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Mission d’information sur la pratique du port du voile intégral sur le territoire national

Mercredi 14 octobre 2009

Séance de 16 heures 30

Compte rendu n° 8

Présidence de M. André Gerin, Président

– Audition du Conseil français du culte musulman : M. Mohammed Moussaoui, président, accompagné d’une délégation du Conseil

– Audition de M. Denys de Béchillon, professeur de droit public à l'université de Pau, membre du Club des juristes

Audition de M. Mohammed Moussaoui, président du Conseil français du culte musulman ;
M. Haydar Demiryurek, vice-président chargé des régions ; M. Chems-Eddine Hafiz, vice-président chargé des commissions ; M. Fouad Alaoui, vice-président chargé de la réforme
et du plan ; M. Anouar Kbibech, secrétaire général.

La séance est ouverte à seize heures trente-cinq.

M. le président André Gerin. Nous recevons aujourd’hui une délégation du Conseil français du culte musulman – le CFCM – composée de M. Mohammed Moussaoui, son président ; M. Haydar Demiryurek, vice-président chargé des régions ; M. Chems-Eddine Hafiz, vice-président chargé des commissions ; M. Fouad Alaoui, vice-président chargé de la réforme et du plan ; M. Anouar Kbibech, secrétaire général.

Monsieur le président, Messieurs, je suis très heureux de vous accueillir au nom de la mission d’information. Il nous a semblé important de vous entendre et d’évoquer avec vous le port du voile intégral, une pratique qui, comme vous le savez, nous préoccupe. La mission d'information, constituée par la conférence des présidents de l'Assemblée nationale à l’unanimité de ses membres, a clairement indiqué, dès le début de ses travaux, qu'elle n'entendait nullement traiter la question du voile intégral sur le plan religieux. Pour la représentation nationale, il s’agit d’un problème d'ordre politique qu'il faut examiner comme tel. Néanmoins, ce voile est porté par des personnes qui revendiquent une certaine vision de l'islam. Aussi avons-nous souhaité recueillir votre point de vue sur ce phénomène assez nouveau en France mais qui, même s’il est en apparence marginal, tend à se développer. Je constate d'ailleurs que la question agite d'autres pays, tels l'Egypte et le Canada – singulièrement le Québec.

C'est une question délicate, que le rapporteur, M. Éric Raoult, et moi-même, entendons aborder avec beaucoup d'humilité mais aussi de rigueur, en recueillant tous les points de vue sans a priori. Nous engageons notre septième série d’auditions et nous avons prévu d’en tenir encore neuf d’ici le 16 décembre. Dans ce cadre, nous serons à Lyon demain, à Marseille le 5 novembre et à Bruxelles mi-novembre. Nous tiendrons aussi une journée complète d’auditions ici même, à l’Assemblée nationale car, pour éviter toute stigmatisation et toute audition « spectacle », nous avons décidé de ne pas nous rendre dans telle ou telle commune ou dans tel ou tel quartier. Enfin, nous entendrons début décembre les responsables de toutes les formations politiques, afin que les positions respectives soient clairement établies.

L’objectif de la mission est de dresser un état des lieux, d’apprendre et de comprendre avant d’élaborer des préconisations. Pour éviter toute ambiguïté, je précise qu’il ne s’agit pas d’ouvrir un nouveau débat sur le voile ou le foulard ; c’est là un autre sujet, qui a pour l’essentiel été traité par la loi de 2004. Ce qui préoccupe notre mission, et à travers elle la représentation nationale, c’est l’extension du port du voile intégral sur la voie publique du fait de mouvements radicaux et fondamentalistes. Étant donné ce qui se produit en certains lieux de la République, notamment là où se fait l’accueil du public, nous souhaitons agir, notamment parce qu’il arrive que des enfants et des adolescentes soient concernés, ce qui ne laisse pas de préoccuper. Nous cherchons encore à déterminer ce que signifie réellement le port du voile intégral et ce que cette pratique dit de la société française. En bref, nous voulons clarifier le débat pour combattre ce qui nous semble être des coutumes médiévales sans rapport avec l’islam d’aujourd’hui.

Nous rejetons toute stigmatisation de l’islam de France. Notre dialogue est donc d’une importance particulière. Il devra être franc, loyal et respectueux. Il n’est pas dans nos intentions d’intervenir ou de prendre la place des responsables musulmans dans le domaine religieux – c’est une responsabilité que vous partagez avec d’autres. La nôtre, dans la République, est différente ; j’espère que notre dialogue permettra des clarifications utiles.

La mission, comme la représentation nationale dont elle est l’émanation, souhaite par ailleurs que l’islam de France, qui respecte la République et les principes de la laïcité, qui prône les valeurs de tolérance et d’ouverture, trouve toute sa place dans la société française.

Nous avons entendu des associations féminines, des associations laïques, des personnalités musulmanes. Nous entendrons des spécialistes du salafisme et des juristes. Nous souhaitons que toutes ces auditions nous permettent de rédiger des préconisations dont nous espérons, au nom de l’intérêt général, que vous les partagerez. Nous voulons en effet, vous l’avez compris, renforcer la cohésion nationale et permettre une meilleure compréhension tout en refusant toute instrumentalisation de l’islam. Le pari est peut-être difficile, mais l’important est que chacun, dans le rôle qui est le sien, dans le cadre de cette mission et ensuite au dehors, exprime une parole forte à l’intention de la société dans son ensemble.

Je vous propose, Monsieur le président, d’exposer le point de vue du Conseil français du culte musulman. Après quoi, mes collègues et moi-même vous poserons quelques questions dans un esprit d’ouverture et de dialogue.

M. Mohammed Moussaoui, président du Conseil français du culte musulman. Je vous remercie, Monsieur le président, pour ces précisions. La contribution que je m’apprête à vous présenter est le fruit d’une réflexion partagée par l'ensemble des membres du bureau exécutif du Conseil français du culte musulman, dans sa diversité et sa richesse. Mon exposé portera sur la nature de la pratique du port du voile intégral, sur sa perception par la société et sur les risques qui résulteraient de l'instrumentalisation du débat sur cette question.

La pratique du port du voile intégral que vise votre mission revêt une connotation religieuse quand elle est adoptée par des femmes musulmanes au nom d'un avis religieux, certes minoritaire. Selon cet avis propre à certains pays, la femme doit se couvrir totalement en présence d'hommes autres que son époux et les membres de sa famille. Par voie de conséquence, elle agit de même lorsqu'elle est dans l'espace public. Se basant sur l'avis de la grande majorité des théologiens musulmans, le CFCM considère que le port du voile intégral n'est pas une prescription religieuse mais plutôt une pratique religieuse fondée sur un avis minoritaire.

Cette position du CFCM, faisant état de la nature du port du voile intégral du point de vue strictement normatif au sein de la religion musulmane, ne doit pas être un motif pour incriminer celles qui le portent. Par ailleurs, dans notre République laïque, il est du libre arbitre de toute personne de se conformer ou non à une norme, y compris si celle-ci est prescrite par sa propre religion.

Le CFCM considère que pour assurer dans la sphère publique un meilleur « vivre ensemble », il est essentiel, au-delà des impératifs de l'ordre public, que chacun prenne en compte, dans l'exercice de sa pratique religieuse ou culturelle, la perception de cette pratique par le reste de la société. En même temps, il est admis que dans cette sphère chacun doit reconnaître à l'autre le droit à la différence.

En ce qui concerne le nombre de femmes portant le voile intégral, deux services d'un même ministère avancent deux comptages très différents – 367 et 2 000. Dans tous les cas, cette pratique reste extrêmement marginale sur le territoire national.

Selon M. Raphaël Liogier, professeur de sociologie à l'Institut d’études politiques d'Aix-en-Provence, les enquêtes menées par l'Observatoire du religieux montrent que « le niqab, en France, loin d'être imposé, est plutôt un voile hyper-volontaire, celui du choix assumé, parfois contre l'entourage ».

S’agissant du port du voile intégral et de la dignité de la femme, peut-on qualifier cette pratique de dégradante pour la femme et l'associer de manière générale à une forme d'asservissement et d'abaissement sans se heurter au problème épineux de l'appréciation des convictions religieuses et des pratiques culturelles ?

Qui peut, par ailleurs, affirmer que le port du voile intégral a suscité un problème de sécurité sur le territoire national ? Tous, y compris ceux qui défendent le port du voile intégral, s'accordent à dire que les femmes qui le portent doivent accepter de dévoiler leur visage lorsque la sécurité l'exige. Elles doivent également le faire pour permettre la vérification de leur identité, par exemple devant les agents des services publics, les guichets de banques ou les caisses de magasins. De l'avis des juristes, il est difficile d'invoquer la sécurité pour justifier une incrimination générale du port du voile intégral. En effet, malgré son caractère ponctuel, le décret du 19 juin 2009 qui introduit un nouvel article dans le code pénal incriminant le port de cagoules au sein ou aux abords immédiats d'une manifestation sur la voie publique fait actuellement l'objet d'un recours en annulation devant le Conseil d'État. La loi ne peut imposer à la vie privée des personnes que des interdictions limitées et strictement proportionnées à un but d'intérêt général.

Par ailleurs, il existe un risque d'instrumentalisation du débat sur le port du voile intégral. Dès l'expression de votre souhait d’installer une commission d'enquête parlementaire sur le port de la burqa et du niqab sur le territoire national, un débat s'est ouvert sur cette pratique et il a pris des proportions inattendues. Les musulmans dans leur ensemble se sont trouvés de plus en plus souvent confrontés à des amalgames qui ont pour conséquence la stigmatisation de toute une religion.

Le Président de la République, conscient de cet état de fait, a tenu, lors de sa déclaration devant le Parlement réuni en Congrès le 22 juin 2009, avant d'évoquer la question de la burqa, à ramener le débat sur les vrais enjeux en disant : « Nous ne sommes pas menacés par le cléricalisme. Nous le sommes davantage par une forme d'intolérance qui stigmatiserait toute appartenance religieuse. Je le dis en pensant en particulier aux Français de confession musulmane. Nous ne devons pas nous tromper de combat. Dans la République, la religion musulmane doit être autant respectée que les autres religions. »

La tournure prise par le débat contribue à stigmatiser la religion musulmane et à faire naître un sentiment d'injustice même chez ceux qui sont hostiles au port du voile intégral. D'ailleurs, plusieurs personnalités que vous avez auditionnées, dont le président de la Fédération nationale de la libre pensée et le président de la Ligue des droits de l'homme, ont exprimé des sentiments similaires. Des acteurs politiques de premier plan ont fait part du même sentiment. Ainsi, le commissaire à la diversité et à l'égalité des chances, évoquant le débat sur l'interdiction du port du voile, a dit : « Plutôt que de s'attacher à résoudre ces difficultés, on a centré le problème sur les comportements et les pratiques d'une partie de la population ».

Dans un autre registre, de nombreux citoyens ne comprennent pas l'emballement médiatique sur ce débat, ni d'ailleurs le silence inexplicable face à la montée inquiétante des actes racistes et islamophobes. En décembre dernier, à Arras, plus de 500 tombes du carré musulman du cimetière militaire Notre-Dame-de-Lorette ont été profanées, alors que les musulmans célébraient la grande fête d'Aïd Al-Adha. Doit-on rappeler que les soldats dont les tombes ont été profanées s'étaient sacrifiés pour que la France fût et demeurât libre ? Aujourd'hui, ceux qui ont insulté la mémoire de ces hommes, mais également la mémoire de la France, ne sont toujours pas identifiés. En dix-huit mois, ce carré a subi trois profanations qui ont touché 54, puis 138, puis 500 tombes ; les attaques contre les mosquées se sont multipliées ; des femmes de confession musulmane ont été prises à partie et publiquement humiliées. De nombreux citoyens s'interrogent sur l'indifférence de la représentation nationale face à ces phénomènes.

Le Conseil français du culte musulman profite de cette occasion pour demander solennellement la création d'une commission d'enquête ou d'une mission d'information dont l'objectif serait dresser un état des lieux de la montée de l'islamophobie, de mieux comprendre le phénomène et de définir des propositions afin de lutter contre ces actes qui menacent la cohésion nationale et le « vivre ensemble ».

Notre propos ne doit être interprété ni comme un reproche ni comme une critique de votre mission d'information. Mais vous conviendrez que les débats de société qui se focalisent uniquement sur les comportements et les pratiques d'une frange de la population et ignorent les menaces qui pèsent sur cette même population sont mal vécus par celle-ci.

Sans évoquer les difficultés liées à la recherche des fondements juridiques d'une loi interdisant le port du voile intégral, on peut se demander si interdire dans le seul but de rendre invisible le voile intégral dans l'espace public est réellement une solution au problème posé, qui va au-delà de cette seule question, comme vous l’avez dit, Monsieur le président.

Au sein du CFCM, nous prônons l'information, le dialogue et la pédagogie. Quand les imams et les autorités religieuses musulmanes de France promeuvent l'islam de la modération et du juste milieu, cela ne peut que porter ses fruits et cantonner ce phénomène marginal. Il faut rester confiant en les valeurs qui animent les musulmans de France.

Nous espérons que la mission d'information prendra en compte nos préoccupations. Notre propos n'est en aucun cas de légitimer ou de ne pas légitimer le port du voile intégral. Notre priorité est de veiller à la non stigmatisation de l'ensemble des musulmans de France, et de prémunir le « vivre ensemble » et la cohésion nationale contre des amalgames dont se nourrissent les extrémismes de tout bord. Nous souhaitons que la raison l'emporte.

