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Commission des affaires sociales

Commission des affaires sociales

Mission d’évaluation et de contrôle des lois de financement de la sécurité sociale

Jeudi 20 octobre 2011

Séance de 9 heures

Compte rendu n° 02

Présidence de M. Jean Mallot et M. Pierre Morange, coprésidents

– Auditions, ouvertes à la presse, sur la prévention sanitaire

– M. Didier Tabuteau, conseiller d’État, responsable de la chaire Santé de Sciences Po et du Centre d’analyse des politiques publiques de santé de l’École des hautes études en santé publique

– M. Hubert Allemand, professeur de santé publique, médecin-conseil, adjoint au directeur général de la Caisse nationale d’assurance maladie des travailleurs salariés, et Mme Catherine Bismuth, directrice des assurés à la direction déléguée à la gestion et à l’organisation des soins, en charge du dossier prévention

– M. Laurent Chambaud, inspecteur général des affaires sociales

– MM. les professeurs Michel Huguier et Gérard Dubois, académiciens, membres de l’Académie nationale de médecine

COMMISSION DES AFFAIRES SOCIALES

MISSION D’ÉVALUATION ET DE CONTRÔLE
DES LOIS DE FINANCEMENT DE LA SÉCURITÉ SOCIALE

Jeudi 20 octobre 2011

La séance est ouverte à neuf heures.

(Présidence de M. Jean Mallot et M. Pierre Morange, coprésidents de la mission)

La Mission d’évaluation et de contrôle des lois de financement de la sécurité sociale (MECSS) procède d’abord à l’audition, ouverte à la presse, de M. Didier Tabuteau, conseiller d’État, responsable de la chaire Santé de Sciences Po et du Centre d’analyse des politiques publiques de santé de l’École des hautes études en santé publique.

M. Didier Tabuteau, conseiller d’État, responsable de la chaire Santé de Sciences Po et du Centre d’analyse des politiques publiques de santé de l’École des hautes études en santé publique. Je vais vous présenter les réflexions élaborées à partir des travaux que nous menons sur les politiques publiques de santé, plutôt qu’un exposé sur la prévention proprement dite, pour laquelle d’autres personnes sont plus qualifiées que moi.

D’abord, il est important de garder à l’esprit que la santé publique est un tout : la prévention ne doit pas être opposée aux soins dans l’élaboration des politiques publiques.

Il faut distinguer trois domaines essentiels. En premier lieu, la prévention non médicalisée, qui se fait hors du système de santé au sens strict du terme – retenu dans les comptes nationaux de la santé. Elle recouvre deux principaux types d’actions : celles portant sur les comportements, par le biais de l’éducation ou de la promotion de la santé ; celles tendant à réduire d’une manière générale les facteurs de risques liés au travail, aux transports ou au logement, qui sont des déterminants fondamentaux de la santé.

En deuxième lieu, la prévention médicalisée, qui passe par les acteurs du système de santé, qu’il s’agisse des professionnels ou des établissements de santé. Elle comporte également deux types d’actions : les unes sont non techniques – l’éducation et la promotion de la santé, l’intervention des professionnels auprès des patients – ; les autres, techniques, tels le dépistage ou les analyses biologiques notamment, qui tendent à se développer.

Troisièmement, les soins, qui ont aussi, en sus de leur fonction curative, une vocation préventive. C’est notamment le cas dans le traitement des maladies chroniques.

Ces trois piliers ne peuvent être dissociés si l’on veut réfléchir à la façon dont la santé publique doit se développer.

Deuxième constat liminaire : notre pays souffre d’un manque de culture de santé publique. Cela tient à des facteurs historiques : au XIXsiècle, la France a joué un rôle majeur en matière de théorie de la santé publique, mais a peu mis en pratique celle-ci par comparaison avec la Prusse ou la Grande-Bretagne. Elle a ainsi été un des derniers pays développés à prévoir une vaccination obligatoire, en 1902. De même, elle a mis beaucoup de temps à adopter le raccordement à l’égout ou à mettre en place une organisation publique de la santé.

Au XXsiècle, l’assurance maladie a été ciblée sur la prise en charge des soins et il a fallu attendre 1988 pour qu’un fonds national de prévention, d’éducation et d’information sanitaires soit constitué en son sein. Cela ne veut pas dire qu’elle ne remboursait pas les actions de prévention, mais elle le faisait implicitement, dans le cadre notamment des consultations médicales.

De plus, les législations sur la prévention étaient très spécialisées : au-delà des grandes lois Veil et Évin de 1976 et de 1991 sur la lutte contre le tabagisme et l’alcoolisme, il s’agissait de mesures spécifiques sur les fléaux sociaux, qui ne se sont jamais diffusées dans l’ensemble du système de santé.

Une nouvelle étape a été franchie dans les années 1990 avec le développement de la prévention liée aux questions de sécurité sanitaire, touchant aux produits de santé, à l’environnement, au travail ou au nucléaire.

Juridiquement, la prévention n’apparaît en tant que politique générale dans le code de la santé publique qu’avec la loi n° 2002-303 du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé, qui en définit le contenu, en fait une composante de la politique de santé et prévoit un certain nombre d’outils à cet effet. Cette définition sera abrogée en 2004 : la politique de prévention est alors présentée simplement comme une composante de la politique de santé publique.

Ce manque de culture se traduit par des résultats contrastés, lesquels sont bons ou très bons dans la prise en charge des soins mais relativement mauvais, par rapport à d’autres pays, dans les principaux domaines où la prévention a vocation à agir. Le taux de mortalité prématurée est un des plus élevés, 1,5 million d’enfants sont en surpoids et on compte un tiers de fumeurs dans la population.

Troisième constat liminaire : l’économie de la prévention est assez paradoxale. Les actions de prévention identifiées dans les législations ont toujours été par le passé financées par des crédits limitatifs alors que les soins l’étaient dans le cadre du risque maladie, dans un contexte pourtant de contrainte budgétaire moindre. Puis la loi du 4 mars 2002 précitée a prévu des programmes prioritaires de prévention qui devaient, comme les soins, être financés dans le cadre de ce risque. Ses effets mériteraient d’ailleurs d’être évalués.

Pour le reste, on s’en tient toujours à l’étude de l’Institut de recherche et de documentation en économie de la santé de 2002, qui avait apprécié le coût de la prévention implicite à 6 % ou 7 % des dépenses de santé, et non à 4 %, comme le faisaient les comptes nationaux de la santé. Cette proportion reste néanmoins très faible.

Le débat sur l’économie de la prévention est complexe : si l’on retient une approche médico-économique, les bilans sont très disparates. Certaines stratégies de prévention réduisent les dépenses en diminuant les risques, tandis que d’autres ne se révèlent pas efficaces sur le plan économique, tout en étant aussi légitimes. La prévention doit être considérée comme un investissement et non comme un élément de régulation du système de santé, même si dans certains cas, elle peut contribuer à la maîtrise des dépenses.

Dès lors, la prévention doit nécessairement être plurielle et coordonnée, sachant que les acteurs sont très nombreux dans ce domaine, en raison de compétences partagées entre l’État et les collectivités locales – au XIXe siècle, l’autorité de santé était déjà la commune – et d’un partage très complexe entre les différentes autorités ministérielles selon qu’il s’agit de la médecine du travail, de la médecine scolaire, de la protection maternelle et infantile, de la sécurité routière, des conditions de logement ou de la sécurité des consommateurs.

La coordination de ces acteurs est donc difficile : les agences régionales de santé constituent, au niveau régional, un bon moyen à cet effet, conformément à ce qu’a prévu la loi. Une instance nationale comme le comité technique national de prévention, créé par la loi mais finalement abandonné, serait aussi un outil intéressant.

Une action multiforme de l’action de prévention est également nécessaire, car son efficacité passe aussi par des acteurs extérieurs au système de santé – associations locales ou clubs sportifs pouvant avoir, notamment auprès de jeunes, un discours autonome de celui prévalant au sein du système.

Il est par ailleurs essentiel que la politique de prévention ne soit pas dissociée de la politique de soins. Plusieurs propositions peuvent être faites à cet égard.

D’abord, les médecins généralistes pourraient avoir un mandat de santé publique intégrant, à travers notamment un mode de rémunération particulier, des actions de prévention, de participation à des programmes de dépistage ou de veille épidémiologique. Il est important que ce qui est pratiqué de façon implicite devienne explicite et que ce mandat permette de reconnaître ce travail normal des médecins.

Deuxièmement, les fonctions de prévention, d’éducation à la santé et d’éducation thérapeutique doivent être prises en compte également dans l’activité hospitalière. Or les modes de tarification et les évolutions de la tarification à l’activité rendent problématiques le financement de cette approche, notamment s’agissant de l’éducation thérapeutique. Le développement de consultations spécialisées dans ce domaine serait utile.

Troisièmement, il faut s’interroger sur un éventuel rapprochement, avec toutes les difficultés que cela comporte, entre des secteurs aujourd’hui très séparés mais qui doivent être coordonnés. Je pense notamment aux médecins traitants par rapport à la médecine du travail, à la médecine scolaire ou à la médecine universitaire. Ils doivent, dans le respect des règles déontologiques, être destinataires des informations de ces services, qui sont aussi importantes pour l’évolution de la santé de leurs patients.

Quatrièmement, la prévention doit donner naissance à ce qu’on pourrait appeler une organisation collective. Au-delà de la coordination des politiques nationales, doit prévaloir une coordination entre les structures publiques, qu’il s’agisse des structures départementales pour la protection maternelle et infantile ou des services de l’État pour les grands programmes prévus par le code de la santé publique.

M. le coprésident Pierre Morange. Pourriez-vous préciser le schéma organisationnel de cette coordination ?

M. Didier Tabuteau. Sur les politiques nationales relevant de l’État, voire des autres acteurs publics, l’existence d’un comité national de coordination, permettant de réunir régulièrement les acteurs – qu’il s’agisse du logement, de la santé au travail, de l’éducation, de la santé scolaire et universitaire ou de la santé des consommateurs –, un peu à l’image de ce qui s’est fait en matière de sécurité sanitaire, serait souhaitable.

M. le coprésident Pierre Morange. Que pensez-vous de la suggestion de la Cour des comptes, évoquant la création d’une délégation interministérielle, dont la charge pourrait être assumée par le directeur général de la santé ?

M. Didier Tabuteau. Le directeur général de la santé a légitimement vocation à réunir l’ensemble des acteurs de la prévention. Je ne sais si cela doit donner lieu à la création d’une délégation interministérielle ou à la reconnaissance de la compétence de la direction générale de la santé en tant que telle.

Mais il faudrait aller au-delà, pour intégrer les interventions des collectivités territoriales – notamment des conseils généraux et des communes qui jouent un rôle important, en particulier s’agissant des cantines scolaires, de la protection maternelle et infantile ou des interventions à l’égard des personnes âgées en perte d’autonomie.

Cinquième proposition : l’éducation à la santé doit donner lieu à une action générale dans les programmes scolaires ou les activités des associations sportives et culturelles. En matière de prévention, seules les actions ciblées ont une véritable efficacité, notamment pour réduire les inégalités sociales de santé. Les résultats de la politique de prévention sont étroitement liés à ces inégalités, peut-être plus encore que pour les soins.

Enfin, les programmes de prévention doivent être financés. Le clivage historique entre prévention et soins a pour conséquence une déconnection entre les programmes et les financements. Si la loi de 2004 précitée définit une centaine d’objectifs intéressants, elle a été critiquée pour ne pas offrir une programmation en termes de moyens. En outre, son articulation avec les lois de financement de la sécurité sociale est modeste et gagnerait à être renforcée.

Il faut faire confiance aux professionnels de santé dans la construction d’une politique de prévention. D’où l’utilité d’un mandat de santé publique pour les médecins conventionnés et le renforcement des activités hospitalières dans ce domaine. Il ne faut pas opposer une politique portée par les services administratifs ou les actions médiatisées par les pouvoirs publics et le travail quotidien des professionnels de santé, qui jouent un rôle essentiel.

M. le coprésident Pierre Morange. Comment concevez-vous ce mandat de santé publique ?

M. Didier Tabuteau. La convention médicale devrait – le législateur pourrait d’ailleurs le prévoir, voire l’imposer – spécifier qu’il y ait nécessairement dans l’activité des professionnels de santé conventionnés avec la sécurité sociale et passant un contrat avec le service public de l’assurance maladie, une fonction de santé publique, comportant un volet prévention et une participation aux programmes organisés à cette fin, moyennant rémunération.

Dans la dernière convention et la précédente, on trouve certes des éléments de rémunération à la performance, mais il serait plus efficace d’afficher en tant que tel ce mandat de santé publique.

Il convient par ailleurs de renforcer les études médico-économiques sur les stratégies préventives et non, seulement, sur les stratégies de soins, afin d’aider les pouvoirs publics à prendre leurs décisions.

