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Mission d’information sur la pratique du port du voile intégral sur le territoire national

mercredi 7 octobre2009

Séance de 9 heures 30

Compte rendu n° 7

Présidence de M. André Gerin, Président

– Audition de la Ligue des droits de l’Homme : M. Jean-Pierre Dubois, président, M. Michel Tubiana, président d’honneur et Mme Françoise Dumont, vice-présidente

– Audition de M. Mahmoud Doua, enseignant en anthropologie du monde arabo-musulman à l’Université Bordeaux III

– Audition de M. Rémi Schwartz, Conseiller d’État, rapporteur de la Commission de réflexion sur l’application du principe de laïcité dans la République, présidée par M. Bernard Stasi

La séance est ouverte à neuf heures trente.

Audition de M. Jean-Pierre Dubois, président de la Ligue des droits de l’Homme,
Mme Françoise Dumont, vice-présidente et M. Alain Bondeelle, responsable du groupe de travail sur la laïcité




(Procès-verbal de la séance du 7 octobre 2009)

M. André Gerin, président. En préalable, je voudrais vous informer des modalités retenues pour la suite de nos auditions. J’ai écrit au Président de l’Assemblée pour qu’il saisisse le Bureau par rapport à nos auditions du mercredi matin, dont la date a été fixée au début du mois de juillet. Nous sommes arrivés à la conclusion que la règle de présence en commission ne serait pas appliquée dans toute sa rigueur pour les membres des missions d’information qui ont été créées avant le vote de cette nouvelle règle. De manière générale, nous allons tenter de décaler nos auditions du mois de novembre du mercredi matin au mercredi après-midi, aucune audition n’étant prévue le mercredi matin au mois de décembre.

Nous entamons à présent notre sixième journée d’auditions, sur un total de seize. Demain, nous organisons une journée d’auditions à Lille, avant de nous rendre jeudi prochain à Lyon puis à Marseille et à Bruxelles au mois de novembre et d’organiser une journée d’audition en région parisienne.

Nous avons le plaisir d’accueillir M. Jean-Pierre Dubois, président de la Ligue des droits de l’Homme, Mme Françoise Dumont, vice-présidente et M. Alain Bondeelle, responsable du groupe de travail sur la laïcité. Nous avons souhaité auditionner votre association parce que nous connaissons votre engagement pour la défense des droits de l’homme entendu également comme respect des droits des femmes. J’aimerais connaître le regard que vous portez sur le développement de la pratique du port du voile intégral. Selon vous, cette pratique porte-t-elle atteinte à quels droits de l’homme ? La laïcité vous paraît-elle en cause dans ce débat ? Enfin, quelle est votre opinion sur une éventuelle interdiction de la pratique du port du voile intégral ?

M. Jean-Pierre Dubois. Je vous prie d’excuser notre président d’honneur, M. Michel Tubiana, qui est retenu par un procès. Je voudrais rendre hommage au président de la Libre-pensée, sans lequel nous ne serions pas devant vous car c’est lui qui s’est étonné que ni la Ligue des droits de l’homme, ni la Ligue de l’enseignement ne soient entendues par votre mission. Je suis donc heureux que vous ayez décidé de nous entendre sur ce sujet, ce qui contribuera à une information la plus complète possible des parlementaires.

Je tiens également à souligner de manière liminaire que votre mission est une mission d’information. En effet, de nombreux journalistes me disent qu’il va y avoir une loi, auxquels je réponds qu’il s’agit avant tout de s’informer, et non d’écrire une proposition de loi avant de savoir de quoi il est question. Je tiens à commencer par ce point car j’ai eu connaissance de nombreuses propositions de proposition de loi, qui émanent d’organisations de la société civile, dont l’une faisait une longue liste d’exceptions à l’interdiction de masquer une partie de son visage, ce qui me faisait penser à la législation iranienne, dont la précision quant à la longueur des cheveux qui peut dépasser d’un foulard, par exemple, est extrême. Les exceptions concernaient les chirurgiens, le carnaval, la grippe A… Je suis donc heureux que vous ayez pris le parti de vous informer, plutôt que de tomber dans une obsession tatillonne, qui finirait par ridiculiser la législation de la République.

Sans que nous disposions d’appareil statistique d’information, mais simplement d’un réseau de citoyens et de plus de trois cents sections réparties sur tout le territoire, nous avons le sentiment que cette pratique est extrêmement minoritaire, même si elle augmente vraisemblablement, et qu’une loupe politico-médiatique a été posée sur cette question. Je ne reviendrai pas sur la note des renseignements généraux, qui dénombrait à l’unité près les voiles intégraux ! Il est impossible de dire s’il y en a 367 ou 369. Habitant la Seine-Saint-Denis, j’ai pu observer que l’on voit davantage de personnes habillées de la sorte mais que cette pratique reste extrêmement minoritaire.

La Ligue des droits de l’homme ne considère évidemment pas le port du voile intégral comme quelque chose de souhaitable puisqu’il s’agit d’un signe d’infériorisation des femmes. Mais ce n’est pas le seul. Il en existe d’autres auxquels nous ne faisons même plus attention. Je ne vais pas paraphraser les Lettres persanes de Montesquieu mais il existe un pays lointain où les femmes perdent leur nom en se mariant, ce qui est une façon choquante de nier leur identité. Ce n’est heureusement pas comme cela chez nous puisque la loi française fait que les femmes ne changent pas de nom quand elles se marient.

M. Jacques Myard. Et cela n’a jamais été le cas !

M. Jean-Pierre Dubois. Absolument et je n’arrête pas de le rappeler lorsque mon épouse tente de faire respecter ce droit, ce qui est souvent difficile, y compris auprès de commissaires de police ou de fonctionnaires chargés d’appliquer la loi. Mon intention n’est pas de minimiser les signes plus exotiques d’infériorisation mais que nous gardions à l’esprit que ce n’est pas parce que des choses nouvelles et choquantes arrivent qu’il faut oublier les combats passés, qui ne sont plus dans la conscience collective. Sur le site de l’Assemblée nationale, il est d’ailleurs mentionné que la violence faite aux femmes a augmenté en France de manière très significative. Il faut donc être attentif à tous les risques pour les droits des femmes et ne pas braquer une loupe sur un problème qui nous détournerait d’un regard global. Il est légitime de s’intéresser à ce genre de pratiques mais en prenant garde de ne pas les amplifier car cela pourrait laisser penser qu’il n’y a plus qu’un seul foyer de risque pour les femmes dans notre pays.

