Accueil > Contrôle, évaluation, information > Les comptes rendus de la mission d’évaluation et de contrôle des lois de financement de la sécurité sociale

Afficher en plus grand
Afficher en plus petit
Voir le compte rendu au format PDF

Commission des affaires sociales

Commission des affaires culturelles, familiales et sociales

Mission d’évaluation et de contrôle des lois de financement de la sécurité sociale

Jeudi 10 juillet 2008

Séance de 9 heures 30

Compte rendu n° 16

Présidence de M. Jean Mallot et M. Pierre Morange, coprésidents

Auditions, ouvertes à la presse, sur les affections de longue durée

– M. Pierre-Louis Bras et M. Gilles Duhamel, inspecteurs généraux à l’Inspection générale des affaires sociales du ministère du travail, des relations sociales, de la famille et de la solidarité

– M. Claude Le Pen, professeur à l’Université Paris IX – Dauphine

– M. Christian Lajoux, président de LEEM – Les entreprises du médicament, et M. Claude Bougé, directeur général adjoint, M. Dominique Amory, président de LIR – Laboratoires internationaux de recherche – et président de Lilly France

La Mission d’évaluation et de contrôle des lois de financement de la sécurité sociale (MECSS) a procédé à l’audition, ouverte à la presse, de M. Pierre-Louis Bras et M. Gilles Duhamel, inspecteurs généraux à l’Inspection générale des affaires sociales du ministère du travail, des relations sociales, de la famille et de la solidarité.

M. Jean Mallot, coprésident : Nous sommes heureux d’accueillir M. Pierre-Louis Bras et M. Gilles Duhamel, inspecteurs généraux à l’Inspection générale des affaires sociales du ministère du travail, des relations sociales, de la famille et de la solidarité, afin d’approfondir le sujet des affections de longue durée – ALD.

M. Jean-Pierre Door, rapporteur : Cette audition a plus particulièrement pour objet d’approfondir les préconisations de votre rapport de septembre 2006 relatif au desease management, c’est-à-dire le soutien à la prise en charge thérapeutique des patients atteints de maladies chroniques, qui peut notamment justifier de faire appel à des opérateurs extérieurs à l’assurance maladie.

Pouvez-vous présenter les principales expériences étrangères de desease management et nous faire part de votre réflexion concernant les ALD et leur prise en charge ?

M. Pierre-Louis Bras : Les Américains ont un regard très critique sur leur pratique médicale et sur leur système de santé en général qu’ils considèrent comme très mauvais. Dans un rapport de 2001, qui a marqué les esprits, ils ont ainsi reconnu que leur système n’était pas adapté à la prise en charge des maladies chroniques, étant fondé, un peu comme le système français, sur le contact opportuniste entre le patient et le médecin – le premier venant demander un soin au second – et sur le paiement à l’acte – le médecin devant prendre une décision sanitaire dans un temps court. Le praticien n’a pas en effet le temps de faire ce qu’exige normalement la prise en charge de patients en ALD, c’est-à-dire un accompagnement et une éducation thérapeutique. C’est ainsi que des études ont montré que 50 % des patients américains ne comprennent pas ce que leur disent les médecins et que si ces derniers devaient se conformer aux standards en matière d’éducation thérapeutique de leur clientèle, ils n’auraient plus le temps de dormir.

Parallèlement à ce versant critique de la réflexion menée dans les pays anglo-saxons en général, s’est cependant dégagé un versant constructif avec la définition d’un chronic care model – modèle de prise en charge des maladies chroniques . Pour bien prendre en charge les ALD, un modèle de santé idéal devrait ainsi reposer sur six piliers :

– possibilité donnée aux producteurs de soins de mobiliser des ressources communautaires, c’est-à-dire de s’appuyer sur des structures d’éducation thérapeutique, des associations de patients, etc., extérieures au système de soins ;

– valorisation et rémunération de la prise en charge, afin d’inciter à la qualité ;

– mise en place d’une organisation en équipe, car l’accompagnement du patient et son éducation thérapeutique ne peuvent relever du seul médecin ;

– soutien et accompagnement du patient, afin qu’il adapte son comportement à la nouvelle manière de prise en charge de la maladie ;

– validation des protocoles scientifiques qui fondent tout travail d’équipe ;

– utilisation, enfin, des nouvelles technologies d’information dans un but proactif et non pas simplement pour élaborer des dossiers informatisés individuels.

Mettre en place un chronic care model suppose donc un bouleversement du système fondé sur des médecins isolés, payés à l’acte, qui ne travaillent pas en équipe et qui ne peuvent mobiliser des systèmes informatiques performants. C’est ainsi que des prestataires de services interviendront pour aider le médecin, grâce essentiellement à des plates-formes téléphoniques permettant à des infirmières de faire de l’éducation thérapeutique, non pas seulement au sens didactique – apporter des informations –, mais également au sens coaching, en aidant les patients à lever leurs barrières psychosociologiques par rapport à des soins qu’ils peuvent mal connaître.

Cette démarche pragmatique est financée par les assureurs sur la base d’un modèle économique selon lequel toute dépense en plus tant en médecine de ville qu’en structures d’accompagnement en faveur des patients permettra d’éviter des complications et donc de faire des économies sur les hospitalisations. Aux États-Unis, ce modèle économique est très controversé car autant l’amélioration de la prise en charge des maladies grâce aux pratiques de desease management fait l’objet d’un assez large consensus, autant la rentabilité à court terme pose problème pour les assureurs.

Dans les systèmes plus intégrés, tel que cela existe aux États-Unis – dans certaines Health maintenance organisations, ou HMO, dont Kayser Permanente ou Veterans Health Care – ou encore au Royaume-Uni, les médecins travaillent en équipe, c’est-à-dire qu’ils sont assistés par des infirmières et par des assistants. Ce n’est donc pas un prestataire de services extérieur, rémunéré par l’assureur, qui fait le travail d’accompagnement puisque celui-ci fait partie du travail d’équipe organisé sous l’autorité du médecin.

Un système de paiement à la performance – le Quality and outcomes framework, ou QOF –, se développe ainsi au Royaume-Uni afin d’inciter les cabinets médicaux britanniques organisés en équipe – soit quatre à cinq médecins, autant d’infirmières et une dizaine d’assistants – à engager le desease management, c’est-à-dire une médecine proactive tournée vers le patient et pas simplement une médecine opportuniste qui attend que le patient vienne consulter.

M. Jean-Pierre Door, rapporteur : La France vous semble-t-elle aller d’elle-même vers la prise en compte de ces six piliers – l’organisation en équipe, par exemple, revient un peu à ce qui est proposé dans les maisons de santé pluridisciplinaires –, ou faut-il être plus incitatif ?

M. Gilles Duhamel : Il convient d’être plus incisif.

Certains éléments sont d’ores et déjà positifs, qu’il s’agisse de la demande faite par les patients d’une meilleure organisation du système ou de celle du personnel politique tendant à une plus grande prise en compte des maladies chroniques. De même, les recommandations de la Haute autorité de santé – HAS – sont de plus en plus reconnues par les professionnels et dans le cadre des protocoles de soins. À côté de cette émergence d’une médecine fondée sur des preuves, on peut également considérer comme positive la prise en compte de l’éducation thérapeutique, par exemple dans la loi de financement de la sécurité sociale pour 2008.

Toutefois, cette volonté affichée d’une plus grande qualité de la pratique des professionnels et des prestations du système de santé, n’est pas mesurée, ce qui empêche de pouvoir la prendre en compte. Les protocoles ALD sont en effet avant tout vécus comme des contraintes administratives par les professionnels de santé et ne permettent en rien une évaluation de la qualité des prestations. Quant aux rares bilans, datant d’ailleurs de 2004-2005, de l’éducation thérapeutique, ils montrent une très grande disparité en la matière, qu’il s’agisse de la doctrine, des compétences des prestataires, du nombre de malades bénéficiant de l’éducation thérapeutique ou de l’implication des médecins traitants – que l’institution, c’est-à-dire le ministère de la santé, ne pousse d’ailleurs pas à intervenir.

S’agissant de l’objectif de meilleure coordination de la prise en charge, le bilan dressé voilà trois ans par l’Inspection générale des affaires sociales – IGAS – concernant les réseaux de santé a fait apparaître de mauvais résultats. Quant aux perspectives offertes par les maisons médicales, elles restent frileuses, notamment parce qu’elles ne concernent que peu de patients dans la mesure où un nombre très limité de professionnels souhaite participer à une expérience collective.

Enfin, un élément extrêmement négatif porte, d’une part, sur le retard pris par les professionnels de santé en matière de nouvelles technologies de l’information dans l’exercice quotidien de leur art, et d’autre part, sur l’absence de volonté de l’institution de construire un système qui permette un soutien à la décision pour les professionnels, une aide à l’observance pour les malades et une évaluation des pratiques par le biais du dossier médical personnel - DMP.

