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Compte rendu

Mission d’information sur les questions mémorielles

Mardi 30 septembre 2008

Séance de 15 heures

Compte rendu n° 12

Présidence de Guy Geoffroy Vice-Président,

– Table ronde sur le thème « Le processus commémoratif » 2

La séance est ouverte à quinze heures

La mission d’information sur les questions mémorielles a organisé une table ronde sur le thème « Le processus commémoratif » avec les invités suivants :

La mission d’information sur les questions mémorielles a organisé une table ronde sur le thème « Le processus commémoratif » avec les invités suivants : M. Jean-Jacques Becker, historien spécialiste de la première guerre mondiale, président du Centre de recherche de l’Historial de Péronne sur la Grande guerre ; M. Rémy Enfrun, directeur général de l’Office national des anciens combattants et victimes de guerre (ONAC) ; M. Stéphane Grimaldi, directeur du Mémorial de Caen « Cité de l’histoire pour la paix » ; M. Jean-Jacques Jordi, directeur du futur Mémorial national de la France d’outre-mer ; M. Yves Kodderitzsch, président du Haut conseil des rapatriés ; M. Eric Lucas, directeur de la Direction de la mémoire, du patrimoine et des archives du ministère de la défense ; M. Philippe Pichot, coordonnateur du projet « la route des abolitions de l’esclavage » ; M. Jacques Pélissard, président de l’Association des maires de France, député ; M. Claude Ribbe, historien, philosophe, président de l’Association des amis du général Dumas ; M. Serge Romana, président du Comité Marche du 23 mai 1998 ; M. Jacques Toubon, président du Conseil d’orientation de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration, député européen ; Mme Françoise Vergès, présidente du Comité pour la mémoire de l’esclavage.

M. Guy Geoffroy, remplaçant M. Bernard Accoyer, président de la mission. Mesdames, messieurs, permettez-moi tout d’abord de vous prier d’excuser M. le président Bernard Accoyer, retenu par d’autres obligations. Chargé d’animer nos échanges d’aujourd’hui, en ma qualité de vice-président de la mission d’information sur les questions mémorielles, je commencerai par un bref rappel des travaux de cette dernière.

Créée par la conférence des présidents de l’Assemblée nationale à l’initiative de notre président, cette mission a pour objet, avec l’aide de personnalités invitées dans le cadre de rencontres, à réfléchir aux moyens de promouvoir le « devoir », ou le « travail », de mémoire et à définir les responsabilités en la matière des pouvoirs publics, des associations, des historiens et autres grands témoins de nos problématiques.

Depuis la mi-avril, nous avons ainsi auditionné une douzaine de grands historiens et intellectuels que je qualifierai d’incontournables sur ces sujets, avant d’engager, en juillet dernier, un cycle de tables rondes, dont celle-ci est l’avant-dernière. L’objet de ces rencontres est de nous permettre de déterminer concrètement les préconisations que la mission d’information pourra formuler dans le rapport qu’elle doit rendre en novembre.

Les précédentes tables rondes nous ont permis d’évoquer successivement la question du travail des historiens, celle des rapports entre l’histoire, les médias et la liberté d’expression, et celle du rôle de l’école dans la transmission de la mémoire. Le thème de la dernière table ronde, réunie le 16 septembre dernier, portait sur « la concurrence des mémoires », mais nos échanges ont fait apparaître qu’il faudrait plutôt parler de « concourrence », l’opposition des mémoires les unes aux autres n’étant certainement pas le meilleur moyen de faire progresser notre réflexion.

Dans la suite logique de nos travaux précédents, nous allons, grâce à vos témoignages et à nos échanges, évoquer la question du « processus commémoratif ». Pour tous les acteurs publics que nous sommes, la commémoration constitue l’un des moments où se « cristallisent » les problématiques mémorielles de notre pays. En effet, célébrer le souvenir d’un événement ou d’un personnage, c’est à la fois leur conférer une dimension, si ce n’est unitaire, tout du moins exemplaire, et permettre à la nation de se retrouver dans l’évocation de la mémoire collective.

Afin de respecter le temps qui nous est imparti, je vous propose de travailler en deux temps. D’abord, nous pourrions nous demander, à qui doit revenir la responsabilité de définir, et selon quels axes, la politique des commémorations – le Parlement, le gouvernement ou d’autres acteurs – et quelle place il faut accorder à ce que l’on appelle la repentance. Est-elle nécessaire ? Est-elle trop présente ? Dans un second temps, nous pourrions nous interroger sur de nouveaux processus commémoratifs qui pourraient permettre de prendre en compte les préoccupations de nombre de nos concitoyens, certaines commémorations étant ressenties comme plutôt parcellaires, avec le risque de ne pas concerner la nation tout entière. Je vous inviterai également à faire part de votre opinion concernant la possibilité de donner une dimension européenne à la commémoration, dimension qui est de plus en plus présente dans notre quotidien.

J’ouvre donc le débat, en souhaitant que les interventions des uns et des autres ne soient pas une succession de monologues, mais permettent l’échange.

M. Eric Lucas. Monsieur le président, votre question tendant à savoir qui doit définir, et selon quels critères, la politique des commémorations, m’intéresse d’autant plus que mon rôle, en qualité de directeur de la Direction de la mémoire, du patrimoine et des archives, placé sous l’autorité du secrétaire d’État chargé de la défense et des anciens combattants, porte sur la mise en œuvre des commémorations.

Les douze cérémonies nationales qui sont dans le champ mémoriel et auxquelles nous participons, sont définies soit par la loi soit par décret. La plus ancienne remonte à une loi de 1920 – il s’agit de la fête nationale de Jeanne d’Arc, fête du patriotisme – et les plus récentes datent des années 2000, sachant que les commémorations créées par décret sont en augmentation. Mais qu’il s’agisse de lois ou de décrets, l’intitulé des textes qui fondent ces commémorations ont trait à la mémoire des victimes, à l’hommage aux héros et aux morts pour la France.

Actuellement, c’est la nation, à travers ses représentants – Parlement ou Gouvernement – qui fixe la date et l’objet des commémorations, ce qui semble bien naturel au haut fonctionnaire que je suis.

Mme Françoise Vergès. Pour répondre à cette première question, il m’apparaît, en qualité de présidente, depuis janvier 2008, du Comité pour la mémoire de l’esclavage, que c’est la nation et elle seule qui, par l’intermédiaire de ses représentants, doit prendre la décision d’une commémoration. Aucune autre catégorie, historiens ou autres, ne peut le faire.

Nul ne peut également vouloir limiter, en la définissant une fois pour toutes, la liste des commémorations, car ce serait figer quelque chose qui, par essence, ne peut être que le reflet de l’histoire. On ne peut dire qu’il n’y aura plus d’autres commémorations, sachant que d’autres événements peuvent encore être célébrés.

Le choix politique de la commémoration d’un fait historique répond à deux logiques complémentaires. Il s’agit, d’une part, de conforter la cohésion nationale autour de valeurs communes à la majorité des citoyens – la fin de la Grande Guerre ou encore la défaite des régimes nazis et fascistes – et, d’autre part, d’intégrer à la nation des catégories de citoyens qui se considéraient jusqu'à présent en dehors de son histoire. La loi dite « Taubira » réunit, à nos yeux, les deux logiques : elle conforte la cohésion nationale et intègre l’histoire négligée et marginalisée des citoyens issus des régimes esclavagistes qui est, pour nous, l’histoire de la France. Elle n’est en aucun cas l’histoire des ultramarins, ni même l’histoire des descendants d’esclaves ou des négriers, mais l’histoire de toute la France.

Je répondrai, par la suite, à la question de la « repentance ».

M. Claude Ribbe. Je formulerai pour ma part deux observations, d’abord à propos du mot « repentance », étant précisé que, n’en déplaise à certains, je suis Français, extrêmement fier de l’être et très attaché aux valeurs de mon pays.

Le français ne connaît pas le mot « repentance », mais le mot « repentir », qui s’inscrit dans un cadre religieux et qui n’est certainement pas d’usage convenable pour une République laïque. Le mot « repentance » est en effet un anglicisme très souvent utilisé depuis les années quatre-vingt-dix. Déjà très connoté, il devrait être réservé au langage journalistique.

Ma seconde observation sera pour faire part de mon étonnement, à l’écoute des travaux de la mission, de n’avoir que rarement entendu un mot qui, finalement, devrait résumer à lui seul nos échanges, celui de « racisme ».

Présent ici en qualité de président d’une association qui essaie, à grand mal, de rendre hommage au général Dumas, le père d’Alexandre Dumas, figure emblématique des questions que nous avons à traiter aujourd’hui, je suis par ailleurs membre de la Commission nationale consultative des droits de l’homme, la CNCDH, institution honorable, qui va fêter ses soixante ans. Cette Commission m’a permis de constater combien le racisme est largement partagé dans notre pays. Selon un dernier sondage remis à M. le Premier ministre au mois de mars dernier, un Français sur trois se déclare raciste. C’est assez alarmant.

Quel rapport avec notre sujet, me direz-vous ? C’est que rien ne justifierait l’existence des lois « mémorielles » s’il n’y avait pas cette question du racisme.

Qu’y a-t-il de commun entre le génocide arménien, l’esclavage et la Shoah ? Tous ces événements ont impliqué des Français victimes du racisme. Aussi, je regrette que l’on ne souligne pas suffisamment, y compris dans le préambule de textes magnifiques comme celui de Christiane Taubira, que si cela vaut la peine aujourd’hui d’en parler, ce n’est pas pour accuser les uns ou les autres, mais parce qu’il y a une catégorie de Français à part entière qui se sentent blessés lorsque l’on parle de l’esclavage d’une certaine façon, lorsqu’on nie la Shoah ou encore lorsque l’on prétend que le génocide arménien n’en est peut-être pas tout à fait un.

Sans vouloir polémiquer, il est utile de rappeler que le racisme constitue un vrai problème en France. Aussi, j’espère que le rapport de la mission d’information fera avancer le débat en la matière, car je n’ai pas le sentiment que, parmi les plans définis comme urgents par le gouvernement, figure un plan de lutte contre le racisme. Le racisme est pourtant contraire à au moins deux principes fondamentaux de notre République : la fraternité et l’égalité.

Peut-être faudrait-il recentrer le débat et se demander, au lieu de parler de concurrence des mémoires, de repentance, d’auto-flagellation, pourquoi on en est finalement passé par des lois. Si l’on en est venu là, n’est-ce pas parce que des Français se sentent blessés et que d’autres sont solidaires car, on le sait, notre nation est généreuse ? La question du racisme est donc, à mon sens, fondamentale. Voilà pourquoi il convient également d’aborder cette notion.

M. Serge Romana. On peut faire des lois, des décrets, des circulaires, sans pour autant faire avancer les choses concrètement. La question de la mémoire de l’esclavage illustre cela à merveille : aujourd’hui, en France, sur le territoire métropolitain, deux dates officielles commémorent l’esclavage : celle du 10 mai qui, selon l’article 4 de la loi Taubira, est un jour de commémoration de l’abolition de l’esclavage ; et celle du 23 mai, dédiée à la mémoire des victimes de l’esclavage.

Le choix de ces deux dates est le résultat d’un affrontement mémoriel au sein de la République, deux Présidents de la République ayant, à deux ans d’intervalle, fait en sorte qu’il y ait deux dates. Cela doit nous faire réfléchir : le gouvernement ne peut pas décider et le Parlement ne peut pas légiférer en dehors des intérêts des groupes concernés.

En France métropolitaine, il n’existe pas une mémoire de l’esclavage. Cette dernière existe avant tout sur les terres françaises où a existé l’esclavage. Il convient en effet de distinguer histoire et mémoire.

En Guadeloupe et à la Martinique, en particulier, le mot « esclavage » est en quelque sorte un gros mot, que l’on ne se permet pas de prononcer aisément. La mémoire de l’esclavage y est douloureuse. Pourtant, bien que ce mot ne soit pas prononcé, s’y déroulaient des commémorations de l’abolition de l’esclavage dont l’objectif, lié à la citoyenneté, était de permettre aux descendants d’esclaves de se reconnaître Français, de devenir des Français.

Le problème est que cette mémoire s’est opposée, dans les années soixante-dix, à une autre interprétation de la mémoire de l’esclavage portée par les nationalistes, parlant non pas de l’abolition de l’esclavage mais de héros anticolonialistes. Ces deux notions se sont fermement opposées, au point qu’en 1983, quatre dates de commémoration de l’abolition de l’esclavage sont devenues des jours fériés en Guadeloupe, à la Martinique, en Guyane et à la Réunion – en plus d’une autre date fériée qui est celle des fêtes Schoelcher. Cette profusion de dates a conduit à une incompréhension.

Je prétends que deux mémoires coexistent sur cette question de l’esclavage. Celle de la République, qui n’a pas connu l’esclavage, la Première République ayant voté l’abolition dans les colonies françaises, la Deuxième République l’ayant aboli définitivement et introduit la citoyenneté. Il n’y a donc aucune raison de parler, en République française, d’une quelconque repentance par rapport à l’esclavage.

