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Mission d’évaluation de la politique de prévention et de lutte contre les violences faites aux femmes

Mercredi 3 juin 2009

Séance de 16 heures 30

Compte rendu n° 17

Présidence de M. Guy Geoffroy, Rapporteur

– Audition de M. Philippe de Lagune, préfet, secrétaire général du comité interministériel de prévention de la délinquance, accompagné de Mme Dominique Simon-Peirano, chargée de mission

– Audition de M. Jean-Michel Sterdyniak, médecin du travail, membre de l’association pour la prévention et la médecine du travail (AMET) et de Mme Sylviane Le Clerc, chargé de mission départementale de Seine-Saint-Denis pour le droit des femmes

La mission d’évaluation de la politique de prévention et de lutte contre les violences faites aux femmes a auditionné M. Philippe de Lagune, préfet, secrétaire général du comité interministériel de prévention de la délinquance, accompagné de Mme Dominique Simon-Peirano, chargée de mission.

La séance est ouverte à seize heures trente.

M. Guy Geoffroy, président. Nous accueillons M. Philippe de Lagune, Secrétaire général du comité interministériel de prévention de la délinquance (CIPD), accompagné de Mme Dominique Simon-Peirano.

M. Philippe de Lagune. Le 14 janvier, le Président de la République à Orléans, a appelé l’attention sur la prise en compte des violences intrafamiliales. Faisant suite à ces déclarations, la ministre de l’intérieur, Michèle Alliot-Marie, dans sa présentation des statistiques de la criminalité, a indiqué que la hausse des violences non crapuleuses traduisait une augmentation des violences intrafamiliales. Elle m’a alors confié une mission destinée à mieux appréhender et à mieux combattre ce phénomène.

Ayant placé la lutte contre les violences intrafamiliales parmi les priorités lorsque j’étais préfet du territoire de Belfort, j’ai entrepris ce travail avec un vif intérêt.

Les conclusions des deux rapports rendus à la ministre pourront, le cas échéant, être prises en compte dans le cadre de l’élaboration d’un plan gouvernemental de prévention de la délinquance, que le Président de la République devrait annoncer le 4 juin.

Je me suis d’abord efforcé de déterminer l’évolution des violences intrafamiliales, étant entendu que 85 % d’entre elles se produisent au sein du couple et que les autres formes de violences – notamment celles sur les enfants – peuvent parfois être considérées comme induites.

L’un des outils statistiques dont nous disposons est l’état 4001, qui classe les infractions sous 107 index. Toutefois, celui-ci ne peut donner une idée précise du niveau et de l’évolution des violences intrafamiliales : celles-ci, en effet, peuvent relever de quatre agrégats d’index différents – violences non crapuleuses, menaces, violences sexuelles et infractions diverses – qui, eux-mêmes, recensent des faits qui ne se produisent pas nécessairement dans le noyau familial. Dès lors, il apparaît difficile d’extrapoler à partir de cette base que la hausse des violences non crapuleuses est due à la hausse des violences intrafamiliales. La ministre de l’intérieur a d’ailleurs commandé au président de l’Observatoire national de la délinquance (OND), une étude portant sur la modification de l’état 4001.

Sous mon égide, policiers et gendarmes se sont rapprochés afin d’harmoniser les critères permettant de caractériser la quinzaine d’infractions pénales concernées. Dès le mois de septembre, nous disposerons d’un système statistique unique, qui permettra de comparer les chiffres et de dégager une tendance nationale. Pour le moment, la tendance définie par la police, à la baisse, diverge de celle de la gendarmerie nationale, qui est à la hausse.

L’OND prend comme instrument de mesure le chiffre des violences commises sur les femmes majeures par leur conjoint ou ex-conjoint. Ce chiffre, qui était en hausse de 2,1 % en 2005, de 10,9 % en 2006 et de 16 % en 2007, a progressé de 5,7 % en 2008. Cette dernière hausse est certes supérieure à la hausse globale du nombre de faits constatés, mais elle demeure inférieure à l’évolution des violences non crapuleuses sur les personnes qui est de + 6,4 %. Ces chiffres rejoignent les observations des acteurs de terrain.

Pourquoi une telle hausse ? L’enquête de victimation « cadre de vie et sécurité » réalisée par l’OND (qui comportera dès 2010 une annexe sur les violences conjugales, financée par le CIPD) a mis en évidence un très faible taux de révélation, de l’ordre de 9 %. La stratégie des pouvoirs publics étant d’augmenter ce taux, on peut estimer que la hausse des violences conjugales est corrélée à celle du taux de dépôt de plaintes.

Par ailleurs, la police et la gendarmerie se sont engagées à ce que disparaissent les mains courantes en matière de violences intrafamiliales. Désormais, tout donne lieu à un acte de procédure, plainte ou procès-verbal de renseignement judiciaire transmis au procureur. Cela, aussi, contribue à faire monter la courbe.

