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Mission d’information sur la pratique du port du voile intégral sur le territoire national

Mercredi 25 novembre 2009

Séance de 16 heures 30

Compte rendu n° 14

Présidence de M. André Gerin, Président

– Audition de M. Bertrand Mathieu, professeur de droit public à l’Université Paris I Panthéon Sorbonne

– Audition de M. Guy Carcassonne, professeur de droit public à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense

La séance est ouverte à seize heures quarante.

Audition, de M. Bertrand Mathieu, professeur de droit public
à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne

M. André Gerin, président. Nous poursuivons nos travaux avec l’audition de M. Bertrand Mathieu, professeur de droit public à l’Université Paris I, qui a pris position cet été sur le sujet qui nous occupe dans des articles publiés notamment dans La Croix et dans Les Échos, en envisageant la possibilité de légiférer.

Nous partageons tous le souci d’apporter aux problèmes que pose la pratique du port du voile intégral la réponse la plus adéquate et la plus lisible possible. Cette réponse doit, à l’évidence, revêtir un caractère politique, parce que cette pratique met en cause les fondements du pacte républicain et que le combat à mener porte sur des valeurs aussi essentielles que la dignité de la femme et l’égalité des sexes. Mais la réaffirmation de ces valeurs demeurerait vaine et notre réponse sans effet si, dans notre démarche, nous ne prenions en considération les exigences – et parfois les contraintes – de l’État de droit.

Monsieur le professeur, je vous laisse la parole pour un exposé introductif.

M. Bertrand Mathieu, professeur de droit public à l’Université Paris I Panthéon Sorbonne. La question du voile intégral est un concentré des contradictions qui traversent notre société : intégration contre respect des identités culturelles, dignité de la femme contre liberté de l’individu, laïcité contre respect des expressions religieuses…

On peut d’emblée affirmer que le port du voile intégral est un comportement social qui heurte symboliquement les valeurs de la société et dont le développement au nom de la tolérance et du respect des convictions de chacun pourrait constituer un ferment destructeur de ces mêmes droits fondamentaux. Il ne faut pas oublier que les droits fondamentaux peuvent être instrumentalisés pour imposer, au nom des libertés, des exigences contraires au système de valeurs lui-même ; il convient donc de ne pas se laisser enfermer dans ce type de rhétorique. Si l’on se place sur le terrain juridique, il est nécessaire de faire preuve de rigueur dans l’invocation et l’utilisation des principes, pour des raisons de cohérence, d’efficacité et d’acceptabilité.

Comme vous l’avez souligné, Monsieur le président, le choix à opérer est éminemment politique. Il conduit cependant à prendre parti, en termes de droits fondamentaux, sur une question essentielle : faut-il privilégier l’expression d’une société multiculturelle, fondée sur la coexistence de groupes marqués par une forte identité culturelle, ou faire prévaloir, dans le respect de la diversité, une politique d’intégration qui nécessite le respect de valeurs communes ?

Si l’on choisit la première option, il faut en mesurer la portée. La construction d’un droit entièrement fondé sur le respect de l’identité d’une communauté rend très difficile la détermination d’une ligne de démarcation entre la sphère communautaire et la sphère commune. Par ailleurs, le développement des droits d’un groupe ou d’une communauté peut conduire à une restriction de la liberté des individus qui appartiennent à ce groupe ou à cette communauté. Cette remarque vaut particulièrement, s’agissant de la question qui nous retient ici, pour les femmes.

La seconde option consiste à privilégier des valeurs communes. Il faut alors déterminer ces valeurs et les conséquences qu’il convient d’en tirer.

Personnellement, je pense qu’il est nécessaire de lutter contre des dérives qui menacent notre système de valeurs, sous peine de voir se développer dans l’avenir des comportements qui, faute d’une réaction de principe suffisamment précoce, seront devenus incontrôlables. Vous me pardonnerez cette prise de position qui n’est pas une affirmation de juriste, mais ce n’est qu’après avoir fait un choix que l’on peut poser la question des instruments juridiques.

La réglementation – ou l’interdiction – de l’usage public du voile intégral nécessite l’intervention du législateur, seul compétent pour réglementer l’exercice d’une liberté publique. On pourrait certes imaginer que le juge règle les problèmes au cas par cas, mais la casuistique n’est pas le meilleur moyen de répondre par un signe fort à une pratique symbolique. Quant aux réglementations éparses qui peuvent exister, elles ont des fondements juridiques très fragiles.

Le port du voile intégral peut mettre en cause plusieurs principes : laïcité, dignité de la femme, respect de l’ordre public et respect des libertés d’autrui.

Le principe de laïcité est inopérant pour réglementer cette pratique car, en droit français, il ne peut pas conduire à interdire de manière générale la manifestation publique d’opinions religieuses dans la sphère sociale. Ce sont, en effet, l’État, les pouvoirs publics et les services publics qui sont soumis au principe de laïcité, non les individus, le corps social et l’espace public. On ne peut donc pas fonder sur ce principe une réglementation générale du port de vêtements manifestant une opinion religieuse, dès lors que sont en cause non pas les rapports entre les individus et les pouvoirs publics ou les services publics, mais les rapports interindividuels. En outre, il faudrait alors réglementer l’usage de tout vêtement marquant une identité religieuse en public, ce qui n’est pas imaginable.

Le principe de dignité est difficile à utiliser en l’espèce. Si l’on admet qu’il impose tant la reconnaissance en chaque individu d’une même appartenance à l’humanité que l’interdiction de traiter un être humain en fonction d’une fin qui lui est étrangère, il est possible de considérer que cet enfermement de la femme et cette négation de son identité constituent une forme d’atteinte à la dignité. Mais juridiquement, le principe de dignité est utilisé lorsque sont en cause des rapports entre soi et autrui, et non des rapports entre soi et soi. Le respect de la dignité de la femme doit conduire à interdire à autrui de lui imposer le voile, mais il ne peut fonder une interdiction faite à la femme d’user de sa liberté de le porter, si aucun tiers n’intervient dans cette décision. Or il est impossible de déterminer concrètement si la femme fait usage d’une réelle liberté ou si elle subit une contrainte matérielle ou morale.

