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Compte rendu

Mission d’information sur les questions mémorielles

Mardi 16 septembre 2008

Séance de 15 heures

Compte rendu n° 11

Présidence de Guy Geoffroy Vice-Président,

– Table ronde sur le thème « une histoire, des mémoires » 2

La séance est ouverte à quinze heures

La mission d’information sur les questions mémorielles a organisé une table ronde sur le thème « Une histoire, des mémoires » avec les invités suivants : M.  Mouloud Aounit, président du Mouvement contre le racisme et pour l’amitié entre les peuples (MRAP), M. Alexis Govciyan, président du Conseil de coordination des organisations arméniennes de France, Mlle Valérie Haas, maître de conférence en psychologie sociale à l’Université Lumière Lyon 2, M. David-Olivier Kaminski, membre du comité directeur du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF), M. Patrick Karam, délégué interministériel à l’égalité des chances des français d’Outre-mer, M. Raymond Kévorkian, professeur à l’Institut géopolitique de Paris VII-Saint-Denis, conservateur de la bibliothèque arménienne, directeur de la Revue d’histoire arménienne contemporaine et auteur du livre Le génocide arménien, Mme Barbara Lefebvre, historienne, présidente de la commission « Education » de la Ligue internationale contre le racisme et l’antisémitisme (LICRA) et M. Patrick Lozès, président du Conseil représentatif des associations noires de France (CRAN).

M. Guy Geoffroy, vice-président de la mission d’information. Je remercie les participants à cette quatrième table ronde d’avoir répondu à notre invitation.

Notre mission a été créée le 25 mars dernier par la conférence des présidents, à l’initiative du président de l’Assemblée nationale, Bernard Accoyer, qui m’a demandé de le suppléer aujourd’hui. Elle a interrogé dans un premier temps de grands témoins de ces questions, en particulier des historiens, des sociologues, des philosophes, puis à organisé des tables rondes visant à enrichir son information avant qu’elle ne formule dans le rapport qu’elle remettra à l’issue de ses travaux, les préconisations les plus précises possible.

Le thème sur lequel nous vous invitons à réfléchir, « Une Histoire, des mémoires », peut sembler d’une ambition démesurée. Comment une même histoire peut-elle se retrouver traduite dans des mémoires différentes, concurrentes ou opposées, dont l’appréciation de la réalité est partielle même si elle n’est pas forcément partiale ? Je vous propose d’organiser nos échanges en deux parties s’articulant autour de deux questions. Premièrement, pouvons-nous organiser une coexistence paisible et positive entre des mémoires discordantes ? Deuxièmement, quel rôle les associations et les pouvoirs publics peuvent-ils jouer en matière mémorielle ? Bien entendu, cette deuxième question nous amènera à nous demander quelle est la raison d’être des lois mémorielles et comment vous jugez l’attitude du Parlement en la matière.

Avant de vous donner successivement la parole pour un propos introductif, je me dois de signaler que Mme Dalila Kerchouche, écrivain, scénariste des films Harkis et Amère Patrie, nous a demandé d’excuser son absence.

M. Patrick Karam. Permettez-moi de regretter tout d’abord l’absence d’une association majeure, le comité « Marche du 23 mai » qui avait lancé la grande marche de 1998 ayant conduit à la reconnaissance, dans la loi Taubira, de l’esclavage comme un crime contre l’humanité. Serge Romana, président de cette association, travaille en relation étroite avec différentes organisations comme le conseil de coordination des organisations arméniennes de France (CCAF). Il a conduit des délégations au mémorial de la Shoah à Paris et au mémorial de Yad Vashem en Israël. Il mène donc un vrai dialogue avec les descendants de victimes de crimes contre l’humanité et il serait très utile de l’auditionner.

M. Guy Geoffroy, vice-président. La mission a prévu d’entendre M. Serge Romana lors d’une prochaine table ronde.

M. Patrick Karam. Je vous remercie.

Parmi les trois groupes humains victimes, en France, de crimes contre l’humanité, la mémoire des Juifs n’a rien à voir avec celle des Arméniens ou celle des descendants de victimes de l’esclavage.

Pour les Juifs, tout acte d’antisémitisme ramène à la Shoah. Ils font des cauchemars qui les réveillent. Ce n’est pas le cas des descendants d’esclaves. Pour les Juifs, il faut que cela ne se reproduise jamais. La question est très actuelle, très présente. Pour les Arméniens, la question est celle de la négation du génocide par la Turquie. S’y ajoute celle de la survie et du développement de l’Arménie dans ses frontières actuelles. Pour les Antillais, la question est essentiellement identitaire : qui sont-ils ? Leur identité a été niée. Lorsqu’en 1848 la République a aboli une deuxième fois l’esclavage, elle l’a fait sur le principe « Tous nés en 1848 ». Les Antillais étaient invités à faire abstraction du passé et de leurs ancêtres esclaves. L’idée est maintenant de retrouver cette filiation rompue pour s’insérer, par ce travail identitaire, dans la République.

Il est important, lorsque l’on parle de génocide ou de crime contre l'humanité, de ne pas établir une hiérarchie des souffrances. Chacune a sa spécificité mais on ne saurait affirmer que telle souffrance a été plus vive que l’autre. Les descendants d’esclaves ne peuvent entendre ce discours-là. Il n’est pas possible non plus d’établir une hiérarchie en fonction du temps, en accordant par exemple plus d’attention à une souffrance récente qu’à une souffrance ancienne. Lorsque j’étais à la tête du Collectifdom, j’ai poursuivi en justice un historien. Cette démarche a soulevé un grand débat. J’estime en tout cas que la problématique ne peut être abordée de façon apaisée que si elle s’inscrit dans un cadre véritablement national. Toute histoire est communautaire. Les Vendéens ont leur propre histoire, qui peut différer, à des moments donnés, de l’histoire nationale telle qu’elle nous est racontée. Il en va de même pour les Français d’outre-mer descendants d’esclaves. Reste que leur histoire s’inscrit dans un ensemble plus vaste, celui de l’histoire nationale.

Le deuxième écueil à éviter est en effet de croire que les histoires communautaires ne sont pas l’histoire nationale alors qu’elles sont par essence des histoires nationales. Chaque région a son histoire plus ou moins tragique mais chaque région a contribué à l’édification de la nation française.

Encore faut-il que la recherche historique soit menée de manière scientifique. En Guadeloupe ou en Martinique, le terme de « nég’marron » est péjoratif. Or les nég’marrons représentent la résistance à l’oppression. Alors que l’on valorise les résistants métropolitains de 1940, on dévalorise ceux de l’époque de l’esclavage. L’histoire doit être écrite de manière juste et scientifique.

Elle doit aussi redonner à chaque descendant de victime sa place dans la société. Nos compatriotes de métropole sont souvent férus de généalogie. Certains peuvent retrouver des ancêtres jusqu’aux XVIe, XVIIe ou XVIIIe siècles. Comment un descendant d’esclaves retrouvera-t-il ses ancêtres ?

Les descendants d’esclaves ont contribué à construire l’identité de la France. Mme Taubira a souligné, dans ses ouvrages, ce que la richesse de certaines villes, et même l’essor économique de la France tout entière, doivent à la période tragique de l’esclavage. Il ne s’agit pas de réclamer une vengeance ou une revanche mais de restituer dans un cadre national les histoires des différentes communautés qui composent la nation.

C’est à ces conditions que l’on évitera une histoire conflictuelle et que l’on instaurera un vrai dialogue entre les communautés au sein de la nation française, et entre ces communautés et la nation française. En travaillant avec les autres communautés pour restituer l’histoire des Ultramarins, le comité « Marche du 23 mai » évite la concurrence des mémoires, la confrontation, le « tout victimaire », et remet au centre du projet républicain la mémoire de l’esclavage.

Mme Barbara Lefebvre. Je remercie les parlementaires d’avoir convié la LICRA à s’exprimer aujourd'hui. Notre association tient sa légitimité de son ancienneté et du combat qu’elle a mené dans un contexte historique parfois très douloureux pour ses propres membres et pour la communauté nationale. Après la Seconde Guerre mondiale, elle a su se transformer pour écouter les mutations de la société française et dépasser le cadre initial de la lutte contre l’antisémitisme pour s’attacher aussi à la lutte contre le racisme. Aujourd'hui, la plupart de nos actions sont dirigées contre les discriminations et le racisme.