Le phénomène peut également être appréhendé par le biais de l’enquête réalisée par la Délégation aux victimes, groupe mixte police-gendarmerie, sur les décès violents au sein du couple. Les chiffres sont tristement célèbres : une femme meurt tous les deux jours et demi, un homme tous les quatorze jours, sous les coups de leur conjoint. Cette enquête a permis de déterminer un certain nombre de facteurs, dont l’alcool, en cause dans 30 % des cas – 28 % selon l’OND, qui se fonde sur une analyse des procédures dans un parquet de la région parisienne.

Les définitions juridiques qui sont les nôtres ne nous permettent pas d’obtenir des statistiques plus précises et nous attendons les résultats de l’étude commandée à l’OND sur l’état 4001. Cependant, nous disposons de suffisamment d’éléments – détails sur le profil des auteurs et des victimes, sur les périodes critiques (naissance du premier enfant, séparation) –, pour pouvoir cibler l’intervention des services de l’état, et passer de l’étude à l’action.

Que faire ? J’ai beaucoup travaillé sur ce deuxième volet avec le cabinet de Valérie Létard, Secrétaire d’Etat à la solidarité.

Comme je vous l’ai dit, seuls 9 % des faits commis sont portés à la connaissance des autorités, ce qui signifie que 91 % des affaires restent impunies. C’est un taux inadmissible, qu’il faut, de toute évidence, faire baisser. La conséquence – mais il faudra s’en réjouir – sera que les chiffres repartiront à la hausse.

Pour cela, les victimes, où qu’elles soient, doivent recevoir une information de base. Ce peut être par le biais d’une campagne médiatique – à même de toucher celles qui ne sortent pas de chez elles –, ou d’un simple imprimé comportant un numéro de téléphone, mis à leur disposition dans les services sociaux. Les premières orientations peuvent également leur être données par un fonctionnaire de proximité. Il faut que les victimes soient informées des conditions dans lesquelles elles peuvent déposer plainte, des conséquences qui en découleront, des possibilités d’hébergement.

Valérie Létard a pris l’initiative de mettre en place des référents locaux, qui assureront l’accompagnement, en amont de la plainte, et permettront ainsi d’envisager et de régler les divers problèmes comme l’hébergement ou la scolarisation des enfants.

Dans les commissariats, beaucoup a été fait en matière d’accueil : 118 intervenants sociaux y travaillent désormais. Ils constituent un élément clé du dispositif, puisqu’ils permettent de libérer la parole et de passer au dépôt de plainte. Pour avoir soutenu leur implantation sur le territoire de Belfort, je peux vous dire combien ces personnes sont utiles. Une étude, réalisée par un cabinet privé, a montré que 60 % des personnes qui venaient exposer un problème étaient inconnues des services sociaux communs.

Néanmoins, ce dispositif pose des problèmes d’ordre administratif et financier. L’aide sociale relevant de la compétence du département, il faut obtenir des conseils généraux que certains de leurs fonctionnaires soient affectés dans des services de police. En outre, les 35 millions d’euros alloués chaque année au fonds interministériel de prévention de la délinquance (FIPD) sont insuffisants pour financer une telle dépense, qui de surcroît a un caractère pluriannuel.

Les intervenants sociaux dénoncent la précarité de leur fonction. Une charte permettrait d’harmoniser les fonctions et le déroulement des carrières. Il faut que les missions qui sont confiées aux intervenants sociaux soient clairement définies et que les besoins soient évalués pour programmer une montée en charge des effectifs. Ce dispositif n’exclut pas les autres, et il importe de soigner l’articulation de ces interventions avec celles des référents, en amont de la plainte, et avec le travail, sur un plus long terme, des assistantes sociales.

L’information sur les premiers signes de violence, détectés par le personnel scolaire, social ou de santé, doit pouvoir être partagée. Ce travail de prévention entre dans le cadre de l’application de la loi de 2007 sur la prévention de la délinquance, dont le Président de la République a demandé récemment la relance.

Nous disposons pour cela d’un certain nombre d’outils, comme les conseils locaux de sécurité et de prévention de la délinquance (CLSPD) mis en place dans les municipalités. Des groupes thématiques peuvent être créés en leur sein : je pense notamment aux groupes d’échange d’informations nominatives, au sein desquels peut se pratiquer le secret partagé. A Evry, le groupe est piloté par un magistrat du parquet ; à Rennes, le procureur de la République a signé des conventions avec les présidents de CLSPD sur les bonnes pratiques en matière de secret partagé. Nous préconisons une extension de ces dispositifs.