Au surplus, une telle prise de position du législateur relancerait le débat sur la signification du principe de dignité, lequel est partagé entre deux conceptions : selon l’une, la dignité est un droit objectif limitant l’exercice de la liberté, tandis que l’autre assimile, en fait, la dignité à la liberté. Le rapport du comité présidé par Mme Simone Veil a bien montré les enjeux conceptuels, philosophiques et idéologiques en cause. Je n’ai pas la même conception du principe de dignité que mon collègue et ami Denys de Béchillon, mais l’analyse solide qu’il a faite devant vous montre bien toute la difficulté qu’il y aurait à fonder sur ce principe une interdiction. Cependant rien n’interdit au législateur, bien au contraire, de rappeler qu’au nom du respect de la liberté personnelle de la femme, nul ne peut la contraindre à porter le voile.

L’ordre public et la protection des droits d’autrui sont, en revanche, des principes mobilisables.

Si la liberté de se vêtir constitue un élément de la liberté individuelle, voire de la liberté de manifester ses opinions, elle peut être, en droit français, limitée au nom d’objectifs constitutionnels comme la sécurité publique ou l’ordre public, ou du respect des droits d’autrui. Elle est d’ailleurs réglementée, le meilleur exemple étant la réglementation du naturisme dans les lieux publics.

Du côté des objectifs à valeur constitutionnelle, on pourrait notamment invoquer, à propos du port du voile intégral, la prévention des infractions ou la recherche des auteurs d’infractions. De ce point de vue, l’absence de réglementation relative au port de tenues masquant l’identité de la personne atténue considérablement l’efficacité des systèmes de vidéosurveillance.

S’agissant des droits d’autrui, les droits constitutionnels en cause sont nombreux et multiformes. On peut citer la liberté contractuelle, qui implique nécessairement d’identifier son cocontractant – l’achat d’une baguette de pain est un contrat – et la liberté personnelle, entendue par le Conseil constitutionnel comme le droit de ne pas subir de contraintes excessives, et qui peut inclure le droit à identifier la personne avec laquelle on entre en relation dans la sphère publique au sens large. Ainsi, concrètement, un commerçant doit pouvoir identifier la personne qui le règle par chèque ou par carte bancaire ; le policier, la personne qu’il contrôle ou qu’il choisit de contrôler ; la directrice d’école ou sa mandataire, la personne à laquelle elle remet un enfant à la sortie des classes. Certes des interdictions spécifiques peuvent trouver un fondement dans des textes réglementaires ou des jurisprudences éparses, mais il convient que le législateur pose des règles générales.

En se fondant sur ce raisonnement, le législateur pourrait donc réglementer l’usage du voile intégral sans remettre en cause ni la liberté de se vêtir, ni la liberté de manifester sa religion. Deux options sont possibles.

La première est une interdiction générale, symboliquement forte mais juridiquement fragile. Pourrait être interdite toute tenue susceptible de masquer complètement l’identité de la personne, sous réserve de divers cas – port de casque sur une moto, raisons médicales, spectacle. Le législateur bénéficie d’une plus grande liberté que l’autorité réglementaire pour poser des interdictions générales ; on ne peut cependant pas exclure l’hypothèse d’une condamnation par la Cour européenne des droits de l’homme, dont la jurisprudence est marquée par une approche très casuistique. Ce qui poserait alors problème, c’est le caractère général de l’interdiction. Même si la Cour laisse une assez large marge de manœuvre aux États en la matière, on ne peut prévoir sa réaction en ce domaine. De même, le Conseil constitutionnel, dont la position est en général assez largement inspirée par la jurisprudence du Conseil d’État, pourrait également être conduit à censurer une interdiction générale.

Enfin, il faut s’interroger sur les moyens de faire respecter une telle interdiction. Comment faire, concrètement, pour interdire à toute femme entièrement voilée de circuler dans l’espace public ? Il faudrait prendre des mesures contraignantes et imposer des sanctions, ce qui risque d’être difficile. En toute hypothèse, la possibilité d’une invalidation de la loi est, au regard même de l’objectif visé par le législateur, un risque majeur.

La seconde option est de s’appuyer sur le droit des tiers, fondement juridique solide mais moins emblématique.

La solution consisterait à poser le principe selon lequel chacun, dans la sphère publique, a le droit d’identifier physiquement la personne avec laquelle il contracte, qu’il est amené à contrôler ou dont il doit, plus généralement, établir l’identité pour des raisons de sécurité. Ainsi, les femmes qui portent le voile intégral seraient conduites à se dévoiler régulièrement dans l’accomplissement des tâches de la vie quotidienne ; et elles ne pourraient évidemment pas choisir la personne devant laquelle elles acceptent de se dévoiler – une autre femme par exemple –, en vertu du principe d’égalité. Par ailleurs, l’ordre public pourrait justifier l’interdiction du voile en public dans certains lieux imposant des conditions de sécurité particulières – transports publics, banques... Les personnes entièrement voilées devraient aussi être obligées de se dévoiler à la demande de toute personne habilitée à exercer un contrôle d’identité. Ces dispositions pourraient être combinées. 