Vous avez parlé, monsieur le président, de mémoires discordantes et concurrentes, en écho au titre de l’historien Jean-Michel Chaumont, La Concurrence des victimes. La concurrence, c’est la rivalité entre différents groupes poursuivant un même but. Or, les différentes mémoires ne poursuivent pas exactement le même but. Les victimes de la Shoah, celles du génocide des Arméniens, celles du génocide rwandais, les descendants des esclaves, la deuxième ou troisième génération post-coloniale : les objectifs de ces mémoires ne sont pas les mêmes.

Certaines visent à l’intégration nationale – politique, sociale, économique – mais ceux qui veulent être des citoyens à part entière se heurtent à des discriminations parfois réelles, mais aussi parfois imaginées du fait de l’enfermement communautaire. Dans d’autres cas, l’objectif est la reconnaissance, l’inscription dans l’histoire nationale à travers des commémorations et tout un arsenal institutionnel que seul l’État central est à même de proposer : c’est d’ailleurs ce qui fait que l’on en appelle toujours à lui et à la loi. Enfin, le but peut être la réparation, matérielle – restitution de biens spoliés, etc. – ou symbolique.

La notion de concurrence des mémoires est donc biaisée dès le départ. Et, lorsqu’elle se transforme en concurrence des victimes, elle tend à fragmenter le corps national puisque ce sont des citoyens français qui s’affrontent. Il y a là un vrai danger pour la construction de la communauté nationale dans la mesure où sont concernés des groupes minoritaires qui auraient intérêt à s’intégrer et à travailler ensemble pour éviter les anachronismes et pour éviter que la comparaison revienne à mettre en équivalence ou à hiérarchiser les souffrances. On ne peut comparer que ce qui peut l’être. Un génocide ne peut être comparé avec la traite des esclaves de même que l’on ne peut comparer la traite des esclaves avec la colonisation. En revanche, on peut comparer différents types d’administration coloniale ou différents types de génocide.

Dans son discours, la République française ne cesse de prôner l’égalitarisme : les citoyens sont égaux en droits et en devoirs. Or, dans la réalité, si l’on n’appartient pas à un certain milieu social et économique, si l’on ne bénéficie pas d’un réseau, on ne se trouve pas dans une relation d’égalité avec les autres. Il est dès lors inévitable d’assister à une surenchère comparative des mémoires. Qui plus est, la société moderne est obsédée par la comparaison sociale : l’autre a toujours plus que moi, les autres ont toujours plus que nous.

Voilà pourquoi la réflexion de la LICRA porte sur l’intégration sociale et économique de l’ensemble des membres de la communauté nationale. Sans cette intégration, on aboutira inévitablement à une concurrence des mémoires et à une crise de l’identité nationale. On ne peut se concentrer sur les questions mémorielles et historiques en négligeant la revendication profonde d’intégration – même si elle apparaît parfois brutale ou agressive – qui les sous-tend. L’intégration pleine et entière, promise par la République au nom de l’égalité, n’est pas réalisée : selon que l’on vit dans certains quartiers ou dans certains centres-villes, on n’a pas la même lecture de la réalité. La contradiction entre la réalité et le discours de l’égalité peut exacerber une vision fantasmée du passé et une reconstruction des mémoires. La tentation est alors réécrire le passé mémoriel du groupe auquel on se sent appartenir en le glorifiant. Cela peut donner lieu à des confrontations douloureuses, comme celle à laquelle on a assisté au sujet de la colonisation.

Enfin, il faut soigneusement distinguer communauté et communautarisme. La nation française est une agglomération volontaire de communautés. La société du XVIIe siècle était une société d’ordres et de corps. Du fait de sa naissance, on appartenait à un ordre, mais on pouvait ensuite, par ses choix professionnels, intégrer un corps – celui des médecins, des avocats, etc. – et avoir ainsi la possibilité d’entrer en contact avec des membres d’autres ordres.

Une société est toujours un millefeuille de communautés. La communauté est un groupe social qui partage un héritage, une histoire, des valeurs communes. Ses membres sont libres de vivre leur appartenance communautaire à l’intérieur de la nation à laquelle ils se sont volontairement agglomérés. Alors que l’intérêt général doit primer sur l’intérêt particulier, dans le communautarisme, l’intérêt particulier prime l’intérêt général. Il en résulte une fragmentation du corps social qui accentue les ségrégations et les discriminations dont on est pourtant victime et dont on demande l’arrêt. Un acte législatif et des propos qui l’ont entouré – je pense à l’injonction faite aux enseignants de relayer un jugement de valeur, à savoir les « aspects positifs » de la colonisation – ont exacerbé la concurrence des mémoires. Cette disposition était inacceptable pour les enseignants comme pour tous les citoyens français. On ne peut accepter qu’une loi proclamative énonce un jugement de valeur sur un événement historique.

Si l’on se détourne de cette voie, il sera possible de travailler à un apaisement des mémoires. Dans le cas contraire, on ne fera que renforcer le sentiment de rejet éprouvé par une partie importante du corps national et provoquer un cycle revendicatif d’affirmation identitaire de plus en plus agressif à l’égard du reste de la population. On accentuera ainsi les discriminations vis-à-vis de ceux dont on devrait faciliter l’intégration pour répondre à l’idéal égalitaire qui fait tout l’honneur de la République française mais qui reste, en partie, à travailler.

M. Alexis Govciyan. Je remercie la mission d’information d’avoir invité le conseil de coordination des organisations arméniennes de France. Nous avons déjà été amenés à travailler avec les parlementaires pour traiter le douloureux dossier de la reconnaissance par la France du génocide arménien et, plus récemment, la question de la pénalisation de la négation de ce génocide.

En premier lieu, la tragédie qui a frappé les Arméniens au début du XXe siècle dans l’Empire ottoman est bien un génocide. Cela a été prouvé par les historiens et reconnu par les instances internationales. Notre pays l’a lui aussi proclamé haut et fort en 2001. Cet acte politique était destiné à délivrer un message à un pays qui, lui, continue de nier la réalité du génocide.

Le principe républicain du vivre ensemble suppose que chacun, dans sa différence et quelles que soient ses origines, puisse à travers la République et par la République vivre avec les autres et non pas à côté d’eux. De ce point de vue, une mémoire n’appartient pas à un groupe d’hommes. La mémoire du génocide arménien n’appartient pas uniquement aux Arméniens, la Shoah n’appartient pas uniquement aux Juifs : l’abjection de ces tragédies touche l’humanité qui est en chacun de nous. S’il peut y avoir des mémoires et des approches différentes, il ne saurait y avoir des mémoires discordantes, surtout dans la République.

La question est donc de savoir comment organiser le respect collectif des mémoires. Il faut aussi éviter le culte de la mémoire, qui équivaut, en quelque sorte, à une absence d’avenir. Rester figé, c’est apporter le communautarisme. La communauté nationale doit pouvoir organiser le maintien, le développement, la transmission de la mémoire. Dans cette mémoire collective figurent bien entendu le génocide des Arméniens et la Shoah. Celle-ci est le crime le plus abject de par son modus operandi, mais elle a été possible parce que Hitler savait, après le génocide arménien, que l’on pouvait organiser de telles choses et aurait même dit : « Qui se souvient encore du massacre des Arméniens ? »

Il est très heureux que nous menions cette réflexion sur la mémoire collective mais nous ne devons pas l’orienter vers l’idée de concurrence. Il n’y a pas de concurrence dans la souffrance. Le nouveau cadre qu’il nous reste à fixer exige le respect des différences.

M. Mouloud Aounit. Je remercie la mission d’information d’avoir convié le MRAP à contribuer à cette réflexion et me réjouis de cette volonté de trouver désormais les conditions de l’apaisement et de la coexistence sur des problèmes éthiques très importants. La consultation et la concertation auraient notamment pu permettre d’éviter les incompréhensions et les blessures qu’a engendrées la loi du 23 février 2005. Il est de bonne méthode d’entendre des gens qui, modestement, peuvent apporter une petite pierre à l’édifice du « vivre ensemble ».

Les questions de mémoire ne représentent pas seulement un enjeu du passé car il est important de reconnaître le passé pour comprendre le présent et pour construire l’avenir. La communauté nationale est composée d’hommes et de femmes qui, par leurs parents, leurs grands-parents, ont eu affaire avec l’histoire de France. On ne pourra construire le vivre ensemble sur l’oubli, le sentiment de mépris ou l’occultation de certaines douleurs.

