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Mercredi 15 septembre 2010

Séance de 16 heures

Compte rendu n° 83

Présidence de M. Patrick Ollier Président

– Audition, ouverte à la presse, de M. François Roussely, président honoraire d’EDF, auteur du rapport présenté au Président de la République sur « l’Avenir de la filière française du nucléaire civil »

– Informations relatives à la commission

Commission
des affaires économiques

La commission a entendu M. François Roussely, président honoraire d’EDF, auteur du rapport présenté au Président de la République sur « l’Avenir de la filière française du nucléaire civil ».

M. le président Patrick Ollier. Nous sommes heureux d’accueillir François Roussely, que nous connaissons bien, notamment pour l’avoir souvent auditionné, toujours avec le plus grand intérêt, lorsqu’il était président d’EDF, et avec lequel nous avons développé au fil de ces années des relations de confiance et d’amitié.

Vous avez, monsieur Roussely, remis récemment au Président de la République un rapport sur l’avenir de la filière française du nucléaire civil, sujet qui intéresse au plus haut point notre Commission à l’heure du renouveau du nucléaire dans le monde. Ce n’est un secret pour personne, je suis favorable au nucléaire et chaque fois que j’ai pu, j’ai pesé de tout mon poids en sa faveur, notamment pour l’EPR (European pressurized reactor), symbole du savoir-faire français. Comment analysez-vous ce renouveau du nucléaire dans le monde ? Attachement variable des États à la sûreté et à la sécurité, rôle de la Chine, approvisionnement minier : autant d’interrogations qui sont également les nôtres. Je suis sûr que vous aurez à cœur de nous éclairer sur tous ces points.

Vous concluez à la nécessité qu’EDF soit le chef de file de la filière française, ainsi qu’à la pertinence du modèle intégré d’Areva. Je suis de ceux, nombreux dans notre Commission, qui partagent cet avis et se réjouissent donc de ces conclusions. Quelles formes selon vous devrait prendre le partenariat stratégique entre les deux groupes ? L’ensemble des réacteurs que nous pouvons proposer sur le marché international est une question déterminante et mieux vaut disposer d’une gamme diversifiée, incluant des réacteurs de moyenne et même de petite puissance, plutôt que d’un seul modèle. Je partage là encore totalement votre analyse. La participation d’EDF au capital d’Areva est-elle indispensable à la cohérence de ce partenariat, alors que les deux groupes ont un actionnariat public ? Ce partenariat pourrait-il également associer un entrant extérieur – la presse évoquait ce matin l’électricien chinois CGNPC , à même d’élargir encore la gamme proposée ?

Dans le cadre de la loi portant nouvelle organisation du marché de l’électricité (NOME), en cours d’examen au Parlement, nous allons donner des orientations pour l’avenir de la filière nucléaire à travers l’obligation faite aux bénéficiaires de l’ARENH (Accès régulé à l’énergie nucléaire historique) de développer des capacités de production ou d’effacement, le lancement d’une réflexion sur la sortie du dispositif à terme et l’éventuelle participation d’autres entreprises qu’EDF au développement du nucléaire. Pouvez-nous développer votre affirmation selon laquelle le financement privé du nucléaire relève du « principe de réalité » ?

Enfin, quelle place faites-vous dans la filière française au groupe GDF-Suez, peu cité dans votre rapport ?

M. François Roussely, président honoraire d’EDF. Je vous remercie d’avoir organisé cette audition et de l’avoir maintenue, alors que d’importants débats ont lieu en ce moment même dans l’hémicycle.

La renaissance du nucléaire a longtemps été attendue par tous ceux qui ont à cœur la politique de l’énergie. Depuis quelques années, on est passé du stade des vœux et des exhortations à des décisions concrètes d’investissement. On ne peut que s’en réjouir, surtout dans un pays comme la France qui a fait de la constitution d’une filière électro-nucléaire l’un des grands axes de sa politique industrielle durant les Trente glorieuses. Cette orientation a été extrêmement importante pour un pays de taille moyenne comme le nôtre et les succès obtenus doivent être tout particulièrement soulignés. Cela étant, il y a assez loin de l’image flatteuse que l’on a de notre industrie nucléaire, avec même un léger sentiment de supériorité par rapport à beaucoup d’autres pays du fait de notre expérience, à la réalité récente. Abu Dhabi, qui avait lancé un appel d’offres pour quatre réacteurs nucléaires, a finalement préféré la Corée à la France, dont le produit était 50 % plus cher. Cela étant, la perte de ce marché considérable aura peut-être été une chance : elle a permis aux pouvoirs publics, notamment au Président de la République et au secrétaire général de l’Élysée de lancer une réflexion sur l’état réel de notre filière électro-nucléaire.

Plusieurs signaux auraient déjà dû nous alerter auparavant. Quand, début 2005, la Chine a préféré le réacteur AP1000 de Westinghouse à l’EPR, ce fut un revers majeur, peut-être même plus sévère que celui subi à Abu Dhabi. Or, il n’y eut à l’époque aucune réaction. On aurait de même pu s’interroger à la perspective de voir le chantier de l’EPR finlandais durer deux fois plus longtemps et coûter deux fois plus cher que prévu. Or, là encore, aucune réaction ! L’évolution du chantier de Flamanville, où les dépassements, tant de budget que de délais, devraient être du même ordre qu’en Finlande, aurait elle aussi dû inquiéter. Enfin, la chute du coefficient de disponibilité de notre parc électro-nucléaire de 83/84 % à 76/78 % en seulement deux ans était un autre signe alarmant – un quart de notre parc était à l’arrêt ! Donc, depuis quelques années, plusieurs faits objectifs montrent que les facteurs qui ont assuré le succès de la France en matière nucléaire dans les années 70-80 ne sont plus réunis.

Pourquoi ? L’organisation dont notre pays s’était doté à la fin des années 60 et au début des années 70 pour construire son parc électro-nucléaire reposait sur l’alliance de trois types de compétences, celles, scientifiques, du Commissariat à l’énergie atomique (CEA), celles, industrielles, de Creusot Loire, devenu Framatome puis Areva, et celles, d’ingénierie, d’EDF, qui disposait également en tant qu’exploitant du retour d’expérience. Mais chacun de ces acteurs se trouvait alors en situation de monopole, n’avait d’autre horizon que l’Hexagone mais surtout enchaînait les constructions de centrales – cette continuité calendaire a été un facteur déterminant de synergies, d’économies d’échelle et d’enrichissement permanent des compétences et de l’expérience au sein des équipes. Ces caractéristiques ont aujourd’hui disparu. Le CEA travaille toujours sur le nucléaire, mais son champ de compétences s’est élargi aux biotechnologies et aux énergies alternatives, comme en atteste d’ailleurs son nouveau nom de Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives. Areva est désormais en concurrence avec beaucoup d’autres entreprises au niveau mondial. Quant à EDF, son statut a évolué en même temps que le marché de l’électricité s’ouvrait à la concurrence.