Si l’on retient cette option, la loi sera plus complexe à rédiger. Mais elle présentera l’avantage d’être focalisée sur les droits des tiers et sur des circonstances spécifiques liées à la protection de l’ordre public. C’est, incontestablement, une voie juridiquement beaucoup moins risquée, qui pose peu de problèmes de principe. Il faudra néanmoins bien peser sa rédaction car, si le mécanisme se révèle inapplicable, le remède sera pire que le mal. Les difficultés doivent être bien mesurées, afin d’être surmontées, mais elles ne doivent pas conduire à renoncer de légiférer.

Le déficit symbolique d’une loi limitée aux droits des tiers pourrait être partiellement comblé par l’adoption simultanée d’une résolution parlementaire. En effet, si la loi doit être nécessairement normative, comme l’a rappelé le Conseil constitutionnel, la résolution, outil issu de la réforme constitutionnelle de 2008, a justement pour objet de permettre au Parlement de prendre une position solennelle sur des questions importantes – comme celle-ci. Le fait que la première résolution parlementaire porte sur ce sujet serait même emblématique. Elle pourrait compléter la loi, en exprimant la position du législateur sur la question spécifique du voile intégral et en reprenant des considérations générales sur la laïcité, les exigences de la vie sociale et le principe d’égalité entre les hommes et les femmes. Ce serait un signal fort, qui pour autant ne saurait se substituer à la loi.

M. André Gerin, président. Merci. Nous en arrivons aux questions.

Mme Nicole Ameline. Merci infiniment pour cet éclairage particulièrement intéressant qui répond à la nécessité d’une base juridique solide et, en même temps, d’un texte de proclamation à la hauteur de l’enjeu. La piste que vous avez indiquée me paraît devoir être explorée car nous devons impérativement, d’une part, ne pas stigmatiser et, d’autre part, éviter d’adopter une loi qui serait mal comprise et inapplicable ou trop fragile.

Nous avons le souci de rédiger une loi qui libère et qui protège les jeunes générations. Pensez-vous qu’il soit possible d’y faire figurer un article affirmant que « nul ne peut être contraint à porter le voile intégral » ?

M. Jacques Myard. Eh bien, moi, je ne suis pas d’accord avec ce que j’ai entendu ! Je m’étonne que nos professeurs de droit restent ainsi prisonniers des constructions juridiques et jurisprudentielles existantes... Il faut se libérer des décisions de justice ! Qu’est-ce qu’une décision de justice ? C’est un jugement rendu, dans un cadre juridique donné, par une autorité indépendante. Nous ne sommes pas dans ce cas.

De même que le peuple ne peut pas aliéner sa souveraineté, parce que la souveraineté est inaliénable, de même nul ne peut renoncer à la dignité de la personne, parce que la dignité est inaliénable. Même si j’accepte qu’on me torture, la torture demeure un traitement indigne. Dès lors, s’il faut une loi – et je pense qu’il en faut une –, nous devons la fonder sur la dignité des personnes et l’égalité des sexes, et non, comme vous nous le proposez, sur l’ordre public et la sécurité publique, en l’occurrence secondaires.

Quant à la résolution, elle ne fait pas partie du droit positif. On peut se faire plaisir par des proclamations, mais c’est nul et non avenu. Le législateur est bien dans sa vocation s’il dit en quoi consiste la dignité de la personne.

Mme Françoise Hostalier. Vous avez dit que le principe de laïcité s’appliquait aux institutions et non aux individus. Mais n’avons-nous pas le devoir, afin de protéger l’ordre public, de poser certaines limites au port ostentatoire et provocateur de certaines tenues ? Dans un tout autre registre, on peut penser aussi au port de la croix gammée.

Concernant la dignité, je suis tout à fait d’accord avec M. Myard. La société doit protéger les personnes, quand bien même elles se laisseraient volontairement torturer, mutiler, imposer un accoutrement indigne. La société doit protection aux mineurs, c’est inscrit dans la loi. Elle doit aussi protection aux majeurs : un pays comme la France se doit de protéger ses habitants contre les risques d’atteinte à la dignité de la personne.

Une loi a minima fondée sur la sécurité publique ne règlerait pas le problème. Comment déterminera-t-on que telle ou telle façon de masquer le visage peut être dangereuse pour la sécurité ? Le législateur n’est pas au bout de ses peines s’il doit, comme l’a dit Mme Fadela Amara, légiférer sur la longueur du voile.

Quant à la résolution, faudrait-il qu’elle ait un objet limité ou devrait-elle être l’occasion de remettre à plat toutes les valeurs de la République ?

M. Nicolas Perruchot. En tant que professionnel du droit, regarderiez-vous comme une bonne chose le fait de légiférer pour dire que « nul ne peut être contraint à porter le voile intégral », alors que cela ne réglerait qu’une partie du problème ? Nous sommes confrontés à des difficultés dans les hôpitaux publics, dans les bibliothèques, pour l’exercice de loisirs sportifs… Une loi à caractère très spécifique étant souvent une mauvaise loi, ne faudrait-il pas, plutôt que de répondre uniquement à la question qui nous occupe, essayer d’élargir le débat ?

M. Pierre Forgues. Monsieur le professeur, je comprends qu’un juge puisse être prisonnier du droit existant, mais j’ai du mal à admettre qu’un professeur-chercheur le soit. Vous partez de l’idée que le port du voile est une liberté, mais comme vous l’avez dit vous-même, c’est une fiction. Le législateur ne doit pas se laisser enfermer dans des fictions, son rôle est de faire la loi au nom et dans l’intérêt du peuple. Il doit être créateur de droit. La liberté elle-même doit être organisée et il revient au législateur de protéger le citoyen, y compris malgré lui.

Il est normal que les intellectuels étudient ces questions dans toutes leurs dimensions, mais pour notre part, nous avons à résoudre des problèmes. Votre proposition d’une loi a minima accompagnée d’une résolution me fait l’effet d’un renoncement.