J’ai grandi et je vis en Seine-Saint-Denis où, dans les quartiers populaires, la question de la mémoire ne fait pas l’objet d’un débat permanent mais où la quête de reconnaissance est immense. Après trois générations, on continue d’appeler les enfants français qui y vivent des « Français issus de l’immigration » – ce qui signifie toujours « issus de l’immigration des ex-colonies ».

La quête de reconnaissance est liée aux humiliations que provoquent les discriminations, lesquelles sont aussi, d’une certaine manière, le prolongement d’une histoire pas totalement reconnue et assumée, et trahissent la persistance des stéréotypes et des préjugés. Ces blessures quotidiennes sont d’autant plus vives que les humiliations subies par les parents sont oubliées, niées. Or, on ne pourra construire le « vivre ensemble » avec ces populations si l’on reste sur des négations et des trous de mémoire.

Pour apporter un apaisement à ces questions, la volonté politique est importante mais insuffisante. Il faut aussi créer les conditions de l’apaisement. Or il existe aujourd'hui un terrible poison : cette logique qui tente d’organiser une hiérarchie des souffrances et une concurrence des victimes et des mémoires. Cette logique, il faut la combattre sans faiblesse. En même temps, je suis de ceux qui pensent qu’il faut que toutes les populations vivant en France aient une connaissance égale de leur histoire. Aujourd'hui, certaines mémoires se trouvent dans des angles morts. Il faut donc se donner les moyens du travail de connaissance, à commencer par l’accès aux archives, mais aussi d’une reconnaissance officielle de ce que la France a pu faire au nom du peuple français. On a procédé à certaines reconnaissances légitimes, par exemple au sujet de la participation aux forfaits du nazisme ou en reconnaissant l’esclavage comme crime contre l’humanité, mais la question coloniale est manquante.

Ce n’est pas tout de dire qu’il ne faut pas entrer dans des logiques communautaires : il faut qu’il y ait un partage de l’ensemble des mémoires. C’est à cette condition que l’on pourra terrasser la logique de concurrence. Nous accusons aujourd'hui un retard immense vis-à-vis des populations issues de l’immigration des ex-colonies.

Je souhaite également souligner que le communautarisme résulte parfois d’une logique d’exclusion : on se renferme sur soi, sur sa communauté, sur son histoire, et l’on dresse des murs là où l’on devrait créer des passerelles de partage et de connaissance.

Un autre poison mortel est l’instrumentalisation des mémoires. Le terrible article de la loi du 23 février 2005 sur les bienfaits du colonialisme est une véritable provocation à l’égard des enfants issus des ex-colonies, qui sont précisément en quête de reconnaissance. Au-delà du fait qu’il n’appartient pas aux parlementaires d’écrire l’histoire – laissons cela aux historiens et aux citoyens –, cette loi organise une différence, voire une discrimination, et ravive une logique de concurrence avec les harkis en ouvrant à des personnes de l’OAS (Organisation de l’armée secrète) des possibilités d’indemnisation.

Il faut aussi savoir que certains peuvent utiliser les questions mémorielles pour régler des problèmes politiques dans d’autres pays.

Si l’on veut vraiment créer les conditions de l’apaisement, il faut se détourner de cette instrumentalisation des mémoires qui est le plus mauvais service que l’on puisse rendre à tous ceux qui sont simplement en quête de justice, de reconnaissance et d’envie du vivre ensemble sur la base de l’égalité.

M. Christian Vanneste. J’ai participé à presque toutes les réunions de cette mission et, une fois de plus, je voudrais bien différencier le travail scientifique de l’histoire et le travail affectif de la mémoire. Ce n’est pas un hasard si, dans l’intitulé de cette table ronde, « histoire » est au singulier et « mémoires » au pluriel.

Pour autant, si nous voulons discuter sérieusement, il faut que vous fassiez tous preuve d’un peu d’honnêteté historique et, quand vous citez un texte, que vous évitiez de le déformer. Je suis l’auteur de l’article 4 de la loi du 23 février 2005. Ni le terme de « colonie » ni celui de « colonisation » n’y figurent. Le texte se réfère à « la présence française outre-mer », ce qui est tout à fait différent car cette présence n’a pas cessé avec les colonies : la France est toujours présente outre-mer, Dieu merci !

Mon amendement a été voté quatre fois par les parlementaires avant d’être déclassé pour des raisons qui m’échappent. Si vous vous reportez aux arguments que j’ai développés pour le soutenir, vous remarquerez que je n’ai donné que des exemples médicaux : ainsi Laveran et la lutte contre la malaria en Algérie. Au demeurant, la présence médicale de la France outre-mer est aujourd'hui encore très forte.

L’article 4 comporte en outre l’expression « en particulier » : jamais il ne s’est agi d’obliger les historiens à dire du bien de la présence française outre-mer. Il s’agit simplement de rappeler que la France a fait aussi de bonnes choses. Cela dit, dans un texte consacré aux rapatriés, nous avons eu tendance, je l’admets bien volontiers, à mettre plutôt l’accent sur le côté positif. Mais ce n’était nullement exclusif : relisez le texte !

Sachez enfin, Monsieur Aounit, que cet amendement trouve son origine dans une discussion que j’ai eue avec de jeunes musulmans de ma circonscription qui regrettaient que l’on ne parle jamais de leurs parents et de leurs grands-parents qui se sont battus pour la France et qui, en particulier, l’ont libérée. J’ai donc voulu que l’on en parle. Je vous renvoie à la suite de l’amendement, qui mentionne explicitement « la place éminente » à laquelle ont droit les combattants de l’armée française issus de l’outre mer et les sacrifices qu’ils ont consentis.

Ce que dit le texte, c’est que, lorsque l’on veut bâtir une communauté nationale, il ne faut pas opposer les mémoires des communautés particulières. Il faut au contraire susciter un véritable sentiment de communion nationale, et donc insister davantage sur ce que chacun a fait de positif pour l’autre que sur les éléments négatifs. Je suis bien entendu favorable à ce que l’on prenne en compte les souffrances mais ne pensez pas que l’on puisse construire une union nationale sur les souffrances des uns et des autres, en accusant les pères des uns des souffrances des pères des autres. Je préfère que l’on dise : « Si tu as été sauvé, c’est grâce au père de celui qui est en face ».

Je continue à déplorer que l’on ait sacrifié ce texte au politiquement correct car son intention était excellente et on n’en cite jamais la rédaction exacte. Quoi qu’il en soit, efforçons-nous d’éviter que la coexistence des mémoires empêche l’existence d’une mémoire de la communauté nationale et l’existence d’une histoire des historiens à vocation scientifique, même si elle reste une science « humaine ».

Mme George Pau-Langevin. Vous avez indiqué, cher collègue, que votre amendement était inspiré par une discussion avec des jeunes musulmans. Cette discussion avait-elle lieu dans un cadre religieux ou s’agissait-il simplement de jeunes de votre circonscription ? Il faut en effet rendre hommage aux troupes de l’outre-mer. Celles-ci comportaient des musulmans, des israélites, etc..., mais aussi beaucoup d’agnostiques.

M. Christian Vanneste. La discussion à laquelle j’ai fait allusion s’est déroulée lors d’une réunion des jeunes musulmans de France.

M. Patrick Lozès. Les mots qui ne sont pas fixés trahissent souvent des réalités qui ne sont pas fixées. Si le communautarisme existe dans notre pays, il est aujourd'hui très minoritaire. Dans leur grande majorité, les groupes qui s’expriment dans le débat public demandent la justice sociale et l’égalité. Pouvoir vivre dans les mêmes immeubles ou travailler dans les mêmes entreprises que les autres citoyens, ce n’est pas du communautarisme, c’est une demande de reconnaissance.

Je ne voudrais pas, lorsque l’on parle des brûlures de l’histoire, que l’on oublie la traite « négrière ». Les Antillais ne viennent pas de la lune : ils sont bien le produit d’une histoire, celle de la traite.

Si les Noirs n’existent pas scientifiquement, ils restent aujourd'hui en France un groupe social visible qui est victime de la discrimination. Le conseil représentatif des associations noires de France, que j’ai l’honneur de présider, a été créé ici même, dans une salle de l’Assemblée nationale – et il ne pouvait en être autrement puisque nous plaçons notre action dans une perspective républicaine. Lorsque l’on me demande ce qu’est une « association noire », j’ai coutume de répondre qu’il s’agit d’une association qui est sensible aux discriminations dont les populations noires peuvent être victimes : cela concerne donc tout le monde.