M. Pierre-Louis Bras : Le choix du DMP est celui d’un dossier individuel comprenant toutes les informations, mais qui appartient au patient et qu’il est difficile de traiter de façon transversale. Dans un cabinet britannique, au contraire, la base du travail proactif consiste à sortir, par exemple, la liste informatique de tous les patients diabétiques qui n’ont pas eu un dosage d’hémoglobine glyquée dans les six derniers mois et de les prévenir. La vision française actuelle du système d’information médicale est une vision verticale et non pas horizontale d’aide à la gestion.

Il en va de même de la coopération entre les professionnels. Le fait de permettre aux infirmières d’effectuer certaines tâches accomplies précédemment par les médecins est une démarche positive. Pour autant, cela ne suffit pas pour constituer une équipe. Il faut à cet effet que les infirmières soient salariées dans un cabinet dirigé par le médecin, seul moyen d’accompagner les patients de façon pluridisciplinaire. Or non seulement une telle possibilité est très loin d’être envisagée en France, mais les infirmières elles-mêmes n’imaginent leur avenir professionnel qu’à côté du médecin, après éventuellement une modification des frontières d’intervention, et non au sein d’une équipe – on retrouve là le résultat de la prégnance du paiement à l’acte.

Finalement, ce qui est le plus transposable en France, c’est le desease management, ainsi que l’expérimente la Caisse nationale d’assurance maladie des travailleurs salariés (CNAMTS) avec le programme Sophia d’accompagnement des diabétiques. Toutefois, des contraintes existent dans notre pays par rapport à ce qui se fait aux États-Unis. C’est ainsi que le consentement explicite du patient américain n’est pas demandé pour son intégration dans un programme – c’est la procédure dite de l’opt out. En définitive n’adhèrent, avec le consentement explicite, que ceux qui sont déjà préoccupés par la maladie, c’est-à-dire ceux qui, à la limite ont le moins besoin d’un accompagnement. Le résultat est que si l’on touche 30 % des patients avec le consentement explicite, l’opting out permet d’en atteindre 95 %.

Il en va de même en matière d’information. Dans les organismes de desease management, lorsque les résultats d’une analyse biologique font apparaître chez un patient un niveau de dosage d’hémoglobine glyquée passant de 7 à 9, l’infirmière, qui détecte ainsi un patient à risque, appelle aussitôt ce dernier. En France, de tels résultats d’analyse sont la propriété du laboratoire d’analyses, du patient et du médecin. Il faudrait donc payer ce dernier pour qu’il accepte de transmettre les résultats au programme Sophia, ce qui non seulement coûterait cher, mais n’aurait pas la même souplesse.

Sans même parler de grande réforme, mais simplement de ce qui est transposable, c’est-à-dire le desease management, un long chemin reste à parcourir.

M. Jean-Pierre Door, rapporteur : Dans ces conditions faut-il inciter ou obliger les professionnels de santé et les patients à entrer dans le système du desease management ?

M. Pierre-Louis Bras : La première étape serait, en France, de lever la contrainte qui pèse en matière de consentement explicite.

Deux solutions existaient pour mettre en place le desease management. La première était celle que nous préconisions dans le rapport, à savoir engager un débat au niveau du Parlement afin de faire évoluer la législation qui bloque une telle mise en place. La seconde, plus pragmatique et plus rapide, était d’insérer un article dans la loi de financement de la sécurité sociale permettant à la CNAMTS de procéder à un accompagnement. C’est ce qui a été fait en 2007 pour aboutir au programme Sophia. Reste le problème du consentement explicite ou implicite des patients.

M. Jean-Luc Préel : Nous avons voulu que le patient devienne acteur du système de santé. Pensez-vous que l’on puisse revenir en arrière ?

M. Pierre-Louis Bras : C’est un problème d’ordre éthique. Le desease management a pour objet d’appeler l’attention de malades qui sont en déni de leur maladie, et un appel téléphonique n’a jamais été un acte médical. En revanche, rendre obligatoire le système reviendrait à dénaturer une démarche fondée sur l’empathie, le soutien et l’accompagnement.

Le problème tient plutôt à la levée de la contrainte du consentement explicite.

M. Pierre Morange, coprésident : La Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) l’accepterait-elle ?

M. Pierre-Louis Bras : La CNAMTS n’avait bien sûr pas à envoyer à tous ses assurés une demande de participation au programme Sophia d’accompagnement des diabétiques. Elle a donc bien dû effectuer une extraction informatique des patients diabétiques fondée notamment sur les prescriptions médicales, afin de sélectionner les personnes auxquelles elle allait demander un consentement implicite.

M. Pierre Morange, coprésident : Lors de la discussion du projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2006 j’avais déposé, à propos de l’instauration du dossier médical personnel, un amendement tendant à identifier le dossier de chaque assuré au moyen d’un numéro dérivé du numéro d’inscription au répertoire – NIR –, plus connu sous la dénomination de numéro de sécurité sociale et à prévoir la possibilité de croiser les informations avec celles du fisc, cela à la suite d’une recommandation de la MECSS.

Alors que la CNIL avait auparavant validé un croisement des fichiers URSAFF et de ceux de certaines caisses d’allocations familiales, elle avait alors demandé que toute généralisation du dispositif relève d’un avis opposable de sa part. J’ai heureusement pu l’éviter en obtenant du Conseil constitutionnel que cet avis ne soit que consultatif.

Cet exemple donne une idée de la difficulté à mettre en place le desease management.

M. Pierre-Louis Bras : Les infirmières appelées à intervenir dans le cadre du programme Sophia doivent avoir accès à des informations médicales. Or la législation le leur interdit si elles ne sont pas formellement placées sous l’autorité des médecins conseils. Il faudrait donc que le législateur en décide autrement.

La CNAMTS a eu raison d’entamer sans attendre une démarche pragmatique, mais aujourd’hui une réflexion approfondie pourrait être engagée afin de savoir si l’on ne pourrait pas aller au-delà, qu’il s’agisse de la récupération automatique de résultats biologiques par les caisses, du consentement implicite ou encore du suivi d’objectifs par un tiers, possibilité toujours préférable à une démarche intégrée dans une organisation bureaucratique aussi dynamique soit-elle, comme la CNAMTS.

M. Jean-Luc Préel : Que penser de la volonté de l’industrie pharmaceutique de s’intéresser à l’observance ?

M. Gilles Duhamel : L’accompagnement à l’observance thérapeutique – sujet sur lequel j’ai publié l’année dernière un rapport au nom de l’IGAS et sur lequel également M. Nicolas About, président de la commission des affaires sociales du Sénat travaille à l’élaboration d’une proposition de loi – compte aujourd’hui deux nouveaux opérateurs, l’assurance maladie et les industriels de la pharmacie.

Le rapport a conclu à la difficulté de légitimer l’intervention de l’industrie pharmaceutique en la matière autrement que par l’intérêt commercial – lequel n’est d’ailleurs pas choquant en soi –, et que si l’interpénétration de l’industrie pharmaceutique avec le système de santé pouvait avoir une justification du point de vue de l’industriel, elle ne saurait en avoir une du point de vue du système de santé. Sauf exception, il n’y avait donc pas lieu à permettre un contact direct entre producteurs et malades.

S’agissant de l’approche publicitaire, c’est-à-dire une modalité de contact quasi direct entre industriels et malades, les expériences de publicité directe menées notamment aux États-Unis ont fini par conduire à une réflexion pour savoir s’il ne fallait pas freiner, voire interdire le contact direct. Pour notre part, nous avons posé le principe d’une interdiction en la matière, des dérogations ne pouvant intervenir que dans des situations extrêmement précises
– lorsqu’il n’existe pas d’alternative thérapeutique à un produit et lorsque la complexité de sa mise en œuvre nécessite un apprentissage.

M. Pierre Morange, coprésident : Telle était également la conclusion du rapport sur la prescription, la consommation et la fiscalité des médicaments, présenté par Mme Catherine Lemorton et publié l’année dernière au nom de la MECSS.

M. Gilles Duhamel : Pour revenir, à l’arrivée de nouveaux opérateurs dans le domaine de la santé, la liste n’est certainement pas close. Aussi conviendrait-il de réfléchir à des principes généraux d’encadrement des modalités d’intervention des nouveaux opérateurs, qui pourraient également être des associations représentant des usagers, des industriels de l’agroalimentaire ou de la grande distribution, voire des opérateurs étrangers qui, en dépit d’une mauvaise maîtrise de la langue, ont également un contact direct avec des malades. C’est ainsi que pourraient être prises en compte les notions de compétence, d’indépendance, de responsabilité médicale.

