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M. David Habib, Président. Nous accueillons M. Sébastien Léonard et M. Bernard Ughetto, représentants du syndicat CGT du groupe Rhodia, lequel, pendant longtemps, a été installé dans ma circonscription. Il nous semblait important de recueillir l’avis de syndicalistes sur le crédit d’impôt recherche (CIR), mais ceux-ci ont manifesté d’eux-mêmes le désir de faire entendre leurs arguments et de répondre à nos questions. Je précise que, dans un souci d’équilibre, la Mission entendra ultérieurement des représentants de la direction de Rhodia.
M. Sébastien Léonard, représentant du syndicat CGT de Rhodia. En 2008, le groupe Rhodia a touché au titre du CIR une somme de 20 millions d’euros, qu’il a utilisée comme du « cash », pour reprendre le terme prononcé par le président lors du comité central d’entreprise (CCE). Elle a servi à rembourser la dette, à rémunérer les actionnaires ou à procéder à des investissements.
Notre syndicat s’est ému de la situation, qu’il a signalée à Mme la ministre de l’Économie, et les services du ministère sont intervenus auprès de Rhodia. Depuis lors, l’utilisation du CIR par le groupe a changé. Son montant est défalqué des frais de recherche et développement engagés par le groupe, et réparti entre les cinq entreprises de Rhodia au prorata de leur activité dans ce domaine. Pour un total d’environ 100 millions d’euros consacrés à la R&D, Rhodia reçoit 20 millions au titre du CIR et facture 80 millions d’euros à ses entreprises. Cette utilisation nous semble désormais conforme à l’esprit dans lequel a été créé le CIR, qui vise à diminuer le coût de la recherche en France.
Cependant, si la recherche bénéficie du dispositif, ce ne sera pas le cas de l’industrie. Chacun sait que, si certaines recherches menées en France grâce au CIR aboutissent à la fabrication de nouveaux produits, ceux-ci seront industrialisés dans d’autres pays, même s’ils sont consommés sur notre territoire. On s’attendrait plutôt à ce que le dispositif favorise en priorité des projets dont les retombées industrielles concernent la France.
M. Jean-Pierre Gorges, Rapporteur. Peu importe que les montants perçus au titre du CIR ne soient pas nécessairement utilisés pour la recherche : il suffit qu’ils aillent à l’entreprise, qui les utilisera comme elle voudra. Dès lors que le budget de Rhodia pour la recherche représente 100 millions, le groupe peut utiliser les 20 millions qu’il reçoit comme il le souhaite. Les responsables de l’ANR, que nous venons d’auditionner, ne l’entendent pas autrement. Que cette somme ait servi à verser des dividendes aux actionnaires n’a donc rien d’étonnant dès lors qu’elle entre dans la trésorerie de l’entreprise, même si l’on peut préférer qu’elle serve à porter son budget de recherche de 100 à 120 millions.
M. Bernard Ughetto, représentant du syndicat CGT de Rhodia. Nous estimons que dans un premier temps, l’utilisation du CIR par le groupe laissait à désirer. Nous vous communiquerons la correspondance que nous avons échangée sur ce point avec les responsables de l’entreprise.
À notre sens, les représentants syndicaux devraient pouvoir vérifier l’emploi des subventions publiques par le groupe. Si elles visent à diminuer le coût de la recherche en France, elles ne sauraient être considérées simplement comme du « cash » pour l’entreprise.
La preuve que notre intervention auprès de Mme Lagarde était justifiée est qu’elle a modifié la situation.
Le CIR serait une bonne mesure s’il rendait la recherche française compétitive, mais nous déplorons, en tant que représentants du personnel de Rhodia, que l’augmentation des sommes versées au groupe s’accompagne en fait d’une diminution du nombre de salariés dans le secteur de la recherche.
M. Alain Claeys, Rapporteur. Le groupe Rhodia possède-t-il des centres de recherche ailleurs qu’en France ?
M. Bernard Ughetto. Il possède deux centres de recherche en France et un à Shanghai, mais la diminution des postes que nous pointons ne concerne que la France.
M. Alain Claeys, Rapporteur. Pensez-vous qu’à la suite de votre intervention l’utilisation du crédit d’impôt recherche chez Rhodia soit devenue plus satisfaisante ?
M. Bernard Ughetto. Oui, puisqu’elle est désormais conforme à l’objectif visé lors de la mise en place du CIR. Cependant, bien que nous ayons accès à certains chiffres concernant les comptes de l’entreprise, il est difficile de vérifier que les sommes sont réellement affectées aux postes annoncés. Surtout, comment considérer que le CIR diminue réellement le coût de la recherche, dès lors que le nombre de chercheurs dans le groupe est en constante diminution ?
M. Jean-Pierre Gorges, Rapporteur. Le crédit d’impôt recherche vise non à diminuer le coût de la recherche, mais à inciter les entreprises à développer leur activité dans ce domaine. La recherche représente 2 % du PIB en France, contre 3 %, voire plus, dans les autres pays, qu’il faut imiter, sinon dépasser si nous voulons gagner les compétitions de demain. À mon sens, si une entreprise qui consacre 100 millions à la recherche en reçoit 20 de la part de l’État, c’est pour pouvoir en engager 120 dans la recherche. C’est pourquoi, eu égard aux attentes du législateur, j’ai l’impression que les entreprises ne jouent pas tout à fait le jeu.