On a par ailleurs sous-estimé la durée de vie des centrales en l’évaluant entre 30 et 40 ans. C’est ce qui explique qu’en matière industrielle, tout ait été calé sur l’horizon 2020, date à laquelle on pensait qu’il faudrait remplacer le réacteur de notre première centrale, Fessenheim. Or, on sait aujourd’hui de science sûre, comme cela a été démontré aux Etats-Unis et dans d’autres pays, que la durée de vie d’une centrale correctement entretenue est de 50, voire 60 ans. Si chacune de nos 58 centrales dure 60 ans, cela signifie que nous n’en aurons aucune nouvelle à construire avant 2030-2040. La dimension internationale revêt alors une nouvelle place : la renaissance du nucléaire ne sera pas tirée par la demande nationale des pays déjà équipés, mais par les pays émergents qui souhaitent accéder à l’énergie nucléaire pour l’indépendance énergétique qu’elle offre, mais aussi sans doute pour son caractère plus respectueux de l’environnement et ses avantages en matière de développement durable. De plus, il nous faut aujourd’hui satisfaire la demande de pays aussi divers que la Chine, la Jordanie, le Vietnam, l’Afrique du Sud ou l’Egypte, demande qui sera nécessairement hétérogène, car tous ces Etats ont des besoins différents, et, surtout, l’enchaînement calendaire des constructions sur lequel reposaient nos synergies n’est aucunement garanti. Il n’y a aucune raison de penser que la construction de la centrale de Taishan en Chine se terminera juste au moment où commencera celle de Jordanie et que l’on pourra attendre la fin de ce chantier-là avant de commencer celui d’Afrique du Sud. Dispersion géographique, diversité des situations et discontinuités temporelles : voilà à quoi il va nous falloir faire face.

Première conséquence : il faudrait être davantage tourné vers le client. Cela peut paraître évident, mais nous en étions loin, à Abu Dhabi par exemple où nous étions toujours dans une logique d’offre où les entreprises publiques décidaient à la place du client quel produit il fallait à celui-ci. Or, nous ne disposons d’aucune structure permettant de recenser, de façon méthodique et neutre, les besoins tels qu’ils s’expriment : quand tel pays souhaite-t-il disposer de réacteurs ? Un seul de forte puissance ou plusieurs, plus petits ? De quelle puissance ? Faisant appel à quelle technologie ? Il faut nous doter rapidement d’une telle structure, rassemblant toutes les compétences existantes, publiques et privées, et capable d’analyser avec les clients leurs demandes. Ce pourrait être un GIE ou une société à actions simplifiées, comme dans le secteur aéronautique où une structure ad hoc chez Airbus recense en permanence les clients potentiels, analyse leurs besoins exacts et permet d’adapter l’offre en conséquence. Si nous avions procédé de la sorte à Abu Dhabi, nous aurions compris que ce pays souhaitait une centrale de type Flamanville opérée par EDF. EDF n’ayant pas souhaité s’y engager pour des raisons qu’il ne m’appartient pas de juger, on a dit au pays qu’on allait lui fournir un produit différent mais encore plus performant. On a vu le résultat !

Du côté de l’offre, nous avons tout misé sur l’EPR dans la perspective du renouvellement de notre parc nucléaire, où l’EPR prendrait la suite logique des réacteurs 900 MW, puis 1 300 MW et 1 500 MW de Chooz et Civaux. Mais pouvons-nous aborder le marché mondial avec un seul produit ? Est-il une seule entreprise au monde, dans quelque domaine que ce soit, a fortiori lorsqu’il s’agit d’investissements aussi lourds que dans le nucléaire, s’engageant à l’exportation avec une offre commerciale unique ? L’EPR, de conception franco-allemande, qui a commencé d’être esquissé dans les années 1989-1990, a incontestablement des vertus, mais il est très « typé ». Nos amis allemands étaient alors inquiets des dommages que des avions de combat, dont quelques-uns avaient alors eu des accidents, auraient pu lui causer en s’écrasant sur le réacteur – ce qui explique le renforcement prévu du dôme. Il y avait aussi eu Tchernobyl en 1986, d’où la demande légitime que le réacteur puisse supporter la fusion de son cœur sans danger pour quiconque – d’où la nécessité d’un cendrier susceptible de récupérer des cendres à 2 200 °C. Puis sont survenus les attentats du 11 septembre 2001 qui ont nourri une nouvelle crainte, celle qu’un avion de ligne puisse s’écraser sur le réacteur, au risque de casser l’étanchéité de la double enceinte du bâtiment l’abritant. L’EPR répond à toutes ces préoccupations légitimes de sûreté des industriels et opérateurs français et allemands, mais nul ne dit que dans le monde, tous les clients potentiels exigent le même renforcement, source de surcôuts substantiels et de retards dans la fabrication. La demande porte vraisemblablement aujourd’hui davantage sur des réacteurs de 800 à 1 000 MW, dont on n’a hélas, pas le début du commencement d’une ébauche industrielle. Le réacteur ATMEA qu’Areva étudie avec Mitsubishi est intéressant mais il faudra encore peut-être dix ans pour passer du stade de projet à une réalisation industrielle. De plus, une partie du projet dérive de l’EPR. Il est donc fort à parier qu’on aboutisse à un outil lui-même assez coûteux, difficile à utiliser et produisant un KW/h pas aussi compétitif qu’on le voudrait. Il faut trouver le moyen de fournir des réacteurs de plus faible puissance. Nous ne pourrons pas maintenir nos positions commerciales sans une gamme diversifiée et mieux adaptée de produits.

Autre conséquence de la nouvelle donne internationale : il est impératif de renforcer la coopération entre Areva et EDF, notamment parce que ce qui fait la singularité de la France sur le plan mondial, et ce sans doute pendant encore quelques années, est que quand Areva vend un réacteur, il vend une cuve et un combustible, mais aussi un service après-vente EDF, responsable de l’ingénierie et de l’exploitation, qui n’a rien moins que quelque 1 500 « années-réacteur » d’expérience. Aucune autre entreprise au monde ne peut se prévaloir d’une telle expérience.

