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Compte rendu

Commission spéciale chargée d’examiner le projet de loi relatif à la bioéthique

Mercredi 15 décembre 2010

Séance de 14 heures

Compte rendu n° 03

Présidence de M. Alain Claeys, Président

– Table ronde sur la gestation pour autrui 2

– Table ronde sur l’anonymat des dons de gamètes 24

– Présences en réunion 42

Commission spéciale chargée d’examiner le projet de loi Bioéthique

Mercredi 15 décembre 2010

La séance est ouverte à 14 heures 10.

(Présidence de M. Alain Claeys, président)

La Commission spéciale entend tout d’abord, dans le cadre d’une table ronde consacrée à la gestation pour autrui, Mme Sylviane Agacinski, philosophe, professeur à l’Ecole des hautes études en sciences sociales, Mme Gisèle Halimi, avocate, présidente de l’association Choisir la cause des femmes, Mme Dominique Mehl, sociologue, directrice de recherches au CNRS et M. Israël Nisand, gynécologue-obstétricien.

M. le président Alain Claeys. Notre première table ronde de l’après-midi sera consacrée à la gestation pour autrui. Cette pratique est interdite en France. Le projet de loi de révision des lois de bioéthique ne revient pas sur cette interdiction et ne comporte aucune disposition sur le sujet. La question fait cependant débat dans notre société. Nous l’avons abordée au cours des travaux de la mission d’information et ce thème a été l’un de ceux qui a suscité le plus de contributions de la part des internautes lors des États généraux de la bioéthique. Il nous a donc paru opportun, au rapporteur et à moi-même, de réunir, dans le cadre d’une table ronde, des défenseurs du maintien de l’interdiction et des partisans de la légalisation et de l’encadrement de cette pratique dans notre pays.

Nous avons ainsi le plaisir d’accueillir Mme Sylviane Agacinski, philosophe, et Mme Gisèle Halimi, avocate et féministe, qui ont toutes deux pris position contre la gestation pour autrui, Mme Dominique Mehl, sociologue, auteur de l’ouvrage Enfants du don, et M. Israël Nisand, gynécologue-obstétricien, tous deux membres de l’association CLARA, comité de soutien pour la légalisation de la gestation pour autrui et l’aide à la reproduction assistée.

Mme Dominique Mehl, sociologue, directrice de recherches au CNRS. Je souhaiterais vous présenter les résultats de quelques enquêtes réalisées auprès de couples ayant recouru ou souhaitant recourir à une mère porteuse et de mères porteuses elles-mêmes. J’ai moi-même réalisé l’une de ces enquêtes dans notre pays, sur six couples ayant fait appel à une mère porteuse, l’un de manière illégale en France, les autres à l’étranger. Leurs témoignages sont publiés dans mon ouvrage Enfants du don. Les autres enquêtes portent sur le vécu de la gestation pour autrui dans les pays où cette pratique est légalisée, autorisée ou tolérée, notamment aux États-Unis, au Canada, en Grande-Bretagne et en Israël.

Ces enquêtes nous apprennent que les demandes de gestation pour autrui proviennent de femmes privées d’utérus ou dont l’utérus, déficient, empêche la conduite d’une grossesse. Il n’a pas été constaté de demandes de convenance, comme certains magazines ont pu s’en faire l’écho, de la part de femmes qui auraient par exemple souhaité qu’une grossesse ne nuise pas à leur carrière. Dans tous les cas, les demandeuses souffraient d’une pathologie grave, attestée médicalement.

Les progrès de la médecine procréative ont conduit à une situation tout à fait nouvelle en permettant de dissocier la fertilité féminine en ses deux dimensions procréatrice et gestatrice, autrement dit la production des ovocytes et la capacité de l’utérus à accueillir une grossesse. C’est grâce à toutes ces nouvelles techniques d’assistance médicale à la procréation (AMP) que l’ovocyte peut être extrait du corps féminin et faire l’objet d’un don, ou qu’un embryon conçu hors du corps féminin, voire avec un ovocyte tiers, peut être implanté dans un utérus pour s’y développer. Le don d’ovocytes et la gestation pour autrui organisée avec transfert d’embryon – car le recours aux mères porteuses est, sinon, vieux comme le monde –sont des pratiques plus nouvelles que le don de sperme, duquel on a dit que la pipette ne faisait qu’y remplacer un acte sexuel adultérin et qui permet depuis longtemps de contourner l’obstacle d’une stérilité masculine.

Comment les femmes qui souhaitent recourir à une mère porteuse vivent-elles leur situation ? Celles que j’ai rencontrées ne se considèrent pas stériles mais infertiles, encore en possession de leur fécondité ovarienne mais ne pouvant mener à bien une grossesse. De manière imagée, les femmes privées d’utérus disent « j’ai la graine, mais pas la terre », tandis que celles à la fonction ovocytaire défaillante disent « j’ai la terre, mais pas la graine. » Or, pour faire un bébé, il faut « et la graine et la terre ».

La demande des femmes privées d’utérus ne disparaîtra pas. Elles éprouvent en effet un très fort sentiment d’injustice devant les progrès de l’AMP qui permet aujourd’hui de traiter l’infertilité masculine et l’infertilité féminine ovocytaire. Seule l’infertilité utérine, la leur, n’a pas de réponse médicale. En outre, beaucoup de ces femmes en France ont appris leur handicap avant que la loi de bioéthique de 1994 n’interdise les mères porteuses. Je pense notamment à celles atteintes du syndrome de Mayer-Rokitansky-Kuster-Hauser – MRKH –, affection à l’origine d’aménorrhée, d’absence ou de déformation du vagin et de non-fonctionnement de l’utérus. Leur vagin a pu être reconstruit chirurgicalement à leur adolescence et elles ont pu mener par la suite une vie sexuelle normale. Mais leur utérus, lui, n’est pas réparable et cet organe ne peut, pour l’instant, faire l’objet d’une greffe. Leurs chirurgiens les avaient à l’époque rassurées, leur expliquant qu’elles pourraient quand même avoir un enfant d’elles en ayant recours à une mère porteuse. Elles ont réussi, après un travail long et difficile, à faire le deuil de la grossesse mais non celui d’un enfantement auquel elles participeraient. Quant aux plus jeunes, qui ont appris leur handicap après l’interdiction des mères porteuses en France, elles savent que la pratique est autorisée dans certains pays étrangers, d’autant qu’Internet a facilité l’accès à l’information, et que des Françaises s’y rendent pour contourner l’interdiction.

D’après les enquêtes réalisées notamment aux États-Unis, au Canada et en Israël, les considérations financières ne sont pas la première des motivations des mères porteuses. Lorsqu’elles en parlent, elles l’évoquent toujours en second, comme une « compensation », « la rémunération d’un travail », « un contre-don » pour le don qu’elles font un temps de leur corps. Leur profil, pour ce qui a pu en être étudié aux États-Unis, n’est pas, comme certains pourraient le croire, celui de femmes de couleur issues de milieux particulièrement défavorisés. Au contraire, elles sont en majorité blanches, ont environ trente ans, sont mariées ou concubines, ont déjà au moins un enfant et surtout sont, pour la plupart d’entre elles, profondément chrétiennes. Les motivations des mères porteuses sont assez semblables à celles des donneurs de sperme ou des donneuses d’ovocytes. Elles ont souvent dans leur entourage, plus ou moins proche, des personnes ayant connu la blessure que représente la stérilité et souhaitent, dans un élan compassionnel, rendre service. Surtout, cela se retrouve dans tous les témoignages, ce sont des femmes qui ne veulent pas plus d’enfants qu’elles n’en ont déjà, le plus souvent un ou deux seulement, – certaines se sont même fait ligaturer les trompes – mais qui, aimant être enceintes, souhaitent pouvoir en faire profiter d’autres. Comme chez tous les donneurs d’éléments du corps, leur don renforce leur estime d’elle-même et participe d’une valorisation narcissique.

J’en viens au vécu de la gestation pour autrui elle-même. Chez tous ceux qui y ont recours, on retrouve le désir d’avoir un enfant « un peu de soi », comme chez ceux qui ont recours à une assistance médicale à la procréation, qu’il s’agisse d’une fécondation in vitro (FIV), par laquelle un couple conçoit un enfant qu’il n’arrive pas à concevoir par rapport sexuel, d’un don de sperme où le couple se dit « l’enfant sera au moins de ma femme » ou d’un don d’ovocytes où le couple se dit « l’enfant sera au moins de mon mari ». Dans la GPA où la mère d’intention donne ses ovocytes, le couple se dit que l’enfant sera biologiquement de ses deux parents et n’aura finalement été « hébergé » chez une autre que le temps de la gestation. Lorsque ces femmes disent « je veux un enfant de moi », elles expriment davantage le souhait de s’investir corporellement dans l’enfantement, auquel elles veulent participer au moins par un élément venant d’elles, qu’elles ne donnent le primat à la transmission génétique. Ces couples pensent aussi que l’enfant à venir étant génétiquement issu de l’un d’eux ou des deux, ils pourront mieux l’investir dans leur chair qu’ils ne le feraient d’un enfant adopté.

Toutes les enquêtes attestent d’une réelle capacité de dédoublement chez les mères porteuses. Cet enfant qu’elles portent pour une autre, elles ne le portent jamais comme le leur : elles ne lui cherchent pas de prénom, ne lui préparent pas de chambre, même mentalement, ne préparent pas leurs enfants à la naissance d’un frère ou d’une sœur. Et elles réalisent un travail sur elles-mêmes pour se tenir affectivement à distance de lui. Le rapport de complicité de femme à femme qui s’établit entre la mère porteuse et la mère d’intention compte davantage que l’échange avec le fœtus. Si la séparation d’avec l’enfant à la naissance n’est pas facile, celle d’avec la mère d’intention est encore plus redoutée, des liens étroits s’étant la plupart du temps noués durant la grossesse, au moment de l’accouchement et juste après la naissance.

Je dois ici préciser que toutes les études dont je fais état, qui ne portent que sur de très petits échantillons, ne sont pas représentatives au sens statistique. Elles sont quasiment impossibles à réaliser en France puisque les personnes concernées, se trouvant dans l’illégalité, n’acceptent de témoigner que de façon anonyme. Beaucoup m’ont parlé en refusant que leur témoignage soit publié. Nous, sociologues, qualifions ce type de témoignages « d’emblématiques ». Nous en tirons des conclusions parce qu’ils font apparaître des similitudes et un discours partagé par tous ceux pour qui l’expérience a été positive. Nous avons bien conscience que ceux pour qui l’expérience a été différente, qu’elle ait été source de déceptions ou de difficultés, notamment en cas de rupture avec la mère d’intention, ne témoignent pas auprès des sociologues. On a plus de chances de les retrouver dans les tribunaux… De ces témoignages, j’ai retiré la conviction qu’il y avait là un scénario possible de gestation pour autrui, envisageable seulement si cette pratique est légalisée et encadrée.

Mme Gisèle Halimi, avocate, présidente de l’association Choisir la cause des femmes. Certains débats, dont celui qui nous occupe, sont-ils donc voués à recommencer éternellement ? Je me souviens de ceux que nous avions eu ici même à l'Assemblée nationale, en novembre 1983, alors que j’étais députée, sur la question très circonscrite, mais qui soulevait les mêmes problèmes de principe qu’aujourd’hui, des mères porteuses. En effet, des officines commençaient de se créer et de réaliser des profits substantiels avec ce que nous appelions alors la location de ventres. J’avais fait part de mon émoi au secrétaire d’État chargé de la santé à l’époque, M. Edmond Hervé, ainsi qu’au groupe socialiste auquel j’étais apparentée. J’avais posé une question d’actualité sur le sujet afin d’ouvrir le débat. L’Assemblée avait alors été unanime à considérer que cette pratique devait être bannie dans notre pays.

Pourquoi ce débat revient-il aujourd’hui, alors même que la médecine a beaucoup progressé dans le traitement des stérilités ? Faudrait-il être « moderne » ? Je me méfie beaucoup de cette exigence de modernité, comme si celle-ci était en soi une valeur positive. Il est des choses « modernes » qu’il faut proscrire et d’autres « ringardes » qu’il faut défendre
–ce qui n’interdit pas de les rajeunir. Cet argument de modernité n’est pas recevable.

Une autre raison parfois avancée est que cette pratique est autorisée dans d’autres pays, notamment européens. Ce n’est pas non plus un argument. Ne devons-nous pas plutôt chercher à préserver la spécificité de notre approche et à convaincre nos voisins de son bien-fondé, au lieu de leur emboîter avec empressement le pas ?

Je ne sais donc pas très bien pourquoi cette question refait surface. Y a-t-il une nouvelle offensive des mères porteuses, comme il y en eut une en 1982-1983, avec un intense lobbying pour que ce commerce soit autorisé ? J’emploie le mot « commerce » à dessein. Et je le dis d’emblée, qu’on ne cherche pas à me convaincre, ce serait peine perdue, que des femmes accepteraient de porter l’enfant d’une autre qu’elles ne connaissent pas uniquement par amitié, compassion ou solidarité féminine. Je sais ce qu’est la solidarité féminine. Je puis vous assurer qu’elle ne va pas jusque là. Il est évident, même si on ne l’avoue pas, qu’il y a et qu’il y aura toujours un échange marchand. À soi seul, cela justifierait l’interdiction de la gestation pour autrui.

On argue aussi du désir d’enfant. Je le comprends, je le connais, je l’ai vu éprouver et occasionner des souffrances autour de moi. Mais devenir adulte, n’est-ce pas précisément accepter de renoncer à ce que tous nos désirs puissent être satisfaits ? Ce désir d’enfant dérive dangereusement vers un droit à l’enfant, lequel, pour moi, n’existe pas. S’il faut faire preuve de la plus grande compréhension pour les femmes stériles en désir d’enfant – encore faut-il que cette obsession ne se transforme pas en névrose, traduisant chez elles une difficulté à accepter la réalité, à laquelle elle préfère la projection dans un avenir inconnu –, la compassion ne peut aller jusqu’à satisfaire ce désir.

La vraie question est aussi de savoir quels enfants nous voulons mettre au monde, pour quel monde. Si nous acceptions la gestation pour autrui, nous irions vraiment vers un autre monde. La question, on le voit, va bien au-delà de l’objet en instance.

J’invite les femmes stériles et les couples qui souffrent de cet état de fait à ouvrir les yeux autour d’eux et à se demander s’ils ne pourraient pas eux aussi faire preuve de compassion plutôt que de la solliciter à leur égard. Combien y a-t-il d’enfants abandonnés, sans famille ni la moindre chance de s’épanouir et d’être heureux ? Pourquoi n’adopteraient-ils pas ? En 1983, nous avions convenu, je ne sais pas si cela a été fait, de revoir toute la législation relative à l’adoption pour la faciliter. Voilà la vraie solution au désir d’enfant.

Le législateur doit avoir conscience, je ne doute pas qu’il l’ait, que traitant de ce sujet, il n’élabore pas seulement un pan de notre droit mais touche à des principes fondamentaux qui engagent le monde futur dans lequel nous vivrons.

M. Israël Nisand, gynécologue-obstétricien. Je vous remercie de votre invitation à évoquer devant vous les enjeux difficiles de la gestation pour autrui.

Médecin, je dois vous parler des cas que je rencontre. J’ai vu la semaine dernière en consultation une jeune femme qui, lors d’une intervention chirurgicale durant sa première grossesse, a subi une rupture utérine alors que son enfant n’était pas encore viable. Un chirurgien présent a pu lui réparer son utérus mais lui a demandé de ne surtout pas être de nouveau enceinte avant trois ans. Elle a attendu puis a engagé une deuxième grossesse, durant laquelle elle a dû rester allongée dès le tout début, ce qui n’a pas empêché une nouvelle rupture utérine au sixième mois, de laquelle elle a failli mourir. Une troisième grossesse ne pourrait qu’aboutir chez elle à une nouvelle rupture utérine aux conséquences potentiellement fatales. Cette jeune femme est venue me voir avec son mari et une amie qui se proposait de porter leur enfant pour elle. Devant de tels cas, je me demande quelles valeurs nous protégeons en interdisant à trois adultes libres, responsables et consentants, d’élaborer un projet de gestation pour autrui.

L'histoire personnelle de chacun nous rappelle que la fonction maternelle est plus délicate que la fonction paternelle. Celle-ci a d'ailleurs été si profondément malmenée depuis quelques décennies qu’on comprend le réflexe de vouloir protéger la maternité, elle, des coups de boutoir de la modernité. Ce qui se réalisait parfois dans le secret des familles, la cession d'enfant, ne peut trouver place dans notre système anthropologique de parenté.

Notre législation nous donne un certain confort en prohibant purement et simplement la gestation pour autrui. Cette position, qui a le mérite de la clarté, ne dispense pas de dire ce que le droit français protège par cet interdit, d'en expliciter la philosophie, et surtout de régler les problèmes de filiation qui se posent pour les enfants nés d’une GPA à l'étranger. Cette prohibition n'a-t-elle pas finalement plus d’effets pervers, y compris sur le plan éthique, que d’avantages ? Peut-on fermer les yeux sur ce qui se passe ailleurs en conséquence des interdits que nous édictons ici ?

La Bible déjà nous apprend les écueils de la gestation pour autrui. Agar fut la première mère porteuse du monde occidental. Elle était l’esclave de Sarah qui, stérile, lui avait demandé d’avoir des relations sexuelles avec son mari, Abraham, pour lui donner un enfant. Mais aussitôt Ismaël né de cette union, Sarah bannit Agar qu’elle renvoya dans le désert avec l’enfant. Peut-être le poids de ce mythe continue-t-il de peser et redoutons-nous de créer de nouvelles figures d’Agar et Ismaël…

Au centre du débat éthique sur la gestation pour autrui se trouve donc le risque de subordination d'une femme à une autre et d’instrumentalisation. La question la plus délicate est sans doute celle de l'indisponibilité du corps humain, dont nous éprouvons de la répulsion à ce qu’il entre dans le champ des biens et des contrats. Au centre du débat se trouve également le sort de l'enfant ainsi conçu, lequel peut voir jusqu’à ses droits remis en cause, alors qu’il n’est responsable de rien. L'incertitude juridique résultant du recours à une GPA à l'étranger confine au drame lorsque l'enfant n'a toujours pas d'état-civil validé après plusieurs années et que l’absence de filiation maternelle établie lui fait courir des risques juridiques, en cas de disparition de son père notamment.