Quelle est la situation en outre-mer ? Il n’existe pas de différences notables avec celle qui prévaut dans l’hexagone, sauf que les dispositifs partenariaux comme les CLSPD y sont moins développés et que l’on ne compte en tout et pour tout que quatre intervenants sociaux.

Les réponses apportées aux violences intra-familiales dans les différents pays européens sont variées. Le phénomène est ignoré dans certains, érigé comme priorité gouvernementale dans d’autres. Parmi ces derniers, l’Espagne est le plus en pointe, avec une législation qui remonte à 2004.

L’outil phare de la politique espagnole – l’ordonnance de protection, délivrée par le magistrat de permanence après que la victime a rempli un simple imprimé – ne paraît pas tout à fait adapté au droit français, en particulier au principe du contradictoire. Certes, la victime est immédiatement placée sous la protection solennelle de la justice, mais ce dispositif est qu’il peut conduire à diriger l’affaire vers une procédure de médiation, alors que la sanction importe en la matière.

En tant que secrétaire général du CIPD, j’ai participé aux travaux interministériels. Pour autant, mes rapports ne portent pas sur les questions plus juridiques telles que la caractérisation des violences psychologiques, l’échange d’informations entre magistrats du civil et du pénal, ou l’ordonnance de protection. J’ai soumis mes conclusions à la ministre de l’intérieur, qui devrait les présenter dès demain au Premier ministre.

M. Guy Geoffroy, président. Vous venez d’évoquer la question de la caractérisation de la violence psychologique. L’état 4001 ne recense que des violences physiques. Or les victimes, comme notre mission et la Chancellerie – qui nous a rejoints sur ce point –, aspirent à ce que soient reconnues toutes les violences, à commencer par les violences psychologiques. Quelle est votre opinion sur ce sujet ?

Autre conviction que nous avons acquise au fil de nos auditions : la prise en charge des auteurs est fondamentale pour prévenir la récidive.

Enfin, en tant que maire, j’ai proposé au Comité Technique Paritaire de ma commune de mettre en place une formation qui permette à l’ensemble des personnels chargés de l’accueil du public de détecter en amont les signes de violences. Ce peut être un agent de la régie ou du centre de loisirs qui remarque qu’une femme ne dispose pas de chéquier, par exemple. Les représentants du personnel ont manifesté un vif intérêt pour ce plan de formation. Que pensez-vous de ce genre d’initiative et serait-il possible, qu’elles soient soutenues financièrement dans le cadre du FIPD ?

M. Jacques Remiller. C’est une question que je voulais également poser. Maire de Vienne, je me suis demandé si une formation du personnel communal qui est en contact avec les habitants permettrait de prévenir en amont les violences qui peuvent être détectables à certains signes.

Par ailleurs, je suis président d’un CLSPD et je rencontre des difficultés pour faire fonctionner le groupe sur le secret partagé que j’ai mis en place avec le procureur de la République. Nous nous heurtons tout particulièrement au tabou de la vie privée. Quels conseils pourriez-vous donner dans ce domaine ?

M. Philippe de Lagune. Les difficultés de fonctionnement des groupes sur le secret partagé font partie de celles que nous avons identifiées et sur lesquelles nous souhaitons mener une réflexion approfondie. Pourquoi ces groupes ne fonctionnent-ils pas ? Les réactions dépendent parfois des thèmes abordés. Il serait peut-être utile de consacrer les réunions à des thèmes spécifiques, dont certains, comme les violences conjugales, seront plus à même de susciter l’engagement des fonctionnaires.

Pour les acteurs de terrain, la formation des agents d’accueil est fondamentale. Un effort a été fait sur la formation initiale. Il conviendrait aujourd’hui de mettre en place des formations plus transversales, qui regrouperaient sur un même département les agents de la commune, du conseil général, de la préfecture et du TGI. De telles initiatives pourraient effectivement être financées par le FIPD, mais sous deux réserves : que cela soit inscrit parmi nos priorités annuelles et que le montant alloué au FIPD – permettez-moi d’insister – soit revalorisé, car nos 35 millions annuels n’y suffiront pas !

L’enrichissement des statistiques, qui provient de l’analyse des procédures, a montré que 80 % des affaires sont classées à l’index 7 – « autres coups et blessures volontaires ». L’index « menaces et chantage » peut, à mon sens, permettre de classer les violences d’ordre psychologique. La formulation d’une infraction liée à des violences psychologiques dans un texte de droit n’est pas évidente et pose le problème de la preuve. Par ailleurs, il faut être prudent quant à l’application qui pourrait être faite de ce texte, notamment dans le cadre des relations de travail. Enfin, une telle possibilité pourrait être détournée et devenir un moyen de chantage redoutable.