Qui doit être le chef de file de la filière nucléaire française ? Certains prétendent que ma réponse ne peut qu’être biaisée de par mes relations amicales avec tel ou tel et parce que je suis un ancien président d’EDF. Mais je n’ai pas le moindre scrupule à le dire, il n’y a pas la moindre hésitation à avoir : l’architecte-ensemblier, le seul capable à pouvoir mener à bien de manière intégrée une opération aussi complexe que la construction d’une centrale nucléaire et son exploitation ultérieure, ne peut être qu’EDF. On mesure d’ailleurs toute l’importance de l’exploitant en regardant ce qui s’est passé à Abu Dhabi. Le choix d’ENEC (Emirates nuclear energy corporation) a davantage porté sur un exploitant que sur un fournisseur de cuve ou de combustible. Et il n’est pas indifférent que KEPCO, l’exploitant coréen finalement retenu, ait aujourd’hui la même démarche qu’EDF il y a une trentaine d’années, exploitant pour l’instant 24 réacteurs et s’apprêtant à en construire 50 ou 60, ce qui lui permet des gains de productivité considérables. Le chef de file doit être EDF, tout simplement parce que seule EDF a la capacité d’intégration nécessaire. Le refuser au nom de futiles chicayas priverait notre pays d’une position commerciale majeure.

Pourquoi mon rapport n’accorde-t-il pas plus d’importance à GDF-Suez ? C’est que l’urgence ne me semble pas d’avoir un deuxième ou un énième champion national, mais bien d’abord de restaurer la force de frappe de ceux qui constituèrent longtemps le premier, à savoir Areva et EDF, auxquels on peut ajouter Alstom et le CEA. Quel pays abandonnerait son champion en phase d’adaptation pour favoriser l’émergence d’un autre ? Par ailleurs, tout cela ne se décrète pas. Ce sont les clients, et eux seuls, qui jugent si les solutions proposées répondent ou non à leurs besoins. Ce n’est que lorsque nous aurons retrouvé une réelle efficacité industrielle en ce domaine, fortement consommateur de capitaux, que nous pourrons nous demander s’il y a place en France pour un deuxième champion. Cela ne préjuge rien de négatif sur GDF-Suez qui, par son acquisition d’International Power, a fait la preuve de sa capacité à être, le moment venu, un groupe de stature mondiale. Mais l’urgence n’est pas là aujourd’hui. Ne dispersons pas notre effort.

Tout en n’étant plus au centre du jeu, l’État doit tenir compte des évolutions susdécrites et aider à ce que la filière nucléaire française réponde à la diversité des besoins de par le monde. Plus d’une dizaine de comités ont été constitués par le passé, dont la plupart ne se sont jamais réunis au cours des dix dernières années. Il faut remettre de l’ordre dans tout cela et assurer un meilleur suivi, car, comme aux Etats-Unis ou en Russie, l’État est bien entendu partie prenante au premier chef du développement du nucléaire. Le Président de la République l’a d’ailleurs bien senti, en créant un comité de politique nucléaire.

Je regrette l’absence d’un ministère de l’énergie ou d’un secrétariat général à l’énergie, qui ne s’occuperait que de politique énergétique et aurait toute légitimité politique pour ce faire. Je comprends bien qu’il est difficile de faire coïncider l’échelle de temps des décisions en ce domaine, de l’ordre du demi-siècle, avec les échéances politiques ! Mais que nul n’ait réagi quand la Chine a préféré la technologie de Westinghouse à celle d’Areva ou quand le chantier de l’EPR finlandais a pris tant de retard atteste de cette carence.

Enchaîner les constructions permet des synergies et des économies d’échelle, partant, une plus grande efficacité. Or, aujourd’hui, au lieu d’aller vers une standardisation des EPR, on met au point des prototypes répondant chacun aux exigences des autorités de sûreté des pays concernés. En effet, alors que la compétition est mondiale, les réacteurs sont certifiés par des autorités de sûreté strictement nationales, si bien que l’EPR finlandais n’est pas tout à fait le même que le français, et au Royaume-Uni, où quatre doivent être construits, les règles seront encore différentes. L’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) doit impérativement se coordonner avec ses homologues. Enfin, une autorité de sûreté responsable ne saurait se contenter d’empiler les règles de sûreté en faisant comme si celles-ci n’avaient aucune incidence économique et financière dans l’équilibre d’exploitation des projets. Loin de moi l’idée de réacteurs low cost ou low safety mais il faut concilier au mieux sûreté et équilibre économique. Il ne me choquerait pas que l’ASN, autorité administrative indépendante, récapitule de manière totalement impartiale les principales caractéristiques techniques des réacteurs que l’on se propose de vendre à l’international. Il est incroyable de disposer de telles fiches techniques pour n’importe quel appareil électroménager et pas pour une centrale nucléaire ! Cela aurait par exemple permis d’éviter certaines prises de position tout à fait inopportunes au moment où le Gouvernement présentait les produits français dans le Golfe.

Il faut par ailleurs demander à l’ANDRA (Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs), d’associer de façon urgente EDF, Areva et le CEA à la définition et à la réalisation du projet de centre de stockage en couche géologique profonde à Bure. La loi du 28 juin 2006 dispose notamment que d’ici à 2011, l’ensemble des entreprises produisant des déchets radioactifs devront avoir provisionné dans leurs comptes les sommes correspondant au coût de ce stockage et qu’en 2015 la demande d’autorisation soit instruite pour une mise en exploitation en 2025. Or, l’ANDRA a pris du retard. Les vérifications géologiques nécessaires ont été effectuées. Il faut passer maintenant à la réalisation du projet et la soumettre à un co-contrôle de ceux qui en assumeront le coût, à savoir le CEA, EDF, Areva,…qui ne sont pas aujourd’hui convenablement représentées dans les instances de décision de l’ANDRA.

Je termine en mentionnant quelques points que je n’ai fait qu’évoquer dans mon rapport, le Président de la République n’ayant pas souhaité qu’il en soit traité en juillet et les ayant renvoyés à l’automne. Tout d’abord, les problèmes de financement. Il n’y a pas de dogme en la matière. Il n’y a pas à craindre les investisseurs privés, dont la participation me paraît même au contraire judicieuse, vu l’échelle de temps des décisions prises. Mais nulle part au monde n’existe une industrie nucléaire de marché, financée uniquement sur le marché. J’en veux pour preuve que le président Obama vient d’ouvrir une ligne de crédit de quelque 70 milliards de dollars pour accorder la garantie de l’État aux entreprises américaines appelées à investir lourdement dans le nucléaire. En effet, le retour sur investissement est si long en ce domaine qu’il peut faire hésiter les investisseurs privés. Les financements mixtes, public-privé, sont une bonne solution.