La participation des associations de patients à la politique de prévention est également un élément important, notamment pour la prévention thérapeutique, d’autant qu’elles disposent de moyens techniques et ont une véritable légitimité.

Enfin, le volontarisme des pouvoirs publics en matière de lutte contre l’obésité, l’alcoolisme ou le tabagisme constitue un levier important pour mobiliser l’ensemble des acteurs.

M. Jean-Luc Préel, rapporteur. Votre distinction entre les trois piliers de la prévention mérite d’être prise en compte.

Comment pourrait-on associer la Caisse nationale d’assurance maladie des travailleurs salariés et les assurances complémentaires santé à la coordination nationale que vous suggérez ?

De même, comment coordonner l’action de l’Institut national de prévention et d’éducation pour la santé avec celle de l’État ?

Comment l’Éducation nationale pourrait-elle être associée à la politique de prévention ?

De quelle manière pourrait-on mieux coordonner les acteurs, notamment les associations, au niveau local ? Le transfert des comités départementaux d’éducation pour la santé au niveau régional est-il une bonne chose ? Ne faut-il pas renforcer la coordination au niveau départemental ?

Enfin, quel pourrait être le mode de financement des hôpitaux en matière de prévention ?

M. Didier Tabuteau. La place de la Caisse nationale d’assurance maladie des travailleurs salariés, que j’ai évoquée au travers de la création du fonds national de prévention, d’éducation et d’information sanitaires et de la modification de la convention médicale, est éminente. Mais elle n’élabore pas la politique de santé, qui relève de l’État : elle la met en œuvre. Il va de soi que l’assurance maladie, en tant que service public garantissant l’accès aux soins et la prévention médicalisée, a un rôle majeur à jouer.

Les assurances complémentaires jouent également un rôle important – qui tend à s’accroître –, à travers l’information et l’éducation à la santé qu’elles peuvent apporter à leurs adhérents, mais aussi en raison de la place qu’elles peuvent avoir dans les grandes entreprises notamment, par le biais d’un certain nombre d’accords. Mais si leur coordination avec les politiques nationales est utile, l’action de ces assurances complémentaires à un impact très inégalitaire sur la population. De manière générale, on constate que toute action non ciblée tend à accroître les inégalités sociales.

L’Institut de recherche et de documentation en économie de la santé est le bras armé de la direction générale de la santé et du ministère de la santé : c’est un opérateur – qui a un rôle important d’expertise, notamment pour le développement des campagnes ou l’animation des réseaux – mais non un organisateur de la politique de prévention.

L’Éducation nationale est bien entendu un acteur majeur de la prévention externe au système de santé. Son investissement dans ce domaine est essentiel. Il doit y avoir de l’instruction sanitaire comme il y a de l’instruction civique. Outre que les enfants y sont tout à fait ouverts, cette formation permet de réduire les inégalités familiales en termes de connaissances sur ces questions. L’Éducation nationale doit donc être au cœur du dispositif de coordination. D’autant que la santé scolaire joue également un rôle substantiel en matière de prévention, notamment pour les enfants de milieux modestes.

Les associations de patients et d’usagers doivent enfin être associées au niveau national et régional à l’élaboration des politiques de prévention. De ce point de vue, les agences régionales de santé et les conférences régionales de la santé et de l’autonomie peuvent jouer un rôle clé. Mais il faut aussi concevoir les politiques de prévention avec des associations n’appartenant pas au système de santé, telles que les associations sportives, culturelles, de quartier, qui sont au plus près des publics concernés, souvent les plus en difficulté, et permettent de réduire les inégalités. Elles jouent un rôle crucial.

M. le coprésident Pierre Morange. Sur la base de quels critères et par qui ces publics en difficulté seraient définis ? Il n’est en effet pas aisé d’identifier des sous-groupes dans la population française, au risque d’être accusé de les stigmatiser.

M. Didier Tabuteau. Il ne s’agit pas d’identifier des sous-groupes, mais de mettre l’accent sur des territoires présentant les difficultés économiques ou socio-culturelles les plus fortes.

M. le coprésident Pierre Morange. S’agissant des études médico-économiques, on observe que nombre d’entre elles présentent des données obsolètes : il existe un décalage entre des principes généraux, vertueux, et une méconnaissance de la réalité du terrain.

M. Didier Tabuteau. Un travail économique d’actualisation régulière des données doit être entrepris, notamment dans le cadre de l’élaboration des comptes nationaux de la santé. Cela suppose un dispositif statistique approprié – avec un financement correspondant – permettant de suivre les politiques de prévention, un peu sur le mode de ce que l’Institut de recherche et de documentation en économie de la santé a fait il y a une dizaine d’années.

Mais ce travail, qui donnerait une visibilité annuelle aux politiques de prévention, est limité par le fait qu’il ne couvrirait que la prévention réalisée dans le cadre du système de santé, la prévention extérieure étant difficile à identifier.

Concernant les études médico-économiques, qui mesurent l’efficience ou le coût des stratégies de prévention, tout ou presque reste à faire. Cela vaut aussi pour les soins. Notre pays a impérativement besoin de ces études, qui doivent éclairer la décision publique sans naturellement s’y substituer.

Monsieur Jean-Luc Préel, le financement des hôpitaux est un sujet difficile et sensible : leur tarification est au cœur des débats de la communauté hospitalière. Il faudra revenir à un financement mixte, en trois parties, distinguant les activités relevant respectivement du prix de journée, d’une dotation globale et d’une tarification à l’activité (T2A). Celle-ci, lorsqu’elle est systématique, introduit des biais, conduisant à mal prendre en compte la prévention. Des dotations permettant de développer les activités de suivi médical, d’éducation thérapeutique ou à la santé, ainsi que des consultations spécialisées de prévention sont nécessaires : elles doivent être bien distinctes et ne pas servir de variables d’ajustement à la T2A. Chaque mode de financement doit avoir sa logique et sa régulation propres.

Mme Gisèle Biémouret. J’ai été saisie par des associations départementales de dépistage collectif, qui sont inquiètes de l’organisation qui risque de leur être plus ou moins imposée dans le cadre de la coordination régionale. Quel est votre avis sur ce point ?

Quelle doit être la place des conseils généraux dans la prévention de la dépendance et à l’égard des publics précaires ? Certains, après la loi de 2004, ont conservé une politique de prévention et disposent à ce titre de crédits d’État. Par ailleurs, la compétence sociale occupe une place majeure dans l’activité de ces conseils, qui, avec les centres communaux d’action sociale et les centres communaux d’initiative sportive, connaissent le mieux les personnes âgées et ce type de publics.

M. le rapporteur. Comment mieux organiser le dépistage individuel et collectif ? Que pensez-vous de la position de la Cour des comptes à ce sujet ?

M. Didier Tabuteau. Sur l’impact de la mise en place des agences régionales de santé sur les structures départementales de dépistage, je ne suis pas en mesure de porter une appréciation. Mais la coordination régionale est une avancée.

Les conseils généraux, au travers de leurs activités sociales majeures, et les municipalités, du fait de leurs fonctions de proximité immédiate, notamment à l’égard de publics en difficulté, jouent un rôle essentiel. Certaines collectivités régionales développent également des politiques de santé publique et de soutien à certaines actions de prévention. C’est la raison pour laquelle l’ensemble des collectivités territoriales doit être associé à la coordination du système. Leur rôle a montré qu’elles devaient être parties prenantes des politiques de santé publiques. L’efficacité de l’engagement des villes dans les programmes de lutte contre l’obésité à travers l’amélioration des menus des cantines scolaires est à cet égard exemplaire.

La prévention en matière de dépendance est déjà bien engagée, s’agissant notamment de l’aménagement du domicile, avec la prévention des risques de chute ou de l’isolement.

D’ailleurs, la clarification des compétences opérée depuis 2004 a été positive à cet égard.

Je n’ai pas pris connaissance des analyses du rapport de la Cour des comptes en matière de dépistage. J’estime néanmoins que nous pâtissons en France, par un manque de culture de santé publique, d’une insuffisance des dépistages organisés. Nous devons poursuivre l’effort selon une approche rationnelle : les programmes doivent être ajustés et évalués en permanence.

Quant aux dépistages individuels, ils relèvent de la conscience et de la compétence des médecins et des professionnels de santé. Ils ne posent pas, selon moi, de problème spécifique au regard des pratiques de soin.

Cela dit, il faut essayer de faire coïncider au mieux les pratiques de dépistage avec l’état de la science. Toutes les recommandations et bonnes pratiques élaborées par la communauté médicale dans ce domaine sont les bienvenues.

M. le rapporteur. Les personnes qui vont se faire dépister individuellement et collectivement peuvent se recouper et on a du mal à atteindre un taux de dépistage collectif efficace, de l’ordre de 70 % à 75 % de la population, le taux se limitant à 50 % ou 55 % dans certains départements.

Par ailleurs, est-il raisonnable d’avoir retenu cent objectifs dans la loi de santé publique de 2004, alors que le Royaume-Uni par exemple se limite à quatre ?

M. Didier Tabuteau. Le dossier médical personnel devrait permettre de résoudre le problème des doublons entre dépistage individuel et dépistage collectif. Mais il est plus difficile de faire participer des personnes restant à l’écart des programmes, généralement d’ailleurs pour des raisons socioculturelles. L’action territoriale ciblée est la seule façon d’y remédier, notamment par le biais des médecins traitants.

Le débat sur la multiplicité des objectifs est récurrent. On se souvient des critiques provoquées par les vingt-deux plans de santé publique de Bernard Kouchner en 2002 ou les cent objectifs de la loi de santé publique de 2004.

Pour que la politique de santé publique suscite une adhésion générale, il faut se limiter à deux ou trois objectifs principaux bien identifiés. Mais la définition des cent objectifs a néanmoins été utile, chaque objectif, s’il est bien construit et associé à un certain nombre de programmes, de financements, de modes d’organisation ou de rationalisation de la prise en charge, mobilisant le secteur auquel il s’adresse – patients, associations, professionnels hospitaliers ou médecins de ville.

Mme Catherine Lemorton. La médecine scolaire est dévastée : la présence d’une infirmière pour 1 600 élèves dans un lycée est notoirement insuffisante. Ne faut-il pas prioritairement remédier à ce problème, sans impliquer financièrement les collectivités territoriales, qui ont de moins en moins de moyens et peuvent être conduites, comme j’ai pu le constater en matière de prévention de l’obésité, à laisser des industries pharmaceutiques ou agroalimentaires animer les campagnes en apposant leur logo sur les carnets de correspondance ? N’y a-t-il pas lieu de sacrifier éventuellement une ou deux heures d’enseignement général pour offrir aux élèves une formation préventive sur l’hygiène de vie qui pourra leur être utile tout au long de leur vie ?

Quel est le coût de la prévention dans le colloque singulier entre le patient et le médecin libéral, certains actes de prévention étant réalisés dans ce cadre sans être comptabilisés comme tels ? À cet égard, les éléments de performance que vous avez évoqués vont finalement conduire à verser une sorte de treizième mois aux médecins pour rémunérer des actions participant de leur travail de base…

M. Didier Tabuteau. L’Éducation nationale et la santé scolaire sont en effet deux éléments majeurs de la politique de prévention : un investissement dans ce domaine est à la fois efficace et nécessaire.

La politique de santé publique est une mission régalienne. C’est la raison pour laquelle il faut financer les programmes de santé et articuler la loi de santé publique et les lois de financement de la sécurité sociale. J’ai beaucoup regretté à cet égard que n’ait guère été appliquée la disposition de la loi n° 2002-303 du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé prévoyant qu’il y ait, avant le projet de loi de financement de la sécurité sociale, un débat pour fixer les grands programmes de santé de manière à ce que ce projet les mette en œuvre.

D’ailleurs, la loi du 15 février 1902 relative à la protection de la santé publique comportait un titre sur le financement, même si elle n’a été que très imparfaitement appliquée.

Sur le coût de la prévention, je n’ai pas d’autre étude que celle de l’Institut de recherche et de documentation en économie de la santé de 2002 que j’évoquais, selon laquelle 45 % des dépenses de prévention étaient identifiées comme telles dans les comptes nationaux de la santé.

M. le coprésident Pierre Morange. Selon le rapport de la Cour des comptes fourni à la demande de la MECSS, l’enveloppe financière consacrée à la prévention serait comprise entre 1 et 10,5 milliards d’euros, en fonction des critères retenus…

Par ailleurs, s’agissant de la médecine du travail, qui porte sur plus de 1,3 milliard d’euros, les études médico-économiques que vous évoquiez auraient également tout leur sens.

M. Didier Tabuteau. Je le répète : le rapprochement entre le médecin traitant et la médecine scolaire, universitaire ou du travail est nécessaire. On doit y réfléchir, car les déterminants en matière de prévention résident largement en dehors du système de santé. Le régime agricole, où existe une relation plus étroite entre médecins conseil et médecins du travail, est très intéressant à cet égard.