M. Christian Vanneste. Absolument.

M. Serge Romana. Il est cependant une deuxième mémoire, celle des Français descendants d’esclaves, qui, elle, pose un problème de citoyenneté. Aujourd’hui, dans les départements d’outre-mer, la question de l’esclavage est vécue sous la forme d’un ressentiment par rapport à la France. Cette question devrait être, pour la République, l’objet d’une réparation symbolique par rapport aux descendants des victimes. Une telle réparation symbolique, qui commence à prendre forme avec la célébration du 23 mai, permettrait à des Français à la citoyenneté pour le moins perturbée de savoir que la République est capable de reconnaître leur identité et de protéger la mémoire de leurs parents. En ce sens, ces Français se sentiraient beaucoup plus citoyens, pourraient s’intéresser à d’autres types de commémoration, comme commencent à le faire aujourd’hui de plus en plus d’associations antillaises en participant aux manifestations relatives au Vel’d’Hiv, à la Shoah, au génocide arménien ou à toute autre manifestation liée à l’histoire de France.

En résumé, la question commémorative est politique. S’il est essentiel de définir la cible principale – en l’occurrence, s’agissant de l’esclavage, les Français descendants d’esclaves –, c’est d’abord une question de citoyenneté qui doit être résolue.

M. Guy Geoffroy, président. Madame Vergès, vous nous avez fait part de la nécessité de ne pas limiter dans son principe la liste des commémorations. Le propos est intéressant.

Les élus locaux que nous sommes essaient de faire en sorte que les manifestations patriotiques, au cours desquelles sont commémorés des événements ou des personnages, aient du sens, c’est-à-dire ne soient pas simplement le rendez-vous habituel et un peu contraint du même microcosme. Nous essayons d’y intégrer tous ceux qui sont à la fois porteurs d’un message et clés de notre avenir, en particulier les jeunes.

Le fait d’exclure toute limitation du nombre de commémorations ne risque-t-il pas cependant de diluer encore plus leur impact sur le plan local ? Il suffit déjà de voir l’attitude des passants, lors d’un dépôt de gerbe devant un monument aux morts, qui ne se sentent en rien concernés !

La multiplication, même pour des raisons objectives, du nombre de manifestations n’est-elle pas un risque, en termes de portée et de mobilisation ?

Mme Françoise Vergès. On ne peut assurément répondre à toute demande de commémoration par un décret. Il est des événements que l’on se remémore autrement que par l’instauration d’une date de commémoration. Pour autant, on ne peut pas affirmer aujourd’hui que le nombre de journées nationales de commémoration en France est défini pour toujours. Ce serait, pour la nation et pour le peuple de France, arrêter leur histoire.

Concernant la question des mémoires de l’esclavage, la loi Taubira intégrait l’idée d’une mémoire et d’une histoire partagées, du fait de la mauvaise connaissance de cette histoire et de la nécessité de la faire connaître au plus grand nombre. Le Comité pour la mémoire de l’esclavage œuvre pour faire comprendre que cette histoire concerne toute la France.

Il y a bien sûr des mémoires de descendants d’esclaves et des vies négrières. On sait que le commerce d’êtres humains a existé en France, et l’on connaît l’histoire de ceux qui ont justifié ce commerce et de ceux qui s’y sont opposés. Cette histoire concerne donc la France elle-même, en particulier parce que les héritages de ce passé sont complexes et multiples : ils sont ceux de la souffrance et de l’exil, mais également des cultures qui ont enrichi le patrimoine culturel français – et mondial. Les musiques, les littératures appartiennent à tous, et pas aux seuls descendants d’esclaves. Nous partageons autant la poésie d’Aimée Césaire que celle de Lamartine, les textes de Condorcet que ceux de Toussaint Louverture.

Pour revenir au problème des dates abordé par M. Romana, c’est un décret de 1983 qui a fait de la date précise d’application dans chaque territoire du décret d’abolition de l’esclavage de 1848 un jour férié. L’explication est donc d’ordre historique : si les dates ne sont pas les mêmes, c'est parce que le décret n’a pas été appliqué à la même date en Guyane, à la Martinique, à la Guadeloupe et à la Réunion, sachant que des personnes fêtent également le 27 avril, date du décret de 1848.

La loi Taubira demandait une date de commémoration nationale. Le Comité pour la mémoire de l’esclavage avait suggéré le 10 mai, par référence au 10 mai 2001, jour de l’adoption définitive, par le Parlement français, de la loi Taubira reconnaissant la traite et l’esclavage comme « crime contre l’humanité ». C’est donc une date ancrée dans le présent, et non dans le passé, qui n’appartient à aucun territoire – personne ne peut dire : « C’est mon histoire » –, qui n’est liée à aucun moment historique précis et qui se réfère à la notion très débattue aujourd’hui de crime contre l’humanité.

À ce jour, la France est le seul État au monde à avoir voté une telle loi et pris un décret instituant une date de commémoration nationale des mémoires de la traite négrière, de l’esclavage et de leur abolition. Cette loi a une grande portée en Europe et dans le monde, beaucoup d’États et beaucoup de peuples étant très intéressés par ce geste.

Pour ce qui est des deux dates du 10 et du 23 mai, la première a été instituée par un décret et la seconde par une circulaire de cette année – elle s’adresse aux associations de ressortissants des départements d’outre-mer résidant en France métropolitaine. Elles n’ont pas du tout la même portée et ne s’adressent pas au même public. Le 10 mai concerne la nation française tout entière, et donc tout autant ceux qui s’identifient à ces événements que ceux qui ne s’y identifient pas directement, tout en pensant qu’ils font partie de l’histoire de la France.

M. Yves Kodderitzsch. Je m’exprime ici essentiellement au nom des rapatriés d’Afrique du Nord – lesquels représentent 95 % des rapatriés – et, plus particulièrement, des rapatriés d’Algérie qui représentent 70 % de ces rapatriés. L’identité algérienne est une identité pied-noire, harkie ou musulmane, et elle est très importante.

Je comprends très bien les propos des Domiens. J’ai moi-même un nom slave, mot qui est très proche de celui d’esclave… J’appartiens moi-même à des tribus qui ont été, si l’on peut dire, « esclavagisées ». Je ne ressens pas la brûlure que ressentent les Domiens, mais je la comprends parfaitement.

Les rapatriés d’Algérie sont très concernés par les commémorations publiques nationales. Cette communauté – essentiellement composée d’immigrés d’Espagne, d’Italie, de Malte ayant rejoint l’Afrique du Nord pour des raisons économiques, et de Français républicains opposés soit à la monarchie, soit à l’Empire –, longtemps stratifiée, s’est unifiée durant ce que l’on a appelé la guerre d’Algérie pour former un bloc très marqué par l’image de la Nation, par le drapeau, par l’armée – notamment les tirailleurs, les chasseurs, les spahis. C'est ce que l’on pourrait appeler une communauté très tricolore.

Nos Français d’Algérie, et plus généralement d’Afrique du Nord, participent bien entendu à toutes les commémorations nationales. Mais ils ont également un calendrier propre et des lieux propres de commémoration. C'est pourquoi l’on peut également parler de commémorations « privées ».

Pour les Français d’Algérie, le 19 mars – en référence à l’année 19621 – n’est pas un jour de commémoration, mais un jour de défaite, de honte et une très grande souffrance. Ce jour-là, ils choisissent le silence. En revanche, le 26 mars, jour de la fusillade de la rue d’Isly par les troupes françaises, faisant une centaine de morts, et le 5 juillet, jour de l’indépendance de l’Algérie, sont des jours de commémoration active, durant lesquels les Français d’Algérie se rendent à des offices religieux, et se remémorent ces événements.

Certes, à l’occasion du 25 septembre, journée nationale de commémoration des musulmans tombés pour la France, et du 5 décembre, journée de commémoration pour les anciens combattants, mais aussi pour les victimes civiles de la guerre d’Algérie, les rapatriés se rendent dans des lieux officiels, comme le Monument du Quai Branly, l’Arc de Triomphe ou La Cour des Invalides qui accueille une plaque en mémoire des harkis, les soldats musulmans tombés pour la France. Mais les rapatriés se rassemblent également dans des lieux particuliers, surtout religieux, tels que Notre Dame de Santa Cruz à Nîmes pour les Oranais, ou Notre Dame d’Afrique à Théoule-sur-Mer pour les Algérois.

Ce calendrier, comme ces lieux, marquent le besoin de commémoration, le besoin d’affirmation d’une identité. Nous sommes en présence d’un peuple « régional » qui, faute de territoire, s’affirme par des commémorations.

S’agissant de la participation aux cérémonies, nos rapatriés souhaiteraient qu’elle soit plus importante et que les thèmes de commémoration soient élargis. En plus d’être reconnus, Ils demandent la poursuite des recherches historiques sur ce qu’a été la présence française en Algérie, sur ce qu’elle représente réellement, et un peu de retenue et de réserve de la part de l’ensemble des médias et des enseignants par rapport à leur histoire. Cette retenue et cette réserve qu’ils demandent à la France, ils les demandent aussi aux autorités étrangères, en particulier algériennes. Ce qu’ils s’efforcent eux-mêmes d’appliquer, ils souhaitent qu’on leur applique.

M. Claude Ribbe. Personne – pour revenir sur les interventions de M. Romana et de Mme Vergès – ne peut parler au nom des descendants d’esclaves. Cette dernière notion est d’ailleurs complexe : nul n’est capable de produire un arbre généalogique certifiant qu’il n’a pas d’ascendant esclave ou négrier. Il est vrai que certaines parties de la République outre-mer comptent plus de descendants d’esclaves qu’ailleurs, mais nul n’est fondé à parler en leur nom. Je ne tiens pas d’ailleurs à donner le sentiment que dans les DOM, les descendants d’esclaves sont forcément insensibles aux autres souffrances.

La multiplication de dates décidée à la suite de la circulaire prise au printemps dernier est en outre loin d’avoir fait l’unanimité parmi les Domiens. La date du 10 mai a été retenue à la suite de la loi Taubira de 2001. Je n’y étais pas vraiment favorable – 10 mai 1802, 10 mai 1940, 10 mai 1981…, cela peut évoquer tout ce que l’on veut –, mais il fallait bien s’accorder sur une date et la question a été tranchée par le Président de la République. Pourtant, la date du 23 mai a été brandie par d’autres. Je mets au défi quiconque de justifier l’existence de deux dates pour commémorer l’esclavage. Non seulement je ne l’ai pas compris, pour suivre moi-même ces questions de près, mais ni les Français ni, ce qui est plus grave, les personnes concernées ne l’ont non plus compris.

Autant le 10 mai dernier, place de la République, plusieurs dizaines de milliers de personnes sont venues non pas manifester pour la reconnaissance d’une « identité noire », mais tout simplement marcher pour les libertés, autant le 23 mai, devant la Basilique de Saint-Denis, lieu que nous avions alors retenu, il n’y avait personne.

Mme Marie-Louise Fort. J’ai été frappée par le fait que, selon M. Ribbe, un Français sur trois est raciste.

M. Claude Ribbe. Se déclare raciste.

Mme Marie-Louise Fort. S’agissant de la commémoration d’une, de deux voire de trois dates pour un même élément d’histoire qui nous semble devoir appartenir à la mémoire collective, cela ne montre-t-il pas que cette question appartient encore au domaine de l’historien beaucoup plus qu’à celui du législateur ? L’intervention de la loi me semble en effet beaucoup trop coercitive en la matière.

Il convient en tout cas de veiller à ce que trop de commémorations ne tuent pas la commémoration, limitant sa portée ne serait-ce que dans l’esprit de ceux à qui nous voulons transmettre le souvenir, c’est-à-dire les jeunes. Aussi, comment faire pour que le devoir mémoriel soit pris en compte par les jeunes générations ? Dans ma circonscription, qui comprend des villes moyennes, j’observe que les commémorations ne rassemblent pas grand monde, mis à part les officiels.

M. Claude Ribbe. Lorsqu’un tiers des Français se déclare raciste, il s’agit de Français de toutes couleurs, et bien évidemment, la CNCDH ne distingue pas les couleurs de peau des gens. Il en va des racistes comme des ânes, il y en a de toutes les couleurs ! En tout cas, il convient d’insister sur ce sondage car le racisme est malheureusement largement partagé.

Mme Marie-Louise Fort. C’est vrai.

M. Claude Ribbe. Concernant la multiplication des commémorations, je suis d’accord : elle ne va dans le sens ni de la mémoire ni de la compréhension, mais plutôt dans celui de l’oubli. D’ailleurs, ainsi que je l’ai souligné, les personnes concernées que je fréquente ne se sont pas senties à l’aise par la circulaire en question, alors qu’une loi, assortie d’un décret, avait permis de fixer une date.

M. Guy Geoffroy, président. Je ne voudrais pas que le débat se focalise sur la question du 10 et du 23 mai.

M. Rémy Enfrun. L’Office national des anciens combattants et victimes de guerre n’est qu’un opérateur qui, dans le domaine de la mémoire, met en œuvre des politiques principalement commandées par le secrétariat d’État chargé des anciens combattants, par l’intermédiaire du directeur de la mémoire ici présent. Auparavant, le Haut conseil de la mémoire combattante remplissait ce rôle, mais le travail préparatoire était largement réalisé par la Direction de la mémoire, du patrimoine et des archives – DMPA.