Je précise que la Ligue des droits de l’homme a choisi de garder ce nom historique, mais que le terme d’homme doit évidemment être entendu en son sens générique d’être humain. Nous nous préoccupons des droits des femmes depuis cent dix ans puisqu’une des fondatrices de la Ligue, Séverine, a joué un rôle important dans le combat pour les droits des femmes. Mais nous sommes préoccupés par le risque que les droits des femmes soient instrumentalisés : j’ai le souvenir de périodes détestables où le Front national était devenu extrêmement féministe en dénonçant uniquement les atteintes aux droits des femmes qui avaient lieu dans les populations immigrées.

Il est certain que le port du voile intégral est un signe d’infériorisation des femmes, qu’il faut faire régresser. La question réside alors dans la manière à employer pour ce faire. Il est certain que ce phénomène reste très minoritaire. Il ne faut donc pas le présenter comme quelque chose de massif. La contrainte et l’exclusion étant le meilleur moyen de renforcer les communautarismes, il faut éviter de stigmatiser les femmes en cause. Nous sommes donc absolument hostiles à l’idée d’une loi qui interdirait un port de signes vestimentaires en tant que tel pour de nombreuses raisons que nous aurons l’occasion d’aborder. Il suffit d’envisager comment une telle mesure pourrait être appliquée. Que fait-on d’une femme qui y contreviendrait ? Va-t-on l’amener au commissariat de police ? Va-t-on créer à côté des cellules de dégrisement des cellules de dévoilement ? Va-t-on lui enlever son voile sur la voie publique ? Il n’en est pas question ! Va-t-on la punir d’amende et de jugement en cas de récidive ? Imaginez-vous le jugement pénal non de l’homme qui la contraint mais d’une femme qui est condamnée pour avoir porté un voile intégral ? Cela reviendrait à faire le contraire de ce que nous voulons tous, à savoir travailler à l’émancipation des femmes. Nous pensons qu’aucun combat pour les droits des femmes ne peut prendre les femmes pour cible. Ainsi, bien que nous soyons hostiles à ce genre de pratiques, nous pensons que ce n’est pas par la pénalisation des femmes que l’on réglera le problème.

Il se passe aujourd’hui exactement la même chose que durant la commission Stasi et la mission du président Jean-Louis Debré, auquel mon prédécesseur avait fait remarquer qu’il s’agissait d’une mission sur le foulard. Le président Debré avait indiqué qu’il s’agissait d’une loi sur les signes religieux à l’école. Mais mon prédécesseur avait répondu que l’huissier qui lui avait indiqué la salle avait dit : « La commission foulard, c’est par là. » J’attire donc votre attention sur le fait que votre mission, dans tous les médias, s’appelle la mission burqa. En effet, la burqa évoque l’Afghanistan et les talibans. On fait donc croire que les talibans sont chez nous, ce qui n’est pas sérieux. S’il y a bien une augmentation de la pratique du voile intégral, que nous jugeons choquante, vous ne pouvez pas laisser dire que l’Afghanistan se trouverait dans nos banlieues. Si l’on nous demande si nous condamnons la pratique du port du voile intégral, nous répondons par l’affirmative. Il faut faire attention aux mots, qui sont souvent extrêmement passionnels dans ce genre de débat.

M. André Gerin, président. Au-delà des analyses différentes, je tiens à vous rassurer : la Ligue des droits de l’homme faisait partie de notre liste d’auditions depuis le mois de juillet. Nous n’en sommes qu’à la sixième journée d’auditions et il nous en reste encore dix. Je précise également que nous avons apporté un correctif à l’intitulé de notre mission d’information dès le mois de juillet.

Lors de la création de la mission d’information, nous avons donné trois orientations : établir un état des lieux ; apprendre et comprendre ce qui est en jeu ; formuler des préconisations. Je rappelle donc que la loi n’est en aucun cas un préalable pour la mission même s’il peut en aller autrement dans les débats périphériques à la mission. Ce qui nous intéresse également, c’est d’aller au-delà, d’examiner la face immergée de l’iceberg.

Mme Françoise Dumont. Parmi nous, personne n’est favorable au port du voile intégral. Il ne faut pas poser le problème sous cette forme. Je suis soucieuse d’éviter toutes les mesures qui pourraient renforcer l’exclusion des femmes. D’ores et déjà, certaines femmes qui portent le voile sont exclues des sorties scolaires. Cela revient à tenir un double discours puisque l’on pousse ces femmes à montrer leur intégration tout en les excluant d’un certain nombre de rôles. Il est donc important que rien ne soit fait pour les exclure davantage de la vie sociale.

M. Alain Bondeelle. Concernant l’interdiction pour les femmes voilées d’accompagner une sortie scolaire, je voudrais attirer votre attention sur le fait que la loi de 2004 s’applique à l’école et non aux parents. Il s’agit donc d’une dérive. D’autre part, des filles voilées ont écrit un livre, dans le cadre d’un groupe de travail islam et laïcité, conjointement issu de la Ligue de l’enseignement et de la Ligue des droits de l’Homme, qui montre que le résultat de cette loi a été d’accentuer l’exclusion.

Il ne faut pas confondre la sphère publique, qui s’oppose à la sphère privée dans la loi de 1905, et l’espace public. Il s’agit d’une dérive extrêmement grave. Durant les débats qui ont conduit à la loi de 1905, il a été question de réglementer les costumes religieux catholiques. Le rapporteur, Aristide Briand, avait alors demandé si l’on allait faire la chasse aux religieux, sachant qu’à l’époque, il y avait à l’Assemblée des prêtres en soutane. Réglementer, au nom de la laïcité les vêtements me semble absurde, même s’il est gênant de voir des femmes adopter le voile intégral ou, de manière générale, des gens afficher leur religion de manière ostensible. Mais la laïcité doit permettre un pluralisme. La loi de 1905 est une loi d’apaisement, qui fait suite à l’affaire Dreyfus où la majorité des catholiques s’est comportée de façon antirépublicaine et antisémite. Mais ce qu’ont réussi à faire Briand, Jaurès et Buisson, c’est à faire en sorte que personne ne soit gêné par la religion de l’autre. Si le service public du culte a été privatisé, la liberté de conscience a, dans le même temps, été garantie par l’État et son exercice est resté possible, en public comme en privé.

Si les musulmans pouvaient plus facilement construire des lieux de culte, s’ils étaient des Français comme les autres, je pense que la question ne se poserait pas. La plupart des musulmans qui vivent en France sont désormais sécularisés puisque sur les quatre ou cinq millions de personnes qui vivent en France et qui ont des grands-parents musulmans, on ne compte qu’un ou deux millions de pratiquants. Il y a des hommes et femmes qui ont choisi d’habiter en France pour échapper aux pressions de la religion. Mais la laïcité n’est pas antireligieuse : elle permet de vivre au quotidien dans la pluralité sans la pression des religions. Je ne vois donc pas du tout ce que la laïcité viendrait faire dans une loi d’interdiction. Je suis très inquiet de la brèche qui a été ouverte dans la laïcité telle que nous l’entendons par la loi de 2004, qui, même si elle a pu apporter un certain apaisement dans les établissements scolaires, confond la distinction entre sphère publique et sphère privée et celle entre espace public et espace privé.