Un autre point important est celui des ressources humaines. En effet, la majorité des salariés qui avaient travaillé à la construction des dernières centrales, Chooz ou Civaux, ont désormais pris leur retraite d’EDF. Si on ne veille pas à former suffisamment de personnes pour assurer le renouvellement des compétences, on va au-devant de difficultés. Je ne pense pas seulement aux ingénieurs car il s’en formera toujours, encore qu’il faille être très attentif aux conséquences de certaines décisions. En Allemagne, dès l’annonce de la sortie du nucléaire par M. Schröder, les filières de formation ad hoc de l’enseignement supérieur se sont taries du jour au lendemain. On a observé le même mouvement en France à l’annonce de la fermeture de Creys-Malville. Mais ce n’est pas là ce qui est le plus préoccupant. La construction d’une centrale nucléaire est un chantier très complexe et très long, qui requiert de multiples métiers, souvent exercés par des personnes de nombreuses nationalités. Le fait de ne pas disposer de personnels d’expérience, ayant déjà participé à la construction d’une centrale ou en tout cas à des chantiers aussi complexes, sera un handicap.

Sur les 200 000 salariés qui travaillent directement ou indirectement dans le secteur nucléaire, environ 22 000 travaillent à la maintenance des « arrêts de tranche » et parmi eux, 18 % sous statut précaire – intérim, CDD, contrat de chantier. Or, ce sont ces personnels-là qui sont pourtant les plus exposés à la radioactivité. D’où l’idée d’établir une charte fixant les conditions de travail qui s’appliqueraient à tous les salariés du nucléaire en France.

Un autre sujet-clé est celui de la recherche-développement. Ses dépenses ont trop souvent été les premières sacrifiées sur l’autel de la libéralisation. Or, pour préparer la quatrième génération de réacteurs, appelés à entrer en service au-delà de 2050, c’est maintenant qu’il faut faire porter l’effort.

Enfin, je ne peux passer sous silence un point qui fait l’objet d’un autre rapport, la dimension civilo-militaire de l’industrie nucléaire. La clarification nécessaire dans le domaine civil imposera aussi certaines réorganisations dans le domaine militaire puisque cela touche à la force de propulsion des engins de notre force de dissuasion.

M. le président Patrick Ollier. Je vous remercie de cette présentation. J’étais déjà totalement d’accord avec vous à la lecture de votre rapport. Je le suis encore davantage, si c’est possible, après vous avoir entendu.

M. François Brottes. J’ai lu avec attention votre rapport, du moins ce dont nous avons attendu avec impatience que son commanditaire veuille bien transmettre à la représentation nationale. Il ne contient rien de révolutionnaire pour les spécialistes de ces sujets mais tout y est traité : sûreté, transparence, évolution des technologies, coordination nécessaire entre les acteurs…. Je ne sais pas s’il existe une version moins édulcorée que celle qui nous a été communiquée. Je ne veux pas croire, connaissant votre franchise, monsieur Roussely, que vous n’ayez pas été plus direct sur certains points. Nous sommes donc un peu déçus, mais vous n’êtes pas responsable de ce que nous n’ayons peut-être eu communication que partielle de votre travail.

Pour ma part, il ne me choque pas que vous n’ayez pas fait figurer GDF-Suez dans « l’équipe France », dans la mesure où nous n’avons que fort peu de prise sur les acteurs privés.

S’agissant des aspects financiers et du rôle du nucléaire dans le mix énergétique, peut-être auriez-vous pu en dire davantage sur la question de la base et des pointes, car les stratégies en dépendent aussi. Beaucoup de pédagogie est nécessaire auprès de l’ensemble des politiques, y compris des décideurs gouvernementaux. Nous avons du mal à expliquer ces points, complexes pour nos concitoyens, qui souvent mélangent tout dans le débat sur les énergies renouvelables et voient parfois l’ombre du politique là où il n’est question que de technique. Un rapport émanant de vous et abordant ces sujets eût pu aider à clarifier les choses, car la filière nucléaire n’est pas isolée du reste et fait bien partie du mix énergétique. Nous sommes donc un peu frustrés sur ce point.

Il manque à l’évidence un pilote dans l’avion, vous le dites sans ambiguïté, et son manque continue de se faire sentir – on vient d’apprendre que EDF va conclure des accords avec la Chine au détriment d’Areva, preuve que les leçons de l’expérience n’ont pas encore été toutes tirées !

L’État, de droite comme de gauche, est schizophrène en matière de nucléaire. Il attend beaucoup de retombées financières de la filière et, soucieux des quelques milliards attendus chaque année pour alimenter le budget de l’État, il « oublie » de dire certaines choses en matière de sûreté ou de transparence. Cet aspect-là n’est pas du tout évoqué dans le rapport, du moins dans ce qui nous en a été transmis, mais peut-être certaines pages classées « secret défense » ont-elles été ôtées.

Pour le reste, je vous remercie d’avoir appelé l’attention des pouvoirs publics sur la nécessité impérative d’une meilleure coordination entre les acteurs. Celle-ci met toutefois du temps à venir. Son absence nuit au mix énergétique, à « l’équipe France » et aux entreprises elles-mêmes qui ne pourront pas s’en sortir si elles continuent à se faire la guerre.

M. Serge Poignant. Je vous remercie, monsieur Roussely, de vos positions claires. Oui, EDF doit être le chef de file de la filière nucléaire et le modèle intégré d’Areva a toute sa pertinence. Il fallait faire le point de la situation, comme vous l’avez fait. Il faut expliquer et encore expliquer, faire de la pédagogie, comme l’a dit notre collègue, auprès de nos concitoyens mais aussi des parlementaires.

Dans le mix énergétique, je soutiens les énergies renouvelables, mais surtout toutes les énergies décarbonées, dont fait partie le nucléaire. Sur le plan international, le souci est bien de réduire les émissions de CO2. Il faut donc insister sur ce point.

La France n’a pas remporté l’appel d’offres d’Abu Dhabi, et de loin, le coût de son produit étant très largement supérieur à celui du concurrent retenu. Le coût final dépend certes des coûts de construction et de financement, mais aussi des normes de sécurité. Or, les règles ne sont pas partout les mêmes dans le monde. Le réacteur coréen finalement choisi par Abu Dhabi n’est-il pas moins sûr ?