Celles qui portent le voile intégral et ceux qui les obligent à le porter n’ont que faire de chartes ou de résolutions. Quelles que soient les difficultés, je crois que nous devons légiférer. Lorsqu’un problème est complexe, il faut partir d’idées simples. Dans le cas qui nous occupe, il y a atteinte à la dignité des personnes, à l’égalité des sexes et à la liberté des femmes. Il me semble que cela suffit pour fonder juridiquement une loi.

M. André Gerin, président. Je rappelle à l’ensemble de mes collègues que nous avons créé une mission parlementaire pour prendre nos responsabilités politiques. C’est ce que nous devrons faire, à l’issue d’auditions qui sont destinées à nous faire entendre divers points de vue.

M. Bertrand Mathieu. Madame Ameline, oui, il me paraît possible d’imaginer une loi en deux articles disposant, d’une part, que nul ne peut être contraint à porter une tenue masquant son identité et, d’autre part, affirmant le droit des tiers à identifier la personne avec laquelle ils sont en contact. Le fait d’écrire que « nul ne peut être contraint à porter une tenue masquant son identité » ne pose, à mon avis, aucun problème, bien au contraire.

Mme Bérengère Poletti. Cela ne résout rien !

M. Bertrand Mathieu. Cela donne un appui juridique à une personne qui souhaiterait se battre contre une telle contrainte.

M. Jacques Myard. Cela existe déjà dans le droit !

M. Bertrand Mathieu. J’en viens aux questions sur le rôle du juge, la liberté du législateur et la dignité.

Je ne suis pas venu devant votre mission en tant qu’intellectuel ; il reste que je milite – et je pourrais vous communiquer mes écrits à ce sujet – pour une conception objective de la dignité, qui peut limiter la liberté. Mais je constate que ma position n’est pas partagée par tous et que ce n’est pas celle de la Cour européenne des droits de l’homme. M. Denys de Béchillon vous a exposé une autre conception, aussi cohérente. Ces deux conceptions s’opposant, il est extrêmement difficile de trouver là un appui solide.

Je suis venu devant vous comme un « mécanicien du droit ». J’observe, que vous le vouliez ou non, qu’aujourd’hui le législateur est contrôlé par le juge. Je regrette moi-même le déséquilibre qui s’installe en faveur du juge, mais c’est une réalité. On ne peut pas ignorer l’éventualité d’une censure de la loi, par le Conseil constitutionnel d’une part et par la Cour européenne des droits de l’homme d’autre part.

Pour éviter la censure du Conseil constitutionnel, vous avez la possibilité d’adopter une disposition de nature constitutionnelle : en matière de révision de la Constitution, vous êtes souverains, alors que vous ne l’êtes plus dans l’activité législative. Mais cela n’irait pas sans certaines difficultés.

Au regard de la Convention européenne des droits de l’homme, vous pouvez invoquer l’existence d’un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France, et donc ne pas tenir compte de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme. Personnellement, cela ne me choquerait pas beaucoup mais il en résulterait une série de difficultés juridiques qui ne sont pas à négliger. On peut imaginer l’appui qu’apporterait une décision de la Cour européenne des droits de l’homme condamnant le législateur français aux partisans du port du voile intégral. Il me paraît préférable de ne pas risquer de leur donner des armes.

Je ne pensais pas être invité devant votre mission pour faire œuvre d’imagination, mais pour donner un point de vue juridique. C’est ce que je me suis employé à faire. Si vous m’aviez demandé ce que je trouverais bon en soi, j’aurais tenu un autre propos.

Quant à l’interdiction de manifester ses convictions religieuses dans la sphère publique, elle créerait aussi des difficultés. Que déciderait-on pour la soutane, notamment portée par les prêtres orthodoxes, ou pour la tenue des religieuses orthodoxes, partiellement voilées ? Comme vous l’avez vous-mêmes souligné en évoquant la longueur du voile, nous serions obligés de fixer des seuils déterminant le caractère ostentatoire. Certes on a pu le faire à l’école, mais toute la jurisprudence, y compris celle de la Cour européenne des droits de l’homme, dit bien que c’est dans ce cadre et ce contexte particuliers.

M. Pierre Forgues. Le voile qui couvre le visage peut-il, selon vous, être considéré comme un vêtement ?

M. Bertrand Mathieu. Le vêtement étant ce qui habille le corps, il me semble qu’on ne peut pas exclure le visage, même si la logique n’est pas la même.

En ce qui concerne les revendications de droits spécifiques – dans les hôpitaux, dans les bureaux de poste… –, le Conseil constitutionnel a fourni un appui très solide en posant la règle selon laquelle nul ne peut exciper de son appartenance, notamment religieuse, pour revendiquer des droits particuliers. On peut éventuellement le rappeler dans une loi mais nous avons là un ancrage incontestable au niveau constitutionnel.

M. Jacques Myard. Que dit le Préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 ? « Au lendemain de la victoire remportée par les peuples libres sur les régimes qui ont tenté d’asservir et de dégrader la personne humaine, le peuple français proclame à nouveau que tout être humain, sans distinction de race, de religion ni de croyance, possède des droits inaliénables et sacrés. » En se fondant sur ce texte constitutionnel, la loi peut affirmer que constitue une dégradation de la personne humaine le fait, librement ou non librement, d’aller avec un visage couvert. 

M. Bertrand Mathieu. Nous entrons dans un débat technique intéressant, mais juridiquement l’atteinte à la dignité est toujours le fait d’un tiers – qui dégrade ou asservit une personne. Ainsi par exemple, le principe de dignité interdit de porter atteinte à l’intégrité physique d’une autre personne, alors même que cette dernière y consentirait ; si vous demandez qu’on vous coupe un doigt, la personne qui vous l’aura fait sera poursuivie et ne pourra pas invoquer le fait que c’était à votre demande. En revanche, si quelqu’un se coupe un doigt lui-même, il n’y aura juridiquement aucune poursuite.