M. Éric Raoult, rapporteur. Prenons un exemple concret : si, dans l’une des trois cents sections de la Ligue des droits de l’homme, une femme s’adresse à vous et explique qu’elle est contrainte de porter le voile intégral, quelle aide pouvez vous lui apporter ?

M. Jacques Myard. En vous écoutant, je suis empreint de sentiments mitigés car la subtilité de vos nuances me laisse un certain malaise comme si cette casuistique jésuite masquait une certaine indécision.

Vous vous dites opposés à une loi qui risquerait de stigmatiser les femmes qui portent le voile intégral mais ne fallait-il pas une loi pour poser le principe de l’égalité de l’homme et de la femme ? La loi présente l’avantage de fonder des principes. En l’occurrence, il ne s’agit pas de laïcité mais de dignité de la personne et d’égalité des sexes. Des mesures telles que celles que vous nous recommandez, qui ne seraient pas calées sur un principe fort, seraient inefficaces.

Mme George Pau-Langevin. Je voudrais tout d’abord excuser l’absence de nombreux parlementaires, le mercredi matin étant un jour de réunion pour les commissions. Je partage avec vous les précautions à prendre pour aborder la question. Mais je n’ai pas très bien perçu quelles étaient vos préconisations si vous excluez la voie législative.

M. Jean Glavany. Au cours de votre exposé introductif vous avez déclaré qu’il s’agissait d’une pratique condamnable mais que vous ne vouliez pas de loi d’interdiction. Comment alors empêcher le port du voile intégral sans l’interdire ?

Le port du voile intégral n’est pas prôné que par les talibans. Il l’est aussi par les salafistes. Ces deux mouvements sont intégristes et ils lancent un défi à la République. Comment le relever ?

Mme Bérengère Poletti. Il me semble que vos propos sous-estiment la puissance des dérives sectaires. Vous jugez que le phénomène n’est pas très important quantitativement. Mais à partir de quel seuil faudrait-il intervenir ? Il ne faut pas simplifier la réalité et nous devons reconnaître que les femmes ne sont pas toutes des victimes, contraintes de porter le voile intégral. Certaines femmes marquées par les idées intégristes le revendiquent et font pression sur leur entourage pour que la pratique du voile intégral se généralise. Dans ces cas là, nous devons aussi lutter contre les thèses défendues par ces femmes.

M. Jean-Pierre Dubois. Pour répondre tout d’abord sur l’action de la Ligue des droits de l’homme en faveur des femmes qui nous saisissent de difficultés personnelles, nous intervenons très fréquemment pour des cas de violences conjugales ou de mariages forcés. Nous espérons d’ailleurs que l’Assemblée nationale examinera bientôt la proposition de loi du Collectif national pour les droits des femmes, dont la Ligue des droits de l’homme fait partie. J’espère également qu’une mission parlementaire sera bientôt consacrée aux mariages forcés, qui sont très nombreux et en augmentation. Il ne faut pas se focaliser sur une partie du problème qui est statistiquement limitée même si à la Ligue des droits de l’homme, qui a été fondée pendant l’affaire Dreyfus, nous savons qu’une atteinte à une seule personne est une atteinte à l’humanité. Toute femme victime de contrainte ou de violence doit être défendue.

Une loi de plus ne parait pas nécessaire alors que nous disposons de tout un arsenal législatif pour promouvoir l’égalité homme-femme. Nous avons simplement du mal à faire appliquer une législation déjà très avancée. Je souhaiterais donc une pression forte des parlementaires, par le biais d’une mission d’évaluation par exemple, pour analyser les causes des résistances à la mise en application des lois dans ce domaine. La loi pénale ne nous pose pas de difficulté a priori. Il y a des choses qui doivent être interdites : je viens de dire que nous attendons une loi sur les violences faites aux femmes. Mais il serait catastrophique qu’une loi punisse les femmes qui portent le voile intégral parce que ce n’est pas la même chose de punir les auteurs de violences et de punir les femmes qui sont victimes de contrainte. Je suis d’ailleurs d’accord avec vous pour dire qu’il existe aussi des femmes qui portent le voile intégral sans qu’aucune contrainte ne soit exercée sur elles mais il ne faut pas oublier les phénomènes d’aliénation et d’intériorisation de l’appartenance symbolique des femmes à leur mari (comme en atteste le cas du nom de famille que j’évoquais tout à l’heure).

Cela ne signifie pas qu’il ne faille rien faire pour autant. Ce que nous condamnons, ce sont des traditions culturelles qui asservissent les femmes et non pas les femmes elles-mêmes. Nous sommes pour leur émancipation. A ce sujet, j’aurais deux remarques.

Il me paraît important d’éclaircir le point suivant : le phénomène du voile intégral reflète-t-il la montée de l’intégrisme ou est-il plutôt l’expression d’un sursaut désespéré face à une large sécularisation des sociétés de culture islamique ? Tous les travaux des historiens et des sociologues établissent qu’un profond mouvement de sécularisation traverse actuellement les sociétés islamiques. Ce constat est confirmé par l’analyse de trois indicateurs concernant les jeunes filles issues de l’immigration en France : le pourcentage de filles qui font des études longues augmente, de même que le pourcentage de femmes qui sont autonomes financièrement. Enfin, la fécondité des femmes diminue. Ces données sont incompatibles avec la thèse d’une augmentation de la mainmise de l’intégrisme islamiste en France. Même en Algérie, où l’intégrisme a fait des dizaines de milliers de morts, la fécondité des femmes s’est effondrée passant d’environ dix enfants par femmes à un niveau inférieur à celui de la France actuellement. Il faut en tirer la conclusion que la violence intégriste est une réaction à une société qui échappe à la mainmise religieuse.

Si le port de signes religieux constitue bien un défi, il n’est pas le fruit d’ennemis menaçants mais d’un mouvement de crispation face à la sécularisation. Je ne pense pas que l’Europe soit une forteresse menacée par des vagues qui tendent à installer en son coeur des pratiques venant de civilisations arriérées, ce qui justifierait le vote d’une loi pénale. Il faut au contraire avoir conscience que ceux qui testent la République constituent une minorité qui est en train de perdre la partie.