Présenté ainsi, l’Office – dont la devise est « Mémoire et solidarité » – peut apparaître comme axé sur les sujets de mémoire combattante, problématique liée à notre histoire guerrière. Mais dans son travail d’opérateur de proximité, il a le souci de faire en sorte que, dans chaque département, la jeunesse soit le plus présente et la plus active possible en matière de commémoration.

Des délégués à la mémoire combattante appuient le directeur de l’Office, en liaison avec le ministère de l’éducation nationale, de la jeunesse et des sports, pour faire venir des jeunes aux commémorations, après les avoir préparés. Ce n’est pas un exercice facile, mais nous agissons vraiment dans ce sens.

Notre action a également trait à la mémoire au quotidien, en liaison avec les questions de citoyenneté, de civisme, de respect. La reconnaissance du passé et sa meilleure connaissance passent ainsi par des expositions, par des travaux d’élèves sur différentes périodes de notre histoire, par des concours, toutes activités complémentaires de celles déjà organisés par de grandes associations d’anciens combattants. Ainsi, une exposition récente sur l’Indochine, nous a permis, même si elle a suscité par ailleurs certaines critiques, de mieux faire connaître cette période auprès des jeunes. Tout récemment, la DMPA a préparé une exposition « La force noire » permettant d’aborder l’apport et le sacrifice de nos anciens territoires coloniaux et de mettre en valeur les citoyens qui en sont issus.

Les commémorations sont bien sûr nombreuses. Mais notre objectif est de faire en sorte que chacune d’elles, accompagnée de conférences ou de débats, permette de favoriser un échange et de faire passer des messages afin d’encourager, au-delà de la mémoire combattante, la démarche citoyenne. Je pense, par exemple, à la table ronde organisée par le maire de Tourcoing lors de la Journée nationale d’hommage aux harkis.

M. Christian Vanneste. Député de Tourcoing, je suis très sensible aux propos de M. Enfrun et au fait que plusieurs d’entre vous aient reconnu aux représentants de la Nation le pouvoir de fixer les dates de commémoration.

Je tiens pour ma part à faire une distinction entre Nation et République. La République, ainsi que l’a fait remarquer M. Romana, n’a jamais été mêlée à l’esclavage. Elle y a mis fin dès lors qu’elle a été instituée. La Nation, elle, pouvait encore, voilà quelques années, commémorer le baptême de Clovis car le royaume des Francs est lié à la nation. Mais le baptême de Clovis, lui, n’a rien à voir avec la République.

Ce que nous commémorons, c’est avant tout le système dans lequel nous devons être fiers de vivre – fierté que nous devons communiquer aux jeunes générations –, à savoir la République française. C’est la raison pour laquelle il convient, en matière de commémorations, de s’arrêter aux dates qui correspondent à ce que la République a conquis, notamment en matière de liberté, d’égalité et de fraternité. Ceux qui mettent une cravate noire le 21 janvier, jour anniversaire de la décapitation de Louis XVI, sont une partie de la France, mais pas de toute la France.

Dans ces conditions, devons-nous instituer des commémorations nationales liées à une partie des Français, manifestations qui ne peuvent que confirmer leurs différences, voire leur identité répulsive à l’égard du reste des Français ? De ce point de vue, certaines dates sont terribles. M. Kodderitzsch en a évoqué une qui, pour moi, est de l’ordre de l’insoluble : celle du 19 mars. Personnellement, je n’assiste jamais à une commémoration du 19 mars car, malgré le cessez-le-feu du 19 mars 1962 en Algérie, plusieurs centaines de soldats français ont péri, 150 000 harkis ont été tués dans des conditions lamentables. Il n’y a donc rien à commémorer ce jour-là.

Une telle reconnaissance serait une condamnation de la politique algérienne de la Ve République. Dans quelle situation nous mettrions-nous alors, nous qui sommes toujours dans la Ve République ? Pourtant, cette politique fait partie de notre histoire. C'est là un véritable problème que je ne saurais résoudre.

Il faut se méfier des fêtes tristes. Jean-Paul Sartre, dans sa pièce Les mouches, montre ainsi parfaitement le lien entre une commémoration autoflagellante et un régime oppressif. Rien n’est plus facile que de dominer des gens qui se sentent coupables. Je conçois que les Pieds-noirs n’aient aucun enthousiasme vis-à-vis de la politique algérienne d’alors. Mais comment voulez-vous faire adhérer à l’enthousiasme engendré par la liberté des gens que l’on accuse sans cesse d’être liés à un crime ? C’est un véritable problème. Si les rites de la culpabilité ne sont pas l’apanage de la démocratie, je suis toujours très circonspect à leur égard.

Je voudrais faire une dernière distinction, cette fois entre histoire et mémoire. L’histoire doit essayer, car elle n’y arrivera jamais tout à fait, de rendre nos jeunes lucides vis-à-vis de leur passé. Elle doit jouer le rôle psychanalytique de la catharsis : il faut savoir ce qui s’est passé. Pour autant, il ne faut pas confondre histoire, c’est-à-dire prise de conscience, et commémoration, à savoir ferveur d’une communauté nationale unie. Dès lors, on comprend que les commémorations ne peuvent être fondées que sur des dates positives de l’histoire de la Nation, plus exactement de la République. Tout ce qui s’y oppose va à l’encontre de la constitution d’un véritable esprit républicain, d’un véritable esprit national. C’est d’ailleurs tout le problème lié à l’idée qu’il y aurait plusieurs communautés en France. Aussi ai-je été très sensible au fait, monsieur Ribbe, que vous valorisiez le général Dumas : il est très bien de dire que des gens de confession ou de couleur différente ont apporté quelque chose de grand à notre pays. En revanche, parler, par exemple, de communauté noire en France, comme le fait une association qui prétend même la représenter, est totalement faux.

M. Claude Ribbe. C’est juste.

M. Christian Vanneste. On ne peut distinguer les gens en fonction de leur pigmentation. C’est faire du racisme sans en avoir conscience. Gaston Kelman, que j’apprécie particulièrement, passe son temps à dire : « Je suis noir, mais je n’aime pas le manioc... Je suis noir, je vis en Bourgogne, je suis donc un noir bourguignon ! ». La République, selon moi, correspond à cet état d’esprit. Et c’est en organisant des commémorations, que nous formerons des citoyens de cet état d’esprit.

M. Éric Lucas. La mémoire n’est pas l’histoire, a-t-on dit. La mémoire est un instrument qui s’appuie sur l’histoire, elle est évolutive. On ne célébrait pas en 1850 ce qu’on célèbre aujourd’hui. Si la République décide de modifier le contenu des commémorations, les dates de commémoration évolueront elles aussi.

Une politique des mémoires est un instrument au service de la démocratie. Les commémorations doivent répondre à trois critères : mettre en exergue les valeurs de la République ; lutter contre l’oubli et l’ignorance ; rassembler. Il faudra réfléchir à resserrer le nombre de ces commémorations. La difficulté sera de trouver une date qui satisfasse à ces critères et qui fasse unité et sens pour l’ensemble.

M. Guy Geoffroy, président. On peut s’interroger sur la nature même des commémorations : celles-ci peuvent être publiques, nationales, locales, privées. Elles correspondent à la vision de la population concernée. Il ne s’agit pas de se focaliser sur le 10 mai plutôt que sur le 23 mai, sur le 19 mars plutôt que sur le 5 décembre. Mais sera-t-on à même de trancher ? Tout le monde comprend que le 19 mars soit honni par les rapatriés, mais également qu’il ne puisse pas être oublié par les anciens combattants d’Algérie.

Mme Françoise Vergès. Pendant très longtemps, le silence a régné en France autour de la question de l’esclavage. Cela explique qu’on ne soit pas encore très clairs sur la question. On peut même se demander si, aujourd’hui, les gens se sentent concernés par elle.

Dans une classe de CM2, des enfants m’ont demandé pourquoi se référer seulement aux Noirs. Je leur ai expliqué qu’il ne fallait pas que certains d’entre eux se sentent stigmatisés par cette histoire. Frantz Fanon ne disait-il pas déjà qu’il ne voulait pas en être responsable ?

Dès le dix-huitième siècle, les esclaves s’affirmaient comme des hommes – ni des Noirs ni des esclaves. Aimé Césaire également – comme Fanon, et bien avant Gaston Kelman que vous citiez – disait : « Je ne suis pas responsable de tout cela ; je suis un homme parmi les hommes. »

Aucune communauté ne doit porter cette histoire. Cette dernière doit être portée par tout le monde et, de ce point de vue, le 10 mai est une date positive. Elle met l’accent sur la contribution de ces citoyens à l’histoire de la France, et elle souligne qu’il ne s’agit pas d’une histoire périphérique. Le chef de l’État l’a noté le 10 mai dernier : « La période coloniale et l’abolition de l’esclavage sont souvent vécues comme des histoires extérieures, j’allais dire périphériques. Elles font pourtant intrinsèquement partie de l’histoire de la France. »

M. Christian Vanneste. Il y a une différence : les colonies de la République ont mis fin à l’esclavage.

Mme Françoise Vergès. Quoi qu’il en soit, cette histoire ne concerne pas une communauté. Le dire reviendrait à la stigmatiser et à laisser perdurer ce que la traite à abouti à faire, à savoir rendre synonyme « noir » et « esclave » – comme on peut le vérifier dans le dictionnaire de la langue française du début du dix-huitième siècle.

M. Jean-Jacques Jordi. Les propos de Mme Fort et de M. Vanneste renvoyaient à la question de la différence entre mémoire et histoire. Selon moi, la mémoire concerne chacun et il y a autant de mémoires que de personnes. Il peut arriver que des groupes de personnes se réunissent pour commémorer un évènement commun auquel ils ont participé de manière différente. L’histoire, quant à elle, peut être un remède aux turbulences de la mémoire.

Dans les années soixante-dix, l’État a fait preuve d’une certaine incapacité à mobiliser le savoir historique pour construire un discours scientifique intégré dans l’école, qu’il s’agisse de la colonisation, de l’esclavage, des phénomènes migratoires. La conséquence en fut que chaque groupe porteur d’une mémoire commune s’est érigé en porteur d’une histoire : « son » histoire contre « l’autre » histoire. Ce fut le cas pour les Pieds-noirs d’un côté, et les immigrés algériens, de l’autre.

Petit à petit, chaque groupe revendique des dates, fait de la surenchère, y va de sa « commémoration univoque », parlant d’une seule voix, la sienne, pro domo sua. Et la commémoration perd de son caractère national. C’est dommageable.

Je n’aurais pas été Français en 1789. Mon origine catalane fait que j’aurais sans doute été sujet du roi d’Espagne. Il n’empêche que j’ai intégré dans ma culture les mots « Liberté, égalité, fraternité ». Je n’aurais toujours pas été Français en 1848, au moment de l’abolition de l’esclavage. Il n’empêche que je l’ai intégrée également. Je me souviens qu’on en a parlé en classe, mais c’était avant les années soixante-dix. Mes filles, pour leur part, n’ont jamais, ou très peu, entendu parler de l’esclavage en classe.

D’où vient ce « trou », qui fait que maintenant on est obligé de repartir à zéro et de recréer une histoire qui était pourtant connue, même si elle l’était insuffisamment ? On connaît en effet beaucoup mieux aujourd’hui l’histoire de l’esclavage ou de la colonisation et cette histoire est davantage libérée des idéologies dominantes. Il y a soixante-dix ans, si vous n’étiez pas partisan de l’Empire colonial, vous étiez un mauvais Français ; il y a quarante ans, il « fallait » être anticolonial. Il existe des mouvements de balancier de mémoire. Voilà d’ailleurs pourquoi il faut faire appel à l’histoire : l’historien peut permettre de donner des dates et des éléments sur lesquels fonder un jugement.

La date du 19 mars fait débat. Mais la mère, dont le fils est en Algérie et à laquelle on annonce la fin de la guerre, est heureuse : elle respire. Pas ceux qui restent. Comment faire ?

Des dates existent. Plutôt que d’en créer qui n’ont aucun sens, mieux vaudrait retenir celles qui pourraient être l’occasion d’une réflexion. Pourquoi celle de 1789 a-t-elle subsisté ? Parce qu’elle n’engage pas que la France, mais une vision de l’humanité. On sait très bien qu’il y a eu des massacres en Vendée et pendant la Terreur. Pour autant, 1789 impose un changement de vision, de la même façon que 1945 par rapport aux régimes totalitaires, à la Shoah, etc.

On peut faire confiance aux dates, qui sont peut-être le premier degré de l’historien. Il faut s’appuyer sur des dates, sur des chiffres et sur des faits.

M. Michel Issindou. Pour le politique et le maire que je suis, les dates qui ne tiennent pas ont toutes été introduites depuis une dizaine d’années. Parmi la douzaine de commémorations dont vous parliez, il y en a ainsi un certain nombre que je ne célèbre pas. C’est le cas de celle du 5 décembre, que la plupart de ceux qui ont vécu la guerre d’Algérie ne comprennent pas ; c’est le cas de celle qui correspond à la guerre d’Indochine.