Mme Françoise Hostalier. Si vous voyez une personne se couper le doigt et si vous n’intervenez pas, vous êtes accusé de non-assistance à personne en danger. De même, lorsque je vois une femme totalement voilée, je veux intervenir pour que sa dignité soit respectée.

M. Bertrand Mathieu. Je prends un autre exemple. Si vous poussez quelqu’un à boire, vous portez atteinte à sa dignité, et vous pouvez être poursuivi et condamné. Mais si cette personne abuse de la boisson toute seule, ce n’est pas pour atteinte à sa dignité qu’on risque de la poursuivre, mais éventuellement pour les troubles à l’ordre public que son comportement peut entraîner.

Mme Bérengère Poletti. Au nom de quel principe interdit-on d’embrigader des gens dans une secte ?

M. Bertrand Mathieu. On n’interdit pas aux gens d’appartenir à une secte, on interdit à la secte d’embrigader des gens.

Il est clair que l’on prépare, sur le terrain juridique, un combat frontal opposant liberté et dignité, que le juge tranchera au cas par cas. Et prenons le cas de l’euthanasie : pour ses partisans, elle marque le respect de la dignité ; pour ses adversaires, elle est une atteinte à la dignité. Le même principe de dignité peut donc être utilisé dans des sens opposés. Je le répète, je partage votre opinion sur la dignité, mais c’est un terrain extraordinairement fragile.

Mme Françoise Hostalier. Si en Afghanistan une femme sortait le visage découvert, on considérerait que c’est, pour elle, une atteinte à la dignité, parce que sa dignité à elle est justement, dans le respect de son intimité profonde, d’avoir le visage couvert.

Mais nous sommes en France. Ne pouvons-nous pas prendre appui sur nos valeurs républicaines et sur des considérations purement pragmatiques relatives aux conditions du vivre ensemble dans la société française ?

M. André Gerin, président. J’aimerais par ailleurs qu’on élargisse la réflexion au cas des adolescentes mineures, voire des fillettes de moins de dix ans à qui l’on impose le port du voile intégral. Que peut faire le législateur ? Et que faire vis-à-vis de ces hommes qui accompagnent partout leur femme voilée, parlent à sa place et vont jusqu’à menacer des fonctionnaires ? Je pense notamment aux problèmes rencontrés dans les services d’état-civil ou dans les maternités.

M. Bertrand Mathieu. S’agissant de la dignité, le problème, je l’ai dit, est que deux conceptions s’opposent. Si je partage personnellement la vôtre, force est de considérer que c’est l’autre, celle qui assimile dignité et liberté, qui est la plus courante, notamment dans les juridictions. La liberté, qui selon la Déclaration des droits de l’homme consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui, est elle aussi considérée comme un droit inaliénable et sacré. Or devant la Cour européenne des droits de l’homme, le débat opposant une conception objective de la dignité – qui, encore une fois, est la mienne – et une conception de la dignité assimilée à la liberté ne sera pas forcément tranché en faveur de la première.

M. Jacques Myard. Sur ce point, je suis prêt à prendre un pari…

M. Bertrand Mathieu. Monsieur le président, en ce qui concerne les services publics que vous avez cités, le problème n’est pas d’ordre législatif : d’ores et déjà, le principe de la liberté individuelle doit conduire un officier de l’état-civil ou un médecin à ne considérer que la personne elle-même ; en matière médicale, par exemple, le consentement ne peut être que celui de la personne concernée. On rencontre des difficultés dans la mise en œuvre de ce principe, mais aucun texte juridique ne conduit à faire droit à la demande d’un mari de parler au nom de sa femme, d’accepter ou de refuser des soins au nom de sa femme, ou de répondre aux questions de l’officier d’état-civil à la place de sa femme.

M. Pierre Forgues. Est-ce que, selon vous, le droit peut évoluer ? Si la matière juridique est immuable, si aucune rupture n’est possible, je me demande ce que nous faisons ici…

M. Bertrand Mathieu. Le droit infra-constitutionnel est aujourd’hui très largement conditionné par le juge. On peut le déplorer, mais c’est la réalité. Il existe bien sûr un espace – essentiel – pour le politique, mais celui-ci n’a pas une marge de manœuvre totale. Il peut y avoir des ruptures mais, notamment en matière de droits fondamentaux, elles peuvent encourir le risque d’une sanction juridictionnelle.

En revanche, il existe toujours des espaces juridiques pour mettre en œuvre une politique. J’ai voulu examiner les créneaux juridiques disponibles pour répondre à l’objectif, au demeurant parfaitement légitime à mes yeux, que vous poursuivez.

M. André Gerin, président. Merci d’avoir répondu à notre invitation et à nos questions.

Audition, de M. Guy Carcassonne, professeur de droit public
à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense

M. André Gerin, président. Nous avons le plaisir d’accueillir M. Guy Carcassonne, professeur de droit public, bien connu des parlementaires.

Si sa décision sera en dernière instance politique, notre mission tient évidemment compte des aspects juridiques de la question et notamment de la portée que pourrait avoir une loi interdisant le port du voile intégral.

Dans le cas où cette solution, que plusieurs juristes ont jugée complexe, serait choisie – nous n’en sommes qu’au stade de la réflexion – pensez-vous qu’il serait possible de fonder l’interdiction du port du voile intégral sur la notion de dignité de la personne humaine, en tant que composante de l’ordre public ? Serait-il opportun de refuser de considérer le port du voile intégral comme un signe religieux, afin de ne pas risquer de violer une liberté ? Serait-il possible d’interdire le port du voile intégral parce qu’il constitue une violence faite aux femmes ?