Au cours de l’audition précédente, nous avons demandé à l’ANR si le CIR avait permis de créer des postes de chercheurs ou de multiplier les projets qui débouchent sur de l’innovation. C’est ce point qu’il faut examiner, et non l’emploi que l’entreprise fait des sommes qu’elle reçoit.
M. Bernard Ughetto. Il nous semble que, lorsqu’un groupe se voit attribuer 20 millions de subventions publiques, il doit pouvoir justifier l’emploi d’une telle somme. Or nos employeurs nous présentent le dispositif non comme vous le faites, c’est-à-dire comme une aide qui leur permettrait de consacrer plus d’argent à la recherche, mais comme une manière d’abaisser le coût du chercheur français, de manière à le rendre plus compétitif.
M. Pierre Lasbordes, Rapporteur. Avez-vous étudié l’évolution des sommes consacrées à la recherche depuis la mise en place du CIR ? On peut imaginer que le budget recherche du groupe était antérieurement de 60 millions et qu’il n’a pu augmenter que grâce au CIR.
M. Sébastien Léonard. Les aides perçues par Rhodia sont passées d’un peu moins de 1 million d’euros avant la réforme à 19,8 millions en 2008 et en 2009, c’est-à-dire qu’elles ont été multipliées par vingt. Mais, dans le même temps, l’effort de recherche et développement du groupe en France est passé de 156 millions d’euros en 2005 à 93 millions d’euros en 2007, et à 73 millions en 2008 et en 2009.
M. Pierre Lasbordes, Rapporteur. Est-ce à dire que le CIR est inversement proportionnel à la dépense de recherche ?
M. Jean-Pierre Gorges, Rapporteur. C’est là que se situe la véritable anomalie !
M. Sébastien Léonard. Notre employeur prétend que le CIR permet à Rhodia de maintenir son effort en R&D.
M. David Habib, Président. Peut-être faut-il relativiser ces données pour tenir compte du fait que, pendant la même période, le groupe a vu sa sphère d’activité se modifier.
M. Sébastien Léonard. Pour raisonner à périmètre constant, nous avons considéré la part de l’effort de R&D dans le chiffre d’affaires, laquelle n’a cessé de diminuer depuis la mise en place du CIR.
M. David Habib, Président. Cette situation est-elle propre au groupe Rhodia, ou l’avez-vous observée dans les autres grands groupes chimiques ?
M. Sébastien Léonard. La CGT d’ARKEMA ou les salariés de Bayer CropScience l’ont également constatée chez eux, mais je ne suis pas habilité à parler pour les autres groupes.
Les graphiques que nous avons réalisés montrent que, chez Rhodia, la part financée par des aides est passée de 1 % – à l’époque où le groupe touchait 1 million d’euros pour 100 millions engagés – à plus de 25 % aujourd’hui, où il perçoit 20 millions d’euros de CIR pour 73 millions engagés. On mesure l’importance des sommes en jeu.
M. Jean-Pierre Gorges, Rapporteur. Les chiffres demandent à être regardés de près, car j’ai peine à croire que le montant du CIR soit inversement proportionnel à celui des sommes consacrées à la recherche.
M. Pierre Lasbordes, Rapporteur. La réforme de 2008 a supprimé le système d’abondement, de sorte qu’il n’est plus possible d’obtenir des entreprises qu’elles investissent davantage en matière de recherche. Or diminuer le coût de la recherche ne sert à rien si nous ne parvenons pas à augmenter notre activité dans ce domaine.
M. Sébastien Léonard. Je ne nie pas que le périmètre d’activité de Rhodia ait changé, mais c’est précisément parce qu’il est impossible de raisonner à périmètre constant que nous considérons la part de l’effort de recherche dans le chiffre d’affaires.
M. David Habib, Président. Il s’agit d’une donnée révélatrice.
M. Alain Claeys, Rapporteur. Si les propos tenus au comité central d’entreprise sont bien ceux que vous avez rapportés,…
M. Sébastien Léonard. Lors du CCE du 1er juillet 2008, M. Paul-Joël Derian, directeur de la R&D, a dit textuellement : « Maintenant, le crédit d’impôt recherche abaisse, au niveau du groupe, le coût total de la recherche. Et nous avons enregistré ce gain au niveau du groupe : c’est 12 millions de cash supplémentaire. »
M. Alain Claeys, Rapporteur. …ils sont tout à fait contraires à l’esprit dans lequel a été créé le dispositif.
M. David Habib, Président. Ma circonscription abritant de nombreux groupes chimiques, je rencontre souvent M. Le Hénaff, président-directeur général d’ARKEMA, qui tient exactement le même discours, tout en attribuant au CIR le maintien des deux centres de recherche de son groupe.