M. le président André Gerin. Je vous remercie.

M. Éric Raoult, rapporteur. Votre déclaration est d’une particulière importance, car nous ne vous avions pas entendu avant ce jour déclarer de manière aussi nette que le port du voile intégral n’était pas une prescription religieuse. Certes, vous l’avez dit dans les médias mais nous ne l’avions pas entendu aussi nettement. De même, lors du débat sur le port de signes religieux à l’école, votre prédécesseur avait commencé, dans un premier temps, par exposer son point de vue, et avait précisé ensuite ses propos dans une seconde phase. Il y aura donc un « avant » et un « après » la déclaration du président Moussaoui.

Comme le président André Gerin l’a souligné, le débat que nous avons engagé ne porte ni sur l’islam ni sur la communauté musulmane. Le port du voile intégral fait s’interroger la société française sur la place des femmes musulmanes en son sein d’autant que dans certains départements, y compris celui dont je suis l’élu, on constate des dérives : venez, et vous verrez que des mères sont parfois accompagnées de fillettes de six ans vêtues d’une minuscule burqa. Ces dévoiements, bien réels, ne correspondent pas à ce que vous avez exposé.

Je partage la préoccupation que vous avez exprimée à propos de l’islamophobie. L’Union des associations musulmanes de mon département m’avait demandé d’élaborer une proposition de loi tendant à lutter contre ce phénomène. Nous y avons travaillé ; sans doute cette réflexion devra-t-elle être élargie à l’ensemble du pays.

Enfin, les quelques skinheads qui se livrent à des profanations dans le carré musulman du cimetière militaire d’Arras ne traduisent pas le sentiment de la France et, soyez-en assurés, des policiers et des magistrats travaillent sur ce dossier.

M. Lionnel Luca. Je ne peux vous laisser dire que les profanations de carrés musulmans dans certains cimetières auraient suscité « l’indifférence de la représentation nationale ». La phrase qui figure à ce sujet dans la déclaration écrite à laquelle vous vous référiez est inacceptable, car la représentation nationale a systématiquement condamné, à la tribune de l’Assemblée nationale, lors des séances de questions au Gouvernement, ces événements lamentables qui déshonorent notre pays. Sur tous les bancs, nous savons ce que nous devons à nos frères d’armes qui ont combattu pour la France et pour sa liberté.

Sur un autre plan, pourriez-vous préciser la distinction que vous avez faite en indiquant que « le port du voile intégral n’est pas une prescription religieuse mais plutôt une pratique religieuse fondée sur un avis minoritaire » ?

M. Mohammed Moussaoui. La réaction de votre rapporteur sur la netteté de ma déclaration me surprend, car j’ai déjà exprimé cet avis plusieurs fois dans des journaux nationaux à forte diffusion ; mais si mes propos ont gagné en netteté, je ne peux que m’en réjouir.

Je n’ai pas dit que le Parlement était resté silencieux après les profanations commises au cimetière militaire d’Arras mais, relayant le sentiment de nombreux musulmans, j’ai fait le constat qu’en dix-huit mois le même carré a été profané par trois fois et qu’en un an l’enquête n’a pas progressé d’un iota, ce qui me surprend.

S’agissant de la nature du port du voile intégral, le CFCM, se fondant sur l'avis de la grande majorité des théologiens musulmans, considère que le port du voile intégral n'est pas une prescription religieuse mais constate que la pratique existe, fondée sur un avis très minoritaire.

M. Jean Glavany. Je tendrais à dire « à stigmatisation, stigmatisation et demie ». Si vous souhaitez, à très juste titre, que le travail parlementaire ne stigmatise pas les musulmans de France, ne stigmatisez pas le travail parlementaire. Notre mission d’information, je le rappelle, n’est pas une commission d’enquête. Les mots ont un sens : nous sommes ici pour comprendre, analyser et éventuellement faire des propositions. Ne dites pas que la question serait déjà tranchée alors qu’à ce jour nous ne savons pas sur quoi nos travaux déboucheront.

Vous nous avez dit que le port du voile intégral n'est pas une prescription religieuse mais une pratique religieuse minoritaire. Cette « pratique religieuse minoritaire », c’est une pratique intégriste. Je plaide qu’une immense majorité de musulmans laïcs en France conçoivent la pratique religieuse comme une affaire privée et acceptent spontanément de placer les lois de la République au-dessus de leurs convictions religieuses, mais qu’il existe aussi des intégristes musulmans qui n’acceptent pas cette hiérarchie des normes, pas davantage que les intégristes des autres religions présentes dans notre pays.

Pourquoi ne nous aidez-vous pas à combattre cet intégrisme-là ? Il est un peu facile, pour les religions, de ne pas assumer leurs dérives intégristes. C’est un des points sur lesquels je diverge avec le Président de la République, pour qui le port de la burqa ne serait pas un problème religieux. Prétendre qu’il n’y a aucun lien entre intégrisme et religion revient à prétendre, comme l’a souligné devant nous un philosophe, que le dopage n’aurait rien à voir avec le cyclisme ni le hooliganisme avec le football. Pourquoi ne pas nous aider à faciliter l’avènement de cet islam modéré et laïc de France que vous et nous appelons de nos vœux ? M. Tantaoui, recteur de l’Université Al Azhar du Caire, lui, aide : il a courageusement fait savoir qu’il ne tolérerait le port du voile intégral ni à l’Université ni dans les lycées qui en dépendent. Si vous ne nous aidez pas, Messieurs, il faudra bien que nous vous aidions à nous aider…

Mme Danièle Hoffman-Rispal. Je me réjouis de votre présence, car il est très important pour nous de vous entendre et de discuter avec vous. Nous sommes réunis au sein d’une mission d’information pour faire notre travail de parlementaires. Pourquoi donc ? C’est que le port du voile intégral n’est pas tout à fait du même ordre que d’autres luttes à mener contre d’autres radicalismes – celle, par exemple que nous devons poursuivre contre les associations agressivement anti-avortement. Que des femmes portent le voile intégral fait que je me trouve sur la voie publique avec des personnes dont je ne vois pas les traits, avec lesquelles je ne peux établir aucun lien social, avec lesquelles il n’est pas de « vivre ensemble » possible, au mépris des valeurs républicaines. Il y a eu un cas, puis un autre, un autre encore, tant et si bien que cela a fini par provoquer le rejet de cette pratique par une partie des citoyens – j’ai été témoin d’un incident à ce sujet dans le métro –, dont les religieux modérés. C’est dire que l’extension du port du voile intégral peut contribuer à la montée de l’islamophobie. Les femmes ainsi vêtues sont souvent arrogantes et Mme Badinter les a dites « perverses » en ce qu’elles s’autorisent à voir sans être vues, sans que l’on sache quels êtres on a face à soi.

Lorsque la loi sur l’interdiction des signes religieux dans les établissements d’enseignement a été discutée, en 2004, je n’y étais pas particulièrement favorable car je pensais que la loi ne résout pas tout, qu’elle ne modifie pas les mentalités, notamment dans le domaine religieux, et qu’il importait d’éviter de stigmatiser qui que soit, et surtout mes amis musulmans. Nous ne sommes plus dans ce cas de figure aujourd’hui. Nous avons un certain modèle de société et nous avons besoin, quand nous nous croisons, quand nous parlons, de voir les expressions du visage de l’autre, ses yeux, son sourire, ses réactions. Pour cette raison, le port du voile intégral est inacceptable.

S’agissant des profanations de tombes musulmanes, je rappelle à mon tour que la représentation nationale s’en est vivement émue, de manière répétée. Je rappelle aussi que d’autres profanations ont eu lieu, de tombes juives par exemple, dont les auteurs n’ont jamais été identifiés, et que l’on ne sait toujours pas exactement, vingt ans plus tard, qui a commis l’attentat contre la synagogue de la rue Copernic à Paris. Nous devons nous attacher, singulièrement en cette période de crise, à lutter ensemble contre toutes les formes de racisme et d’antisémitisme. Nous ne souhaitons pas interdire pour interdire mais, pour préserver l’unité nationale et parce que les valeurs républicaines sont en jeu, nous avons besoin de votre aide, au risque, sinon, que le problème s’aggrave considérablement.

M. Chems-Eddine Hafiz. Vous nous avez invités à un dialogue franc, il le sera. « Pourquoi ne nous aidez-vous pas ? » nous a demandé M. Glavany. Mais nous ne faisons que cela ! Peut-être ne le ressentez-vous pas, comme lorsque le rapporteur a l’impression de nous entendre exprimer pour la première fois aujourd’hui une prise de position que nous avons pourtant répétée plusieurs fois publiquement depuis que le débat sur le port du voile intégral a commencé. Les musulmans de France ont toujours cherché à promouvoir un islam républicain, apaisé – c’est d’ailleurs ce qui a permis la création, en 2003, du CFCM. Les organisations regroupées au sein du Conseil, bien que leurs sensibilités soient diverses et qu’elles aient parfois des divergences, se sont mises d’accord sur le texte que le président Moussaoui a porté à votre connaissance et dans lequel nous disons à nouveau que le port du voile intégral n’est pas une prescription religieuse.

Du matin au soir, les imams et les autorités religieuses font tout ce qu’ils peuvent pour que les musulmans de France s’intègrent dans la société française – c’est ce que nous demandons. M. Glavany a parlé du port du voile intégral comme de l’expression d’un islam radical, et Mme Hoffman-Rispal a fait part de sa gêne quand elle croise une femme ainsi vêtue. Je peux la comprendre mais, cela dit, la rue est un espace public, si bien que se pose la question de la liberté individuelle. Cette liberté a certes des limites, celles des atteintes à l’ordre public – mais je ne vais pas me lancer dans un cours de droit alors que d’éminents juristes l’ont fait devant vous avant moi.

Les imams, les autorités religieuses, M. Moussaoui dès que le débat s’est engagé et M. Boubakeur, recteur de la Grande mosquée de Paris, plusieurs fois, tous l’ont dit : le port du voile intégral n’est pas une prescription religieuse. Nous le redisons. Vous nous tendez la main ; notre collaboration vous est acquise. Nous n’avons rien à imposer et nous ne demandons pas de privilèges – nous sommes des Français de confession musulmane qui voulons toute notre place dans la société française.

Mme George Pau-Langevin. Il est essentiel, avez-vous dit, que chacun « prenne en compte, dans l'exercice de sa pratique religieuse ou culturelle, la perception de cette pratique par le reste de la société ». Dans le même temps, vous avez insisté sur la nécessité de ne pas stigmatiser. Mais alors, comment nous conseillez-vous d’agir pour faire régresser ces pratiques non seulement par la loi mais aussi par des manières d’intervenir auprès de la population concernée ?

M. Mohammed Moussaoui. Je tiens à souligner que rien dans mes propos ne tendait à stigmatiser votre mission d’information, tant s’en faut : j’ai parlé de la nécessité de débattre. J’ai dit, aussi, que les imams et les autorités religieuses musulmanes de France travaillent à promouvoir l'islam de la modération et du juste milieu pour cantonner ce phénomène marginal et donc pour le faire régresser.

Mme Pau-Langevin l’a rappelé, j’ai évoqué le difficile équilibre entre la liberté individuelle et la perception de sa pratique religieuse ou culturelle par le reste de la société. Ce besoin d’équilibre a d’ailleurs conduit les pouvoirs publics à restreindre le port de signes religieux distinctifs par les fonctionnaires. Pour nous, les seules règles normatives qui s’imposent à tous les citoyens sont les lois de la République et non les règles religieuses. Vous demandez, Monsieur Glavany, que nous vous aidions. Nous le faisons par notre travail quotidien, qui est d’abord de rechercher le bien-être de la communauté musulmane de France, et nous sommes convaincus que le « vivre ensemble » impose à tous et à toutes de tenir compte de la perception que les autres ont des pratiques que l’on adopte.

M. le président André Gerin. Quand nous avons décidé de créer une mission d’information sur le voile intégral, nous étions conscients que ce phénomène vestimentaire minoritaire n’était que la partie visible de dérives existant dans certains territoires et inacceptables au regard des lois de la République et du principe de laïcité : à côté du problème des femmes voilées venant chercher leurs enfants à l’école, nous sommes confrontés à la production par les parents de certificats de complaisance pour que des jeunes filles adolescentes ne fassent pas de sport pour des motifs religieux et même à des cas où elles sont exonérées de l’école publique.

Pouvons-nous faire un bout de chemin ensemble et dénoncer, chacun de notre côté, de telles dérives, pour minoritaires, intégristes, extrémistes – peu importe le terme que l’on emploiera – qu’elles soient ? Peut-on imaginer avoir, chacun dans notre responsabilité, une parole forte pour au moins condamner les contraintes vestimentaires et autres imposées aux jeunes filles mineures ?

Ce n’est pas la première fois que vous exprimez votre position sur la question du voile intégral, Monsieur le président du Conseil français du culte musulman, mais, devant notre mission, elle revêt plus de force et nous l’entendons mieux. Et tant mieux si les choses sont plus claires. Mais il nous faut aller plus loin car le sens de la mission, si nous voulons déboucher sur des préconisations, est de faire le tour de toutes les questions qui se posent dans la vie quotidienne.

Je reprends un peu différemment la question de Jean Glavany : que pouvons-nous faire ensemble, quelle parole forte pouvons-nous donner, chacun à notre niveau, pour que tous les citoyens – et tous les musulmans pratiquants en particulier – l’entendent ? Au-delà de la question des femmes majeures qui, soi-disant, décident de manière volontaire de porter un voile intégral – ce sur quoi nous émettons beaucoup de réserves ; mais je ne veux pas ouvrir un débat à ce sujet –, il est, dans certains territoires très précis, toute une série de pratiques inacceptables, rétrogrades, voire archaïques, qu’il faudrait que nous examinions ensemble de manière précise et constructive afin d’éviter toute confusion.