M. Guy Carcassonne, professeur de droit public à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense. C’est toujours un honneur que de s’exprimer devant la représentation nationale, et je m’efforcerai d’en être digne. Permettez-moi d’abord de vous dire que si je suis favorable, en tant que citoyen, à une interdiction du port du voile intégral, le juriste que je suis n’est pas insensible à la méthode qui sera utilisée pour y parvenir.

En l’espèce, la forme et le fond se rejoignent. Si un fondement paraît à mes yeux concevable, les trois autres généralement évoqués – la laïcité, la dignité et les contraintes faite aux femmes – ne sont pas acceptables.

La laïcité n’est pas un fondement imaginable : comme vous le savez, ce principe s’impose à la République, en aucun cas aux citoyens. La République peut se fixer des règles, procédant de la notion de neutralité, mais elle ne peut y soumettre les consciences. Sur le plan pratique, une loi d’interdiction fondée sur la laïcité ouvrirait une brèche : tous les signes extérieurs d’appartenance religieuse seraient prohibés, sauf à introduire des discriminations injustifiables.

Fonder la loi d’interdiction sur la dignité n’est pas plus envisageable, et ce pour une raison simple : il s’agit d’un principe opposable au législateur, mais que le législateur ne peut opposer aux citoyens. La dignité de la personne humaine, principe constitutionnel depuis 1994 – lorsque les juges du Palais Royal l’ont extrapolée d’une phrase du premier alinéa du Préambule de 1946 – est aussi protégée par des instruments internationaux, à commencer par la Convention européenne des droits de l’homme.

Ce principe permet d’affirmer que les régimes ou les systèmes ne peuvent asservir la personne humaine : le législateur ne peut prendre une disposition qui serait contraire à la dignité. Il ne signifie nullement que le législateur est qualifié pour juger de la dignité d’autrui, sauf à entrer en conflit avec le principe premier de notre Constitution, celui de liberté.

A cet égard, j’ai été indigné par l’arrêt Commune de Morsang-sur-Orge du Conseil d’État : si l’on accepte l’idée qu’un maire ou un juge soient fondés à dire à un nain ce qui est digne de son appartenance à l’espèce humaine, dans quel engrenage infernal mettons-nous le doigt ?

La dignité de la personne humaine est un principe fondamental auquel nous sommes tous attachés, mais comme à une protection de notre liberté.

M. Jacques Myard. C’est de la casuistique !

M. Guy Carcassonne. Non. Cela peut vous frustrer en tant que membre de l’organe législatif, mais la finalité de ce principe n’a jamais été d’armer le législateur pour l’autoriser à décider de ce qu’il veut. Le législateur cesse d’être démocratique précisément lorsqu’il décide de se superposer à la liberté, afin de dire aux citoyens, sous couvert de dignité, ce qu’ils doivent ou ne doivent pas faire.

Ce principe – faut-il le rappeler ? – a été évoqué lorsque le droit au regroupement familial paraissait mis en cause par le législateur : c’est au nom d’une vie familiale normale, élément de la dignité de la personne humaine, que le juge constitutionnel a exercé son contrôle. Le principe permet donc de cantonner les aptitudes de la loi, certainement pas de les étendre.

D’un point de vue pratique, interdire le voile intégral au nom de la dignité serait adresser un formidable signal aux ligues de vertu, qui se mettraient à exiger que la pornographie, la prostitution ou le piercing soient également prohibés. Voter une telle loi reviendrait à s’aventurer sur un terrain marécageux ; ses auteurs seraient d’ailleurs les premiers à se trouver en difficulté pour distinguer ce qui doit être interdit de ce qui ne doit pas l’être.

Sur le troisième fondement, celui des contraintes faites aux femmes, je suis circonspect, pour ne pas dire réticent. La plus belle loi ne peut offrir que ce qu’elle a… c’est-à-dire la faculté d’établir des normes. Ainsi, la loi réprime sévèrement les violences conjugales, mais celles-ci ont-elles pour autant disparu ? Croire qu’une loi, animée des meilleures intentions, pourrait ne serait-ce que contribuer à régler le problème, me paraît une illusion dangereuse.

Dans la pratique, comment la mettre en œuvre ? Comment juger de la contrainte ? Si une femme vous affirme qu’il s’agit de son libre choix, comment prouverez-vous le contraire ? C’est une problématique similaire à celle qui se pose lorsque l’on se fonde sur la dignité : le juge, pas plus que le législateur, ne peut se substituer au citoyen pour lui dire comment user de sa liberté.

Ces fondements, aussi bien pour des raisons de principe que pour des raisons pratiques, sont inacceptables. Est-ce à dire que toute autre voie est impossible ? Au contraire, la solution est simple : il suffirait d’adopter une loi fondée sur l’ordre et la sécurité publics.

Une telle législation présenterait l’avantage de ne pas être discriminatoire, puisqu’il ne s’agirait pas d’interdire le port du voile intégral, mais tout ce qui dissimule le visage – hormis quelques cas exceptionnels. Elle serait parfaitement conforme à nos valeurs.

Ma collègue Danièle Lochak a estimé dans Le Monde que cela était à même d’entraîner un changement de société, la vidéosurveillance devenant possible partout et en permanence. Mais ce n’est pas la finalité de cette interdiction que d’étendre la vidéosurveillance et je considère que ce qui nous ferait changer de société, ce serait précisément d’accepter que des fantômes noirs se multiplient dans nos rues.

Pourquoi parler d’ordre public ? Les codes sociaux font qu’il y a des éléments de notre corps que l’on cache, d’autres que l’on montre. Peut-être dans mille ans exposera-t-on son sexe et dissimulera-t-on son visage, pour le moment, c’est l’inverse qui est unanimement admis. Nous sommes en droit de considérer que ce qui nuit à autrui, aux termes de l’article 4 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, est le fait qu’on lui cache son propre visage, lui signifiant ainsi qu’il n’est pas assez digne, pur ou respectable pour pouvoir le regarder.