M. le coprésident Pierre Morange. Je vous remercie.

La Mission d’évaluation et de contrôle des lois de financement de la sécurité sociale procède ensuite à l’audition de M. Hubert Allemand, professeur de santé publique, médecin-conseil, adjoint au directeur général de la Caisse nationale d’assurance maladie des travailleurs salariés, et de Mme Catherine Bismuth, directrice des assurés à la direction déléguée à la gestion et à l’organisation des soins, en charge du dossier prévention.

M. Jean-Luc Préel, rapporteur. Je vous remercie, Madame, Monsieur, de votre présence.

Si, de l’avis général, nous sommes plutôt performants dans le domaine des soins, tel n’est en revanche pas le cas s’agissant de la prévention et de l’éducation à la santé. La Caisse nationale d’assurance maladie des travailleurs salariés ayant un rôle majeur à jouer en la matière, que pensez-vous de cette situation ? Comment participez-vous aux actions de prévention et comment jugez-vous le rôle des praticiens hospitaliers et libéraux ? Enfin, après la publication du rapport de la Cour des comptes, quelle est la situation des centres d’examen de santé, comment pouvez-vous la faire évoluer et quelles sont leurs performances ?

M. Hubert Allemand, professeur de santé publique, médecin-conseil, adjoint au directeur général de la Caisse nationale d’assurance maladie des travailleurs salariés. S’il est en effet courant d’entendre dire que nous ne faisons pas suffisamment d’efforts en matière de prévention, la situation évolue toutefois, en particulier s’agissant du système de soins. Le rapport de la Cour des comptes, quant à lui, fait en effet état des difficultés que nous rencontrons et des interrogations qui sont soulevées : faut-il mettre en place un pilotage global des problèmes de santé ou convient-il de déterminer des objectifs relativement ciblés avec des délais et des financements précis ?

La politique de prévention de l’assurance maladie contribue à la politique de prévention coordonnée par l’État dont elle reprend intégralement les objectifs – en particulier s’agissant des plans et des programmes nationaux – mais elle se distingue principalement par son caractère médicalisé – et son orientation vers les pathologies, les soins et la prévention des affections. Plus précisément, elle développe une quinzaine de programmes autour de deux axes majeurs définis dans le cadre de la convention d’objectifs et de gestion signée avec l’État : la réduction des inégalités sociales ; la responsabilisation de l’usager-citoyen-patient-assuré-acteur de sa santé.

Nous avons certes intégré notre réseau de caisses primaires d’assurance maladie et de services médicaux à cette politique de prévention afin d’aller au contact des professionnels et des assurés mais, également, des professionnels de santé – depuis l’avant-dernière convention médicale de 2004-2005, nous avons en particulier réalisé des efforts importants en ce sens. De plus, un pas supplémentaire important a été franchi récemment puisque, dans le cadre de notre dernière convention, nous avons proposé aux médecins d’accroître leur action auprès de leur patientèle en s’inscrivant dans la politique de rémunérations sur objectifs de santé publique à travers des objectifs et des indicateurs en liaison avec ceux des pouvoirs publics.

J’insiste : l’un des problèmes majeurs de la prévention réside dans la difficulté à définir son périmètre et, dès lors, les moyens à lui attribuer. Les évaluations qui ont été réalisées, notamment dans le dernier rapport de la Cour des comptes, sont en deçà de la réalité. Lorsque les professionnels de santé surveillent le déroulement des grossesses via, par exemple, des échographies, ils font de la prévention alors que ces actes relèvent du domaine des soins. Il en est de même lorsque dix millions d’hypertendus – dont l’immense majorité souffre d’une affection modérée – bénéficient chaque jour d’un traitement : nous essayons d’ailleurs de maîtriser un facteur de risque assez rare puisque seules quelques personnes sur mille profiteront – au bout de quelques années qui plus est – de cette action de prévention. Le champ de la prévention est donc très vaste comme en atteste aussi la pédiatrie dont une grande partie de l’exercice en relève alors que son financement, lui, relève du risque. Je signale, enfin, que le rapport de la Cour des comptes mentionne de manière significative dans le champ de la prévention les préventions primaire et secondaire – les vaccinations – et non la prévention tertiaire – comme, par exemple, la prévention des complications chez les diabétiques. Il est manifestement assez facile de se faire piéger par une définition.

M. le coprésident Pierre Morange. La base de données extrêmement complète dont dispose l’assurance maladie s’agissant des dépenses de santé est-elle suffisamment exploitée pour définir une stratégie de prévention, tant par le gestionnaire du risque que vous êtes que par l’État ?

M. Hubert Allemand. Il est vrai que, depuis peu, nous disposons de ce moyen certes puissant mais limité puisque nous n’avons pas un grand nombre d’informations médicales et que nous ignorons, par exemple, si un diagnostic est réalisé à titre préventif ou curatif. Quoi qu’il en soit, nous travaillons à la coordination de différents moyens avec d’autres acteurs de manière à utiliser une telle base dans le sens des politiques définies par l’État. Ainsi est-il par exemple désormais très facile de repérer le nombre de personnes hypertendues ou victimes d’un infarctus du myocarde de manière à évaluer – peut-être grossièrement dans un premier temps – l’impact des stratégies de prévention sur les pathologies : l’espérance de vie en bonne santé augmente-t-elle ? La morbidité ou la mortalité des grandes pathologies est-elle retardée ou diminuée ? Cette base doit être exploitée au maximum pour répondre à de telles questions et permettre aux décideurs de mieux définir les besoins et les actions de soins. Nous souhaitons donc bénéficier pour ce faire des services d’une petite équipe qui associerait l’ensemble des institutions ayant une responsabilité dans la surveillance du système de soins – Institut de veille sanitaire, Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé, Haute Autorité de santé – afin que les pouvoirs publics puissent répondre aux besoins nouveaux. En l’occurrence, nous sommes à l’orée d’une nouvelle période. S’il est en effet possible de suivre l’action de santé publique d’un professionnel de soins comme un médecin traitant par exemple – sa patientèle est en effet connue –, il est également possible d’aller plus loin dès lors que les bonnes questions sont posées.

Plus généralement, la prévention constitue une activité beaucoup plus difficile que le soin en raison notamment d’une obligation de résultat – et non d’une obligation de moyens. Si, pour un médicament, des évaluations permettent en effet de déterminer le bénéfice-risque, il n’en va pas de même avec la prévention. De quelle prudence et de quelle rigueur d’exécution faut-il faire preuve dans le lancement de programmes ! On y songe rarement alors qu’en la matière, tout peut recéler un danger, y compris l’éducation à la santé. Souvenons-nous que naguère on recommandait que les nouveau-nés soient couchés sur le ventre pour s’endormir et que l’on a fini par s’apercevoir que cela contribuait à accroître la mort subite du nourrisson ! Rien n’est anodin.

En outre, nos politiques de prévention véhiculent des systèmes de valeur même si l’on ne s’en rend plus compte : un dépistage prénatal, par exemple, peut servir à éliminer une personne ou un être en devenir ; il ne saurait donc être considéré comme neutre.

M. le rapporteur. Faites-vous allusion aux tests proposés au moment de la grossesse ?

M. Hubert Allemand. Je pense, en effet, à l’usage qui peut être fait du diagnostic prénatal dans une société qui peut avoir du mal à accueillir les personnes démunies, faibles ou handicapées. Dès lors qu’un dispositif est généralisé, ceux qui veulent le récuser peuvent éprouver des difficultés et se voir opposer, le cas échéant, qu’ils n’ont pas su faire le nécessaire et, dès lors, être regardés d’une manière curieuse. Il faut y prendre garde. Je me garde de porter un jugement mais je tiens à poser la question.

De la même manière, des parlementaires ont évoqué la possibilité, pour les jeunes adolescents de douze à dix-sept ans, de recevoir une contraception à l’insu de leurs parents. Si je comprends les difficultés que peuvent rencontrer certaines jeunes filles, je m’interroge néanmoins sur l’attitude plus globale qui consisterait à contourner les parents alors que l’on considère par ailleurs qu’il est bon de discuter de toutes sortes de choses en famille. Il faut toujours garder à l’esprit que la prévention peut avoir des effets bénéfiques ou délétères et s’interroger sur les valeurs que nous souhaitons défendre car elles influent peu à peu sur l’ensemble de la société.

Nous disposons donc de programmes de prévention qui accompagnent des programmes nationaux – vaccinations contre la grippe, dépistage des cancers –, mais également, de programmes plus spécifiques consacrés au problème de l’obésité chez les jeunes, à l’accompagnement des femmes enceintes qui présentent des facteurs de risques, à l’hygiène bucco-dentaire, lesquels fonctionnent correctement et sont d’ailleurs évalués.

Les centres d’examen de santé, quant à eux, participent de la politique générale de lutte contre les inégalités de santé et de responsabilisation des patients que j’ai évoquée. Réalisant environ 550 000 examens périodiques de santé par an, ils s’adressent aux populations démunies, précaires ou éloignées du système de soins. C’est un travail difficile que nous effectuons en liaison avec les Caisses d’allocations familiales, les centres communaux d’action sociale, les associations et les missions locales. Il importe, en effet, d’aller à la rencontre de ces personnes afin qu’elles puissent éventuellement bénéficier d’un bilan de santé et, ainsi, se réinscrire au sein du système de soins en prenant, par exemple, un médecin traitant. Je précise, une fois de plus, combien il est difficile d’agir tant il convient à la fois de se montrer très attentifs à ces personnes sans jamais les stigmatiser.

En outre, nous avons développé au sein des centres d’examen de santé des services d’éducation thérapeutique pour la santé : 48 disposent ainsi d’un programme orienté sur les diabétiques de type 2 et 19 sur la broncho-pneumopathie chronique obstructive. Les personnels sont quant à eux formés afin d’aborder ces populations difficiles dans les meilleures conditions. À ce jour, quatre mille personnes se sont rendues dans ces lieux d’éducation thérapeutique au sein des centres d’examen de santé ; 55 % d’entre elles sont en situation de précarité. Nous savons en effet fort bien que, d’ordinaire, ce sont d’abord les populations les plus favorisées qui utilisent les services de prévention et les centres d’examen de santé ont donc été très fortement réorientés vers les populations précaires. Le contrat d’objectifs et de gestion impose au demeurant d’atteindre à hauteur de 50 % les publics les plus démunis – nous en sommes aujourd’hui à 48 % environ. Le programme d’éducation thérapeutique se déroule en six séances : diagnostic, séances thématiques, évaluation – dont une six mois plus tard afin de vérifier si les objectifs définis ont été atteints.

M. le rapporteur. Serait-il possible de connaître précisément ce programme ?

M. Hubert Allemand. Absolument. Nous pouvons vous communiquer un bilan précis.

Mme Catherine Bismuth, directrice des assurés à la direction déléguée à la gestion et à l’organisation des soins, en charge du dossier prévention. En effet, nous pourrons vous donner le protocole national qui permet aux médecins traitants, dans les centres d’examen de santé, de bénéficier de ce programme d’éducation thérapeutique autorisé par l’agence régionale de santé en tant qu’offre de service et, également les évaluations qui ont été réalisées après une année d’expérimentation, laquelle a montré d’excellents résultats : médecins traitants et patients sont en effet satisfaits, le taux de participation aux séquences de travaux pratiques et au bilan réalisé au bout de six mois étant élevé – pourtant, ce ne sont pas moins de cinq ateliers qui sont dédiés au diabète !

M. le coprésident Pierre Morange. Est-il possible de disposer d’un panorama de l’ensemble de vos actions et des évaluations que vous avez évoquées ? Qu’en est-il précisément de l’efficience médico-économique ? Comme souvent, nous constatons l’existence de bonnes pratiques qui, hélas, ne sont pas généralisées.

M. Hubert Allemand. Ce que vous dites est fondamental. Nous avons en effet le sentiment que de nombreuses expériences sont réalisées dans le champ de la prévention mais qu’elles souffrent de ne pas être généralisées à l’ensemble de la population.

Les centres d’examen de santé, enfin, abritent la cohorte « Constances » : deux cent mille volontaires y viennent faire des bilans régulièrement, des examens complémentaires ayant lieu en fonction de leur âge ou du domaine de recherche des épidémiologistes. Les résultats sont alors croisés avec les bases de données de l’assurance maladie et de la Caisse nationale d’assurance vieillesse afin de disposer d’un regard assez complet de leur situation ainsi que de leur environnement pour comprendre les différentes situations de santé. J’ajoute que Constances est pilotée essentiellement par l’Institut de recherche de santé publique de l’Institut national de la santé et de la recherche médicale, la direction générale de la santé et la Caisse nationale d’assurance maladie des travailleurs salariés.