L’un de mes derniers déplacements a été consacré à un centre du Val-d’Oise qui suit les auteurs de violences intrafamiliales. Il ne s’agit pas d’un centre psychologique, mais d’un centre de l’administration pénitentiaire destiné aux auteurs qui n’ont pas été incarcérés. C’est une expérience qui mériterait d’être valorisée : les auteurs, semble-t-il, jouent le jeu, et l’effet sur la récidive est efficace. Il est important que l’infraction soit reconnue comme telle et punie, même si ce n’est pas nécessairement par une peine d’emprisonnement. Par contre, les associations, dans leur grande majorité, rejettent la médiation pénale.

M. Jacques Remiller. D’après mes informations, les plaintes ne sont pas toujours reçues dans les commissariats. Les crédits affectés aux intervenants sociaux sont insuffisants pour que tous les commissariats en soient dotés, ce qui fait que les victimes sont parfois obligées d’écrire au Parquet avant d’être renvoyées vers le commissaire de police.

M. Philippe de Lagune. Le dispositif des intervenants sociaux est un élément clé pour résorber le taux de non révélation. Ce sont des professionnels de l’assistance sociale, qui sont mis à disposition par le conseil général et travaillent à temps plein ou à temps partiel dans un service de police ou de gendarmerie. Leur rémunération est assurée dans le cadre d’une convention signée entre l’État, le conseil général et parfois la commune. Tout le monde s’accorde à dire que ce dispositif est une réussite, et nous souhaiterions qu’il monte en puissance. Mais pour cela, il faut une gouvernance à même de déterminer les besoins financiers globaux et une revalorisation du budget consacré au FIPD.

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La mission a ensuite auditionné M. Jean-Michel Sterdyniak, médecin du travail, membre de l’association pour la prévention et la médecine du travail (AMET) et de Mme Sylviane Le Clerc, chargé de mission départementale de Seine-Saint-Denis pour le droit des femmes.

M. Guy Geoffroy, rapporteur. Nous accueillons à présent M. Jean-Michel Sterdyniak, médecin du travail en Seine-Saint-Denis et auteur d’une enquête sur les violences faites aux femmes au travail, et Mme Sylviane Le Clerc, chargée de mission départementale de Seine-Saint-Denis pour le droit des femmes.

Cette enquête, première de ce type en France, en 2007. Pourriez-vous nous présenter les principales conclusions de l’enquête ? En tirez-vous des préconisations en matière législative ?

Mme Sylviane Le Clerc. L’enquête a été réalisée en lien avec le travail mené au sein de la Commission départementale d’action contre les violences faites aux femmes. Mise en place dans le département de Seine-Saint-Denis en 1992, cette commission se réunit une fois par an, sous l’autorité du préfet, pour faire le bilan du travail accompli et dresser les perspectives de travail. Entre les réunions plénières, le travail s’organise dans le cadre de sous-commissions placées sous l’autorité du service de l’État compétent : direction départementale de la sécurité publique pour l’accueil des victimes et le travail avec la police ; direction départementale de l’action sociale pour l’accueil et l’hébergement des femmes ; procureur pour le suivi des procédures judiciaires ; Éducation nationale pour la prévention des comportements sexistes ; direction départementale du travail et de l’emploi pour la prévention des agressions sexistes et sexuelles au travail. Cette dernière sous-commission souffrait d’un manque d’information sur la situation réelle des femmes au travail. L’AMET – Association pour la prévention et la médecine du travail – et le docteur Sterdyniak, qui avait accepté de rejoindre la sous-commission, ont proposé d’entreprendre une enquête sur ce sujet.

M. Jean-Michel Sterdyniak. Avant de présenter l’enquête, je précise que je n’avais aucune prédisposition particulière à la mener. Les assistantes sociales de Seine-Saint-Denis souhaitaient travailler avec les médecins du travail sur les deux thèmes qui revenaient le plus souvent lors de leurs consultations : le maintien dans l’emploi et le harcèlement sexuel. En ma qualité de référent sur le maintien dans l’emploi des travailleurs handicapés et Président de l’Association des médecins du travail du Nord-Est parisien, j’ai été invité à une réunion sur le harcèlement sexuel au travail, sujet sur lequel je ne m’étais jamais penché et que, comme mes collègues médecins du travail, je sous-estimais totalement. Personne ne voulant s’en occuper, j’ai participé à une réunion en présentant un cas que j’avais eu à traiter. De fil en aiguille, j’ai été invité à participer à la sous-commission « Prévention du harcèlement sexuel au travail ». Au cours de cette réunion, une personne s’est plainte auprès de moi que les médecins du travail ne travaillaient pas beaucoup sur ce sujet alors qu’un certain nombre d’enquêtes, notamment l’Enquête nationale sur les violences envers les femmes en France – ENVEFF 2000 – semblaient indiquer que le phénomène était bien plus grave qu’on ne l’imaginait. Le recueil de données en milieu de travail était fortement souhaité non seulement par la Délégation départementale aux droits des femmes et à l’égalité mais également par les corps constitués : gendarmerie, police, justice, Éducation nationale, Conseil de l’ordre. Ce travail était nécessaire pour déterminer les politiques spécifiques à mener et pour orienter la prévention.