M. Jean-Pierre Door, rapporteur : L’IGAS est-elle associée à la réflexion sur la mise en place d’un bouclier sanitaire ?

M. Pierre-Louis Bras : A titre personnel, j’estime, pour avoir écrit un article à ce sujet dans la revue Droit social en 2007, que le système des ALD est inéquitable s’agissant du reste à charge et qu’il constitue un gâchis de temps médical énorme – je veux parler de la constitution des dossiers ALD par les médecins de terrain, du traitement des demandes au sein des services de médecine-conseil des caisses ou encore de la gestion de la procédure administrative bureaucratique qu’est l’ordonnancier bizone.

Une personne ou une famille devrait passer à 100 % non pour des raisons médicales, mais dès qu’elle dépasse un certain montant de reste à charge – ce qui revient à supprimer le système ALD. Tout le débat qui est né, par exemple, sur le retrait ou non de la liste des ALD des diabétiques non sévères, n’aurait ainsi plus lieu d’être. Un débat clair et public pourrait alors avoir lieu concernant les risques importants ou le ticket modérateur.

Aujourd’hui, il suffit que le patron du CAC 40 soit diabétique pour qu’il entre, comme le smicard, dans le système des ALD, sans prise en compte des revenus. Pour autant, on ne peut parler de bouclier sanitaire que sous l’angle de la prise en compte des revenus, d’autant que l’on toucherait là à l’un des principes fondamentaux de la sécurité sociale, selon lequel les prestations sont versées sans considération des revenus.

De la même façon que pour les ALD, on peut donc mettre en place un bouclier sanitaire sans prendre en compte les revenus, avec tous les avantages que cela implique en termes d’équité, de simplicité, de transparence et, surtout, de gain de temps médical pour les médecins conseil et les médecins de terrain. Aujourd’hui d’ailleurs, plus personne ne défend les protocoles ALD établis entre les médecins traitants, les spécialistes concernés, le médecin-conseil et le patient, car il ne s’agit là que de bureaucratie qui ne contribue en rien à la bonne qualité de la prise en charge.

M. Jean-Luc Préel : Avec le bouclier sanitaire, après paiement d’un forfait de 200 ou de 300 euros, la prise en charge serait à 100 %. Mais si elles ne prenaient pas en charge ce forfait, à quoi serviraient les assurances complémentaires ?

M. Pierre-Louis Bras : Comme pour les ALD aujourd’hui, le bouclier sanitaire comprendra toujours un système de ticket modérateur avant le passage à une prise en charge à 100 %.

Aujourd’hui, personne n’est sûr – outre que le système des ALD est incompréhensible pour le commun des mortels – que s’il a une maladie celle-ci fera partie des trente pathologies recensées comme ALD, d’autant que vingt jours de médecine sans acte coûteux restent pleinement à la charge du patient alors qu’un seul acte coûteux de 91 euros permet une prise en charge. Il serait donc préférable que chacun, sur la base d’informations claires, prenne la décision soit d’adhérer à une assurance complémentaire pour couvrir le risque du ticket modérateur, soit de s’auto-assurer. Or, à l’heure actuelle, chacun a peur de la catastrophe et s’assure alors que si, justement, une catastrophe survient la prise en charge interviendra. C’est ce qui explique d’ailleurs certaines inquiétudes des assurances complémentaires. Cependant, avec le bouclier sanitaire, le problème des dépassements restera. En effet, si ces derniers étaient pris en compte, les professionnels n’auraient plus de limite.

M. Pierre Morange, coprésident : Quelles réflexions vous inspire le rapport de la Cour des comptes concernant les coûts de gestion des complémentaires et autres assureurs ? En additionnant l’ensemble des aides accordées aux assurances complémentaires santé, la Cour arrive en effet à un total de 7,6 milliards d’euros.

M. Pierre-Louis Bras : Rembourser à 5 % ou à 100 % ne change rien en termes de coût de gestion. Le débat sur le coût de gestion rapporté aux prestations ne me paraît donc pas pertinent. En revanche, on peut s’interroger sur le montant de 5 milliards du coût de gestion.

Je n’ai pas de jugement à porter sur la productivité des assurances complémentaires, qui est certainement optimisée, mais si demain les remboursements de l’assurance maladie couvraient ceux des complémentaires, si les 8 % d’assurés qui ne sont pas couverts étaient pris en charge, et si des tickets modérateurs d’ordre public de 5 % étaient mis en place, on économiserait 5 milliards de frais parasitaires, puisque les gens ne se réassureraient plus.

M. Pierre Morange, coprésident : Ce qui correspond au déficit de l’assurance maladie.

M. Pierre-Louis Bras : J’ai bien conscience qu’il s’agit là d’un scénario de science-fiction, car barrer d’un trait de plume 5 milliards de frais de gestion, c’est détruire des milliers d’emplois chez AXA, AGF et dans les mutuelles. Mais il faut bien savoir que, dans ce pays, on paye deux fois pour à peu près la même gestion.

M. Pierre Morange, coprésident : Je suis bien d’accord.

M. Pierre-Louis Bras : Est-il également légitime d’avoir dans ce pays trois régimes qui, chacun, a son propre système informatique et ses équipes de gestion, cela pour un même travail ? Si les régimes peuvent subsister pour des raisons de représentation et de démocratie, les tâches de gestion pourraient être regroupées.

M. Pierre Morange, coprésident : Ne remuez pas trop le couteau dans la plaie ! Dès 2004, l’une des préconisations de la MECSS a porté en effet sur le guichet unique, moyen tout à la fois de respecter les identités assurantielles tout en rationalisant justement les coûts de gestion.

M. Jean-Luc Préel : Le travail en équipe ne me semble pas devoir être l’objet des maisons de santé pluridisciplinaires évoquées par le rapporteur. En revanche, des réseaux de santé par pathologie ne permettraient-ils pas un tel travail ?

Par ailleurs, s’agissant de la rémunération à la performance, comment, par exemple, prendre en compte la compétence et évaluer les pratiques ?

M. Gilles Duhamel : La question des maisons médicales ou des réseaux renvoie à celle des soins primaires. À cet égard, l’évolution qui s’est dessinée dans d’autres systèmes de santé que le nôtre a conduit à un renforcement de l’organisation des soins primaires et des missions conférées au médecin traitant. Or c’est une réflexion qui n’a pas lieu dans notre pays, car l’on ne souhaite pas alimenter la confrontation entre médecin généraliste et spécialiste de ville.

Quant au paiement à la performance, il s’agit d’une évolution intéressante, mais qu’il faut traiter comme telle, en raison de la difficulté à mesurer suffisamment bien la performance. Il conviendra en tout cas de mesurer la qualité avant de se pencher sur la compétence, et d’accompagner cette démarche par la mise en place d’un système d’information.

M. Pierre-Louis Bras : Pour mesurer la performance, le Royaume-Uni a mis en place 166 indicateurs, la majorité étant des indicateurs cliniques, d’autres de résultat.

Si l’on poursuit dans cette voie, ce ne sera pas pour payer des médecins parce qu’ils auront suivi telle ou telle formation. Il faudra, au contraire, aller le plus possible vers le paiement au résultat.

M. Pierre Morange, coprésident : Autant le paiement à la performance est adapté au système de type National Health Service – NHS – puisqu’une population est rattachée à un médecin sans prise en compte de la lourdeur de la pathologie, autant il serait difficile à appliquer dans le système français, où prime la liberté d’installation et de choix du praticien.

M. Pierre-Louis Bras : Pour le paiement à la performance, le NHS tient cependant compte du pourcentage, par exemple, de diabétiques dans la patientèle. Des éléments de pondération existent en effet afin que l’effort demandé à un médecin qui compte 10 % de diabétiques dans sa patientèle ne soit pas le même que pour un praticien qui en compte 3 %. En outre, le rattachement des patients au médecin existe en France depuis la mise en place du médecin traitant.

Pour autant, le système français n’est pas adapté, ne serait-ce que par rapport aux six piliers précédemment évoqués : travail en équipe, technologies nouvelles d’information, système de rémunération différent, etc.

M. Gilles Duhamel : Ce qui est pris en compte par la médecine de soins primaires au Royaume-Uni correspond à moins de 15 % de la charge de travail d’un médecin généraliste français. Il faut donc se demander ce que l’on attend d’un médecin généraliste aujourd’hui : doit-il faire du social ou de la médecine ?

M. Jean-Pierre Door, rapporteur : Je retiens avant tout de votre audition que les six piliers mentionnés dans votre rapport publié voilà deux ans sont toujours d’actualité et qu’il convient de persévérer dans cette voie. Pour autant, faut-il, avec l’aide des nouvelles technologies d’information et de communication – NTIC –, rendre le DMP facultatif ou obligatoire – sachant qu’à mon avis, il faut aller vers la mise en place de données de santé informatisées ?

M. Pierre-Louis Bras : La question pour moi n’est pas de savoir si le DMP doit être facultatif ou obligatoire, mais s’il faut ou non donner la possibilité au médecin de gérer de manière transversale et proactive sa clientèle. On ne peut demander au médecin de faire les deux à la fois, mais si j’avais un choix à faire, ce ne serait pas de constituer un DMP, qui est un entrepôt de données personnelles. Or, implicitement, un tel choix, qui selon moi n’est pas le bon, a été fait en France.