Notre programme Sophia, quant à lui, a été lancé dans dix départements, en couvre aujourd’hui dix-neuf et est en cours de généralisation à la suite des premiers éléments d’évaluation dont nous disposons – participation, satisfaction des patients et des professionnels, utilisation des moyens du système de soins comme les médicaments ou les hospitalisations. En revanche, nous avons besoin de recul s’agissant des résultats sanitaires en termes de morbidité ou de mortalité. J’ajoute que cette généralisation est d’ailleurs très modulée : si Sophia concerne les trois millions de diabétiques français, certains d’entre eux ne sont sollicités qu’à travers la réception de documents, de journaux, de livrets ou de questionnaires. La segmentation de cette population permet de faire en sorte que plus la personne est à risque ou connaît des complications – cardio-vasculaires par exemple –, plus elle est accompagnée y compris, par exemple, dans le cadre d’échanges téléphoniques. Certains ont parlé de gestion de la maladie (disease management) mais tel n’est pas le cas : nous accompagnons en effet les personnes pour les aider à mieux maîtriser leur maladie et à suivre ce que les professionnels de santé – et, notamment, leur médecin traitant – leur ont proposé. Nous veillons à ce que tous les moyens existants sur un territoire donné soient utilisés au mieux pour les patients en fonction de leurs besoins. Une telle segmentation étant évidemment assez sophistiquée, elle requiert une certaine technicité.

Autre expérimentation mais qui, cette fois-ci, n’est pas généralisée tant il est difficile de savoir comment et avec quels moyens elle pourrait l’être : le dépistage de la surdité. Il en va de même de la vaccination contre le cancer du col de l’utérus dû au papillomavirus (HPV). En l’occurrence, le taux de couverture de la population est de 35 %, mais, là encore, il s’agit vraisemblablement des femmes les plus favorisées qui, demain, seront suivies en tout état de cause par un gynécologue. Nous considérons que cette cible n’est pas la bonne et qu’il conviendrait, si nous devions proposer cette vaccination, d’en viser une autre. Il convient d’évaluer notre politique en la matière et d’en mesurer le coût en sachant qu’au Royaume-Uni 95 % des jeunes filles de quatorze ans sont vaccinées et que de telles actions de prévention, hélas, sont parfois abandonnées au fil de l’eau.

Soyons un peu provocateur. Nous proposons en France 53 examens de santé tout au long de la vie : examens prénataux, postnataux, examens obligatoires des enfants de moins de six ans, bilan de santé pour les enfants âgés de trois à quatre ans, visites médicales des sixième, neuvième, douzième et quinzième années, entretien personnalisé en classe de cinquième, examen bucco-dentaire de prévention, consultations annuelles de prévention des jeunes de seize à vingt-cinq ans, certificat médical pour la journée d’appel et de préparation à la défense, examen préventif médical, social et psychologique des étudiants des universités, consultations prénuptiales, consultations de prévention pour les personnes de plus de soixante-dix ans, etc. Nous ne disposons d’ailleurs pas d’évaluations de ces examens auxquels s’ajoutent donc les programmes des centres d’examen de santé. En fait, il serait plus efficace de formuler des objectifs plus précis et peu nombreux. Cela ne signifie certes pas qu’un pilotage d’ensemble soit inutile – je songe aux cent objectifs annexés à la loi de santé publique de 2004 – mais il conviendrait de définir de façon précise ceux que nous voulons atteindre dans les dix prochaines années dans de grands domaines, l’approche systémique de tous les leviers qui doivent être activés et dont nous ne manquons d’ailleurs pas sur le plan national, régional et départemental – y compris le réseau internet – venant éventuellement ensuite. Cette politique doit donc être repensée à travers un pilotage global et une réduction sérieuse du nombre des objectifs. L’assurance maladie, quant à elle, essaie de faire preuve de pragmatisme et de s’intégrer dans les dispositifs en vigueur. En l’état, ses ambitions – qui sont grandes – sont circonscrites à la quinzaine d’objectifs que j’ai signalés : il n’y en a pas cinquante !

M. le rapporteur. Vous vous êtes en effet montré provocateur mais vous ne proposez la suppression d’aucun des 53 examens en question – et surtout pas, j’imagine, celle des examens prénataux – lesquels n’ont rien à voir avec les cent objectifs de la loi n° 2004-806 du 9 août 2004 relative à la politique de santé publique. Cela dit, il est exact que nous souffrons de ne pas avoir défini trois ou quatre objectifs principaux.

Quelles sommes, globalement, consacrez-vous au risque et à la prévention ? Travaillez-vous de façon coordonnée avec les autres caisses, et, notamment, la Mutualité sociale agricole, le Régime social des indépendants et les régimes complémentaires ? N’y a-t-il pas des problèmes de partage de données avec ces derniers ?

La vaccination contre le HPV est-elle obligatoire au Royaume-Uni ?

Si vous financez le dépistage individuel du cancer du sein, à combien votre participation au financement du dépistage collectif s’élève-t-elle ? Existe-t-il des doublons ?

Mme Catherine Lemorton. Les campagnes de vaccination tombent sous le coup de ce que j’appellerais une loi d’exception puisque les laboratoires peuvent gérer celles qu’ils veulent promouvoir. En l’occurrence, la rougeole me paraît bien plus relever de l’urgence de santé publique que le cancer du col de l’utérus mais – je ferai moi aussi de la provocation – il est vrai que cette vaccination rapporte sans doute beaucoup moins. Convient-il donc de laisser les campagnes de vaccination aux mains des laboratoires ou relèvent-elles de la responsabilité de l’État ?

De plus, la vaccination contre le HPV n’empêche en rien les actions de prévention primaires telle que l’examen annuel du col de l’utérus à partir de vingt-cinq ans et il me semble qu’il serait plus utile de consacrer les 350 euros que coûte la vaccination d’une personne à la réalisation de frottis réguliers.

Vous avez évoqué les hypertensions artérielles dites légères, la délivrance d’un médicament étant en l’occurrence également préventive contre d’éventuelles complications. N’est-ce pas là le signe d’un échec puisqu’il aurait dû être possible de cibler les comportements qui en sont à l’origine ? Que pensez-vous, en outre, de la sortie des hypertensions sévères de la liste des affections de longue durée ? Les personnes qui en souffrent éprouvant des difficultés à accéder à des contrats mutuels, la politique de prévention à leur égard n’en pâtira-t-elle pas ?

Je ne suis pas choquée qu’en matière de contraception des jeunes filles puissent échapper au contrôle parental : outre que c’est de leur corps qu’il s’agit, il est parfois très difficile d’aborder ces sujets dans certaines familles. Je rappelle, de surcroît, que la contraception d’urgence sous anonymat a été instaurée assez facilement et que 200 000 interruptions volontaires de grossesse par an ont encore lieu en France.

Enfin, n’êtes-vous pas sensible à certains paradoxes législatifs ? Les dégâts de santé publique liés à l’alcool sont considérables, or, la publicité pour l’alcool est autorisée sur internet. De la même manière, le prélèvement d’une taxe sur les jeux a été voté afin de financer les problèmes liés à la perte d’autonomie des personnes âgées, or, la libéralisation des jeux en ligne favorise un accroissement de l’addiction. N’est-on pas en train de faire tout et n’importe quoi ?

M. Hubert Allemand. Des consultations de prévention, Monsieur Jean-Luc Préel, peuvent sans doute être supprimées. Outre qu’il n’est pas possible de généraliser des programmes qui, précisément, ne fonctionnent pas bien et dont seules quelques personnes profitent, une consultation annuelle de prévention entre seize et vingt-cinq ans me paraît inutile même si la plupart du temps elles ne sont d’ailleurs pas effectuées.

Nous essayons de coordonner nos actions avec les autres régimes obligatoires, Régime social des indépendants, Mutualité sociale agricole, ainsi qu’avec les régimes complémentaires même s’il importe que chacun d’eux conserve un champ d’action de prévention bien défini en fonction des spécificités de ses assurés. Plus précisément, nous avons proposé que l’opération Sophia soit réalisée en commun.

Mme Catherine Bismuth. Nous avons mis en place des campagnes communes avec les autres régimes comme, par exemple, celles sur les risques cardio-vasculaires ou « M’T dents ». Les assurés bénéficient alors des mêmes programmes.

M. Hubert Allemand. Nous essayons donc de travailler avec les régimes complémentaires notamment sur un programme concernant le domaine cardio-vasculaire et nous avons proposé qu’il en soit de même avec Sophia même si cela est un peu difficile, pour des raisons techniques de partage de données. Dans le champ conventionnel, nous disposons bien entendu de programmes communs portés par M. Frédéric Van Roekeghem, les différentes actions mises en place étant toujours définies par les directeurs des trois caisses, en particulier s’agissant de ce qui relève du champ conventionnel.

M. le coprésident Pierre Morange. Mesurer l’efficacité de la prévention implique de se situer sur le long terme et, sans doute, de poser un regard sur les exemples étrangers dont les systèmes de santé sont comparables au nôtre et disposent de recueils de données objectifs et assez exhaustifs. Des échanges de données sont-ils institutionnalisés ? Existe-t-il une programmation visant à s’inspirer des bonnes pratiques ?

M. Hubert Allemand. Il est en effet très important d’être avisés des réussites à l’étranger mais il ne l’est pas moins de les adapter.

M. le coprésident Pierre Morange. Les éléments culturels et éducatifs, par exemple, sont naturellement essentiels.

M. Hubert Allemand. Nous observons les différentes situations et nous essayons donc, ensuite, de les adapter au système français – la rémunération à la performance a été ainsi conçue « à la française ».

Mme Catherine Bismuth. En ce qui concerne les programmes de prévention, les comparaisons internationales permettent en effet de savoir ce qui est efficace ou non. Le programme Sophia a ainsi démarré à partir des expériences américaine, britannique et allemande. S’agissant des problèmes liés à l’obésité, en revanche, nous n’avons pas trouvé d’expériences étrangères ayant été évaluées susceptibles d’être adaptées au système français – ainsi souhaitons-nous placer le médecin traitant au cœur de la prévention contre l’obésité alors qu’à l’étranger, elle relève plutôt de la santé scolaire ou de la pédiatrie.

M. Hubert Allemand. L’évaluation est en effet nécessaire. À ce jour, environ cent cinquante mille personnes sont parties prenantes du programme Sophia quand l’ensemble des réseaux nationaux dédiés au diabète en compte vingt-huit mille. L’impact est d’ores et déjà considérable en termes d’information et d’accompagnement : comment organiser l’activité physique des patients, leur alimentation, l’usage des médicaments et du système de soins, etc.

Le pourcentage de vaccinations contre le virus HPV au Royaume-Uni ne m’a pas, quant à lui, étonné en raison de l’organisation du système de soins : la population étant rattachée à des cabinets de médecins généralistes, ces derniers vérifient au fil des consultations si ce qui doit être fait l’a été. Ainsi 95 % des diabétiques de type 2 bénéficient-ils annuellement d’un examen de fond d’œil contre 45 % chez nous. Les patients britanniques, en l’occurrence, ne se rendent pas chez un ophtalmologiste car un rétinographe permet de réaliser l’examen chez le médecin généraliste.

Nous disposons d’une politique de dépistages individuels et collectifs des maladies du sein ainsi que colo-rectales et les frottis cervico-vaginaux sont désormais inclus dans la convention de rémunération sur objectif de santé publique. Des progrès seront donc sans doute réalisés auprès des 30 % de la population qui ne bénéficient pas de ce dernier examen mais qui se rendent cependant chez leur médecin traitant, lequel est le mieux placé pour les solliciter – ce qui ne signifie pas qu’il réalisera lui-même l’examen.

Outre les dépistages organisés, il en est de spontanés. Si nous avons choisi de ne pas rendre obligatoire les dépistages organisés – bien qu’ils soient bien meilleurs en termes de qualité en raison d’une double lecture – car, chez nous, le drapeau de la liberté flotte très haut, il nous semble toutefois important de faire évoluer les comportements et les mentalités en expliquant l’intérêt qu’il y a à bénéficier de programmes performants. Il serait également possible de ne plus rembourser des mammographies de dépistage spontanées mais, outre que cela ne serait pas de bonne politique, des difficultés ne manqueraient pas de surgir : laissons donc leur liberté aux individus et continuons d’additionner le dépistage spontané et le dépistage organisé puisque nous avons les moyens de le faire, tout en étant déterminés à montrer combien le dépistage organisé est préférable !

Les campagnes de vaccination, quant à elles, relèvent à mon sens de la responsabilité de l’État : je ne peux pas imaginer que des industriels du médicament proposent des programmes qui n’auraient pas été décidés par ce dernier. Il s’agit là d’actions populationnelles qui ne sont pas sans risques et qui doivent être sereinement décidées. L’essentiel, une fois qu’il en est ainsi, c’est qu’elles soient menées à bien. Il faut bien constater que la programmation de nombre de campagnes de vaccination n’ayant pas été ultimement décidée échoue. Les pouvoirs publics doivent faire savoir qu’ils recommandent telle ou telle vaccination, les différents opérateurs – dont l’assurance maladie – agissant ensuite de manière à assurer son succès. Le travail des laboratoires, c’est de trouver des vaccins utiles pour les populations en France et dans le monde, ce qui est déjà beaucoup !