On dénombre aujourd’hui un peu plus de 400 réacteurs dans le monde, pour une capacité de 370-380 GW/h et il est possible que d’ici à 2030, on en construise autant, au moins en capacité. Pourtant ces dix dernières années, il n’y a eu qu’une trentaine ou une quarantaine de GW/h d’origine nucléaire supplémentaires. Pensez-vous donc que la demande mondiale va fortement s’accélérer dans les années à venir ?

Aux côtés de l’EPR 1 600 MW, il faut développer des réacteurs de 800 ou 1 000 MW, comme l’a d’ailleurs également demandé le président d’EDF, Henri Proglio. Comment voyez-vous, pour votre part, la quatrième génération de réacteurs à neutrons rapides ? Que faut-il faire en matière de recherche-développement pour soutenir la concurrence d’autres pays sur cette technologie ?

Vous préconisez la création d’un ministère ou d’un secrétariat général à l’énergie et demandez une meilleure coordination entre nos entreprises nationales. Mais au-delà, ne pensez-vous pas qu’une politique européenne de l’énergie serait nécessaire ? Comment faire pour y parvenir et quelle place pourrait y prendre la France ?

M. le président Patrick Ollier. Notre collègue Daniel Paul, qui a un impératif l’ayant obligé à nous quitter avant la fin de cette audition, m’a prié de bien vouloir lire son intervention, ce que je fais bien volontiers :

« Je porte une appréciation positive sur certaines propositions du rapport qui semblent tirer les leçons du passé concernant le rôle d’EDF, le souci de la situation des salariés et des sous-traitants, l’allongement de la durée de vie des centrales, la réalisation du centre de stockage des déchets radioactifs.

« En revanche, des interrogations demeurent sur certains de ces sujets, et sur d’autres. Tout d’abord, le projet de Penly dont il faut réaffirmer la nécessité, pour faire face aux besoins, tout en retenant l’idée de retour d’expérience. Le financement des investissements nécessaires n’est pas sans poser de problème, alors que la transformation du statut d’EDF modifie son accès à la garantie de l’État et que plusieurs facteurs – nécessité d’investissements sur le réseau de distribution, loi NOME, extension de la durée de vie des réacteurs existants,… – poussent à une augmentation des prix. Quel est votre avis sur l’augmentation des prix ?

« Je suis de ceux qui souhaitent qu’on ne laisse pas le nucléaire entre les mains du marché. C’est important pour les personnels dont la situation est préoccupante, en particulier celle des « nomades du nucléaire ». Vous ouvrez une piste en préconisant l’élaboration d’une charte. Pouvez-vous nous en dire davantage à ce sujet ?

« J’avais soulevé, il y a quelques années, sans succès, la question de la diversification de l’offre commerciale française. Quels partenariats sont possibles en France en ce domaine ? Comment garantir l’équilibre économique sans réduire la sécurité ? »

Mme Pascale Got. Vous suggérez, monsieur Roussely, de prolonger à soixante ans la durée de vie des centrales actuelles, à sécurité constante. A-t-on vraiment les moyens techniques de doubler cette durée de vie et est-ce compatible avec l’impératif de sécurité ?

Vous préconisez également de « planifier une hausse modérée mais régulière des tarifs de l’électricité afin de permettre le financement du renouvellement du parc à long terme. » Les hausses récemment intervenues intègrent-elles d’ores et déjà cette exigence ? Jusqu’où pensez-vous qu’il soit raisonnable d’augmenter les tarifs ? Enfin, « régulières », ces hausses ne risquent-elles pas à la fin de n’être plus « modérées » ?

Vous proposez enfin de lancer un programme national d’éducation à l’énergie en milieu scolaire, dès l’école primaire. Pouvez-vous nous en dire davantage sur les objectifs de ce programme et surtout ses modalités ?

M. Alfred Trassy-Paillogues. Député de Seine-Maritime, siège des centrales de Paluel et Penly, je suis tout particulièrement intéressé par le sujet du nucléaire. Pourriez-vous nous en dire plus sur les performances comparées des différents acteurs ? Pensez-vous que nos deux entreprises phares, EDF et Areva, qui n’ont pas exactement le même statut, puissent avoir des conceptions identiques ? Une coopération au forceps ne risque-t-elle pas de faire perdre à chacune son âme?

Pourriez-vous nous en dire davantage également sur les relations entre les grands opérateurs et leurs sous-traitants ? Existe-t-il un effort de recherche-développement commun ? Une coopération vous paraît-elle envisageable, facile à metre en oeuvre et à quel horizon ?

Mme Annick Le Loch. L’avenir de la filière nucléaire passe aussi par le démantèlement des installations arrivées en fin de vie. L’ASN a dit qu’elle était favorable à la saisine de la Commission nationale du débat public (CNDP) lorsqu’il y a à trancher entre différentes options. La question se pose notamment pour le site des Monts d’Arrée dans le Finistère, dont je suis l’élue. J’ai écrit à ce sujet au ministre d’État, chargé de l’énergie et de l’écologie, sans avoir à ce jour obtenu de réponse. Quel rôle doit, selon vous, jouer la CNDP lors de ces démantèlements et quelle est, d’une manière générale, votre position sur un large recours au débat public s’agissant de l’avenir du nucléaire français ?

M. Louis Cosyns. Vous exposez les raisons des difficultés de notre pays à exporter l’EPR et suggérez la création d’un ministère de l’énergie, tout au moins d’un secrétariat général à l’énergie. Il est légitime qu’en matière tant d’organisation que de gestion de la filière nucléaire, l’État tienne fermement les leviers de commande, au nom même de l’intérêt général. Quels seraient selon vous les avantages réels de la nouvelle gouvernance de la filière que vous préconisez ?

L’ANDRA a fait appel aux communes sur la base du volontariat pour le stockage de déchets radioactifs de faible activité, mais de demi-vie longue. Je doute que beaucoup se soient portées candidates. Peut-être cela explique-t-il les retards pris…

Mme Frédérique Massat. Comment voyez-vous la mise en place d’une tarification du CO2, que vous préconisez ?

Vous préconisez une hausse modérée et régulière des tarifs de l’électricité afin de préparer le financement du renouvellement du parc et demandez qu’on s’assure que le prix de cession de l’électricité par EDF prévu par la loi NOME couvre bien à terme le coût complet du renouvellement du parc. Ces hausses seront-elles supportables pour les consommateurs ?