Pour rendre le débat plus complexe encore, les demandes de GPA sont extrêmement diverses. Il y a loin, aux deux extrémités du spectre, entre la femme qui a perdu en même temps son enfant et son utérus en raison d’une complication obstétricale et celle qui souhaiterait une GPA pour « convenance personnelle ».

Tous ces problèmes éthiques ne sont pas sans rappeler ceux qu’on a rencontrés lors de l’autorisation du diagnostic prénatal (DPN). En cas de malformation d’une particulière gravité du fœtus, un couple peut demander, quel que soit l’âge gestationnel, une interruption médicale de grossesse (IMG), après avis d’un centre pluridisciplinaire de diagnostic prénatal qui examine les situations au cas par cas. Quelque dix mille dossiers sont ainsi traités chaque année, dont six mille conduisent à une IMG. L’Agence de la biomédecine, qui en assure le suivi, n’a constaté aucun dérapage. L’expérimentation humaine sur volontaires sains est un autre exemple de « cas par cas » qui n’a donné lieu à aucune dérive : les comités de protection des personnes fonctionnent de manière exemplaire et décident, avec une grande compétence et un grand professionnalisme, ce qui est licite et ce qui doit être prohibé. Un projet d’expérimentation refusé dans une région n’a aucune chance d’être accepté dans une autre, preuve de l’objectivité des critères retenus.

Je pense à une organisation de même type pour la GPA. On pourrait mettre en place des comités régionaux de la parentalité, chargés d’analyser de manière approfondie les demandes au cas par cas et de consulter tous spécialistes de la psyché pour analyser les motivations des couples demandeurs comme des mères porteuses et les liens les unissant. Au terme de leur instruction, ces comités, qui pourraient également travailler dans le cadre de l’adoption, transmettraient leur avis à un comité national, lequel in fine donnerait ou non son autorisation. N’y aurait-il qu’une seule demande autorisée par an sur deux cents, cela ne me gênerait pas. Ce qui me gêne, c’est l’interdiction totale qui nous prive de pouvoir exercer notre intelligence dans le traitement de ces cas.

C’est à partir de l’expérience de ce que vous avez, madame Halimi, qualifié d’une « officine », Les Cigognes, à Strasbourg – qui a fermé lorsque la loi a interdit les mères porteuses – que j’ai pu analyser les motivations des femmes qui souhaitaient porter des enfants pour d’autres. J’y avais constaté que la moitié environ de ces femmes avait pour motivation l’argent, ce qui n’avait pas laissé de m’inquiéter. L’autre moitié disait en revanche ceci : « J'ai la chance d'avoir un corps intègre et de pouvoir donner le jour à des enfants. Le propre des humains, c'est de savoir s'entraider. Je suis d'ailleurs donneuse de sang et de moelle. J'aime être enceinte et accoucher. Ma famille est d'ores et déjà constituée. Ce serait une grande chance pour moi de pouvoir me sentir utile en rendant un service aussi important à une autre femme dépourvue d'utérus. » Cette générosité-là existe, je l'ai rencontrée. Un entretien approfondi avec ces femmes, complété au besoin d’une rencontre avec des psychologues, permettrait, quasiment sans risque de se tromper, d'identifier ce qui les motive et de s'assurer de la totale liberté de leur décision, notamment qu’elles n’y sont pas contraintes par des raisons financières. Les associations de femmes disposées à rendre ce service pourraient d'ailleurs constituer un filtre efficace.

Je suis en revanche très réticent à ce qu’on fasse appel à une mère porteuse dans le cadre intra-familial. Ce n’est certainement pas à la mère d’une femme qui souhaite un enfant de le lui porter ! Quant à une sœur, il faudrait être certain qu’elle n’a subi aucune pression familiale d’aucune sorte.

Sur le principe d’indisponibilité du corps humain, argument mis en avant par les opposants à la GPA, il y aurait beaucoup à dire. Un soldat français en Afghanistan, qui y risque sa vie davantage qu’ailleurs, y est payé plus cher. Et que dire des mineurs de fond, exposés à la silicose et aux coups de grisou, ou des sous-mariniers, dont le métier comporte les risques que l’on sait ? Que dire aussi du don d’organes entre vivants ? Un premier décès de donneur d’un lobe hépatique a eu lieu l’été dernier. Le consentement d’un adulte non vulnérable et correctement informé pourrait constituer un principe raisonnable. Interdire pour protéger nos concitoyens contre eux-mêmes, parce qu’ils ne seraient pas à même de savoir ce qui est bon pour eux, relève d’un autoritarisme et d’un paternalisme inacceptables.

Quant aux dérives marchandes que l'on observe de par le monde, loin de constituer un argument contre l'autorisation de la GPA en France, elles militent au contraire pour que notre pays se dote d'une loi exemplaire. Il en a le devoir plutôt que de refouler hors de ses frontières ces cas difficiles. Les odieux trafics d'organes qui peuvent exister ici ou là n’ont pas, que je sache, conduit à interdire les greffes en France.

Pour ce qui est des échanges entre la mère et le fœtus, dont nous pressentons tous qu'ils existent, sans être capables d'en déterminer l'ampleur ni la teneur, il ne s'agit pas de minimiser leur importance. Une femme peut s'attacher à l'enfant qu'elle porte, comme une nourrice à l'enfant qui lui est confié tous les jours. Mais une mère porteuse sait que l'enfant qu'elle porte n’est pas le sien et que sa relation avec lui n'est que transitoire, additionnelle à celle qu'il développe avec ses parents. Des échanges complexes existent également du fœtus vers la mère, bien que personne n’ait été capable de les démontrer. Le nouveau-né de même tisse des liens avec d'autres adultes que ses parents dès sa naissance. La parentalité ne consiste pas à rechercher l’exclusivité des liens avec un enfant. Cette utopie, d’ailleurs d’ordre fantasmatique, ne peut être atteinte, et c’est bien ainsi.

Qui est la vraie mère, la mère qui porte ou la mère génétique ? Ni l’une ni l’autre, serais-je tenté de répondre. En effet, nous rencontrons dans notre pratique des femmes enceintes de leur propre enfant qui ont, hélas, si peu d’une « mère » qu’elles effacent psychiquement la vie naissante. Cette pathologie, connue sous le nom de déni de grossesse, nous aide à comprendre que la vraie mère, c’est celle qui adopte l'enfant. Ce processus d'adoption qui, pour la plupart des femmes, a lieu durant la grossesse, souvent très tôt, peut aussi ne pas se produire. Il ne suffit pas d'être enceinte pour attendre un enfant. Même l'accouchement parfois est insuffisant pour construire une mère. La mère n'est pas définie par l'utérus dans lequel on s’est développé, ni même par l’ovocyte dont on est issu, mais bien par l'adoption dont on a fait l'objet. Ce processus, qu’on connaissait pour la paternité, est plus difficile à admettre pour la maternité. Mais l'exemple de mères défaillantes, dont regorgent les rubriques « faits divers » des journaux, en est une preuve. Trois phénomènes s’intriquent profondément dans la maternité : la transmission génétique, la grossesse physiologique et l'accouchement, l'adoption de l'enfant au terme de la grossesse psychique. Il n'y a aucune raison de survaloriser la grossesse physiologique et l'accouchement alors que c’est l’adoption psychique qui est la part la plus indispensable de la constitution de la famille. Réciproque et en constante élaboration, le contrat entre l'enfant et ses parents se dispense de la génétique et même de la fugace passade obstétricale.

L'enfant né d'une gestation pour autrui commence-t-il sa vie par un abandon ? Non, car il est déjà adopté avant sa naissance par ses parents d'intention, sans le projet desquels il n’existerait pas. Sa mère porteuse a joué le rôle d'une « nounou prénatale ». Serait-il donc plus scandaleux d’être une nounou d’avant la naissance que d'après ? Un contact ultérieur de l’enfant avec cette femme est d’ailleurs souhaitable, vu l’éminent service qu'elle lui a rendu. Un enfant né de la sorte, à qui les choses sont expliquées sainement, est parfaitement à même de comprendre. De même, tout est explicable aux enfants de la mère porteuse. Le caractère exceptionnel du geste de leur mère qui, par son dévouement, a permis à un autre couple de constituer une famille, peut même avoir valeur exemplaire pour eux.

Enfin, fait-on fi de l’intérêt de l’enfant ? Vaut-il mieux ne pas être né ou avoir pu naître grâce à une gestation pour autrui ? Peut-on nuire à un enfant en lui donnant le jour ? La situation juridique actuelle dans laquelle le père d'intention a le droit, lui, de faire reconnaître sa paternité par anticipation, alors que la mère d'intention ne peut, elle, voir reconnue sa maternité, est absurde et dramatique. L'acte de naissance devrait comporter le nom de la mère d’intention, pas celui de la femme qui a accouché. Pourquoi les enfants paieraient-ils ce qui est tenu pour des errements de leurs parents en se voyant refuser leur filiation maternelle, quand bien même celle-ci est établie sur le plan génétique ? Cet argument de l’intérêt de l’enfant est invoqué de fort mauvaise foi car qui peut dire quoi que ce soit sur le sort d’un enfant, quand certains qui ont tout pour être heureux ne le deviennent pas et que d’autres, qui naissent dans des contextes effroyables, s’en sortent plus que bien ? Si l’on avait vraiment le souci de l’intérêt de l’enfant, on établirait sans hésitation sa filiation maternelle plutôt que de proposer que sa mère devienne une vague tutrice.

Aujourd’hui, les couples qui souhaitent faire appel à une mère porteuse recrutent sur internet une femme, plus ou moins loin, qu’ils payent préalablement – autour de 15 000 euros – dans le cadre d’un contrat qui prévoit qu’après la naissance, tous les ponts pourront être coupés, tout le monde étant quitte. Cette transaction commerciale, le plus souvent déshumanisée, s’apparente à une forme d’esclavage moderne. Est-ce cela que nous voulons pour notre pays ?

Il est tout à fait possible d’imaginer qu’une gestation pour autrui se déroule autrement, entre des personnes qui se connaissent et se lient, avec la possibilité pour l’enfant et la mère qui l’a porté de nouer ultérieurement des relations de type filleul-marraine. Cette seconde option, bien plus humaine, qui passe par le langage et où on explique à l’enfant les conditions de sa venue au monde, ne met en rien en péril la nouvelle famille. La contribution de la mère porteuse à l’avènement de l’enfant est, d’une certaine manière, comparable à celle d’un donneur de gamète, d’embryon ou de vie pour les enfants nés sous X, à la seule différence près de l’anonymat – principe dont il faudra bien que nous nous débarrassions un jour, au nom même des droits de l’homme. Mais c’est là un autre débat.

La législation française actuelle interdit toute gestation pour autrui, si bien que les couples demandeurs ne viennent même pas consulter et passent directement par Internet. Cela empêche toute analyse au cas par cas des demandes, pourtant toutes singulières. S’autoriser à dire parfois oui, après s’être assuré que la mère porteuse n’est pas une Agar et que l’enfant sera bien traité, c’est prendre un risque, mais pas davantage qu’en continuant de tout interdire, au détriment des enfants qui vont naître après des montages, parfois sordides, à l’étranger. Persister dans l’interdiction totale, c’est conforter le recours au marché procréatif international, dans des conditions acceptables pour les plus riches, mais dangereuses, voire honteuses, pour ceux qui ne peuvent « se payer » que l’Ukraine ou l’Inde. Or, le principe d’indisponibilité du corps humain vaut aussi pour les femmes qui n’ont pas la chance d’être françaises et seront sollicitées par des couples français sans autre choix.

Une défense résolue de tout ce qu’il y a d’humain en l’homme pourrait constituer le fil directeur de l’écriture d’une nouvelle morale laïque, qui devrait trouver un équilibre, un « juste milieu » entre l’interdit absolu et le laisser-faire indécent. Il est des valeurs et des principes que nul ne remet en question dans notre société – non-exploitation des êtres humains les uns par les autres, droit de l’enfant à naître dans un milieu familial adapté comportant un père et une mère en âge de procréer, garantie d’une origine claire des gamètes en cas de recours à un don, gratuité de ce don et égalité d’accès aux soins. Ces valeurs essentielles, auxquelles nous sommes tous attachés, ne seraient pas remises en question par la légalisation de la pratique, strictement encadrée, de la gestation pour autrui.

Mme Sylviane Agacinski, philosophe, professeur à l’École des hautes études en sciences sociales. Je n’ai au fond rien à objecter au Professeur Nisand qui invoque toujours des cas particuliers et présente, à l’appui de son argumentation, le cas d’arrangements personnels qui ont pu bien se passer. Car il ne revient pas à la loi d’encadrer des arrangements entre individus mais d’établir a priori les principes généraux de relations justes entre les personnes.

Comme Gisèle Halimi, avec laquelle je suis totalement d’accord, je me suis demandée pourquoi ce débat refaisait surface aujourd’hui. Pour avoir rencontré dans diverses réunions, des femmes dépourvues d’utérus, notamment atteintes du syndrome MRKH, je sais que ce n’est pas elles qui sont à la pointe du combat actuel. Fait en revanche son chemin l’idée dangereuse d’un droit à l’enfant et du devoir pour la société de répondre, par tous moyens, à cette demande.

Philosophe, j’interviendrai essentiellement sur des questions de principe. La question principale porte sur le statut de la femme et de l’enfant en tant qu’êtres humains. Leur statut de personne, sujet de droit, ne saurait être remis en question par l’arbitraire d’intérêts ou de motifs subjectifs, aussi nobles et légitimes soient-ils, comme le désir d’enfant. On ne peut non plus arguer du consentement dès lors que celui-ci est susceptible d’entrer en contradiction avec le droit des personnes, notamment des femmes, que certaines mentalités archaïques conduisent encore parfois à considérer comme de simples corps disponibles. Je ne rappellerai pas comment le concept de personne, sujet de droit, est né d’un long processus de civilisation qu’on peut légitimement ne pas souhaiter voir d’un coup effacé.

La personne humaine est inaliénable et aujourd’hui tout être humain, quel que soit son âge ou son état, est reconnu comme personne humaine ayant une dignité propre et une valeur intrinsèque.

Le respect de la personne, corrélatif à cette valeur et cette dignité, porte également sur son corps, en tant que celui-ci lui est propre, sans qu’il soit sa propriété – au sens d’un bien qu’elle pourrait aliéner ou utiliser à son gré. L’émergence d’une sphère privée dans la vie des individus, ce qu’on appelle leur vie personnelle, n’a été possible qu’après la suppression de formes anciennes d’aliénation de la personne comme l’esclavage, le servage ou la domesticité. Une personne ne peut plus aujourd’hui qu’aliéner sa force de travail, en aucun cas sa personne, son corps ou ses organes.

Je ne reviendrai pas sur la distinction entre le prix et la valeur des choses ni sur la manière dont Kant considérait que ce qui avait une valeur absolue, comme la personne humaine, ne pouvait donc avoir de prix. Les questions de bioéthique qui nous occupent ne concernent pas la morale subjective, la sphère des devoirs des hommes les uns envers les autres, mais celle des droits humains fondamentaux.

Note code civil, qui reconnaît aux personnes le droit au respect de leur corps, le garantit en interdisant qu’on y porte atteinte par la violence mais aussi par la corruption active que représente l’incitation à faire de son corps charnel l’objet d’un échange. On le sait bien, un intérêt financier, même modeste, peut inciter la personne à se vendre. Jean Bernard ne disait-il pas que l’éthique n’a pire ennemi que l’argent ? Il serait contradictoire que soit d’un côté posé le droit de chacun au respect de son corps, et d’un autre autorisés des contrats faisant du corps un objet d’échange. La seule façon de garantir aux plus vulnérables le respect de leurs droits en ce domaine est de prohiber toute valeur patrimoniale du corps humain. L’article 16-1 de notre code civil dispose ainsi : « Chacun a droit au respect de son corps. Le corps humain est inviolable. Le corps humain, ses éléments et ses produits, ne peuvent faire l’objet d’un droit patrimonial. » Il faut continuer de tirer toutes les conséquences de cet article pour éviter que ne se créent des marchés du corps et de ses éléments, comme il en existe, hélas, dans quelques pays.

La nature profondément aliénante de la maternité de substitution empêche qu’elle puisse être assimilée à un don. Je récuse la dénomination aseptisée de « gestation pour autrui » qui occulte complètement l’accouchement, moment pourtant difficile et risqué de l’enfantement. De plus, la grossesse n’est pas, chez l’être humain en tout cas, une simple fonction biologique, localisée dans un organe particulier, mais bouleverse l’ensemble de l’existence d’une femme, sur le plan physiologique, mais aussi psychique et moral.

Certains, que je ne soupçonne d’ailleurs pas de cynisme, pensent que la maternité de substitution pourrait s’exercer dans le cadre d’un acte de pure générosité. Rien de tel n’existe pourtant dans la réalité, hormis le cas de rarissimes arrangements familiaux dont chacun s’accorde aujourd’hui à reconnaître la nocivité et qu’il convient donc d’exclure.

Des dons d’organes sont possibles entre vivants qui exigent qu’il soit porté atteinte à l’intégrité du corps des donneurs. Le don de certains éléments du corps peut lui aussi poser des problèmes.. Les ponctions d’ovocytes, qui exigent des stimulations ovariennes et une effraction du corps, sont loin d’être anodines quand un don de sang ou de sperme, produits que le corps renouvelle plus vite et plus spontanément, est plus banal. Notre code civil dispose « qu’il ne peut être porté atteinte à l’intégrité du corps humain qu’en cas de nécessité médicale pour la personne ou, à titre exceptionnel, dans l’intérêt thérapeutique d’autrui ».

Aucune de ces conditions n’est réunie dans le cas de la maternité pour autrui. La mère porteuse ne donne rien, ni son utérus, ni ses gamètes. Elle ne donne de fait qu’un enfant au terme de sa grossesse mais comme l’enfant est une personne, il ne peut être donné. Dira-t-on alors que c’est la gestation qui constitue un don ? Mais la grossesse n’est pas séparable de l’ensemble de la vie, organique et psychique, d’une femme. C’est même si vrai que les contrats d’engagement de mère porteuse, comme ceux conclus en Californie, comportent des clauses mettant littéralement sous tutelle la vie privée de la femme – alimentation, mode de vie, sexualité, obligation d’avorter dans certains cas…

La maternité pour autrui n’est pas un don. C’est une substitution de personnes
– comme l’exprime bien le terme anglais de surrogate mothers. Une personne met son corps à disposition d’une autre, au mépris du principe d’inaliénabilité de la personne humaine. Cette pratique ne peut en rien être comparée à un don de cellules, ni même d’organes.