L’hypertension artérielle légère, qui est la plus massive, se combat également par une hygiène de vie. L’alcool étant le plus grand hypertenseur en France, nous savons que la tension artérielle d’une personne dépendante qui arrête sa consommation d’alcool baisse. Il en est de même en ce qui concerne la consommation de sel : sa diminution d’un gramme par jour constituerait d’après une étude américaine une opération des plus rentables en termes de santé publique. Un dollar investi, ce sont quinze dollars récupérés ! En la matière, nous sommes au cœur du paradoxe de la prévention puisqu’une mesure appliquée à beaucoup ne profite qu’à quelques-uns – six pour mille en ce qui concerne les mammographies. La logique de la prévention implique une exécution au cordeau.

Bien des personnes connaissant une hypertension artérielle sévère – laquelle vient donc de sortir de la liste des affections de longue durée – souffrent également d’une autre pathologie et demeurent comme telles inscrites en affections de longue durée – je vous rappelle d’ailleurs que l’on enregistre depuis peu l’ensemble des motifs d’inscription. De surcroît, nous sollicitons nos cinquante mille médecins généralistes afin qu’ils suivent mieux l’hypertension artérielle, leur objectif dans le cadre de la rémunération à la performance étant de parvenir à normaliser 60 % de leurs dix millions de patients qui en sont atteints. Cela aura un autre impact que l’exclusion de quelques centaines de milliers de personnes dont le traitement sera pris en charge par leur régime complémentaire – si l’on considère que c’est injuste, il faut alors introduire aussi l’hypercholestérolémie parmi les affections de longue durée !

Notre programme de prévention des maladies cardio-vasculaires, quant à lui, est extrêmement important puisqu’il touche 2,3 millions de personnes chaque année.

Mme Catherine Bismuth. En effet, tous les hommes à partir de trente-cinq ans et toutes les femmes à partir de quarante-cinq sont sollicités.

M. Hubert Allemand. Cela représente 1,7 million de personnes auxquelles s’ajoutent les sept cent mille à qui l’on envoie un document d’information sur les maladies cardio-vasculaires chaque fois que leur médecin demande un examen lipidique. Il s’agit là de la prévention primaire.

Mme Catherine Bismuth. Afin de réaliser une véritable prévention, le programme concernant l’hypertension artérielle concerne les personnes jeunes dont les statistiques montrent qu’elles n’ont pas atteint la moyenne d’âge des entrées en affections de longue durée.

M. Hubert Allemand. Outre que nous avons mis en place des guides sur les affections de longue durée disponibles auprès des médecins traitants, nous n’abandonnons pas, je le répète, les personnes qui en sont sorties.

Le dispositif de contraception d’urgence, quant à lui, fonctionne bien.

M. le coprésident Pierre Morange. En connaissez-vous les chiffres alors que deux cent mille interruptions volontaires de grossesse sont pratiquées chaque année ? La prévention, en la matière, n’est que très peu efficace.

M. Hubert Allemand. Je vous les communiquerai – ils continuent d’ailleurs à croître.

M. le coprésident Pierre Morange. Le nombre d’interruptions volontaires de grossesse demeure donc élevé.

M. Hubert Allemand. En effet.

Nous savons, de plus, que ce sont parfois de jeunes garçons qui se rendent dans les pharmacies mais est-ce pour leur amie ou leurs parentes ? Je crois, de plus, que certains départements semblent plus concernés que d’autres.

M. le rapporteur. Pourriez-vous nous faire parvenir vos programmes d’éducation thérapeutique et préciser, à l’occasion, quel est le suivi du programme Sophia ?

M. Hubert Allemand. D’autant plus assurément qu’une évaluation externe et indépendante est quasi permanente.

M. le coprésident Pierre Morange. Je vous remercie.

La Mission d’évaluation et de contrôle des lois de financement de la sécurité social procède ensuite à l’audition, ouverte à la presse, de M. Laurent Chambaud, inspecteur général des affaires sociales.

M. Laurent Chambaud, inspecteur général des affaires sociales. Permettez-moi en préalable de vous présenter brièvement mon parcours personnel. Je suis médecin en santé publique et j’ai suivi ma formation au Québec où j’ai travaillé pendant neuf ans dans le secteur dit de la « santé communautaire ». À mon retour en France, j’ai exercé les fonctions de médecin inspecteur dans divers départements de l’Ouest, puis ai intégré, en tant qu’enseignant, l’École nationale de la santé publique – car telle était sa dénomination à l’époque. J’ai ensuite rejoint la Commission européenne en 1996, ce qui m’a permis de vivre « en direct » la crise dite de « la vache folle » qui résultait d’un problème principalement agricole mais avait des conséquences importantes en matière de santé publique. Après un bref passage, en 1998, à l’Institut de veille sanitaire, je suis devenu directeur départemental des affaires sanitaires et sociales de la Mayenne, puis directeur régional des affaires sanitaires et sociales de Franche-Comté et enfin inspecteur général des affaires sociales. Je suis actuellement en détachement auprès de l’agence régionale de santé d’Île-de-France. J’ai ainsi pu, au cours de ma carrière, appréhender les questions de santé publique à divers niveaux, sur le plan local, national et international. J’ajouterai que j’ai présidé, pendant quatre ans, la Société française de santé publique.

Vous m’avez fait parvenir plusieurs questions. La première, partant du constat que deux politiques de prévention coexistent, l’une axée sur les pathologies et l’autre axée sur des groupes de population, portait sur l’approche qu’il conviendrait de privilégier.

En réalité, il existe trois catégories de politiques de prévention car celle fondée sur les populations peut être scindée en deux approches : soit par groupe populationnel (par exemple, les femmes, les personnes âgées ou les jeunes), soit par milieu de vie – école, milieu de travail ou encore quartier. On ne retrouve pas cette approche dans les plans de santé publique alors qu’elle est particulièrement intéressante.

Mon expérience m’a en outre montré que s’il est évidemment important de distinguer, classiquement, prévention primaire, secondaire et tertiaire, comme le fait d’ailleurs la Cour des comptes, il n’est procédé à aucune distinction selon les responsables de la prévention. On peut considérer que la prévention relève principalement de la responsabilité du système de soins, ce qui correspondrait à ce que les Québécois appellent les « pratiques cliniques préventives » ; mais on peut également appréhender la prévention dans sa dimension sociétale – il s’agirait alors d’une prévention primaire à vocation généraliste et généralisée comme par exemple dans les domaines de l’éducation nutritionnelle ou encore de la sécurité sanitaire. Je pense qu’il faut garder ces deux aspects de la prévention à l’esprit car cette approche permet de mieux saisir les conditions dans lesquelles le système de santé est capable d’intervenir.

Vous m’avez également demandé quelle était la politique de prévention qui, selon moi, était la plus efficace : une politique incitative ou coercitive ? Il faut sans doute mêler les deux approches. Mais surtout, il convient d’opérer une distinction entre mesures « passives » et mesures « actives ». C’est un point important. Dans certains domaines, si des mesures actives sont adoptées, elles peuvent conduire les personnes concernées à modifier, individuellement, leur comportement. Ainsi en est-il de la santé au travail : porter un casque de protection ou un appareillage destiné à protéger l’audition suppose une démarche active. Mais des mesures « passives » peuvent aussi être prises en amont, comme réduire les nuisances sonores dans l’entreprise ou aménager l’environnement de travail pour y éviter les chutes d’objet. On comprend bien que l’adoption de telles mesures pour assurer un environnement sain conduit les comportements individuels à exercer une influence positive sur l’état de santé. Cela étant, je pense qu’il faudra toujours en passer par certaines mesures coercitives comme le port de la ceinture de sécurité obligatoire. Mais leur efficacité sera accrue si elles sont mises en œuvre dans un environnement amélioré.

M. Jean-Luc Préel, rapporteur. Pourriez-vous nous faire part de votre opinion sur le système de prévention français et notamment ses modalités de pilotage, au vu de vos expériences québécoise et européenne ?

M. Laurent Chambaud. Le système français me paraît caractérisé par une difficulté de pilotage. C’est un système complexe, dans lequel on ne sait pas qui est responsable. Même si l’on note des tentatives de pilotage unifié tant au niveau national qu’au niveau local avec les agences régionales de santé, les structures demeurent très nombreuses, éparpillées entre services de l’État, l’assurance maladie avec ses divers régimes, les mutuelles et les collectivités territoriales. Le système en devient difficilement lisible.

Une autre particularité française me semble résider dans le poids des déterminants sociaux en matière de santé – ils sont fondamentaux. Les inégalités constatées en matière de santé sont intimement liées à des inégalités sociales. La loi n° 2009-879 du 21 juillet 2009 portant réforme de l’hôpital et relative aux patients, à la santé et aux territoires n’a fait que reconnaître que les leviers en matière d’action sociale ne relevaient plus de l’État mais des collectivités territoriales. Je souligne qu’au Québec, les agences sanitaires sont des agences « de la santé et des services sociaux ». Cette approche conjuguant les deux aspects, sanitaire et social, est d’ailleurs partagée par de nombreux autres pays.

J’attirerai l’attention sur un autre point qui pose problème : les pratiques cliniques préventives ne pourront être bien organisées que si tel est aussi le cas de la médecine de premier recours. La loi du 21 juillet 2009 précitée a certes défini ce niveau de premier recours, mais il demeure mal organisé, d’où les difficultés rencontrées pour faire le lien entre prévention et soins.

Notre pays possède en revanche un réel atout, sur lequel on n’a pas assez insisté : il s’agit de l’implication des collectivités territoriales dans la politique de prévention. J’ai pu le constater dans le cadre des fonctions que j’exerce au sein de l’agence régionale de santé d’Île-de-France, cette dernière souhaitant d’ailleurs développer fortement les contrats locaux de santé. Alors que de nombreux pays s’interrogent sur les moyens permettant de mieux impliquer les collectivités territoriales dans la prévention, celles-ci sont en France très présentes qu’il s’agisse des communes, des communautés de communes et d’agglomération, des départements et, dans une moindre mesure, des régions. Ce point n’est pas suffisamment valorisé. J’ai pu constater qu’au Québec, les instances locales étaient au contraire peu actives dans le domaine de la prévention, celui-ci étant du ressort du ministère chargé de la santé et de son « bras armé » que constituent les agences. Dans une telle situation, il est ardu de promouvoir l’interdisciplinarité que suppose la politique de prévention au plan local, car il faut convaincre les collectivités territoriales du bien-fondé de cette approche. L’implication des collectivités locales françaises constitue donc une opportunité sur laquelle il conviendrait de miser davantage.

M. le rapporteur. Quelle est votre position concernant la distinction opérée en France entre dépistage individuel et collectif ? Estimez-vous que d’autres approches devraient être adoptées ? Par ailleurs, la loi n° 2004-806 du 9 août 2004 relative à la politique de santé publique a fixé cent objectifs. Qu’en pensez-vous ? Jugez-vous des améliorations possibles – je rappelle que l’objet de notre mission est certes de dresser un état des lieux mais aussi d’émettre des propositions ?

M. Laurent Chambaud. Les cent objectifs fixés par la loi de 2004 relative à la politique de santé publique sont en réalité plutôt un tableau d’indicateurs, avec ses avantages mais aussi ses limites. Cette loi a prévu cinq plans stratégiques, qui n’ont pas tous été mis en œuvre ; j’estime qu’un des problèmes réside justement dans l’accumulation de plans. Mais je pense également que quel que soit le gouvernement en place, il sera toujours tenté de répondre aux pressions de divers groupes par des plans qui sont autant de « facilités ». Il me paraît donc illusoire de croire que l’on pourrait y renoncer. L’important, en réalité, est la « toile de fond » dans laquelle ils sont élaborés. Ils doivent reposer sur des orientations fortes et un nombre limité de priorités – pas plus d’une dizaine. Il convient aussi de résister à la tentation de « dérouler » un plan jusqu’à son niveau le plus détaillé. L’échelon national doit définir un cadre de travail ; son rôle est d’orienter les opérateurs qui déclineront ensuite, au niveau local, les axes qu’il a déterminés. Il n’a pas à définir un plan d’action qui relève, en réalité, des agences régionales de santé.

Je tiens par ailleurs à évoquer la difficulté que soulève la durée des plans élaborés. Les plans français courent généralement sur une période de cinq ans, ce qui est peu adapté lorsqu’on souhaite un nouvel élan. Dans les pays anglo-saxons, la durée des plans avoisine la dizaine d’années – c’est ainsi le cas au Québec. Or l’on sait qu’en matière de prévention, les actions s’inscrivent dans la durée et nécessitent un certain temps pour être mises en place. Un horizon temporel de quatre ou cinq ans n’est pas suffisant. J’ajoute que si un débat public était engagé sur les grandes orientations retenues, celles-ci transcenderaient les clivages politiques et seraient moins affectées par les changements de gouvernement. Il me semble fondamental d’assurer une continuité des actions de prévention, faute de quoi elles sont forcément mises en cause et entrecoupées de périodes d’incertitude.