Les dates qui « marchent » sont sans doute celles qui sont liées aux grandes guerres, surtout si elles ont eu lieu sur notre sol : le 11 novembre, le 8 mai, etc., pour lesquelles il existe encore une mémoire collective, même lorsqu’il n’y a plus de survivants. Le cas de la guerre d’Algérie est un peu particulier, mais la Fédération nationale des anciens combattants d’Algérie (FNACA), qui est particulièrement active, compte encore 363 000 membres. Ce sont alors des moments de mémoire forts qui amènent les citoyens à se recueillir et à se souvenir devant les monuments.

Les autres dates – le 10 mai et le 23 novembre, par exemple – sont légitimes. On peut comprendre que l’on ait envie de se souvenir de ces moments et de les retenir. Mais, selon moi, elles relèvent difficilement d’une commémoration devant le monument aux morts sur la place du village. Je pense plutôt à une Journée nationale, à un cycle de conférences, etc.

Qui doit fixer la date d’une commémoration : le politique, l’historien ? Je suis partagé, et je reconnais ce que cela peut avoir de subjectif. En fin de compte, je considère que ce doit être le politique, mais après qu’il ait entendu l’historien.

Il faut célébrer les dates de commémoration tant qu’il y a des survivants. Mais fêtera-t-on encore le 11 novembre dans cent ans ? Est-ce que cela aura toujours du sens ? On a sûrement oublié des épisodes de l’histoire de France tout aussi tragiques, qui se sont produits il y a 200 ou 300 ans.

Il est difficile d’amener les jeunes générations au monument aux morts. Pour le quatre-vingt-dixième anniversaire du 11 novembre, j’ai dû me gendarmer auprès des enseignants de l’école de ma commune pour qu’une classe soit représentée à la cérémonie ; et je sais qu’il sera difficile de faire « perdre » une journée aux parents.

Si tant est que la paix dure, il faudra malgré tout conserver quelques dates, en revenant à une proportion raisonnable, pour que les gens puissent se recueillir et se souvenir collectivement de tous ceux qui se sont battus et qui ont souffert pour eux. Pour autant, au moment où je vous parle, je ne suis pas sûr que la loi soit la meilleure des solutions. Et si c’était le cas, il faudrait prendre beaucoup de précautions et recueillir l’avis pertinent des historiens sur la question.

Mme Françoise Vergès. Monsieur le président, je tiens à apporter une précision : je ne suis pas là en tant qu’historienne, ni au nom d’une association ou d’une communauté, mais au nom du Comité pour la mémoire de l’esclavage, qui a été installé par le Gouvernement lui-même.

Je ne suis pas porteuse de la date du 10 mai. Le Comité non plus. Il s’agit d’une proposition qui a été faite par le Comité au Gouvernement. Le Gouvernement a accepté cette proposition et a pris un décret en ce sens en février.

Enfin, je répondrai à M. Issindou que l’oubli n’est possible que lorsque l’on n’a plus le souvenir.

M. Jacques Pelissard. La multiplication des dates contribue à la dilution de l’hommage. Je participe tous les ans à la commémoration de la Libération de ma ville, qui a eu lieu le 25 août 1945, en même temps que celle de Paris. Chaque année, je refais le chemin des combats. En 1989, lorsque j’ai été élu, il y avait encore des survivants pour y assister. Maintenant, il n’y a plus que les porte-drapeaux et moi.

Par ailleurs, une commémoration ne doit pas être figée pour l’éternité. Aujourd’hui, il n’y a pour ainsi dire plus de Poilus. Faut-il conserver la cérémonie du 11 novembre, sachant qu’au fil des années viendront se rajouter d’autres commémorations – pourquoi pas celle des combattants d’Afghanistan ? On risque d’aboutir à une kyrielle de commémorations, qui deviendra ingérable. Soyons donc vigilants.

Que commémorons-nous ? Des victoires contre des pays qui nous avaient agressés ; des combats menés au nom de principes : lutte contre l’esclavage, hommage aux Justes ou aux harkis, etc. Ces commémorations correspondent à la vision de certaines parties de la population. Le phénomène est très net, s’agissant du 19 mars et du 5 décembre. Il s’agit de commémorer à peu près la même chose, mais pas par les mêmes personnes : le 19 mars, les combattants, sous l’égide de la FNACA, commémorent la fin des combats ; le 5 décembre, les rapatriés se souviennent de ce qu’ils ont subi sur le territoire algérien.

L’existence même de ces cérémonies témoigne du fait que nous avons une vision parcellisée de notre histoire. Il serait intéressant d’en sortir pour retrouver une date commune qui permette de mettre en valeur les principes républicains de la nation. Il faudrait trouver une date unique, qui ne soit pas l’occasion d’un pont, qui ne soit pas un samedi ou un dimanche – un mercredi par exemple – et qui permette aux enfants d’être présents, donc hors d’une période de congés. On pourrait utiliser cette date pour décliner tout ce qu’est la République : la lutte contre l’esclavagisme, la volonté de cohésion sociale, les valeurs de liberté, d’égalité, de fraternité.

M. Maxime Gremetz. Je suis Français et j’assume toute l’histoire de la nation française, et pas seulement de la République. Les jeunes Français ne devraient pas savoir cette histoire ? Ce serait une vision bien étriquée : quelqu’un n’a-t-il pas dit : « Un peuple sans mémoire est un peuple sans avenir » ?

Pourquoi valoriser les aspects positifs de la République et passer sous silence tout ce qui n’est pas beau ?

M. Christian Vanneste. On en parle, mais on ne le commémore pas !

M. Maxime Gremetz. Les commémorations sont très formelles. Nos jeunes ont besoin qu’on leur donne des explications de fond. Il conviendrait de préparer ces commémorations, y compris dans les écoles. Certains ne savent même pas de quoi l’on parle au cours de ces cérémonies ; ils ne savent pas à quoi correspondent, dans notre histoire, 1789, la Commune, etc.

Je ne partage pas l’idée selon laquelle on devrait abandonner une date de commémoration, à partir du moment où il n’y a plus de survivants. Il ne s’agit pas simplement d’honorer les survivants. On ne célébrerait plus le 11 novembre parce qu’il n’y aurait plus de Poilus ? Cette guerre a tout de même tué 1 600 000 personnes, et on la barrerait d’un trait ? Ce serait amputer l’histoire ! Ce n’est pas possible.

Je ne suis pas favorable à une multiplication des commémorations, qui aboutirait à les mettre toutes au même niveau. Il faut s’en tenir à des dates qui correspondent aux grandes étapes de notre histoire et ne pas occulter ce qui n’est pas positif, comme l’esclavage ou la colonisation. Si on l’a fait, il faut le dire.

Les jeunes ne sauraient progresser sans connaître leur propre histoire, sans connaître d’où ils viennent. Connaître leur histoire leur permettra, non pas de se repentir, mais de se dire : « plus jamais ça ! »

Le 19 mars est une grande date pour tout le monde : la fin d’une aventure qui a coûté 25 000 morts, d’un côté comme de l’autre comme le cessez-le-feu approuvé à 80 % par le référendum. Je rappelle d’ailleurs que cette date a été votée à la majorité dans cet hémicycle il n’y a pas si longtemps. Le Sénat n’a pas fait de même, et le texte n’est pas revenu devant l’Assemblée en deuxième lecture. Sinon, le 19 mars serait dans les livres d’histoire.

M. Jean-Jacques Becker. Il y a dans notre histoire une seule date où, le même jour, à onze heures, les maires des 36 000 communes de France se rendent au monument aux morts. Je n’en dirai pas autant du 8 mai, ni même du 14 juillet. Cela signifie qu’il y a des commémorations plus importantes, plus générales que d’autres.

Un intervenant s’est demandé si la commémoration du 11 novembre aurait encore lieu dans cent ans. Je n’en sais rien. Mais il est sûr que, sauf cataclysme, les monuments aux morts seront toujours là. On peut donc penser que dans cent ans, on continuera à commémorer le sacrifice de 1 400 000 Français.

Il y a des commémorations de toutes sortes. Certaines ne concernent qu’un groupe et n’en sont pas moins légitimes. Mais sur le plan national, il ne peut y avoir qu’un petit nombre de commémorations. Nous savons à peu près lesquelles. Je parle là en tant que président de la commission qui devait s’occuper de la commémoration du quatre-vingt-dixième anniversaire.

En tant qu’historien, je voudrais parler du rapport entre la commémoration, la mémoire et l’histoire. Les trois notions ont des points communs, mais elles sont différentes et il faut y faire attention. L’Assemblée nationale a voté plusieurs lois dites mémorielles, vis-à-vis desquelles nombre d’historiens ont été très réticents. Ces lois ne partent pas d’un mauvais sentiment, mais la loi est-elle le meilleur moyen de faire l’histoire et de la régler ? Sans compter que des sanctions sont prévues et que l’on peut interdire de dire telle chose ou de faire telle ou telle analyse.

On a évoqué le repentir – ou la repentance. Pour un historien, le repentir constitue une absurdité. Il convient d’analyser ce que fut l’histoire, et dire tout ce qu’elle fut. Cela ne signifie pas pour autant qu’il faille se repentir. Comment se repentir ? Sur le dos de nos ancêtres ? J’y verrais là une sorte de dérapage.

Enfin, il n’y a pas de peuple sans histoire, et donc sans commémoration. Il faut laisser évoluer les commémorations en fonction des circonstances et du temps qui passe. Les commémorations sont indispensables. Mais l’histoire, c’est autre chose.

Mme Jeanny Marc. Pendant des décennies, dans nos départements d’outre-mer, le terme d’esclavage était un gros mot à ne pas prononcer. On ne fêtait que Victor Schoelcher – le 21 juillet, soit 8 jours après le 14 juillet – pour son action de lobbying auprès des autorités de l’hexagone et pas tous ceux, comme Ignace par exemple, qui s’étaient également battus pour que l’abolition soit prononcée. En 1970, le mouvement nationaliste, par son travail de recherche, permit aux Guadeloupéens de savoir que le 27 mai, le jour où le décret d’abolition avait été pris, était un grand jour. Il y eut alors de nombreuses manifestations en vue d’effacer cet oubli. Cet oubli était pesant et ne permettait pas à la population de fêter le 14 juillet. On se disait en effet qu’il s’agissait de deux fêtes différentes, de deux communautés différentes, de deux nations différentes.

La commémoration doit avoir un caractère national. La proposition de loi de Mme Christiane Taubira, déposée à l’Assemblée nationale le 22 décembre 1998, était d’ailleurs destinée à renforcer la cohésion nationale. Nos jeunes en ont besoin pour pouvoir se reconnaître, pour s’identifier et pour participer à l’évolution de leur pays, à l’intérieur de la France.

Il faut une date nationale unique, qui s’impose à tous et qui permette de susciter la réflexion, aussi bien chez nos jeunes des îles que chez nos jeunes de l’hexagone, dans la mesure où l’esclavage a concerné tout le monde. Il y avait deux fêtes en Guadeloupe, le 26 et le 27, une en Martinique, le 22, une en Guyane, une à la Réunion. Il serait important qu’il y ait une seule commémoration, ici et dans les îles.

Qui devrait décider des axes de la politique des commémorations ? Le travail des historiens est important. Nous devons y prendre appui, mais aussi écouter les acteurs locaux. Pour qu’il n’y ait pas de contestation et de retours en arrière, pour qu’elles puissent s’imposer à tous, il faudrait que la représentation nationale fixe les contours de ces dates de commémorations.

M. Philippe Pichot. Je remercie la mission de nous avoir invités, ainsi que les parlementaires qui ont appuyé notre demande, car nous nous sentions un peu différents, dans la mesure où nous représentons des lieux de mémoire très actifs sur cette question depuis très longtemps, bien avant que ce débat n’arrive sur la place publique, et bien avant la loi Taubira et la marche du 23 mai 1998.

Contrairement à ce que l’on a pu dire ou entendre ces derniers temps, cette question sur la mémoire n’est pas qu’une source de conflits, d’agressions, de polémiques avec ses dérives de vocabulaire, du style « la guerre des mémoires » ou la « repentance ». Nous recevons des dizaines de milliers de visiteurs chaque année depuis des années : des Noirs, des descendants d’esclaves, des Blancs du fin fond de la France, de l’outre-mer ou de l’étranger. Nous n’avons jamais assisté à des manifestations de défoulement ou de haine. Même si cette histoire est douloureuse, terrible et dramatique, le fait d’avoir le courage d’en parler, de l’exposer sans faire de surenchère, crée des réactions positives, plutôt stimulantes en termes de fierté républicaine.

Cette mémoire peut être un sujet constructif de réconciliation. Voilà pourquoi je voulais donner ce témoignage tiré du terrain. Si nous sommes aujourd’hui structurés en association à dimension nationale et internationale, appuyés par des collectivités comme les régions, par des ministères, le Sénat, l’Assemblée nationale, c’est bien parce qu’il est possible de construire des démarches assez positives.

Je parle de la route des abolitions de l’esclavage. Mais nous avons des témoignages du même ordre de la part de nos confrères de Nantes, des « Anneaux de la mémoire ». Il existe aussi dans les départements d’outre-mer de nombreux lieux de mémoire, où l’on mène des actions concrètes et positives.