M. Pierre Morange, coprésident : Les deux actions ne sont pas forcément contradictoires. Si l’approche collective du traitement des données n’a pas été retenue, en dépit de la tentative faite avec le programme Sophia, je suis partisan, en attendant la mise en œuvre du DMP d’ici cinq à sept ans dans le meilleur des cas, de confier à chaque patient en ALD une clé USB avec reconnaissance biométrique, d’un coût unitaire de 10 euros. Ainsi, pour une petite centaine de millions d’euros aurait-on la possibilité de procéder à des échanges de données par l’intermédiaire d’un réseau dont la mise en œuvre opérationnelle pourrait se faire en l’espace d’une douzaine de mois, en liaison avec l’équipement informatique des pharmaciens qui assureront en aval la diffusion de cet outil.

Une telle mesure, qui permettrait au moins d’éviter la redondance en termes d’examen ou, tout simplement, des pathologies iatrogéniques, serait déjà une mesure concrète de rationalisation des dépenses de l’assurance maladie.

M. Jean Mallot, coprésident : Nous vous remercions, messieurs, pour votre très intéressant témoignage.

*

La Mission d’évaluation et de contrôle des lois de financement de la sécurité sociale (MECSS) a ensuite procédé à l’audition de M. Claude Le Pen, professeur à l’Université Paris IX – Dauphine.

M. Jean Mallot, coprésident : Nous sommes heureux d’accueillir M. Claude Le Pen, professeur à l’Université Paris IX-Dauphine. Je passe sans plus tarder la parole à notre rapporteur.

M. Jean-Pierre Door, rapporteur : Je remercie M. Le Pen d’avoir répondu à l’invitation de la Mission. Nous avons, en effet, souhaité entendre des économistes de la santé pour terminer nos auditions sur le sujet des affections de longue durée (ALD).

Faut-il revoir la liste des ALD ? Doit-on imaginer d’autres critères d’admission et de maintien en ALD et de sortie des ALD ? Faut-il modifier les conditions d’application et de contrôle des référentiels de traitement ?

Que pensez-vous du plafonnement du reste à charge, c’est-à-dire du bouclier sanitaire ?

M. Claude Le Pen : Je remercie la Mission de m’avoir invité. Je considère que c’est à la fois un devoir et un honneur d’être auditionné par elle.

Les ALD sont un des problèmes les plus importants de notre système de santé, du fait de leur explosion quantitative. Elles concernent aujourd’hui 8 millions de personnes et représentent 60 % des dépenses de santé. Les projections de la Caisse nationale d’assurance maladie des travailleurs salariés (CNAMTS) à l’horizon 2015 sont un doublement de la population souffrant d’affections de longue durée – soit environ 15 millions de personnes – et un pourcentage des dépenses de plus de 70 %, ce qui ferait de l’assurance maladie l’assureur monopoliste du gros risque. Cela remet en cause la configuration du système. L’assurance publique est-elle faite pour gérer majoritairement une minorité de gens malades ou pauvres, au risque de devoir se désengager vis-à-vis du reste de la population ? L’augmentation de 400 000 ou 450 000 personnes en ALD par an pose le problème de la mission et de la philosophie de l’assurance maladie.

La population ALD étant à peu près assurée d’être prise en charge à 100 % par l’assurance maladie, les complémentaires se retrouvent spécialisées dans le petit risque, avec les risques de « démutualisation » que cela comporte. C’est pourquoi l’idée de les faire participer au risque lourd à 100 % n’est pas nécessairement déplacée.

Le problème de base étant posé, deux pistes peuvent être suivies.

La première consisterait en des réformes « cosmétiques » du système en revoyant les critères d’entrée, de sortie et d’éligibilité ainsi que les modes de gestion. Les bornes mises à la prise en charge des patients en ALD fonctionnent mal, qu’il s’agisse de l’ordonnancier bizone ou du protocole de soins.

La seconde piste, plus radicale, tendrait à remplacer le dispositif des ALD par un autre système, notamment par le bouclier sanitaire dont MM. Pierre-Louis Bras et Gilles Duhamel, que vous avez entendus juste avant moi, sont les avocats et les défenseurs. Je suis également plutôt favorable à ce système car il a, pour les économistes, le mérite de séparer le risque économique du risque médical. Il y a une dissociation entre le dispositif de prise en charge des maladies chroniques au long cours axé sur des protocoles et des suivis, et le traitement des patients qui ont du mal à avoir accès aux soins pour des raisons financières, quelle que soit leur pathologie.

Le Haut conseil pour l’avenir de l’assurance maladie a fait un examen du dispositif des ALD d’où il ressort qu’il demeure un reste à charge très lourd pour les patients en ALD et que les critères d’admission varient d’un département et d’une région à l’autre. Il y a une forte hétérogénéité de la population. Les critères de sortie ne sont pas fixes. Il est, d’ailleurs, assez déplaisant d’annoncer à un patient qu’il n’est plus pris en charge à 100 %. Les critères d’entrée ne sont pas plus définis. Il règne une confusion : le dispositif est-il destiné à favoriser la prise en charge des maladies lourdes ou à aider les personnes les plus défavorisées de la société ? En fait, il fait les deux à la fois. Or, comme il arrive souvent, quand un instrument fait deux choses à la fois, il les fait mal.

Les réponses aux questions que vous avez posées, monsieur le rapporteur, sont positives.

La liste des ALD doit être revue, et doit l’être en permanence. Elle l’a déjà été dans le cadre du plan Séguin en 1985-1986 : on avait alors supprimé la trente et unième pathologie – elle a été réintroduite ensuite – et instauré l’ordonnancier bizone.

Le problème est que le critère des pathologies retenues repose sur la notion de « sévérité ». Que signifie une hypertension sévère ? Soit on donne des normes quasiment de protocole d’essai clinique, un cas étant déclaré éligible si toutes les cases du protocole sont cochées, soit on laisse aux praticiens une marge d’appréciation en fonction de l’état clinique du patient. J’imagine que les médecins souhaitent avoir une certaine latitude pour prendre en compte l’ensemble de la situation du patient.

Cela étant, en dehors du fait que cela ne fera pas plaisir aux patients qu’on supprime leur prise en charge à 100 %, il n’y a aucun problème technique à revoir la liste. Et, sans doute, faut-il le faire.

La grande question est de savoir si l’on conserve ou non les ALD. En toutes hypothèses, on ne peut pas ne pas revoir le dispositif et ce sera fait, d’une manière ou d’une autre, dans le cadre de la gestion du risque de l’assurance maladie.

Je trouve personnellement l’idée du bouclier sanitaire intéressante. Elle a le mérite de s’intéresser, non pas à ce que l’on rembourse mais, au contraire, à ce que l’on ne rembourse pas, c’est-à-dire à ce qui reste. Cela inverse complètement le regard. Au lieu de veiller à bien rembourser, on veille à ce que ce qu’on ne rembourse pas ne soit pas trop élevé.

Le bouclier sanitaire pose toutefois, selon moi, deux problèmes.

Le premier est un problème de définition du champ : qu’appelle-t-on dépenses de santé ? Par rapport à quoi dit-on qu’on est bien ou mal remboursé ? Dans les deux agrégats
– la consommation médicale totale et la dépense courante de santé – privilégiés par les comptes de la santé au sein de la Comptabilité nationale – comptes à distinguer de ceux de la sécurité sociale – qui s’élèvent à 100 milliards d’euros, les biens de services médicaux sont considérés comme des biens de service produits par les professionnels : hôpital, médecin libéral, infirmière libérale, sage-femme libérale, transporteur sanitaire, fabricant industriel de médicaments et de matériel médical. Ce champ est à peu près le même que celui reconnu par les organismes internationaux, notamment par l’OCDE – Organisation de coopération et de développement économique – quand il fait des comparaisons entre les dépenses de santé. C’est par rapport à ce champ qu’on dit que la santé en France est socialisée à 77 % par l’assurance maladie, à 90 % si l’on ajoute les 13 % des mutuelles et que le reste à charge des Français est d’environ de 10 %. Il faut inclure, dans le reste à charge, les dépassements d’honoraires et tout ce qui relève du périmètre de la Comptabilité nationale dépensée pour la santé des Français.

Le second problème est celui de la « désincitation » à la mutualisation. La logique du reste à charge repose sur son auto-assurance. Si on annonce aux assurés sociaux qu’ils ont un risque certain, connu d’avance, de 200 ou 300 euros maximum, la logique veut qu’ils s’auto-assurent, c’est-à-dire qu’ils prennent en charge ce montant. On ne s’assure pas sur un risque certain, contractuel et d’un montant limité, d’où un effet létal vis-à-vis de la souscription d’une assurance complémentaire.