Prohiber la dissimulation du visage permet de résoudre le problème qui nous est posé tout en demeurant conforme aux valeurs de la république, de la démocratie et de la vie en société. Accessoirement, cette loi viserait les cagoules utilisées – comme la burqa d’ailleurs, un fait divers récent l’a montré – lors des hold-ups.

Le décret « anti-cagoule » du 19 juin 2009 ne peut être utilisé, en l’espèce, puisqu’il ne vise que le port de la cagoule en marge des manifestations, en l’existence d’une menace. De plus, comme il s’agit d’un interdit pesant sur les garanties fondamentales accordées aux citoyens dans l’exercice des libertés publiques, seul le législateur peut l’énoncer.

La solution qui consisterait à laisser les maires prendre des décrets, au cas par cas et sous le contrôle du juge, paraît difficilement acceptable : elle fait peser une responsabilité importante sur les élus, qui seront d’autant plus embarrassés pour mettre en œuvre l’interdiction.

En revanche, affirmer clairement et simplement le principe selon lequel nul ne peut se présenter dans les lieux publics le visage dissimulé soulagera beaucoup les édiles et les nombreuses autres personnes confrontées à ce problème, personnel médical ou professeurs d’université. Je me demande souvent comment je réagirais si une femme se présentait intégralement voilée dans mon amphithéâtre. Il est certain que je refuserais de faire cours, mais je serais plus à mon aise si j’étais en mesure de lui démontrer qu’elle commet une illégalité.

Il vous sera sans doute délicat de déterminer la sanction attachée à cet interdit. Je ne pense pas qu’elle doive être sévère – une contravention suffirait. Quant à ceux qui seront chargés de faire respecter l’interdit, je ne doute pas que leur bon sens et leur retenue leur permettront de ne pas verbaliser le motard qui aurait omis d’ôter assez rapidement son casque intégral, le skieur qui aurait chaussé un masque anti-brouillard ou un gendarme cagoulé du GIGN.

Cette loi sera d’autant mieux appliquée et comprise qu’elle sera sobre, formulée en des termes simples et fondée sur des principes irréfutables.

M. Eric Raoult, rapporteur. Une loi interdisant le port du voile intégral dans l’espace public pourrait-elle être censurée par le Conseil constitutionnel ? La France risquerait-elle une condamnation par la Cour européenne des droits de l’homme pour violation de l’article 9 ?

M. Guy Carcassonne. Il n’existe aucun risque de censure par le Conseil constitutionnel, à partir du moment où l’interdit peut se réclamer de l’article 4 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. De plus, aux termes de l’article 5, la loi peut interdire ce qui est nuisible à la société : nous sommes en droit de considérer que la présence en son sein de personnes refusant toute communication constitue une menace qu’elle doit traiter avec le plus grand sérieux, à un moment où le phénomène demeure marginal.

Une loi fondée sur l’ordre public n’exposerait pas la France à une condamnation par la CEDH : il ferait beau voir que la Cour de Luxembourg expliquât à la France que le fait de cacher son visage aux autres est un droit inaliénable et sacré !

Mme Nicole Ameline. Très attachés à la force du principe et à l’exemplarité de la France, un certain nombre d’entre nous estiment que fonder la loi sur l’égalité entre les hommes et les femmes lui conférerait une influence plus grande à l’étranger. Mais je crois, comme vous, que la force de la loi tient à sa force juridique et qu’il convient de lui trouver un autre fondement. Ne pensez-vous pas qu’une résolution, reprenant les points politiques majeurs, permettrait d’accompagner cette loi avec intelligence ?

M. Jacques Myard. Je suis heureux de constater que vous parvenez aux mêmes conclusions que moi, qui ai déposé une proposition de loi sur le même fondement il y a deux ans. Permettez-moi cependant de vous faire un procès en casuistique : si vous excluez la dignité comme fondement juridique, c’est pour mieux la réintégrer dans la notion de code social. La dignité est bien la représentation que les sociétés occidentales se font de la personne humaine : depuis la nuit des temps, elles considèrent que tout ce qui cache le visage nuit à autrui. Telle est notre Weltanschauung.

M. Paul Forgues. Je vous remercie pour cette intervention qui débouche – nous vous en sommes reconnaissants – sur une solution. Cependant, l’argument que vous utilisez pour réfuter le fondement de la contrainte est faible : les lois réprimant les violences faites aux femmes n’ont certes pas permis d’éradiquer le phénomène, mais elles ont empêché celui-ci de prendre davantage d’ampleur ! Une loi qui interdirait le port du voile intégral ne viendrait pas à bout de la pratique, mais elle permettrait de réduire le nombre de femmes concernées.

Mme Bérengère Poletti. Le port du voile intégral n’est que la partie émergée de l’iceberg : pour un nombre croissant de femmes, l’accès aux soins ou aux services publics, l’exercice d’une profession, la sexualité sont contraints. Je pense que la solution que vous proposez est la bonne, mais elle ne permettra pas de régler ces problèmes.

Mme Arlette Grosskost. Le professeur Bertrand Mathieu, que nous venons d’auditionner, parvient aux mêmes conclusions, mais il assortit ce principe général d’un lien en quelque sorte contractuel : il s’agit de pouvoir identifier la personne avec laquelle nous sommes en relation. Qu’en pensez-vous ?

Mme Danièle Hoffman-Rispal. Permettez-moi cette petite provocation : en quoi le fait de dissimuler son visage nuit-il davantage à autrui que le fait de porter un manteau rouge fluorescent ? L’espace public dont vous parlez comprend-il la rue ? Par ailleurs, que pensez-vous de cet outil qu’est la résolution ?