J’évite le mot de « communauté » car j’ignore ce que pourrait être la communauté noire. À mes yeux, une communauté suppose une origine commune, une culture partagée, une identité. Je ne vois pas plus ce que pourrait être la communauté blanche…

La concurrence des mémoires constitue un risque qu’il convient d’analyser avec sérénité. Il est en effet inacceptable, dans notre République, que se développe une concurrence des mémoires ou des victimes. Mais nous ne devons pas nous méprendre sur la signification des demandes qui s’expriment çà et là. Les groupes en question se feront de plus en plus entendre tant que leurs demandes seront traitées par le mépris et balayées d’un revers de la main. Nous prendrons alors le risque de laisser la place à des groupes de plus en plus radicaux qui, eux, se feront entendre si les demandes pacifiques et républicaines ne sont pas entendues.

Il est heureux que l’Assemblée se saisisse de la question de savoir jusqu’où pourrait aller la concurrence des mémoires. Le rôle des représentants du peuple ne saurait se limiter à attendre que l’on frôle la guerre civile, que les bien publics soient endommagés ou que la nation soit mise en danger pour jeter un œil sur ce que j’ai appelé « les brûlures de l’histoire ».

Mme Valérie Haas. Je remercie la mission d’information de m’avoir conviée à cette table ronde. Il me semble que les sciences sociales ont leur place à côté de l’histoire et j’ai le sentiment, en tant que psychosociologue, de représenter ici d’autres sociologues ou ethnologues qui travaillent sur les questions mémorielles mais aussi sur l’oubli, dont on parle moins aujourd'hui.

Nous sommes dans une phase de « tout mémoire ». On a parlé à ce propos de « commémorite aiguë » ou de « tyrannie de la mémoire ». L’impératif du souvenir, qui prend une place assez importante sur la scène publique, ne nous empêche-t-il pas de faire valoir la possibilité d’un droit à l’oubli ? La mémoire est toujours perçue comme un bienfait alors que l’oubli est généralement craint. Pour moi, la question est plutôt de savoir quel usage on fait du passé et de la mémoire.

On s’est demandé d’emblée, dans la présentation de cette table ronde, si des mémoires discordantes pouvaient coexister. On ne peut répondre que par la négative : être discordant, c’est ne pas être en harmonie. Or nous discernons, dans les interventions des participants, de nombreux points de convergence. Plutôt qu’à des mémoires discordantes, nous sommes confrontés à des « mémoires plurielles ».

Il faut s’entendre aussi sur le type de mémoire dont on parle et sur les vecteurs de transmission. À côté de la transmission institutionnelle – celle de l’école – et de la transmission collective assurée par les groupes, on parle moins de la transmission autobiographique – celle des sujets eux-mêmes, des mémoires privées qui se relient à la mémoire collective – et de la transmission médiatique.

Pour un même événement, plusieurs groupes peuvent avoir des souvenirs différents, chacun reconstruisant à sa manière un passé commun. Henri Rousso l’a bien montré pour la période de la Seconde Guerre mondiale : selon que l’on est rescapé des camps de la mort, ancien résistant, ancien prisonnier de guerre, les mémoires d’un même objet sont différentes.

Il faut aussi souligner l’aspect dynamique de la mémoire, dont le rapport d’intensité, comme disait Halbwachs, sera différent en fonction du temps. À cet égard, je souscris à ce qui a été dit sur les risques d’instrumentalisation de l’histoire. Selon le temps présent, des mémoires glorieuses dans le passé peuvent devenir des mémoires honteuses, et réciproquement.

Je le répète, je ne crois pas que l’on puisse parler de mémoires discordantes. Les mémoires sont les facettes multiples d’une même histoire et forment comme un kaléidoscope. Il faut les considérer du point de vue de la réminiscence, de la sélection qui s’opère dans le temps.

De plus, les questions mémorielles sont en prise directe avec la question des identités sociales et individuelles, donc à celle de l’image de soi et de l’image de l’autre. Les travaux d’Halbwachs ont montré que la mémoire est un des fondements du sentiment d’identité et de sa permanence. D’où l’importance du retour sur le passé pour les groupes, les collectivités, les communautés. La mémoire est la perpétuation des identités collectives mais elle peut aussi permettre de ramener à la conscience collective et dans le corps social des éléments du passé occultés ou oubliés. Elle peut donc aider le corps social à vivre, à retrouver ses racines, à renouer le fil de la continuité dans certains cas. Ce n’est pas seulement le rappel d’un contenu événementiel : elle est également inscrite dans des coutumes et des pratiques de groupe. C’est pourquoi elle est essentielle comme moyen d’affirmer une identité sociale ou culturelle. On a là différents modes d’expression d’une mémoire collective.

Je voudrais pour terminer présenter un cas différent de ceux que nous évoquons aujourd'hui mais qui illustre les enjeux et les risques de la mémoire dans le présent, lorsque la différence avec l’autre est ressentie comme une menace et fait craindre une intrusion. Il y a quelques années, j’ai été amenée à travailler sur la mémoire collective des habitants de la ville de Vichy, les Vichyssois. Cette mémoire étant quelque peu lourde à porter, j’ai observé comment le pouvoir – politique notamment – pouvait reconstruire l’histoire dans le présent.

À partir des années 1990, qui correspondent, selon Henri Rousso, à la « période obsessionnelle » de notre pays à l’égard de Vichy, les Vichyssois se sont trouvés confrontés à toute une série de références à leur ville et à leur histoire. Ils ont alors porté en eux et avec eux les traces de cette histoire honteuse. Parce que les questions identitaires étaient importantes et que les Vichyssois portaient, en quelque sorte, des stigmates de notre histoire nationale, la ville s’est mise à reconstruire son histoire : elle a tenté de remplacer une période historique par une autre en mettant en exergue Napoléon III.

Cet exemple illustre le caractère dynamique de la mémoire. L’histoire peut être transformée et il faut prendre garde aux risques que cela représente. Il me semble que les Vichyssois ne sont pas encore tout à fait débarrassés des questions mémorielles qui les poursuivent. On entendra de nouveau parler de la ville de Vichy début novembre et cela risque d’alourdir le fardeau pour ses habitants.

M. Guy Geoffroy, vice-président. C’est bien parce que vos travaux apportent un éclairage intéressant sur notre sujet que la mission a pris l’initiative de vous inviter à cette table ronde.

M. Raymond Kévorkian. Bien que n’étant pas un spécialiste des questions de mémoire, je suis régulièrement confronté, en tant qu’historien, à un public qui porte une mémoire. Je me suis rendu compte à cette occasion que la pointe de la recherche historique peut brusquer une mémoire qui s’est inscrite et quelque peu figée dans des schémas et qui a du mal à percevoir que les choses sont moins « carrées » qu’il n’y paraît, que tout est dans les nuances et que la recherche historique est évolutive.

Je concentrerai mon propos sur la mémoire liée aux violences de masse et aux génocides. Dans le cas du génocide des Arméniens, nous devons faire face en France à une mémoire double. L’une est issue du groupe victime, l’autre du groupe bourreau. Les deux groupes cohabitent sur le territoire dans un rapport de forces à peu près équilibré. Le problème qui en résulte pour les élus dépasse le cadre politique : il touche également à la sécurité publique. Il y a deux ans, on a assisté à Lyon à des manifestations de populations d’origine turque visant à nier le génocide des Arméniens, pourtant reconnu par une loi de la République.

En Turquie, nous avons affaire à un véritable déni d’État. C’est là une singularité du cas arménien. Ce déni a des effets concrets dans les communautés turques ou d’origine turque qui se sont constituées en Europe. Le problème n’est donc pas seulement français mais européen, au même titre que la Shoah. Sans doute faudrait-il à cet égard que les élus mènent une réflexion plus globale.

Les populations qui sont nées en Turquie et se sont installées en France il y a dix, vingt ou trente ans ont reçu une instruction où le terme « Arménien » était systématiquement stigmatisé. On ne décèle de légère évolution dans les médias turcs que depuis très peu de temps.

C’est donc une mémoire qui s’est bâtie à l’extérieur mais qui a été importée en France et qu’il va falloir assumer. Après une conférence que j’ai faite à Grenoble sur le génocide des Arméniens, un père de famille d’origine turque m’a rapporté que sa fille était revenue en pleurs à la maison après que son professeur eut évoqué en classe cet événement et il m’a reproché d’aller dans ce sens. Une telle situation est en effet très douloureuse. J’ai pourtant été obligé de répondre à cet homme que je n’étais pas responsable de l’instruction qu’il avait reçue dans son pays et qui le mettait dans l’incapacité d’assumer son passé.