La confusion et le malaise dans la société et parmi les musulmans existaient avant la constitution de la mission. Il est exact que le rouleau compresseur médiatique et la turbulence qui a eu lieu au mois de juin et au début du mois de juillet ont perturbé les esprits. Mais le malaise existait avant. Dans la région lyonnaise, pour parler de ce que je connais le mieux, beaucoup de musulmans ne supportent pas la pratique du port du voile intégral mais ne savent pas forcément ce qu’il faut faire. Le dialogue que nous avons aujourd’hui est très important. Il devra déboucher sur des signes forts permettant à l’islam respectueux des lois de la République et du principe de laïcité de trouver sa place dans notre pays, sur un pied d’égalité avec les autres religions et dans des conditions dignes du XXIe siècle.

M. Jean-Pierre Dufau. Les questions que nous nous posons sont celles qui se posent à notre société. Elles ne datent pas d’aujourd’hui. Nous ne sommes pas les premiers et nous ne serons pas, hélas, les derniers à nous interroger sur les relations entre le religieux, le civil, le laïc et le pouvoir politique. Si je puis me permettre cette expression, ce sont des questions éternelles. Et, pour reprendre une formule de Woody Allen, l’éternité, c’est long, surtout vers la fin.

Vous avez expliqué, Monsieur le président du Conseil français du culte musulman, que, pour la majorité des théologiens musulmans, le port du voile intégral n’est pas une prescription religieuse. Mais, vous avez employé une belle expression : vous avez reconnu que cette pratique pouvait revêtir une « connotation religieuse ». Si vous admettez qu’elle puisse avoir pour certaines personnes une connotation religieuse, il est facile d’admettre, de façon symétrique que, pour ceux qui voient cette pratique, elle puisse également avoir une connotation religieuse, cette dernière n’étant pas à sens unique.

Mais là n’est pas le problème le plus important car ce qui compte, ce n’est pas la théorie, mais les faits. Et les faits sont têtus.

Le caractère intégriste de certaines manifestations a été, à juste titre, souligné. Mais je précise tout de suite, pour que les choses soient claires, que c’est le phénomène de l’intégrisme en général que nous combattons, quelles que soient les peintures qu’il arbore car, derrière l’intégrisme, il y a l’intolérance et chacun a ses intégristes. Donc, que le monde musulman ne se sente pas stigmatisé lorsqu’on traite de sujets qui ont une valeur générale et qui dépassent nos propres croyances et nos propres convictions parce qu’ils sont universels.

Vous avez précisé un point important : à savoir qu’il n’était pas exclu que les femmes qui portent le voile intégral l’enlèvent pour les actes de la vie civile – j’emploie ces mots à dessein –, c’est-à-dire pour vérification de leur identité. Intéressant développement. Cela veut dire que la vie civile impose des règles, qui s’appliquent à certains moments. Continuons dans cette voie et examinons quelles sont les règles nécessaires pour vivre ensemble, pour vivre en société, pour avoir une vie civile commune. Il y a des frontières au fait religieux ou à la connotation religieuse. Quelles sont-elles ? Comment peut-on les élargir, la tendance actuelle étant plutôt de supprimer toute frontière ?

Vous avez évoqué la profanation de tombes musulmanes. De tels actes sont intolérables et l’Assemblée nationale, unanime, les condamne à chaque fois qu’ils se produisent. Mais, comme l’ont souligné mes collègues, ce phénomène – d’autant plus infâme dans le contexte que vous avez décrit – touche aussi bien les cimetières musulmans que les cimetières juifs et même les cimetières catholiques. Il est le fait, là encore, d’intégristes ou d’imbéciles. Il ne faut pas y voir une stigmatisation particulière de toute une société. Nous sommes, bien sûr, attentifs à l’islamophobie mais ce sont toutes les xénophobies que nous combattons, sans distinction.

Le racisme est unanimement combattu. Mais l’histoire fournit tant d’exemples de guerres endurées par l’humanité au nom de religions qui prétendent refuser le racisme que l’on est en droit de se poser des questions sur les pratiques religieuses déformées ou les croyances déformées.

Par ailleurs, sauf erreur de ma part, le voile intégral concerne essentiellement les femmes et les enfants, c’est-à-dire des êtres auxquels on ne confère pas, pour des raisons diverses, une autonomie propre, une personnalité propre, une indépendance propre. Cela remet en cause le principe d’égalité républicain pour lequel nous nous battons et nous fait revenir au Moyen-Âge. Nous admettons certes le droit à la différence, comme vous aimez à le souligner, mais à condition qu’il soit un progrès vers la tolérance. Nous considérons, par contre, que le culte de la différence – si je puis employer ce terme ; j’aime beaucoup les mots à double sens – peut être nuisible car, à force de mettre en avant les différences, on oppose au lieu de rassembler, ce qui n’est pas le but. Respectons les différences mais ne les cultivons pas. Encourageons plutôt le socle commun qui permet l’exercice de ces différences. Dans La Dame de pique de Pouchkine, un joueur explique qu’il ne peut « risquer le nécessaire pour gagner le superflu. » Gardons donc ce qui est nécessaire avant de nous occuper du superflu.

Enfin, même si je respecte les différences, il me semble que ce que nous avons en commun est plus important.

Après toutes ces considérations, mes questions sont simples.

La première est directe : pensez-vous que la loi – sans aucun esprit de stigmatisation – soit une bonne réponse ? Si tel n’est pas le cas, comme le laisse penser votre développement, quelles préconisations faites – vous ?

Ma seconde question reprend celle de Jean Glavany : que pouvez-vous faire pour nous aider ? Ne dit-on pas « aidons-nous les uns les autres » ?

Mme Bérengère Poletti. Vous avez parlé de vivre-ensemble. C’est une très belle expression. Mais que représente-t-elle pour les femmes qui décident de se voiler ? Ce sont elles – elles ou ceux qui leur prescrivent cette pratique – qui refusent de vivre ensemble. Si vous défendez le vivre-ensemble, vous devez condamner ceux qui le refusent.

Vous nous demandez, au nom du respect des libertés individuelles, de tolérer que l’on prive des femmes de leurs libertés ? J’ai tendance à penser que vous raisonnez ainsi parce qu’il s’agit de femmes. Si c’était des hommes qui se promenaient ainsi vêtus, je ne crois pas que le raisonnement serait tout à fait le même.

Je pense, comme Jean Glavany, que nous sommes en présence d’une dérive intégriste, voire d’une dérive sectaire. Quand il dit que nous avons besoin que vous nous aidiez, cela signifie que nous avons besoin que vous utilisiez ces mots. Vous ne les avez pas encore employés depuis tout à l’heure. Nous avons besoin que vous disiez que les gens qui se comportent de la sorte le font au nom d’un intégrisme qui, non seulement ne vous concerne pas, mais nuit à ceux que vous représentez. Nous avons vraiment besoin que vous condamniez cette pratique.

Vous dites qu’elle est marginale. Le nombre de femmes portant le voile intégral est faible, c’est exact, mais il croît partout de manière inquiétante, en France, en Europe et dans les pays musulmans où l’on voit certains dirigeants la condamner et l’interdire.

De plus, ce n’est pas un phénomène unique. Le port du voile intégral n’est pas la seule atteinte aux libertés des femmes. On leur interdit également de se faire examiner par des hommes dans les hôpitaux ou lors de consultations médicales, d’occuper des postes hiérarchiques dans la société – les hommes musulmans n’acceptent pas, par exemple, de se faire contrôler par une femme dans les transports en commun –, d’avoir une pratique sportive en présence d’hommes. Elles sont cernées de toute part.

En France, une loi interdit les sectes car ces dernières manipulent les esprits. Je suis persuadée que la pratique du port du voile intégral et les autres interdits imposés aux femmes sont des dérives sectaires. C’est une manipulation des esprits, qui concerne en premier lieu ceux qui pratiquent la religion musulmane : on leur fait croire que, au nom de cette religion, il faut se soumettre à des pratiques qui conduisent à priver les leurs de libertés. Ces privations de libertés concernent, d’abord, les femmes mais elles s’étendront ensuite aux hommes.

Je voudrais que vous parliez clairement d’intégrisme, de dérives sectaires à propos de ces pratiques et que vous les condamniez. Sinon, vous ne nous aidez pas.

M. Éric Raoult, rapporteur. Le CFCM doit avoir à la Réunion une représentation qui lui a fait remonter l’information sur ce qui s’est passé sur cette île il y a quelques années : un certain nombre de burqas étant apparues, liées parfois aux pays d’origine, les musulmans de Saint-Pierre se sont réunis et ont décidé d’informer les jeunes femmes musulmanes concernées que leur pratique minoritaire portait un préjudice à l’ensemble de la communauté musulmane de l’île. Et ces jeunes femmes ont retiré leur burqa.

Pensez-vous qu’il puisse y avoir, face à une loi que vous ne souhaitez pas, une préconisation du CFCM au sujet du voile intégral, comme il en existe à l’égard des collectivités locales pour les cimetières ou les protocoles alimentaires des cantines, par exemple ? Le CFCM a-t-il pouvoir, dans ses statuts, de faire passer un message comme celui qui a été donné à la Réunion ?

M. Anouar Kbibech. Je souhaite revenir sur plusieurs interpellations.

Première interpellation : le CFCM considérerait que la mission d’information stigmatise l’islam. Ce n’est pas du tout notre propos. Ce que le président Moussaoui a regretté, c’est la tournure prise par le débat en dehors de la mission, l’emballement médiatique qui s’en est suivi et qui nous a totalement surpris et a même dépassé tout le monde, et non la mission parlementaire, que nous respectons.

Deuxième interpellation : le CFCM est-il prêt à vous aider ? Mais il ne fait que cela, et il l’a fait bien avant que la mission d’information ne soit établie. J’ai été président du CRCM – conseil régional du culte musulman – Ile-de-France Est pendant cinq ans. Constatant qu’un certain nombre de femmes portaient le voile intégral dans les villes d’Evry, de Corbeil-Essonnes et de Longjumeau, nous avons dialogué avec elles. À ces femmes, souvent jeunes et françaises de souche, nous avons inculqué le vrai message de l’islam, de l’islam du juste milieu comme cela a été précisé dans la déclaration du président du CFCM. Et je peux vous dire que cela marche. Au bout de deux ou trois ans, certaines femmes ont abandonné cette tenue. Le CFCM et les CRCM, qui sont la déclinaison de celui-ci dans les régions, n’ont jamais encouragé cette pratique, bien au contraire.

Cela étant, pouvons-nous, en tant que CFCM, qualifier telle ou telle croyance ou telle ou telle pratique ? Nous considérons que nous n’en avons pas le droit car nous risquerions d’être confrontés à la liberté individuelle : liberté religieuse, liberté de pratique, liberté d’interprétation. En revanche, notre action et notre responsabilité – nous l’avons dit et nous le redisons –, c’est à la fois le dialogue, la persuasion et la conviction.

Par rapport à cette position et cette action, nous vous le disons clairement : nous considérons, au sein du CFCM, que légiférer sur cette question serait totalement contre-productif parce que cela ferait évoluer des positions peut-être radicales vers encore plus de radicalisation. Nous constatons déjà une telle évolution : une certaine solidarité est en train de se manifester de la part de ceux qui ne sont pas forcément favorables au port du voile intégral à l’égard des femmes et des jeunes filles qui le portent.

L’action du CFCM est plutôt axée sur la persuasion et la force de conviction. Nous sommes tout à fait prêts à vous accompagner dans une parole forte commune ou concomitante, chacun selon ses responsabilités et sa spécificité. Nous sommes entièrement – je vous le dis solennellement – solidaires avec vous. Par contre – je le répète –, légiférer serait totalement contre-productif. De plus, nous ne voyons pas comment une loi sur ce sujet pourrait être appliquée.

Notre travail pédagogique s’appuie sur un élément important de la religion musulmane. Dans un verset du Coran, il est dit : « Nulle contrainte en religion ». Personne ne peut être contraint à telle ou telle pratique ou à telle ou telle conviction et encore moins des petites filles de six ans. Nous avons déjà commencé ce travail pédagogique et nous souhaitons le continuer avec vous pour rectifier certaines interprétations et essayer de généraliser l’avis de la grande majorité des théologiens musulmans.

Il ne revient pas au CFCM de donner une qualification à la pratique du port du voile intégral. Vous avez employé les termes de dérive sectaire. Encore faut-il savoir ce qu’est une secte. Dans la position commune du CFCM, nous reconnaissons qu’une certaine interprétation des textes existe, minoritaire, sur laquelle nous sommes prêts à travailler dans le dialogue, la persuasion et l’information.

M. Haydar Demiryurek. Pour que nous vous aidions, il faut que la représentation nationale nous aide aussi dans la lutte contre l’islamophobie. Pour que les musulmans s’approprient la République et ses lois, il faut que des signaux forts leur soient adressés. Dans beaucoup de villes, des projets de grandes mosquées apparaissent : ce sont des signes très forts pour les musulmans. Cela montre qu’ils ont toute leur place en tant que citoyens au sein de la communauté nationale et que, dans le cadre du vivre-ensemble, les pas nécessaires sont réalisés pour le démontrer.