Nous ne devons pas nous tromper dans la réponse à apporter à cette question car toute réaction excessive ferait la part trop belle aux intégristes. Il faut au contraire valoriser les musulmans qui pratiquent leur religion de façon cohérente avec nos valeurs. C’est pourquoi la question des sorties scolaires avec des femmes voilées est cruciale : nous ne pouvons pas rejeter sans distinction les intégristes et les musulmans dont la pratique religieuse est en accord avec nos valeurs. Nous ne pouvons pas demander à des personnes de renoncer à des coutumes en quelques années là où les femmes françaises ont mis des dizaines d’années. Par exemple, ma grand-mère, dans les années 1930, ne montrait pas ses cheveux en public car seules les femmes de mauvaise famille montraient leurs cheveux.

Il faut donc favoriser l’émancipation mais aussi être conscient que celle-ci ne passe jamais par la contrainte. Ce qui est décisif, ce n’est pas le port de tel ou tel habit mais l’égalité absolue des garçons et des filles dans les écoles, l’interdiction de toute atteinte à la mixité, y compris pour le sport. Les voiles intégraux tomberont non pas le jour où on les aura arrachés de force, mais le jour où ce qui entre dans la tête des filles qui subissent cette aliénation changera. C’est pourquoi nous faisons confiance à l’école de la République.

M. le président André Gerin. Je tenais à vous préciser dans quel contexte la mission parlementaire a commencé à travailler. Nous n’avons aucun a priori et nous avons voulu mieux appréhender le phénomène en prenant soin de dissocier le port du voile intégral de questions religieuses connexes. Par conséquent, nous ne traitons pas de la question du foulard, mais uniquement du voile intégral. Mais nous ne nous interdisons pas d’analyser quelle est la signification du port du voile intégral, qui s’accompagne d’une dégradation des accueils dans les lieux publics, d’une augmentation des mariages forcés… Nous formulerons des préconisations mais nous ne savons pas encore si nous proposerons le vote d’une loi ni de quel sera le contenu de cette loi, qui n’est pas obligatoirement pénale. Après six séances d’auditions nous parvenons à mieux cerner cette réalité mais nous n’avons pas encore de diagnostic étayé et encore moins de préconisations.

M. Jacques Myard. Lorsqu’une loi est évoquée pour résoudre ce problème, il faut bien garder à l’esprit que cette loi pourrait très bien avoir pour objectif premier l’affirmation des principes républicains et n’avoir de visée répressive que par défaut. Par exemple, l’égalité de l’homme et de la femme a d’abord été un principe structurel de la République. Une loi pourrait parfaitement avoir valeur de symbole, pour relever le défi qui nous est lancé.

Enfin, il ne faut pas aller trop loin concernant le thème de la sécularisation de la société. Si elle progresse dans certains pays musulmans, je pense qu’elle régresse aujourd’hui en France.

Mme Danièle Hoffman-Rispal. Il y a quelque temps encore j’aurais eu la même position que la Ligue des droits de l’homme. J’avais d’ailleurs hésité lors du vote de la loi de 2005, ayant peur d’un repli identitaire. Mais devant certaines réalités dérangeantes j’ai changé de position. Je suis élue du quartier de Belleville à Paris et je constate qu’en l’espace de quelques années, les relations sociales se devenues beaucoup plus délicates sous l’influence du facteur religieux. Je vois des collèges où les filles ne peuvent plus venir en jupe. Il y a quelques années, on me serrait la main sur les marchés et aujourd’hui certains hommes refusent de le faire parce qu’un tel comportement est proscrit entre hommes et femmes ! La situation s’est donc dégradée du fait d’une montée du religieux en l’espace de sept ans. Nos préconisations pourraient rejoindre celles de la mission d’information sur les violences faites aux femmes, qui a estimé que la loi-cadre n’était peu être pas la meilleure solution car des dispositifs existent déjà, mais qui va proposer une modification de la Constitution à M. Accoyer. La mission pourrait s’en inspirer afin de s’écarter de l’idée d’une loi répressive et réaffirmer des principes. Il n’en demeure pas moins que, comme une grande partie de la population, je suis choquée quand je vois une femme recouverte d’une burqa dans le métro parce que ne pas voir le visage de quelqu’un, son sourire, c’est refuser tout lien social.

M. le président André Gerin. Si vous le souhaitez vous pouvez nous faire parvenir jusqu’à fin décembre tout document qui pourrait éclairer la mission et nous faire part de vos recommandations.

M. Jean-Pierre Dubois. Sur la question d’une loi réaffirmant des principes, il me semble que ce type de loi existe déjà. Il ne fait pas de doute que la Constitution et les lois de la République affirment qu’il existe une égalité entre les hommes et les femmes. Nous manquons moins de lois que de volonté de les faire appliquer.

Sur la question du recul de la sécularisation, je suis d’accord pour dire qu’il y a des crispations. Mais celles-ci sont les signes d’un profond malaise qui provient du fait que le politique n’est plus porteur d’espoir. Quand l’espoir n’est plus que religieux, les gens se dirigent dans cette direction. Lors de la marche des Beurs, en 1983, ses organisateurs ne se définissaient pas d’abord comme musulmans, même si certains d’entre eux l’étaient. Ils se considéraient comme des citoyens revendiquant l’égalité. Or, leurs préconisations n’ont pas beaucoup été entendues. Il en va de même pour l’expérience d’AC LE FEU dont les cahiers de doléances sont remarquables. Mais l’écho de leurs travaux a été très faible. L’engagement politique est donc déconsidéré au profit du religieux. L’enjeu est de faire revivre l’espoir dans le politique.

Nous pensons que le phénomène est minoritaire. Le risque n’est pas que des imams intégristes aient de plus en plus d’influence, mais que des gens se replient sur ce type de solutions car ils n’ont plus confiance dans l’égalité et dans la laïcité. La réponse qui doit être donnée au problème du voile intégral doit donc être une réponse en termes d’égalité et de décloisonnement des quartiers sensibles. C’est ce manque de réponse politique qui laisse le champ libre à des replis identitaires. Il n’est pas question de savoir si l’on est pour ou contre cette pratique détestable mais de déterminer comment faire évoluer les mentalités pour que la société change. Nous vivons dans une époque de transition durant laquelle nous devons rester fermes sur les principes, afin de ne pas accepter que soit remis en cause le principe de laïcité ou celui d’égalité. Ces gens viennent de très loin et apprennent peu à peu à vivre dans un autre cadre. Il faut les y aider en promouvant l’égalité et les principes républicains. La République ne tient pas ses promesses ; le jour où elle les tiendra, les voiles intégraux tomberont.