La France est donc confrontée à ce problème et doit s’interroger sérieusement sur la nécessité de légiférer à ce sujet.

S’agissant plus généralement des violences de masse, un travail collectif reste à accomplir entre les mémoires des descendants de victimes. Les études comparatistes sont sans doute une des solutions permettant de rapprocher les victimes entre elles et les faire communier dans une même douleur. Les historiens ont parfaitement établi les traits communs à toutes les violences de masse : on a toujours affaire à un contexte de guerre, à un État totalitaire, à un régime de parti unique et, le plus souvent, on a recours à des paramilitaires pour exécuter les violences.

Il y a deux ans, au mémorial de la Shoah, nous avons tenu une conférence commune sur la Shoah et le génocide des Arméniens dans une perspective comparatiste. Nous avons croisé systématiquement nos regards. Les Juifs et les Arméniens qui composaient le public sont alors intervenus pour constater qu’ils avaient en partage des expériences similaires. Il est important de multiplier de telles rencontres et de faire parler des groupes victimes de crimes contre l’humanité et des groupes victimes d’autres types de violences, par exemple coloniales.

Enfin, un travail énorme reste à accomplir au sein du système éducatif. Les professeurs d’histoire ont un rôle central à jouer. Il faut leur laisser une grande latitude tout en leur donnant la formation et les instruments nécessaires pour éviter de brutalise les mémoires, même si celles-ci sont issues, comme dans le cas que j’évoquais, d’un groupe de bourreaux.

Mme Barbara Lefebvre. Avec Sophie Ferhadjian, j’ai dirigé un ouvrage intitulé Comprendre les génocides du XXe siècle ; comparer, enseigner. Nous y envisageons la possibilité de travailler sur les génocides dans le cadre scolaire et selon une approche comparatiste en confrontant cinq génocides : le génocide des Arméniens, la Shoah, la famine génocidaire ukrainienne, le génocide du Cambodge et celui des Tutsis du Rwanda.

Contrairement à ce que pensent souvent ceux qui ne sont pas historiens, la comparaison ne permet pas d’aplanir les différences et de les banaliser, mais au contraire de singulariser à partir de composantes communes. Ainsi, un des principaux traits communs des génocides idéologiques du XXe siècle est l’intentionnalité génocidaire du bourreau, du régime totalitaire ou proto-totalitaire qui le commet. L’approche comparatiste permet au groupe victime mais aussi à la société tout entière de comprendre ce que c’est que d’être victime, d’être bourreau, ou d’être membre d’une société qui a commis un génocide et d’en avoir été le témoin passif, un bystander, comme la majorité de la population.

L’enseignement des génocides semblant très lourd à mettre en œuvre, nous proposons dans cet ouvrage des pistes et une typologie permettant une comparaison historique des génocides et non pas une comparaison des mémoires.

Une approche comparée de l’esclavage est également possible, précisément pour singulariser la traite négrière occidentale par rapport aux traites intra-africaines et arabes et pour comprendre pourquoi elle a pu être considérée comme le paradigme de la traite du fait des moyens techniques qu’elle a mis en œuvre.

De même, il y a eu différents types de pratiques et d’administration coloniales mais ceux-ci présentent des caractères communs. L’avant-scène, pour ainsi dire, s’est construite dans les métropoles coloniales et continue de hanter les représentations inconscientes de certaines populations. M. Aounit l’a justement relevé, même si je ne suis pas toujours d’accord avec lui sur la perpétuation de ces luttes aujourd'hui. La question importante est celle de l’infériorisation sociale car c’est elle qui explique l’enfermement communautaire. Je ne suis favorable ni au discours des « indigènes de la République » ni aux positions défendues par le député Lionnel Luca : ce sont des outrances qui se répondent et qui sont tout à fait négatives.

Dans le cadre d’un enseignement comparé, le génocide des Tutsis du Rwanda ne doit pas être négligé. Il n’existe pas en France de communauté de Tutsis qui puisse interpeller la République et émettre des revendications sur cette question. Si l’on se réfère à la déclaration du président Chirac, en 1995, sur la responsabilité de la France dans le génocide des Juifs, il existe, je crois, une attente de la part de l’ensemble de la communauté française. Les Rwandais présents en France étant surtout, semble-t-il, des personnes exfiltrées à la suite d’opérations militaires et se trouvant éventuellement dans le camp des génocidaires, ce ne sont pas eux qui feront pression pour qu’une commission d’enquête, notamment parlementaire, se mette en place pour faire la lumière sur la participation de la France dans la perpétration de ce génocide.

Il s’agit ici de mémoire, d’histoire et de reconnaissance. Le discours du président Chirac a fait sauter un verrou. Sur l’implication de la France dans le génocide des Tutsis du Rwanda, il y a aussi quelque chose à dire. C’est à la fois une question mémorielle et une question de justice.

M. David-Olivier Kaminsky. Je vous prie de bien vouloir excuser le président du CRIF, M. Prasquier, retenu à Bordeaux pour une cérémonie de commémoration.

Le terme de « concurrence des mémoires » me choque profondément. On ne peut considérer la mémoire comme une sorte d’exploit sportif dont on pourrait dégager des récurrences, des constances. Chaque mémoire, chaque souffrance est spécifique et chacun peut porter des voix différentes.

Je voudrais aussi réaffirmer la totale singularité de la Shoah sans pour autant que cela veuille dire qu’elle est remise en cause par d’autres revendications mémorielles. Notre société doit, au contraire, pouvoir faire cohabiter toutes les mémoires. L’idée que celles-ci devraient se percuter ou se dépasser les unes les autres est profondément négative. Il me semble que les députés doivent y réfléchir dans leur travail législatif.

La mémoire est au premier chef un vécu personnel et familial qui est transmis aux enfants, aux petits-enfants, etc. C’est lorsqu’elle interpelle l’universel qu’elle devient mémoire collective. Le devoir de mémoire doit être exercé sans complexe. On ne peut éprouver un sentiment de culpabilité à commémorer. Si l’on n’oublie pas, c’est, à titre personnel, pour les victimes, mais aussi pour la responsabilité nationale, pour que cette expérience historique douloureuse ne soit plus jamais rééditée. Le travail législatif sert donc parfois de garde-fou.

Mon père a été déporté. Cependant, ma mémoire familiale représente un vécu très privé. D’un autre côté, la mémoire de la Shoah est une mémoire mondiale. L’héritage de ce qu’a vécu mon père est donc aussi un héritage collectif. À chacun de le perpétuer, la première condition étant que les personnes qui ont vécu ces tragédies en parlent.

Je salue le magnifique travail d’historien accompli par Barbara Lefebvre ; néanmoins, avant d’opérer des comparaisons, il faut bien expliquer la réalité. On constate que certains élèves ont des lacunes considérables. La base est donc que chacun de nos jeunes concitoyens sachent bien ce qu’est la mémoire collective, que ce soit la mémoire des colonies, la mémoire de l’esclavage, la mémoire génocidaire ou la mémoire de la Shoah.

Pour ce qui est du travail historique, je conviens volontiers, Monsieur Vanneste, qu’il s’agit d’une science humaine, mais autant suivre la démarche la plus scientifique possible. C’est une condition, avec l’action des associations, les témoignages et l’écho médiatique qui en est fait, pour pérenniser une forme harmonieuse des mémoires.

On parle beaucoup des questions de couleur de peau et de religion mais la discrimination existe dès l’école maternelle sur des critères qui n’ont rien à voir avec le racisme et l’antisémitisme. Si le législateur a eu raison de poser des garde-fous, le travail de pacification suppose également que l’on accepte de se reconnaître les uns les autres.

M. Guy Geoffroy, vice-président. Vos propos, Monsieur Kaminski, sont au contraire très structurés et constituent même une transition opportune à la seconde partie de notre discussion, puisque vous avez évoqué le rôle des associations. Je note en outre que si nous, parlementaires, étions jusqu’ici invités à la plus grande prudence législative en matière mémorielle, certaines de vos interventions semblent plaider en faveur d’une responsabilisation par la loi.