M. Pierre Lasbordes, Rapporteur. Comment évolue l’emploi scientifique ? Quelles tendances observez-vous dans ce domaine ? Par ailleurs, le groupe Rhodia travaille-t-il en collaboration avec les laboratoires publics, et quelles répercussions cela a-t-il sur le niveau d’emploi scientifique dans l’entreprise ?
M. Sébastien Léonard. Le périmètre de Rhodia ayant évolué avec les années, il est difficile de mesurer la baisse des effectifs. Certains chercheurs travaillaient pour des entreprises du groupe qui ont été cédées. Cela dit, l’effectif total des chercheurs est tombé de 767 en 2007 et à 660 en 2009. Le groupe a donc perdu 107 chercheurs pendant les deux années durant lesquelles le CIR a été mis en place.
M. Pierre Lasbordes, Rapporteur. Sur le plan qualitatif, voyez-vous arriver de jeunes chercheurs ?
M. Sébastien Léonard. Les seules évolutions positives intervenues au cours des trois dernières années en relation avec la recherche publique sont liées aux pôles de compétitivité. C’est uniquement par ce biais qu’un groupe comme Rhodia noue des partenariats avec d’autres industriels ou des laboratoires publics, à l’aide des financements du fonds unique interministériel (FUI).
De fait, Rhodia perçoit, outre le crédit d’impôt recherche, les subventions du FUI, à travers les pôles de compétitivité, les subventions de la région Rhône-Alpes ou du département, ou encore celles de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie. Les sommes sont loin d’être négligeables. Nos employeurs n’en communiquent pas le montant aux représentants du personnel, mais nous savons que Rhodia a reçu environ 2 millions d’euros de l’ADEME pour l’année 2009. Le montant de l’argent public investi dans le groupe est par conséquent considérable, mais pour un piètre résultat en matière d’emplois. Chez Rhodia, le coût d’un chercheur français – en tenant compte de la structure qui l’accueille et des produits qu’il utilise – est de 150 000 euros par an, ce qui signifie qu’une somme de 20 millions d’euros devrait permettre de créer plus de cent postes de chercheurs. Même si toutes les sommes perçues ne sont pas converties en créations de postes, l’impact du crédit d’impôt recherche sur les effectifs devrait être visible.
M. Jean-Pierre Gorges, Rapporteur. Les sommes en question pourraient du moins être converties en dépenses de recherche.
M. Bernard Ughetto. Le directeur de la recherche de Rhodia considère que la seule utilité du CIR a été de faire tomber le coût salarial du chercheur à 60 000 euros par an.
M. Jean-Pierre Gorges, Rapporteur. Depuis que Rhodia touche 20 millions d’euros au titre du CIR, rencontrez-vous dans les couloirs des têtes nouvelles – jeunes doctorants, jeunes chercheurs ou boursiers CIFRE – qui viendraient renouveler la qualité de la recherche ?
M. Sébastien Léonard. Le groupe procède à de nouvelles embauches, notamment en signant des conventions CIFRE. Il possède deux centres de recherche, l’un à Paris, l’autre à Lyon. Quant au « Laboratoire du futur » de Pessac, créé en 2005 et commun à Rhodia et au CNRS, il emploie une dizaine de personnes, pour l’essentiel des doctorants qui, à l’issue de leur contrat, sont embauchés chez Rhodia ou ailleurs. De nouveaux « thésards » sont alors recrutés sur leurs postes. En outre, le personnel qui part en retraite est remplacé. On voit donc apparaître de nouvelles têtes, mais le renouvellement reste limité, puisque les effectifs s’érodent.
M. David Habib, Président. À y regarder de plus près, les chiffres concernant l’évolution du nombre de chercheurs entre 2007 et 2009 me semblent pertinents, puisque la modification du périmètre des activités de Rhodia remonte à la fin des années 1990, voire au début des années 2000.
M. Sébastien Léonard. Quelques évolutions sont intervenues après 2000.
M. David Habib, Président. Quoi qu’il en soit, l’année 2007 est un repère fiable, puisque les modifications du périmètre d’activités sont antérieures à cette date.
M. Sébastien Léonard. En 2008, le groupe possédait encore en Italie un centre de recherche, où travaillaient environ trente chercheurs. Rhodia l’a fermé dès lors que, grâce au CIR, les chercheurs ont coûté moins cher en France. Au final, trente emplois ont été supprimés en Italie, pour seulement dix emplois créés en France, puisque vingt postes n’ont pas été reconduits.
M. Bernard Ughetto. Avant de terminer, j’aimerais encore insister sur un point. Nous sommes fortement demandeurs de droits nouveaux des représentants du personnel dans le suivi de l’utilisation des subventions. Actuellement, aucune obligation n’est faite à l’entreprise de transmettre aux représentants du personnel les documents de référence qui mentionnent le montant des sommes versées par l’État à l’entreprise et la manière dont elles sont utilisées. Ces chiffres devraient être publics et transparents.
M. David Habib, Président. Je vous remercie, Messieurs, pour votre contribution à nos travaux.