Vous suggérez que les financements destinés aux énergies renouvelables puissent être ouverts aussi au nucléaire. J’avoue ne pas comprendre cette proposition…

Vous recommandez l’élaboration d’une charte au bénéfice des salariés de la filière nucléaire en France. Une charte, c’est bien peu. De surcroît, vous ne parlez que de la France. Pourquoi ne pas inclure aussi les salariés qui travaillent à l’étranger, notamment dans les mines d’uranium, dont les conditions d’exploitation laissent à désirer, tant pour leur sécurité sanitaire que celle des populations riveraines, et endommagent l’environnement ?

S’agissant de l’ASN, vous indiquez que l’État doit définir « un modus vivendi équilibré avec elle, c’est-à-dire réaffirmer le rôle régalien qu’il ne devrait pas abandonner à une autorité indépendante. » Pensez-vous donc que l’ASN a trop de pouvoir ? Entre les exigences économiques et les impératifs de sécurité, où placez-vous le curseur ?

M. Serge Poignant. Lorsque vous indiquez que les tarifs de l’électricité doivent augmenter de façon à couvrir le coût de renouvellement du parc à long terme, s’agit-il bien pour vous du seul parc existant ?

M. François Roussely. Monsieur Brottes, vous dites avoir été déçu à la lecture de la synthèse de mon rapport. Je ne porte aucune responsabilité dans le choix de diffuser cette synthèse plutôt que le rapport dans son entier. Mais il faut reconnaître que certaines considérations, si elles ne sont pas maniées avec la plus extrême précaution, peuvent avoir des conséquences non négligeables pour des entreprises cotées en Bourse ainsi que sur certaines de leurs relations contractuelles. Cela étant, je suis tout à fait disposé à développer plus longuement lors d’une réunion de travail spécifique les aspects concernant, par exemple, le financement.

La singularité de la France est que son électricité est à 80 % d’origine nucléaire, si bien que la consommation de semi-base et de pointe est également assurée par le nucléaire, outil qui n’est pas vraiment fait pour cela. Les résultats de certains opérateurs étrangers sont meilleurs parce qu’ils n’utilisent le nucléaire qu’en consommation de base et que du coup, le coefficient de disponibilité de leur parc peut être plus élevé. On ne peut pas vraiment comparer nos résultats à ceux de pays dans lesquels seul un tiers de l’électricité est d’origine nucléaire. En France, certaines pièces des réacteurs, utilisés aussi pour les pointes, subissent une usure beaucoup plus rapide. Cela étant, on peut sans nul doute améliorer la disponibilité de notre parc et il faut remonter la pente. Un point supplémentaire de disponibilité représente tout de même quelque 200 millions d’euros de résultat supplémentaire. Si les résultats ne sont pas excellents, cela tient aussi à certains investissements qui ont été nécessaires, à la politique sociale de l’entreprise…

Un mot des relations entre EDF et l’électricien chinois CGNPC, même s’il serait sans doute plus pertinent que vous interrogiez l’actuel président d’EDF sur le sujet. Je ne pense pas qu’il y ait de craintes à avoir. Face à une demande diversifiée, soit on s’en tient au produit unique que l’on possède et on ne pourra pas répondre aux besoins de l’Afrique du Sud par exemple qui souhaite un réacteur de plus faible puissance. Soit on conclut des partenariats avec d’autres électriciens à même de fournir de tels réacteurs – ce qui est le cas de CGNPC qui produit notamment un CPR 1000. Faut-il se féliciter qu’EDF puisse offrir, à côté de l’EPR, le CPR 1000 ? Certains ont parlé de retour en arrière, notamment en matière de sécurité, ce réacteur est un réacteur de deuxième génération amélioré possédant moins de redondance des circuits de sauvegarde que l’EPR. Mais la vérité oblige de dire que le CPR 1000 est équipé d’outils de contrôle-commande que ne possèdent même pas nos réacteurs 900. Certes, le CPR 1000 n’est pas l’EPR, mais il n’est pas dangereux et si EDF décidait de s’associer à sa commercialisation, ce ne serait pas une hérésie. Il est beaucoup plus moderne que les tranches homologues de notre propre parc. Serait-ce un mauvais coup contre Areva, mettant à mal la coopération souhaitée entre les deux entreprises ? Elles ne sont pas liées. EDF n’est pas tenu de proposer uniquement des réacteurs produits par Areva, pas plus qu’Areva n’est contraint de ne proposer ses produits qu’à EDF. Il n’y a rien de choquant à ce qu’EDF essaie de combler le « trou » qui existe entre l’EPR et l’ATMEA, lequel ne sera pas prêt avant cinq ou six ans. On n’est plus en situation de monopole aujourd’hui. Au contraire, la concurrence fait rage et les clients souhaitent avoir le choix. La relation ancienne et de qualité établie avec CGNPC ne doit pas inquiéter.

S’agissant du calendrier, je n’ai aucun pouvoir. J’ai formulé des recommandations, comme il me l’a été demandé. Il appartient aux pouvoirs publics de décider de leur mise en œuvre. Je relève toutefois que le président d’EDF et la présidente d’Areva se sont rencontrés, esquissant une coopération pouvant être l’amorce du partenariat que le Président de la République appelle de ses vœux. On va donc, me semble-t-il, dans la bonne direction.

Monsieur Poignant, vous êtes favorable aux énergies décarbonées. Est-il choquant, madame Massat, d’affirmer que le nucléaire est une énergie renouvelable ? Au-delà des interminables querelles théologiques, on peut en tout cas considérer que c’est une énergie propre et il faut, sans chauvinisme, se féliciter que la France soit le seul pays au monde à produire 95 % de son électricité sans CO2, avec 80 % de nucléaire et 15 % d’hydraulique.

Pour ce qui est de concilier les exigences économiques et les impératifs de sûreté, je tiens à dire ici que nul ne brade la sécurité en matière nucléaire, pas plus la Corée que la France. Les entreprises coréennes ont les mêmes préoccupations que celles qui étaient les nôtres il y a trente ans. Le pays tire aujourd’hui profit d’un effet de masse, semblable à celui dont nous profitions à l’époque de la construction de notre parc, une ingénierie intégrée permettant d’importantes synergies. La perte du marché d’Abu Dhabi a pu apparaître comme un orage dans un ciel serein, mais tel n’était pas le cas : tous ceux qui connaissent bien les pays du Golfe savent le rôle qu’y jouait déjà l’ingénierie coréenne dans de nombreux domaines, notamment le bâtiment. Peut-être devrions-nous réfléchir à une meilleure organisation de nos forces en matière d’ingénierie aussi dans le BTP, la recherche pétrolière…

Oui, la construction de réacteurs va s’accélérer dans les années à venir. Alors qu’aujourd’hui en Inde, en Chine, en Corée et au Japon, on en dénombre un peu plus de 100 en fonctionnement, 35 sont en construction et 72 en projet.