De surcroît, elle donne lieu, partout et dans tous les cas, à un dédommagement, au minimum un « salaire » forfaitaire qui va au-delà de la stricte couverture des frais médicaux exposés. Même dans les pays où cette pratique est très strictement encadrée, comme au Royaume-Uni, les mères de substitution perçoivent une rémunération, si bien que la grossesse, l’accouchement, l’enfantement et au final l’enfant lui-même entrent dans un échange marchand.

La maternité de substitution constitue bien une aliénation de la personne, doublée d’une valeur d’échange accordée à sa vie, même pendant un temps limité. Les considérations psychologiques concernant la femme et l’enfant, les risques de conflit, nombreux, entre les parties au contrat ne sont pas négligeables, mais ils sont accessoires par rapport à la question des droits fondamentaux de la personne. On n’a pas aboli l’esclavage en raison de ses effets néfastes sur les esclaves – il était des esclaves qui avaient de bonnes relations avec leur maître – mais parce qu’il était contraire à la dignité humaine et attentatoire aux droits des personnes.

M. Jean Leonetti, rapporteur de la commission spéciale. Je prie par avance les participants de la table ronde, qui sont tous intervenus excellemment et de façon engagée, de me pardonner de ne pas leur poser de questions. D’une part, j’ai eu l’occasion de le faire lors de l’audition de chacun d’eux par la mission d’information. D’autre part, s’il est des sujets sur lesquels j’hésite toujours, ce n’est pas le cas pour les mères porteuses. Cette pratique exigerait de fouler aux pieds tant des principes et des valeurs au fondement même de notre République et de notre société qu’elle est inacceptable.

J’ai bien entendu l’argument selon lequel il serait difficile de s’opposer au choix d’adultes libres, informés et consentants. Pourquoi n’auraient-ils pas le droit de conclure un tel contrat ? Je ne peux rien répondre d’autre qu’ils n’en ont pas le droit, un point c’est tout. Si on propose à quelqu’un de lui acheter son rein, à quelque prix que ce soit, il n’a pas le droit de le vendre car cela aliénerait sa personne et, partant, son humanité.

On entend souvent objecter que « cela se fait ailleurs ». Si nous cédions à cet argument, autant renoncer à toute loi de bioéthique en France. Sur ce point, je ne peux oublier la réponse du directeur de la HFEA (human fertilisation embryology Authority), homologue britannique de l’Agence de la biomédecine, à ceux qui faisaient valoir que la législation en vigueur en Grande-Bretagne permettrait au moins d’éradiquer le tourisme procréatif pour les couples britanniques. « L’utérus ukrainien coûtera toujours moins cher que l’utérus anglais », avait-il dit. Le tourisme procréatif a, hélas, encore de beaux jours devant lui dans un monde totalement ouvert où prévalent les échanges marchands, où le corps peut se vendre sur Internet et où il sera toujours moins coûteux et plus facile de louer un utérus à Kiev qu’à Londres.

Autoriser les mères porteuses, ce serait renoncer aux principes d’inaliénabilité et d’indisponibilité du corps humain, ainsi qu’aux principes d’anonymat et de gratuité au fondement de nos lois de bioéthique.

À ceux qui invoquent l’intérêt supérieur de l’enfant né d’une gestation pour autrui à l’étranger pour justifier la légalisation de cette pratique, je réponds que, contrairement à ce que certains voudraient faire croire, cet enfant a bien un état-civil. Je trouve par ailleurs curieux d’invoquer le « résultat », si je puis m’exprimer ainsi s’agissant d’un enfant, d’une infraction commise hors de notre territoire pour demander sa dépénalisation dans notre pays.

Je le dis sans hésitation, et cela étonnera peut-être ceux qui me connaissent et savent combien d’ordinaire je suis prudent et je doute sur toutes les questions de bioéthique : si notre pays autorisait les mères porteuses, autant renoncer d’emblée à légiférer en matière de bioéthique et, faisant fi de notre histoire et de notre droit, nous aligner sur les pays à la législation plus permissive.

M. le président Alain Claeys. Nous n’en allons pas moins poursuivre notre débat.

M. le rapporteur. Je n’ai pas voulu le clore. J’ai simplement donné mon opinion.

M. Hervé Mariton. Je remercie les quatre intervenants de leurs exposés parfaitement clairs, cohérents et passionnés. Je regrette toutefois qu’ils ne se soient pas suffisamment répondu les uns les autres.

S’il était légitime et même souhaitable que nous abordions la question des mères porteuses, je tiens à rappeler que le projet de loi gouvernemental ne comporte aucune disposition en la matière. Il ne faudrait pas que, lors de l’examen du texte, parce que nous aurions été très fermes sur ce sujet-là, nous nous laissions entraîner pour d’autres là où d’aucuns souhaiteraient que nous allions, au risque de franchir des étapes que nous devons, selon moi, refuser.

Si je ne suis bien sûr pas favorable aux mères porteuses, on ne peut pas, me semble-t-il, balayer d’un revers de main l’argument selon lequel il est possible de trouver des mères porteuses dans des pays proches, à quelques heures de Paris seulement. Je suis tout à fait disposé, j’en serais même fier, à revendiquer une exception française et à ériger notre pays en rempart contre l’utilitarisme. J’aimerais toutefois que Mme Agacinski et Mme Halimi, qui se sont toutes deux placées au niveau des droits fondamentaux de la personne humaine et d’une conception de la société nous en disent davantage sur les moyens de défendre efficacement nos grands principes quand il est aussi facile d’aller à l’étranger pour contourner la loi française.

M. Nisand, pour sa part, se demande si une « nounou prénatale » – la formule est, je le pense, à dessein provocatrice – diffère tant que cela d’une nounou ordinaire, « d’après ». Il y a quand même une différence fondamentale. Quid en cas de conflit d’intérêts entre la mère porteuse et l’enfant à naître ?

Il se demande aussi au nom de quoi opposer un refus au projet de trois adultes libres et consentants. Tout simplement, lui répondrais-je, parce que l’enfantement ne se fait pas à trois, mais à deux – et, ajouterais-je, entre deux personnes de sexe différent. Cette question rejoint un autre thème de nos travaux, celui de l’anonymat du don de gamètes. En effet, en cas de levée de l’anonymat, on se retrouve non plus à deux, mais à trois. Vous paraît-il raisonnable, monsieur Nisand, de s’engager sur la voie d’un enfantement à trois ? En effet, pourquoi se limiter à trois ? Dès lors que l’enfant n’est plus l’enfant d’un projet parental formulé à deux, n’est-il pas l’enfant de la société ?

M. Serge Blisko. Avec la « procréatique », on peut en effet être l’enfant d’un seul, de deux, de trois, de plus encore… Le législateur ne peut faire l’impasse sur cette réalité.

J’en suis venu, pour ma part, à soutenir la gestation pour autrui en raison de ce que j’ai constaté dans mon expérience professionnelle concernant la procréation médicalement assistée et l’adoption. Qu’on le veuille ou non, madame Halimi, le droit à l’enfant est reconnu depuis 1982 et la naissance du premier « bébé-éprouvette », comme on disait alors. L’assistance médicale à la procréation est aujourd’hui organisée, réglementée, sécurisée grâce à l’Agence de la biomédecine, et remboursée par la Sécurité sociale – trois tentatives de FIV, nombre moyen constaté avant qu’une naissance ait lieu, coûtent pas loin de 50 000 euros ! C’est d’ailleurs parce que nous avons depuis longtemps considéré que la stérilité était une pathologie dont le traitement méritait d’être pris en charge par l’assurance maladie, que le dédommagement d’une mère porteuse ne me choquerait pas.

Mme Halimi se trompe, me semble-t-il, mais cette erreur est fréquente, lorsqu’elle invite les couples concernés à adopter. La France est un pays où l’adoption est particulièrement favorisée. Elle est d’ailleurs, après les États-Unis, celui où on adopte le plus. Aujourd’hui, huit mille couples et personnes seules reçoivent chaque année l’agrément nécessaire pour adopter. Le « stock » de familles agréées est donc considérable. Ce n’est pas pour autant, hélas, qu’un enfant leur est proposé. Il n’y a pas plus de huit cents enfants adoptables par an dans notre pays. Pour qu’il y en ait davantage, il faudrait que tout enfant qui ne bénéficie pas de bonnes conditions d’éducation puisse être retiré à sa famille et que les liens avec celle-ci soient définitivement coupés, pour le rendre adoptable. Cela se pratiquait beaucoup plus couramment avant-guerre avec ce qu’on appelait les enfants « de l’Assistance », lesquels n’étaient pas, que je sache, parmi les plus heureux. On a ensuite plutôt cherché à ce que les enfants puissent rester le plus souvent possible dans leur famille, en tout cas maintenir des liens avec elle, ce qui interdit leur adoption, telle que celle-ci se pratique dans notre pays. Devant les difficultés à adopter un enfant français, les couples se tournent vers l’étranger et la France est le deuxième pays au monde par le nombre d’enfants qui y sont adoptés venant de l’étranger. Pensez-vous que l’adoption internationale est beaucoup plus morale que la gestation pour autrui et exempte de toutes dérives financières ? Il n’y a pas d’un côté la répugnante GPA qui aurait fatalement pour corollaire la marchandisation du corps des femmes – c’est là le principal écueil, j’en suis d’accord avec Sylviane Agacinski – et de l’autre, la magnifique adoption, pur geste d’amour qui ne donnerait lieu à aucun trafic ni aucune transaction financière.

Mme Michèle Delaunay. Je me limiterai à deux points. Le premier est d’ordre médical. Nous le savons tous, certaines viroses ou certains comportements, comme la consommation d’alcool, peuvent interférer avec la grossesse, nuire à la santé de la mère mais aussi de l’enfant qu’elle porte. A-t-on réfléchi aux problèmes qui pourraient en résulter dans le cas d’une gestation pour autrui, que la mère porteuse coure un grave risque pour sa santé ou que l’enfant ait subi un dommage ?

Ma seconde observation est plus générale. Je suis frappée que beaucoup de femmes qui se revendiquent féministes soient hostiles aux mères porteuses.

M. Patrick Bloche. C’est faux.

Mme Michèle Delaunay. Disons une part notable des féministes…

Compte tenu de l’espérance de vie actuelle, une femme est aujourd’hui plus longtemps infertile que fertile. Alors même que le recours à une mère porteuse permettrait de remédier à la plus grande des injustices, sinon la seule, entre les femmes et les hommes, à savoir l’impossibilité physiologique pour les femmes d’avoir des enfants après 45 ans, peu de femmes sont en définitive favorables aux mères porteuses. Bien que renonçant par là même à la possibilité de réparer cette injustice fondamentale entre les sexes, elles s’opposent dans leur grande majorité à cette pratique.

M. Xavier Breton. Je remercie les invités de cette table ronde de leurs interventions engagées. J’ai particulièrement apprécié celles de Mme Agacinski et de Mme Halimi qui nous ont invités à dépasser les cas particuliers et à nous demander quelle société nous souhaitions pour le futur.

Madame Mehl, vous n’avez quasiment rien dit des liens entre l’enfant et la femme qui le porte. Ne sont-ce pour vous que des liens physiologiques ? Les pensez-vous fondateurs ou accessoires ?

Monsieur Nisand, dès lors que vous ne voyez aucune raison que la société s’oppose au projet d’adultes libres et consentants, qu’est-ce qui pourrait empêcher qu’un homme recoure à une gestation pour autrui pour avoir un enfant ?

Mme Laurence Dumont. Alors que je doute sur beaucoup de sujets de bioéthique, je dois avouer que comme vous, monsieur le rapporteur, je n’ai aucune hésitation sur celui des mères porteuses.

Personne ne sous-estime la souffrance des couples dont la femme ne peut porter un enfant. Chacun comprend la force du désir d’enfant, mais il me paraît impensable d’en inférer ni un quelconque droit à l’enfant ni un droit à louer temporairement son corps.

Les partisans de la légalisation de la gestation pour autrui font abstraction de quatre points. Premièrement, tous les liens qui se tissent entre la mère et l’enfant durant les neuf mois de la grossesse. La grossesse pour autrui ne peut absolument pas être assimilée à un don d’organes –mon point de vue sur le sujet pourrait évoluer, je le dis à dessein de manière provocatrice, si des utérus artificiels pouvaient être mis au point. Deuxièmement, l’impact psychologique de l’abandon de l’enfant à sa naissance sur la mère porteuse mais aussi ses propres enfants. Peut-on nuire à un enfant en lui donnant le jour, demandiez-vous, monsieur Nisand ? Je ne sais. Il me semble en tout cas qu’en autorisant la gestation pour autrui, on pourrait nuire à ceux déjà nés, de la mère porteuse. Troisièmement, la marchandisation, inévitable, du corps des mères porteuses – je n’y reviens pas. Quatrièmement, les problèmes susceptibles de se poser si la mère porteuse voulait garder l’enfant après l’accouchement ou si personne au contraire n’en voulait plus.

Enfin, le recours à une gestation pour autrui survalorise les aspects biologiques et génétiques de la filiation, approche dans laquelle je ne me reconnais pas.

Vous l’aurez compris, je suis résolument opposée à la maternité pour autrui. Cela représente pour moi la plus parfaite illustration de l’aliénation physique, juridique et symbolique d’une personne. Enfin, il n’est pas de notre rôle de législateurs de légaliser a posteriori les infractions et, partant, d’entériner le fait accompli. Nous nous honorerions même à lancer une grande campagne en faveur de l’abolition de cette pratique-là où elle existe.

Mme Gisèle Halimi. Il est vrai que des utérus se vendent ou se louent dans certains pays étrangers. Peut-on en arguer pour justifier la gestation pour autrui chez nous ? On nous avait de même objecté les pratiques dans certains pays voisins quand nous avions souhaité légiférer sur la prostitution ou la drogue. Ou bien nous pensons que nos valeurs sont universelles, et non seulement nous les défendons avec force mais cherchons même à les exporter auprès de ceux qui s’en sont écartés, ou bien nous renonçons. Or, de cela, il n’est pas question. Nous devons au contraire lutter contre tout ce qui amoindrit la dignité humaine, porte atteinte au principe d’indisponibilité du corps et ruine les valeurs qui en définitive définissent l’humain de l’homme. Inspirons-nous des exemples étrangers lorsqu’ils confortent ces valeurs mais quand ils les menacent, gardons-nous de les suivre. Vous avez cité l’Ukraine, où ont en effet cours de sordides pratiques. Battons-nous pour que cela ne soit plus possible : la défense de valeurs universelles ne saurait s’arrêter à nos frontières.

M. Israël Nisand. Permettez-moi de vous rapporter un cas que j’ai rencontré dans ma pratique. En 2007, une jeune femme de 28 ans perd en accouchant à la fois son enfant et son utérus. Elle souhaite avoir recours à une mère porteuse mais elle ne gagne, comme son mari, que le SMIC. Sa patronne me demande par téléphone de bien vouloir accepter qu’elle porte l’enfant de sa salariée…

M. le rapporteur. Appelez de suite un psychiatre !

M. Israël Nisand. Je ne suis pas certain qu’on puisse être aussi méprisant face à la souffrance d’un couple.

M. le rapporteur. Ce n’est nullement du mépris. Il y a simplement des limites.

M. Israël Nisand. Une équipe londonienne a maintenant une expérience de plus de vingt ans de la gestation pour autrui, traitant par ce biais environ 300 cas de pathologies utérines par an. On ne peut ignorer les analyses à la fois sociologiques et psychologiques qu’elle a menées ni les résultats de ses études tant sur les mères porteuses elles-mêmes que sur leur propre famille.

Lorsqu’on a créé les premières banques de sperme dans les années soixante-dix, on s’est contenté de copier le modèle des banques de sang. Or, dans le cas d’un don de sang, il n’y a qu’un donneur et un receveur. Dans le cas d’un don de sperme, il y a aussi un enfant. C’est bien là toute la différence.

La conception de la famille a beaucoup évolué depuis ces années-là. Les réalités vécues dans les familles aussi ont changé. Les familles recomposées ne sont plus une exception, au contraire, et un nombre beaucoup plus grand d’adultes intervient auprès d’un enfant, y compris dans son éducation à la maison. Prélever des gamètes d’un donneur anonyme et s’en servir comme s’il s’agissait d’un vulgaire matériau, voilà ce qui me choque. Si je pense qu’il faut impérativement que le don de gamètes continue de n’être pas rémunéré, je suis en revanche très défavorable au maintien de l’anonymat. Je ne crois pas bon que ce donneur de vie demeure un « passager clandestin », sans nom ni visage, réduit au rang de simple fournisseur de matériau. S’agissant de la gestation pour autrui, je serais favorable à une forme de coparentalité, où l’enfant puisse entrer en relation avec la femme dans le ventre de laquelle il s’est développé et la considérer comme une « nounou », sans que cela ne remette en rien en question les droits parentaux, pleins et entiers, de ses parents d’intention.

Je ne prétends pas que cela soit possible dans tous les cas ni que je n’aie pas de doutes sur ma position. Mais je dois vous dire que j’assiste parfois à des scènes incroyables de femmes me disant lors d’une échographie « J’espère qu’il va bien, docteur, car ce n’est pas le mien », alors qu’à côté d’elles, des mères d’intention, debout et en pleurs, caressent doucement le ventre arrondi. Je ne vois décidément pas en quoi autoriser cela altérerait nos valeurs.

Mme Dominique Mehl. S’agissant du lien qui se crée entre la mère et l’enfant qu’elle porte, il est, comme le vécu général de la grossesse, extrêmement subjectif et variable d’une femme à l’autre. Parmi les opposants à la gestation pour autrui, beaucoup ont une vision stéréotypée de la grossesse comme moment d’épanouissement et de lien fusionnel entre la mère et le fœtus. Or, il est des grossesses très difficiles où les enfants ne sont pas reconnus comme tels avant l’accouchement, parfois plus tard encore. Il existe des dénis de grossesse, dont désormais chacun a entendu parler.

C’est d’ailleurs pourquoi il est aussi difficile de légiférer sur le sujet. Lorsqu’il n’y a pas besoin de la médecine, chacun peut procréer comme il l’entend et nul ne lui demandera de compte. L’autorisation de recourir à l’AMP est, elle, subordonnée au respect de certains critères fondés sur une vision stéréotypée de la famille et de la parentalité. Or, il me semble difficile de penser l’AMP de la même façon qu’il y a vingt-cinq ans. La famille contemporaine a beaucoup évolué. La pluriparentalité de fait, avec plusieurs figures parentales dans l’entourage de l’enfant, sans que celui-ci n’ait pour autant jamais plus d’un ou deux parents légaux, est plus répandue. Ces évolutions sociologiques rendent plus facile d’accepter l’idée que deux femmes puissent collaborer pour enfanter, l’une étant la mère légale d’intention, l’autre une tierce personne participant au processus.