Les commémorations sont nécessaires. Il faut une loi, un cadre souple et incitatif. Les élus doivent, avec l’appui des historiens, mener une réflexion. Mais les débats ne doivent pas avoir lieu après l’apparition de la loi, au travers d’éditoriaux, de plateaux de télévision qui, depuis le terrain, paraissent bien fumeux.

C’est à la nation de déterminer quelles commémorations faire. Ces commémorations ont leur avantage, ne serait-ce que médiatique. Mais la fréquentation est limitée et elle s’amenuise d’année en année.

Nous faisons des commémorations et nous sommes souvent aux premières loges : nous avons été site de mémoire en 1998 ; nous avons lancé la commémoration du bicentenaire de la mort de Toussaint Louverture et celle de la naissance de Victor Schoelcher ; nous avons été invités d’honneur du Sénat le 10 mai 2006 ; le 10 mai dernier, une partie du Gouvernement était au jardin du Luxembourg, mais l’autre était au château de Joux et à Champagney. Mais pour nous, c’est secondaire : nous sommes actifs 365 jours sur 365, comme je l’ai dit au président Chirac le 30 janvier 2006 lorsqu’il nous a reçus à l’Élysée. C’est de cette manière que nous pouvons toucher nos publics, notamment le public scolaire qui constitue une cible importante.

L’histoire de l’esclavage peut être vue sous l’angle de son abolition, fierté républicaine. Mais nous incarnons l’ensemble du processus, avec tous ses drames. Nous ne trions pas dans l’histoire, tout en revendiquant fortement notre qualité de républicains. C’est ce qui nous permet de ne pas connaître toutes ces agressions. J’insiste sur ce point pour que vous-mêmes, parlementaires de la nation, sachiez bien que sur le terrain, quand les républicains sont droits dans leurs bottes et tiennent leur rang, les dérives racistes peuvent être contenues.

Les commémorations ne peuvent pas prendre leur ampleur dans certains territoires, auprès de certains publics. En revanche, dans les lieux de mémoire, il y a une dynamique très forte qui a un effet d’entraînement sur les collectivités locales et sur le tissu associatif. Cela crée une émulation qui nous permet, par exemple, de diffuser aujourd’hui bien au-delà du grand Est, c’est-à-dire au niveau national et international.

Nous aurions pu penser que nous n’attirerions que des Noirs ou des descendants d’esclaves. Nous nous sommes aperçus que nous pouvions mobiliser tous types de publics. Cette histoire appartient, de fait, à la nation entière. Dans la mesure où les réactions sont assez positives, il y a une vraie fierté à incarner cette action de mémoire sur le terrain.

M. Serge Romana. Monsieur le président, j’interviens peu, car je pense en effet que nous ne sommes pas là dans un débat sur l’esclavage, mais sur l’identité française et sur le communautarisme. On nous dit qu’un peuple sans mémoire est un peuple sans avenir, et qu’il ne peut y avoir de peuple sans mémoire, et donc sans commémoration. Mais qu’en est-il des peuples d’outre-mer ? S’ils n’ont pas de mémoire, ils ne peuvent pas avoir d’avenir. Or l’histoire de ces peuples est de toute façon différente de celle de la majorité du peuple français métropolitain. Ces peuples ont passé plus de la moitié de leurs quatre cents ans d’histoire en esclavage.

Le cas de la colonisation est différent : les colons à leur arrivée, ont rencontré des personnes qui existaient, dont ils ont pris les terres. Mais les Antillais sont issus de l’esclavage. Sans la traite et l’esclavage, il n’y aurait pas d’Antillais, ni de Réunionnais et une bonne partie des Guyanais n’existerait pas. Il s’agit de groupes humains très particuliers.

On ne peut pas croire qu’abolir l’esclavage guérit de l’esclavage.

M. Christian Vanneste. Mais si !

M. Serge Romana. C’est votre point de vue. Mais c’est une question dont on pourrait débattre très longuement.

Je crois en une citoyenneté française et en une identité plurielle. La réalité de la France d’aujourd’hui vous contraint, en tant que politiques, à y réfléchir. De ce fait, la question des commémorations prend des dimensions différentes.

Par ailleurs, l’histoire fait des choix : on commémore de Gaulle et pas Pétain, par exemple. Les commémorations sont des choix. C’est aux politiques d’en décider. Ils doivent donc se demander, en premier lieu, à quoi servent ces commémorations et qui elles servent. Il ne suffit pas de dire que l’on veut l’unité nationale, car on risque de ne jamais y arriver. Il faut engager un vrai débat.

Les commémorations sur l’abolition de l’esclavage durent depuis 1848. Pourtant, le problème n’est pas résolu et deux commémorations s’affrontent aujourd’hui : celle des victimes de l’esclavage, qui n’a rien à voir avec la repentance, mais qui est une réparation symbolique, et celle de l’abolition de l’esclavage.

Je ne veux pas entrer dans une discussion sur les dates, pour ne pas abaisser le débat. En revanche, certains ont parlé des descendants d’esclaves. Je suis généticien et je ne me place pas sur le plan historique, mais sur le plan anthropologique. Un groupe humain qui est né en esclavage acquiert certaines caractéristiques. Quelle que soit leur couleur de peau, les personnes concernées entretiennent entre elles des rapports très particuliers, notamment un fonctionnement matrifocal des familles, qui n’a rien à voir avec ce qui se passe ici. Les problèmes qui se posent sont extrêmement profonds. S’ils ne l’étaient pas, une fois la date du 10 mai choisie, tout aurait été réglé. Or ce ne fut pas le cas.

Je ne porte aucune accusation. Je ne suis pas là pour demander une quelconque repentance. D’ailleurs, la marche du 23 mai 1998, qui fut probablement l’une des plus grandes manifestations, fut silencieuse. Elle rompait avec les concepts nationalistes assimilant les héros antiesclavagistes à des héros anticolonialistes. Elle soulevait le problème de la parentalité entre les descendants d’esclaves d’aujourd’hui et leurs parents, c’est-à-dire celui de leur identité.

Le Parlement doit regarder de très près ce qui se passe sur le terrain, ici comme dans les départements d’outre-mer, là où l’esclavage a existé, et il ne doit pas se précipiter.

M. Yves Kodderitzsch. Vous sentez bien que, dans ces discussions, nous sommes à la croisée des souffrances. Je tiens à revenir sur le 19 mars pour réaffirmer l’opposition des Français rapatriés d’outre-mer à cette date.

Le 19 mars est pour eux une souffrance. J’ai cherché à faire la liste des évènements qui s’étaient déroulés entre le mois de mars et le mois de juillet : il y en avait trois pages ! Le 13 mars, ce fut le mitraillage par l’armée française du quartier de Bab-el-Oued ; le 19 mars, le cessez-le-feu ; le 24 mars, l’armée française tirant sur des Français en Algérie ; puis ce fut l’OAS, les terres brûlées, les massacres d’Oran. Benjamin Stora a parlé d’apocalypse ! Certaines mamans ont été soulagées, d’autres ne l’ont pas été.

On a tout oublié de tout cela, mais il suffit de se replonger dans cette courte histoire pour comprendre que ceux qui s’opposent à cette date ne le font pas pour des raisons idéologiques : pour eux, c’est de la souffrance pure et simple. Au nom de l’unité nationale et de l’unité nationale, les Français rapatriés d’outre-mer vous demandent de ne pas retenir cette date !

Mme George Pau-Langevin. Je voudrais redire à M. Becker que nous ne sommes pas du tout dans un débat sur la repentance. Je ne connais personne qui ait réclamé, où que ce soit, une repentance de qui que ce soit. Ce que l’on attend, c’est que les commémorations regroupent bien toutes les phases de notre histoire. Or l’esclavage en était absent, et il est bon qu’il soit réintégré dans la mémoire nationale.

Il ne s’agit pas de rappeler un certain nombre de faits pour attiser des conflits. M. Kodderitzsch a relaté, avec beaucoup d’émotion, la souffrance de quelques-uns. Aujourd’hui, nous cherchons, par les commémorations, à faire en sorte que l’on puisse partager. En ce sens, les commémorations sont un moyen de renforcer la cohésion nationale.

J’ai une grande admiration pour ce que fait le comité de la « route des abolitions », où je suis allée. Pour beaucoup de citoyens de l’outre-mer, apprendre que des paysans français avaient réclamé à Champagney, dès la Révolution, l’abolition de l’esclavage, fut très émouvant. Ils n’auraient jamais imaginé que leur sort pût les préoccuper !

Une commémoration bien faite et bien comprise peut aider à partager une souffrance. Il est très réconfortant de ne pas se sentir isolé. Le Pape s’est incliné à Goré, à la mémoire des esclaves. Ce fut un moment extrêmement important, qui a permis de réconcilier certains avec leur présent. Il ne faut pas partir de l’idée qu’une commémoration va diviser ou séparer ; elle peut au contraire réconcilier et rapprocher.

Il ne faudrait pas que ces débats sur les lois mémorielles donnent l’impression que l’on veut éliminer certains faits de la mémoire nationale.

Je suis allée à Ellis Island. Le fait qu’il y ait, dans le port de New York, un monument à la gloire des immigrants, un musée qui rappelle leur arrivée et leurs souffrances, prouve que le pays a conscience de s’être construit sur leurs souffrances. Leur rendre hommage en rappelant que ce sont eux qui ont bâti l’Amérique est très émouvant, notamment pour les nationaux américains, quelle que soit leur origine.

Les cérémonies commémoratives sont en effet de plus en plus désertées. Je pense que cela est dû fait que celles-ci sont « desséchées ». On pourrait en faire des moments festifs, des moments forts, en y associant les écoles. Autour du 27 avril, par exemple, nous avons organisé des cérémonies qui étaient très chaleureuses, avec de nombreux jeunes. Il faudrait donc réfléchir à la manière de mener ces commémorations. Si l’on continue à se contenter de cérémonies un peu tristes, avec juste un discours officiel, on découragera les gens et on ne pourra pas faire passer chez les jeunes les valeurs que nous souhaitons leur transmettre.

Mme François Vergès. Comment associer le plus grand nombre de participants aux commémorations ? Beaucoup ont remarqué qu’ils s’y retrouvaient souvent bien seuls. Les rapports du CPME montrent pourtant qu’il y a eu en 2005, 2006 et 2007 bien plus de commémorations que nous aurions pensé, parfois même dans de petites villes ou dans des écoles qui n’ont rien à voir avec l’histoire de l’esclavage. Je rejoins M. Pichot : les gens sont curieux, ils veulent comprendre et aller plus loin.

Il faut multiplier les formes de médiation. Il n’y a pas que le monument aux morts. Qu’irait-on d’ailleurs y faire ? J’exclus bien sûr le monument qui se trouve au jardin du Luxembourg. Mais il y a aussi les musées et les expositions. À notre demande, la direction des musées de France a fait un inventaire de tous les objets qui se trouvent dans les musées de France. Cela devrait nous permettre de savoir comment, entre le XVIe et le XIXe siècle, les artistes français se représentaient ces questions et de sortir d’un public restreint qui lit des ouvrages trop scientifiques.

Il y a l’école. Nous travaillons également avec l’Éducation nationale. Gilles Gauvin, qui est membre du Comité et professeur des écoles, a mené des expériences très intéressantes avec l’académie de Rouen qui prouvent que l’histoire de l’esclavage peut être enseignée d’une autre manière.

Il y a les lieux de mémoire, qui font travailler l’imaginaire et l’émotion. Il y a le tourisme culturel, qu’il ne faut pas mépriser. Il est possible de construire de manière vivante des centres d’interprétation et de documentation accessibles au plus grand nombre.

Il y a l’Internet, haut lieu de connaissances. Il faut des portails rigoureusement scientifiques. Moi qui visite tous les sites, j’ai constaté que sur ces questions, il y avait de tout.

Les enseignants comme les particuliers nous demandent où ils peuvent trouver des informations fiables. Il est important qu’ils sachent où se tourner. Ce n’est pas encore le cas, mais cela contribuerait à la cohésion, participerait à la commémoration et permettrait d’avancer.

Comme vous pouvez le constater, les processus associant le plus grand nombre sont de toutes sortes.

Mme Catherine Coutelle. Au début de l’après-midi, nous avions un peu le sentiment d’avancer avec difficulté, et je ne sais pas encore quel sera le bilan de nos réflexions. Mais j’ai beaucoup apprécié le propos de Mme Vergès sur les différents types de commémorations. Il ne faut pas s’en tenir aux monuments aux morts, au risque de se figer et de ne pas savoir quelles commémorations mettre en valeur.

J’ai été un peu surprise par la tournure qu’a prise le débat sur les dates. Certes, il en faut. Mais chacun, historien ou non, a sa vision personnelle de l’histoire – son entrée personnelle dans l’histoire. Il peut se la raconter d’une manière particulière, et sur la base de dates très différentes. Cela se vérifie sur tous les sujets – la Révolution française, par exemple. Voilà pourquoi il serait très dangereux que le politique définisse les dates de l’histoire de France.

D’abord, l’histoire a lieu. Ensuite, les historiens l’écrivent en fonction de leurs interrogations et de leurs préoccupations du moment. Voilà pourquoi cette histoire est en perpétuel mouvement, même si on a parfois l’impression, à entendre certains, que l’histoire est figée. Il ne peut donc y avoir de dates immuables.