L’AMET, qui est un des principaux services de santé au travail en Seine-Saint-Denis, a été chargée de l’enquête et un groupe de travail a été constitué. comprenant différentes représentants des services de l’État, une juriste de l’Association européenne contre les violences faites aux femmes au travail (AVFT) et une chercheuse du CNRS, Mme Fougeyrollas, qui était une des rares personnes en France à avoir travaillé sur cette problématique et qui avait participé à l’enquête ENVEFF.

Les études disponibles sur la question étaient rares.

Dans le sondage Louis Harris de 1991, 19 % des femmes avaient dit être victimes ou témoins de harcèlements sexuels au travail, sans autres précisions.

Dans l’enquête de la Commission européenne de 1999, qui portait sur l’ensemble de la vie professionnelle, 40 % des femmes avaient déclaré avoir été victimes de harcèlement sexuel au travail.

L’enquête nationale sur les violences envers les femmes en France – ENVEFF, 2000 – a donné des chiffres qui, bien que critiqués, servent de références : 1,2 % des femmes ont déclaré avoir subi au moins une agression sexuelle – attouchements sexuels, tentatives de viol ou viol – dans l’année écoulée, 0,3 % un viol. L’enquête mettait en évidence l’occultation de ce phénomène par les victimes puisque 68 % des victimes de violences sexuelles n’en avaient jamais parlé. L’ENVEFF fournissait quelques données sur le lieu de travail : 2 % des femmes avaient déclaré avoir subi un harcèlement sexuel au cours des douze derniers mois au travail.

En 2006, Maryse Jaspard a réalisé, à la demande du conseil général de Seine-Saint-Denis, une enquête sur les comportements sexistes et violents envers les jeunes filles : sur les 1 600 jeunes filles de dix-huit à vingt et un ans habitant la Seine-Saint-Denis qui ont été questionnées entre avril et décembre 2006, 5 % ont déclaré avoir subi des violences sexuelles graves au cours des douze derniers mois dans les différents cadre de vie, 68 % en avaient déjà parlé – le pourcentage est inversé par rapport à l’enquête ENVEFF –, 15 % ont dit avoir subi un harcèlement sexuel et 0,4 % une agression sexuelle sur leur lieu de travail.

L’INSEE a réalisé en 2007 une enquête portant sur deux années : 1,5 % des femmes de dix-huit à cinquante-neuf ans ont déclaré avoir subi un viol ou une tentative de viol en 2005 ou 2006 ; 4,7 % des viols avaient eu lieu au travail. Seulement 12 % des victimes de viols en dehors du ménage avaient porté plainte.

Pour situer l’enquête que nous avons mené, il faut dresser un bref panorama de l’emploi salarié féminin en Seine-Saint-Denis. En 2004, environ 150 000 femmes étaient salariées du secteur privé et des collectivités territoriales. La population y est relativement plus jeune que dans les autres départements de l’Île-de-France. La catégorie principalement représentée est celle des employées. On compte un peu plus d’ouvrières que la moyenne de l’Île-de-France et un peu moins de professions intellectuelles supérieures (mais plus qu’en province). Le secteur le plus représenté est le commerce. Le secteur industriel est plus développé en Seine-Saint-Denis que dans les autres départements de l’Île-de-France. Le secteur médico-social est également important. En revanche, il y a un peu moins de services qu’ailleurs.

Je dois aussi faire une mise au point importante compte tenu des commentaires polémiques parus sur Internet : l’enquête porte sur des femmes « travaillant » en Seine-Saint-Denis sans forcément y résider. La problématique mise à jour ne se rapporte donc pas à la population de ce département.

En Seine-Saint-Denis comme ailleurs, il y a entre 90 et 95 % d’entreprises de moins de vingt salariés. C’est le tissu industriel sur lequel nous avons travaillé. Mais, parmi ces entreprises, il y a beaucoup d’entreprises de haute technologie, d’établissements de santé et d’organismes officiels. Ont participé à l’enquête, par exemple, la Haute autorité de santé, l’Agence du médicament, le Centre cardiologique du Nord, une entreprise leader mondial en génétique, dont les salariées n’habitent pas forcément le département.

Si l’enquête a eu lieu en Seine-Saint-Denis, c’est que tout un réseau s’y est constitué pour étudier, non seulement, les violences faites aux femmes, mais aussi la santé au travail, les cancers professionnels et d’autres sujets encore.

Pour assurer une validité scientifique à notre étude, nous nous sommes attachés le concours d’un statisticien, responsable des études à la direction régionale du travail, de l’emploi et de la formation professionnelle d’Île-de-France.