Le fait de légiférer sur le port du voile intégral aura pour conséquence de rendre le phénomène moins visible. La femme voilée n’apparaîtra pas sur la place publique mais nous ne sommes pas persuadés que cela fasse reculer le phénomène.

Imposer cette pratique aux enfants et aux adolescentes est, bien entendu, condamnable et nous sommes les premiers à le dénoncer. Mais je pense que les lois sociales et les mesures de protection de l’enfance permettent de lutter efficacement contre ce genre d’agissement.

M. Fouad Alaoui. Mon intervention va dans le même sens que celle du secrétaire général du CFCM, M. Kbibech.

Premièrement, il ne faut pas qu’on perde de vue le fait que nous étudions le comportement de citoyens qui, pour minoritaire qu’il soit, existe et que celui-ci s’inscrit dans un contexte de mondialisation, non seulement économique, mais aussi culturelle, idéologique et religieuse. Des débats ont eu lieu et des études ont été réalisées sur l’influence des avis religieux qui circulent sur Internet ou dans les revues : personne n’a plus de contrôle sur rien, ce qui place les instances qui composent le CFCM devant un défi et complique le travail quotidien réalisé par les autorités religieuses musulmanes en France dans les mosquées et les associations, d’autant que les moyens du CFCM ne sont pas énormes. La pratique religieuse n’est pas nécessairement dictée par une organisation bien déterminée mais peut être influencée par la mondialisation que nous subissons tous.

L’interrogation qui est à l’origine de la création de votre mission d’information, non seulement est légitime, mais est également la nôtre. Un débat existe au sein des musulmans eux-mêmes depuis plusieurs décennies à propos de cette pratique issue d’une lecture de l’islam. Quelle est la solution ? Peut-on trancher entre plusieurs lectures de l’islam par une disposition législative ? Peut-on même trancher du point de vue religieux ? Nous avons acquis la conviction que non. Notre seule arme est la pédagogie et l’éducation, que nous utilisons depuis toujours.

Nous nous fondons, pour ce faire, sur un élément fondamental, à savoir qu’un avis minoritaire ne peut être adopté que s’il répond à deux objectifs : adaptation à un contexte particulier – une telle adaptation est nécessaire et est même dictée par la religion musulmane – et recherche d’un intérêt commun. Sur le sujet dont nous débattons aujourd’hui, les principales écoles juridiques musulmanes s’accordent à dire que les deux objectifs recherchés ne sont pas atteints. Cette lecture de l’islam et la pratique religieuse qui en découle ne tendent ni à une adaptation par rapport à un contexte, ni à la recherche d’un intérêt commun. Au contraire, les femmes qui décident d’adopter une telle pratique religieuse s’excluent elles-mêmes de la société. Or l’islam n’autorise pas l’exclusion de la société.

De notre point de vue, nous ne pouvons intervenir qu’à travers la démarche pédagogique, l’information et l’instruction.

La lecture de l’islam qui prône le port du voile intégral pour les femmes prône également un habit spécifique pour les hommes et considère que le fait de porter un costume et une cravate met ces derniers en dichotomie par rapport à la religion. Les hommes qui décident d’adopter une telle lecture se mettent à l’écart de la société. Mais, cela ne les dérange pas. Au contraire, pour eux, c’est à la société d’épouser ce qu’ils pensent être bon. Ce n’est pas spécifique à la religion musulmane. Cela a existé dans d’autres courants, dans d’autres mouvements. Nous devons comprendre ce qui se passe et trouver des solutions adéquates.

Lors du débat sur le foulard en 2004, ceux qui ont cette lecture littéraliste, minoritaire et extrême de l’islam reprochaient aux femmes qui portaient le hijab de vouloir faire plaisir car, pour eux, le foulard était une concession par rapport à une norme beaucoup plus authentique, qui était le voile intégral. Après le vote de la loi, ces mêmes personnes se sont indignées que ce qu’elles considéraient comme une concession soit également interdit.

Ce débat existe au sein des musulmans en France, en Europe et même dans les pays musulmans. Je ne pense pas que ce soit par une mesure législative qu’on puisse le résoudre.

M. Chems-Eddine Hafiz. N’ayant sans doute pas osé nous accuser d’employer un double langage ou de tenir des propos ambigus, Mme Poletti nous a reproché, de façon très franche, de ne pas répondre aux attentes de la mission. Je lui réponds de manière aussi ferme que la femme ne peut pas être contrainte, humiliée ou stigmatisée au nom de l’islam, et encore moins les enfants et les adolescents. J’espère avoir ainsi répondu à son attente.

Si M. le président du CFCM a demandé que soit dénoncée la stigmatisation des musulmans en France, c’est parce qu’un amalgame est actuellement fait. Dès qu’un acte délictueux ou criminel est accompli par une personne portant un prénom ou un nom d’origine arabo-musulmane, on dit que c’est au nom de l’islam.

Vous avez reçu la présidente de « Ni putes Ni soumises » qui vous a affirmé être musulmane. Nous le concevons. Mais, pourquoi s’exprime-t-elle au nom de Sohane Benziane et de Samira Bellil ? J’ai été l’avocat de la famille Benziane. Le garçon qui a brûlé Sohane est un petit voyou qui a été traduit devant la cour d’assise et a été condamné à dix-huit ans de réclusion criminelle. Ce n’est pas parce qu’il s’appelle Derrar qu’on doit dire que c’est un musulman qui a été condamné. De même, ce n’est pas au nom de l’islam que la jeune Bellil a été victime de tournantes. Lorsque, dans la rue, un jeune garçon du nom de Mohammed a la casquette à l’envers et parle verlan, ce n’est pas au nom de l’islam. C’est le signe qu’il y a un problème de comportement, voire de société.

En islam, la femme n’est pas soumise à des contraintes. Elle a toujours eu un rôle exceptionnel dans cette religion. La première épouse du Prophète, Khadija, en est un bon exemple.

Arrêtons d’affirmer que les femmes qui portent le voile intégral le font sous la contrainte. Procédons à un travail d’enquête. Nous sommes à votre disposition pour le faire ensemble. À chaque fois qu’une femme portera le voile intégral de façon forcée, nous irons ensemble faire auprès d’elle un travail de pédagogie pour la convaincre de l’enlever.

Les libertés individuelles, dont la liberté de religion, sont des notions qui existent aujourd’hui et qui sont encadrées.

Vous voyez dans la pratique du port du voile intégral une dérive sectaire. Bien qu’il n’existe pas de définition des dérives sectaires – et je suis juriste ; je sais de quoi je parle – nous ne pouvons nous opposer à une telle assimilation. Mais, comme l’a fait remarquer M. Glavany, le voile intégral est lié à une certaine forme d’islam comme le dopage est lié au cyclisme et le hooliganisme au football. Et tous les dérapages sont à dénoncer. Le Président de la République a annoncé à Versailles que la burqa n’était pas la bienvenue en France. En même temps, quand vous nous voyez tous en costume-cravate, vous savez que nous n’allons pas créer un vêtement spécifique pour les musulmans.

C’est pourquoi, nous vous demandons, quand une femme veut porter le voile intégral, de le lui permettre au nom de la liberté religieuse.

J’espère, Madame Poletti, avoir répondu à vos interrogations. Votre hochement de tête m’indique le contraire. Je vous ai quand même apporté des réponses précises.

M. le président André Gerin. L’important n’est pas de se convaincre les uns, les autres mais que le débat soit ouvert et que vous soyez là.

Mme Berengère Poletti. Je ne doute pas, Monsieur Hafiz, qu’il y ait des femmes qui veulent porter le voile intégral : les femmes peuvent être aussi intégristes que les hommes. Mais il y en a d’autres qui sont victimes de manipulation. Or, quand l’esprit est manipulé, la personne peut donner l’impression de vouloir alors qu’elle ne veut pas vraiment. Quand des personnes parviennent à sortir d’une secte, elles témoignent qu’elles n’agissaient pas en pleine conscience de ce qu’elles faisaient.

Par ailleurs, un tissu qui cache le visage n’est pas un vêtement. C’est autre chose. Une femme qui cache son visage, cache son identité. On ne la reconnaît plus. Elle n’est plus personne. La liberté vestimentaire ne peut s’appliquer dans un tel cas.

M. Jean Glavany. Est-ce caricaturer, Monsieur le président du CFCM, Messieurs les vice-présidents, Monsieur le secrétaire général, que de dire que le message que vous êtes venus nous délivrer ce matin est : « laissez-nous faire de la pédagogie et de l’éducation car cela marche. Une loi nous compliquerait la tâche » ?

Première question : cela marche-t-il vraiment ? Pensez-vous que la pratique du port du voile intégral régresse dans la société grâce à votre action ? Ne faut-il pas que nous vous donnions un coup de main ?

Deuxième question : ce qui me frappe – je vous le dis très sincèrement, très franchement et très amicalement –, c’est votre refus de nommer, de qualifier, de désigner ces dérives. Or, on ne peut combattre des dérives, quelles qu’elles soient, qu’en commençant par les identifier. Vous avez parfaitement raison, Monsieur le vice-président Hafiz : nous connaissons la place remarquable et sacrée de la femme dans la religion musulmane. Mais nous savons aussi qu’il existe deux courants idéologiques qui n’ont pas la même conception de celle-ci et qui sont à la source des dérives – que je ne qualifierai pas, pour ma part, de sectaires, mais de fondamentalistes, d’intégristes, d’extrémistes – que nous dénonçons : le talibanisme, venu d’Afghanistan, et le salafisme. Ces courants développent une idéologie totalement incompatible avec les valeurs de la République. Si on ne les désigne pas comme tels, comment voulez-vous qu’on les combatte ?

Je formulerai ma question de manière encore plus pressante : qu’est-ce qui vous empêche de le faire ? Ce refus de qualifier vient-il d’un refus de porter atteinte à une liberté ? Mais la liberté s’arrête là où commence celle des autres. N’y a-t-il pas autre chose ? La position du CFCM est-elle unanime sur cette question ?

Moi je veux combattre ces idéologies, les faire régresser, les empêcher car elles sont, à certains égards, barbares. Il y a dans votre attitude quelque chose de timoré qui me gêne.

Mme Danièle Hoffman-Rispal. Vous avez beaucoup parlé, Messieurs, d’espace de liberté. Or mon espace de liberté – et vous n’avez pas répondu sur ce point – c’est de vous regarder. Ce n’est pas d’avoir en face de moi dans le métro une masse dont je ne sais même pas si c’est un homme ou une femme.

Nous nous sommes documentés et connaissons la belle histoire du Prophète et de sa première femme. Mais j’ai également relu cet été le livre d’Olivia Cattan dans lequel elle dénonce toutes les formes de radicalisme religieux qui asservissent la femme. Vous n’en avez pas parlé. Or, les hommes – notamment, les religieux – ont toujours eu tendance à restreindre les libertés des femmes.

Vous avez dit que la question du port du voile intégral est débattue au sein du monde musulman depuis des décennies. Pourtant, il y a dix ans, je ne voyais pas de voile intégral à Paris alors qu’aujourd’hui j’en vois beaucoup.

Oui, la pédagogie et l’éducation sont importantes. Vous auriez même pu dénoncer l’absence de politique d’intégration de la part de l’État français dans certains quartiers très en difficulté. J’aurais pu entendre ce discours. Au lieu de cela, vous nous demandez, en quelque sorte, de vous laisser faire de la pédagogie et de l’éducation. Je suis comme Jean Glavany : je ne suis pas convaincue que cela ait beaucoup marché.

Envisagez-vous de publier en sortant d’ici un communiqué de presse pour dire officiellement que la liberté de la femme doit être respectée ?

Si, à chaque fois qu’un médecin manque de recevoir un coup parce qu’il tente de soigner une femme, vous publiez un communiqué pour dénoncer de telles pratiques, cela nous aiderait dans notre combat. En effet, je considère que, quand une femme est en danger, lors d’un accouchement, et que la seule personne présente pouvant la sauver est un homme, celui-ci a le droit de faire son métier, d’autant qu’il a fait des études pour cela !

Vous nous déconseillez de légiférer. Mais c’est un problème républicain. Il concerne la société française dans son ensemble. Si nous ne faisons rien, les choses iront en s’aggravant, pour tout le monde.

M. Éric Raoult, rapporteur. Monsieur le président du CFCM, Messieurs les vice-présidents, Monsieur le secrétaire général, nous avons bien noté que vous réclamiez un geste fort condamnant l’islamophobie afin de montrer aux musulmans de France, non seulement qu’on ne les montre pas du doigt, mais encore qu’ils ne sont pas les seuls concernés par notre démarche.

Deuxièmement, si nous légiférons, nous pouvons interdire le voile intégral comme nous pouvons simplement prendre une disposition autorisant les vérifications d’identité dans l’espace public. Les lois ne sont pas uniquement pénales et répressives.

Les personnes qui ont cassé des vitrines à Poitiers n’étaient pas musulmanes. Elles avaient la tête couverte. Elles doivent être réprimées pour les dégâts qu’elles ont causés.

M. le président André Gerin. Pour la mission parlementaire et la représentation nationale, il est important que cette pratique minoritaire soit caractérisée. Comme je l’ai dit en introduction, nous la dissocions de la religion et de la pratique de l’islam dans l’esprit qu’a rappelé M. le président du CFCM. Mais, pour la combattre, il faut, d’abord, clairement l’identifier.