J’en terminerai avec un dernier point important : de nombreux pays rencontrent des difficultés pour que coïncident une dynamique « verticale descendante » et les dynamiques locales. Je pense qu’on ne peut se fier à un modèle unique de prévention qui serait décliné jusqu’à l’échelon des quartiers. Les problématiques sont différentes, de même que leurs modalités d’appréhension. On ne pourra mener des actions identiques dans différentes régions, ni même, au sein d’une même région, dans différentes communes ou différents quartiers. Ainsi, à Montréal, existent des « tables de concertation » dans chaque quartier pour y développer une approche d’ensemble des déterminants de santé à cet échelon. Cela conduit à des propositions précises, comme la création de pistes cyclables pour développer l’exercice physique, des mesures de sécurité routière ou de protection en milieu scolaire, ou encore en matière de logement. Chaque quartier se « prend en main ». Il me semble important de soutenir les initiatives locales qui traduisent l’expression d’une mobilisation de la population.

M. le coprésident Pierre Morange. Sur ce point, j’ai la même analyse que vous et je pense qu’il convient d’avoir une vision stratégique nationale déclinée par les acteurs locaux, sa mise en œuvre relevant des collectivités et des bassins de vie, dans un schéma élaboré à l’échelle régionale. Votre expérience québécoise vous a-t-elle permis d’identifier des démarches ayant une plus grande efficacité ?

M. Laurent Chambaud. Il faut continuer à évaluer les expériences étrangères et pas seulement celles du Québec pour retenir les plus efficaces. Les politiques menées ont souvent induit des changements de comportement, une plus grande capacité à contrôler des problèmes de santé. Cependant, ces démarches, appelées « démarches de santé communautaires » au Québec restent difficiles à évaluer puisqu’elles portent sur la capacité des personnes et des populations à mieux contrôler leur propre santé. Les publications de la Cour des comptes ou d’autres organismes s’appuient sur des éléments quantifiés mais s’agissant des politiques publiques locales, elles ne sont pas toujours directement transférables. Cela étant, des programmes existent aussi en France, comme le programme ICAPS (intervention auprès des collégiens centrée sur l’activité physique et la sédentarité), sur la nutrition et l’activité physique à l’école. Le programme a respecté des critères scientifiques pertinents et a montré, au bout de deux ans, des résultats réels dans le domaine du surpoids et d’obésité.

Mme Catherine Lemorton. Vous avez rappelé l’importance des déterminants sociaux sur la vie des individus et leur santé, sur l’accès aux soins et la prévention. Vous avez relevé la difficulté de l’articulation entre le secteur social et le secteur médical en France. Notre modèle, qui repose sur une médecine de ville libérale avec un médecin au sommet d’une pyramide de professions dépendant de leurs prescriptions est-il encore pertinent ? Un transfert de certaines compétences des médecins vers les professions médicales ou paramédicales, relevant de la quatrième partie du code de la santé publique, ne serait-il pas pertinent puisqu’une fois la prescription intervenue, ce sont les principaux interlocuteurs des patients, qu’ils soient infirmières, masseurs-kinésithérapeutes ou orthophonistes par exemple ? N’est-ce pas là une voie à suivre pour articuler de façon plus efficiente le caractère social et médical de la prévention, en particulier en direction des populations les plus démunies ?

Le rapport de la Cour des comptes sur la prévention sanitaire comporte un passage d’anthologie où il est relevé qu’en matière d’obésité, la « maladie du XXIe siècle », l’Institut national de prévention et d’éducation pour la santé fait remarquer que l’interdiction de la publicité pour les produits trop sucrés, trop salés ou trop gras dans les créneaux horaires des programmes audiovisuels destinés aux enfants a bien fait diminuer la prévalence de l’obésité dans les tranches d’âge concernées, malgré les déclarations contraires de l’Association nationale des industries alimentaires, et l’avis du Conseil supérieur de l’audiovisuel contestant l’efficacité de l’interdiction de la publicité en terme de santé publique tout en soulignant le risque de diminution des financements pour la création audiovisuelle. Pouvez-vous confirmer que cette interdiction, déjà ancienne au Québec comme en Suède, de certaines publicités pour le secteur agroalimentaire destinées aux jeunes publics a bien fait diminuer la prévalence de l’obésité ?

M. le coprésident Jean Mallot. Avez-vous connaissance de méthodes permettant de surmonter des conflits d’intérêts de ce type, dans le domaine de la publicité et plus généralement du financement de l’audiovisuel, le poids de l’industrie pouvant jouer un rôle pervers comme l’a montré l’exemple récent du bisphénol A ?

Les actions ou les initiatives de prévention sont diverses et variées, or dans notre société, tout se quantifie et se mesure : les actes médicaux, la tarification des hôpitaux, etc. La prévention n’est pas facile à valoriser ni à rémunérer bien que la convention médicale nouvelle le prétende : avez-vous dans ce domaine également des suggestions à nous faire, à moins, puisqu’elle n’est pas quantifiable, de faire de la prévention sans le savoir et donc de façon peu optimale ?

M. Laurent Chambaud. Faut-il transférer des compétences ? Mon sentiment personnel, des expériences ayant déjà été faites dans ce domaine, est que les actions de prévention, et notamment les pratiques de clinique préventive, doivent être complètement intégrées à l’action de l’ensemble des professionnels de santé et pas seulement des médecins. La répartition des compétences pose des problèmes partout, y compris au Québec, entre les différents professionnels de santé. Un débat est nécessaire sur ce point même si l’histoire de la constitution de ces professions, spécifique à chaque pays, est un élément explicatif incontournable.

Je peux cependant vous délivrer un message d’espoir : dans mes fonctions à l’inspection générale des affaires sociales avant de rejoindre l’agence régionale de santé de l’Île-de-France, j’ai participé à une mission sur les maisons de santé pluridisciplinaires. Il y a moins de deux ans, donc, nous avons auditionné les syndicats des professionnels de santé successivement, mais les jeunes professionnels, internes, étudiants infirmiers et autres ont décidé de produire un mémoire commun. Des évolutions de la perception des modalités de l’exercice professionnel sont donc en cours, elles doivent être accompagnées sur le plan financier. Un consensus est en voie d’élaboration sur ce plan aussi. Il ne s’agit pas de passer de la rémunération à l’acte au salariat ou à la capitation totale, mais de mettre en place des formules mixtes permettant de respecter, par exemple dans le cas des maladies chroniques, un mode de forfaitisation, seul à même d’assurer un suivi sur le long terme des populations concernées ou, dans d’autre cas, des formes de capitation ou, comme au Royaume-Uni sur des points précis, d’actes. Cette approche mixte se retrouvera dans les financements des modes groupés, les centres de santé, les maisons de santé pluridisciplinaires, voire les pôles de santé. Les modalités d’intervention dans les différents actes de prévention peuvent dès lors être différentes selon que l’on est médecin, infirmière, kinésithérapeute, chirurgien-dentiste. La France en est, sur ce point, au tout début.

Les analyses de l’Institut national de prévention et d’éducation pour la santé se fondent sur des études scientifiques, mais la lutte contre l’obésité ne se résume pas à l’interdiction de la publicité. Le problème de l’obésité et du surpoids au Québec comme au Canada n’est pas comparable avec la situation française. L’interdiction de la publicité pour les enfants est une mesure passive, sans aucune intervention des enfants ou de leur famille. En terme de prévention, les mesures passives réduisent les inégalités alors que les mesures actives les accentuent. Cependant l’exemple du Québec montre que ce n’est pas suffisant. Le contexte économique, social et culturel joue en effet un grand rôle. Les réalités en matière d’obésité au Québec, même si elles y sont un peu moins impressionnantes que dans d’autres provinces canadiennes, sont ainsi complètement différentes des nôtres. Les seules mesures passives, isolées du contexte général, ne sont donc pas suffisantes. On constate ainsi qu’au Québec l’obésité et la mauvaise nutrition concerne la majorité de la population. En France, en revanche, pour des raisons qu’il serait intéressant d’étudier, ce n’est pas le cas et si la question du surpoids chez les enfants reste une préoccupation dans certains milieux, on observe parallèlement une accentuation des inégalités en la matière. Dans ce cadre complexe, néanmoins, je maintiens que des mesures passives, quand elles sont possibles, sont de loin préférables.

Ai-je des modèles ou des méthodes en matière de conflits d’intérêt ? Au risque de vous décevoir, non. Tous les pays que je connais ont à s’y confronter. La solution relève de la négociation politique. Je reste persuadé que le débat démocratique peut aider les pouvoirs publics à prendre les décisions qui s’imposent.

Rémunérer la prévention dans le cadre des pratiques cliniques préventives que j’ai définies devrait être possible. Un forfait sur l’éducation thérapeutique du patient comprendrait cet aspect, comme la prise en charge de la vaccination ou des dépistages, dans le cadre de la capitation ou d’autres modes de rémunération. La seule prévention qui ne serait pas concernée est la prévention primaire qui, de mon point de vue, est une question sociétale, ses actions relevant donc d’un financement collectif.

Mme Catherine Lemorton. Je n’affirmais pas que la prévention passive par l’interdiction de la publicité était suffisante, je constatais simplement qu’elle était nécessaire dans l’action contre l’obésité…

M. le coprésident Pierre Morange. Monsieur Laurent Chambaud, je vous remercie.

*

La Mission d’évaluation et de contrôle des lois de financement de la sécurité sociale procède enfin à l’audition, ouverte à la presse, de MM. les professeurs Michel Huguier et Gérard Dubois, académiciens, membres de l’Académie nationale de médecine.

M. Gérard Dubois, membre de l’Académie nationale de médecine. Je suis professeur de santé publique. J’ai par ailleurs passé dix ans au sein de la Caisse nationale d’assurance maladie des travailleurs salariés. J’ai aussi créé la première mouture du fonds national de prévention, d’éducation et d’information sanitaires.

À titre liminaire, je tiens à souligner qu’il me paraît pertinent d’utiliser la classification établie par l’Organisation mondiale de la santé entre prévention primaire, prévention secondaire et prévention tertiaire. Il importe en effet de bien distinguer des situations très différentes les unes des autres afin de pouvoir ensuite définir, pour chacune d’elles, les modalités d’action possibles. La prévention primaire, qui vise à éviter l’apparition de la maladie, ne relève pas complètement de l’assurance maladie, mais rentre plutôt dans le champ de compétence du législateur : il s’agit de l’hygiène publique, que l’on désigne aussi sous l’expression de « sécurité sanitaire ». Je fais ici référence, par exemple, à l’hygiène de l’eau, de l’air ou encore à l’alimentation. Les financeurs de l’assurance maladie ne sont guère concernés par ces problématiques.

Dans la prévention primaire, on retrouve des actions générales, que l’on désigne sous les termes d’ « éducation à la santé » ou de « promotion de la santé », mais aussi des actions médicalisées. On a souvent tendance à oublier ces dernières, mais les maladies ne manquent pas de se rappeler à notre souvenir. Se développe ainsi en ce moment une épidémie de rougeole : les cas répertoriés en France représentent la moitié de tous les cas connus en Europe aux yeux de l’Organisation mondiale de la santé. Parmi les actes médicalisés, on trouve donc bien entendu la vaccination, qui présente à la fois un intérêt individuel pour faire face à certaines maladies, comme le tétanos, mais aussi un intérêt collectif, s’agissant de maladies transmissibles.

La place de l’assurance maladie dans la vaccination est d’une grande complexité. D’âpres discussions ont d’ailleurs eu lieu d’emblée à ce sujet au moment de la création de la sécurité sociale. La vaccination étant un acte préventif, l’assurance maladie avait d’abord déclaré qu’elle n’était nullement concernée par ce sujet. Finalement, après des discussions juridiques ardues, il a été décidé que l’assurance maladie devait prendre en charge les vaccinations obligatoires de l’enfant. Il est clair toutefois que c’est une côte mal taillée : il existe encore aujourd’hui des vaccins qui sont pris en charge en tant que médicaments, avec l’intervention des mutuelles, alors qu’ils relèvent du champ de la prévention.

Je citerai un autre exemple, relatif cette fois-ci à la prévention secondaire. Une mammographie qui est effectuée à la suite d’une tumeur que la femme a perçue se rattache aux soins alors qu’une mammographie réalisée dans une optique de dépistage sera qualifiée de manière totalement différente et rattachée à la prévention.