À des fins de comparaisons – même si nous savions qu’elles ne pourraient pas être totales –, nous nous sommes inspirés du questionnaire de l’ENVEFF. Les questions portaient sur les violences sexuelles subies par les femmes au travail au cours des douze derniers mois. Pour des raisons psychologiques, elles étaient listées selon une gravité croissante depuis les blagues sexistes jusqu’aux agressions physiques et aux viols, une place très modérée étant, bien évidemment, attachée aux blagues sexistes dans les conclusions de l’enquête.

Secrétaires médicales et médecins participants à l’enquête ont reçu une formation-information assurée par Mme Le Clerc et une juriste de l’AVFT – association européenne contre les violences faites aux femmes au travail. Pour éviter que les médecins ou les secrétaires médicales soient démunis face aux questions qui pouvaient être soulevées au cours de l’enquête, nous avons constitué deux dossiers : un pour l’équipe médicale avec l’ensemble des outils permettant de répondre aux questions – éléments juridiques, données statistiques, adresses d’institutions s’occupant de ce problème –, un autre, mis à la disposition des femmes dans les salles d’attente, comprenant des plaquettes d’information et des adresses de personnes référentes.

Cette première enquête de ce type en France s’est déroulée entre le 4 juin et le 13 juillet 2007. Nous avions prévu qu’elle dure plus longtemps mais elle a suscité une adhésion bien plus grande qu’escompté et nous avons réuni non pas 1 500 mais 1 864 questionnaires en seulement un mois et demi.

Le questionnaire était auto-administré, c’est-à-dire anonyme : il était proposé systématiquement aux femmes qui avaient déjà eu une activité professionnelle, à l’accueil des centres de médecine du travail lors de la visite médicale, quelle qu’en soit la nature. Les femmes le remplissaient seules et le mettaient ensuite dans une urne. Les secrétaires avaient été formées pour aider les personnes qui auraient eu des problèmes, notamment linguistiques, mais il ne s’en est pas présenté.

Seulement 5,5 % des personnes interrogées ont soit refusé de répondre au questionnaire, soit l’on retourné vierge. Cela donne un taux de participation de 95 %. Comme 11,3 % de questionnaires ont dû être éliminés parce mal remplis sur des points importants, au total, 83,2 % des réponses ont été exploitées, soit 1 545 questionnaires.

Nos résultats ont été pondérés : en fonction des DADS – déclarations annuelles des données sociales – de Seine-Saint-Denis, nous avons calé notre échantillon sur l’âge, le secteur d’activité et la catégorie socioprofessionnelle pour qu’il soit représentatif de l’ensemble des salariées du département. Nous n’avons pas aggravé les chiffres. C’est tout le contraire. Notre échantillon étant trop jeune par rapport à la moyenne de la population salariée, cela tendait à surestimer les phénomènes de violence sexuelle. Le fait de caler notre échantillon sur la population salariée de Seine-Saint-Denis a eu un effet de modération.

Les résultats de l’enquête sont assez inquiétants et touchent tous les secteurs d’activité. Ils confirment que les personnes les plus exposées sont les femmes jeunes et que le statut marital est protecteur.

Nous avons regroupé les actes subis par les femmes en quatre grandes catégories : le harcèlement sexiste – regroupant les blagues, les insultes, la pornographie – ; le harcèlement sexuel – comprenant les avances sexuelles verbales, les attitudes et les gestes gênants, les avances sexuelles agressives – ; l’agression sexuelle – pelotage, femme coincée pour l’embrasser, exhibitionnisme, attouchements sexuels – et, isolé, le viol.

Je n’insisterai pas sur le harcèlement sexiste. Comme il fallait s’y attendre dans un pays rabelaisien, les blagues sexistes et sexuelles sont assez répandues. Une femme sur deux a déclaré en avoir entendu sur son lieu de travail, 19 % des femmes ont déclaré avoir été injuriées et 14 % être confrontées à la présence de la pornographie sur leur lieu de travail. Il est à noter que la pornographie est moins fréquente dans les lieux qui accueillent le public et dans les professions très féminisées. Les injures, par contre, sont plus fréquentes dans les secteurs qui mettent en contact avec le public. Les cadres disent subir davantage de blagues sexistes, mais on ne sait pas si elles en sont plus victimes ou si leur seuil de tolérance est différent pour des raisons culturelles.