On a beaucoup parlé d’indisponibilité du corps humain et d’interdit. Je défendrais plutôt, pour ma part, la liberté de procréer et de disposer librement de son corps, étant entendu que la loi doit encadrer les pratiques afin qu’il soit interdit de nuire à quiconque.

Enfin, autant je suis d’accord sur le fait que les mères porteuses doivent être éclairées sur leur décision et pleinement informées des risques qu’elles prennent, y compris pour leur vie, autant il me choque que l’on puisse mettre en doute leur consentement. En douter, c’est mettre à bas tout l’édifice de la relation patient-médecin dans le cadre de la procréation médicalement assistée.

Mme Sylviane Agacinski. C’est la validité du consentement de ces femmes qui pose problème. Comment consentir valablement à une situation que par ailleurs la loi interdit ? Beaucoup consentiraient aujourd’hui à travailler quinze heures par jour dans des conditions dangereuses pour leur santé si le droit du travail ne l’interdisait pas. C’est bien à la loi, qui l’emporte sur les consentements individuels éventuels, de fixer les limites !

La possibilité de recourir à la maternité pour autrui correspond non pas à l’exercice d’un « droit-liberté », droit individuel, défini en creux comme la possibilité de faire tout ce qui n’est pas interdit et qui n’exige pas d’action positive de la part de l’État –c’est l’approche privilégiée dans le monde anglo-saxon –, mais d’un « droit-créance », droit positif, impliquant en l’espèce une action effective de l’État, auquel incomberait la responsabilité de définir les moyens de garantir le droit à l’enfant. Or, la société doit-elle garantir à chacun un enfant s’il le souhaite, quel que soit le moyen utilisé pour le fabriquer ? C’est possible si cela passe par le don de cellules sexuelles, pas si cela exige, comme dans la gestation pour autrui, l’aliénation totale du corps d’une personne.

Le professeur Nisand évoque le cas douloureux de jeunes femmes qui, ayant perdu leur utérus suite à une complication de leur grossesse, souhaitent faire appel à une mère porteuse. Mais la dernière mère porteuse à s’être exprimée en France a précisément perdu le sien suite à une hémorragie utérine ! Le risque existe lors de toute grossesse et chaque femme l’assume pour elle mais n’est-ce pas une tout autre affaire si c’est l’enfant d’une autre qu’elle porte ? Gardons-nous d’exciper de cas individuels dramatiques qui suscitent l’émotion, appellent la compassion, bref poussent à mettre en avant les sentiments. Il y a eu des rapports sentimentaux étroits entre certains maîtres et certains esclaves, certains patrons et certains domestiques, certains parents et certaines nourrices. Alors que les rapports à la nourrice au 19ème siècle ont souvent été dépeints de manière idyllique, on sait quelle réalité sociale se cachait derrière cette sentimentalité de façade.

Si l’on considère que la maternité pour autrui constitue bien une servitude qui porte atteinte aux droits fondamentaux de la personne humaine, la seule solution est de lutter pour qu’elle ne soit jamais autorisée en France et qu’elle soit abolie là où elle se pratique. L’honnêteté exige d’ailleurs de dire que très peu de pays autorisent expressément la gestation pour autrui – j’emploie cette expression, que je récuse, car c’est ainsi qu’on appelle cette pratique dans ces pays.

Mme Gisèle Halimi. Je suis frappée que M. Nisand ait étayé son argumentation sur autant de cas particuliers et que Mme Mehl ait cité des études portant sur un si petit nombre de personnes. Ce n’est jamais inintéressant mais ce n’est que dans des cas tout à fait exceptionnels qu’on peut inférer une loi d’une série d’histoires personnelles. Le législateur doit savoir s’élever au-dessus des cas particuliers pour aller à l’universel.

Enfin, je tiens à signaler un contre-sens fréquent sur la revendication féministe : « mon corps m’appartient », qui peut aller jusqu’à justifier la prostitution. Or, les féministes sont viscéralement hostiles à toute marchandisation du corps, quelque forme qu’elle prenne. Je m’appartiens, donc mon corps m’appartient. Pour autant, je ne peux pas le vendre. C’est une question de conscience et de dignité humaine.

M. Noël Mamère. Chacun perçoit bien que dans ce débat, éminemment philosophique, chacun d’entre nous votera en conscience et non en fonction de sa famille politique, les clivages traversant les partis.

Que Mme Halimi, pour laquelle j’ai infiniment de respect, me permette de lui dire que la somme des cas individuels fait parfois l’universel. Signataire en son temps du « Manifeste  des 343 salopes » en faveur de l’interruption volontaire de grossesse, elle est mieux placée que quiconque pour savoir que c’est bien une prise de conscience à partir de cas individuels qui a conduit à la reconnaissance du droit des femmes à interrompre leur grossesse.

Madame Agacinski, j’ai lu avec intérêt l’article que vous avez publié dans Le Monde sur la gestation pour autrui où vous abordiez un thème qui ne l’a pas été ici jusqu’à présent, celui du progrès technique qui peut se retourner contre le progrès humain s’il n’est pas contrôlé démocratiquement – Jacques Ellul, en 1963 déjà, relevait cette ambivalence. Conscients que progrès technique et progrès humain ne vont pas nécessairement de pair et que la technique peut aliéner l’homme, devons-nous pratiquer ce qu’il appelait « l’auto-limitation ». Je ne partage pas en revanche votre point de vue, madame, selon lequel la gestation pour autrui constituerait une servitude.

Nous dénonçons bien sûr tous la prostitution et souhaiterions qu’elle fût éradiquée. Cela étant, elle existe. Peut-on dès lors se voiler la face et faire l’impasse sur la question de savoir comment traiter ceux qui en vivent. De même, faut-il pénaliser la consommation de drogues ou considérer que leurs usagers sont d’abord des malades dépendants ?

Dans le contexte actuel de mondialisation galopante, la France peut-elle continuer d’interdire une pratique autorisée dans des pays voisins ? Prohiber, c’est aussi, comme l’a dit le professeur Nisand, « s’interdire l’intelligence ».

Si nous révisons les lois de bioéthique, ce n’est pas pour maintenir, au nom de je ne sais quel essentialisme, l’édifice existant absolument inchangé, et surtout ne rien ajouter, comme le voudrait M. Mariton, mais bien pour faire bouger les choses parce que notre société, notamment ses structures familiales, ont évolué. Il n’existe certes pas de risque zéro et les progrès de la médecine peuvent en effet ouvrir la voie à un droit à l’enfant. C’est d’ailleurs un sujet intéressant dont il faudrait débattre.

Le législateur a le devoir de trouver le moyen d’encadrer au mieux des pratiques qui, de toute façon, existent. Continuer de prohiber la gestation pour autrui, au nom d’ailleurs d’arguments bien plus idéologiques que philosophiques, en tout cas aussi subjectifs que ceux des partisans de cette pratique, ne ferait progresser ni le droit ni la morale ni les libertés. Mieux vaudrait donc s’orienter vers un encadrement de cette pratique.

M. Patrick Bloche. Je ne peux m’empêcher de trouver paradoxal que des personnes, pour lesquelles j’éprouve un immense respect, qui se sont par le passé battues pour que des parents n’aient plus à subir la naissance d’enfants non désirés, se mobilisent aujourd’hui pour qu’on continue d’interdire à certains parents d’avoir des enfants infiniment désirés.

Je suis choqué qu’on puisse assimiler la gestation pour autrui à la prostitution ou faire des comparaisons, hasardeuses, avec l’usage de drogues. Pour ma part, je la rapprocherais plutôt de l’adoption, les deux démarches traduisant un désir d’enfant. Elle me paraîtrait aussi plus proche du don d’organes : porter un enfant pour une autre, c’est bien faire don de son corps temporairement. J’aimerais que nous soyons plus optimistes. Oui, il peut exister une éthique du don et certains de nos concitoyens peuvent faire preuve d’un authentique altruisme.

Vous l’aurez compris, je suis favorable à la légalisation et à l’encadrement de la gestation pour autrui en France. Mais il me choque de pouvoir être tenu de ce seul fait pour quelqu’un qui ne réprouverait pas la marchandisation et l’instrumentalisation du corps féminin. J’ai le plus grand souci, comme nous tous ici et tous nos invités, que ces risques soient prévenus. Certains pensent que le seul moyen d’y parvenir est de prohiber la pratique
– je respecte leur position – quand d’autres, dont je suis, pensent qu’à l’ère de la mondialisation, seule une légalisation encadrée le permettra.

Pour ce qui est des dérives financières, pourquoi stigmatiser ainsi la gestation pour autrui quand d’autres pratiques aussi généreuses que l’adoption ou le don d’organes, n’en sont, hélas, pas toujours exemptes ? Il semble simplement que l’on soit plus enclin à fermer les yeux.

La législation varie beaucoup d’un pays européen à l’autre. L’Allemagne, l’Espagne, l’Italie, le Portugal interdisent la gestation pour autrui. La Belgique, le Danemark, les Pays-Bas la tolèrent sans avoir légiféré sur le sujet. La Grande-Bretagne et la Grèce l’autorisent en l’encadrant. Je pense que nous devrions légiférer en ne pointant pas du doigt les « mauvais » pays où cette pratique est autorisée, quand c’est le cas de tant de pays voisins, aux sociétés et aux cultures très proches de la nôtre.

Lors des travaux de la mission d’information sur la famille et les droits des enfants, que j’ai eu l’honneur de présider et dont Valérie Pécresse était la rapporteure, nous avons largement traité de l’intérêt supérieur de l’enfant. Où plaçons-nous cet intérêt quand dans notre pays, les enfants nés à l’étranger d’une maternité pour autrui n’ont jamais qu’une filiation paternelle, seul leur père pouvant les reconnaître ? La question vaut d’être posée alors que nous avons fêté l’an passé le vingtième anniversaire de la signature par la France de la convention internationale des droits de l’enfant.

M. Gaëtan Gorce. Je fais partie de ceux dont l’opinion n’est pas arrêtée sur la gestation pour autrui. Mais les seuls arguments d’autorité ne peuvent me convaincre. Nous convenons quasiment tous qu’il ne peut exister de droit à l’enfant, dont on entrevoit ce qui pourrait en résulter. Mais avec l’aide médicale à la procréation par les fécondations in vitro, le don de gamètes et le don d’embryon, nous avons admis qu’il était légitime que notre société aide à lutter contre la stérilité. Ce n’est certes pas reconnaître un droit à l’enfant, mais cela atténue la portée du refus de cette reconnaissance. La question se pose d’ailleurs maintenant de savoir si le recours à l’AMP ne devrait pas être accessible aussi à un parent isolé. Elle ne peut être écartée.

Nous retrouvons dans ce débat plusieurs des éléments de celui que nous avons eu sur la fin de vie et les droits des malades. À un principe aussi fondamental que celui de l’indisponibilité du corps et au fait que la société ne peut pas, à juste titre, reconnaître un droit à mourir, s’opposaient des demandes individuelles de liberté de choix dans des situations de très grave souffrance. La société doit trancher, et tout en fixant un cadre général, elle est bien obligée de tenir compte des cas particuliers.

Dès lors qu’il peut exister une assistance médicale à la procréation qui ne serait plus strictement motivée par des raisons médicales, mais sociétales, il est normal qu’on débatte de la gestation pour autrui. Si son seul but est de remédier à une infertilité, elle s’inscrit dans le droit fil de ce qui existe jusqu’à présent. Demeure le risque d’une marchandisation – peut-être d’ailleurs exagéré. Il faut réfléchir aux moyens d’y parer. Il faut de même savoir s’il est possible, sur le plan juridique et sur le plan psychologique, que la mère porteuse demeure libre de choisir au dernier moment de conserver l’enfant qu’elle a porté. Les questions sont multiples et ce débat mérite, je le crois, d’être ouvert. Je regrette que le rapporteur ait réagi tout à l’heure avec autant de vigueur et donné un avis aussi tranché.

M. Jean-Sébastien Vialatte. Je voudrais insister sur les risques médicaux encourus par les mères porteuses. Une grossesse et un accouchement ne sont jamais dénués de risques. Israël Nisand a d’ailleurs cité le cas de femmes devenues stériles après avoir perdu leur utérus lors d’une grossesse. Il a fait un parallèle entre la gestation pour autrui et le don d’organes entre vivants, tout en rappelant qu’un donneur de lobe hépatique était il n’y a pas si longtemps décédé dans notre pays après son don. Quasiment toutes les équipes chirurgicales françaises ont arrêté la greffe de foie à partir de donneur vivant après ce décès. Faudra-t-il qu’une mère porteuse perde son utérus ou décède pour qu’on se convainque qu’il faut renoncer à la gestation pour autrui ?

Pour ce qui est des aspects financiers, on a évoqué la rémunération de la mère porteuse, mais rien n’a été dit de celle des intermédiaires, pourtant nombreux. En Californie par exemple, les officines qui mettent en relation parents d’intention et mères porteuses et les hommes de loi qui rédigent les contrats gagnent beaucoup plus que les mères porteuses. L’addition finale est d’ailleurs si élevée que les femmes californiennes qui le souhaitent vont chercher une mère porteuse en Inde ou en Ukraine.

M. Jean-Yves Le Déaut. Je ne suis pas favorable à la gestation pour autrui. Madame Mehl, monsieur Nisand, ne pensez-vous pas qu’on s’oriente vers un dangereux droit « à la carte » quand on légifère, éventuellement sous le coup de l’émotion, pour répondre à des cas particuliers ?

Devrait-on autoriser la gestation pour autrui simplement pour réparer le très fort sentiment d’injustice que ressentent les femmes dépourvues d’utérus par rapport à celles dont la stérilité peut être traitée par d’autres techniques ? Il me semble qu’il existe une différence fondamentale entre les techniques traditionnelles d’AMP et la gestation pour autrui. Les premières traitent la stérilité au moyen d’un don d’éléments du corps humain, alors que la seconde exige le recours au corps entier d’une personne.

L’argument selon lequel cette pratique devrait être autorisé en France car elle l’est dans certains pays étrangers ne me convainc pas. Pourquoi vouloir systématiquement s’aligner ? Dans beaucoup de domaines, notre législation diffère de celle de pays voisins – je pense au traitement réservé au cannabis, à l’accès aux tests génétiques ou encore aux OGM. Vous paraîtrait-il possible de trouver un « juste milieu » entre l’interdiction totale et la libéralisation totale ? Où placeriez-vous le curseur ? Enfin, comment garantir absolument la liberté de décision de la mère porteuse ?

M. Philippe Vuilque. On parle beaucoup du droit à l’enfant et trop peu, me semble-t-il, des droits de l’enfant. Tout d’abord, ceux de l’enfant né d’une gestation pour autrui, confronté à des problèmes juridiques mais aussi psychologiques, car si cela peut bien se passer, cela peut aussi mal se passer. Ensuite, ceux des propres enfants de la mère porteuse. Je m’inquiète des conséquences que peut provoquer chez eux la disparition soudaine de l’enfant qu’ils ont vu leur mère porter durant neuf mois. Vous l’aurez compris, je ne suis guère favorable à la gestation pour autrui.

M. Michel Vaxès. L’un des écueils me paraît être l’instrumentalisation de la souffrance. Face à une situation source de souffrance, il n’est que deux attitudes possibles : la faire disparaître, fût-ce par un subterfuge, ou l’affronter. Je prendrai l’exemple de l’anonymat du don de gamètes – il n’est pas indifférent que les partisans de la GPA rejoignent, pour une large part, ceux de la levée de l’anonymat. Un enfant conçu avec don peut en souffrir. Il n’est pas question de nier cette souffrance. Elle doit être reconnue. Mais il est deux façons d’y répondre : soit penser l’atténuer en levant l’anonymat, soit aider l’enfant à l’affronter en ne « biologisant » pas la filiation. La biologie assure la reproduction de l’espèce, elle ne fait pas l’homme.

Dans le cas d’une GPA, sans même que l’on tombe dans les excès indécents que chacun réprouve mais qui servent parfois d’écran de fumée, n’oublions pas que s’instaure nécessairement une relation marchande. Dès le départ, une gestatrice accepte par contrat de laisser après l’accouchement l’enfant qu’elle a porté à la mère qui en a souhaité la naissance. Il est inconcevable pour moi qu’un enfant puisse faire l’objet d’un contrat.

Il me semble qu’on glisse insidieusement de l’idée « mon corps est moi » à l’idée « mon corps est à moi ». Il serait dramatique que chacun puisse considérer son corps comme sa propriété. En effet, son corps n’appartient pas à l’individu pour la raison simple que l’homme, c’est le monde de l’homme. L’homme n’existe pas en soi, mais seulement parce qu’il est lié à d’autres individus. Ce sont ces liens qui font l’humanité.

M. Olivier Dussopt. Je signale à notre collègue Michèle Delaunay que j’ai cosigné une tribune en faveur de la GPA avec notamment Dominique Mehl, Caroline Fourest, Elisabeth Badinter et Antoinette Fouque. Il y a donc aussi des féministes favorables à la GPA…

Je regrette, madame Halimi, que vous ayez d’emblée fermé le débat en indiquant qu’il avait déjà eu lieu au Parlement en 1982-1983. Il ne me paraît pas illégitime qu’il soit rouvert aujourd’hui, sans que cela résulte d’une offensive de lobbies.

Une règle, adoptée pour traiter un petit nombre de cas, peut n’en avoir pas moins un caractère universel.

L’argument principal des opposants à la légalisation de la GPA est le risque de marchandisation du corps féminin et de subordination de la gestatrice à la mère d’intention. Mais en quoi le statu quo, où n’existe aucune règle, protégerait-il mieux contre ces risques qu’un encadrement législatif qui précisément interdirait toute contrepartie financière et organiserait la relation entre celle qui porte l’enfant et celle qui veut l’élever ?

Mme Sylviane Agacinski. À ce stade du débat, je souhaite appeler votre attention sur l’américanisation totale de notre vocabulaire sur le sujet. C’est un tribunal californien qui, à l’occasion d’un conflit entre une mère porteuse et les parents qui avaient souhaité l’enfant, a forgé l’expression de « parents d’intention ». Celle-ci a depuis été reprise partout, comme si on savait ce qu’elle désigne, alors qu’elle est née a posteriori de la pratique même des mères porteuses. Qu’est-ce qu’un parent d’intention ? Qu’est-ce qu’un parent biologique, qu’on y oppose désormais ?