Deuxièmement, le travail de pédagogie doit être public. Derrière le phénomène du port du voile intégral se cache toute une série d’évolutions négatives – contraintes sur les jeunes filles concernant leurs relations amoureuses, interdiction de consulter le planning familial, etc. – qui touchent l’espace public et la vie civile et sur lesquelles nous avons des choses à dire ensemble, même si nous le faisons de manière dissociée. Nous devons affirmer haut et fort que de telles situations sont inacceptables et sont contraires à l’idée que nous nous faisons d’un islam respectueux des lois de la République et du principe de laïcité. Si nous intervenons, comme nous le souhaitons, dans le cadre de nos responsabilités publiques et politiques et non sur l’aspect religieux et de l’islam, ce sont des sujets que nous devons pouvoir traiter ensemble.

Pour aider à caractériser l’idéologie responsable des dérives auxquelles nous assistons et qui, sur beaucoup d’aspects, présente, comme l’a souligné Jean Glavany, un caractère barbare, je citerai quelques thèmes développés par l’imam Bouziane en 2004 : lapidation des femmes, discours anti-blancs et antirépublicain, supériorité de la loi de Dieu sur celle de la République.

Je pense que nous sommes d’accord pour trouver ces propos totalement inacceptables et, même si nous ne disons pas les choses de la même manière et avec les mêmes mots, il est important que nous les dénoncions pour que tout le monde comprenne bien le sens de cette mission d’information du Parlement.

M. Fouad Alaoui. Qui a suivi l’imam Bouziane ? Personne.

M. Chems-Eddine Hafiz. Il a été expulsé.

M. Fouad Alaoui. Aucun musulman de France n’a exprimé de la sympathie ni une quelconque proximité avec une telle idéologie : la réponse des musulmans de France a donc été claire et explicite.

M. le président André Gerin. Je voulais caractériser ce que nous devions combattre en commun.

M. Fouad Alaoui. Pourquoi voulez-vous combattre une idée qui ne trouve aucun écho ?

M. le président André Gerin. Je me permets de préciser que deux gamins de Vénissieux de dix-neuf et vingt ans, du même quartier que l’imam Bouziane, se sont retrouvés à Guantanamo, après être passés par des camps d’Al-Qaida en Afghanistan et au Pakistan.

M. Fouad Alaoui. Qu’est-ce que deux gamins ?

M. le président André Gerin. Ils avaient été influencés par le discours de gens comme l’imam Bouziane.

M. Fouad Alaoui. Moi, je parle de 6 millions de citoyens.

M. Jean Glavany. Vous n’en savez rien. On ne les a pas comptés.

M. Fouad Alaoui. Dans leur immense majorité, les musulmans de France n’ont jamais adopté une telle lecture radicale et intégriste de l’islam.

Je comprends que vous cherchiez un qualificatif. Mais est-ce cela qui va régler le problème ? Je précise déjà que l’emploi du mot « burqa » est impropre car c’est un vêtement afghan que l’on ne voit pas en France. Est-ce que le fait de dire que le port du voile intégral est une pratique intégriste et extrémiste a réglé le problème ? Non. Il y a une église intégriste en France, et elle a le droit d’exister.

La question du qualificatif n’est pas la plus importante. Ce qui importe, c’est de trouver la réponse adéquate pour garantir l’épanouissement de l’ensemble des musulmans de France qui ne cherchent qu’à pratiquer leur religion paisiblement et dignement dans l’espace républicain.

Lorsque nous nous sommes réunis au sein du Conseil français du culte musulman pour préparer cette audition, nous avons envisagé l’éventualité d’une loi interdisant le port du voile intégral sur la voie publique et nous nous sommes demandés comment elle pourrait être appliquée. Si, malgré tout le travail de pédagogie et d’information réalisé, comme je l’ai dit, depuis longtemps, en direction des femmes, par les autorités religieuses et les responsables associatifs, une jeune femme vient nous dire : « Mesdames, Messieurs du CFCM, votre avis ne m’intéresse pas. J’ai décidé d’opter pour une autre interprétation de l’islam et de porter le voile intégral », que ferons-nous ? Allons-nous utiliser la contrainte pour l’obliger à suivre un autre avis religieux ? On ne peut utiliser la contrainte qu’en cas de trouble à l’ordre public.

Mme Danièle Hoffman-Rispal. Il y a trouble à l’ordre public !

M. Fouad Alaoui. Les émeutes de Poitiers ont eu lieu dans un espace déterminé et dans un contexte particulier et, si les personnes responsables de ces émeutes ont été arrêtées, c’est parce qu’elles avaient troublé l’ordre public.

Dans la déclaration du CFCM que son président a lue en introduction, nous constatons que le port du voile intégral ne trouble pas l’ordre public.

Il y a deux types de débat : l’un aborde la question sous l’angle religieux, l’autre sous l’angle politique et social.

Sur la question religieuse, nous avons essayé de vous apporter l’éclaircissement du CFCM : selon l’immense majorité des écoles juridiques musulmanes, le port du voile intégral n’est pas une prescription religieuse. On ne peut nier, cependant, qu’une minorité prône cette pratique. Nous ne sommes pas d’accord sur la lecture de l’islam faite par cette minorité.

Nous estimons que nous n’avons pas d’autre pas à faire et persistons même à penser que tout autre pas au-delà de la pédagogie, de l’instruction et de l’information serait contreproductif.

Il nous semble important, néanmoins, de réaffirmer la nécessité, pour le maintien de l’ordre public, de pouvoir procéder à l’identification des personnes. Il n’y a aucune divergence entre nous sur ce sujet. Le président du CFCM l’a précisé dans son propos liminaire.

J’ai été interrogé un jour sur la question des mères portant un voile intégral qui viennent chercher leur enfant à l’école. Un directeur d’école remettrait-il un enfant à un homme cagoulé se présentant comme le père de celui-ci ? Non. A-t-on besoin de faire une loi pour lui interdire de venir chercher son enfant ? Non. Les textes existants permettent de trouver des solutions à cette problématique, comme à d’autres.

Le problème n’est pas propre à la France. Dans des pays musulmans où le port du voile intégral est largement répandu, des dispositions ont été prises pour pouvoir procéder à une vérification d’identité lorsque la personne se présente devant un service public ou a besoin d’être identifiée. La France n’a pas besoin d’avoir des dispositions spécifiques pour cela. Il suffit d’adapter celles existant déjà.

Une loi interdisant le port du voile intégral sur l’ensemble de l’espace public serait en revanche, je le répète, contre-productive. Comme je l’ai déjà dit, la grande majorité des femmes qui portent un voile intégral le font de manière volontaire et réfléchie. Si vous le leur interdisez sur la voie publique, soit elles resteront chez elles, soit elles iront dans un pays qui l’autorise, comme le Yémen.

Nous sommes contre le choix de ces femmes et contre leur façon de penser mais je considère qu’on ne doit pas pousser la logique à l’extrême pour aboutir à des réactions de l’extrême.

M. le président André Gerin. Ne préjugez pas les conclusions de la mission d’information. Nous ne sommes pas chargés de préparer une loi mais nous ne fermons la porte à aucune possibilité.

Vous nous parlez toujours des femmes volontaires. J’aimerais qu’on parle des mineures qui, dans certains territoires de ce pays, sont soumises à des contraintes contraires à la République au nom d’une instrumentalisation de l’islam et de la religion. C’est cela que nous voulons combattre de manière forte, claire et déterminée conjointement avec vous. Je donne un exemple récent : des jeunes filles ont demandé au principal de leur collège de pouvoir disposer d’un vestiaire pour s’habiller comme leurs copines dans le collège parce qu’elles ne peuvent pas le faire dans leur quartier. Je ne vois aucune raison nous empêchant de faire un bout de chemin sur des sujets comme celui-là.

M. Anouar Kbibech. Comme vous avez interpellé plusieurs fois le CFCM pour qu’il nomme les choses par leur nom, je reviendrai sur un élément essentiel signalé à la fois par M. Moussaoui dans son propos liminaire et par M. Fouad Alaoui, à savoir l’importance à la fois du texte et du contexte dans l’islam : ce dernier exige de tenir compte du milieu dans lequel on évolue et de la société dans laquelle on vit. C’est ce qui conduit le CFCM à proclamer haut et fort que le port du voile intégral est totalement incompatible avec les conditions du vivre-ensemble en France et même dans un certain nombre de pays musulmans. L’exemple du cheikh Tantaoui a été cité. J’apporterai simplement une correction car son interdiction du port du voile intégral ne concerne que les lycées et non les lieux publics. Cette précision apportée, nous sommes tout à fait convaincus qu’une telle tenue n’est pas compatible avec le contexte français, voire avec celui des pays musulmans.

Cela étant posé, je pense que nous poursuivons globalement les mêmes objectifs. Nous divergeons peut-être sur les moyens d’y parvenir. En ce qui nous concerne, nous insistons sur le travail d’éducation, de pédagogie et d’information. J’ai donné un exemple où ce travail avait été fructueux et bénéfique. Mais, si nous avons éteint un foyer, nous n’avons pas pour autant éteint le feu. Il faut, pour cela, réfléchir à une démarche globale.

Je me permets d’indiquer que, alors qu’il est l’instance représentative du culte musulman, le CFCM dispose de moyens très limités. Donnez-lui les moyens de ses ambitions et des vôtres et il saura mener ce travail sur le terrain.

Pour reprendre la suggestion de Mme Hoffman-Rispal, le CFCM peut publier le texte présenté par son président au début de cette audition pour faire un communiqué solennel à valeur pédagogique pour l’ensemble de la communauté musulmane de France.

Je salue également le travail réalisé par la mission d’information pour éclairer l’ensemble des composantes de la communauté nationale.

M. le rapporteur a indiqué qu’il y aurait pour la mission un « avant et un après-audition du CFCM ». Il en sera de même pour le CFCM concernant la question de l’islamophobie. Je note une vraie prise de conscience du problème. Nous sommes sur la même longueur d’onde et mesurons l’ampleur de ce qui est en train de se passer et la nécessité d’y faire face. C’est, pour moi, un sujet de très grande satisfaction.

Dernier point : vous avez évoqué l’idée d’un communiqué du CFCM. Nous pouvons publier le texte que nous avons préparé pour cette audition et dont le président Moussaoui vous a livré la teneur. Cela aurait un effet pédagogique, comme en a d’ailleurs un le travail, que je salue, de votre mission.

Mme Colette Le Moal. Vous avez dit admettre qu’une institutrice ne remette pas un enfant à une femme qui refuserait de dévoiler son visage. Admettez-vous aussi que, sur un marché, une commerçante refuse de servir une personne qu’elle ne peut reconnaître, son métier consistant aussi à communiquer avec ses clients ?

M. Mohammed Moussaoui. Nous avons clairement dit que le CFCM a pris position contre le port du voile intégral, que nous ne considérons pas comme une prescription religieuse mais comme une pratique minoritaire. Certains députés ont souhaité qualifier cette pratique en des termes de leur choix. Il nous semblait important d’en définir les contours avant de la caractériser. Aussi avons-nous souligné qu’il s’agit d’une pratique minoritaire et que nous œuvrons à la faire régresser, ce qui est une condamnation en soi. Si vous voulez que nous soyons plus explicites, que nous disions qu’il s’agit d’une pratique intégriste parce qu’elle ne se range pas dans le juste milieu et dans la modération que nous préconisons, nous le disons : il s’agit d’une pratique extrême dont nous ne souhaitons pas qu’elle s’installe sur le territoire national. Nous avons dit aussi qu’elle empêche les femmes de mener une vie sociale normale ; or, nous souhaitons que toute citoyenne et tout citoyen puissent mener une vie sociale normale.

Cela dit, cette lecture très particulière de l’islam, littéraliste et d’exclusion, peut être alimentée et amplifiée par des discriminations sociales et économiques. Nous devons donc travailler ensemble à assécher ce terreau. La question déborde donc le seul sujet du port du voile intégral, manifestation d’un mal plus profond.

Je suis satisfait que la mission ait clairement énoncé ses objectifs que dans l’ensemble nous partageons comme nous partageons ses préoccupations. Nous avons tenu à introduire la question de la lutte contre l’islamophobie dans le débat. Je le redis, pour que le message de votre mission et de ceux qui veulent combattre ces pratiques extrêmes soit audible et crédible, il convient de porter une attention particulière à ce phénomène inquiétant, encore marginal mais qui progresse, c’est-à-dire l’islamophobie.

M. le président André Gerin. Je vous remercie. Nous garderons votre dernière remarque en mémoire au moment de rédiger nos préconisations. Vous avez raison : on ne peut proclamer que la République est une et indivisible et ne pas faire que cette proclamation soit suivie d’effet, que la dignité de chacune de ses composantes soit reconnue. Il est dans l’intérêt commun que la société française soit toujours plus rassemblée.

Audition de M. Denys de Béchillon, professeur de droit public à l’université de Pau,
membre du Club des juristes.

M. André Gerin, président. Chers collègues, nous avons le plaisir d’accueillir M. Denys de Béchillon, professeur de droit public à l’université de Pau, membre fondateur du Club des juristes.

Monsieur de Béchillon, nous souhaitons enrichir notre réflexion sur le port du voile intégral sous l’angle juridique.

La question de l’interdiction par la loi d’une telle pratique se pose-t-elle ? Je rappelle que notre mission n’a pas choisi a priori la voie législative : elle en décidera à la fin de ses travaux.

Un premier éclairage nous avait été apporté sur ce point par le rapporteur général de la commission présidée par M. Bernard Stasi sur l’application du principe de laïcité, M. Rémy Schwartz, pour qui une interdiction éventuelle du port du voile intégral dans l’espace public pourrait se fonder sur la notion de dignité de la personne humaine comme composante de l’ordre public. Quel est votre sentiment sur ce point ?