Je détaillerai un peu plus le harcèlement sexuel. 14 % des femmes déclarent avoir entendu, au cours des douze mois qui ont précédé l’enquête, des avances verbales sexuelles non souhaitées. Ce phénomène touche surtout les femmes jeunes. Le statut marital est protecteur. Il n’y a aucune différence selon les secteurs d’activité, que les professions soient plus intellectuelles ou plus ouvrières. En revanche, les femmes appartenant aux catégories socioprofessionnelles supérieures semblent moins concernées. Il est difficile de savoir si cela tient à de la timidité vis-à-vis d’une supérieure hiérarchique ou à la peur d’être mal reçu ou de s’attirer des représailles. Ces phénomènes sont conditionnés par l’organisation du travail et il y a encore, en France, plus de cadres hommes et de subordonnées femmes.

13 % des salariées déclarent avoir côtoyé des personnes ayant une attitude insistante et gênante, voire des gestes déplacés comme toucher les cheveux ou le cou. Pour 5 % d’entre elles, ce type d’événement s’est produit plusieurs fois. Là encore, le statut marital est protecteur. 9 % des femmes déclarent avoir subi des avances sexuelles non désirées au cours de l’année écoulée et 3 % à plusieurs reprises. Ces avances semblent plus fréquentes pour les femmes jeunes.

Dans le cadre des agressions sexuelles, 1,6 % des salariées déclarent avoir eu affaire à un voyeur et 1,5 % à un exhibitionniste dans le cadre du travail au cours des douze derniers mois. Il n’y a pas de différences entre les classes d’âge ni les catégories professionnelles.

2 % des femmes disent s’être retrouvées « coincées » par quelqu’un qui voulait les embrasser. Pour 0,5 %, cela s’est produit plusieurs fois. Ce phénomène est beaucoup plus fréquent chez les plus jeunes.

2,4 % des femmes déclarent que quelqu’un, dans le cadre du travail, leur a touché les seins, les fesses ou les cuisses contre leur gré au cours du mois écoulé ; 0,8 % en ont été victimes plusieurs fois. Bien que ces pourcentages paraissent faibles, cela signifie que, sur les 150 000 salariées travaillant en Seine-Saint-Denis, entre 2 500 et 4 500 femmes sont victimes de ce type d’attouchements. Ces derniers sont beaucoup plus fréquents dans le secteur médico-social, où cela concerne 8 % des femmes. J’ai eu l’occasion de présenter cette étude à l’hôpital Cochin. À ma grande surprise, les médecins présents non seulement n’ont pas contesté ce pourcentage, mais ont reconnu qu’il s’agissait de phénomènes largement connus chez eux.

0,4 % des femmes interrogées déclarent avoir été victimes d’attouchements sexuels au cours de l’année passée.

Enfin, dans la catégorie viol, 0,6 % des femmes interrogées déclarent avoir été obligées de subir un rapport sexuel contre leur gré au cours de l’année écoulée, avec un intervalle de confiance entre 0,3 et 0,9 % compte tenu de nos effectifs. Ce qui nous a choqués, c’est que ce pourcentage est supérieur à celui des viols officiels chaque année en France, qui est de 0,3 %.

Nous avons essayé d’en savoir plus sur les circonstances des actes de harcèlement mais les questionnaires ont été mal remplis. Je ne saurais en dire les raisons mais ces questions étant moins renseignées, les résultats sont moins fiables. Ils ne concernent que ce qui est défini dans la loi comme harcèlement sexuel, à savoir les agressions sexuelles, l’exhibitionnisme et le viol.

Bien que les auteurs des agissements ne soient pas systématiquement dénommés, on peut néanmoins dire qu’ils sont le fait soit des collègues – 52 % –, soit des supérieurs hiérarchiques – 34 %. Très peu de personnes semblent victimes de subordonnés : 6 %.

Même en cas de harcèlement sexuel grave, 73 % des victimes n’en ont parlé à personne, 20 % en ont parlé à leur médecin traitant, 6 % à l’inspection du travail, moins de 1 % au médecin du travail, un taux avoisinant zéro aux syndicats, contre 46 % à la hiérarchie et 19 % à des collègues.

Pour 38 % des femmes victimes de ce type de violences, il y a eu des suites professionnelles – peur d’aller travailler, changement de service, voire démission – et, pour un tiers, des conséquences sur la vie sociale et personnelle : rupture avec les collègues, du fait soit de la victime, soit des collègues (45 %), troubles de la santé nécessitant un traitement (35 %), troubles durables de la sexualité (25 %).

Si l’on regarde les violences, dans leur ensemble, 98 % des femmes n’ont pas engagé de poursuites judiciaires. Ce chiffre ne veut pas dire grand-chose car les blagues sont comprises dans ce calcul. Mais si on se focalise sur les agressions sexuelles et les viols, la proportion d’actions judiciaires, soit aux prud’hommes, soit au pénal, passe à 12 %.

En résumé, en dépit de la gravité des faits, les victimes en parlent peu ; les conséquences professionnelles et personnelles sont assez fréquentes et assez souvent graves et les suites judiciaires sont rares.