Pour synthétiser très brièvement quelques unes des perspectives dont il a été fait état, je remarque que vous avez repoussé la notion de mémoires discordantes car même si toutes les mémoires ne visent pas le même objectif, elles ne sont pas pour autant concurrentes ou opposées. Favoriser l’exacerbation concurrentielle reviendrait à promouvoir le communautarisme au détriment de l’idée républicaine du « vivre ensemble ». Enfin, deux questions particulières se posent : d’une part, comment mieux apprécier chacune des mémoires à travers, par exemple, une forme de comparatisme ? D’autre part, comment faire de chacune d’entre elles une voie d’accès à l’universalité de telle manière qu’elles soient « concourantes » et non concurrentes ?

M. Christian Vanneste. J’ai eu l’occasion d’opposer l’histoire – qui se veut objective – à la mémoire – plus affective et souvent instrumentalisée. Or, non seulement l’utile ne saurait être un critère du vrai mais ne ressasse-t-on pas parfois certains événements afin d’en escompter un bénéfice ? Comment, même dans le registre mémoriel, atteindre un maximum d’objectivité ? Avant d’écrire une proposition de loi visant à faire reconnaître le génocide ukrainien de 1932 et 1933, je me suis interrogé sur la pertinence, en l’occurrence, du terme de « génocide ». Un citoyen à l’écoute de nos travaux m’a d’ailleurs orienté à ce propos vers l’œuvre de Raphaël Lemkine. Ne pourrions-nous pas, nous aussi, nous efforcer de mieux définir les termes que nous employons ? Si chacun brandit le mot de génocide, je crains qu’il ne finisse par ne plus vouloir rien dire.

De plus, il existe deux types de lois mémorielles : celles qui tendent à reconnaître un fait ; celles qui pénalisent la non-reconnaissance de celui-ci. J’ai adhéré à cette typologie jusqu’à ma lecture de Pascal Bruckner s’interrogeant sur la valeur d’une vérité devant être défendue devant les tribunaux : n’est-ce pas, au contraire, affaiblir cette dernière quand elle devrait avoir le poids de l’évidence ? Je suis donc extrêmement réservé s’agissant du caractère pénal de ces lois. Mais j’éprouve tout le poids de la Shoah en me rendant au musée Nissim de Camondo où se trouvent les magnifiques collections du XVIIIe siècle français que cette famille d’origine juive a léguées à la France. Leur fils fut tué pendant la première guerre mondiale et leurs descendants déportés durant la seconde. La honte que l’on ressent devant une telle ignominie est incommensurable.

Enfin, j’espère que la réforme récente de la Constitution permettra de faire voter des résolutions : cela pourrait aider à résoudre bien des difficultés.

M. Pascal Lozès. Si chaque groupe comporte des victimes, ne risque-t-on pas de nier celles des autres ? M. Vanneste, une fois n’est pas coutume, a raison : l’histoire n’est pas faite pour accuser ou excuser mais pour expliquer. Le devoir de mémoire, loin d’alimenter la volonté de revanche et le ressentiment, doit favoriser la réconciliation nationale. Par ailleurs, nul n’a envie d’être enfermé dans un statut victimaire.

La Shoah, quant à elle, constitue le paroxysme de l’élimination de l’homme par l’homme : non seulement ceux qui en disconviennent sont une infime minorité mais c’est une véritable abomination que de prétendre défendre les Noirs en s’en prenant aux Juifs. Les radicaux qui tiennent de tels discours, au fond, ont rejoint l’extrême droite.

Il est en outre tout à fait bienvenu d’enter le devoir de mémoire sur des événements glorieux : des esclaves se sont révoltés ; ils ont inventé une langue, une littérature, une culture ! Toussaint Louverture, Louis Delgrès ou les Nègres marrons sont des héros ! Je songe aussi, dans le même ordre d’idée, à la Société des amis des Noirs, à Condorcet, La Fayette ou Loménie de Brienne. La mémoire, de surcroît, n’est pas communautaire par essence : que dire des Falashas, ces Juifs noirs d’Éthiopie ? Nous sommes tous des Falashas victimes de haines ancestrales.

La transmission de la mémoire passe, de plus, par les initiatives officielles, certes, mais également par un lien fort avec les manifestations populaires. J’ai été choqué, lors des 10-mai successifs organisés en mémoire des victimes de l’esclavage, qu’il ne soit pas fait davantage appel à nos concitoyens. Les médias pourraient y concourir ! Le 10-mai, du reste, n’est pas réservé aux seuls Afro-caribéens pas plus que la Shoah ne concerne les seuls Juifs ou le génocide arménien les seuls Arméniens. Les pouvoirs publics, en matière de célébrations, doivent trouver un équilibre.

Sur un plan législatif, je note que les dernières incursions parlementaires dans le domaine mémoriel n’ont pas toujours été du meilleur aloi – je pense, notamment, à la loi du 23 février 2005 – même si toutes les lois mémorielles ne peuvent pas être mises sur le même plan : écrire que l’esclavage est un crime contre l’humanité, ce n’est pas du même ordre que de demander aux professeurs d’enseigner les supposés bienfaits de la présence française outre-mer. Par ailleurs, il ne faut pas confondre le rôle des historiens et celui des députés. Les associations, qui sont autant de sentinelles vigilantes, mériteraient d’être beaucoup plus consultées en amont des commémorations publiques. Ester en justice ne suffit pas ! On peut certes se trouver en désaccord avec M. Pétré-Grenouilleau mais il aurait été en l’occurrence préférable de répondre au livre par un autre livre ! La judiciarisation de la société, par ailleurs, est un risque à courir. Comme le disait Gambetta : « Ce qui constitue la démocratie, ce n’est pas de reconnaître des égaux mais d’en faire. »

Enfin, je rappelle que l’Italie s’est récemment engagée à verser à la Libye 200 millions de dollars par ans durant 25 ans en préjudice des exactions subies pendant la période coloniale.

Mme Valérie Haas. A trop focaliser le débat sur les victimes, il ne faut pas perdre de vue qu’il y a aussi des bourreaux si l’on veut éviter les confusions – je pense, notamment, à ce qui est parfois dit des Tutsis du Rwanda.

M. Kaminski l’a rappelé : la transmission familiale fonctionne, certes, mais ce n’est pas toujours le cas. En la matière, il me semble donc que l’école mais également les médias doivent jouer un rôle essentiel. Il me paraît par ailleurs opportun de favoriser chez les élèves la promotion d’une « mémoire universelle » ou d’une « mémoire de masse » afin de développer une responsabilisation collective et une mobilisation en faveur des droits de l’homme. Qu’en est-il, en effet, de cette « post-mémoire », comme disent certains chercheurs, caractérisant des générations n’ayant absolument pas été touchées par les événements que nous évoquons ? La presse, elle, doit également contribuer à transmettre les mémoires et l’histoire. J’ai travaillé avec l’université Lyon II sur la façon dont les journaux ont traité des commémorations des dix ans du génocide des Tutsis : outre que ce fut très lacunaire, la presse ne fit aucune comparaison avec d’autres génocides. Les associations, quant à elles, doivent être bien entendu consultées mais il ne faut pas oublier que certaines sont plus influentes et puissantes que d’autres. Enfin, je rappelle que des historiens, mais aussi des sociologues, des ethnologues, des anthropologues et des psychologues sociaux oeuvrent également à la définition et à la préservation de différentes mémoires.

Mme Marie-Louise Fort. Je suis certes très fière de siéger à l'Assemblée nationale d’un pays capable de réunir des gens aussi différents que vous l’êtes mais je déplore que les commémorations soient trop souvent confinées à des manifestations auxquelles ne participent que des officiels. La loi, quant à elle, doit avant tout fixer un cadre avant que d’envisager une pénalisation qui, parfois, nuit à la réflexion. Désormais, le vote de résolutions permettra peut-être une plus grande souplesse. Je souhaiterais par ailleurs que les associations que vous représentez ne soient pas seulement présentes à Paris ou dans les grandes villes mais qu’elles rayonnent sur l’ensemble de notre territoire. La République est fondée sur trois piliers qui définissent notre « vivre ensemble » : la liberté, l’égalité, la fraternité. Il faut donc non seulement partager les mémoires afin que chacune puisse y contribuer mais aussi veiller à lutter contre le communautarisme afin d’être unis face aux nouvelles menaces.

M. Alexis Govciyan. M. Vanneste a posé de bonnes questions et a eu raison de faire référence à Raphaël Lemkine : tout n’est pas comparable et il n’est pas possible de dire n’importe quoi. Lemkin parle de « génocide » à propos de la Shoah tout en faisant référence au génocide des Arméniens : là a commencé de se produire l’indicible, l’inacceptable, l’inimaginable. En revanche, il ne me semble pas possible de parler aussi légèrement de l’utile et du vrai : il y a des lignes rouges – racisme, antisémitisme, négationnisme – à ne pas franchir et la loi pénale doit sévir contre celui qui nie l’autre.