Certains ont parlé du 11 novembre, que l’on ne met bien évidemment pas en doute. Mais je remarque que, jusqu’à présent, on n’a pas abordé la question suivante : doit-on envisager de faire des commémorations européennes ? Car les victoires des uns sont des défaites pour les autres. Il faut sortir de l’idée qu’on pourra trouver des dates sur lesquelles tout le monde pourrait s’entendre.

Je pense moi aussi qu’il ne faut pas multiplier les commémorations et qu’il faut trouver des formes de commémoration très variées. Les jeunes générations, notamment, doivent pouvoir découvrir l’intérêt de l’histoire, avec des documents accessibles, et apprécier celle-ci sous des angles différents. L’histoire est un moyen de développer leur esprit critique et de les éduquer à la citoyenneté. Ce n’est pas en leur imposant une histoire dite « officielle » qu’on y parviendra.

M. Claude Ribbe. La question de l’esclavage a été très présente dans ce débat. Or elle a été tranchée dès 1795. Un de vos collègues parlementaires, Pierre Thomany, député de Saint-Domingue, avait proposé au Conseil des Cinq-Cents, qui l’avait adoptée, une motion en vue de commémorer l’abolition de l’esclavage décidée l’année précédente. Ainsi, la commémoration de l’abolition de l’esclavage est presque aussi ancienne que l’abolition elle-même et que la République. Si on l’a depuis oublié, c’est sans doute parce que l’esclavage a été rétabli plus tard – mais cela est une autre histoire. Il reste qu’à mon avis, la question est tranchée.

J’ai le sentiment que les sensibilités s’affrontent davantage à propos de la manière de commémorer que sur les grands principes, au sujet desquels nous sommes globalement d’accord. Ainsi, avec M. Vanneste, nous avons pu nous retrouver sur un nom, celui du général Dumas, né esclave et devenu un personnage emblématique de la République. Ni Philippe Pichot, ni George Pau-Langevin, qui a contribué à l’érection prochaine d’un monument au général, ne nous contrediront. Cela prouve qu’il existe de grandes figures autour desquelles nous pouvons nous rassembler.

M. Vanneste rappelait aussi les tentatives de certains groupuscules, qui parfois ne représentent qu’eux-mêmes, pour récupérer ces sujets. Ainsi, la question de l’esclavage a vite dérivé vers celle de la traite négrière, laquelle a elle-même dérivé vers une prétendue question noire en France, alors que la République ne fait pas de distinction entre les couleurs. Il s’est trouvé des gens, y compris parmi ceux que la mission a auditionnés, pour parler au nom des Noirs. Je ne sais pas s’il y a des « associations noires », mais j’imagine que si on avait auditionné une instance soi-disant représentative des associations blanches, cela aurait fait du bruit.

Il faut donc désormais songer à une manière de commémorer sur laquelle nous puissions nous mettre d’accord. Il ne faut pas opposer systématiquement les jours de souffrance aux jours heureux, ou « les jours sombres » aux « jours de gloire », pour reprendre les termes employés dans la convocation à cette table ronde. Je suis sûr que l’on peut trouver quelque chose de positif dans les uns comme dans les autres.

Ne devrait-on pas essayer de se rassembler autour de grandes figures, comme celle du général Dumas, premier « afrodescendant », si l’on peut dire, à avoir accédé à ce grade ? M. Vanneste n’a pas oublié – et j’en suis ravi – que c’était dans sa circonscription que le 13e régiment de chasseurs à cheval, commandé par le chevalier de Saint-George et secondé par Dumas, avait combattu pour un idéal que nous partageons tous. Je me demande donc si on ne pourrait pas essayer de valoriser certaines figures positives. Cela permettrait peut-être de rassembler les Français, même sur les questions qui fâchent. Car il faut être clair : de même qu’un pays qui n’a pas de mémoire n’a pas d’avenir, il en est des nations comme des personnes âgées. Quand on perd la mémoire, et notamment la mémoire de choses désagréables, c’est parfois un signe avant-coureur de la démence. Il ne faudrait donc pas tomber dans une espèce d’Alzheimer français. De même, il faudrait cesser de se lancer des accusations, de se diviser en camps, de parler de peuples… Pour moi, il y a un peuple français, même si, bien sûr, celui-ci est multiple.

Nous nous rassemblons sur des valeurs fondamentales. Essayons donc de ne pas occulter les questions qui fâchent. Lors de sa leçon inaugurale sur la philosophie de l’histoire, à Berlin, en 1822, Hegel le disait déjà : les historiens ne sont pas tous d’accord ; eux aussi s’affrontent ; eux aussi s’inscrivent dans un pays et dans une idéologie. Ils partagent parfois les préjugés de leur temps. L’histoire est évolutive, c’est une recherche permanente. De même, je ne crois pas que l’on doive la laisser aux seuls historiens : les politiques aussi ont leur mot à dire. Quoi qu’il en soit, il faudrait essayer de se rassembler, que ce soit le 19 mars, le 5 décembre ou le 10 mai – sans doute faut-il limiter le nombre de dates – autour de figures positives, que tous les Français puissent reconnaître.

D’autant qu’il y a parfois des injustices manifestes, comme dans le cas du général Dumas. Il vaut peut-être la peine que je rappelle qui il était, car c’est une figure particulièrement emblématique. Il est né esclave, en 1762, dans la colonie de Saint-Domingue – qui faisait vivre alors un Français sur huit –, et mort à Villers-Cotterêts, dans l’Aisne. C’est le père de l’écrivain français le plus lu dans le monde. Il croyait profondément à la République. Il a souffert de l’esclavage, qu’il a refusé de rétablir quand on a voulu l’y inciter en 1802. Ce grand Français, ce grand soldat n’a jamais été récompensé.

Le Comité des célébrations nationales, où siègent de nombreux historiens, a refusé en 2006 d’inscrire la mort du général sur la liste des commémorations, ce qui m’a beaucoup choqué. Malgré ce scandaleux déni d’histoire, nous avons eu le plaisir, Philippe Pichot et moi, de nous retrouver au col du Petit-Saint-Bernard pour une cérémonie en compagnie de chasseurs alpins – le général Dumas, commandeur de l’armée des Alpes en 1794 et vainqueur lors d’une bataille au Petit-Saint-Bernard, est en effet l’un des fondateurs de cette unité. Cela n’a posé aucun problème à l’armée française de rendre hommage à un homme de couleur et ancien esclave. Le scandale, ce jour-là, n’est pas venu de là où on pouvait l’attendre : ce sont des indépendantistes savoisiens qui ont perturbé la cérémonie et sifflé la Marseillaise, le général Dumas représentant, pour eux, le symbole même du colonialisme français !

M. Christian Vanneste. Une fois de plus, il faut souligner la différence entre l’histoire et la mémoire. Tout à l’heure, on a émis l’idée que les dates pouvaient être relatives, qu’elles étaient, en quelque sorte, « à la carte ». Ce n’est évidemment pas le cas. Elles peuvent l’être pour un historien, car le domaine de la science peut laisser une part au relativisme, à la discussion sur certaines dates. En revanche, lorsque l’on parle de commémoration, on n’est plus dans la science, mais dans la formation de l’unité, de la conscience nationale. C’est un rite républicain, en rapport avec le « sacré » républicain, si vous me permettez ces approximations. C’est la raison pour laquelle il existe des dates indiscutables.

On peut se demander si le 14 juillet correspond à la prise de la Bastille ou à la Fête de la fédération, mais quoi qu’il en soit, c’est la fête nationale ! Il n’y a pas, il ne peut pas y avoir de discussion sur ce point. Dans le cas contraire, il n’y aurait plus de République.

C’est donc bien au politique, aux représentants du peuple, de fixer ces dates, afin qu’elles soient autant de références pour tous les citoyens français, notamment pour les jeunes.

M. Éric Lucas. Je reviens sur la question posée par Mme Pau-Langevin : comment commémorer ? Il faut à cet égard se demander si c’est bien à ceux que l’on veut toucher que l’on parle. Attire-t-on les jeunes, mais aussi les moins jeunes qui ont oublié ? Nous devons nous poser la question à chaque fois que nous préparons une commémoration.

Je pense qu’il faut conserver le rituel du monument aux morts. Représentant du ministère de la défense, j’attache une importance au drapeau, à ces rites qui structurent une cérémonie. C’est la mémoire de la République et de la nation. Mais il faut développer d’autres médiations.

Ainsi, l’an dernier, nous avons préparé la journée Guy Môquet avec des élèves et des professeurs. Au Mont Valérien – qui, pour moi, est un lieu de mémoire particulièrement fort –, nous avons fait déclamer en slam, par un artiste, au-dessus de la clairière des fusillés, des textes de résistants ou des poèmes d’Aragon. J’avoue que j’étais inquiet au départ, mais cela a été un succès. Les élèves ont partagé ce moment et intégré les textes, ce qui n’aurait sans doute pas été possible avec un discours. Tous ont parfaitement respecté la mémoire des lieux.

Comme l’a dit Mme Vergès, la commémoration peut aussi passer par des expositions répliquées dans différents lieux, par des musées ou par des centres d’interprétation et de patrimoine culturel. Il existe sur le territoire des lieux de mémoire autour desquels on peut organiser des commémorations.

En ce qui concerne la mémoire européenne, vous aurez sans doute remarqué que pendant la présidence française de l’Union, les deux drapeaux, français et européens, sont déployés sous l’Arc de triomphe. Une cérémonie très émouvante a également eu lieu au Mont Valérien, en présence du Président de la République et d’un président de Land allemand – le premier officiel d’outre-Rhin à venir en ces lieux.

Il faut à cet égard faire attention à éviter les contresens, car les autres pays ne célèbrent pas forcément la mémoire de la même façon que nous. Ainsi, s’agissant de la guerre de 1914, les Anglais mettent en avant le héros, quand nous nous attachons à célébrer le poilu dans sa tranchée. Nous avons donc commandé à des universitaires une étude sur la façon dont est structurée la mémoire des pays européens, afin d’entreprendre une comparaison de l’analyse des dates et des façons de commémorer. Si l’on peut commencer à construire une mémoire européenne, cela passe d’abord par un travail important de défrichage et d’analyse de ce qui se passe ailleurs.

M. Philippe Pichot. En ce qui concerne la mémoire de l’esclavage, le 10 mai n’est qu’une date repère : tout le monde n’organise pas quelque chose ce jour-là. Bien souvent, les initiatives démarrent avant et continuent bien après. De même, elles ne se font pas toujours autour de lieux de mémoire, mais souvent en milieu scolaire, par exemple.

Il est intéressant d’ailleurs d’examiner la façon dont on entre dans le sujet. S’agissant de l’esclavage, le passage par l’histoire de la traite négrière ne doit pas nécessairement être le premier réflexe, parce que c’est une histoire compliquée. La porte d’entrée, ce sont les conséquences d’un fait historique dans la société actuelle. Nous vivons dans des sociétés plurielles, multiculturelles. C’est une réalité que l’on ne peut pas nier. Les classes regroupent des petits Blacks ou Rebeus, pour employer des termes à la mode.

Il existe des formes de racisme, de discrimination, d’intolérance dont on peut trouver tous les jours des exemples dans l’actualité, et dont on peut trouver les origines dans le passé. C’est souvent sur ce thème que nous intervenons. Si vous essayez de présenter aux enseignants ou aux élèves l’histoire de la traite négrière et du commerce triangulaire, ils auront du mal à accrocher, trouvant cela trop complexe, trop éloigné dans le temps et dans l’espace. Pour élargir le public, on peut chercher à montrer à quel point le racisme, les préjugés liés à la couleur, sont liés à l’histoire de la traite négrière. Il faut tenter de faire le lien entre le passé et le présent. C’est ainsi que l’on parvient à mobiliser l’attention. D’où l’intitulé de notre projet, la « route des abolitions de l’esclavage et des droits de l’homme ».

La mémoire de l’esclavage est un sujet universel, qui a bouleversé l’histoire de quatre continents. Mais si on commémore beaucoup en France, au point que certains se moquent de cette propension, il n’en est pas de même à l’étranger, et certains nous envient un peu notre réflexe, en dépit des lourdeurs qu’il peut entraîner. Ainsi, la loi Taubira crée un intérêt très fort, d’autant que la France était pionnière en matière d’abolition de l’esclavage. De même, une trentaine de représentations de corps diplomatiques, venus de l’Océan indien, d’Afrique, des Caraïbes, des Amériques, sont déjà venues étudier l’organisation de notre réseau.

Cette façon de combiner travail de terrain et dispositifs nationaux est un modèle que l’on commence même à exporter – au Brésil, par exemple. Enfin, nous avons vu déferler en trois ans 200 médias nationaux et internationaux, issus d’une trentaine de pays. Cela montre que, si la France connaît peut-être un trop-plein de commémorations, il y a des manques à l’extérieur de nos frontières. L’un des messages que nous tentons d’ailleurs de faire passer, c’est que l’histoire de la traite négrière est européenne : elle ne concerne pas seulement la France, la Grande-Bretagne ou l’Espagne, mais toute l’Europe.