Un autre point, dans lequel je vois plus un avantage qu’un inconvénient bien que, pour beaucoup de personnes, ce soit attentatoire au principe de la sécurité sociale, est la possibilité d’indexer le seuil garanti sur les revenus. Cela me semble assez logique mais c’est contradictoire avec la formule : « chacun contribue selon ses moyens et chacun reçoit selon ses besoins ». Il faudrait la transformer en : « chacun contribue selon ses moyens et chacun reçoit selon ses besoins et ses moyens ». J’ai mesuré, notamment dans les débats sur la franchise, à quel point, pour un certain nombre d’acteurs « historiques » du système, nostalgiques de la « sécu » traditionnelle et « paritariste », l’idée qu’un cancéreux riche puisse être moins bien remboursé qu’un cancéreux pauvre pouvait être « heurtante ». Pour eux, il n’y a pas de cancéreux riches ou de cancéreux pauvres, il n’y a que des cancéreux. Le même raisonnement est appliqué au sujet des allocations familiales : il n’y a pas de familles riches ou de familles pauvres, il n’y a que des familles. Si j’étais malade, je dois avouer que je préférerais être riche que pauvre.

M. Jean Mallot, coprésident : Cela vaut aussi quand on est bien portant !

M. Claude Le Pen : C’est exact.

Si on fait payer les Français pour leur santé – ce qui est normal et légitime ; il n’existe aucun pays où les dépenses soient socialisées à 100 % –, il faut leur demander de payer pour leur santé à eux, et non pour celle des autres. L’erreur qui a été faite concernant la franchise n’a pas été de demander aux Français de payer une partie de leurs soins. Après tout, ils le font depuis 1945 avec le système du ticket modérateur. Les taux de remboursement de l’assurance maladie sont passés de 70 % à 65 % et de 40 % à 35 % sans que les gens descendent dans la rue. Le cofinancement des soins entre la sécurité et le patient qui bénéficie de ces soins n’est pas attentatoire au principe de la « sécu ». Ce qui l’est, c’est de dire que la somme qu’une personne a payée va servir à payer la maladie des autres. L’erreur qui a été faite au sujet de la franchise a été de dire qu’elle servirait à payer la maladie d’Alzheimer. C’était une astuce pour faire comprendre que l’argent n’allait pas être mis de côté mais servir à des malades. Mais, ce n’est pas aux malades de payer pour les malades. Autant la maladie d’Alzheimer doit être prise en charge par une cotisation sociale à la charge de la collectivité, autant il est malvenu de demander une contribution aux malades à cet effet. Les gens sont prêts à payer leurs propres soins de leur poche, mais pas ceux des autres.

De même, transférer des dépenses de l’assurance maladie sur les mutuelles est une profonde erreur. Les gens ne considèrent pas la mutuelle comme faisant partie de la protection sociale. Les mutuelles sont toutes différentes, varient suivant les entreprises où l’on travaille et sont une affaire privée. Elles ressortissent d’une solidarité limitée aux gens affiliés à la mutuelle et non de la solidarité nationale. D’un point de vue comptable, le transfert de sommes de la sécurité sociale à la mutuelle ne change rien pour les assurés. Mais, d’un point de vue politique et idéologique – et Dieu sait si l’idéologie est importante dans ce domaine –, cela change tout.

C’est pourquoi le Gouvernement a dû faire rapidement marche arrière sur les lunettes et les 35 %. Raisonnant sur le plan uniquement comptable, les communicants n’avaient pas mesuré l’impact de ces dispositions sur la signification profonde des rapports entre complémentaires et régime de base.

Pour légitimer le transfert de dépenses aux complémentaires, il faudrait deux conditions.

Premièrement, il faudrait rendre la complémentaire quasiment universelle, c’est-à-dire s’acheminer, bien qu’il soit très compliqué, vers un système du type AGIRC-ARRCO, qui deviendrait une sorte de socle bis.

Deuxièmement, il faudrait rendre plus homogènes, en prévoyant un cahier des charges, les critères à la fois de panier de soins mutualistes et d’admission en ALD. On a commencé à le faire avec les contrats responsables.

À partir du moment où les mutuelles seraient intégrées à la protection sociale et reconnues comme agents légitimes de celle-ci, il serait plus facile de transférer des sommes. Il y aurait une adéquation entre la logique comptable et la logique de la représentation du système de protection sociale dans la tête des assurés.

Si je puis me hasarder à lancer cette petite pique, il faudrait que les politiques réfléchissent davantage et soient moins hâtifs dans leurs décisions. Si, sur un sujet aussi sensible que celui de la santé, on ne tient pas dans la même main les aspects techniques et les aspects émotionnels et idéologiques, on échoue. Preuve en a été donnée récemment.

M. Jean-Luc Préel : Dans le bouclier sanitaire, il faut considérer le reste à charge global, incluant les dépassements d’honoraires, la dentisterie et les lunettes. Il faut donc que le seuil soit fixé à un niveau très haut pour pouvoir faire des économies à l’assurance maladie.

Par ailleurs, si les dépassements d’honoraires sont pris en charge, comment pourra-t-on les limiter ?

M. Claude Le Pen : Un dispositif ne résout pas tout. Le dépassement d’honoraires est un problème à régler en soi. Il y a 10 000 manières de le faire : ARS – agences régionales de santé –, dossier médical personnel. De toute façon, les dépassements d’honoraires sont moribonds. Ils ne vont pas survivre longtemps. D’une part, ils suscitent une grosse animosité, d’autre part, ils ont explosé, à la fois quantitativement et en pourcentage. Les professionnels de santé, eux-mêmes, cherchent une solution. Des pistes sont avancées, dont le fameux secteur optionnel ou l’idée d’un contingentement de l’activité : on travaillerait en secteur 2 de 9 heures à 17 heures et en secteur 1 à partir de 17 heures. Nous avons étudié le problème de manière assez complète avec le syndicat des cardiologues. On peut trouver des solutions en dehors du bouclier sanitaire. Celui-ci doit s’appliquer à des dispositifs réglés par des mesures appropriées.

Concernant les soins dentaires, on pourrait sortir du dispositif, par exemple, les soins d’implants dentaires, le bouclier sanitaire s’appliquant à des champs plus restreints. Ce ne serait pas très gênant. Ce qui le serait plus, ce serait que, sur le champ auquel il s’applique, il y ait différents niveaux, à savoir le remboursement garanti, le remboursement selon les revenus, le dépassement garanti et le dépassement non garanti. Cela deviendrait complètement illisible et on créerait une usine à gaz. La France sait faire mais ce n’est pas l’idéal.

On peut très bien préciser que l’optique n’est pas comprise dans la logique du bouclier sanitaire. Mais, il faut que les autres secteurs – la médecine, la chirurgie, l’hospitalisation, la consommation pharmaceutique –, c’est-à-dire le gros du périmètre traditionnel – le soit.

M. Jean-Luc Préel : Les personnes qui ont une agénésie dentaire doivent avoir des implants dentaires. Comment cela sera-t-il pris en charge dans le cadre du bouclier sanitaire ?

M. Jean-Pierre Door, rapporteur : Si c’est considéré comme un acte médical, cela rentre dans le cadre de l’assurance.

M. Claude Le Pen : Je ferai la même remarque que pour les dépassements d’honoraires. Ce n’est pas le rôle du bouclier sanitaire de régler ce problème de nomenclature. Il doit être résolu en dehors.

Le bouclier sanitaire a pour objectif premier de régler le problème des ALD et de faire en sorte qu’on distingue les aspects sociaux des aspects médicaux.

M. Jean-Pierre Door, rapporteur : Nous disposons de quelques exemples étrangers de bouclier sanitaire. Le modèle belge est modulé en fonction d’un minimum et d’un maximum : 400 et 1 500 euros. Le modèle allemand institue un pourcentage en fonction des revenus. Lequel a votre préférence ?

M. Claude Le Pen : Ma préférence est toujours allée vers un système tenant compte des revenus dans les prestations. Je ne pense pas qu’une famille riche et une famille pauvre soient pareilles. La maladie ne change rien à cela.

M. Jean-Pierre Door, rapporteur : Pour résumer votre position, vous êtes favorable à la révision l’ensemble des ALD et à une transformation complète des remboursements, c’est-à-dire le bouclier sanitaire, correspondant à l’alliance des scénarios 2 et 3.

M. Claude Le Pen : Oui, en « phasant » les deux.

Le scénario du « fil de l’eau » n’est pas possible. Il conduirait à une sécurité sociale focalisée sur une minorité de la population.

Cela étant, il ne faut pas faire du bouclier sanitaire un procédé technique ou technocratique. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, il y aura un retour de balancier sévère comme pour les complémentaires et la franchise. Il ne faut pas le faire passer aux yeux des Français comme une invention de l’IGAS – Inspection générale des affaires sociales – ou de l’Inspection générale des finances car il va poser des problèmes de fond, de conception de la sécurité sociale. Il va falloir assumer une explication politique lourde. Le bouclier sanitaire modifie la nature du compromis social autour de la « sécu » et change les fondamentaux, qui n’existent plus que dans la tête des assurés, du système mutualisé de 1945.