À l’issue de votre exposé introductif, nous vous poserons quelques questions.

M. Denys de Béchillon, professeur de droit public à l’université de Pau, membre du Club des juristes. La réflexion juridique que je vais vous « infliger » vous apparaîtra sans doute quelque peu rébarbative par rapport aux propos tenus précédemment, mais je vais m’efforcer de rendre mon exposé utile, à défaut d’être attrayant.

Vous voulez approfondir votre réflexion sur la faisabilité juridique d’une prohibition du voile intégral.

Je vais seulement aborder le scénario maximal, celui qui fait problème sur le plan juridique, à savoir une interdiction complète du port du voile intégral dans la rue, étant donné que la plupart des scénarios beaucoup moins ambitieux d’une prohibition partielle trouvent aujourd’hui une réponse juridique satisfaisante, en tout cas peu problématique. Je vais en prendre quelques illustrations.

Ainsi les fonctionnaires et agents publics ne peuvent déjà pas, dans l’exercice de leurs fonctions, porter de signes religieux distinctifs, a fortiori de cette ampleur.

Conformément à plusieurs décisions de justice, les salariés des entreprises privées peuvent être soumis à des contraintes très fortes en la matière à partir du moment où elles sont justifiées sur le terrain de l’hygiène et de la sécurité ou sur celui de la qualité de la relation avec la clientèle.

Les élèves des écoles, des collèges et des lycées sont déjà visés par une interdiction complète, en application de la loi sur le voile. J’insiste sur le fait que cette loi est destinée aux enfants, aux mineurs, dans un contexte où l’État est porteur du devoir très particulier de les protéger contre les risques du prosélytisme. L’esprit de cette loi est que l’État est porteur d’une responsabilité singulière à leur égard. Il est donc très logique que cette même loi ne prévoie rien de tel à l’adresse des étudiants des universités, par exemple. On n’y a plus affaire à des enfants présumés malléables, mais à de jeunes adultes dont le discernement est établi ou doit être présumé. Il n’y a donc pas lieu de les protéger. J’y reviendrai.

La situation de personnes placées dans l’exercice de certaines obligations dont la nature justifie une identification immédiate ne pose pas non plus de problème majeur. En l’état actuel de la jurisprudence, il ne fait aucun doute que la réalisation des pièces d’identité, en particulier des photographies, est incompatible avec un vêtement de cette nature. Selon une jurisprudence très importante sur le turban sikh, par exemple, l’obligation d’être photographié tête nue est aujourd’hui considérée comme valable.

Ne pose toujours pas de problème la situation de personnes placées dans des circonstances très particulières où leur identification est également requise. Je pense au décret de 2009, dit « anti-cagoule ». Mais j’y insiste : la prohibition du port d’un vêtement dissimulant le visage est strictement conditionnée à l’apparition de circonstances de lieu et de temps particulières, à savoir la participation à – ou l’immédiate proximité avec – une manifestation, dans laquelle l’ordre public est immédiatement menacé. C’est cela et c’est cela seulement qui nécessite de voir le visage des gens. Là aussi, j’y reviendrai.

Ne pose pas non plus de problème, en l’état actuel du droit, la gestion privée de l’identification des personnes dans les lieux placés sous vidéosurveillance, car les acteurs privés du commerce sont très concernés et très immédiatement agissants. On ne peut pas entrer dans une banque ou une station-service avec un casque intégral, non plus qu’avec une burqa. Tous les gérants de lieux clos et pour lesquels existe une justification d’identification des personnes pour des raisons de sécurité apparaissent déjà bien fondés, le cas échéant, à ne pas accueillir les personnes portant la burqa s’ils ne le font pas de manière discriminatoire.

En outre, certaines personnes qui sollicitent une prestation singulière de l’État sont également dans la situation de se voir refuser la liberté du port de ce signe distinctif. C’est le cas – classique, mais très problématique – des malades à l’hôpital, qui ne peuvent exiger d’être soignés dans des conditions respectueuses de leurs croyances religieuses si cela contraint abusivement le service. Par exemple, à l’heure actuelle, il est possible de ne pas déférer à l’injonction d’une femme d’être soignée par une femme, a fortiori une femme épousant les mêmes croyances religieuses.

Enfin, la jurisprudence a récemment évolué sur le terrain de l’accession à la nationalité française, en posant clairement que le port d’un voile pouvait être considéré comme incompatible avec l’intention de l’acquérir. L’idée est ici qu’un signe distinctif aussi stigmatisant peut être pris comme une preuve d’une mauvaise intégration à la société française, ce qui est évidemment contradictoire dans un contexte où il s’agit, précisément, de s’y intégrer complètement.

Vous le voyez, sur le plan de l’interdiction juridique, seul le cas singulier de la voie publique et de l’espace public général, si j’ose dire, pose un véritable problème juridique nouveau et suscitant une attention poussée.

Peut-on interdire le port de la burqa dans la rue ou dans des lieux non spécifiques ?

Avant de chercher à répondre frontalement à cette question, il faut avoir très précisément à l’idée que l’analyse de la faisabilité juridique d’une telle prohibition est entièrement tributaire de trois éléments.

Premièrement, la question qui vous préoccupe aujourd’hui se pose dans un contexte assez nouveau. En effet, les lois françaises vivent aujourd’hui sous le contrôle étroit des juges, et ce contrôle s’appliquerait évidemment à une loi d’interdiction du port de la burqa. Le contrôle de conventionalité internationale et notamment européenne des lois par les juges ordinaires chargés de les appliquer fonctionne très bien depuis maintenant assez longtemps. Et, de fait comme de droit, le juge de Carpentras, par exemple, pourrait parfaitement refuser d’appliquer une loi de prohibition de la burqa s’il estimait qu’elle contrevenait à la Convention européenne des droits de l’homme. La Cour européenne des droits de l’homme pourrait aussi être amenée à statuer sur ce même problème dans un second temps.

Par ailleurs, vous votez ces temps-ci, Mesdames et Messieurs les députés, une loi organique qui fait aboutir le processus de mise en œuvre du mécanisme de contrôle de constitutionnalité des lois par voie d’exception en France. Ce mécanisme va permettre au Conseil constitutionnel de censurer des textes qu’il n’aurait pas préalablement examinés et déclarés conformes à la Constitution. Ainsi, une loi d’interdiction de la burqa serait non seulement soumise à un contrôle de constitutionnalité a priori, mais aussi et surtout, si elle ne l’était pas, au contrôle du Conseil constitutionnel au cours de son application. Cela change beaucoup les données du problème. L’atmosphère de fausse sécurité législative qui a existé dans ce pays autour d’un certain nombre de lois que l’on savait à la limite de la constitutionnalité – mais sur lesquelles il existait un consensus politique – n’existe plus. La loi Gayssot, par exemple, a fait l’objet d’un consensus tel qu’elle n’a jamais été discutée par le Conseil constitutionnel, et on s’est satisfait du fait qu’elle ne serait pas contrôlée. Et elle ne l’a effectivement pas été. Mais dans trois mois, toute personne intéressée, qui estimerait inconstitutionnelle une loi de prohibition de la burqa serait en droit de diligenter une procédure aux fins de la faire déclarer inconstitutionnelle par le Conseil. Cela doit être gardé à l’esprit, aujourd’hui, au sein du Parlement.

Deuxièmement, on ne doit pas perdre de vue que la prohibition de la burqa réaliserait une ingérence forte dans l’existence d’au moins trois droits fondamentaux :

– la liberté de religion, à partir du moment où ce droit comporte intrinsèquement celui de manifester sa religion, et donc, dans une assez large mesure, la liberté de la manifester comme on l’entend ;

– la liberté d’opinion et donc, là encore, la liberté de manifester son opinion, y compris sur la manière dont on doit soi-même se conduire en public ;

– la liberté d’aller et venir, puisqu’une loi visant à empêcher les femmes de se promener en burqa dans la rue pourrait s’analyser dans une certaine mesure en une restriction de leurs possibilités de déplacements.

Tout cela n’est ni anodin ni négligeable, et fait entrer de plain-pied dans une vraie problématique constitutionnelle et européenne.

Troisièmement, il faut être très conscient du fait qu’une interdiction de la burqa ne serait considérée valable par les juges que si, et seulement si, elle répondait à deux impératifs.

Primo, elle devrait être justifiée par une prescription juridique de même valeur que les règles dont je viens de parler, c’est-à-dire une prescription de type constitutionnel ou européen —  la Convention européenne des droits de l’homme, par exemple.

Secundo, et c’est probablement l’élément le plus important, la limitation ne devrait pas apparaître au juge comme disproportionnée. La mission d’un juge moderne est de concilier des droits fondamentaux antagoniques, en examinant le caractère acceptable, car proportionné, de l’atteinte portée à l’un d’entre eux pour un motif réputé d’intérêt public. Ce contrôle de proportionnalité est commun au Conseil constitutionnel et à la Cour européenne des droits de l’homme. Il impose, in fine, qu’il soit statué sur le point de savoir si la restriction d’une liberté apparaît véritablement nécessaire dans une société démocratique comme la nôtre, et non déséquilibrée en regard de l’exercice des autres libertés. Autrement dit, on ne peut pas faire n’importe quoi ; en tout cas, on ne peut plus du tout légiférer avec le quantum de liberté dont disposait le législateur il y a quelques années ou décennies.

Ces divers préalables étant versés aux débats, nous avons à nous poser les questions suivantes. Quels impératifs constitutionnels rendraient possible l’interdiction de la burqa ? Sont-ils solides, permettent-ils d’envisager une prohibition proportionnée, équilibrée et, comme telle, acceptable selon les standards en vigueur ? Ou, au contraire, existe-t-il un grand risque juridique à voter une loi de prohibition ?

Pour y répondre, je vous propose de partir de l’idée que les ressources juridiques aujourd’hui disponibles pour envisager une interdiction de la burqa sont potentiellement au nombre de trois : le principe de laïcité ; la protection de l’ordre public et de la sécurité publique ; la dignité de la personne humaine et l’égalité des sexes, envisagée sous l’angle de la dignité des femmes. Interrogeons ensemble ces fondements possibles, et demandons-nous s’ils sont à la fois efficients et suffisants pour justifier l’interdiction qui nous occupe. Nous y verrons plus clair de cette manière.

Premièrement, peut-on se fonder sur l’exigence de laïcité pour interdire le port de la burqa ?

C’est tentant, d’autant que la Cour européenne des droits de l’homme a donné quelques signes de disponibilité à l’égard de cette idée, en particulier dans le très célèbre arrêt Leyla Şahin c. Turquie. Étudiante d’une vingtaine d’années dans une université en Turquie, Leyla Şahin s’était très violemment opposée à la prohibition, non pas du voile intégral, mais du hidjab. La Cour européenne des droits de l’homme, appelée à statuer sur la légitimité de la prohibition de ce voile prononcée par la législation turque, a estimé acceptable d’interdire le port du voile dans les universités turques, au nom de la laïcité et a donné tort à la requérante.

Cela suffit-il pour transposer cette solution au cas qui nous intéresse ici ? Je ne le crois pas. Et ce pour deux raisons.

Dans son arrêt, la Cour insiste lourdement sur la situation tout à fait singulière de la Turquie, la décrivant comme un pays assiégé, très fragilisé par la menace islamique et dont l’existence et l’identité politiques reposent sur la solidité du postulat de laïcité. Or une prohibition du voile intégral ne pourrait pas être considérée comme également valable dans des pays beaucoup moins en situation de péril existentiel jusqu’à plus ample informé.

Secundo dans son arrêt de 2009 Aktas c. France, la Cour européenne des droits de l’homme n’a pas condamné la France pour prohibition du port du voile à l’école. Bien au contraire, la Cour a considéré légitime qu’une jeune fille qui refusait de libérer sa chevelure en cours de gymnastique soit exclue de son lycée. Mais de nouveau, cette décision est un faux ami pour les ennemis de la burqa dans la rue, car elle concerne le cas d’un lycée, et donc des sujets de droit réputés fragiles, pour lesquels, comme je vous l’ai déjà dit, il existe un devoir très singulier de protection. Rien de tout cela n’est automatiquement transposable dans la rue, a fortiori à des personnes majeures.

J’insiste sur un point : l’exigence de la laïcité pèse sur l’État et non sur les personnes privées. Elle peut donc difficilement être invoquée pour interdire le port du voile intégral. L’État doit se comporter dans le respect de la laïcité, c’est-à-dire tolérer toutes les religions et n’en préférer aucune. Mais les personnes privées ne peuvent pas être soumises à une obligation de laïcité, car cela leur interdirait d’exercer librement leur liberté religieuse. Imposer aux personnes un devoir de laïcité, c’est leur refuser de manifester leur religion. Cela n’a pas de sens. Il est normal d’imposer cette exigence à un fonctionnaire dans l’exercice de ses fonctions parce qu’il incarne l’État, et doit, comme tel, ne manifester aucune préférence. Mais rien de tout cela ne justifie que l’on fasse peser une obligation quelconque sur le sujet de droit banal, saisi en dehors de toute fonction singulière, a fortiori publique. Par conséquent, la laïcité me paraît être un mauvais vecteur pour justifier la prohibition de la burqa.

Deuxièmement, peut-on se fonder sur l’ordre public et la sécurité publique pour interdire le voile intégral ?