Ce n’est pas son enfant que porte la mère porteuse, entend-on dire parfois. C’est méconnaître totalement ce qui se passe au cours d’une grossesse. Henri Atlan a bien montré qu’une certaine idéologie du tout-génétique poussait à croire que l’enfant n’était que le produit de ses gènes. Mais l’embryon n’est pas un enfant dès le départ. Ce n’est qu’après une longue et complexe interaction entre lui et le corps entier de la femme qui le porte – des hormones jouent un rôle-clé dans le développement du cerveau du fœtus, on sait que le fœtus entend bien avant sa naissance et il a été démontré qu’il pouvait rêver en même temps que la mère – qu’il devient un enfant, un enfant de la femme qui le porte. C’est d’ailleurs ce qui fait dire à René Frydman qu’on est loin de pouvoir un jour fabriquer des utérus artificiels. Il faut être mal informé pour prétendre que la femme qui a porté un enfant et en a accouché peut ne pas en être la mère.

J’entends parler aussi de dérives financières. Mais ce ne sont pas des dérives. La maternité pour autrui implique en soi un dédommagement : elle est toujours et partout un échange marchand. L’encadrer, ce qui reviendrait à la légitimer, ne pourrait qu’asseoir le développement de cette pratique sans interdire en rien les rémunérations ni les « dessous de table ».

Il m’étonne que des parlementaires de gauche qui n’ont souvent pas de mots assez durs pour critiquer le marché et appeler à sa régulation acceptent de laisser s’instaurer un libre marché du corps des femmes. Un rapprochement a été fait avec la prostitution qui est tout à fait éclairant. L’exemple des Pays-Bas et de l’Allemagne le montre : là où elle est encadrée et réglementée, au motif, a-t-on dit, d’éviter les dérives, la prostitution s’en trouve de fait légitimée. Elle devient un « job » comme un autre, exercé par des ouvrières du sexe. Les Eros Centers allemands ou le Quartier rouge d’Amsterdam constituent des pôles d’attraction considérables pour les proxénètes du monde entier. La prostitution s’y pratique dans des conditions abominables, avec notamment de jeunes filles venues d’Afrique sous la contrainte économique.

Il est significatif qu’aux États-Unis, les mères porteuses soient le plus souvent des femmes de couleur, sans diplôme ni formation et sans travail, tandis que celles auxquelles on achète leurs ovocytes sont dans leur très grande majorité blanches et hautement diplômées. Que la mère porteuse soit noire par exemple fait qu’elle apparaît d’autant moins aux parents commanditaires comme la mère de l’enfant à naître.

M. Guy Malherbe. L’humanité n’a cessé depuis des millénaires d’inventer des systèmes de parenté qui ont évolué mais ont toujours imposé des normes aux individus. Elle n’a jamais confié son avenir à l’amour et au seul désir des individus, comme on semblerait vouloir le faire aujourd’hui en laissant les acteurs totalement libres. Est-ce là une évolution inéluctable ? Pensez-vous que tous les systèmes de parenté possibles aient été inventés ? Les bouleversements actuels ne risquent-ils pas de remettre en question la notion même de parenté et, partant, de saper les fondements de notre société – si tant est que ceux-ci résident dans les liens de parenté ?

M. Israël Nisand. L’anthropologue Maurice Godelier, éminent spécialiste des systèmes de parenté, n’est pas défavorable aux mères porteuses.

Vous ne l’avez peut-être pas perçu dans mon propos, mais je suis moi aussi traversé de doutes et conscient des risques. Simplement je pense qu’il y a plus de risques à interdire totalement qu’à s’autoriser à examiner les demandes et à en accepter certaines, ne fût-ce que très rarement. À nous réfugier derrière la posture, au final commode, qui consiste à prohiber, nous acceptons en réalité qu’en cachette tout soit permis – notamment hors de nos frontières. Pourquoi refuser a priori une réflexion difficile pour déterminer précisément ce qui est acceptable et ce qui ne l’est pas ? Nous nous honorerions à avoir le courage de l’engager.

J’ai longtemps été de ceux que la simple idée de l’importance de la transmission génétique choquait. Mais j’ai la chance de connaître mes parents et mes enfants. Je ne me vois pas aujourd’hui dire à mes patients : « Mais pourquoi vous intéressez-vous donc tant à la génétique ? » et mépriser ceux qui veulent un enfant de leur chair. Je me suis rendu compte que cela mobilisait des éléments psychiques très complexes chez les couples et qu’il était important pour beaucoup de s’inscrire dans une lignée, de transmettre à leur tour, maillons d’une longue chaîne, l’héritage biologique qu’ils avaient reçu. En tout cas, je ne m’autorise pas à balayer d’un revers de main la demande des personnes qui souhaitent pouvoir transmettre leurs gènes.

Vous avez dit, madame, que l’encadrement n’empêcherait pas les « dessous de table ». Je pense que c’est faux. Pour le reste, il est injurieux, voire imprécatoire, de comparer la prostitution et la gestation pour autrui. L’imprécation en ce domaine me paraît contraire même à la raison. Les mères porteuses savent qu’on les compare à des prostituées et elles en sont humiliées. Je vous en supplie, arrêtez cette comparaison.

Je suis convaincu que notre pays, s’il le souhaitait, pourrait parfaitement encadrer la GPA. En tant que citoyen, je me demande quelles valeurs justifient cet interdit – interdit que l’on défend avec force, en ayant par exemple prévu des peines extrêmement lourdes pour ceux qui le transgressent. Si on me dit quelles sont ces valeurs, je me rangerai à cet interdit. Pour l’instant, je ne les ai pas trouvées.

M. le président Alain Claeys. Permettez-moi seulement de vous faire remarquer, professeur, que vous étiez beaucoup moins affirmatif lors de votre audition par la mission d’information.

Mme Gisèle Halimi. Je ne voudrais surtout pas être accusée de vouloir empêcher le débat. J’ai, je crois, prouvé l’importance que j’accordais, d’une manière générale, à la confrontation des idées. J’ai seulement fait un rappel historique que je jugeais intéressant. Lorsque la question s’était posée, avec acuité, à l'Assemblée nationale en 1983, nous nous étions alors prononcés à l’unanimité contre les mères porteuses. Personne n’était intervenu pour défendre cette pratique ou prétendre que notre société moderne pourrait s’en accommoder.

J’ai dit aussi que si on acceptait le principe même de la gestation pour autrui, il faudrait alors aller beaucoup plus loin dans la réflexion, car ce serait ouvrir la perspective de la fabrication d’un autre monde même.

Comment combattre la commercialisation ? Il n’est qu’une façon, toujours la même, interdire, pénaliser et condamner en cas de transgression. Que l’interdit puisse être transgressé ne saurait être une objection. Le législateur a le devoir d’édicter les règles de la société dans laquelle nous souhaitons vivre sans se préoccuper de ce qui arriverait si elles n’étaient pas respectées – ou plus exactement, c’est un autre pan de son action que de prévoir les incriminations et les condamnations nécessaires.

Mme Dominique Mehl. Faut-il légiférer sur la gestation pour autrui, se demandent certains ? Mais il existe déjà une loi, qui prohibe cette pratique et place de fait dans l’illégalité un tout petit nombre de personnes. N’est-il pas aussi du rôle de la loi de protéger les minorités ? Pour l’heure, que proposez-vous à cette minorité ?

Je suis convaincue que l’argument de la rémunération et de la commercialisation n’est qu’accessoire chez les opposants aux mères porteuses. C’est vraisemblablement sur un autre plan que leur conscience est heurtée. En effet, ils refusent tout autant un système comme celui du Canada où la gestation pour autrui est entièrement gratuite. Le principe de gratuité, si profondément ancré dans la culture médicale française, pourrait pourtant permettre d’avancer dans notre pays. Ce qui pose problème, c’est bien la définition de la maternité.

M. le rapporteur. Ces échanges très riches nous confirment au président Alain Claeys et à moi-même que avons eu raison d’organiser cette table ronde, même si le futur projet de loi ne comporte pas de disposition sur le sujet.

Je prie le professeur Nisand, que je connais bien et pour lequel j’ai beaucoup d’estime, de bien vouloir excuser ma réaction emportée, tout à l’heure. Mais il y a si longtemps que je l’entends dire qu’il a reçu en consultation la semaine précédente une jeune femme qui a perdu son utérus en couches ! Voilà plus d’un an et demi que nous réfléchissons à toutes ces questions : il n’est pas anormal, monsieur Gorce, à un moment de prendre une position tranchée.

Un mot de la démarche intellectuelle qui a conduit la mission d’information à ses conclusions sur le sujet. Il nous a paru impossible qu’il n’y ait pas de commercialisation dans le cas de personnes totalement étrangères les unes aux autres. Comment une femme pourrait-elle accepter de mettre durant neuf mois son utérus à disposition d’une femme qu’elle ne connaît pas, sans aucune contrepartie financière ? De là, nous nous sommes demandé s’il était imaginable de procéder dans le cadre intra-familial, où pourrait s’envisager un acte de pure générosité. Mais les psychiatres nous ont dit tous les dangers psychiques des brouillages de parenté qui s’ensuivraient et des pressions qui pourraient s’exercer sur les personnes

M. le président Alain Claeys. Mesdames, messieurs, je vous remercie de votre contribution à nos travaux et de l’écoute dont vous avez fait preuve.

Il est de l’honneur de la représentation nationale de se saisir des sujets qui font débat dans la société, même s’ils ne donnent pas lieu à traduction législative. Cela permet qu’on en débatte ailleurs que dans les médias, de manière plus sereine et plus approfondie.

Puis la Commission entend, dans le cadre d’une table ronde consacrée à l’anonymat du don de gamètes, le Dr Jean-Marie Kunstmann, vice-président de la Fédération nationale des CECOS (centres d’étude et de conservation des œufs et du sperme humains), praticien hospitalier à l’hôpital Cochin, le Dr Pierre Lévy-Soussan, pédopsychiatre, M. Arthur Kermalvezen-Fournis et Mme Audrey Gauvin, respectivement porte-parole et membre de l’Association Procréation médicalement anonyme (PMA), M. Christophe Masle et Mme Anne-Catherine Le Roux, respectivement président et membre de l’Association Enfants du don (ADEDD) et Mme Irène Théry, sociologue, directrice d’études à l’École des hautes études en sciences sociales.

M. le président Alain Claeys. Mesdames, messieurs, je vous remercie d’avoir répondu à notre invitation. Le rapporteur de notre commission spéciale et moi-même avons tous deux estimé important de consacrer une table ronde à l’anonymat du don de gamètes, sujet abordé dans le titre V du projet de loi relatif à la bioéthique qui sera examiné en février prochain. Le texte dispose, ce qui constitue une nouveauté, que l’enfant conçu avec don de gamète peut accéder, à sa majorité, à des données non identifiantes sur son donneur et à son identité, si celui-ci a donné son consentement exprès. Il prévoit qu’une commission d’accès aux données non identifiantes et à l’identité du donneur sera mise en place auprès du ministre chargé de la santé. Je vous laisse sans plus attendre la parole.

M. Christophe Masle, président de l’Association des Enfants du Don (ADEDD). C'est un grand honneur pour moi que de pouvoir débattre aujourd’hui avec vous d'un sujet sensible, si profondément humain. Je n'ai pas la prétention de m'exprimer au nom de tous les membres de l'association que je préside. Je souhaiterais seulement vous apporter un éclairage retiré de mon vécu de personne conçue grâce à un don de spermatozoïdes ainsi que des données que j'ai pu collecter au sein de l'association.

L'ADEDD, créée il y a bientôt trois ans, a pour mission d'informer, d'accompagner et d'orienter les enfants conçus grâce à des techniques d'assistance médicale à la procréation. Elle s'adresse également aux parents qui se demandent par exemple comment annoncer à leur enfant son mode de conception, aux futurs parents qui s'interrogent sur le vécu des enfants ainsi conçus, aux donneuses et donneurs potentiels de gamètes ou d'embryons. Indépendante et non militante, elle travaille en collaboration avec des professionnels de santé du secteur public et bénéficie de financements du ministère de la santé et de la ville de Lyon, où elle est implantée.

S’agissant de l’anonymat des dons de gamètes, la question se résume trop souvent à « Êtes-vous pour ou contre ? ». Beaucoup s’imaginent que les enfants concernés ont une position nette et définitive sur le sujet. La réalité est beaucoup plus complexe. Tout d’abord, elle ne se pose qu'à ceux qui ont été informés de leur mode de conception – aujourd’hui moins d'un tiers. Ensuite, la question de l'anonymat n’en est qu'une parmi d'autres que certains d’entre eux se posent. Enfin, leur position peut évoluer.

Quelques remarques maintenant sur la manière d'aborder le sujet. En premier lieu, les débats sont plus ou moins confisqués par les experts, tentés pour certains de parler au nom des personnes issues de don, pourtant les premières concernées, et d’imposer leur point de vue. Or, il n’existe pas de vérité absolue en ce domaine. Il serait à mon sens plus fructueux de ne pas nier la singularité des histoires personnelles. Alors que certains souffrent, d'autres vivent parfaitement heureux, sans que leur mode de conception ni l'anonymat de leur donneur ne les préoccupent. Je le constate quotidiennement avec mon petit frère, plus jeune que moi de deux ans et conçu grâce au sperme d'un autre donneur : il ne s’est jamais interrogé sur le sujet. On peut donc, heureusement, a priori pleinement s'épanouir sans s’interroger sur les éventuels bienfaits ou méfaits du principe d’anonymat. Or, on ne parle pas de ces enfants-là, qui ont certes peu à dire, se contentant d’être heureux. Mais c’est comme si, pour les enfants issus d’un don, la norme devait être d'éprouver des difficultés et l'exception de vivre sereinement, à tel point que ceux qui vivent heureux et ne se questionnent pas autant finissent par se demander s'il sont « normaux ».

En second lieu, le vécu des enfants conçus par don – comme les fantasmes relatifs à leur donneur – est intimement propre à chacun, en aucun cas généralisable. Chacun d'entre nous est aussi le produit de son environnement, notamment familial. En ce qui me concerne, mes parents m’ont informé très tôt de mon mode de conception, sur les conseils d'un psychologue des CECOS même si à l'époque, il n'y avait pas de consensus à ce sujet. Et j'ai réussi à me construire dans le cadre de ce principe d’anonymat absolu. À l’annonce de mon mode de conception, qui ne m'a naturellement pas laissé indifférent, je me suis interrogé : Sommes nous nombreux dans cette situation ? Cela fait-il de moi un être différent et si oui, en quoi ? Éprouverai-je plus de difficultés que les enfants conçus naturellement ? Mais s’il est une question sur laquelle je ne me suis pas appesanti, c’est bien celle de l'identité du donneur. N'ayant jamais souhaité le rencontrer ni connaître son identité, ce qui n’était d’ailleurs pas possible, je n'ai pas cherché à combattre le principe d’anonymat. J'ai intégré cette réalité et cherché mes propres réponses. Je suis parvenu à la conclusion qu’il n’y avait pas de réponse préétablie susceptible de convenir à l’ensemble des enfants conçus par don et que chacun devait rechercher son équilibre propre pour espérer atteindre la sérénité.

Enfin, la vie contraint souvent à se construire avec ce qui est – séparation, deuil, handicap ou maladie… –, et non avec ce qui pourrait être ou nous semblerait plus juste. Quel qu’ait été notre mode de conception, nous devons tous nous y adapter. On pense trop souvent, à tort, que les difficultés rencontrées par les personnes issues d'un don proviennent de leur mode de conception. Or, elles sont sensiblement les mêmes que celles des personnes conçues naturellement. Que nous connaissions ou non nos géniteurs, nous avons tous, à un moment donné, éprouvé des doutes quant à notre avenir, rencontré des difficultés relationnelles avec nos parents, nos amis ou la personne qui partage notre vie, pensé que notre vie aurait pu être différente. La part d'inconnu qui nous est propre à nous, enfants issus de don, peut se révéler une richesse. Nous poussant à nous interroger sur nous-mêmes, elle peut nous amener à être au final davantage nous-mêmes – le questionnement n'est pas nécessairement synonyme de difficultés. Elle peut aussi être source de mystère, amenant à penser qu’on ne parviendra à se construire pleinement qu'une fois connue l’identité de son géniteur.

La levée de l'anonymat ne saurait résoudre toutes les difficultés car, conçus ou non par don, les enfants se questionneront toujours sur leurs origines, mais n’est-ce pas là le propre de l’être humain ? On sait aujourd'hui que l'annonce du mode de conception est déterminante sur la façon dont les enfants le vivent. Plusieurs facteurs interviennent. L'âge auquel l'enfant est informé : le plus tôt semble le mieux dans la mesure où cela prévient le sentiment d'avoir été trompé par ses parents. Ensuite, une concertation entre les parents vaut bien entendu mieux qu'une annonce unilatérale. L’entente entre les parents aussi est capitale, de même que le fait qu’ils vivent ou non toujours ensemble. Le poids du contexte familial est parfois beaucoup plus lourd que celui du mode de conception. Joue enfin la façon dont la stérilité a été vécue au sein du couple, notamment par celui de ses membres qui était stérile. Dans mon cas, mon père a pleinement endossé et assumé le rôle paternel, si bien que je n’ai pas eu besoin de chercher ailleurs, notamment en la personne du donneur, ce que j'avais déjà. En tout état de cause, le dialogue est essentiel.

Quelques remarques sur le projet de loi. La première est que notre génération ne sera pas directement concernée puisque la loi ne sera pas rétroactive. Les personnes qui souffrent aujourd'hui de l'anonymat devront « faire avec ». Il ne faut pas les oublier. Si on considère que le dispositif actuel peut créer un mal-être, il faut prévoir un accompagnement.

Ma seconde observation concerne les données non identifiantes. Il ne faut pas se leurrer : leur communication pourra éventuellement en aider certains, jamais elle n’apportera toutes les réponses attendues. Personnellement, hormis l'état de santé du donneur, je ne vois pas la pertinence de données comme l’âge, la catégorie socioprofessionnelle ou la nationalité. Toutes les questions qu’il est normal de se poser après l'annonce de son mode de conception n’appellent pas nécessairement de réponses. Croire que ces réponses se trouvent hors de l’individu, c’est nier sa capacité à en trouver aussi à l’intérieur de lui. Que ces données soient désormais accessibles risque de faire croire aux enfants qu’ils en ont besoin pour se construire alors qu'il existe bien d’autres façons d’y parvenir.