Mme Marie-Louise Fort. Assurément.

M. Alexis Govciyan. Il ne faut surtout pas toucher à la loi Gayssot…

Mme Marie-Louise Fort. Ce n’est absolument pas mon propos.

M. Alexis Govciyan. … non plus qu’à la loi du 12 octobre 2006 relative à la reconnaissance du génocide arménien : il ne s’agit pas de punir mais de protéger chaque citoyen ainsi que la paix civile.

M. Patrick Karam. Je comprends les interrogations de Mme Fort.

Nous avons parlé du génocide des Ukrainiens, mais quid de celui des Kazakhs, des Ingouches ou des Tchétchènes au XIXe siècle ? Un problème de définition se pose, en effet, mais il relève de l’appréciation politique.

Je rappelle en outre que M. Pétré-Grenouilleau a été assigné en justice non pour son ouvrage mais pour les propos qu’il a tenus dans le Journal du dimanche : la loi Taubira serait presque responsable de l’antisémitisme et l’esclavage ne relèverait pas du génocide. Aux juges d’évaluer si cela est en infraction avec la loi mais les historiens qui ont pris fait et cause pour lui ont eu tort de mélanger des concepts différents.

Par ailleurs, trois lois mémorielles ont été votées – loi Gayssot, génocide arménien, loi Taubira – parce qu’il existe des crimes plus horribles que d’autres et c’est aux politiques qu’il appartient de les caractériser comme tels. Elles répondent en outre à des demandes sociales qui contribuent à maintenir la paix civile contre certaines provocations. J’ai eu l’occasion de le dire : il n’y a pas de communautarismes mais des communautés d’histoires s’inscrivant dans l’histoire nationale. De surcroît, ces lois délivrent un message : « Plus jamais cela ! ». La loi Gayssot, en particulier, est nécessaire car elle permet aux Juifs d’éviter d’être victimes de provocations. Son extension à destination des Arméniens ou des descendants d’esclaves me semblerait en l’occurrence aller dans le bon sens.

De plus, si les peuples peuvent avoir une perception différente de ce qu’est un crime contre l’humanité ou un génocide, ce relativisme ne doit pas nous empêcher d’énoncer ce qui pour nous, Français et Européens, constitue un absolu.

Je note, enfin, que ces lois mémorielles s’inscrivent dans une logique internationale – que l’on songe aux travaux de l’ONU ou au tribunal pénal international – et que ce n’est pas le moment, en France, d’aller à l’encontre de ce mouvement.

Mme Marie-Louise Fort. Ce n’était pas mon intention.

M. Patrick Karam. J’en disconviens d’autant moins que j’adhère à tous vos propos et, notamment, à ceux qui concernent le bien-fondé des résolutions.

S’agissant des dates de commémoration, je rappelle que le 10-mai avait été d’abord conçu comme une journée métropolitaine de commémoration de l’abolition de l’esclavage alors que cela concernait bien plutôt les départements d’outre-mer. Une circulaire du Premier ministre a ensuite permis de faire du 10-mai une journée nationale d’hommage concernant tous les Français, quelle que soit leur origine. Quant au 23-mai, c’est désormais une journée métropolitaine du souvenir organisée par les descendants d’esclaves. Le 10 mai, le Président Sarkozy a été ovationné au jardin du Luxembourg et le 23 mai, à Saint-Denis, avec le Comité Marche du 23 mai, nous avons tous eu le sentiment que la mémoire était enfin apaisée et que la République avait rétabli une filiation jusqu’à ce jour abolie.

Par ailleurs, si la France – l’un des très rares pays à avoir reconnu l’esclavage en tant que crime contre l’humanité – est exemplaire, je n’en dirai pas de même d’autres pays européens. L’Europe ne pourrait-elle donc pas prendre une initiative commune ?

Enfin, il n’est pas question de battre sans cesse sa coulpe. Aujourd’hui, il n’y a plus de bourreaux ni de victimes et vous n’êtes pas une victime, Monsieur Kaminski, même si vos parents l’ont été : vous êtes descendant de victime. Et les descendants de victimes juifs, arméniens ou noirs doivent discuter ensemble, travailler main dans la main, faire front commun.

M. Mouloud Aounit. Il serait très dangereux d’ouvrir la boîte de Pandore. Si la loi doit protéger et réparer, elle ne doit pas provoquer – à l’instar de celle du 23 février 2005. C’est en revanche grâce à la loi Gayssot que nous avons pu faire condamner, au nom du peuple français, MM. Le Pen, Gollnisch ou Garaudy. C’est elle qui garantit le respect de la dignité et pose une limite intangible entre opinion et délit ! A-t-elle jamais entravé les recherches d’un seul historien ? Non !

La loi, en outre, vise à apporter une reconnaissance officielle qui, en l’occurrence, fait défaut à l’endroit des crimes d’État commis pendant la colonisation : le 17 octobre 1961, Sétif, Charonne… autant de dates historiques qui n’ont pas d’existence légale ! Or, le « vivre ensemble » est impensable sans l’égalité de traitement des différentes mémoires.

Les associations, quant à elles, sont des vigies républicaines et permettent parfois de faire pièce à un certain autisme politique. Si les premiers rassemblements que nous avons organisés au Pont Saint-Michel, il y a quinze ans, pour commémorer le 17 octobre 1961 – ratonnade d’État organisée sous l’autorité de M. Papon – comptaient à peine une quinzaine de personnes, nous sommes maintenant des centaines ! Ces manifestations sont également l’occasion de rapprochements puisque j’ai eu l’occasion de donner la parole à l’association « Harkis et droits de l’homme » afin qu’ensemble nous condamnions tout esprit de revanche et d’amalgame.

Enfin, une autre population souffre d’un manque de reconnaissance : les Tsiganes, pourtant eux aussi victimes des monstruosités nazies. Le 10 octobre, j’irai inaugurer une stèle à Saint-Lô pour rappeler leur immonde extermination. Voilà, aussi, le rôle des associations.

Mme Marie-Louise Fort. Je n’ai jamais évoqué quelque abolition législative que ce soit mais j’ai écouté vos propos avec attention et j’ai été sensible, Monsieur Aounit, à la référence que vous avez faite aux Harkis dont, hélas, nous ne parlons peut-être pas suffisamment : j’ai seulement dit qu’une inflation de lois mémorielles pourrait aboutir à l’inverse de ce que nous souhaitons réaliser, ce « vivre ensemble » qui est au fondement de la République. Les associations ont bien entendu un rôle essentiel à jouer et ce n’est certainement pas le législateur qui le remettra en cause.

M. David-Olivier Kaminski. Il est heureux que personne ne conteste le bien fondé de la loi Gayssot ainsi que son renforcement par les dispositions Lellouche. Elle ne concerne d’ailleurs pas, Monsieur Karam, les seuls Juifs puisqu’elle tend à lutter contre le racisme et l’antisémitisme, deux lignes rouges absolument infranchissables. J’ajoute que lorsque la cellule familiale est désintégrée et que l’école connaît des difficultés, les tribunaux sont les derniers bastions de la norme et de la loi. Or, la suppression des lois mémorielles reviendrait à faire exploser les dernières barrières qui contiennent une barbarie toujours renaissante. Enfin, si la pluralité des mémoires, loin de nous léser, nous enrichit, leur concurrence, elle, serait très préjudiciable : c’est la fraternité qui, ultimement, doit nous réunir et c’est grâce à elle que nous pouvons coexister. Vous avez eu raison, Monsieur le Président, de parler à ce propos de « mémoires concourantes ».

Mme Barbara Lefebvre. La dichotomie entre loi normative – loi Gayssot – et lois « proclamatives » – sur le génocide arménien ou l’esclavage – soulève certes un certain nombre de problèmes sur lesquels nous nous sommes exprimés mais personne ne doute que le racisme, le négationnisme ou l’antisémitisme ne soient responsables de troubles à l’ordre public et qu’ils doivent être comme tels sanctionnés. La LICRA, au moins autant que le MRAP, a ainsi eu l’occasion de faire condamner plusieurs fois MM. Faurisson, Le Pen, Gollnisch et Garaudy.

Il me semble, en revanche, qu’il serait opportun de rallonger le délai de prescription des délits négationnistes – qui n’est que de trois mois – en le portant à un an, notamment afin de lutter contre la diffusion de ce genre de propos sur Internet.