M. le président André Gerin. Je vous remercie pour ce débat.

Audition de M. Mahmoud Doua, enseignant en anthropologie du monde arabo-musulman
à l’Université Bordeaux III

M. André Gerin, président. Je vous remercie d’avoir accepté cette audition. Vous pourrez nous éclairer à partir de votre expérience de terrain, puisque vous enseignez la religion coranique dans la région bordelaise et que vous animez une association de musulmans en Gironde.

Nous aimerions vous demander quel sens vous donnez à la pratique du voile intégral. Combien de personnes sont concernées ? Quelles sont les catégories socioprofessionnelles les plus représentées ? Peut-on dire qu’il s’agit d’un retour à  « l’islam des origines » ? La précarité sociale, le sentiment de mauvaise intégration à la société française sont-ils des facteurs explicatifs au développement de ce phénomène ?

M. Mahmoud Doua. Je tenais tout d’abord à vous remercier pour cette approche pluraliste et sans a priori. Dans votre présentation, vous avez mis en avant mon expérience d’imam, mais j’ai, en fait, une double formation. Je suis aussi universitaire ; j’enseigne la sociologie des religions à l’université de Bordeaux III.

Le recours à l’outil sociologique me permet de prendre du recul face à ma subjectivité et de mieux comprendre la complexité des phénomènes culturels.

Je souhaitais souligner, à titre de propos préliminaire, que toutes les religions comportent des dérives agressives, voire sectaires.

J’en viens maintenant à un point controversé : la question de savoir si le port du voile intégral a des racines religieuses, s’il s’agit d’une prescription du Coran. J’ai lu les propos des personnes que vous avez déjà entendues et j’ai constaté avec étonnement que plusieurs soutiennent qu’il ne s’agit pas d’une prescription religieuse. Cette affirmation est un peu simplificatrice car le Coran aborde bien la question du voile pour les femmes respectueuses du l’enseignement du Prophète. Le Coran dans le verset 59 de la sourate XXXIII « Les Coalisés » précise : « Prophète, dis à tes épouses, à tes filles, aux femmes de tes compagnons, de revêtir leurs mantes (julbâb : cape, et non plus seulement khimâr, le fichu recouvrant la tête). Ceux qui soutiennent que le voile intégral est une prescription du Coran ont une lecture littérale car le texte ne parle que du fait de se couvrir sans préciser l’ampleur du voile.

En Islam, il n’y a pas de vêtement religieux qui s’imposerait universellement. De multiples jilbad, mot que l’on peut traduire par costume traditionnel, ont coexisté dans les différentes civilisations musulmanes. J’en veux pour preuve les différentes manières dont sont vêtues les femmes selon leur région d’origine ; les Sénégalaises, avec leur boubou, ne ressemblent en rien aux Pakistanaises, par exemple.

Si on veut avoir une lecture sociologique de ce phénomène, on peut dire que le port du voile intégral répond à de multiples motivations.

Ce phénomène peut d’abord s’observer chez les jeunes de milieux populaires qui vivent souvent en banlieue. La volonté de se distinguer par le port d’un habit spécifique touche aussi les garçons, qui sont de plus en plus nombreux à porter une tunique proche de celle portée par les Pakistanais. Ces jeunes vivent souvent dans des familles déstructurées et sont confrontés à des discriminations. Ils se sentent marginalisés socialement et cherchent à trouver une identité, une reconnaissance sociale. Il ne faut pas sous-estimer l’importance de la précarité sociale et du sentiment de relégation dans des quartiers ghettos pour comprendre le phénomène du voile intégral.

Une autre catégorie sociale touchée par ce phénomène est celles des Français de souche récemment convertis, qui cherchent à manifester publiquement leur nouvelle appartenance religieuse et leur attachement à celle nouvelle identité. Là encore, on trouve de nombreuses personnes confrontées à des conflits familiaux.

Il y a enfin de jeunes cadres ou ingénieurs, d’excellente formation intellectuelle, qui sont attirés par cette pratique rigoriste de la religion. Très souvent, ce sont des jeunes de formation scientifique, à qui il manque une certaine culture critique pour prendre du recul face à ceux qui se présentent comme les porte-parole de l’Islam authentique.

Si on cherche à discerner les fondements religieux de ce phénomène, on peut citer l’influence salafiste qui s’appuie sur la tradition wahhabite. Le théologien Ben Baz a eu une influence considérable ainsi que El Outheëmi, tous deux originaires d’Arabie Saoudite. Ce courant a eu une forte influence dans la région lyonnaise, notamment par l’intermédiaire d’anciens responsables du Front islamique du salut (FIS). Cette influence religieuse, qui a recours à une lecture littéraliste du Coran est très ancienne mais, aujourd’hui, les salafistes qui vivent en France ne se réfèrent qu’à l’autorité de certains imams d’Arabie Saoudite avec qui ils sont en lien via internet.

L’extension du port du voile intégral semble être un phénomène passager, mais certains aspects de ce courant sont cependant inquiétants. Il s’agit d’une démarche naïve à laquelle il manque une véritable culture religieuse. Voter une loi visant à son interdiction semble inutile, voire dangereux, car cela reviendrait à conférer une importance disproportionnée à ce phénomène récent.

Je ne peux pas vous prouver les influences étrangères et une certaine instrumentalisation de ce courant à des fins politiques, mais j’ai de bonnes raisons de penser que, comme en Algérie ou en Égypte, certains ont intérêt à se servir du courant intégriste.

M. Jacques Myard. Vous avez insisté sur l’importance de la lecture littéraliste du Coran. Le problème est que cette tendance est récurrente dans l’Islam. Tous les deux ou trois siècles, certains théologiens veulent en revenir à l’Islam originel, à l’âge d’or de la religion. Vous mettez en avant que ce courant a beaucoup de succès auprès de musulmans peu cultivés en quête d’une identité sociale, mais il ne faut pas oublier les fondamentalistes ont aussi une grande audience chez les intellectuels. Comment peut-on éveiller l’esprit critique chez les musulmans pour leur permettre de prendre du recul face à certains mouvements à la mode ?

Mme Arlette Grosskost. Ce manque de culture religieuse chez les jeunes qui se tournent vers les fondamentalistes pose la question de l’opportunité de mettre en place un enseignement de culture religieuse au collège. Il s’agit d’amener les consciences à faire des choix éclairés à partir d’une connaissance historique sur les différents courants religieux. Actuellement, la société civile française connaît un certain malaise car elle a l’impression que la culture musulmane cherche à s’imposer dans la sphère publique.

M. Christian Bataille. Vous nous avez parlé de l’influence de l’Arabie Saoudite et aussi de l’Afghanistan, du Pakistan mais ces fondamentalistes ont-ils d’autres soutiens étrangers ? Il faut réfléchir à la tolérance de la culture musulmane à d’autres traditions religieuses. Dans le passé, l’Islam a très bien accepté d’autres cultures, comme en Espagne ou dans certains pays du Moyen-Orient.