On a trop tendance à présenter la levée de l'anonymat comme LA solution, LE remède à la souffrance de certains enfants. On érige l'anonymat en obstacle non pas à contourner mais à supprimer, alors qu'au fond, plus que le droit à connaître son géniteur, c'est le droit à connaître la vérité sur son mode de conception qui importe. C’est en sensibilisant davantage les parents et futurs parents et en préservant, du moins en partie, le principe d’anonymat, que l’on garantira le mieux ce droit.

Je me veux donc plutôt rassurant : nous ne sommes pas, nous, enfants du don, plus malheureux que les autres. Cessons de nous stigmatiser. Notre seule spécificité réside dans un mode de conception différent – sans lequel, rappelons-le, nous n'aurions pas pu venir au monde.

Mme Anne-Catherine Le Roux, institutrice, membre de l’Association des enfants du don (ADEDD). J’ai été moi aussi conçue par don de sperme. Mes parents me l’ont dit dès mon plus jeune âge et cela n’a jamais posé le moindre problème dans notre famille. Pour moi, mes parents, qui me désiraient très fortement et ne pouvaient avoir d’enfant naturellement, ont fait appel à la science. Ils m’ont toujours expliqué qu’ils ont eu recours à un don de gamètes, pas à une troisième personne.

Il est très important d’accompagner les familles. On observe en effet que les enfants conçus par don et qui en souffrent l’ont souvent appris tardivement.

Certains s’interrogent sur les motivations de leur donneur. Pour moi, elles sont évidentes : c’était une personne sensibilisée au problème de la stérilité, qui a souhaité aider un couple à avoir des enfants. La garantie de l’anonymat est certainement l’une des raisons pour lesquelles il a accepté de faire ce geste généreux et désintéressé.

Je pense qu’il est très difficile pour un père d’accepter sa stérilité. Ma famille a néanmoins réussi à s’épanouir parce que mon père a été rassuré de savoir qu’il serait mon père à part entière sans risque qu’un jour une tierce personne s’immisce dans notre vie. Désormais mère de famille, je me mets à la place de mes parents. Si mes enfants me disaient un jour qu’ils ont besoin d’un tiers pour se construire, j’aurais vraiment le sentiment d’avoir raté quelque chose dans leur éducation pour qu’on en arrive là.

Si l’anonymat est levé, je crains que les enfants ne saisissent le premier prétexte en cas de difficultés avec leurs parents, notamment à l’adolescence, pour faire appel au donneur perçu comme un tiers. Et si celui-ci, sollicité, refuse de révéler son identité, n’est-ce pas pire que de ne pas pouvoir la connaître ? Enfin, si la rencontre se passe mal ou si on ne se découvre aucune affinité avec lui, les effets ne peuvent-ils pas en être aussi très négatifs ?

Je crains aussi que la levée de l’anonymat ne fasse diminuer les dons. Pour ce qui me concerne, je suis disposée à donner des ovocytes seulement si l’anonymat est garanti. Je ne veux pas me sentir coupable de refuser de rencontrer un enfant qui me rechercherait.

Il peut être dangereux aussi pour la famille du donneur que des enfants s’immiscent soudain dans sa vie – sachant qu’il peut y en avoir jusqu’à huit.

Pour moi, un donneur agit par pure générosité et n’attend aucun retour.

Si l’anonymat du donneur n’avait pas été garanti, mes parents m’auraient probablement caché mon mode de conception. Ma mère se sent coupable de penser cela car elle sait combien les secrets de famille sont dévastateurs. Mais elle aurait quand même préféré se taire plutôt que de savoir qu’à ma majorité, j’aurais pu rechercher mon donneur.

M. Arthur Kermalvezen-Fournis, porte-parole de l’association Procréation médicalement anonyme (PMA). Nous vous remercions de nous avoir conviés à cette table ronde. L'association Procréation Médicalement Anonyme regroupe des personnes issues d'un don mais également des parents receveurs et des donneurs. Leur objectif commun est de parvenir à ce que les personnes conçues par don soient libres de connaître ou non, selon leur souhait, la personne qui leur a permis de voir le jour ou, à tout le moins, de disposer d'informations sur elle. Aujourd’hui, cette liberté n’existe pas car le choix n’est pas possible.

Certaines personnes issues d'un donneur anonyme ne souhaitent pas obtenir d'informations sur leur donneur d'hérédité. C'est leur choix. Le futur projet de loi ne changera rien pour elles. Leur liberté de choix sera respectée.

Il nous semble important de préciser ici, notamment puisque nous sommes en présence d'un pédopsychiatre, d’une part que le projet de loi s'adresse non pas à des enfants, mais à des personnes majeures, demandeuses d'informations, d’autre part que nous ne sommes ni malades, ni patients – n’oublions pas que patient vient du verbe latin patire, signifiant subir/souffrir. Nous sommes grands et nous pensons – nous aussi.

La question n'est pas de savoir s'il y a beaucoup ou peu de personnes qui souffrent de cette situation, si elles souffrent parce qu'elles l'ont appris tardivement ou dans telle ou telle circonstance. Ces tentatives d'explication demeureraient, en tout état de cause, des hypothèses, dans la mesure où il n'existe aucune étude sur ces questions. Le véritable problème est que des pratiques déjà anciennes comme l'insémination artificielle avec donneur (IAD) devraient, comme tout progrès scientifique, être sérieusement évaluées, en particulier parce qu’elles concernent des êtres humains, avant qu’on envisage par exemple de légaliser la gestation pour autrui.

Au moment où la science peut être avide de nouveaux essais, dont certains sont prometteurs, le droit ne doit pas oublier qu’il y a des êtres humains à la clé. S’il est louable de vouloir pallier l'infertilité, est-il nécessaire d’anonymiser les cellules reproductrices, et cela bientôt à plus grande échelle encore, avec la possibilité de vitrifier les ovocytes et ainsi de brouiller toutes les cartes dans une indifférenciation la plus totale ? Cela nous paraît totalement irresponsable. Certains peuvent y trouver un intérêt financier puisque ce qui n'est à personne appartient à tous. Nous, nous revendiquons notre humanité. Nous ne sommes pas issus d'une cellule qui ne vient de personne ni de gamètes interchangeables. Nous pensons, et notre réalité à nous, c'est, selon les termes du psychanalyste Serge Tisseron, d’être "à la fois et à la fois", à la fois le fils ou la fille de nos parents, lesquels nous soutiennent, et le produit d’une autre part d'origine que nous souhaitons connaître. Nommer le don, c'est nous permettre de porter notre prénom et notre nom en toute sérénité. Notre nom, celui de personne d'autre.

Le projet de loi va dans le bon sens. D'une part, il marque un premier pas dans la reconnaissance de la spécificité du don de gamètes et d'embryons par rapport au don de sang par exemple. D'autre part, il propose de laisser le choix à chacun, si bien qu’il ne pourra y avoir de conflits d'intérêts.

La règle de l'anonymat qui avait été adoptée pour préserver l'intérêt des donneurs et des couples receveurs, renforcée par une pratique de l'appariement qui permettait de « faire croire que », ne correspond plus aux souhaits actuels de tous les parents et de tous les donneurs. Dans certains courriers, des donneurs m’avouent n’avoir jamais depuis le jour de leur don cessé de s’interroger sur ce qu’il en était advenu.

En dépit d’avancées, le projet de loi ne mettra pas un terme à nos préjudices. Il crée une grave rupture d'égalité entre les personnes, selon qu’elles seront issues d'un don avant ou après le vote de la loi, que rien ne peut justifier. Seuls les futurs donneurs seront consultés sur leur souhait de demeurer ou non anonymes, et encore pas au moment de leur don mais dix-huit ou vingt-cinq ans plus tard, si l'enfant issu de leur don, devenu majeur, formule une demande. Il n’est pas prévu d’interroger les anciens donneurs, les nôtres. Rien n’est donc prévu pour nous qui demandons pourtant qu’on prenne en compte notre situation.

La souffrance que certaines personnes issues d'un don éprouvent est incontestable : de nombreux psychiatres et psychanalystes l'ont décrite et le Conseil d'Etat lui-même l'a reconnue dans une étude de mai 2009. La CADA, la commission d’accès aux documents administratifs, que certains d'entre nous ont saisie ou s’apprêtent à saisir, a elle aussi souligné la frustration que nous vivons. Le professeur Axel Kahn, plutôt réticent en soi à la levée de l’anonymat, reconnaît toutefois qu’une fois les enfants informés de leur mode de conception, on ne peut rester sourd à leur souffrance.

Interroger aujourd’hui un ancien donneur sur son souhait de demeurer ou non anonyme n’aurait rien de rétroactif. C'est ce qui se pratique pour les femmes ayant accouché sous X. Or, on peut légitimement imaginer que ce faisant, on risque de réveiller chez elles un souvenir douloureux. Tel ne serait pas le cas pour nos donneurs qui n’ont pas été contraints à leur geste mais ont agi par générosité. Par ailleurs, à l'époque où nous avons été conçus, rien ne leur garantissait que leur anonymat serait préservé puisqu'il n'existait aucune loi le consacrant. Il serait facile de les consulter. Il faut toutefois se garder de la fausse bonne idée qui consisterait à leur adresser une lettre-type avec une case à cocher : oui ou non. On ne peut pas leur demander un blanc-seing.

Si aucun d'entre nous n'est en recherche d'un père, nos attentes sont diverses. Certains souhaitent rencontrer leur donneur, d'autres pas. Nos parents, qui nous ont transmis leurs valeurs, ont eu un projet parental décisif pour notre venue au monde, mais nous sommes aussi nés d’un donneur. Il est vain de chercher à opposer ces deux faces de notre origine ou à les hiérarchiser.

Les personnes issues d'un don de sperme peuvent souhaiter plus d'informations sur leur père biologique sans que cela remette nullement en cause les liens qu’elles ont avec leur père social ni leur amour pour lui. Nous ne demandons pas que soit modifié l’article L 311-19 du code civil selon lequel « En cas de procréation médicalement assistée avec tiers donneur, aucun lien de filiation ne peut être établi entre l’auteur du don et l’enfant issu de la procréation. »

Chaque personne issue d’un don devrait pouvoir exposer ses motivations, pourquoi pas au travers d’un formulaire Cerfa, et chaque donneur les raisons de son éventuel refus de communiquer son identité.

Par delà notre combat, nous invitons les citoyens et le législateur à défendre une éthique de responsabilité. La société assume-t-elle ce qu'elle a permis de faire ? Le professeur David écrivait en 1984 : « La procréation demeure le refuge de l'intimité et du naturel. L'irruption, dans ce domaine, de la médecine posera peut-être plus encore qu'ailleurs des problèmes difficiles d'interférence du social et du médical. »

Mme Audrey Gauvin, avocate, membre de l’association Procréation médicalement anonyme. Certaines personnes sont mal à l'aise vis-à-vis de l'AMP avec tiers. C'est leur droit. Mais nous, nous sommes là, bien en vie. Il est grand temps que les médecins et la société assument leurs actes. Nous subissons une situation que la société seule a créée et nous revendiquons la possibilité, comme chacun d'entre vous, de pouvoir simplement nous inscrire dans une histoire. Car nous sommes, comme vous, issus d'une histoire humaine, pas d'une paillette !

Le législateur doit assumer le fait que nous ne sommes pas nés de nulle part: Les CECOS ont mis au point des techniques, des donneurs ont donné des gamètes, cela convenait à des couples infertiles… La directrice générale de l’Agence de la biomédecine m’a dit que nous avions «essuyé les plâtres». Une avancée législative va-t-elle enfin asseoir notre légitimité ou continuera-t-on à nous dénier une part de notre existence ?

Il faut interroger les anciens donneurs. C’est en effet le seul moyen de disposer d’informations médicales actualisées, et donc utiles. Le législateur lui-même a reconnu l'importance de l'information médicale sur nos ascendants biologiques afin de nous garantir une prise en charge médicale appropriée. L’article L 1244-6 du code de la santé publique dispose qu’en cas de nécessité thérapeutique, notre médecin peut accéder au dossier médical du donneur. Pour autant, que vaut ce dossier, dont les données n’ont pas été actualisées depuis le moment du don – plus de trente ans dans notre cas ? Le titre IV du projet de loi qualifie pourtant l’information génétique d’« élément essentiel du soin et de la prévention. » Il serait tout à fait possible d'interroger les donneurs par pli confidentiel sur leurs antécédents médicaux, par exemple tous les cinq ans. Cela pourrait être organisé par la commission d'accès aux données non identifiantes, qui comprendra des médecins.

Le texte prévoit que nous pourrons avoir accès aux données sur l’état de santé du donneur au moment du don. Mais c’est déjà possible. En effet, à ce jour, seule est interdite la communication d’informations qui permettraient d’identifier le donneur. Que le projet de loi organise le recueil et l’accès des données non identifiantes est une bonne chose, surtout vu la disparité des pratiques des CECOS sur l’ensemble du territoire, que la CADA elle-même a soulignée. Il est en revanche intolérable qu’il verrouille cet accès en dressant une liste limitative des données accessibles. Si le texte est voté en l’état, il ne nous sera par exemple jamais possible de savoir si notre frère ou notre sœur ont été conçus avec le même donneur que nous. Trouvez-vous cela normal ? Qui oserait me répéter ici, comme on me l’a dit au CECOS, que cette information ne me concernait pas ? Le projet de loi prévoit également un droit de censure des médecins qui pourront refuser, en conscience, de recueillir certaines données s’ils estiment qu’elles ont un caractère manifestement identifiant. Au nom de quoi les médecins seraient-ils meilleurs juges que nous et le donneur de ce qu’il convient de savoir ou pas ? Nos parents ont certes fait appel au corps médical pour avoir des enfants « d’une autre manière », mais nous ne sommes pas, nous dans une démarche de soins et n’avons pas besoin d’assistance médicale.

Nous proposons un dispositif qui ne ferait pas peser sur les médecins la responsabilité d’éléments qui relèvent de l’intimité des intéressés. Il est regrettable à cet égard que la future commission d’accès aux données non identifiantes ne comporte aucun représentant des donneurs, des couples receveurs ni des personnes conçues par don, qui sont pourtant les intéressés au premier chef.

Enfin, le projet de loi n’aborde pas certains points essentiels, comme celui de la conservation des données. Tous les CECOS détiennent des fichiers de données à caractère personnel sur les donneurs et les couples receveurs, sans que ces fichiers n’aient jamais été déclarés auprès de la CNIL – celle-ci me l’a confirmé dans un courrier du 10 juin 2010. Il faudrait remédier d’urgence à ce grave dysfonctionnement. Ce non-respect de la loi Informatique et libertés n’est pas nouveau. La CNIL en a même connaissance de longue date. En effet, en 1992, des chercheurs du CNRS avaient mené une étude qui, à l’époque avait fait scandale, après s’être procurés auprès d’une banque de sperme de Marseille le nom de 120 enfants conçus par IAD. Ils avaient fait croire aux chefs d’établissement et aux parents d’élèves des écoles où ils s’étaient rendus qu’ils réalisaient de simples tests scolaires. Or, ils l’ont finalement reconnu, ils menaient une recherche destinée à évaluer l’incidence de la congélation du sperme sur le développement mental des personnes issues de don. Le journaliste de L’Express, Charles Gilbert, qui a relaté cette affaire, estimait, quant à lui, qu’il s’agissait d’une étude génétique visant à évaluer l’importance de l’apport génétique masculin en comparant plusieurs enfants issus du même père biologique mais de mère différente. Le magazine indiquait que la CNIL, alertée de cet abus, enquêterait sur la conservation des données personnelles par les banques de sperme. Il est très grave que dix-huit ans plus tard, rien n’ait été fait.

Dans le même registre, nous ne comprenons pas que le projet de loi ne prévoie pas la transmission sans délai – et non pas vingt ou trente ans plus tard, sans aucun contrôle – des données recueillies sur les donneurs à la commission d’accès aux données non identifiantes, au fur et à mesure de leur recueil, étant entendu que cette commission devrait être contrôlée par la CNIL.

Nous nous étonnons enfin qu’aucune limite dans le temps n’ait été fixée pour la conservation des paillettes de sperme ce qui, d’une part, pourrait à terme poser des problèmes générationnels, d’autre part est contradictoire avec l’interdiction du transfert d’embryons post mortem. Nul ne sait ce que deviennent ces paillettes ni à qui profitent les 56 000 conservées à ce jour dans les CECOS, alors que les couples demandeurs, auxquels on fait croire qu’il y a pénurie de donneurs, doivent patienter d’un an et demi à deux ans avant une IAD.

Mesdames, messieurs les députés, les choses doivent changer, les choses peuvent changer, dans le respect des droits et des intérêts à la fois des parents, des donneurs et des personnes issues d’un don. De nombreux pays ont levé l’anonymat. Nous devrions nous inspirer de leur expérience. Il est grand temps que la société assume ses actes et que l’on rende aux personnes issues d’une AMP avec donneur leur humanité.

Nous avons adressé à chacun des membres de votre commission spéciale des propositions d’amendement dont vous nous remercions par avance de prendre connaissance attentivement.

M. le président Alain Claeys. Monsieur le vice-président de la fédération nationale des CECOS, avant de vous donner la parole, je souhaiterais vous poser deux questions. Quelles sont les données en possession des CECOS ? Leur gestion vous paraît-elle satisfaisante ?

M. Jean-Marie Kunstmann, vice-président de la Fédération des CECOS, praticien hospitalier à l’hôpital Cochin. Lorsqu’un donneur s’adresse à un CECOS, on lui ouvre un dossier contenant son nom et son adresse. Au cours d’un entretien, nous essayons tout d’abord de comprendre comment il a été sensibilisé au problème de la stérilité et quelles sont les motivations de son don. S’ouvre ensuite une phase de recueil de données médicales : nous vérifions les sérologies classiques et effectuons une enquête généalogique. Nous recherchons si dans la famille élargie, incluant les collatéraux et remontant jusqu’à la génération des grands-parents, il n’existe pas de facteurs de risque particuliers. Si une pathologie à risque de transmission génétique est découverte, le donneur est écarté : il en est souvent le premier étonné, quand ni lui ni ses enfants ne sont atteints et qu’il n’était lui-même pas au courant de ce risque. Mais une fois cette information connue, nous ne pouvons pas l’ignorer ni prendre la responsabilité d’attribuer à des couples des paillettes qui ne seraient pas parfaitement sûres. Nous recueillons enfin des données comme l’âge, le nombre d’enfants et leur sexe, la profession, et bien sûr le consentement de la compagne. Ces données-là, d’ordre sociologique, ne sont pas prises en compte lors de l’attribution d’un donneur à un couple.