Pour poursuivre mon propos, je voudrais maintenant rappeler que je me suis toujours opposé à l’affirmation selon laquelle la prévention induirait nécessairement des économies. Cela peut, certes, être le cas parfois. Je pense par exemple au dépistage néonatal de l’hypothyroïdie, où l’investissement est minime et l’économie très importante. Ce n’est toutefois certainement pas une généralité.

La prévention peut éviter de décéder d’une cause, mais c’est pour mourir d’une autre plus tard. Au XIXe siècle, les adolescents mouraient de tuberculose. Une fois éradiquée cette maladie, les adultes sont morts davantage de maladies cardio-vasculaires. Lorsque les maladies cardio-vasculaires ont reculé, les gens ont commencé à s’éteindre avec la maladie d’Alzheimer. En termes d’âge de décès, on est passé de celui de vingt ans à cinquante ans, puis à quatre-vingts ans. On sait cependant que la longévité de la vie humaine reste autour de cent vingt ans. La prévention consiste donc à augmenter la proportion de gens qui vieillissent en bonne santé.

J’aborde maintenant un autre point. Quand je suis arrivé à la Caisse nationale d’assurance maladie des travailleurs salariés, il y avait deux types de budgets. Le premier budget, connu de tous, était celui du remboursement des soins. C’est la fonction même de l’assurance maladie, son point de départ historique. Le second budget, plus restreint, que je trouvais d’une intelligence rare, visait à prendre en charge ce qui n’était pas prévu par la loi. C’était le budget de l’action sanitaire et sociale des caisses primaires. Aux niveaux régional et national, il permettait de financer des associations et des expérimentations ; lorsque celles-ci réussissaient, leur développement rendait le budget insuffisant et justifiait alors une décision législative ou réglementaire. C’est ainsi que le dépistage prénatal et anténatal a au départ, et pendant longtemps, été financé sur le fonds d’action sanitaire et social.

Il n’y a pas de maîtrise opérationnelle des soins. Comment, par exemple, mettre en œuvre le dépistage du cancer du sein si la mammographie est déjà dans la nomenclature des actes remboursables ? Un dépistage consiste à proposer systématiquement à une population définie un acte médicalisé, à un rythme défini. Une fois que le procédé est dans la nomenclature des actes remboursables, on perd la maîtrise du système.

J’ajouterai que, quand un malade rencontre un médecin, une relation entre deux personnes s’instaure, et le financeur est un tiers qui solvabilise cette situation. Dans le cadre du dépistage, ce n’est plus le patient qui est demandeur ; ce sont en général les pouvoirs publics qui lui suggèrent d’aller faire, par exemple, un hémoccult, un frottis ou encore une mammographie. La relation intime entre le médecin et son patient n’est plus centrale ; il y a une relation à trois. L’idée de départ du fonds national de prévention, d’éducation et d’information sanitaires était de tenir compte de ce nouveau type de relation et d’y affecter un budget.

M. Michel Huguier, membre de l’Académie nationale de médecine. J’ai été chirurgien, professeur de chirurgie digestive et chef de service à l’Hôpital Tenon. Je suis ici en tant que secrétaire de la commission Assurance maladie de l’Académie nationale de médecine. J’ai aussi eu la chance d’être, de 1977 à 1979, conseiller technique de Mme Simone Veil.

En guise de propos préliminaire, je voudrais dire que, selon moi, les trois grands problèmes actuels en matière de prévention primaire sont l’alcoolisme, le tabagisme et l’obésité.

De façon générale, dans le domaine de la prévention, il me paraît d’abord essentiel en premier lieu que les messages délivrés soient clairs. Cela nécessite évidemment une certaine simplification de données médicales souvent complexes. En deuxième lieu, plus nos recommandations sont nombreuses, moins elles ont de chances d’être efficaces. Certains rapports comportent une centaine de recommandations : ça me paraît déraisonnable. Troisièmement, des mesures ne doivent être arrêtées que si elles sont applicables et contrôlables. Enfin, toutes les mesures arrêtées doivent être assorties de critères permettant de juger de leur bien-fondé.

M. Jean-Luc Préel, rapporteur. Aujourd’hui, il y a un vrai problème de pilotage de la politique de prévention et d’éducation. Comment améliorer ce pilotage ? Comment mieux coordonner les nombreux acteurs qui interviennent sur le terrain, y compris les associations locales, dans le domaine du tabac comme dans d’autres domaines ? Que pensez-vous de la controverse actuelle concernant l’intérêt du dépistage individuel et collectif, en particulier en matière de lutte contre les cancers du sein et de la prostate ? Comment mettre en place et appliquer des référentiels ?

M. Gérard Dubois. Le sujet de la « prévention » est gigantesque. C’est un peu comme si l’on voulait parler du « traitement » ou encore du « diagnostic ». Il est donc difficile d’apporter des réponses générales à vos questions, quand bien même on se cantonnerait, par exemple, au seul « dépistage », voire au « dépistage des cancers ».

Ce qu’il me paraît important de préciser d’abord, c’est que la responsabilité de la santé publique, au sens où l’entend l’Organisation mondiale de la santé, incombe aux gouvernements. Force est de constater, à cet égard, que la France a connu une épidémie assez unique de scandales de santé publique. Je ne mets pas en cause ici la compétence des gens qui travaillent au ministère de la santé. Le problème réside dans l’organisation générale de la santé publique et le niveau de décision en France. La création d’agences sanitaires spécifiques n’a pas été une réponse suffisante. Une réflexion est indispensable sur leur nombre, leur pilotage et leurs relations avec la direction générale de la santé. Une agence peut être, le cas échéant, indépendante intellectuellement mais une indépendance politique est contradictoire avec l’idée de responsabilité gouvernementale à laquelle je faisais allusion précédemment. À ce propos, la décision de créer un Haut conseil de la santé publique avait pour finalité de disposer d’un organisme doté d’un certain pouvoir d’investigation, mais non pas d’un pouvoir de décision. Il s’agissait donc d’une instance destinée à aider les ministères.

Le dépistage, en particulier mammographique, du cancer du sein, pouvait se fonder, à partir de 1986-1987, sur des études démontrant son utilité. Ce dépistage était coûteux, mais nécessaire. J’ajouterai qu’un dépistage doit reposer sur une double lecture. De ce point de vue, il n’est pas satisfaisant de voir qu’aujourd’hui une grande partie des femmes en France bénéficie d’un dépistage spontané, dans lequel il n’y a ni contrôle de qualité ni évaluation.

S’agissant du dépistage du cancer de la prostate, la situation est pire. Mme Catherine Hill et moi-même, chacun de notre côté, avons publié des articles en 2007 démontrant que ce dépistage était non seulement inutile, mais aussi dangereux. D’ailleurs, il n’existe pas de dépistage « inutile » : soit le dépistage est utile, soit il mérite d’être qualifié de dangereux car tout acte médical comporte un risque pour la personne qui s’y prête.

Très tôt, ce dépistage a été publiquement déconseillé par la direction générale de la santé, la Haute Autorité de santé et l’Institut national du cancer. Malgré cela, on recensait 2,7 millions d’examens de dosages d’antigène prostatique spécifique (PSA, pour Prostate Specific Antigen en anglais) en 2003, et 4,4 millions en 2009. Au sein de l’Institut national du cancer, un groupe de travail sur le dépistage du cancer de la prostate a été constitué : je peux affirmer ici que l’ensemble de ses membres s’est opposé à un dépistage systématique du cancer de la prostate, à l’exception de deux d’entre eux : les représentants des urologues. Ainsi, c’est à l’initiative de la Société française d’urologie, et contre l’avis des autorités sanitaires que sont la direction générale de la santé, la Haute Autorité de santé et l’Institut national du cancer, que le dépistage du cancer de la prostate a été promu en France.

Les 4,4 millions d’examens de dosages de PSA pratiqués en 2009, dont le coût atteint 85 millions d’euros, ne sont pas tous inutiles : certains sont nécessaires pour le suivi des cancers établis. Bien qu’il ne soit pas possible de distinguer dans ce volume d’actes les examens de dosages de PSA utiles de ceux clairement inutiles, il est certain que le suivi des cancers de la prostate connus n’explique ni le nombre total de dosages, ni son quasi-doublement en six ans. En outre, les autorités scientifiques internationales partagent le point de vue des autorités sanitaires françaises. Un récent article du New York Times a fait état de pressions exercées sur l’American Cancer Society dès lors qu’elle s’était prononcée contre le dépistage systématique du cancer de la prostate. Cet article indiquait aussi que l’autorité internationale la plus reconnue en matière de dépistage, l’United States Preventive Services Task Force, avait longtemps retardé la publication d’un avis classant ce dépistage en catégorie D, c’est-à-dire comme étant inefficace, du fait des pressions qui s’étaient exercées sur elle.

Aussi, depuis 2007, on a assisté à un retournement de l’opinion scientifique concernant ce dépistage, qui n’est désormais plus soutenu que par les urologues. J’ai d’ailleurs eu l’occasion de dire à un ministre de la santé que les personnes qui comprendraient qu’elles ont été victimes de ce dépistage alors que son inefficacité voire sa nocivité étaient déjà connues pourraient mettre en cause l’action publique. L’affaire du Mediator nous invite à réfléchir.

À l’inverse, certains dispositifs de dépistage sont bien organisés, à l’instar des systèmes de dépistage néonatal ou anténatal, avec des structures régionales cohérentes, un réseau associatif efficace et un système de contrôle de qualité souvent cité en exemple à l’étranger.

S’agissant des maladies dites non transmissibles, ou chroniques, les politiques de prévention doivent prendre une forme particulière. Récemment, les associations internationales spécialisées dans les maladies cardio-vasculaires, le cancer, les maladies respiratoires et le diabète ont obtenu la tenue, à New York, d’une réunion internationale de responsables politiques de haut niveau, au cours de laquelle les cliniciens n’ont pas demandé aux politiques des moyens financiers ou technologiques supplémentaires mais, en priorité, la mise en œuvre d’actions de santé publique relative à la lutte contre le tabac, l’alcool, la sédentarité et encourageant une meilleure nutrition.

Ainsi, les moyens au service de la prévention varient d’un sujet à l’autre, en fonction de la présence de groupes de pression. Dans certains domaines, l’action publique ne se heurte pas à des puissances industrielles – c’est le cas, par exemple, en matière de lutte contre la tuberculose ou contre le SIDA. Mais dans d’autres domaines, comme l’alimentation ou la lutte contre le tabac, des groupes de pression puissants influencent les comportements des personnes ; plus que l’assurance maladie, c’est au législateur d’agir, pour contrebalancer ces influences, en établissant des règles appropriées de taxation des produits et d’encadrement de la publicité. Il faut aussi définir des règles équilibrées de contrôle technique de certains produits, comme l’alcool, sans tomber dans un extrême ou dans un autre dès lors que la société réussit spontanément à en encadrer la consommation.

Le rôle de l’assurance maladie, en tout état de cause, peut consister à financer des associations d’éducation à la santé. Ainsi, les politiques de prévention ont des aspects non seulement médicaux, mais aussi non médicaux, législatifs, réglementaires, judiciaires, juridiques, diplomatiques – il existe une convention internationale de lutte contre le tabac. L’assurance maladie y participe dans la mesure de ses moyens, même si ceux-ci sont parfois dispersés.

M. le rapporteur. Comment s’assurer que les professionnels de santé appliquent les bonnes pratiques professionnelles ? S’agissant du dépistage du cancer de la prostate, s’il est vrai qu’en général, un dépistage rapide améliore les chances de guérison, un dosage de PSA normal chez un patient âgé peut donner à penser que le cancer n’est pas évolutif, et qu’il n’y a pas lieu de pratiquer un acte chirurgical. Dans le même ordre d’idées, on a beaucoup parlé récemment d’opérations pratiquées sans nécessité sur des patientes ne présentant que des lésions mammaires limitées et non évolutives.

Par ailleurs, ce que vous avez dit des pressions auxquelles sont soumises les autorités sanitaires rejoint les déclarations qu’a faites devant nous M. Hubert Allemand. L’industrie pharmaceutique aurait réussi à obtenir un abaissement des niveaux de glycémie et de tension artérielle reconnus sans risques, ce qui a eu pour effet d’augmenter le niveau de gravité apparent de certains cas de diabète et d’hypertension artérielle, conduisant les médecins à les traiter par voie médicamenteuse plutôt qu’en prescrivant un régime alimentaire sans sel ou une pratique sportive. L’indépendance des autorités chargées de fixer ces normes constitue donc un enjeu crucial.

M. Michel Huguier. Prenons l’exemple de l’obésité : améliorer les politiques de prévention suppose d’adresser à la population des messages clairs, et pour ce faire, il ne faut pas mettre l’accent sur les facteurs génétiques à l’œuvre dans cette pathologie : leur effet reste marginal et cela risque de troubler les messages de santé publique, voire de servir d’alibi à ceux qui s’y opposent. En outre, s’agissant des facteurs environnementaux – et notamment familiaux –, il ne faut pas non plus confondre association et causalité.