M. Jacques Remiller. Pouvez-vous nous apporter des précisions sur la présence du FIS dans la région lyonnaise ? Quels sont ses canaux d’influence ?

M. Mahmoud Doua. Pour répondre à M. Myard, c’est vrai qu’il y a dans l’Islam, une nostalgie de retour à l’âge d’or, à l’époque de la prédication du Prophète. Je représente une autre tradition, celle de l’Islam réformiste, qui ne veut pas séparer la raison et la révélation. Moi aussi, je regrette le temps de l’Islam primitif où les différentes religions vivaient en bonne entente comme ce fut le cas en Espagne.

Je pense que la pratique du voile intégral peut être comparée à une pratique « adolescente » de la religion, à une volonté de rupture par rapport à une forme plus conventionnelle de religiosité. Certains sont tentés par l’hijra c'est-à-dire par un exode vers les pays islamiques car ils ne veulent plus vivre au milieu des kafir ou mécréants. Cette fuite loin de l’environnement quotidien est un leurre car ces jeunes sont de culture européenne et auraient du mal à s’adapter au mode de vie oriental.

Pour répondre à M. Christian Bataille, je dirai que l’influence saoudienne et égyptienne est déterminante, car il s’agit de pays où existent des théologiens réputés. À la différence du Pakistan et de l’Indonésie qui représentent les communautés musulmanes les plus nombreuses, ces pays ont une influence intellectuelle par le biais des écrits théologiques. Quant à l’influence du FIS, il faut d’abord préciser que le FIS, en tant que tel, a disparu. Certains de ses membres se sont reconvertis. Certains siègent, par exemple, au Conseil régional du culte musulman de la région PACA.

Le GIA a une influence réelle, notamment dans les prisons françaises. Je travaille actuellement pour l’École nationale de l’administration pénitentiaire sur le thème de l’Islam radical en prison et sur ses méthodes de « recrutement ».

Vous m’avez interrogé sur l’identité française menacée par la culture musulmane. Il faut se rendre compte qu’il existe un jeu d’influence réciproque. La religion musulmane est influencée dans ses pratiques par l’environnement culturel français. J’en donnerai un exemple significatif : il n’y a pas de confession en Islam, or je rencontre de multiples français musulmans qui me demandent à respecter ce rite qui n’existe pas !

Mme Arlette Grosskost. Comment analyser l’influence de la culture sur le port des vêtements ?

M. Mahmoud Doua. L’Islam de France doit tenir compte des habitudes vestimentaires de notre pays sans pour autant renoncer à son éthique vestimentaire. Le respect de la pudeur est compatible avec de multiples tenues vestimentaires. Il y a d’ailleurs de multiples formes de costumes dans les sociétés musulmanes. Les communautés musulmanes d’Europe doivent trouver leur propre voie en la matière.

Je comprends que la société française soit choquée par certaines tenues ostentatoires, mais je ne crois pas qu’une loi interdisant le voile intégral soit une bonne solution. Le danger est au contraire d’ancrer les jeunes filles dans leur interprétation littérale du Coran.

M. André Gerin. Notre démarche ne se limite pas à la question du voile intégral, mais cherche à savoir ce qui se joue derrière la question du voile intégral. Il y a une vision politique masquée derrière la question du port du voile. Je ne crois pas à des manifestations spontanées. Dans certains quartiers, la pression sociale sur les jeunes filles devient intolérable. Certaines ont même demandé un vestiaire au proviseur de leur collège pour pouvoir être habillées normalement au collège et remettre aussitôt le voile lorsqu’elles rentrent chez elles.

Nous souhaitons engager une démarche constructive avec les musulmans qui veulent vivre leur religion dans le respect des valeurs républicaines. D’autres pays européens ont les mêmes préoccupations.

M. Mahmoud Doua. Je suis sensible aux exemples d’intolérance que vous citez. Il est indéniable que certains problèmes existent, dans les hôpitaux, notamment, où certains refusent la mixité du personnel soignant. Je pense qu’il faut réfléchir aux moyens de favoriser une laïcité ouverte et les formes de médiation. Les représentants du culte musulman peuvent jouer un rôle apaisant et pédagogique. Ils peuvent, par exemple, expliquer ce que signifie la neutralité de l’État et des services publics. Ce mouvement d’extension du port du voile intégral est observé dans plusieurs pays européens car ces pays sont tous confrontés au règne de l’argent roi, de la société de consommation qui a perdu toute finalité collective. Il s’agit d’un repli identitaire pour des personnes en perte de repères, qui ne supportent plus ce relativisme moral. Ce retour à la tradition est également observé dans d’autres religions comme le protestantisme et le judaïsme.

Je crois qu’il faut être pédagogue, mais ferme sur les principes. Lorsque je fais mes cours à l’ENAP, je dis clairement qu’on ne peut transiger avec un prisonnier qui refuse de parler à une surveillante parce qu’elle est une femme.

M. Éric Raoult, rapporteur. Beaucoup de musulmans se prononcent contre le vote d’une loi, mais il faut garder à l’esprit que la loi en question ne sera pas forcément répressive. Ce qui choque nos concitoyens, c’est l’impossibilité de reconnaître la personne, cachée sous son voile intégral. Il faut chercher à éviter ce comportement, y compris en utilisant des formes de médiation qui peuvent très bien accompagner la mise en application de la loi.

M. Mahmoud Doua. Je respecterai toute loi qui sera votée, mais je peux discuter des risques qu’elle comporte. Je crois vraiment qu’il y a des risques à l’application d’une loi d’interdiction. Celle de 2004 a eu aussi des effets pervers, car certains l’ont appliquée avec trop de zèle. Je pourrai citer l’exemple de cette étudiante à Toulouse, qui n’a pu soutenir sa thèse car elle était voilée. Je crois que d’autres solutions pédagogiques existent.

M. Christian Bataille. Cette loi ne s’applique pas à l’Université

M. André Gerin, président. Je vous remercie pour votre intervention.

Audition de M. Rémy Schwartz, conseiller d’État,
rapporteur général de la commission Stasi




(Procès-verbal de la séance du 7 octobre 2009)

M. André Gerin, président. Nous accueillons Rémy Schwartz, conseiller d’État et rapporteur général de la commission Stasi du nom de son président, M. Bernard Stasi, qui avait été chargée par le Président Jacques Chirac, en juillet  2003, de réfléchir à l’application du principe de laïcité dans la République. Tous les membres de la mission ont reçu un exemplaire du rapport de cette commission. Nous avons souhaité vous entendre aujourd’hui pour deux raisons : d’une part, pour que vous nous rappeliez l’expérience de la commission Stasi et que vous nous fassiez part de ses conclusions concernant le principe de laïcité aujourd’hui et d’autre part, pour que vous nous indiquiez, avec votre regard de juriste, quelles sont les règles qui s’appliquent d’un point de vue national, international et européen en matière de liberté de conscience et de culte. Quels sont les points communs et les différences entre le débat actuel et celui de 2003 ? Estimez-vous que la situation des femmes dans les banlieues se soit aujourd’hui dégradée ?