En vérité, cette notion recouvre deux problèmes différents. On peut souhaiter rendre invariablement possible l’identification d’une personne. Mais on peut aussi vouloir se prémunir contre le risque de dissimulation, sous un vêtement très ample, d’armes ou d’explosifs. On me dit que dans certains pays, comme l’Inde ou le Pakistan, la burqa est regardée avec inquiétude sous ce rapport, parce qu’elle permet assez facilement de commettre des attentats suicides. Reprenons ces deux angles de vue.

Invoquer la nécessité de se protéger contre la dissimulation d’armes ou d’explosifs n’est guère convaincant de prime abord. Un tel message politique donnerait l’image d’une France en danger, en situation de quasi-guerre civile ou en proie à une menace terroriste justifiant des interdictions drastiques. Je ne suis pas persuadé que ce fondement soit très facilement utilisable politiquement, ni qu’il apparaisse proportionné aux yeux du juge en l’état actuel du risque pesant apparemment sur la France. Au moins pour l’instant. En outre, cette mesure apparaîtrait probablement disproportionnée, car discriminatoire. En effet, si l’on veut se prémunir contre tout risque de dissimulation d’une arme ou d’un explosif, il faut interdire le sac à dos, la mallette, le boubou et même la soutane…, qui posent exactement le même problème ! Je ne crois pas que vous souhaiterez en arriver là s’il n’existe pas de nécessité actuelle et avérée. En tout cas, une interdiction sélective de la burqa sur ce fondement bien précis me semble relever assez largement de la plaisanterie.

Plusieurs députés. Et le visage ?

M. Denys de Béchillon. Le visage, c’est l’identification. Peut-on fonder une prohibition de la burqa sur la nécessité très actuelle de reconnaître les gens, de les voir ? C’est précisément le second point auquel je voulais arriver.

Secundo, donc, peut-on envisager d’interdire la burqa, motif pris de l’obligation qui pèserait sur tous de se rendre immédiatement identifiable en toute circonstance ? Je le rappelle : notre problème ne concerne pas des lieux fermés placés sous vidéosurveillance, mais l’espace public au sens large. S’il ne fait aucun doute qu’un agent de police a parfaitement le droit de demander à une femme en burqa de dévoiler son identité (et donc son visage) sur le champ, cela ne résout pas la question de savoir si une identification immédiate peut être imposée de manière générale, hors de toute demande cet ordre. Existe-t-il en droit français une obligation d’apparaître tête nue devant tous les dispositifs de vidéosurveillance urbains, à l’effet de montrer son visage et de pouvoir être reconnu ?

Là encore, je doute de la solidité juridique d’une telle interdiction. La jurisprudence actuelle du Conseil constitutionnel n’indique pas que les citoyens sont obligés de dévoiler leur visage en permanence, d’être reconnaissables en tout lieu et en toutes circonstances, alors même qu’aucun officier de police ne procède à un contrôle d’identité.

En outre, une telle justification risque d’être discriminatoire. Faut-il verbaliser les gens qui portent un casque de moto dès qu’ils mettent un pied à terre, ou une casquette à longue visière, car eux aussi cachent leur visage face aux dispositifs de vidéosurveillance ?

Par ailleurs, cette interdiction laisserait entendre que l’État dispose du droit d’exercer une surveillance visuelle active de portée tout à fait générale, assortie d’une conservation longue des données permettant de procéder à toutes les identifications. La Cour européenne des droits de l’homme ne semble pas favorable du tout à ce genre de choses. Le degré de mise en cause de la vie privée lui paraît trop élevé, notamment, dès lors que l’encadrement de la conservation des données, en particulier, n’est pas suffisant. Il faut sans doute se montrer très prudent dans ce registre. En tout cas, de prime abord, la justification d’une prohibition de la burqa au motif que le visage doit être invariablement identifiable me paraît franchement mal assurée.

Troisièmement, la dignité de la personne humaine et l’égalité des sexes peuvent-elles justifier la prohibition de la burqa ? Je comprends que cette perspective puisse vous apparaître tentante, en particulier au regard de la jurisprudence du Conseil d’État issue de l’arrêt dit de Morsang-sur-Orge sur la fameuse affaire dite du « lancer de nain ».

Entrepreneur de spectacles, M. Wackenheim se produisait dans des boîtes de nuit où il se faisait expédier sur des coussins lointains par de gros imbéciles qui trouvaient cela très drôle. Au nom du respect de la dignité de la personne humaine, le Conseil d’État valida l’interdiction de ce spectacle détestable, prononcée par le maire de Morsang-sur-Orge. Autrement dit, il fit prévaloir une conception de la dignité de la personne humaine dans laquelle la collectivité publique a des titres à dire comment les gens doivent se comporter avec leur propre corps, c’est-à-dire disposer d’eux-mêmes. Si l’on poursuit sur cette voie, il n’est pas complètement inconcevable de soutenir qu’une femme dissimulée sous une burqa se dégrade et dégrade sa propre dignité. Faut-il raisonner de la sorte ? Cette justification est-elle satisfaisante et juridiquement solide ? Mon sentiment est que non. Je vais essayer de vous dire pourquoi.

En premier lieu, cette conception de la dignité est loin d’être la plus solide sur le terrain juridique. À dire vrai, seul le Conseil d’État l’a véritablement soutenue sous cette forme et je ne suis même pas sûr qu’il la maintiendrait aujourd’hui. Quoi qu’il en soit, la Cour européenne des droits de l’homme, elle, n’en n’est plus là du tout. Elle avait pourtant adopté la même conception il y a une quinzaine d’années s’agissant du problème des sadomasochistes dans l’affaire Laskey, Jaggard et Brown c. Royaume-Uni. Un nid de sadomasochistes ayant été découvert par hasard par la police écossaise, l’organisateur de la rencontre fut écroué puis condamné, avec d’autres participants, par les tribunaux britanniques à cinq ans de prison. C’est une condamnation lourde pour des gens qui considéraient exercer librement leur activité sexuelle, car personne ne s’était plaint ni n’avait jamais été hospitalisé ou même soigné. Si j’ose dire, tout le monde s’amusait entre soi. Il n’y avait aucun soupçon de pédophilie, de sévices non consentis, de prosélytisme, etc. Nous étions dans l’exercice d’activités sexuelles bizarres, certes, mais, selon la formule consacrée, exercées entre adultes consentants. La Cour européenne des droits de l’homme jugea pourtant légitime la condamnation des intéressés, estimant en gros que ces sadomasochistes avaient porté une atteinte à leur dignité. Il y avait donc bien une communauté de vues entre cet arrêt et celui de Morsang sur Orge.

Mais précisément, la Cour européenne des droits de l’homme a radicalement révisé sa position il y a quelques années. Dans l’affaire KA et AD c. Belgique, elle a eu à connaître d’une deuxième affaire de sadomasochistes – de l’ordre du film d’horreur cette fois – où étaient en scène un médecin et un magistrat torturant la femme d’un des deux. Cette femme s’était dite consentante et ne s’était pas plainte non plus. Mais l’enregistrement vidéo des scènes a permis à la Cour de vérifier la réalité et surtout la continuité de ce consentement. Et c’est de cela que la Cour va tirer argument cette fois. Elle va juger qu’il était légitime de mettre ce médecin et ce magistrat en prison, mais sur un fondement totalement différent. Ce qui fonde la condamnation, c’est seulement le fait que le consentement de cette dernière n’était pas certain, notamment parce qu’il n’était pas actualisé en permanence. En effet, les hommes avaient bu, la femme torturée devait prononcer un mot rituel convenu entre eux pour faire arrêter les supplices, et ils ne s’étaient pas arrêtés. Enfin, et peut-être surtout, la femme s’était évanouie à plusieurs reprises. La Cour en a déduit que l’on n’avait plus de moyen objectif de penser que cette femme consentait toujours et continuellement. Partant, La Cour a pensé que l’on n’avait plus de moyen de parler raisonnablement de liberté sexuelle. En quelque sorte, c’est le consentement actualisé qui fait la frontière entre la liberté sexuelle, protégée, et la torture, condamnable.

Le raisonnement suivi dans cette affaire est aux antipodes du précédent. Ce qui compte et mérite la protection du droit, dans l’esprit actuel de la Cour, c’est l’autonomie de cette femme, sa volonté et sa liberté de consentir aux supplices qu’elle avait sollicités ; autrement dit : son libre arbitre. Vous voyez que la dignité n’est plus mise en scène. Et vous voyez surtout que nous ne disposons plus du tout des mêmes outils juridiques pour empêcher une femme de porter la burqa si elle le souhaite. C’est même plutôt le contraire : si c’est la volonté de la personne qui compte, en dernière analyse, et mérite la protection, il devient très difficile de l’empêcher de disposer d’elle-même — et a fortiori de son vêtement — si telle est sa volonté.

Il me semble donc aventuré, ou pour le moins imprudent, de conclure que le principe de la dignité de la personne humaine permet assurément de fonder une interdiction du port de la burqa.

En deuxième lieu, cette conception « paternaliste » de la dignité de la personne humaine, dans laquelle l’État se reconnaît le droit de se substituer aux personnes pour leur dire ce qui est bon pour elles, est loin de me paraître la plus cohérente, ni d’ailleurs la plus souhaitable.

Sur le terrain de la cohérence, je voudrais vous faire observer que, lorsque le Conseil constitutionnel a « découvert » le principe de la dignité de la personne humaine dans la Constitution, il l’a fait en utilisant un raisonnement très convaincant, duquel découle en droite ligne une conception de la dignité qui n’est justement pas celle-là.

Comme vous le savez, le principe de la dignité de la personne humaine n’est pas écrit dans la Constitution. Le Conseil l’a déduit de l’intention du Constituant de 1946, qui, instruit des ravages de la barbarie nazie, avait souhaité écrire un nouveau Préambule à notre Constitution, et le faire, je cite, « au lendemain de la victoire remportée par les peuples libres sur les régimes qui ont tenté d’asservir et de dégrader la personne humaine ». La philosophie humaniste à laquelle renvoie cette intention est sans équivoque : la dignité, c’est le droit dont disposent également tous les hommes de n’être dominés et asservis par personne ; c’est la prérogative de pouvoir refuser l’injonction d’un autre homme. Par voie de conséquence, c’est aussi l’égale liberté de vouloir et de consentir, c’est-à-dire la libre disposition de soi qui se trouve ainsi consacrée et mise en scène. Au sens de 1946, la dignité associe égalité et liberté, et attribue le plus grand rôle au libre arbitre : chacun a le même libre arbitre, le même droit que son voisin de gouverner son propre corps et son comportement dans la cité. Voilà le legs juridique et philosophique à partir duquel le Conseil constitutionnel a forgé le principe constitutionnel de la dignité. Si l’on en reste à ces solides prémisses, il n’y a rien là qui puisse justifier un gouvernement extérieur des corps et des consciences. Tout au contraire, il y a tout ce qu’il faut pour protéger la liberté de chacun de se comporter comme il l’entend dans le respect de l’égale liberté d’autrui.

Sur ces bases, je ne saurais aucunement garantir que, en cohérence, le Conseil constitutionnel ou un juge européen admettraient sans broncher la validité d’une loi de prohibition de la burqa. Le cœur de la dignité de la femme, n’est-il pas précisément contenu l’exercice de son libre arbitre, de sa liberté, y compris celle de porter la burqa si elle l’entend ?

Mais vous demanderez : qu’en est-il des personnes et notamment des femmes qui ne sont pas vraiment libres ? Je n’ai pas de réponse rassurante et confortable à cette question. Mais j’ai une réponse politique et juridique. Nous savons bien que, bien souvent, la liberté est une fiction ; que beaucoup de gens ne sont pas réellement libres — d’ailleurs pour de multiples raisons, familiales, sociales, économiques, ou autres. Mais cela ne change pas grand-chose à notre problème bien précis. Le lot des démocraties est forcément de vivre dans la fiction du libre arbitre des gens, même si nous savons que cette fiction en est bien une. Et cela, parce nous ne pouvons ni ne savons faire autrement. Nous ne pouvons pas penser l’acte de vote, par exemple, et notamment le suffrage universel, sans présumer le libre arbitre des électeurs. Bien sûr qu’ils subissent des influences importantes, bien sûr que nous le savons. Mais nous ne devons ni ne pouvons en tirer la moindre conséquence sur l’étendue de leurs droits. De la même manière, nous ne pouvons pas penser le contrat de travail autrement que passé dans l’exercice du libre arbitre, alors qu’il est sans doute explicable en fait tout autrement, dans la majeure partie des cas, par la domination économique et la nécessité de vivre.

La liberté est une fiction. Mais c’est une fiction que les démocraties s’honorent : de ne renverser que si elles ont de très bonnes raisons de le faire, et de ne renverser qu’en usant des procédures extrêmement contraignantes, afin de doter la personne intéressée des meilleures garanties de protection, comme dans la mise sous tutelle ou dans l’hospitalisation d’office par exemple. Hors de ces champs étroits, la fiction fonctionne et doit fonctionner toujours. C’est elle qui nous préserve de voir se constituer en droit des classes de sous-hommes. Ou ici, de sous-femmes.

J’ignore combien de femmes sous burqa sont effectivement libres de leur décision. Certaines le sont ; d’autres ne le sont pas. Je ne sais pas compter, et sans doute vous non plus. Mais en l’état actuel du droit et probablement de la philosophie politique de nos démocraties, il me semble difficile de décider à leur place si elles sont libres ou non. La démocratie comporte le risque de vivre avec des monstres qui nuisent à eux-mêmes. C’est infiniment triste. Mais nous ne pouvons pas envisager de les priver de leur liberté sans contredire l’un des principes d’organisation les plus importants de nos sociétés modernes.