Pour ce qui est de la quatrième génération, elle sera décalée dans le temps du fait de l’allongement de la durée de vie des centrales. Quand on parlait il y a 10 ans de remplacer le réacteur de Fessenheim par un EPR qui devait être prêt vers 2015, on pensait qu’une centrale pouvait durer 40 ans. Si sa durée de vie est de 50 ou 60 ans, cela donne davantage de temps aux chercheurs pour avancer sur le plan scientifique. Beaucoup de travail reste à faire en ce domaine. À ce sujet, les éléments qu’aurait pu apporter Super-Phénix nous feront défaut – je ne dis pas pour autant qu’il faut le reconstruire !

Faudrait-il une politique européenne de l’énergie ? C’est si évident qu’on se demande bien pourquoi il n’y en a pas eu jusqu’à présent. Lorsque j’étais président d’EDF, j’avais demandé au commissaire européen chargé de la recherche-développement pourquoi l’Union n’y consacrait pas davantage. Je m’en étais également entretenu avec le président de la Commission européenne de l’époque, M. Prodi, ancien ministre italien de l’énergie, convaincu comme moi de cette nécessité. Hélas, rien de concret n’a suivi, comme si chacun pensait qu’il n’appartenait pas à l’Europe d’intervenir dès lors qu’il existait des géants comme EDF ou Areva. J’aurais souhaité par exemple qu’on octroie des bourses afin d’inciter les étudiants à s’orienter dans les filières scientifiques indispensables pour le nucléaire, comme il en existe aux Etats-Unis, accordées par le Département de la défense ou celui de l’énergie, afin d’être assuré de disposer, quels que soient les choix technologiques futurs, de la matière grise nécessaire. Rien n’a été fait. Aujourd’hui, il faudrait à tout le moins une coordination minimale entre les autorités de sûreté des différents pays de l’Union car il est curieux de soumettre à des réglementations strictement nationales des produits destinés à un marché international.

Pour ce qui est de Penly 3 – je réponds à M. Paul –, on en aura besoin dans les années 2030. On l’avait envisagé comme un élément nécessaire à l’équilibre entre acteurs. On a renoncé à le faire exploiter par ce deuxième acteur. S’agissant d’investissements de plusieurs milliards, dont la durée de vie avoisinera le demi-siècle, on ne perd pas son temps, tout en restant dans des délais raisonnables, à attendre un retour d’expérience des chantiers d’Olkiluoto et de Flamanville. On risque sinon de commettre les mêmes erreurs et, de l’avis même d’EDF Penly pourrait être plus cher que Flamanville, ce qui serait l’inverse de ce que l’on pouvait escompter et de ce qui se passait lors du premier programme électro-nucléaire où les dernières centrales bénéficiaient de l’expérience acquise lors de la construction des premières.

En ce qui concerne les tarifs, je pense en effet que des hausses modérées mais régulières sont nécessaires pour financer le programme électro-nucléaire à venir. Il était quelque peu contradictoire pour EDF de devoir à la fois financer le renouvellement du parc, même si celui-ci a pu, c’est heureux, être différé, des acquisitions à l’étranger et vendre son électricité à prix coûtant à ses concurrents. Au travers des dernières décisions concernant les tarifs, il semble qu’on ait pris conscience du problème.

S’agissant des salariés, en particulier des « nomades du nucléaire », bien entendu une charte ne suffit pas. Je préconise d’ailleurs dans mon rapport l’agrément de toutes les entreprises travaillant dans le secteur, car il n’est pas normal que ce soient les salariés les plus précaires qui soient les plus exposés et ne fassent pas l’objet d’une attention particulière quand leur contrat doit prendre fin parce qu’ils ont atteint le seuil annuel maximal d’exposition.

Oui, il faut trouver un juste équilibre entre exigences économiques et impératifs de sûreté, sans jamais tomber dans le low safety. Les États-Unis y sont parvenus : l’homologue de notre ASN y posait sans cesse de nouvelles exigences, certaines justifiées, d’autres non, jusqu’à ce que cela finisse par mettre en difficulté les entreprises qui y étaient soumises. Le Congrès, dans sa grande sagesse, a alors élaboré un cadre législatif permettant de trouver le bon équilibre. On ne peut pas faire en effet comme si les mesures de sûreté n’avaient aucun coût et ce n’est pas faire fi de la sécurité que de le souligner.

Madame Got, des centrales de 60 ans seront-elles toujours aussi sûres ? L’âge moyen de notre parc est aujourd’hui de 24 ans, et notre centrale la plus ancienne, Fessenheim, a 30 ans. L’effet de parc, qui est une spécificité française, fait que le niveau des dépenses de maintenance est beaucoup plus élevé que partout ailleurs dans le monde. Lorsque l’ASN ou EDF repère un défaut ou pense qu’une amélioration est possible dans une centrale, celui-là n’est pas corrigé et celle-ci n’est pas apportée que dans cette centrale, mais dans l’ensemble du parc, ce qui facilite la prolongation de sa durée de vie.

Jusqu’à quel niveau, supportable par les clients, porter les tarifs ? Je sortirais de mon rôle si je me substituais à EDF pour répondre à cette question.

Pour ce qui est d’un programme d’éducation à l’énergie, j’ai observé que le nucléaire suscite toujours des réactions à fleur de peau. L’industrie nucléaire est pourtant l’industrie à risques la mieux encadrée et la mieux contrôlée. C’est pourquoi il conviendrait de mieux en faire connaître les réalités, surtout dans un pays comme la France où 80 % de notre électricité est d’origine nucléaire. Je suis convaincu que l’acceptation du nucléaire repose sur la transparence totale. Je suis toujours peiné que certains enseignants refusent, lors de sorties éducatives, d’accompagner leurs élèves dans l’enceinte des centrales, comme si cela était contraire à leurs valeurs. C’est faire injure aux salariés qui y travaillent et qui bien souvent sont aussi des parents d’élèves. Beaucoup de pédagogie est encore nécessaire.