Je conteste, par ailleurs, le point de vue de M. Karam : ce n’est en rien au pouvoir politique de définir ce qui relève ou non du génocide, lequel est une notion historique – assez difficile à manier, tant elle est parfois parasitée par des considérations juridiques. De grâce, ne demandons pas aux politiques de trouver une juste définition : c’est là le travail des genocide studies, lequel est déjà suffisamment complexe ! Si, par ailleurs, certains cherchent à utiliser ce terme, c’est en raison de ce « Graal victimaire » qui conduira celui qui parvient au terme de la quête à la première place du podium. Or, non seulement il ne s’agit évidemment pas de hiérarchiser les souffrances mais il ne faut pas étendre inconsidérément la notion de génocide, comme ce fut le cas avec Srebrenica. Je rappelle que trois génocides sont à ce jour officiellement reconnus au XXe siècle : ceux des Arméniens, des Juifs et des Tutsis du Rwanda ; des questions se posent encore par ailleurs s’agissant de l’Ukraine ou du Cambodge.

Le comparatisme est quant à lui essentiel car il favorise la prévention en identifiant précisément la mise en œuvre d’une politique génocidaire. Le Rwanda, de ce point de vue-là, a été un cas d’école : de nombreux chercheurs, dont Jean-Louis Chrétien, ont étudié la langue génocidaire des Hutus extrémistes dès le début des années 90, mais hélas, ils n’ont pas été entendus. Il est donc temps de passer à cette approche.

Enfin, il importe de distinguer l’histoire, qui est une science humaine – comme telle toujours en devenir – et l’histoire scolaire : en tant que professeur d’histoire-géographie en collège de banlieue, je sais fort bien que je transmets parfois des connaissances qui ne sont plus nécessairement en adéquation parfaite avec le dernier état de la recherche mais il faut malgré tout continuer cette transmission, si imparfaite soit-elle. Je me félicite à ce propos que l’étude des civilisations chinoise, africaine ou indienne fasse désormais partie des programmes scolaires : l’école, en effet, est le lieu adéquat pour entendre la demande du corps social. La LICRA est par ailleurs très active dans le domaine de l’éducation puisque dans le cadre d’un partenariat avec le ministère de l’éducation nationale, nous intervenons dans les écoles, là où se construit l’identité civique et symbolique mais, également, l’estime de soi. Or, c’est la menace de l’infériorisation sociale qui conduit au repli communautaire, à la concurrence mémorielle et aux mémoires fantasmées. Le défi est donc grand pour l’école de la République mais je suis certaine que la mixité sociale et ethnique est un gage de réussite.

M. David-Olivier Kaminski. A la suite de Barbara Lefebvre, je considère qu’un allongement du délai de prescription des délits négationnistes serait opportun en passant au droit commun et, donc, en le portant à trois ans.

Mme Christiane Taubira. Je remercie l’ensemble des intervenants.

Nous travaillerons bien entendu sur cette question du délai de prescription mais je note, d’ores et déjà, que les arguments plaidant en faveur de la responsabilité législative en matière mémorielle sont de plus en plus prégnants, et c’est heureux. Il serait en effet étonnant que cette émanation du suffrage universel qu’est l'Assemblée nationale ne soit pas fondée à se saisir de ces problèmes ! C’est à elle de définir ce qui ne saurait être toléré ! Tout ne se vaut pas ! La République doit affirmer sa vérité éthique et philosophique !

Je note par ailleurs que si le corps social pratiquait en tout lieu une véritable mixité, nous ne serions pas confrontés à un certain nombre de tensions. Le prétendu « repli communautaire » n’est en fait qu’un regroupement de solidarités composites permettant d’affronter des injustices et des inégalités parfois institutionnelles : au sens sociologique et anthropologique, il ne me paraît pas possible de parler de communautarisme.

De la même manière, il faut faire un sort à la prétendue concurrence des mémoires qui obscurcit le véritable problème : la mise en lumière de pans entiers de l’histoire demeurés sous le boisseau. Seule une infime minorité instrumentalise l’histoire !

Nous avons besoin de vos contributions, Mesdames, Messieurs ! L’ensemble des auditions a montré combien le caractère contradictoire du débat est riche et porteur de sens. Mme Lefebvre a raison : le génocide et le crime contre l’humanité sont parfaitement définis – ce qui, certes, n’exclut pas les débats. Il est par ailleurs évident que les lois mémorielles n’ont jamais brimé la recherche mais qu’elles ont heureusement permis de sanctionner ceux qui, dans les établissements scolaires, se livrent au révisionnisme ou au négationnisme.

Monsieur Karam, vous êtes présent en tant que représentant institutionnel puisque vous êtes délégué interministériel à l’égalité des chances. Comme tel, je pensais que vous vous seriez interrogé sur l’absence du Comité pour la mémoire de l’esclavage (CPME) plutôt que de vous faire l’hagiographe d’une seule association. C’est en effet pas moins d’une cinquantaine d’associations qui a appelé à la marche du 23 mai 1998 ! Les ultras-marins, par ailleurs, ont eu raison de dire qu’ils disposaient déjà de dates de commémorations grâce aux combats menés dans les années 70 et 80 : les Martiniquais se reconnaissent dans le 22 mai, les Guadeloupéens dans le 27 mai, les Guyanais dans le 10 juin et les Réunionnais dans le 20 décembre. De la même manière, ils ont eu raison de se montrer vigilants quant au choix d’une date unique, même si la célébration nationale doit enfin entrer dans les mœurs – tel était d’ailleurs l’objectif de la loi de 2001. Enfin, les associations qui tentent de réduire ce combat aux seuls ultramarins méconnaissent que la traite négrière et l’esclavage concernent l’ensemble de l’humanité.

M. Patrick Karam. Outre que ce n’est pas à moi de convier ici le CPME mais à vous, parlementaire, le 10-mai avait suscité des interrogations de la part des descendants d’esclaves en métropole : je rappelle que le président Chirac avait été sifflé deux fois au jardin du Luxembourg. Les dates ultramarines, quant à elles, ne sont pas nationales alors que la question de l’esclavage est en effet universelle. Enfin, je regrette que vous portiez ce jugement sur le Comité Marche du 23 mai que l’ensemble des parlementaires ultramarins, à votre seule exception, Madame Taubira, a soutenu.

Mme Christiane Taubira. Il est faux de prétendre que le président Chirac se soit fait siffler – sauf par quelques individus très minoritaires : son discours du 30 janvier 2006 a été fort apprécié, de même que celui du 10 mai de la même année au jardin du Luxembourg. Il est aussi faux d’affirmer que tout le monde ait applaudi M. Sarkozy lorsqu’il a annoncé la nouvelle date de commémoration du 23 mai.

M. Patrick Karam. Je regrette comme vous, Madame Taubira, que ces individus aient sifflé le Président Chirac.

Mme Christiane Taubira. J’ai cru au contraire que vous vous en réclamiez !

M. Patrick Karam. Pas du tout, je suis républicain.

Mme Christiane Taubira. Surtout lorsque vous vous dispensez de définir ce mot ! En tout cas, l’expression de sympathies exclusives dans cette enceinte ne favorise pas le « vivre ensemble ».

M. Guy Geoffroy, vice-président. Avant de conclure notre table ronde, je voudrais rappeler que deux autres tables rondes seront prochainement organisées : d’une part, le 30 septembre sur « Les questions mémorielles et le processus commémoratif » ; d’autre part, le 14 octobre sur « Le rôle du Parlement dans les questions mémorielles ».

Notre mission d’information, croyez-le bien, fait tout ce qui est son pouvoir pour entendre le plus grand nombre possible de voix. J’ajoute que l'Assemblée nationale s’est longuement penchée sur la question rwandaise lors de la 11e législature, notamment dans le cadre de la mission d’information des commissions de la défense et des affaires étrangères sur les opérations militaires menées par la France, d’autres pays et l’ONU au Rwanda entre 1990 et 1994. Son président était Paul Quilès ; ses conclusions ont été rendues le 15 décembre 1998.

Enfin, à ma connaissance, il n’est nullement question de remettre en cause les lois mémorielles existantes : nous voulons simplement nous situer de manière plus précise vis-à-vis d’une problématique qui suscite de plus en plus d’interrogations.

Je vous remercie en tout cas de vos propos, particulièrement utiles.

La séance est levée à 18 heures 30