Dans la mesure où aujourd’hui, deux tiers environ des couples envisagent d’informer l’enfant de son mode de conception, le respect de critères d’appariement donneur-receveur, ce que nous appelions le matching, ne revêt plus la même importance. Au début, nous essayions de faire en sorte que le phénotype du donneur ne soit pas trop différent de celui du père. Nous faisions attention aussi au groupe sanguin, car c’est un moyen très simple de s’apercevoir qu’on n’est pas l’enfant de ses parents sociaux.

Nous pensons, pour notre part, que les données non identifiantes autres que médicales n’ont pas grand intérêt pour ceux qui revendiquent d’y avoir accès.

M. le président Alain Claeys. Comment sont conservées ces données ?

M. Jean-Marie Kunstmann. Après le don, le dossier est anonymisé. Jusqu’à présent, nous avons conservé un lien qui permettrait de retrouver l’identité du donneur. Mais dans la pratique, nous travaillons avec des dossiers qui portent seulement un numéro.

M. le président Alain Claeys. Il n’y a aucun contrôle d’une organisation indépendante sur la conservation de ces données ?

M. Jean-Marie Kunstmann. Non, il faut garder en tête que l’IAD s’est développée au début dans une quasi-clandestinité. Nous avons essayé ensuite de l’en sortir, notamment pour rassurer les couples receveurs. Les attitudes ont beaucoup évolué, en particulier pour ce qui est de l’information des enfants sur leur mode de conception. On pourrait communiquer ces données, mais aussi effacer tout moyen de traçabilité, puisque les seules informations dont la conservation présente un intérêt sont celles d’ordre médical. On pourrait, comme le demandent certains, conserver un contact avec le donneur, afin de permettre une actualisation des données médicales, mais cela n’exige pas de lever l’anonymat. On pourrait conserver de l’ADN, encore que je n’en voie pas l’intérêt. Tout cela relève largement du fantasme car, quel que soit l’intérêt de connaître d’éventuelles prédispositions génétiques et les antécédents familiaux pour orienter une approche médicale, tout diagnostic au final n’est jamais porté que sur l’individu. Le premier réflexe d’un pédiatre devant un nourrisson qui fait une bronchiolite est de demander à ses parents s’ils ne sont pas asthmatiques. Mais quelle que soit leur réponse, c’est sur l’enfant qu’il devra vérifier si l’infection ne provient pas d’un asthme.

Mme Irène Théry, sociologue, directrice d’études à l’École des hautes études en sciences sociales. J’ai déjà eu l’honneur d’être entendue sur ces sujets par l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques puis par le Conseil d’État. Et bien que je n’ai pas été auditionnée par la mission d’information sur la révision des lois de bioéthique, mes travaux sont largement cités dans son rapport.

Sociologue, spécialiste de la famille et de la parenté, j’ai souhaité dresser un bilan de la réflexion sur tous ces sujets. C’est l’objet de mon ouvrage Des humains comme les autres: Bioéthique, anonymat et genre du don, qui vient de paraître.

J’y invite à deux évolutions. La première est de mieux prendre en compte l’évolution de la législation dans les autres pays, non que la France ait, en ce domaine pas plus qu’en aucun autre, à s’aligner aveuglément sur les choix faits par d’autres mais il importe de comprendre pourquoi de grandes démocraties comme la Suède, la Suisse, l’Autriche, l’Islande, la Norvège, les Pays-Bas, la Nouvelle-Zélande, le Royaume-Uni, la Finlande qui, comme la France, avaient à l’origine adopté le principe de l’anonymat des dons dans le cadre de l’IAD sont revenus sur ce choix. Ces pays se sont aperçus qu’on avait calqué pour l’essentiel le don de gamètes sur celui du don de sang ou d’organes, sans tenir compte de la particularité de ce don, qui engage en la personne de l’enfant un troisième protagoniste, en sus du donneur et du receveur. Ce ne sont pas des considérations psychologiques sur le vécu des enfants ainsi conçus qui ont amené ces pays à revoir leur législation, mais un souci de respect des droits fondamentaux de la personne. L’anonymisation des dons avait conduit à créer une catégorie d’enfants à part, la seule qui, de par la loi, se voyait privée du droit de connaître à qui ils devaient d’être nés.

Qu’une administration ou une institution médicale détiennent une information sur des personnes, dans des dossiers secrets et inaccessibles aux intéressés, constitue une atteinte grave aux droits de la personne. Depuis une dizaine d’années, la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme a beaucoup évolué. Dans un remarquable ouvrage auquel M. Kunstmann a d’ailleurs participé, la juriste Laurence Brunet relève que les deux questions de l’état des personnes et de la filiation ont longtemps été confondues. L’une des conséquences en a été qu’aux premières revendications de certains enfants conçus avec don à connaître leurs origines – qui se sont fait jour, cela mérite d’être souligné, dans toutes les démocraties –, on a répondu qu’ils cherchaient à biologiser la filiation. Or, les intéressés eux-mêmes, nous venons de les entendre, le répètent : il ne s’agit en aucun cas pour eux de remettre en cause leur filiation. Aucun des pays qui a levé l’anonymat n’a si peu que ce soit bouleversé les principes de la filiation. Ils ont même conforté la place des parents comme seuls et uniques parents de l’enfant.

La Cour européenne des droits de l’homme a reconnu qu’il existait diverses situations dans lesquelles plus d’un homme et une femme avaient pu contribuer à la conception, la naissance, l’éducation et, partant, la biographie d’un enfant. Ce sont les situations que nous, sociologues, qualifions de pluriparentalité. Pendant très longtemps, nos sociétés ont choisi de gommer la particularité de l’histoire de ces familles pour en faire des familles « comme les autres ». On cachait aux enfants qu’ils avaient été adoptés dans l’idée de conforter les parents adoptifs dans leur statut. Puis il a été possible aux enfants adoptés d’accéder à leur dossier. On s’est alors aperçu que lever le secret, loin de remettre en cause les parents adoptifs, pouvait magnifier leur geste altruiste.

La Cour européenne des droits de l’homme a peu à peu consacré un droit à la connaissance des origines personnelles, indépendamment de la question de la filiation. Je n’énumérerai pas ici la longue liste de ses arrêts consacrant ce droit. Si notre pays ne modifie pas sa législation sur ce point, il risque une condamnation au niveau européen.

Cette question essentielle de l’anonymat, dont des malentendus faussent depuis des années l’approche, ne peut plus aujourd’hui être laissée de côté. D’autant que dans les pays qui ont abordé le sujet sous l’angle des droits fondamentaux de la personne, derrière cette question a surgi celle de savoir si nos sociétés assument ou non d’avoir su répondre à la tragédie de la stérilité en permettant que des enfants viennent au monde autrement que par un acte sexuel. Nos sociétés doivent assumer cette innovation majeure, plutôt que de continuer à la cacher et à maquiller les conceptions avec donneur en pseudo-procréations charnelles. L’attitude des CECOS a évolué. Du « ni vu ni connu » conseillé au tout début, on est passé, M. Kunstmann l’a dit, à une attitude plus responsable en incitant les parents à informer l’enfant de son mode de conception. Mais notre droit, issu de la loi de bioéthique de 1994, continue, lui, de faire comme s’il s’agissait de procréations charnelles et à créer donc une exception au droit général de la filiation.

M. Pierre Lévy-Soussan, pédopsychiatre. Je vous remercie de m’avoir invité à vous apporter un éclairage de clinicien. Je retire mon expérience des entretiens que j’ai avec les couples consultant dans le cas d’une IAD mais aussi ceux que j’ai avec des couples souhaitant adopter, puisque je dirige une des plus anciennes consultations spécialisées dans ce domaine à Paris.

S’il y a de profondes différences entre l’adoption et la conception avec donneur, il existe aussi des similitudes. La première réside dans la dissociation des paramètres de la filiation : désir, intimité, homme, femme, couple, acte sexuel, fécondation, rencontre des gamètes, embryon, enfant. Cette atomisation ne peut qu’interférer dans la construction de la filiation. Comment un enfant, issu d’un accouplement extérieur dans le cas de l’adoption, d’une rencontre médicalement organisée entre ovule et spermatozoïde dans le cas d’une procréation médicalement assistée, construit-il sa filiation, ce double processus psychique de transformation en père et mère d’un côté, en fils ou fille de l’autre ? Cette transformation ne va pas de soi. Il ne suffit pas d’avoir des enfants pour être parent. Il ne suffit pas de vivre comme enfant dans une famille pour avoir le sentiment d’avoir un père et une mère. La filiation psychique relève d’une construction subjective, et comme toute construction psychique, elle peut ne pas se faire. Elle n’a que peu à voir avec la filiation biologique et la filiation juridique. On comprend mieux, à partir des échecs d’adoption, comme je le montre dans mon ouvrage Destins d’adoptions, ce qui lui permet de s’établir ou non.

Certaines lois, hélas, désorganisent le champ parental. Ainsi en est-il pour l’adoption, de la loi du 22 janvier 2002 relative à l’accès aux origines des personnes adoptées et pupilles de l’État ayant créé le CNAOP, le conseil national d’accès aux origines personnelles. Revendiquée par les personnes concernées devenues adultes, elle partait d’une bonne intention. Le discours militant que nous venons d’entendre de la part de deux des intervenants précédents n’est pas sans rappeler celui qui était tenu à l’époque. Souvenons-nous qu’on jugeait alors intolérable de laisser 400 000 personnes en souffrance de leurs origines, cri que la presse relayait à l’envi. Or, depuis huit ans, seules 3 600 se sont adressées au CNAOP. L’émotion et la compassion l’avaient emporté, sans que cela corresponde vraiment à la réalité des enjeux. En revanche, ces dispositions ont eu un impact considérable sur les familles adoptives qui se sont vu confisquer par cette loi la possibilité de se présenter comme originaire pour leur enfant et d’assurer la narration de cette origine. L’important est pourtant que les parents portent l’origine de l’enfant : la naissance d’un enfant dans une famille, adoptive ou procréative, n’est possible que par le désir parental. Ce n’est pas d’informatif dont l’enfant a besoin, mais de narratif. Certaines familles adoptives ont été fragilisées par le nouveau cadre législatif, qui a même fait échouer certaines adoptions. Si les couples, qu’ils adoptent ou qu’ils recourent à une assistance médicale à la procréation, sont obsédés par la réalité matérielle, ils ne peuvent plus métaphoriser la présence de l’enfant, élaborer la fiction permettant de faire comme si l’enfant venait d’eux. C’est pourtant ainsi seulement que la filiation peut s’établir, dans les deux sens d’ailleurs. Adoptés ou conçus avec don, les enfants savent qu’une scène originaire a eu lieu ailleurs, de nature différente dans le cas de l’adoption et de l’IAD. Si celle-ci a pu se rejouer dans la famille, alors leurs parents sont bien leurs parents.

M. Hervé Mariton. Le projet de loi prévoit que l’anonymat du donneur pourra être levé si l’enfant en formule la demande et si le donneur a donné son consentement exprès. Il ne dit rien en revanche des parents de l’enfant. Trouvez-vous normal qu’ils soient totalement occultés?

M. Kermalvezen-Fournis a évoqué des donneurs qui s’interrogeaient sur le destin de leur don. Mais n’est-ce pas le propre d’un don que son donneur ne se soucie pas de son devenir ? Sinon est-ce vraiment un don ?

M. Kunstmann a indiqué que l’appariement des phénotypes était moins systématiquement recherché. Est-on vraiment indifférent aux couleurs de peau par exemple ? Pose-t-on la question aux parents ?

Enfin, n’y a-t-il pas toujours une incertitude dans la quête de ses origines ? L’un de nos collègues avait posé cette question lors d’une précédente table ronde : est-on toujours absolument certain que le donneur de sperme est bien le père de l’enfant ?

Mme Marietta Karamanli. Quelles ont été les conséquences de la levée de l’anonymat décidée dans d’autres pays ? Des études font état d’un recul du nombre de donneurs.

M. Guy Lefrand. J’ai du mal à prendre position sur le maintien ou la levée de l’anonymat du don de gamètes, et cette table ronde ne fait que renforcer mon hésitation.

Mme Le Roux nous a dit : « Mes parents ont fait appel à un don de gamètes, pas à une troisième personne. » C’est bien là la question essentielle. S’agit-il seulement d’un don de cellules, aussi importantes soient-elles, ou d’un processus de procréation avec une troisième personne ? Une fois cela tranché, tout le reste devrait logiquement en découler.

La levée de l’anonymat dans les pays étrangers a-t-elle entraîné une diminution des dons ?

N’existe-t-il pas un risque réel d’inceste si le recours à ces techniques se développe ?

Si la loi prévoit que l’anonymat peut être levé avec l’accord du donneur, la jurisprudence ne risque-t-elle pas, au nom du droit à la connaissance des origines personnelles, de conduire à une obligation de connaître cette identité ? Comment éviter cette dérive ?

M. Jean-Marie Kunstmann. Certains privilégient une approche philosophique, d’autres une approche juridique. Je voudrais partir, moi, de l’humain. Nous n’avons pas voulu dans les CECOS révolutionner la société ni proposer je ne sais quelle utopie, mais simplement aider des couples en difficulté à concevoir des enfants « autrement ». Que nous disent ces couples ? « Transmettre la vie, est-ce seulement transmettre de l’ADN ? », « Notre constitution génétique n’est-elle pas le résultat d’une loterie, où des milliards de combinaisons étaient possibles mais où au final, nous sommes tous différents, uniques, imprévisibles et inprogrammables ? », « Transmettre la vie, n’est-ce pas d’abord désirer un enfant, exercer une paternité au quotidien, construire une relation affective, transmettre des valeurs, des repères ? » Ces couples aujourd’hui ne cherchent plus à « faire comme si » mais s’inscrivent dès le départ dans la perspective d’une paternité différente, qui sera révélée à l’enfant.

Les donneurs de sperme, qui sont souvent par ailleurs donneurs de sang ou de moelle, ont une conscience particulière de la chance d’avoir pu procréer et se disent que s’ils s’étaient trouvés dans l’incapacité de le faire, ils auraient apprécié de pouvoir bénéficier d’un don. Ils considèrent leur don comme un contre-don de celui que la nature leur a fait. Ils relativisent aussi la part de la génétique : « J’ai plusieurs enfants, tous différents, bien que, je pense, tous issus de mes spermatozoïdes », nous disent-ils, ou bien encore « La paternité, c’est l’investissement au quotidien dans la relation avec ses enfants. », « Je ne donne que des cellules, je n’ai pas de projet d’enfant. », « Je ne suis rien dans l’histoire de ces enfants qui est celle du couple qui les désire. » « Si je donne par altruisme, ce ne peut être que de façon anonyme. Sans anonymat, j’entrerais en responsabilité, et cela je ne le veux pas. » L’anonymat permet de dépersonnaliser les gamètes, ce qui facilite leur réinvestissement et leur humanisation par le couple receveur.

Pourquoi la question de l’anonymat se pose-t-elle aujourd’hui ? D’une part, quelques enfants demandent qu’il soit levé, au nom du droit à la connaissance de ses origines personnelles – position que je respecte. D’autre part, la législation ayant évolué en ce sens dans plusieurs pays, notamment d’Europe du Nord, il semble inéluctable qu’il en aille de même chez nous. Tout cela sous un diktat sociétal de transparence et avec l’idée d’une parfaite traçabilité génétique, désormais possible grâce à des tests. La question de la connaissance de ses origines s’est d’abord posée pour les enfants nés de mères ayant accouché sous X ou adoptés dans d’autres conditions. Mais ces situations sont très différentes de celles des enfants conçus avec donneur. En effet, pour les enfants adoptés, il existe une première histoire qu’on ne peut gommer, alors que le donneur de gamètes, lui, n’a jamais eu de projet d’enfant.

Depuis leur création, les CECOS ont permis la naissance de 50 000 enfants. Moins d’une centaine d’entre eux demandent aujourd’hui la levée de l’anonymat. Le faible nombre de ces demandes n’est certes pas une raison de les ignorer. Mais il faut chercher à comprendre ce qui est en jeu. Il n’est pas besoin d’avoir été conçu avec don de sperme pour être confronté à de difficiles questions concernant ses origines.

La majorité des couples qui se sont lancés dans un projet d’IAD dans les années 70-80 souhaitaient « faire comme si » et garder le secret. Il était presque inimaginable à cette époque d’informer son entourage, même proche, de sa stérilité et de son intention de recourir à un don de sperme. Des hommes craignaient qu’avouant leur situation à leur père, celui-ci ne refuse de reconnaître l’enfant à naître comme son petit-fils ou sa petite-fille !

Les CECOS ont vite compris les risques liés au secret. Nous avons alors fait un travail considérable pour expliquer aux couples que c’était une très belle aventure, digne d’être racontée et autour de laquelle ils pourraient construire. La loi de 1994 nous a beaucoup aidés car elle marquait la reconnaissance par la société de la possibilité de fonder une famille « autrement », sur un autre modèle de paternité.

Les enfants qui revendiquent aujourd’hui de connaître leurs origines ont été conçus à cette époque révolue. Nous ne pouvons pas reprendre chacune des histoires, mais nous connaissons la majorité d’entre elles. La plupart du temps, le secret a été révélé dans un contexte de tensions au sein du couple ou de séparation. On comprend que, dans ces conditions, où la révélation a pu être utilisée pour dévaloriser le père, cela n’ait pu qu’être mal vécu.

Les donneurs aujourd’hui s’inquiètent de pouvoir être confrontés à des enfants en souffrance de représentation paternelle. Ils craignent que ceux-ci du coup ne surinvestissent leur personne de donneur et cela, ils ne le veulent pas.

Les enfants qui vont bien et ne sont pas en manque de représentation de leurs origines, ils l’ont dit, ne souhaitent pas rencontrer leur donneur. Ils refusent notamment de confronter l’image d’un père reconnu et valorisé à celle du donneur, conscients d’ailleurs que cette confrontation serait sans doute source de davantage d’ambiguïtés qu’elle n’apporterait d’éclairages.

Les CECOS ont pris conscience de la nécessité d’accompagner les couples au-delà de la conception et de la naissance de l’enfant. Nous les incitons désormais à nous revoir pour que nous puissions les aider au mieux, notamment dans l’annonce aux enfants de leur mode de conception.

Mme Audrey Gauvin. Puisque vous avez dit connaître nos histoires, Monsieur Kunstmann, pouvez-vous me raconter la mienne et celle de mes parents ?