Ma conclusion est que, en l’état actuel du droit positif, la prohibition générale du port de la burqa serait extrêmement fragile, et de nature à poser plus de problèmes qu’elle ne saurait en résoudre. J’ajoute qu’une telle interdiction donnerait le signe d’une évolution paternaliste assez terrible. Paternalisme terrible et profondément contradictoire par-dessus le marché, car il reviendrait, soit à défendre la liberté des femmes désireuses de porter la burqa en les privant de leur liberté de le faire, soit à protéger la liberté de choix des spectateurs de ces femmes en burqa en postulant qu’ils n’ont ni la liberté ni la capacité de résister à leur prosélytisme. Cela m’effraie.

Je n’aime pas la burqa, elle me révolte, mais je crois que nous n’avons ni les outils ni la culture politique pour interdire le port de ce vêtement sur le territoire de la République.

M. le président André Gerin. Il nous faut discuter au fond de la servitude volontaire, mais aussi et surtout des mineures.

En outre, les intervenants ont évoqué à plusieurs reprises l’intégrisme, porté par une idéologie dangereuse et barbare. Nous devrons également approfondir cette question, notamment grâce aux exposés que nous ferons des spécialistes du salafisme.

Mme Colette Le Moal. Le visage couvert porte atteinte, me semble-t-il, au troisième pilier de la République, la fraternité. Qu’en pensez-vous ?

Mme Danièle Hoffman-Rispal. Symbole de la République, Marianne ne porte, le plus souvent, rien autour du cou. L’inverse signifierait une privation de liberté.

Les représentants du CFCM ont évoqué l’islamophobie. Aujourd’hui, la société française rejette la burqa, et je fais partie de ceux qui pensent qu’elle provoque de réelles violences. Les parlementaires ne veulent pas a priori interdire le port du voile intégral, mais cherchent des pistes pour trouver des solutions. C’est difficile, mais c’est cela que nous vous demandons.

M. Jacques Remiller. Monsieur de Béchillon, vous êtes un professeur d’université et un juriste remarquable, mais certains des exemples que vous avez cités dans votre brillant exposé m’ont surpris.

Vous avez parlé du vêtement. Dans notre République, chacun choisit le vêtement qu’il souhaite porter, mais la burqa traduit une réelle volonté de se cacher, de repousser le regard des autres, sous la contrainte ou pas.

Quant au casque, il constitue une protection inscrite dans le cadre de la sécurité routière et du code de la route, alors que la burqa n’est pas inscrite dans notre Constitution.

J’aimerais donc obtenir des précisions, car vos exemples n’ont rien à voir avec la burqa.

Mme Bérengère Poletti. Tout le monde est d’accord : nous avons affaire à un mouvement intégriste, qui met à l’épreuve nos démocraties dont on cherche les limites. Je pense donc utile de chercher une réponse juridique.

Selon vous, la vidéosurveillance pose problème et la justification de l’ordre public ne peut être retenue. Mais en matière de sécurité publique, la vidéosurveillance n’est pas seule à même de prouver la culpabilité des gens, les témoignages des personnes présentes dans la rue, auxquelles il est demandé de faire un portrait-robot, permettent de retrouver l’identité de la personne responsable. L’argument de la vidéosurveillance m’a donc semblé limité.

M. André Gerin. Qu’en est-il de l’égalité, autre valeur constitutionnelle ?

M. Denys de Béchillon. La situation des mineurs est très intéressante car révélatrice des limites d’une prohibition.

La situation est réglée à l’école par la loi sur la voile. Notre préoccupation est donc la situation des mineures dans la rue et, en vérité, à domicile. Si l’on pense qu’il est souhaitable d’agir fermement, il faudrait agir non pas seulement dans la rue, mais aussi au domicile, pour protéger les femmes, pour protéger les enfants contre leurs parents : le bon sens est là. Et cela montre cruellement les limites de toute possibilité d’action juridique utile, parce que nous ne savons pas très bien faire ce genre de choses.

Soit dit par parenthèse, parce que je sors un peu de la sphère juridique en disant cela, je pense aussi que si l’on veut protéger les femmes et les enfants dans ce domaine, il est très important de maintenir toutes les possibilités de leur socialisation. Or en cas de prohibition, les femmes contraintes de porter la burqa ne sortiront plus dans la rue. On se priverait donc de l’une des meilleures chances de les voir évoluer…

M. le président André Gerin. Et si nous votions une loi contre ceux qui imposent la burqa ?

M. Denys de Béchillon. Une loi du type de celle sur le proxénétisme, qui punit non pas les prostituées mais les souteneurs ? Cela m’irait bien, affectivement et intellectuellement, mais de nouveau, je vois les difficultés juridiques se profiler à l’horizon. Pour prouver l’existence de la contrainte, il faudra entendre la plainte des femmes. Or les plus fragiles ou les plus dominées ne se plaindront pas. Vous ne toucheriez donc que la face émergée de l’iceberg des femmes placées sous une domination masculine épouvantable. Par ailleurs, nous n’avons pas besoin d’une loi nouvelle pour régler la situation des femmes qui se plaignent ou se plaindront : l’arsenal existe déjà.

S’agissant des enfants, l’idée de les protéger contre leurs parents ouvre une perspective compliquée et, de nouveau, assez angoissante. Conformément à l’évolution juridique des dernières décennies, les enfants ne sont plus la propriété de leurs parents. La nécessité de protéger leur corps, en particulier des atteintes susceptibles de leur être portées par leurs parents eux-mêmes, est aujourd’hui très bien admise. Le domicile n’est plus un sanctuaire. Mais comment empêcher les parents de nuire moralement ou intellectuellement à leurs enfants, et avec quels moyens pratiques et juridiques ? Je ne peux imaginer un dispositif efficace qui n’apparaisse disproportionné au regard des intérêts et des droits des uns et des autres. Je vous rappelle que la liberté éducative fait aussi partie des droits fondamentaux. Il fut même un temps lointain où la Cour européenne des droits de l’homme considérait la gifle donnée à l’élève par un maître d’école comme attentatoire au privilège des parents, seuls dépositaires de ce « droit ».

Je pense qu’il y a sur cette terre énormément de parents toxiques, de mauvais parents. Des choses épouvantables se passent dans les familles, en permanence. Malheureusement, il y a un degré de pénétration dans les domiciles que l’État ne peut pas franchir au risque de créer une société dans laquelle il serait le maître des consciences, des univers, des corps, des comportements. Nous ne pouvons pas toucher au problème sans bouleverser l’ensemble du paysage, et c’est cela qui me préoccupe. Comme vous, j’aimerais beaucoup voir les petites filles éduquées autrement, mais je ne vois pas de quel droit et avec quels outils on peut imposer à des parents de renoncer à une forme d’éducation en laquelle ils croient. Malheureusement, je crains que nous ne puissions raisonnablement atteindre que des situations et des cas très sévères, voire les plus apparents : ceux dans lesquels la maltraitance en un sens très strict peut être avérée. L’au-delà de ces limites, au demeurant assez molles, me semble difficilement atteignable dans une société de liberté.

Reprenons un instant le problème de la dignité dont nous parlions tout à l’heure. J’ai défendu devant vous une position tolérante vis-à-vis de la possibilité pour une personne de disposer de son corps. Mais j’admets tout à fait de ne pas verser dans un absolutisme idéologique. Et il me semble que la prise en compte, ou non, d’une atteinte irréversible au corps ouvre des perspectives intéressantes pour se donner des critères d’acceptabilité de la répression. Je ne crois pas illégitime, par exemple, d’empêcher une personne de vendre l’un de ses organes, sur la base d’une distinction de ce type. Mais si vous admettez ce genre de raisonnement — qui n’est déjà pas très assuré au plan juridique, parce que l’on admet bien en droit français d’aujourd’hui, par exemple, qu’une personne puisse refuser des soins vitaux — vous voyez tout de suite que vous placez la frontière de l’inacceptable très loin de celle dont vous auriez besoin pour interdire la burqa.

Prenons une comparaison intéressante à ce sujet. Une burqa, ça s’enlève, alors qu’un tatouage ça ne s’enlève pas bien du tout. Faut-il interdire à toutes les personnes de se faire tatouer ? Y songeriez-vous seulement ? Dans mon amphithéâtre, je vois des gens tatoués de la tête aux pieds : je pense qu’ils s’en mordront les doigts une fois devenus adultes. Néanmoins, encore une fois, je ne vois pas comment l’État pourrait avoir une légitimité à interdire ces pratiques et désigner ce qui est digne dans ces usages du corps, à la place de son propriétaire, alors même qu’elles sont nettement plus engageantes, sur la durée, que le port d’un vêtement, même stigmatisant.

J’aimerais beaucoup que les gens qui imposent aux femmes le port de la burqa aillent en prison, mais la fiction de la liberté des femmes de porter la burqa si elles le souhaitent est un rempart derrière lequel bute jusqu’ici le risque d’une très grande absence de liberté par augmentation du contrôle social.

Je réponds maintenant à votre question sur le casque, M. le député. En utilisant l’argument du casque, je cherchais seulement à expliquer la difficulté de justifier la prohibition de la burqa par la nécessité de voir en permanence le visage des personnes. Si on la justifie ainsi, il faut raisonner de la même manière avec le casque à l’instant où la personne descend de sa moto : le coursier qui vous apporte une pizza devient un criminel en puissance s’il n’enlève pas son casque. C’est tout.

L’objection sur le témoignage me paraît de très loin la plus sérieuse. Très honnêtement, je n’y avais pas pensé. Est-elle suffisante pour établir une prohibition proportionnée ? Peut-on dire que pèse sur chaque personne une obligation de se rendre reconnaissable et donc de s’exposer à pouvoir être reconnu par quelqu’un susceptible de témoigner de la commission d’un crime ou d’un délit ? Je n’ai pas connaissance d’une jurisprudence sur ce point. Creusons un instant la question. Dans la balance des coûts et des avantages, votre argument est intéressant, mais il ne suffit pas, me semble-t-il, du point de vue juridique. Je le répète, il me semble que le fait d’interdire sélectivement le port de la burqa en invoquant des motifs de sécurité publique me semble objectivement discriminatoire : si l’on voulait bien faire, il faudrait appliquer le même raisonnement à tout ce qui permet de dissimuler l’identité. Et les ennuis commencent là : pourquoi ne faudrait-il pas considérer comme répréhensible une barbe touffue, un bonnet et une paire de lunettes, puisqu’ils permettent de se soustraire à une identification facile dès lors qu’on les enlève, ce qui ne prend guère de temps ? Voilà pourquoi, si j’étais juge, je ne recevrais pas votre objection, même si je la trouve profonde et stimulante.

Je réponds maintenant sur le terrain de la fraternité. La fraternité est une exigence juridique dont personne ne connaît la signification. C’est une des rares normes constitutionnelles avec laquelle on ne sait pas faire grand-chose, si ce n’est – mais le Conseil constitutionnel y a résisté – justifier par exemple le régime des retraites par le principe d’une exigence de solidarité entre les générations. Et encore, la solidarité, c’est autrement plus dense que la fraternité. Vraiment, imposer la fraternité par la prohibition de la burqa me laisse dubitatif, car il n’est écrit nulle part dans la Constitution que je dois aimer mon prochain et le reconnaître comme mon frère, encore moins pour nous imposer mutuellement de nous montrer nos visages. Le philosophe Emmanuel Levinas vous aurait peut-être suivi un peu plus que moi sur ce terrain. Mais ce point me paraît ressortir à l’ordre de la philosophie et non du droit. J’imagine mal comment on pourrait aboutir à un dispositif juridiquement solide avec la notion de fraternité.

Mme Colette Le Moal. La philosophie pourrait commencer à entrer dans le droit !

M. Denys de Béchillon. Je vous l’ai déjà dit, la prohibition de la burqa me semble fragile. Je ne prétends pas qu’il ne faut rien faire, mais il serait intéressant de rechercher d’autres voies. Cela dit je n’ai pas la compétence pour vous les indiquer.

Permettez-moi, pour finir, de soulever un dernier problème. Si elle était votée, l’interdiction de la burqa pourrait être déclarée illégitime par de nombreux juges et il y aurait de multiples contentieux, du tribunal correctionnel à la Cour européenne de Strasbourg en passant par le Conseil constitutionnel. La question qui se pose à vous est donc aussi de savoir si vous voulez cela. Voulez-vous vraiment que cette question, qui ne fait déjà pas l’objet d’un consensus parlementaire, s’expose aussi à un manque de consensus juridique ?

Les juristes s’étripent sur la loi Gayssot : s’il y a de très bons arguments de part et d’autre, le mécontentement est général car jamais aucun juge n’a été mis en situation de dire véritablement ce qu’il en pensait.

La prohibition de la burqa déplacerait sur les juges la responsabilité ultime de dire ce qui est acceptable ou pas dans ce domaine, au risque d’ailleurs de la cacophonie. Avez-vous véritablement envie de cette sorte de déresponsabilisation et de cette sorte de désordre là où il s’agit de parler de la Nation française et de son identité ? Avez-vous envie de n’être que les inspirateurs de ce qui, durablement, restera en droit une polémique ? Je ne suis pas sûr non plus que cela soit souhaitable. Je comprends votre désir de faire en sorte que le Parlement dise fortement le sentiment de la Nation sur une telle question. Mais je crois vraiment qu’il vaudrait mieux le faire autrement qu’en prononçant une interdiction aussi discutable en droit.

M. le président André Gerin. Merci beaucoup.