Monsieur Trassy-Paillogues, j’ai déjà répondu sur les performances comparées des exploitants. Si les résultats de certains peuvent sembler meilleurs que ceux d’EDF, cela tient au fait qu’ils exploitent moins de centrales nucléaires et ne les utilisent que pour la consommation de base, pas pour les pointes.

Areva et EDF parviendront-ils à travailler ensemble ? Je le souhaite et je veux en voir l’augure dans une première réunion de travail qui a eu lieu la semaine dernière. La compétitivité de l’offre française résulte du travail commun entre les deux entreprises, auxquelles on peut ajouter Alstom, Vinci et Bouygues pour le BTP, et le CEA bien entendu dans le domaine purement scientifique.

M. Alfred Trassy-Paillogues. Le « style » des deux entreprises est très différent.

M. François Roussely. Toutes deux ont fait l’expérience récente de ce qu’il en coûtait de vouloir se lancer seules. Ce qui a fait la force de l’organisation tripartite à l’origine du développement de notre filière électro-nucléaire est, indépendamment des compétences de chacun dans son domaine propre, précisément l’alliance des trois.

Les relations des grands opérateurs avec leurs sous-traitants sont très bonnes. L’association « France-Chine Électricité », regroupant une quarantaine d’acteurs qui bénéficient tous de l’implantation d’EDF en Chine, en est une illustration. Grâce à ce partenariat, qui a permis de maintenir le niveau des commandes en Chine, de grosses PME françaises, très spécialisées, ont pu maintenir leurs emplois et un certain niveau d’expertise et de compétences en France.

Faut-il organiser un débat public lors du démantèlement des installations en fin de vie ? Je n’ai pas véritablement d’opinion à ce sujet. Le nucléaire n’inspirera confiance que si l’on peut apporter la preuve qu’un ancien site d’exploitation peut, après sa fermeture, être rendu à son état naturel antérieur. A défaut, risquent de se développer des friches industrielles nucléaires, comme autant de verrues porteuses d’inquiétudes. Si un débat public est l’occasion de sensibiliser, d’éclairer, d’expliquer, d’argumenter, et au final de lever des incompréhensions, organisons-le. S’il n’est l’occasion pour chacun que d’exposer des positions stéréotypées et intangibles, il n’y a rien à y gagner.

Monsieur Cosyns, maintenant qu’on a l’assurance que le centre de stockage envisagé à Bure est géologiquement étanche, plus rien ne s’oppose à ce qu’on y entrepose, de façon réversible comme prévu dans la loi de juin 2006, les déchets radioactifs concernés. D’autres collectivités ont été sollicitées par l’ANDRA pour l’entreposage d’autres types de déchets. Je comprends que cela ne suscite guère d’enthousiasme. Pour autant, il faut bien trouver des lieux. Reste maintenant à passer aux actes pour Bure. L’installation ne sera prête qu’entre 2015 et 2025 et le coût doit en être maîtrisé. Il semble qu’il existe maintenant une réelle volonté d’aller de l’avant et que les deux départements de la Meuse et de la Haute-Marne acceptent bien le projet. Espérons que le retard pris pourra être rattrapé.

Madame Massat, dans le domaine énergétique, les prix ne sont jamais que relatifs. Dans le nucléaire, le coût tient pour l’essentiel à la construction et au capital investi, la main-d’œuvre et le combustible n’y contribuant que de façon marginale. Tous les opérateurs de centrales nucléaires intègrent le coût d’exploitation, celui du retraitement des déchets et celui du démantèlement futur des installations, ces deux derniers étant provisionnés dans leurs comptes selon les normes établies par l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA). Pour que les choix ne soient pas biaisés, il faut veiller à comparer des choses comparables, en l’espèce tenir compte de tous les coûts. Le prix du baril de pétrole n’intègre pas, par exemple, les sommes qui seront consacrées à réparer les atteintes à l’environnement causées par la récente marée noire dans le Golfe du Mexique. Le prix du kWh d’une centrale thermique peut au premier abord paraître inférieur à celui d’une centrale nucléaire. Mais il faut tout prendre en compte pour faire un choix économique rationnel. Si le prix du certificat d’émissions de CO2 est trop faible, comme aujourd’hui, il ne remplit pas son office. Inférieur à 30 ou 35 euros la tonne de CO2, il fausse les choix.

Les hausses de tarif régulières mais modérées seront-elles supportables par les clients ? Si dans le même temps la qualité du service s’améliore et si chacun a le sentiment que l’indépendance énergétique du pays est mieux assurée, je pense que oui, aussi bien pour les consommateurs domestiques que pour les entreprises.

Le nucléaire doit-il être éligible aux financements privilégiés dont bénéficie aujourd’hui l’ensemble des énergies renouvelables que l’on cherche à promouvoir de manière très volontariste ? Pourquoi pas si on considère qu’il est un des éléments du développement durable ? Disant cela, je veux seulement pointer qu’on ne peut pas durablement s’éloigner des réalités économiques.

L’ASN a-t-elle trop de pouvoirs ? Une autorité responsable d’un sujet aussi important que la sûreté nucléaire n’a jamais trop de pouvoirs. En revanche, elle doit en user de façon équilibrée. Il faut aujourd’hui tenir compte de la dimension internationale. La simple prise en compte des expériences étrangères constituerait un progrès.

M. le président Patrick Ollier. Monsieur Roussely, je vous remercie. Vous avez suggéré que nous nous revoyions pour approfondir certains sujets. J’en suis tout à fait d’accord.

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Informations relatives à la commission

La Commission a décidé :

– de poursuivre les travaux de la mission de contrôle de l’application de la loi de modernisation de l’économie (LME) ;

– de mettre en place un groupe de travail sur le thème du « Fabriqué en France ».

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Membres présents ou excusés

Commission des affaires économiques

Réunion du mercredi 15 septembre 2010 à 16 heures

Présents. - M. François Brottes, M. Louis Cosyns, Mme Corinne Erhel, Mme Pascale Got, M. Jean Grellier, M. Louis Guédon, Mme Annick Le Loch, Mme Frédérique Massat, M. Jean-Marie Morisset, M. Patrick Ollier, M. Daniel Paul, M. Michel Piron, M. Serge Poignant, M. Alfred Trassy-Paillogues

Excusés. - M. Gabriel Biancheri, M. Jean-Michel Couve, Mme Geneviève Fioraso, M. Jean-Claude Lenoir, M. Jean-Louis Léonard, M. Philippe Armand Martin, M. Jean Proriol, M. Michel Raison