, 230,9 millions de francs en cash. Est-ce exact ?

M. Jean Peyrelevade : Parfaitement. La SDBO a un mandat de vente à un prix fixé ; compte tenu de la situation d’Adidas et du groupe Tapie, c’est en quelque sorte une vente forcée. Les acheteurs sont juridiquement parfaits puisque le Crédit Lyonnais n’est nullement contrepartie juridique ; il s’interdit même de racheter dans l’hypothèse d’une revente ultérieure. Mais les conditions de financement accordées par le Crédit Lyonnais sont telles que leur risque à la baisse disparaît, dans une grande proportion sinon dans sa totalité. Un petit reproche technique peut éventuellement être fait : le détail de ce montage financier n’a pas été communiqué par écrit à Bernard Tapie à titre d’information.

Mme Arlette Grosskost : La SDBO, filiale du Crédit Lyonnais, détenait le mandat de vente. Pouvez-vous nous rappeler son passif concernant Adidas et le groupe Tapie en général ? Il était évident qu’elle allait recouvrer beaucoup plus facilement un actif net en vendant ses titres au lieu de récupérer le nantissement.

M. François Bayrou : Monsieur Peyrelevade, je voudrais vous interroger – je ne l’ai jamais fait lors de nos nombreuses conversations privées sur le sujet – à propos de la nature du mandat confié par le Groupe Bernard Tapie à SDBO. Deux éléments m’ont frappé. Premièrement, la somme est fixée à l’indicatif : « Le prix sera de 2,85 milliards. » Le Groupe Bernard Tapie n’a aucune latitude ni quant au choix de l’acheteur, ni quant à la date de la vente, qui devra être réalisée avant le 15 février ; cela ressemble furieusement à une obligation de vente plutôt qu’à un mandat.

M. François Goulard : À l’époque des faits, il se trouve que j’étais banquier commercial. Je me souviens que la SDBO avait une réputation épouvantable : elle prêtait à n’importe qui, dans n’importe quelles conditions, mettant en danger sa maison mère. Compte tenu des garanties détenues par la SDBO, notamment le nantissement des titres, il me semble qu’un banquier commercial aurait dû depuis longtemps résilier tous les encours du groupe Tapie. Corroborez-vous mon avis ?

M. Jean Peyrelevade : Tout à fait. D’après la théorie officielle de la SDBO – Michel Gallot l’a répétée devant la commission d’enquête de 1994 –, l’affaire Adidas était superbe et les plus-values à venir permettraient d’effacer complètement les pertes et crédits douteux sur le reste du groupe Tapie. Mais les choses se sont passées différemment car ses autres affaires industrielles se sont avérées invendables. De surcroît, les plus-values qui devaient être affectées à la remise à niveau ont été absorbées par le gouffre des pertes, qui n’arrêtaient pas de se creuser. Au final, M. Tapie a seulement gagné six mois. Mais je rejoins M. Goulard : plus tôt l’on aurait arrêté, mieux l’on se serait porté.

Cette affaire est effectivement l’habillage en mandat de vente d’une sorte de vente forcée, nantissement qu’on n’ose pas appeler par son nom, au bénéfice de M. Tapie, qui récupère une plus-value au passage.

M. le président Didier Migaud : Souhaitez-vous apporter d’autres précisions, monsieur Peyrelevade ?

M. Jean Peyrelevade : Non. J’ai eu la satisfaction de pouvoir enfin m’expliquer.

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