M. Rémy Schwartz. Pour répondre immédiatement à votre dernière question, je suis très mal placé pour vous apporter des éléments sur la situation des femmes dans les banlieues, travaillant au Palais-Royal et habitant à Paris…

La commission mise en place par le Président de la République avait abordé largement la question de la laïcité, notamment dans les services publics. Elle s’était également intéressée, de manière plus particulière, à la question du port de signes religieux dans les établissements d’enseignement. La commission ne s’est jamais interrogée à l’époque sur le port de signes religieux dans l’espace public car la question se posait moins alors et car elle soulève des problèmes juridiques redoutables. L’expérience de la commission ne pourra donc pas vous être d’une réelle utilité sur ce point.

Il faut néanmoins préciser que le vote de la loi de 2004 a complètement apaisé la situation dans les établissements d’enseignement. Depuis cette date, il n’y a plus d’incidents dans les établissements, le nombre de jeunes filles qui ont du quitter les établissements et s’inscrire aux cours d’enseignement à distance sont en nombre inframarginal. Cette question semble donc avoir été réglée.

Mais la question du port de signes religieux dans l’espace public, c’est-à-dire en dehors des services publics, n’a absolument pas été abordée à l’époque. Or, il existe une différence radicale entre les règles susceptibles d’être édictées dans les services publics et les contraintes qu’il est possible d’imposer aux citoyens dans ce que l’on appelle l’espace public, de manière imprécise. Il est évident que le fonctionnement des services publics, les contraintes que leur fonctionnement impose, permettent de légitimer des règles particulières. Mais nous ne retrouvons pas ces contraintes dans l’espace public, où se pose à l’inverse la question du respect des libertés fondamentales. En effet, la liberté est le principe et la restriction, sans parler de l’interdiction, est l’exception. Votre question est donc redoutablement plus compliquée que celle à laquelle était confrontée la commission Stasi.

M. Jean Glavany. Je souhaite vous poser des questions sur les problèmes juridiques. Si l’on devait considérer que le port du voile intégral dans l’espace public est condamnable du point de vue des principes, comment peut-on procéder juridiquement ? On peut distinguer quatre pistes, que je vous présente de la plus simple à la plus compliquée.

Il me semble que la possibilité la plus simple est de se fonder sur la notion d’ordre public. On peut, par exemple, considérer que la nécessité de pouvoir prouver son identité, qui justifie le port de la carte d’identité, pourrait être accompagnée de la nécessité de devoir montrer son visage.

Mais l’on peut également envisager d’autres véhicules juridiques que l’ordre public. La deuxième solution a trait au combat de la République contre certaines idéologies. Historiquement, la République a combattu le racisme, le nazisme, l’antisémitisme. Pourquoi ne pourrait-elle pas également combattre des idéologies telles que le talibanisme ou le salafisme qui justifient la barbarie à l’égard des femmes ?

La troisième piste serait de considérer que le visage, suggestion qui nous a été faite par Elisabeth Badinter, n’est pas n’importe quelle partie du corps et que les principes d’égalité et de fraternité imposent l’échange des regards et des visages.

La quatrième consisterait à se fonder sur la lutte contre les violences faites aux femmes. Si l’Assemblée devait légiférer sur ce sujet, comme cela a été fait récemment en Espagne, n’y aurait-il possibilité d’insérer une disposition sur cette forme particulière de violence qui consiste à imposer aux femmes un voile intégral ? La difficulté juridique serait alors de s’attaquer aux femmes qui portent le voile intégral sans contrainte, au nom de la liberté.

M. Jacques Myard. Comme toujours, M. Schwartz, quand on s’adresse à des juristes, il faut se souvenir de la scène de La guerre de Troie n’aura pas lieu de Jean Giraudoux où le jurisconsulte doit donner à Hector une interprétation juridique de l’attitude des Grecs. Il commence par dire que les Grecs étant arrivés droit sur la côte, ce qui constitue un acte de guerre. Puis, sous la menace, il trouve immédiatement une autre interprétation.

Si l’espace public est l’espace de la liberté, je peux aller tout nu dans la rue sans que personne ne me dise rien ? Il y a quand même des limites à la liberté, au nom par exemple de principes constitutionnels que sont la dignité de la personne humaine et l’égalité des sexes. Il ne faut donc pas exagérer les contraintes, y compris celles de la CEDH, qui a rendu des arrêts qui vont totalement dans le sens du respect de la laïcité. Je suis donc convaincu qu’une loi peut être parfaitement constitutionnelle et conforme aux engagements internationaux de la France.

Mme Arlette Grosskost. Nous sommes dans le pays des droits de l’homme et la Constitution les mentionne explicitement. Mais ces droits incluent également la liberté de conscience. Est-ce que le droit à la différence autorise la différence des droits ?

M. Christian Bataille. Je pense également que l’on ne peut pas interdire le port de la burqa au nom du principe de laïcité. En effet, dans ce cas, pourquoi ne pas interdire aussi la cornette des religieuses, la kippa, la soutane ou les tabliers des francs-maçons. Mais il reste le fondement des violences faites aux femmes et de l’ordre public. J’aurais deux questions. Si l’on ne laisse pas les choses en l’état, faut-il avoir recours à la loi ou au règlement ? Ne pourrait-on pas écrire dans la loi que toute personne qui se trouve dans l’espace public doit avoir le visage découvert plutôt que d’interdire de se couvrir le visage ? Ainsi, la loi serait rédigée de manière positive et non pas répressive.

M. Rémy Schwartz. Pour prolonger sur Giraudoux, je doute que vous puissiez menacer le Conseil constitutionnel et la Cour européenne des droits de l’homme pour obtenir une décision favorable.