Associer les acteurs locaux aux politiques de prévention est par ailleurs fondamental. C’est par exemple le cas en matière d’équilibre nutritionnel des enfants : un décret de septembre 2011 a réglementé de façon très stricte l’équilibre des repas servis dans les cantines scolaires. Ce ne me semble pas une démarche pertinente. Il aurait mieux valu subventionner les cantines pour qu’elles enrichissent leurs menus en fruits frais et légumes cuits, en partenariat avec les producteurs locaux et les fédérations d’agriculteurs ; une telle mesure aurait d’ailleurs aidé plus efficacement les agriculteurs que les allègements de charges qu’on leur propose aujourd’hui…

Par ailleurs, en matière de dépistage, il ne faut pas confondre expert et spécialiste. Un médecin spécialiste peut avoir une grande expérience clinique, sans pour autant posséder la rigueur scientifique et les connaissances méthodologiques requises des experts. C’est pourquoi il faut faire appel aux professionnels qui possèdent ces qualités, comme les biostatisticiens, qui ont en outre l’avantage d’être relativement neutres vis-à-vis des différentes spécialités médicales.

M. Gérard Dubois. Rappelons que sur quatre ou cinq cancers de la prostate dépistés, un seul évolue de façon symptomatique, sans même entraîner nécessairement le décès du patient. Or il n’est pas possible de distinguer aujourd’hui dans les cancers dépistés entre ceux qui évolueront et ceux qui resteront asymptomatiques. Il faut donc éviter le « surdiagnostic » de ces cancers : une fois un cancer dépisté, le patient souffre d’un effet d’étiquetage préjudiciable, même si son cancer n’évolue pas. Pour un sujet âgé de soixante-quatre ans, la probabilité d’avoir un cancer « dans » la prostate – je ne dis pas : un cancer « de » la prostate – s’établit d’ailleurs entre 60 % et 70 % ; mais seuls 3 % des hommes meurent d’un cancer de la prostate, et le fait est connu depuis les années 1930 : c’est pourquoi l’United States preventive Services Task Force recommande de réserver l’examen du dosage de PSA au suivi des cancers connus.

L’idée que plus tôt on découvre une maladie, mieux on la soigne, n’est pas toujours exacte. Elle est pertinente pour les maladies à développement relativement rapide, comme le cancer du col de l’utérus. D’ailleurs, il avait été envisagé de mettre en place un dépistage organisé de ce cancer dans le cadre du fonds national de prévention, d’éducation et d’information sanitaires, mais cela aurait supposé une modification profonde des pratiques de dépistages existantes. En effet, une minorité de femmes bénéficiaient d’un dépistage très intensif, avec des frottis plus fréquents qu’il n’était nécessaire mais pris en charge par l’assurance maladie, tandis que la majorité des femmes n’en bénéficiaient pas. Le projet de dépistage organisé a été retiré pour des motifs politiques.

En revanche, l’idée qu’un dépistage organisé permet le dépistage précoce d’une affection et facilite ainsi son traitement ne se vérifie ni pour les cancers à développement très rapide, comme les cancers du poumon ou du pancréas, ni pour les cancers à développement très lent, comme le cancer de la prostate. Elle vaut pour les cancers dont la vitesse de développement est intermédiaire, comme le cancer du sein.

M. le coprésident Jean Mallot. L’académie interpelle-t-elle les décideurs publics sur ces sujets ?

M. Gérard Dubois. En 2003, contre mon avis, l’Académie nationale de médecine s’est prononcée en faveur du dépistage du cancer de la prostate. Elle a réexaminé le sujet en 2006, et du fait de dissensions internes, elle n’a pas émis d’avis. Pour ma part, j’ai pris publiquement des positions personnelles défavorables à ce dépistage.

Si j’ai une proposition à formuler, elle consisterait à rendre opposables les référentiels d’application des actes inscrits à la nomenclature. Faisons le parallèle avec le marché des médicaments : lorsqu’un médicament a une portée préventive, et donc un large marché, on assortit sa prise en charge par l’assurance maladie de certaines conditions et on ajuste son prix de façon à optimiser la dépense publique. Le système de remboursement des actes de diagnostic n’est pas adapté aux politiques visant à organiser un système de dépistage : si, par exemple, les mammographies sont inscrites dans la nomenclature des actes remboursés, on ne peut pas cibler ces actes sur les patientes pour lesquelles ils seraient vraiment pertinents. C’est pourquoi je préconise de subordonner leur prise en charge au respect d’un référentiel contraignant, qui prévoirait par exemple que la mammographie à double lecture soit réservée aux femmes de plus de cinquante ans.

On retrouve là l’idée que la nomenclature et le système habituel de soins sont inadaptés à la prévention. C’est pour y remédier qu’il était prévu à l’origine dans le cadre du fonds national de prévention, d’éducation et d’information sanitaires qu’un certain nombre de référentiels deviendraient opposables, avec un contrôle a posteriori possible. L’examen du dosage du PSA, me semble relever de cette approche. Le contrôle médical doit pouvoir s’interroger sur le bien fondé de sa prescription.

M. le coprésident Pierre Morange. Cela vous semble politiquement possible ?

M. Gérard Dubois. Oui. Lors de la mise en place du fonds national de prévention, d’éducation et d’information sanitaires, le vaccin grippal était pris en charge à 100 % parce qu’il ne s’inscrivait pas dans le colloque singulier entre le praticien et son patient face à un symptôme ou à une maladie, mais qu’il mettait en cause une relation à trois, le troisième provocant la rencontre entre le malade et le médecin et devant donc le financer, justifiant ainsi le tiers payant. Le tiers payant ou la gratuité pour la mammographie de dépistage n’a pas provoqué de révolte chez les radiologues. Ils ont accepté la double lecture, nécessité du dépistage. Il convient de bien différencier le soin, du dépistage et de la prévention.

S’agissant du cancer du sein, toutes les recommandations suggèrent le dépistage après cinquante ans. On a malheureusement en France un dépistage massif avant cinquante ans, bien qu’aucun avantage n’ait été démontré et qu’il ne semble pas qu’on puisse espérer une amélioration du pronostic. Les études randomisées ont fait l’objet d’une revue Cochrane en avril 2011. Rappelons qu’elle est l’œuvre d’un groupe d’auteurs indépendants qui passe en revue un ensemble d’études publiées en fonction de leur qualité et propose des méta-analyses. Leurs conclusions sont donc très respectées. Une distinction y est faite entre les études absolument parfaites où le dépistage est considéré sans effet et les bonnes études qui montrent l’efficacité du dépistage. Personnellement je reste partisan du dépistage chez les femmes de plus de cinquante ans tous les deux ans, tel qu’il est pratiqué.

Il convient de remarquer par ailleurs qu’un dépistage, par définition, débusque des cas et les augmente ainsi artificiellement. Au début d’un dépistage apparaît une pointe qui se résorbe ensuite pour une population identique, le dépistage ne faisant que révéler les cancers plus tôt. Aussi, normalement, sur une période de dix ou quinze ans, le nombre total de cas doit être identique. Dans les faits, il apparaît que le nombre de cancers dépistés est légèrement supérieur, d’une part parce que d’autres causes de mortalité peuvent dissimuler les cancers non dépistés et d’autre part parce qu’il y a, dans le cas du cancer du sein, un sur-diagnostic qu’on estime à environ 5 % à 10 %, alors qu’il atteint 300 % à 400 % dans le cas du cancer de la prostate. La revue Cochrane évalue, elle, ce sur-diagnostic à 30 %. En conclusion et au vu de ces données, les recommandations restent en faveur du dépistage s’agissant du cancer du sein, mais sont totalement défavorables à tout dépistage du cancer de la prostate. En revanche, je regrette que le dépistage du cancer du col de l’utérus ne soit pas mieux organisé.

M. le rapporteur. Les taux de mammographie restent encore modestes, ils sont donc à la limite du significatif. Ils devraient être de 70 % à 75 % de la population et on en est loin.

M. Gérard Dubois, membre de l’Académie nationale de médecine. Ils sont significatifs si on ajoute le dépistage individuel au dépistage organisé, avec les limites que j’ai indiquées pour le premier. La région parisienne se caractérise par une majorité de dépistages individuels du cancer du sein, l’offre y étant extrêmement importante, les dépistages organisés n’y sont, de mémoire, que de 20 %. Rappelons tout de même que l’examen du taux de PSA coûte 85 millions d’euros. Avec une telle somme il serait possible d’améliorer beaucoup de choses dans le dépistage des cancers du sein, du colon et même du col de l’utérus.

M. le rapporteur. Merci de votre intervention. Pour conclure par un domaine qui vous est familier, où en est-on de la prévention du tabagisme, il semble que malgré toutes les mesures prises, la consommation augmente chez les jeunes femmes, ce qui est préoccupant.

M. Gérard Dubois. J’avais évité le sujet… Le ministère de la santé polonais organise prochainement à Poznan, dans le cadre de la présidence polonaise de l’Union européenne, une réunion sur la prévention du tabagisme. J’y suis invité pour présenter les succès français en la matière. En fait, la France est à la fois un exemple et un contre-exemple. Les mesures qui y ont été adoptées ont amélioré nettement la situation mais le relâchement de cette politique de lutte contre le tabagisme a conduit à une dégradation.

Entre 1991, date de la promulgation de la loi n° 91-32 du 10 janvier 1991 relative à la lutte contre le tabagisme et l’alcoolisme, dite loi « Évin », et aujourd’hui, les ventes de cigarettes ont été divisées par deux. Le cancer du poumon des hommes de trente-cinq à quarante-quatre ans a diminué de façon spectaculaire, plus rapidement que ce ne fut le cas au Royaume-Uni et aux États-Unis. C’est donc un succès.

De façon plus détaillée, on constate que la consommation a augmenté rapidement avant la loi n° 76-663 du 9 juillet 1976 relative à la lutte contre le tabagisme, dite loi « Veil », encore peu coercitive mais très en avance sur son temps, et que depuis cette date la consommation s’est ralentie. La loi « Évin » a, elle, entraîné une chute spectaculaire des ventes de cigarettes : une diminution de 14 % en six ans, due entre autres, à l’augmentation des prix. Puis, parallèlement au ralentissement de l’augmentation des prix de 1997 à 2002, on a constaté un plateau dans la baisse de la consommation du tabac.

En 2002, une première augmentation de 12,5 % des prix, à l’initiative du Gouvernement de M. Lionel Jospin, a été suivie en 2003 par le plan Cancer de M. Jacques Chirac avec trois augmentations en douze mois, de plus de 50 % des taxes ayant conduit à une baisse de plus de 30 % des ventes de cigarettes. Les achats transfrontaliers ne l’ont pas compensée, contrairement à ce qui a été affirmé. La protestation des buralistes a ensuite conduit à une trêve, à l’initiative de M. Jean-Pierre Raffarin, alors Premier ministre. On a alors constaté, à partir de 2004, une nouvelle stabilisation de la vente de cigarettes, puisqu’il n’y a pas eu d’augmentations dissuasives et répétées des prix : les trois hausses intervenues en 2007, 2009 et 2010, de 6 % chacune, l’ont été à la demande de l’industrie du tabac, preuve qu’elles n’étaient pas supposées avoir un impact sur le niveau des ventes.

En 2011 et 2012, les taxes sur le tabac ont été augmentées de 6 %, mais, pour qu’elles soient efficaces sur la consommation du tabac, il aurait été nécessaire de les réunir : 12 % d’augmentation du prix des cigarettes garantit une baisse d’environ 4 % de leurs ventes. La preuve qu’une diminution de la consommation de tabac n’est pas attendue d’une augmentation de 6 % des taxes telle qu’elle est actuellement prévue ressort clairement des documents budgétaires eux-mêmes qui prévoient 6 % de recettes supplémentaires. Aucune diminution de la consommation n’est donc prévisible en 2012. On a même assisté en 2009 et 2010, comme vous venez de le souligner, monsieur le rapporteur, à une augmentation de la consommation de tabac. Un point positif tout de même, l’augmentation des prix de 9 % du tabac à rouler, qui était souvent oublié.

M. le rapporteur. Ne pourrait-on pas alors taxer les entreprises du secteur sur leur chiffre d’affaires, comme l’envisageait hier le rapporteur du projet de loi de financement de la sécurité sociale pour 2012, M. Yves Bur ?

M. Gérard Dubois. J’en suis absolument partisan. C’est d’ailleurs la position de la Ligue nationale contre le cancer. L’Organisation mondiale de la santé envisage d’évoquer cette question au niveau international, et cette idée pour financer ses propres actions, le tabac étant la première cause de mortalité évitable au plan mondial. Il serait souhaitable de l’appuyer.

M. le coprésident Pierre Morange. Je vous remercie, messieurs les professeurs, de vos propos précis et argumentés.

La séance est levée à treize heures.