M. Jean Mallot, coprésident : Nous vous remercions, monsieur Le Pen.

*

La Mission d’évaluation et de contrôle des lois de financement de la sécurité sociale (MECSS) a enfin procédé à l’audition de M. Christian Lajoux, président du LEEM – Les entreprises du médicament, et M. Claude Bougé, directeur général adjoint, M. Dominique Amory, président de LIR – Laboratoires internationaux de recherche – et président de Lilly France.

M. Jean Mallot, coprésident : Je suis heureux d’accueillir M. Christian Lajoux, M. Claude Bougé et M. Dominique Amory pour cette troisième audition sur le thème des affections de longue durée ALD.

Vous connaissez la problématique des ALD : faut-il en revoir la liste et les critères d’admission ? Faut-il modifier le système ? Faut-il instituer un bouclier sanitaire ? Tout le monde a son idée sur la question. Le poste du médicament est un poste important ; nous avons eu l’occasion dans un précédent rapport de travailler sur ce dossier. Nous allons l’aborder ce matin sous un autre angle.

M. Jean-Pierre Door, rapporteur : Il était intéressant pour nous de recevoir à la fois les représentants du LEEM et du LIR. Nous arrivons à la fin de nos auditions et nous voulions avoir votre avis.

Quelles sont vos pistes de réflexion dans le domaine de la prise en charge des ALD ? Disposez-vous d’éléments de comparaison au niveau international ou européen s’agissant de la prise en charge des maladies chroniques ? Comment la France se positionne-t-elle par rapport à ses voisins ? Que pensez-vous du système actuel des ALD : la liste, les critères d’admission, le suivi, les possibilités de sortie ? Quelles propositions pourriez-vous nous faire pour résoudre les problèmes qui se posent en ce domaine et qui ne font que s’aggraver ?

M. Christian Lajoux : Merci de nous avoir invités à participer à ces réflexions. Je vous prie d’abord de bien vouloir excuser M. Bernard Lemoine, qui participe à une autre réunion.

Notre mission, en tant qu’industriels du médicament, est de chercher des médicaments, de les mettre au point, de les fabriquer et de les commercialiser. Mais il est évident que la façon dont sont gérées les ALD est un sujet qui nous intéresse très directement.

La gestion actuelle des ALD nous conduit à être vigilants sur la moyenne de consommation des médicaments des patients concernés et sur la croissance de cette consommation, qui ne rend pas précisément compte de la situation française : les patients en ALD représentent aujourd’hui près de 14 % des assurés et 64 % des remboursements. Au sein même des ALD, la dépense est très concentrée : dans ses propositions sur les charges et produits pour l’assurance maladie pour 2009, la Caisse nationale d’assurance maladie des travailleurs salariés  la CNAMTS  mentionne que 5 % des patients en ALD, soit 385 000 personnes, concentrent 41 % des remboursements. Le Haut conseil pour l’avenir de l’assurance maladie, dont les chiffres sont un peu différents, dans son rapport d’activité en 2007, indique que 10 % des patients en ALD, soit 700 000 personnes, représentent 42,7 % des remboursements. Ces mêmes patients consomment en moyenne 322 boîtes de médicaments par an.

La population en ALD augmente chaque année de 3,9 % et l’on peut considérer que 1,6 % de cette augmentation est dû à l’effet démographique, c’est-à-dire au vieillissement de la population, et 2,3 % à l’augmentation du taux de prévalence des pathologies.

L’ampleur des ALD affecte de façon massive les indicateurs de santé et de sécurité sociale en France. Les entreprises du médicament ont souvent eu l’occasion de dire que 50 millions de Français ont un niveau de consommation du médicament qui est stable, voire en recul, alors qu’une autre partie de la population a un fort niveau de consommation. Bien sûr, il s’agit de pathologies sévères. Nous n’en contestons pas la réalité, non plus que la nécessité de prendre en charge les patients concernés dans les meilleures conditions.

Avant de vous proposer des éléments de réflexion, je souhaite que M. Bougé vous expose ce que nous savons de la situation internationale et les comparaisons que nous avons pu faire entre la situation française et celle des autres pays.

M. Claude Bougé : Les pays voisins ne connaissent pas cette situation, qui est une originalité française, d’une concentration de soins et de dépenses collectives sur un aussi petit nombre de patients. Leurs mécanismes ne sont pas tout à fait les mêmes.

Le Royaume-Uni connaît un système quasi analogue avec des listes de pathologies exonérantes, mais le contrôle de la prescription du médecin traitant par les caisses locales ne permet aucune espèce de dérive.

En Italie, il existe une liste officielle de maladies chroniques qui permet le remboursement des médicaments, y compris – et c’est une originalité en Europe – des médicaments non remboursables. Pour les autres postes de dépenses, l’assurance maladie est régionalisée.

En Espagne ou en Allemagne, il n’y a pas de liste officielle de pathologies exonérantes. Les patients qui sont atteints de maladies chroniques ne sont pas exonérés de copaiement, même s’il existe des systèmes de prise en charge particuliers, plus importants que le système de base.

Dans la plupart de ces pays, les médecins sont fortement incités à respecter la réglementation. Un contrôle strict ou un système de rémunération y conduit, et les médecins ne peuvent pas subir de pressions de la part du patient.

Voilà, de façon synthétique, ce qui se passe dans les pays voisins. Nous pourrons vous donner des contributions écrites plus détaillées sur ces points.

M. Christian Lajoux : 96 % des demandes d’admission en ALD sont acceptées de même que 98 % des demandes de renouvellement en ALD. Il faut garder à l’esprit qu’il y a une rémunération spécifique de 40 euros par an pour le médecin d’un patient pris en charge dans le cadre des ALD.

Sur quels leviers faut-il agir ? D’abord, sur l’entrée et sur la sortie des ALD. L’approche actuelle est-elle la plus efficiente ? Ensuite, sur le respect par le médecin de l’ordonnance bizone. Enfin, et cela nous semble essentiel, sur le bon usage, ou plutôt le juste usage, du médicament.

Les industriels sont très attachés à cette notion de « juste usage » : le bon médicament à la bonne personne dans les bonnes conditions d’utilisation et de prise en charge. Voilà pourquoi nous insistons sur la nécessité de respecter les éléments de l’ordonnance bizone.

Nous réclamons depuis des mois, voire des années, la rationalisation du système des ALD. Nous constatons que la Haute Autorité de santé – la HAS – n’a pas apporté de solution, malgré une longue réflexion. Elle propose bien aujourd’hui trois hypothèses de travail, mais celles-ci ne modifient pas la situation des ALD. Nous constatons également que le Gouvernement vient d’accorder – pour la troisième fois – le report de la révision des protocoles du 1er juillet 2008 au 31 décembre 2009.

Je veux rester dans le cadre d’une réflexion prospective et stratégique. Néanmoins, tout récemment, on a vu que les questions de la prise en charge en ALD avaient fait l’objet d’un large débat. Cela nous préoccupe, en raison de la nécessité qu’il y a à agir dans ce domaine. Mais il ne faut pas se méprendre : nous avons une légitimité d’industriels et pas une légitimité de politiques ni d’acteurs décisionnaires dans un tel cadre.

M. Dominique Amory : Merci d’avoir invité le LIR à participer à cette table ronde. Notre mission est claire : c’est le progrès thérapeutique. Nous sommes conscients que pour le financer il faut un système soutenable dans le long terme. D’où la question : comment le système d’assurance maladie va-t-il pouvoir continuer à vivre ou à survivre ? La problématique des ALD devient alors fondamentale, dans la mesure où l’on sait que celles-ci absorbent 90 % de la croissance des dépenses de l’assurance maladie.

Nous avons une optique d’efficience. Dans cette optique, la prévention et l’éducation thérapeutique sont essentielles. Il faut développer des initiatives comme celle qui a été prise récemment dans le domaine du diabète. Cela dit, on n’arrive déjà pas à financer les soins, je ne sais pas comment on financera la prévention.

Autre élément de l’efficience : le bon usage. Le LIR en a eu des approches depuis très longtemps, avec la HAS. La HAS et l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé – l’AFSSAPS  ont fait des recommandations auprès des médecins sur deux pathologies : la migraine et l’asthme.

Troisième élément : le développement d’une gestion transversale des soins. Nous voulons développer une vision plus holistique qui nous permettrait de faire des économies.

On pourrait inciter les agents économiques à être plus efficients : au niveau de l’hôpital, avec des incitateurs qui valoriseraient tel ou tel hôpital ; au niveau des utilisateurs de soins, en distinguant ceux qui font de la prévention de ceux qui n’en font pas. Cela se trouve dans notre plate-forme.