M. Jean-Marie Kunstmann. Nous ne sommes pas ici pour traiter de cas individuels.

Mme Audrey Gauvin. Vous ne connaissez pas notre histoire.

Vous classez les enfants conçus avec don en deux catégories, ceux qui vont bien et ceux qui iraient mal. J’imagine que vous nous classez dans la seconde. Vous préférez attaquer nos parents plutôt que de reconnaître votre responsabilité car c’est bien vous qui avez créé les conditions du secret. Lorsque mes parents se sont adressés dans un CECOS au professeur Albert Netter, on leur a accordé un rendez-vous d’une demi-heure où on leur a dit de ne pas avoir peur, qu’on ferait en sorte que le donneur ait les mêmes caractéristiques physiques que le père, comme si l’acte qu’on leur proposait pouvait susciter une réprobation morale. Dès lors que l’institution médicale proposait un appariement, alors même que nos parents ne le demandaient pas, elle créait les conditions du secret.

Chacun s’accorde maintenant à considérer qu’il ne faut pas garder le secret. Mais il est difficile et frustrant pour les parents de révéler à un enfant son mode de conception sans pouvoir lui en dire plus. Dès lors que nous savons que nous avons été conçus par don, nous ne pouvons que nous interroger par exemple sur d’éventuels demi-frères ou demi-sœurs.

Nous aimons nos parents. Ils en sont si sûrs qu’ils soutiennent notre combat. Nous ne sommes pas en recherche d’un père. Que le donneur n’ait pas eu un projet d’enfant, tant mieux ! Car pour ce qui me concerne, je n’ai pas le projet d’avoir un nouveau père. Le mien me convient et je l’aime.

La levée de l’anonymat pourrait-elle faire baisser les dons ? Ce n’est pas ce que l’on a constaté en Grande-Bretagne ni dans d’autres pays. En Grande-Bretagne, le nombre de donneurs de sperme était de 346 en 1992. Il n’était plus que de 251 en 2005, année de levée de l’anonymat, mais il était déjà tombé à 224 l’année précédente. Et en 2008, il était remonté à 396, supérieur donc à ce qu’il était en 1992.

Si la levée de l’anonymat n’a pas diminué les dons, elle a en revanche modifié le profil psychologique des donneurs. Ils sont en général plus âgés, ont des enfants eux-mêmes plus âgés, et disent effectuer par leur don un geste solidaire, citoyen et responsable.

M. Philippe Vuilque. Ne serait-il pas bon d’attendre le retour d’expérience des pays étrangers, pour l’analyser avec tout le recul nécessaire ?

M. Noël Mamère. Si autant de pays, notamment européens, ont décidé de lever l’anonymat, c’est vraisemblablement qu’on y avait relevé des effets néfastes, à tout le moins contre-productifs, de cet anonymat. Ces pays ont sans doute aussi pris en compte l’évolution de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme sur le droit à la connaissance de ses origines personnelles. Tout cela doit nous inciter à réfléchir.

Mme Irène Théry. Il est intéressant de regarder ce qui s’est passé en Grande-Bretagne, où l’anonymat a été levé en 2005, et où s’étaient alors exprimées les mêmes craintes qu’en France aujourd’hui, notamment quant à une possible diminution du nombre de donneurs. Outre que ces craintes se sont révélées infondées, ce pays a considéré en octobre 2009 qu’il n’était pas allé assez loin dans la reconnaissance des droits des personnes et a permis que non seulement les enfants, s’ils le souhaitent, puissent connaître à leur majorité l’identité de leur donneur, mais que celui-ci aussi puisse obtenir des informations sur ce qu’il est advenu de son don : combien d’enfants en sont nés ? Quand ? De quel sexe ? Ainsi le donneur n’est-il plus considéré comme un simple fournisseur de matériau biologique de reproduction. Dès la page d’accueil du site de la HFEA (Human Fertilization and Embryology Authority), ce changement d’approche est perceptible. On s’y adresse en effet à la fois aux couples receveurs, aux enfants et aux donneurs, ce qui est une reconnaissance du rôle de chacun dans cette collaboration à trois pour aboutir à une naissance.

La question aujourd’hui en France est de savoir si, près de quarante ans après la création des CECOS, on continue de faire des parents qui y ont eu recours et des enfants qui en sont nés des « semi-clandestins » de notre système de parenté. L’écart est d’ailleurs grandissant entre les pratiques des CECOS et les prescriptions de la loi de 1994. Alors que les CECOS incitent désormais les couples à ne pas cacher à leur enfant comment il a été conçu, la loi en reste, elle, au « ni vu ni connu ».

La levée de l’anonymat, aussi bien en Grande-Bretagne qu’en Suisse, n’a pas fait diminuer les dons, au contraire. On l’avait craint, à la lumière de ce qui s’était passé en Suède où les dons avaient chuté, faute sans doute de l’accompagnement nécessaire. Il faut dire que la Suède avait été pionnière, levant l’anonymat dès 1985.

Mme Anne-Catherine Le Roux. L’une des conséquences de la levée de l’anonymat dans ce pays a été que les parents n’informent plus les enfants de leur mode de conception. Personne ne vient consulter les registres de donneurs.

M. Arthur Kermalvezen-Fournis. Chercher à connaître son donneur est une démarche intime, très personnelle. Si je rencontre mon donneur, je n’irai pas le crier sur les toits. Les statistiques ne devraient même jamais en avoir connaissance. Je ne vois pas pourquoi on tiendrait des registres de ceux qui ont formulé la demande, de ceux qui ont rencontré leur donneur, de ceux qui se sont arrêtés en chemin dans la démarche. Cette rencontre ne regarde que moi, mais elle est nécessaire pour construire la fiction qu’évoquait M. Lévy-Soussan. Mieux vaut que dans cette fiction, tous les personnages soient présents !

Un point commun de toutes les personnes conçues par don membres de notre association est que leurs pères ne sont jamais pris pour leurs géniteurs. L’histoire de nos parents est celle de personnes qui ont eu recours à un tiers pour avoir des enfants. Sur le plan symbolique, le garçon que je suis ne peut qu’être ravi que son père n’ait pas eu à faire l’amour avec sa mère pour le concevoir… Ce qui est invraisemblable est que dans une technique visant à concevoir des enfants, ceux-ci aient été oubliés. Beaucoup prétendent avoir des réponses pour nous, souvent mauvaises, notamment lorsqu’on prétend vouloir nous protéger. Pour notre part, nous avons une infinité de questions et nous continuerons de les poser inlassablement. Nous savons que cela dérange et que nous sommes devenus un poil à gratter, mais nous ne cesserons pas de l’être.

Mme Edwige Antier. Pédiatre ayant longtemps travaillé en maternité, je comprends parfaitement que certains souhaitent connaître leurs origines, d’autres non. Cela étant, il faut savoir que, vu le nombre de personnes réunies dans cette salle aujourd’hui, statistiquement il y en a au moins une qui n’est pas le fils ou la fille de son père et ne le sait pas. Comme nous l’a rappelé Axel Kahn lors de sa dernière audition, par le passé, environ 10 % des enfants n’étaient pas de leur père. Avec les progrès de la contraception, ce pourcentage est tombé à 3 %. Mais dans les maternités, alors qu’on procède à des tests de dépistage de nombreuses maladies génétiques en prélevant une goutte de sang au talon de l’enfant, on continue de ne pas déterminer son groupe sanguin. Il s’agit, d’une règle éthique à laquelle se conforment tous les médecins par crainte du désordre que le résultat pourrait provoquer dans les familles.

Une fois franchie cette étape dans la communication de leurs origines aux personnes conçues par don qui le souhaitent, et je peux comprendre ce souhait, je crains que l’étape suivante ne soit d’autoriser la recherche de paternité pour tous. En France, celle-ci n’est aujourd’hui possible que sur décision judiciaire, alors que dans beaucoup de pays, les tests génétiques de paternité sont autorisés librement. Si on a des doutes sur sa paternité ou sa filiation, il est très facile aujourd’hui de prendre un cheveu et de l’envoyer, en Suisse par exemple, à un laboratoire dont on aura trouvé les coordonnées sur internet et qui en examinera l’ADN.

M. Michel Vaxès. Je suis choqué d’entendre certains dire « nos pères ». On ne cesse d’affirmer qu’il n’y en a qu’un, tout en disant qu’il y en a un second. Pour ma part, je pense qu’il n’y en a qu’un et il ne m’intéresse pas de savoir s’il est ou non le père biologique. Quel ressort psychologique peut expliquer cette quête biologique chez certains ? Ce qui m’inquiète en cette affaire, c’est la biologisation de la filiation, et cela n’importe pas seulement pour la question en objet, mais toutes celles que nous aurons à aborder lors de cette révision des lois de bioéthique.

M. Arthur Kermalvezen-Fournis. Je ne sais pas, madame Antier, si vous auriez tenu les mêmes propos si ma mère s’était trouvée en face de vous. Je les trouve insultants. Peut-être certaines femmes couchent-elles avec n’importe qui. Mais ma mère n’a pas couché avec un donneur. Nous sommes dans un cas de figure très différent. La loi m’interdit pour l’instant d’avoir accès à mes origines. Elle ne dit rien des adultères et des enfants qui ont pu en naître.

Mon père m’a dit en avoir assez qu’on parle toujours du donneur, comme s’il avait tout fait, alors que c’est lui qui s’est investi au quotidien dans mon éducation. Le vrai père, c’est celui qui est présent auprès de l’enfant. Il n’y a pas de doute là-dessus. Simplement, nous cherchons à connaître l’homme qui a rempli la fonction biologique de reproduction que notre père n’a pu remplir. Il ne s’agit pas de « biologiser » la filiation ni la paternité. C’est tout de même un comble que l’on nous suspecte de « biologiser » quoi que ce soit, car si des personnes ont bien été « biologisées », c’est nous, puisque sans les biologistes, nous ne serions pas là.

M. Christophe Masle. Nos parents ont seulement eu recours à une technique médicale. Cela n’a rien à voir avec une quelconque « biologisation ».

Je ne me pose pas la question du risque d’inceste. Je sais qu’elle en taraude d’autres, comme l’idée de croiser son donneur dans la rue. C’est quelque chose à quoi je n’ai jamais pensé. Il y a plus d’enfants conçus naturellement au cours d’une relation adultère que d’enfants conçus par don ! Il y a derrière tout cela beaucoup de fantasmes.

L’important, c’est de prendre le temps du dialogue avec les parents et de les accompagner. L’annonce à un enfant de son mode de conception n’est jamais évidente. Je dois avouer que même pour moi qui aujourd’hui le vis sereinement, cela n’a pas été facile. J’ai eu divers fantasmes comme celui que mes parents n’avaient jamais eu de relations sexuelles. Chaque cas est unique et on ne pourra jamais faire que du « cas par cas ».

Nous qui sommes invités ici sommes privilégiés car nous avons été informés de notre mode de conception. Quid de tous ceux qui l’ignorent ? Quid aussi de tous ceux qui en ont été informés mais se moquent de cette question de l’anonymat ou non du don – c’est le cas, je l’ai dit, de mon petit frère ? Le plus important est de parvenir à vivre sereinement sans demeurer prisonnier de notre mode de conception. Je voudrais témoigner que c’est possible.

M. Jean-Marie Kunstmann. Je reviens un instant sur les expériences étrangères. En Suède, premier pays à avoir levé l’anonymat, on a observé dans les années qui ont suivi, une baisse drastique du nombre des donneurs, mais surtout une modification des pratiques. Beaucoup de couples suédois se sont adressés au Danemark où l’anonymat était toujours préservé et les demandes sur le sol suédois ont diminué – elles sont aujourd’hui trois fois moindres qu’en France. Et, comme cela a été dit, les couples sont désormais moins nombreux à informer leurs enfants. Aucune demande d’accès à l’identité du donneur n’a encore été enregistrée. Alors que le souci était celui d’une plus grande transparence, on en arrive à des pratiques plus occultes. C’est la preuve que pour légiférer efficacement, il faut aussi tenir compte des comportements et des aspirations des acteurs concernés.

En Grande-Bretagne, il y a eu une forte baisse des dons dans un premier temps, puis après d’intenses campagnes d’information, leur nombre est remonté. Mais là aussi, les comportements ont changé. D’après une récente enquête du Guardian, les donneurs souhaitent désormais que leur don ne serve pas à donner naissance à plus d’un ou deux enfants, par crainte d’être confrontés un jour à une tribu s’immisçant dans leur vie. La HFEA relève qu’en dépit d’un nombre de donneurs en augmentation, les délais d’attente s’allongent et que des couples se rendent à l’étranger, non seulement du fait de ces délais plus longs mais aussi pour bénéficier d’un don anonyme. L’autorisation d’accès à l’AMP pour les femmes seules ou homosexuelles change aussi la donne.

En France, selon notre enquête, 80 % des donneurs et 92 % des demandeurs approuvent le principe de l’anonymat. Si celui-ci était levé, 60,6 % des donneurs renonceraient à leur don et 25% des demandeurs à leur projet de recourir à un don de gamètes. On ne sait pas ce qu’ils feraient s’agissant de l’information des enfants sur leur mode de conception, mais il est probable que, comme à l’étranger, ils seraient plus enclins à garder le secret.

Soit notre société est capable d’accepter une parentalité qui ne soit pas fondée sur le lien biologique, comme les donneurs et les couples receveurs sont prêts à le faire, auquel cas il faut maintenir le principe de l’anonymat. Soit elle considère qu’on ne peut pas gommer le lien biologique, et il faut alors lever l’anonymat pour tous. Le projet de loi fait une proposition intermédiaire cherchant à concilier les intérêts et les aspirations de tous. La société ne fixe plus la règle, les acteurs se débrouillent comme ils peuvent. Les enfants peuvent demander, s’ils le souhaitent, à connaître leur donneur, et celui-ci accepter ou non de révéler son identité.

Les donneurs sont inquiets. Nous avons beau les assurer que la loi ne sera pas rétroactive et que de toute façon, ils ne pourront pas être identifiés s’ils ne donnent pas leur accord exprès, ils ne souhaitent pas même se trouver dans la situation, qu’ils jugent culpabilisante, d’avoir à dire oui ou non. En effet, nous disent-ils, si on nous pose la question, c’est qu’une personne derrière attend. Et ils n’ont pas envie de vivre cela. Voilà aussi un vécu humain et psychologique à prendre en compte avant de légiférer.

Quelle que soit la façon dont il a été conçu, chaque individu est confronté à la question de ses origines. Il doit faire avec l’histoire de ses parents et de leur rencontre, beaucoup dépendant aussi du récit qui en est fait.

M. Pierre Lévy-Soussan. Sur le plan juridique, on a toujours recherché un équilibre entre liens du sang et liens sociaux et psychiques. Il y a une grande ambivalence : certaines jurisprudences privilégient les premiers, d’autres les seconds.

À ceux qui prétendent que la levée de l’anonymat du don de gamètes n’aurait pas de conséquences juridiques, je ferai observer que la loi de 2002 instituant le CNAOP a eu des incidences importantes en matière de filiation adoptive. Plusieurs jugements d’adoption ont été cassés après le vote de cette loi, comme dans la désormais célèbre affaire Peter. La personnification du gamète ne serait pas non plus sans conséquences. Tout d’abord, elle pourrait donner un statut au donneur. Le Québec a ainsi décidé que le nom du donneur figurerait sur le livret de famille dans le cas de couples de même sexe s’engageant dans une procréation. Cela ouvre la voie à une pluriparentalité, laquelle peut être multiple avec un donneur de sperme, une donneuse d’ovocyte, une prêteuse d’utérus… Jusqu’à présent, la référence dans l’AMP a toujours été un couple hétérosexuel, infertile, dont les deux membres sont vivants et en âge de procréer. Il suffit de changer un seul de ces paramètres pour que l’édifice s’effondre et que la construction de la filiation ne soit plus possible. La personnification du gamète saperait la construction psychique du parent. Même anonyme, certains parents ont déjà du mal à se l’approprier. Quand des pères stériles nous disent en consultation qu’ils ne pourront jamais être « tout à fait le père » de cet enfant, nous essayons de les aider à dépasser ce fantasme du biologique, hélas extrêmement prégnant dans la société. Ce ne pourrait qu’être encore plus difficile si le gamète était personnifié. L’anonymat dans les IAD est un rouage essentiel de la réappropriation indispensable par le couple.

Ne faisons pas croire à une catégorie d’enfants que leurs origines sont extérieures à leur famille car l’origine de l’enfant est toujours portée par son père et sa mère. Tous les enfants, conçus naturellement, avec don ou adoptés, sont un jour confrontés à la question de leurs origines. L’important en l’espèce n’est pas l’information, mais bien la mise en parole de leur histoire. Et si la filiation a pu s’établir comme il faut, la réponse est que c’est à leur père et à leur mère, et à eux seuls, qu’ils doivent d’être nés.

M. le président Alain Claeys. Mesdames, messieurs, je vous remercie. Votre éclairage sera précieux à nos débats sur le titre V du projet de loi.

La séance est levée à dix-huit heures quarante.

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Présences en réunion

Réunion du mercredi 15 décembre 2010 à 14 heures

Présents. - Mme Nicole Ameline, Mme Edwige Antier, Mme Martine Aurillac, Mme Véronique Besse, M. Serge Blisko, M. Patrick Bloche, Mme Valérie Boyer, M. Xavier Breton, M. Yves Bur, M. Alain Claeys, M. Georges Colombier, Mme Catherine Coutelle, Mme Michèle Delaunay, Mme Sophie Delong, M. Michel Diefenbacher, Mme Laurence Dumont, M. Olivier Dussopt, Mme Jacqueline Fraysse, M. Jean-Patrick Gille, M. Gaëtan Gorce, M. Michel Heinrich, M. Olivier Jardé, M. Paul Jeanneteau, M. Armand Jung, Mme Marietta Karamanli, M. Christian Kert, M. Jean-Yves Le Déaut, M. Guy Lefrand, M. Jean Leonetti, M. Guy Malherbe, M. Noël Mamère, M. Hervé Mariton, Mme Martine Martinel, M. Alain Marty, M. Philippe Morenvillier, Mme Marie-Renée Oget, Mme Dominique Orliac, Mme Catherine Quéré, Mme Marie-Line Reynaud, M. Dominique Souchet, M. Jean-Louis Touraine, M. Philippe Tourtelier, M. Michel Vaxès, M. Jean-Sébastien Vialatte, M. Philippe Vuilque

Excusés. - M. Jean-François Chossy, Mme Anne Grommerch, M. Philippe Nauche, Mme Bérengère Poletti