Mme Pascale Crozon. Je vous remercie pour la clarté de votre propos. Comme Bérengère Poletti, je crains que votre solution ne permette de traiter qu’une partie du problème, qui va grandissant : les époux de ces femmes refusent qu’elles aient le moindre contact avec d’autres hommes, qu’ils soient médecins ou employés d’un service public. Ils persisteront, même lorsqu’elles ne porteront plus le voile intégral.

M. Nicolas Perruchot. Il est toujours très intéressant de vous écouter ou de vous lire. Si vous êtes très clair sur le fondement concevable, vous manquez de précision sur la question de la sanction. Ne faut-il pas réfléchir à des sanctions plus fortes, et qui soient liées ? Que le juge devra-t-il répondre à une femme qui dénoncera le fait que son mari la contraint à porter le voile intégral ? Par ailleurs, vous avez participé à une mission de conseil pour la rédaction de la constitution afghane : le principe d’égalité entre les hommes et les femmes y figure-t-il ?

Mme Françoise Hostalier. Merci de nous offrir une porte de sortie, fût-elle a minima. J’avoue ne pas être convaincue par votre démonstration : selon vous, il ne revient pas au législateur de définir ce qu’est la dignité ; je pense, au contraire, qu’il se trouve dans l’obligation de préserver la dignité de la personne humaine – en protégeant, par exemple, le droit au logement. Il est de notre devoir d’empêcher des manifestations publiques niant la personne humaine. Il n’est, en effet, pire violence faite à autrui que la négation de son existence. Vous fondez l’interdiction sur l’ordre public, français : quid des femmes étrangères, venues des Émirats arabes par exemple, qui observent un code social différent du nôtre ? Ne doit-on pas poser que le port du voile intégral constitue une violence faite aux femmes et interdire que celle-ci puisse être perpétrée sur notre territoire ?

M. Guy Carcassonne. Mesdames Ameline et Hoffman-Rispal, la résolution permet précisément à la représentation nationale d’exprimer un point de vue politique, indépendamment de ce qu’elle peut décider en tant que législateur. Je ne verrais que des avantages à ce qu’il en soit fait usage.

M. Jacques Myard. Mais cela ne servira à rien.

M. Guy Carcassonne. Je ne l’expliquerais pas dans ces termes aux membres du Congrès des États-Unis, dont c’est la principale activité.

Monsieur Myard, je réfute votre accusation : je ne pense pas que se référer au code social soit un procédé casuistique visant à réintroduire le principe de dignité. Depuis 1789, il existe un consensus social, que j’appelle par commodité « code social », reposant sur un socle de valeurs implicites. A aucun moment il n’a été dit, que ce soit dans la Déclaration des droits de l’homme ou ultérieurement, par le truchement du législateur, ce qui est digne ou pas d’un être humain.

M. Jacques Myard. Je ne suis pas d’accord.

M. Guy Carcassonne. Eh bien, nos points de vue divergent.

Monsieur Forgues, j’en conviens, mon argument était mauvais ; je le retire donc. Mais je persiste à penser – hélas – qu’une loi fondée sur les contraintes faites aux femmes ne serait pas opérationnelle.

M. Paul Forgues. C’est dommage !

M. Guy Carcassonne. Si je voulais vous provoquer, je dirais qu’il est dommage que la loi visant à interdire le chômage n’ait pas été adoptée. Il faut parfois se soucier de l’adéquation des moyens aux fins.

Mesdames Poletti et Crozon, Jean-Jacques Rousseau n’invitait-il pas à choisir entre la liberté ou le repos ? La liberté est un combat incessant. Nous travaillons aujourd’hui à la question du port du voile intégral ; il serait aventureux d’espérer pouvoir régler simultanément tous les problèmes. Il est vrai que les diverses contraintes exercées par ces hommes sont intolérables : mais faut-il pour autant courir tous les lièvres à la fois ? Il y aura peut-être là matière à de nouvelles missions d’information, qui permettront de penser chaque phénomène en tant que tel.

Mme Françoise Hostalier. Mais en quoi ces comportements sont-ils intolérables ?

M. Guy Carcassonne. Parce qu’ils nient la personne humaine – je vais y venir.

Madame Grosskost, je ne conçois pas de restriction à cet interdit, à l’inverse de Bertrand Mathieu qui estime qu’un lien contractuel doit exister. Le principe doit être clair, objectif : on ne doit pas dissimuler son visage, dans tout l’espace public, et à l’égard de quiconque.

Monsieur Perruchot, il est toujours délicat de fixer le bon quantum. Une chose est certaine, il faut respecter le principe de proportionnalité. S’agissant des femmes qui seraient prêtes à affirmer que le port du voile intégral leur est imposé, je ne verrais que des avantages à ce que cette contrainte soit considérée comme une violence, et qu’à ce titre, elle soit visée par la loi réprimant les violences faites aux femmes.

Certes, le fait de contraindre une femme à porter le voile intégral constitue une négation de sa personne, Madame Hostalier. Mais il serait hasardeux d’affirmer que toutes celles qui portent le voile intégral y sont forcées. Certaines voient même dans cette pratique une forme d’affirmation de soi. Cela peut nous révulser, mais cela fait partie de leur code social. Le critère de l’interdiction ne peut donc être la contrainte, sauf à accepter d’autoriser le port du voile intégral lorsque la femme l’a librement choisi. Dès lors, il est vain de parler de négation de la personne, et d’en faire une atteinte au principe de dignité. Je le répète, ce principe n’entre pas en jeu ici.

Enfin, le principe d’égalité entre les hommes et les femmes est bien affirmé dans la constitution afghane. Mais comme d’autres principes, il n’est pas appliqué.

M. André Gerin, président. Je vous remercie de cet exposé dense et particulièrement stimulant.

L’audition s’achève à dix-huit heures trente.