Depuis les origines du droit public, la notion d’ordre public, qui permet aux autorités de police d’intervenir, englobe la sécurité, la tranquillité, la salubrité mais aussi la moralité publique. Cette notion fluctue à travers le temps, elle est plus lâche aujourd’hui, mais elle n’en demeure pas moins. Il est interdit dans certaines communes du bord de mer de se promener en ville dans certaines tenues. Des arrêtés municipaux le prévoient. Au début du XXe siècle, la jurisprudence avait regardé ces restrictions comme légales et je n’ai pas d’exemple de jurisprudence plus récente que 1909 ou 1920 mais je ne vois pas pourquoi les autorités de police, dès lors que ces restrictions seraient justifiées par des circonstances de temps et de lieu, ne pourraient en décider ainsi. C’est au nom de l’ordre public qu’en 2005, le Conseil d’État avait jugé légal le refus de visa qui avait été opposé à une femme qui avait refusé, avant d’entrer dans un consulat, d’ôter un instant son foulard pour procéder à un contrôle d’identité1. La jurisprudence du Conseil d’État a également admis la légalité d’instructions de circulaires imposant que les photographies d’identité soient faites tête nue. La Cour européenne des droits de l’homme a validé cette logique, dans un arrêt du 4 décembre 20082, sur le terrain de l’ordre public. Mais si l’ordre public nécessite de pouvoir reconnaître les identités, ce contrôle n’est pas permanent. On ne peut pas imposer aux citoyens d’être en état de contrôle permanent.

M. Jacques Myard. Et les caméras de vidéosurveillance ?

M. Rémy Schwartz. Il serait très difficile, sur le seul terrain de l’ordre public, à mon sens, de justifier une interdiction permanente et générale.

Vos trois dernières questions sont liées, M. Glavany, puisqu’elles ont trait à la dignité de la femme. Il existe un cinquième pilier dans la police administrative, qui est la dignité de la personne humaine depuis la décision sur le lancer de nain de 1995, Commune de Morsang-sur-Orge3. La dignité de la personne humaine permet de justifier des mesures restrictives aux libertés. Le Conseil constitutionnel, dans deux décisions de 1994 et de 19954, a fait de la sauvegarde de la dignité de la personne humaine un principe à valeur constitutionnelle qui découle du préambule de la Constitution de 1946. Ce principe permettait de protéger l’intégrité du corps humain. Les conventions internationales, que ce soit l’article 3 de la Convention européenne des droits de l’homme ou la Convention de New York du 1er mars 1980, affirment le principe de dignité, de la personne humaine dans un cas, et des femmes dans l’autre. La question est donc : est-ce que le fait d’empêcher autrui de voir une femme, ce qui n’est pas imposé aux hommes, est attentatoire à la dignité de la personne humaine et à la dignité des femmes ? Je ne vous donnerai pas de réponse puisque vous m’invitez es qualité et que je suis susceptible de connaître à l’avenir de ce type de contentieux.

M. Jean Glavany. Est-ce que le législateur pourrait condamner l’idéologie talibane ou salafiste, comme il l’a fait avec d’autres idéologies ?

M. Rémy Schwartz. La question est ouverte et je ne peux pas y répondre. C’est au législateur de choisir s’il veut prohiber toute idéologie affirmant l’inégalité entre les hommes et les femmes et imposant un traitement inégal des femmes.

Faut-il une loi ou des règlements ? Le même débat avait traversé la commission Stasi. Je pense qu’il est difficile de renvoyer à des arrêtés de police municipale, qui pour être légaux, doivent répondre à des circonstances locales particulières. En effet, la police municipale est encadrée par le Conseil d’État et par la CEDH. Il serait à mon sens difficile d’affirmer que dans tel ou tel quartier la dignité de la femme imposerait telle ou telle chose. Cela reviendrait à laisser les élus locaux seuls face à ces difficultés.

M. Jacques Myard. Je crois que vous avez trouvé la solution avec la notion de dignité de la personne, qui est déjà présente dans les textes fondateurs de la République. Il me semble que l’on peut affirmer que la pratique du port du voile est contraire à la dignité de la personne et donc qu’elle n’est pas acceptable.

M. Rémy Schwartz. Je ne sais pas s’il est possible au nom de la dignité de la personne humaine d’interdire le port du voile intégral, au regard notamment des autres principes constitutionnels et conventionnels, tels que la liberté religieuse et la liberté de conscience.

M. Jean Glavany. Vous nous dites que l’ordre public nécessiterait de justifier une interdiction permanente et générale, ce qui semble difficile. Mais vous nous indiquez aussi que la notion de dignité de la personne humaine pourrait être un meilleur fondement et que le législateur pourrait condamner les idéologies qui prônent l’inégalité entre les hommes et les femmes puisque les hommes ne portent pas le voile intégral. Mais vous n’avez rien dit de la question de la fraternité. Est-ce qu’il existe un principe de fraternité en droit ? Cela reviendrait à présenter positivement la chose.

M. Rémy Schwartz. Je ne pense pas que l’on puisse présenter positivement ce qui est en réalité un interdit. Cela revient au même. D’ailleurs, la fraternité n’a jamais été regardée comme un principe juridique.

M. André Gerin. Pourriez-vous nous dire un mot de la notion de « pratique radicale de la religion », qui a été adoptée par le Conseil d’État ?

M. Rémy Schwartz. Cette notion a soulevé des débats mais il ne faut rien en extrapoler. Était en effet en cause une législation particulière, sur l’acquisition de la nationalité française, qui pose le principe de l’assimilation car il n’y a pas de droit général et absolu à acquérir la nationalité française. Ce n’est pas une question de liberté fondamentale. Le législateur peut donc y poser des conditions, en l’occurrence, celle de l’assimilation. Au titre de cette législation particulière et de cette notion d’assimilation, le Conseil d’État a estimé qu’une pratique radicale de la religion, qui allait à l’encontre de l’égalité entre les sexes s’opposait à la logique républicaine de l’assimilation. Mais on ne peut rien en extrapoler parce qu’il s’agit d’une législation particulière et que la liberté de religion n’était pas en cause.

M. André Gerin. Je vous rappelle, mes chers collègues, que cet arrêt se trouve dans le dossier qui vous a été remis lors de la première séance.

Mme Colette Le Moal. Est-ce que cette notion de pratique radicale de la religion ne pourrait pas également servir à faire respecter les coutumes vestimentaires de la France, puisque la France n’a jamais connu de vêtement du visage ?

M. Rémy Schwartz. Dans l’affaire en cause, la personne portait la burqa et avait tenu des propos marquant une adhésion à une idéologie niant l’égalité entre les hommes et les femmes, ce qui justifie le refus d’accorder la nationalité française.

M. André Gerin. Je vous remercie pour ces éclairages.

1  CE 7 décembre 2005, M. El Morsli, n°264464.

2  CEDH, 4 décembre 2008, n° 27058/05, Drogu c/ France.

3  CE, 27 octobre 1995, Commune de Morsang-sur-Orge.

4  CC, n° 94-343/344 DC du 27 juillet 1994et n° 94-359 DC du 19 janvier 1995.