Nous nous sommes prononcés très clairement sur le « 35 à 35 » pour essayer de faire des économies là où c’est possible.

M. Jean-Pierre Door, rapporteur : Vous voulez dire que les médicaments remboursables à 35 % seraient remboursés à 35 % aux patients qui sont en ALD ?

M. Dominique Amory : Exactement, avec une prise en charge des complémentaires. Seulement, quand on dit cela, on se place dans le système actuel. Or ce système, qui souffre d’un déficit structurel, ne permet que de résoudre par pièces un puzzle qui devient de plus en plus compliqué. Il faut réfléchir à d’autres propositions mettant en jeu la question du bouclier sanitaire. Poser cette question au niveau politique est peut-être une réponse au « 35 à 35 » qui est devenu un sujet presque tabou, qui a suscité la virulence des débatteurs de la santé et qui pourtant, paraîtrait assez logique.

On peut se placer dans un système plus large qui permettrait de régler les problèmes structurels. On prévoit que la croissance des dépenses de santé dépassera le PIB. Vous avez trois partenaires : l’assurance maladie, les complémentaires et les ménages. Si on veut éviter un déficit de l’assurance maladie, il faut imaginer un transfert au niveau des ménages ou des complémentaires.

Pour autant, ce n’est pas à nous, en tant que laboratoires de recherche, d’apporter des réponses. Il nous appartient toutefois de nous comporter en acteurs responsables. Je précise que lorsque nous faisons des propositions de ce genre, ce n’est pas pour aboutir à une augmentation du nombre des prescriptions. Cela prouve que l’on peut prendre en compte à la fois les nécessités de productivité et de ventes de médicaments, et l’équilibre des comptes sociaux.

M. Jean-Pierre Door, rapporteur : Monsieur Lajoux, la question de l’observance était à l’ordre du jour l’an dernier au sein de l’industrie pharmaceutique. Où en êtes-vous ?

M. Christian Lajoux : L’observance rejoint le débat du bon usage et du juste usage du médicament. Un certain nombre de programmes d’observance, qui avaient été demandés par les autorités, le Comité économique des produits de santé – le CEPS – ou l’AFSSAPS, avaient précisément pour but d’utiliser au mieux les deniers de la collectivité dans l’usage de certains traitements. Ensuite, s’est développé un débat qui avait un côté caricatural, où certains laissaient entendre que les industriels du médicament enverraient leurs visiteurs médicaux au chevet des patients qui se battaient contre la maladie pour essayer de faire valoir les intérêts de ces entreprises ! Il ne s’agit évidemment pas de cela.

Les industriels du médicament ont travaillé avec l’ensemble des partenaires soignants : les médecins, les syndicats de médecins, les pharmaciens, les syndicats de pharmaciens, les collectifs de représentants des patients. Le but était de définir ensemble un cadre qui permette de faire en sorte que les médicaments, notamment dans leur phase d’appropriation par les patients, soient utilisés au mieux, l’entreprise apportant de son côté, dans un cadre règlementé, sa capacité d’expertise. De nombreux débats ont eu lieu sur ce sujet et ils ont abouti à une plate-forme commune de propositions. Aujourd’hui, il appartient au législateur de savoir ce qu’il va faire de propositions qui ont fait l’objet d’un large consensus entre les industriels du médicament, les patients et les soignants.

Par rapport au bon usage du médicament et au-delà du sujet de l’observance, je voudrais préciser la position des industriels.

Nous avons fait, avec d’autres, le constat que notre système, dans lequel la participation du patient n’est pas très élevée, a peut-être déresponsabilisé l’ensemble des acteurs du système de santé, non pas par rapport à la qualité du diagnostic et du soin, mais par rapport à l’appréciation de ce que représentait, en termes de coûts, le système de santé lui-même. Pour autant, il n’est pas question de jouer sur le ticket modérateur, mais de favoriser la connaissance par les médecins de l’historique des remboursements, donc des effets iatrogènes potentiels des bénéficiaires des ALD.

Sur 24 milliards d’euros de dépenses sans ticket modérateur, 10 milliards d’euros sont consacrés aux médicaments. Des études faites notamment par l’Union régionale des caisses d’assurance maladie – URCAM – d’Alsace, en juillet 2000, montrent que l’élimination de 5 % des redondances et des contre-indications, générerait un gain de 1,2 milliard d’euros. Comment éviter ces redondances et ces contre-indications ? J’ai la plus grande confiance dans la qualité de la prise en charge des patients par le corps médical et par les soignants de notre pays. Il faut accélérer les démarches de type WebMédecin, mises en place récemment, qui sont extrêmement faciles et simples à mettre en place. Elles permettent de mieux suivre l’historique du patient sur les derniers mois ou sur les dernières années et au médecin de vérifier s’il y a redondance d’examens, de consultations ou télescopage de prescriptions. Un des bénéfices du WebMédecin est de mieux savoir où sont investies les ressources en termes de remboursement, mais aussi d’éviter les effets iatrogènes de l’attitude de certains patients face à leur maladie et à leur système de soins. D’autres éléments doivent également être encouragés : les LAP ou logiciels d’aide à la prescription, qui sont aujourd’hui un des éléments de la modernisation de la prise en charge du patient.

M. Pierre Morange, coprésident : Les pharmaciens d’officine ont mis en place le dossier pharmaceutique qui doit être généralisé pour 2009. La méconnaissance des prescriptions et le recours à l’automédication sont des éléments qui viennent complexifier le dispositif et alimenter la iatrogénie. Au-delà de ces rappels, avez-vous mené des réflexions sur les systèmes d’information, leur maîtrise et leur efficience ?

M. Christian Lajoux : Le WebMédecin a un intérêt tant économique que de santé publique. Il illustre bien les progrès à réaliser dans le domaine des nouvelles technologies. Les expérimentations ont été difficiles à mettre en place. Dans le même ordre d’idées, chacun d’entre nous se souvient du débat sur le dossier médical personnalisé. Il faudrait également s’interroger sur la capacité de connexion des LAP avec le WebMédecin.

Notre pays n’a pas encore franchi le pas avec suffisamment de volontarisme en direction de ces nouvelles technologies. Cela est dû à des freins culturels. Le rôle joué par la Commission nationale de l’informatique et des libertés la CNIL, si respectable soit-elle, doit être pris en considération. On peut enfin s’interroger sur l’appétence des soignants eux-mêmes pour les nouvelles technologies. Mais les citoyens, parce qu’ils sont de plus en plus familiers de ces nouvelles technologies, contribueront vraisemblablement à les faire bouger.

Certes, monsieur le président, je ne réponds pas précisément à votre question …

M. Pierre Morange, coprésident : J’allais vous le dire, mais je comprends que ce ne soit pas facile.

M. Christian Lajoux : Je suis comme vous un observateur de ce qui se met en place. Nos entreprises ont aujourd’hui une solide expérience de ces nouvelles technologies. Nous comprenons les hésitations de certains, mais nous avons le sentiment que cela ne va pas très vite.

M. Dominique Amory : La bonne observance est une situation gagnante pour tout le monde : si un patient observe mieux son traitement, il en tirera un meilleur bénéfice thérapeutique ; la sécurité sociale en bénéficiera aussi puisque son argent ne sera pas gaspillé ; que le patient prenne bien son traitement est pour l’industriel une manière de rentabilité financière.

Il faut sortir du dogmatisme. L’industrie pharmaceutique n’est pas là seulement pour vendre plus, mais aussi pour apporter davantage de santé publique. Comme l’a précisé M. Christian Lajoux, les autorités nous y incitent parfois, et cela peut se faire par l’intermédiaire de l’AFSSAPS. C’est un enjeu de santé publique assez simple. Dédramatisons donc ce débat qui n’est, somme toutes, pas plus tendu que dans d’autres pays.

Le LIR, en participant à des think tank, s’essaie à la prospective. Il soutient toutes les propositions qui sont faites, qu’elles soient liées au WebMédecin, ou à la nécessité d’une gestion efficiente des ALD.

On peut néanmoins se demander si ces mesures seront suffisantes pour résoudre les déficits structurels de l’assurance maladie et des dépenses de santé. Ma réponse est « non » : les dépenses de santé ont naturellement tendance à croître de 7 à 8 % ; les recettes ne suivront pas dans la mesure où la croissance économique est ralentie ; le déficit est d’ordre structurel.

Il faut changer de logique si l’on veut éviter de devoir rediscuter chaque année de nouvelles mesures et de la façon dont on peut taxer davantage l’industriel. La réflexion doit être globale.

Notre rôle n’est pas d’apporter des solutions mais de réfléchir à plus à long terme sur la manière de résoudre le problème structurel des ALD, de l’assurance maladie et des dépenses de santé. Il y aura sans doute des choix politiques à faire. Ils devront être faits de manière transparente pour que le citoyen s’y retrouve.