M. Stéphane Grimaldi. Je tenterai d’éclairer la mission avec quelques observations très empiriques sur le fonctionnement d’un établissement mémoriel qui reçoit environ 400 000 personnes par an.

Tout le monde, d’abord, s’accordera sur le fait que c’est au législateur qu’il appartient, évidemment, de définir la politique mémorielle française.

Mme Coutelle, ensuite, a évoqué les Allemands. Avant de diriger le mémorial de Caen, consacré essentiellement à la Deuxième guerre mondiale, je dirigeais celui de Péronne, qui concerne la Grande guerre. Or les jeunes Allemands ne viennent dans aucun de ces deux établissements. On a beau multiplier les contacts et les échanges, cela ne marche pas.

Par ailleurs, il ne faut pas confondre les commémorations, qui sont des rituels républicains – selon l’expression judicieuse de M. Vanneste – avec le problème plus compliqué de l’éducation. En dépit du goût des Français pour l’histoire, cette discipline est depuis très longtemps une matière secondaire dans notre pays. Un jeune qui décide de poursuivre des études supérieures en histoire est considéré comme un raté ou un futur chômeur, car ce n’est plus considéré comme une matière noble. Or c’est une faute lourde dont nous payons aujourd’hui les conséquences.

Je l’ai observé à Caen comme à Péronne : les collégiens et les lycéens sont infiniment moins préoccupés par les questions mémorielles ; ils sont moins savants, et même leurs enseignants ont des difficultés à se remettre à niveau – nous dispensons ainsi, cette année, des formations auprès de 850 enseignants sur des questions relatives à la Seconde guerre mondiale. Nous sommes donc face à des publics qui sont de moins en moins préoccupés par les questions d’histoire.

En résumé, les Dossiers de l’écran ont fait place à la Star academy.

Par ailleurs, il ne faut pas confondre la mémoire et le devoir de mémoire avec l’éducation à l’histoire et l’enseignement de l’histoire de France. Ni les commémorations, ni les établissements culturels ne pourront se substituer à l’éducation nationale.

Il faut une certaine rigueur. D’abord, cela a été dit, il faut laisser la parole aux historiens. Il appartient aux politiques de décider, mais de grâce, qu’ils laissent les historiens faire leur métier ! Mais surtout, nous vivons dans un pays où l’émotion submerge tout. Je vous invite à regarder les livres d’or des musées et mémoriaux : le mot « émotion » revient à toutes les pages. Les Français ont ce mot à la bouche dès qu’ils parlent d’histoire. Or l’émotion, c’est très bien, mais cela ne suffit pas. La République a besoin de citoyens éduqués, qui connaissent leur histoire, ne serait-ce que pour pouvoir voter. Comment voter sans connaître Jaurès ni Clemenceau ?

Je terminerai par l’Europe. Une expérience très intéressante a été tentée : l’écriture d’un manuel d’histoire franco-allemand. J’ai moi-même demandé à des étudiants de l’université de Caen de réfléchir à une méthodologie permettant d’écrire une histoire européenne. J’ai en effet découvert à Péronne, grâce au professeur Becker, que la lecture de la Grande guerre n’était pas la même selon le pays. Il existait encore récemment – les choses ont peut-être changé – une lecture allemande, britannique, française, italienne de cette histoire. C’est vrai pour toutes les guerres, tous les conflits, tous les événements. Pouvons-nous rêver qu’un jour, nos enfants ou nos petits-enfants puissent disposer d’un manuel d’histoire commun à toute l’Europe ? C’est une question qui me semble rejoindre le débat sur les commémorations.

Mme Catherine Coutelle. Entre le 8 mai et le 10 mai, dates dont on a beaucoup parlé, il y a le 9 mai, Journée de l’Europe.

Mme Françoise Vergès. Stéphane Grimaldi a soulevé un point important. Il y a deux semaines, des représentants des musées britanniques, évoquant dans un colloque les expositions organisées pour le bicentenaire de l’abolition de la traite, faisaient le même constat d’une méconnaissance profonde du sujet par le public. En outre, les gens n’éprouvent pas d’intérêt pour la connaissance même ; si le sujet ne leur parle pas, s’ils ne ressentent pas d’émotion, ils ne s’y intéressent pas. Il faudrait pouvoir dépasser cette réaction.

J’en reviens à la dimension européenne. Si l’on recherche ce qui, au-delà des guerres, est commun à l’Europe, ce sont des noms de penseurs qui me viennent à l’esprit : Cervantès, Goethe, Voltaire, Condorcet…

M. Claude Ribbe. Pas Voltaire !

Mme Françoise Vergès. On pourrait sans fin discuter du contenu de la liste, mais il me semble qu’il y a là une piste à suivre.

Par ailleurs, l’expérience de Philippe Pichot m’inspire l’idée d’un réseau européen des routes de mémoire. Certains lieux peuvent en effet résonner comme des lieux emblématiques de l’Europe.

M. Maxime Gremetz. Comment se fait-il que, malgré plusieurs propositions de loi déposées en ce sens, il n’existe pas encore de Journée nationale de la Résistance ? Les historiens qui se trouvent dans cette salle le savent-ils ?

M. Jacques Toubon.C’est à cause de vous !

M. Maxime Gremetz. Parce que les communistes étaient dans la Résistance ?

M. Jacques Toubon. Peut-être avez-vous conservé, malgré votre grande expérience, une certaine innocence, mais vous êtes le plus mal placé, monsieur Gremetz, pour poser une telle question. La raison de cette lacune, c’est qu’aujourd’hui, près de soixante-dix ans après les faits, nous n’avons toujours pas digéré – au sens politique et historique du terme – les deux courants qui ont convergé pour former la Résistance.

Un exemple : lorsque, après 1981, on a ouvert à nouveau l’attribution de la carte du combattant volontaire de la Résistance, le nombre de titulaires est passé de 190 000 à 270 000. Cela signifie donc que l’on en avait oublié 80 000. Il y a de quoi s’interroger.

La question que vous posez est tout à fait pertinente, mais elle montre que nous ne parvenons pas à adopter, sur cette affaire, autre chose que des positions d’alternance : une fois, c’est le général de Gaulle qui fait la loi ; la fois suivante, c’est la gauche. Il faudrait pouvoir proposer une initiative afin de dépasser cette « sinusoïde des mémoires » !

M. Maxime Gremetz. M. Toubon est arrivé à la même conclusion que moi, bien que je me demande comment il y est parvenu. Ma question en tout cas n'est pas partisane. C'est à se demander en effet si finalement la Résistance a bien existé !

M. Jean-Jacques Becker. Je reviens sur les propos de Stéphane Grimaldi. Il est vrai qu’il n’y a pas si longtemps, lorsque l’on écrivait une histoire de la Grande guerre, c’était nécessairement une histoire française, ou une histoire allemande, etc. Nous avons cependant progressé sur la voie d’une histoire européenne.

En entendant certains orateurs évoquer la question européenne, j’ai regretté de ne pas en avoir parlé tout à l’heure. Le 11 novembre, c’est évident, n’est plus l’occasion de commémorer la victoire d’un pays sur un autre. Il s’agit, à l’heure actuelle, de commémorer la fin du plus grand drame européen auquel ont participé les jeunes Français, les jeunes Allemands, les jeunes Britanniques, etc. Le 11 novembre a commencé à prendre le sens d’une date de commémoration européenne, car c’est à la fois la fin d’une guerre et un des points de départ de l’Europe. Cette interprétation devrait continuer à s’imposer.

M. Lionnel Luca. Je fais cette année ma trentième rentrée scolaire en tant que professeur d’histoire et géographie, et j’ai le souvenir que l’inspection pédagogique donnait pour consigne, entre 1975 et le début des années 1990, de supprimer les chronologies. Les enseignants veillaient donc scrupuleusement à ne pas accabler les jeunes de dates, sous prétexte qu’ils ne pourraient pas les retenir. Il ne fallait pas y attacher l’importance qu’on leur avait donnée dans le passé – peut-être de manière tout aussi excessive, d’ailleurs. Or j’ai l’impression que l’inflation des commémorations dans notre pays est une façon de combler un manque dans une société qui n’a plus ses repères chronologiques, en particulier pour les deux générations qui sont arrivées à l’âge adulte sans bénéficier de ce savoir. Elles semblent aujourd’hui le découvrir, à travers des événements autrefois occultés, comme l’esclavage, ou d’autres qui le sont toujours – je pense notamment à l’histoire des Pieds-noirs.

Je crains que cette inflation de commémorations non seulement ne banalise, mais ne réduise même la portée de chaque commémoration. Cela a été dit : le 8 mai est une date importante, de même que l’est, désormais, le 10 mai. Le 9 mai devrait l’être aussi, mais comment s’y retrouver dans toutes ces dates ? Comment donner une signification à une telle succession de commémorations ? Sans doute le groupement de ces trois dates est-il particulièrement malencontreux, mais il en existe de nombreuses autres, tout au long de l’année. Maxime Gremetz vient d’ailleurs de nous en proposer une autre pour commémorer la Résistance. Je pensais que le 18 juin – jour où le mot est prononcé pour la première fois – constituait un choix judicieux, mais il est vrai que la fondation du CNR est importante aussi. Une date de plus !

La commémoration traditionnelle est toujours fondée sur des événements tragiques, voire sinistres, et les jeunes générations ne se sentent pas incitées à y participer. Ainsi, la cérémonie devant le monument aux morts n’attire pas naturellement les plus jeunes. Il faudrait trouver des modalités plus attrayantes – sans bien sûr faire n’importe quoi ; la Journée de la déportation, par exemple, ne saurait être festive. L’Europe est peut-être justement l’occasion de sortir de cette forme de commémoration. Le 9 mai – puisque cette date s’impose progressivement, quoique plus lentement dans notre pays que chez certains voisins – pourrait être l’occasion de célébrer les jumelages qui unissent des villes dans toute l’Union européenne. Une telle célébration, par nature festive, aurait une signification concrète.

Il me semble en tout cas indispensable de s’extirper du souvenir des grandes guerres qui ont ravagé le continent et de privilégier la confiance dans l’avenir au culte du passé. Il est vrai que le sentiment d’appartenance à un groupe se forge souvent dans les drames. Les attentats perpétrés à Londres et Madrid ont ainsi donné aux Européens, pour la première fois, le sentiment d’un vécu commun, car chacun sait que ce qui s’est passé aurait également pu arriver à Rome, Paris ou Berlin. Souhaitons toutefois que le développement du sentiment d’appartenance à l’Europe passe par des événements joyeux plutôt que tragiques. L’hymne européen n’est-il pas l’hymne à la joie ?

M. Stéphane Grimaldi. Comme tous les musées, le Mémorial de Caen reçoit des groupes d’écoliers. Or il y a une chose que l’on ne parvient pas à leur faire vraiment comprendre, c’est que l’Europe est en paix depuis soixante ans – Bosnie exceptée. Pour les collégiens ou les lycéens, cela paraît naturel. Ils ne peuvent envisager d’autre situation, ce qui est d’ailleurs un confort politique, social, voire économique tout à fait prodigieux que n’ont pas connu la génération de mes parents ni celle de mes grands-parents. Il faudrait faire en sorte que les enfants puissent se projeter dans cette idée, qu’ils prennent conscience de cette chance unique dans l’histoire de l’Europe – et même du monde, puisque celui-ci est sans cesse agité par des conflits meurtriers.

M. Jacques Toubon. Je suis un exemple rare d’homme politique passé à la direction d’un musée dont les activités recoupent le sujet qui nous occupe, puisque j’ai conduit, à partir de 2003, le projet de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration.

En ce qui concerne mon expérience politique, il me vient à l’esprit un souvenir précis : en juin 1990, lors d’une nuit de débats à l’Assemblée nationale, je me suis fortement opposé au vote de la loi Gayssot, à laquelle étaient également hostiles, à l’époque, des gens comme Madeleine Rebérioux ou Simone Veil. Mais, devenu ministre, je n’ai pas souhaité revenir sur cette loi, jugeant que les conséquences de son abrogation seraient pires que la loi elle-même.

Parmi les auditions auxquelles vous avez procédé jusqu’à présent, une des plus remarquables me paraît être celle de Marc Ferro. Il développe une idée essentielle, celle du pluralisme et de l’exhaustivité de l’histoire, ce qui implique le refus des tranches et de la partialité. De sa part, et en particulier à propos de la colonisation, il s’agit de fortes paroles.

Le débat histoire/mémoire que nous avons n’est pas pur. En dépit de nos tentatives pour qu’il en soit autrement, il est, en effet, presque entièrement dans une relation au présent. On l’a dit : les commémorations servent à la cohésion nationale, elles permettent d’apprendre l’histoire, de tirer les leçons du passé… Mais elles servent surtout à donner une identité aux vivants. C’est tout leur mérite et toute leur difficulté. En démocratie, il n’est pas illégitime que la politique influence cette recherche d’identité, et inversement. Mais cela peut se révéler redoutable. Ainsi, en juin 1940, la naissance du régime de Vichy a tenu en grande partie à ce que le pays comptait des millions d’hommes et de femmes vivant dans la mémoire de la boucherie de la Grande guerre. Cela les a tant obsédés que, dans ce contexte, le renoncement n’était plus le renoncement, le recul n’était plus le recul : quelles que soient les opinions politiques, donner les pleins pouvoirs au maréchal Pétain apparaissait comme une évidence. Nous devons donc faire preuve de modestie, tant il est difficile de trancher alors que nous sommes pleinement concernés.

Par ailleurs, notre société, notamment à cause de la médiatisation, est plus favorable à l’histoire-mémoire qu’à l’histoire-science. Or il faudrait défendre l’histoire-science, qui comprend et explique, tandis que la mémoire, d’une certaine façon, qualifie, juge l’histoire, voire revendique contre elle. D’où l’importance de l’école : si tant de questions se posent aujourd’hui, c’est probablement parce que l’enseignement de l’histoire à l’école n’a pas été suffisant.

Je suis très hostile à l’idée de lier l’existence de toutes ces commémorations à la présence de survivants. Si l’autorité politique décide – et tel est son rôle – que tel événement ou telle commémoration porte les valeurs communes de la citoyenneté républicaine, cela n’a rien à voir avec l’existence de personnes qui en ont la mémoire, ni même avec celle de leurs enfants, petits-enfants ou arrière-petits-enfants.

En ce qui concerne les modalités de la commémoration, le fait d’associer systématiquement celle-ci aux morts empêche, me semble-t-il, que les enfants puissent s’y intéresser. En effet, s’il y a quelque chose que les enfants ignorent, c’est bien la mort. Il faudrait donc que les célébrations – qu’il s’agisse du positif ou du négatif, du glorieux ou du sombre – ne soient pas toujours liées à la mort, que ce soit celle des héros ou des victimes.

Il faut le reconnaître humblement : la reconnaissance d’événements ou de situations significatifs dans l’affirmation des valeurs communes de la citoyenneté républicaine, n’est pas nécessairement la même chose que l’histoire. À cet égard, M. Becker a eu raison de distinguer l’histoire, la mémoire et la commémoration.

Grâce à la réforme de la Constitution qui a été votée voilà quelques semaines, vous disposez aujourd’hui, pour cette reconnaissance, d’un instrument utile : vous pouvez désormais adopter des résolutions, ce qui était interdit par le texte de 1958. Graver le marbre de la loi entraîne en effet trop de questions.

Tout à l’heure, M. Ribbe a mis en cause la Délégation aux célébrations nationales à propos du général Dumas. Il a probablement raison. Mais il convient de souligner le rôle de ces célébrations, qui devraient dépasser les seuls événements politiques et militaires et s’étendre aux événements culturels. Ainsi – et au risque de caricaturer ma pensée –, on peut dire que 1830, c’est la Révolution de juillet, mais n’est-ce pas aussi Hernani et la Symphonie fantastique, c’est-à-dire la fondation du romantisme ? N’est-ce pas aussi important, pour la suite, que l’arrivée de Louis-Philippe au pouvoir ?

M. Claude Ribbe. C’est aussi l’année du débarquement en Algérie…

M. Jacques Toubon. Plus encore que par la commémoration devant des monuments, la réponse aux problèmes qui nous occupent aujourd’hui passe par l’institution culturelle et éducative à fondement scientifique. Je citerai l’exemple américain du Musée national de la liberté, dans l’Ohio. À Cincinnati se trouvait une rivière séparant les États esclavagistes des États ou les esclaves en fuite n’étaient pas poursuivis. Là passait une route que l’on appelait l’Underground railroad. Or le centre créé à cet endroit parle de l’histoire de l’esclavage et de la libération des esclaves, mais aussi de toutes les questions de liberté et d’oppression. Voilà le genre d’institution qui serait, pour atteindre les objectifs fixés par cette mission, d’une plus grande efficacité que nombre de commémorations.

En ce qui concerne l’Europe, les clivages historiques existent, bien entendu, mais c’est d’autant plus vrai depuis l’élargissement aux pays qui ont connu, pendant quarante ans, le régime soviétique, et dont les repères, notamment s’agissant de l’histoire récente, sont tout à fait différents. En 2005, on s’est demandé comment commémorer le cinquantième anniversaire du 8 mai 1945. À cette occasion, tous les représentants des pays de l’Est ont fait observer que, pour eux, cette date ne signifiait pas la liberté, mais au contraire le début de l’oppression.

L’étude évoquée par M. Eric Lucas devrait à cet égard se révéler très utile. Le 8 mai 1945 est certes une date importante pour l’Europe, celle de la fin d’un des totalitarismes les plus barbares ayant existé. Mais on pourrait également retenir le 9 novembre 1989, date de la chute du Mur, le 9 mai 1950 – déclaration de Schuman et Monnet – voire le 27 mars 1957, jour de la signature du Traité de Rome.

La rédaction de manuels d’histoire par des historiens français et allemands est certes une tentative imparfaite, mais c’est le genre d’initiatives qu’il conviendrait de développer.

Toujours en ce qui concerne l’Europe, je rappelle qu’une décision-cadre du Conseil européen a été prise le 20 avril 2007 pour recommander aux différents États membres de pénaliser la négation des crimes contre l’humanité et des génocides. Que l’on trouve cela bien ou mal, c’est une réalité. Et s’il y a divergence sur l’histoire, on assiste à une convergence s’agissant de la lutte contre un certain nombre de fléaux tels que le racisme.

Sur « l’autonomie de l’histoire », je vous invite à méditer la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme : « La recherche de la vérité historique fait partie intégrante de la liberté d’expression. »

Je terminerai par mon expérience récente au sein de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration. Il faut d’abord définir les objectifs à atteindre. Nous nous intéressons à l’immigration, c’est-à-dire aux étrangers venus s’installer en France et qui sont devenus citoyens de notre pays. La reconnaissance de l’histoire de ces personnes au sein de l’histoire de France est, certes, une œuvre de vérité, de connaissance et d’éducation. Mais cela a aussi un objectif précis, celui de contribuer à l’intégration en modifiant le regard contemporain sur l’immigration. Pour atteindre cet objectif, il fallait mettre en valeur une perspective historique auparavant négligée, en particulier dans l’enseignement officiel. Nous sommes, dès lors, partis de l’histoire : tout ce qui est dans la Cité provient de ce que les historiens ont dit et écrit. Sur ce sujet, le corpus est considérable – et je regrette de ne pouvoir en dire autant d’autres sujets tels que la colonisation.

Nous nous sommes ensuite demandés comment mettre en scène ce matériau historique et comment constituer un patrimoine, l’idée étant que l’histoire des immigrés faisait partie du patrimoine national et des lieux de mémoire. Le musée, dans son acception contemporaine, nous est donc apparu comme une bonne formule.

Nous avons beaucoup de matériau, mais il faut aller plus loin, et c’est pourquoi nous remplissons également une mission de recherche. Nous avons ainsi lancé des études sur le thème de l’immigration au plan régional.

Enfin, la vulgarisation est une des missions de la Cité. Nous utilisons l’art comme vecteur – théâtre, musique –, nous faisons des publications et nous avons un site Internet. Nous essayons aussi d’avoir une influence sur l’enseignement, afin que l’histoire de l’immigration soit enseignée comme une matière historique et non simplement comme un matériau de mémoire.

Nous collaborons en particulier de manière fructueuse avec l’académie de Créteil – qui englobe le Val-de-Marne et la Seine-Saint-Denis. Nous avons ainsi élaboré un programme de formation des enseignants, de visite des élèves, etc., qui donne certains résultats.

L’année dernière, M. Benoît Falaise de l’Institut national de recherche pédagogique, a publié un rapport sur la façon dont est enseignée l’histoire de l’immigration. Il lui semble noter que grâce aux actions conduites par la Cité nationale de l’histoire de l’immigration dans le domaine éducatif, un changement est en train de s’opérer dans ce domaine : l’immigration n’est plus envisagée seulement à partir du vécu des élèves, notamment dans les classes où un grand nombre d’entre eux sont d’origine étrangère. On est passé des histoires familiales à une vraie histoire, avec des références. Cet exemple illustre l’effort majeur que doit fournir notre système d’enseignement, car si nous voulons construire l’avenir, cela passe par l’école.

Mme Christiane Taubira. Je regrette de n’avoir pu entendre toutes les interventions, car je me devais d’assister également au débat sur le Grenelle de l’environnement qui se déroule dans une salle voisine. Mais cette discussion étant enregistrée, j’en prendrai connaissance plus tard.

Dans l’immédiat, je souhaite faire quelques remarques sur les points qui me paraissent les plus importants.

On dit qu’il faut laisser les historiens travailler. Rien ne les en empêche. La loi ne fait que donner les moyens de poursuivre les négationnistes militants, ceux qui profitent du public captif des universités et des établissements scolaires pour propager des points de vue idéologiques, qui ne relèvent pas du débat sur l’histoire. Ce débat, lui, se poursuit.

De même, une affirmation récurrente est que les historiens contestent les lois dites mémorielles. Il existe en réalité plusieurs sensibilités : certains historiens ont exprimé, par des tribunes, des ouvrages, des pétitions, des rassemblements, leur soutien à ces lois, parce qu’elles s’adossent à leur propre travail.

En ce qui concerne l’éducation, il est évident que son rôle est essentiel. Nous y sommes particulièrement sensibles, mais il faut se rendre compte que l’Éducation nationale n’est malheureusement plus la source dominante du savoir. Il faut donc réfléchir à des méthodes, à des supports pédagogiques originaux, plus efficaces, pour assurer cette mission. Celle-ci étant par nature régalienne, la nation doit préciser autour de quel axe et avec quel ton doit être enseignée son histoire, afin de faire vivre ses valeurs et de préparer l’avenir.

Sur l’histoire en tant que science non exacte, je renvoie à Marc Augé, qui réfute la possibilité de l’objectivité dans ce domaine. Les historiens sont aussi des hommes, parfois très engagés dans la société. En outre, la relation des faits n’est pas elle-même pleinement objective.

Quant aux dates, contrairement à ce que disait M. Pichot à propos du 10 mai, je pense qu’elles sont importantes. Elles sont les repères autour desquels les choses peuvent se faire. La commémoration est certes un prétexte : prétexte à communier, à transmettre une vision de l’histoire, de la société ou du présent, à élargir les vues, à poser d’autres débats… Elle n’en est pas moins un moment essentiel dans une société humaine.

Bien sûr, les dates font polémique, puisqu’elles commémorent des événements eux-mêmes conflictuels, et parfois même extrêmement douloureux. Il est incontestable que le choix d’une date est un choix politique. Dans de tels conflits, chaque partie défend sa propre date et ce qu’elle signifie pour elle. Mais il faut bien trancher, même si, ce faisant, il se peut que l’on n’ait pas absolument raison. Il faut trancher, et il revient au Parlement d’assumer cette responsabilité.

Les polémiques autour des dates ne sont pas toujours fantaisistes, loin s’en faut. Parfois une confrontation a lieu entre une vision universaliste, qui place chacun dans l’ensemble de l’histoire du monde, et une vision assimilationniste, qui sectarise et segmente. Ce qui importe, c’est que le débat démocratique ait lieu et qu’un arbitrage soit prononcé. Pour les Algériens, le 8 mai 1945 n’est-il pas aussi le jour des massacres de Sétif et de Guelma, et du début de la guerre d’Algérie ?

On a parlé de la tentative d’écrire une histoire commune aux Français et aux Allemands, une démarche qu’ont d’ailleurs également tentée des historiens israéliens et palestiniens. Le projet très politique d’Union méditerranéenne pourrait sans doute servir de cadre à une initiative comparable.

M.  Guy Geoffroy, président. Je remercie chacun des orateurs. Les débats ont été longs, mais nous avions beaucoup de choses à nous dire.

La mission se réunira à nouveau dans deux semaines, pour réfléchir sur le rôle du Parlement. Puis nous poursuivrons nos travaux par l’audition du ministre de l’éducation nationale, du secrétaire d’État chargé de la défense et des anciens combattants et du secrétaire d’État chargé de l’Outre-mer, avant de nous préparer à l’examen et à l’adoption de notre rapport.

Même si nos débats ont parfois donné le sentiment que nous n’avancions pas beaucoup, il n’en est rien. Nous avons cheminé, et ces travaux, une fois analysés, nous fourniront beaucoup de matière.

Je ne prétendrai pas conclure cette discussion, mais je souhaite terminer par un témoignage. On a évoqué l’idée que les commémorations servent à quelque chose, non pas seulement pour le passé, mais aussi pour l’avenir. M. Toubon a eu raison de noter qu’à la veille de la Deuxième guerre mondiale, il n’était probablement pas facile de se comporter comme on aurait voulu que tout le monde se comportât. Et de même qu’il ne s’est pas passé plus de vingt ans entre les deux guerres mondiales, moins de vingt ans séparent la fin de la Deuxième guerre mondiale et la signature du Traité de l’Élysée, en janvier 1963. Or, lorsque nous nous sommes retrouvés, avec mes collègues parlementaires, à Versailles pour commémorer le quarantième anniversaire de ce traité, nous avons, en célébrant le passé, ouvert certaines portes de l’avenir.

La séance est levée à dix-huit heures trente-cinq.

1 Jour de cessez- le-feu mettant fin à la guerre d’Algérie le lendemain des Accords d’Evian.