M. Christian Lajoux : Je suis tout à fait d’accord avec M. Dominique Amory. Le LEEM représente l’ensemble des 300 entreprises du médicament, dont le LIR, les laboratoires pharmaceutiques de recherche, y compris dans le domaine des génériques. L’ensemble des laboratoires pharmaceutiques sont regroupés au sein de cette même organisation professionnelle, avec des think tank qui ont la capacité d’ouvrir des débats d’idées, parfois très avancées, sur des pistes à explorer.

M. Jean-Pierre Door, rapporteur : Quelles sont vos réflexions sur le bouclier sanitaire ?

M. Christian Lajoux : Nous considérons que les entreprises du médicament, au sein du LEEM, n’ont pas une vraie légitimité à faire des propositions sur ce sujet. Nous en avons beaucoup plus sur des sujets ponctuels comme celui des ALD. Une rationalisation des ALD coûterait vraisemblablement à l’industrie du médicament entre 400 et 600 millions d’euros. Pour autant, nous sommes prêts à accompagner les démarches de rationalisation qui ont pour finalité le bon usage.

M. Jean-Pierre Door, rapporteur : Vous pouvez donner votre avis sur le bouclier sanitaire en tant que citoyen.

M. Christian Lajoux : Oui, mais le citoyen Lajoux n’est pas entendu par la MECSS.

M. Jean Mallot, coprésident : Admettons néanmoins qu’un système de bouclier sanitaire puisse être évoqué, conçu et mis en place. J’imagine que vous avez des idées sur les conséquences qu’il aurait sur votre secteur d’activité.

M. Christian Lajoux : Commençons par identifier les éléments qui nous permettront d’économiser de la ressource collective pour l’affecter au juste usage et demandons-nous si le bouclier sanitaire favorisera ou pas ce bon usage.

En tant qu’industriels, nous constatons depuis trois ans des dérives potentielles dans les usages des biens et services de santé. La généralisation de la dispense d’avance de frais, qui contribue vraisemblablement à une dérive des coûts de santé, et la non révision des protocoles pour une population représentant un Français sur cinq sont des éléments qui méritent d’être considérés.

M. Pierre Morange, coprésident : Je ne vais pas vous demander votre avis sur le bouclier sanitaire. Je vais interroger le président du LEEM, société pharmaceutique à vocation internationale, qui a été confrontée à la mise en place du bouclier sanitaire en Belgique ou en Allemagne. Quelles en sont les conséquences sur l’activité industrielle, que ce soit sur le tissu industriel, sur le bassin d’emplois, sur les chiffres d’affaires, sur le poste de consommation pharmaceutique ?

M. Christian Lajoux : Je ne savais pas que vous me poseriez la question en ces termes, et ma réponse n’est pas nécessairement préparée. Je pense que ces conséquences existent. Mais encore une fois, la question qui est posée est celle du juste usage.

Le bouclier sanitaire doit permettre de faire en sorte que chaque Français ait accès aux soins, et ce dans un système égalitaire. Permet-il de mieux gérer les ressources collectives, au service du progrès thérapeutique, au service de l’efficience et de la performance de santé ? J’hésite à répondre. Son incidence sur nos équilibres économiques n’est certainement pas nulle, mais elle n’est pas fondamentale. Je suis bien plus préoccupé par les enjeux auxquels les industriels du médicament sont confrontés aujourd’hui, à savoir : la coopération recherche publique/recherche privée ; le virage que nous devons assurer dans la mutation industrielle, avec l’arrivée des biotechnologies, dans un contexte de crise industrielle qui commande de renforcer l’attractivité et la compétitivité de la France.

M. Pierre Morange, coprésident : Et le marché des génériques.

M. Chrisian Lajoux : Voilà pourquoi je parlerai plutôt d’un effet « à la marge ». C’est le juste usage du médicament qui, en évitant le gaspillage, pèsera sur nos chiffres d’affaires.

M. Pierre Morange, coprésident : L’un n’exclut pas l’autre.

M. Dominique Amory : Le bouclier sanitaire est un sujet qui m’intéresse, en tant que citoyen et en tant que représentant de l’industrie. Il est en effet une réponse à la solvabilité du système qui permettra de financer demain l’innovation. Sans être la solution idéale, il a le mérite d’apporter de la transparence et d’éviter des débats récurrents sur le moyen de financer, chaque année, les dépenses des ALD. Il permettrait de responsabiliser les utilisateurs de soins, le rôle des complémentaires restant à définir. Dans un tel système, le citoyen aurait son mot à dire par le biais de la définition des plafonds ou des tickets modérateurs.

Ce n’est pas la position du LIR, puisque nous n’en avons pas discuté. Mais nous sommes intéressés, dans la mesure où un débat public sur le sujet se justifierait largement. Je réponds donc davantage en tant que citoyen.

M. Christian Lajoux : Je suis totalement en phase avec ces propos. Mais peut-on aller vers un bouclier sanitaire avant d’avoir révisé les protocoles thérapeutiques et avant d’avoir des référentiels ALD venant de la HAS ?

M. Pierre Morange, coprésident : De toutes façons, le bouclier sanitaire ne pourra pas se mettre en place avant un délai de trois à quatre ans, ne serait-ce que pour maîtriser les systèmes d’information qui ne sont pas interopérables. Autant mettre à profit ce délai pour avancer sur le sujet des protocolisations, du parcours de soins, du WebMédecin, des LAP, des dossiers pharmaceutiques et autres outils.

M. Jean-Luc Préel : Je comprends bien que l’industrie pharmaceutique n’est pas directement concernée par le sujet des ALD. Vous avez insisté très lourdement sur le juste usage du médicament et sur les bonnes pratiques.

Personnellement, je suis plutôt partisan des bonnes pratiques et d’un remboursement à la pathologie, ce qui est difficilement compatible avec le bouclier sanitaire. L’exemple que je prends habituellement est celui de l’anti-ulcéreux prescrit avec un anti-inflammatoire. Pourquoi choisir systématiquement le médicament le plus puissant ? Si l’industrie avait voulu et si la HAS avait mis en place un protocole, ç’eût été relativement simple. Où sont les responsabilités, et êtes-vous prêts à progresser ?

M. Christian Lajoux : Nous attendons aujourd’hui des référentiels construits. Mais encore faut-il que les référentiels que nous attendons de la HAS intègrent la notion de Evidence based medicine, ou EBM, c’est-à-dire la médecine fondée sur les preuves et donc sur la rigueur scientifique. Encore faut-il que ces référentiels assurent la protection des Data. Encore faut-il qu’ils assurent le maximum de chances pour chacun des patients concernés.

M. Jean-Luc Preel : Il est donc logique de donner le médicament le plus puissant...

M. Christian Lajoux : Non. Les référentiels procèdent justement à une évaluation et permettent de faire des recommandations.

Le corps médical français est celui qui respecte mieux que dans tout autre pays les protocoles élaborés par les sociétés savantes, par les médecins eux-mêmes et par les experts. C’est une des raisons qui fait que notre pays consomme peut-être un peu plus de médicaments que d’autres, mais c’est aussi une des raisons pour lesquelles il a aujourd’hui un taux sanitaire particulièrement élevé au niveau européen.

M. Jean-Luc Préel : Tout dépend si l’on applique ou non le principe de précaution. J’avais expérimenté dans mon service l’Azantac, qui était prescrit à l’origine en cas de syndrome de Zollinger et Ellison, une tumeur du pancréas. Au bout de quelques années, il est devenu le médicament le plus prescrit en France. Comment est-ce possible ? Parce qu’en prescrivant un tel médicament très puissant, les médecins se disaient qu’on ne risquait pas de leur reprocher d’avoir provoqué une hémorragie digestive. De mon point de vue, un adulte bien portant prenant un anti-inflammatoire au milieu du repas ne court aucun risque ou quasiment ; en cas de douleurs épigastriques, un pansement suffit largement. Quant au patient qui a eu un antécédent d’ulcère, un générique du tagamète suffit. C'est un exemple, parmi d’autres, de la nécessité de hiérarchiser les prescriptions.

M. Christian Lajoux : La position des industriels du médicament est claire : nous attendons de la HAS qu’elle définisse les référentiels, qu’elle le fasse sur des bases rigoureuses scientifiques, en confrontant ces dernières à des données économiques. J’insiste donc sur la rigueur scientifique EBM, sur la protection des Data, et sur la nécessité d’éviter l’apparition d’une médecine à deux vitesses et un rationnement des soins.

M. Pierre Morange, coprésident : Le risque de rationnement dépend essentiellement de la pérennisation et de l’amplification des déficits.

M. Dominique Amory : Votre logique est implacable. Seulement, chaque patient est différent. Parfois, la réalité individuelle est oubliée quand on prend des mesures ou des recommandations générales. Laissons tout de même un peu de place au patient individuel. C’est un peu ce que nous essayons de défendre.

M. Pierre Morange, coprésident : Je vous remercie.

*