Notre enquête confirme, malheureusement, la fréquence et la gravité des faits. Le harcèlement sexiste est fréquent puisque 56 % des salariées disent en avoir été victimes une ou plusieurs fois au cours de l’année écoulée. 22 % des salariées déclarent avoir subi un harcèlement sexuel, une agression sexuelle ou un viol au cours des douze mois précédant l’enquête et 5 % un acte de harcèlement grave comme l’exhibitionnisme, le pelotage, le baiser forcé, les attouchements sexuels, le viol.

Les comparaisons avec les autres enquêtes sont difficiles car les questions et les définitions sont différentes. L’enquête ENVEFF, par exemple, portait surtout sur la sphère privée. Notre enquête se rapproche davantage de celle de Mme Maryse Jaspard sur les comportements sexistes et violents envers les jeunes filles et de celle de l’INSEE. Les résultats vont globalement dans le même sens, ce qui montre l’importance des agissements étudiés. Même si la parole s’est un peu libérée, on observe une invisibilité des phénomènes et peu de suites judiciaires.

En regroupant les résultats de notre enquête avec ceux du même ordre de l’enquête sur les jeunes filles, j’ai calculé qu’il y avait, chaque année, en Seine-Saint-Denis, entre 90 et 100 jeunes femmes de moins de vingt-cinq ans victimes de viols, de tentatives de viol ou d’attouchements sur le lieu de travail, ce qui est un nombre assez important.

Nous nous sommes interrogés sur les biais et les limites de notre étude. Comme l’indique la date de production du document que vous avez entre les mains, cela nous a pris un an et demi de réflexion, des problèmes s’étant posé d’interprétation des résultats, de définitions juridiques, d’angle d’approche de ce sujet qui n’est pas facile.

Mme Sylviane Le Clerc.Je précise que nous avons réalisés nous-mêmes cette enquête, à moyens constants dans le cadre de notre travail en nous appuyant sur nos ressources propres et celles de la direction régionale du travail.

M. Jean-Michel Sterdyniak. Le sujet n’était pas facile. De plus, quand des médecins font une étude, ils passent autant de temps à la critiquer qu’ils en ont passé à la faire. Cette enquête n’a pas échappé à cette particularité de la culture médicale.

Parmi les biais et les limites relevés figure, en premier, la taille de l’échantillon. Bien que le nombre de réponses soit supérieur à celui utilisé dans les sondages, les effectifs sont faibles dans les items extrêmes, ce qui entraîne des intervalles de confiance plus importants et des incertitudes. Si les taux de 56 % pour les harcèlements sexistes et 22 % pour les autres phénomènes peuvent être considérées comme fiables, le taux de 0,6 % pour les viols est une moyenne entre 0,3 % et 0,9 %, ce qui, appliqué aux 150 000 salariées du secteur privé et des collectivités territoriales travaillant en Seine-Saint-Denis, donne des chiffres qui varient entre 300 et 1 500 viols. Cela étant, le chiffre le plus bas est déjà considérable. Nous ne nous attendions pas à ce qu’il soit aussi élevé.

Deuxièmement, les questions sur les auteurs des faits et les suites données à ces faits ont été mal remplies, ce qui empêche de tirer des commentaires autres que les grandes lignes que je vous ai données.

Troisièmement, le questionnaire était construit sur un mode déclaratif. Chaque mode d’enquête introduit des biais dont on est incapable de dire dans quels sens ils jouent. L’enquête sur les jeunes filles, par exemple, a été réalisée en face à face : elle n’est donc pas anonyme et l’on peut penser que l’enquêteur peut un peu pousser les choses. L’enquête ENVEFF a été réalisée au téléphone : on peut penser que la femme aura du mal à répondre à certaines questions si son mari est à côté d’elle. Un questionnaire construit sur l’anonymat et le déclaratif peut induire une certaine exagération dans les réponses ou, au contraire, un certain déni du fait de la volonté d’oublier des événements douloureux.

Il peut, enfin, y avoir des biais de recrutement.

L’enquête a été réalisée pendant l’été, période où il y a beaucoup d’embauches de jeunes. La pondération dont j’ai parlée a permis de contrecarrer ce biais en calant les résultats sur la population salariée du département.

Beaucoup de femmes venaient pour la première fois à la médecine du travail, la démographie médicale faisant qu’il y a plus de premières visites et moins de visites systématiques.

L’AMET étant un service de médecine du travail interentreprises, la situation des salariées de grandes entreprises n’a pas été étudiée.

L’enquête portait sur les populations en activité. Nous n’avons donc pas de données sur des chômeuses. Or une étude a montré que les personnes qui sont au chômage après un harcèlement sexuel restaient plus longtemps au chômage. Peut-être que les résultats seraient encore moins bons si l’on réalisait une étude sur les chômeuses.

Enfin, certaines questions manquaient de précision.

Comme je vous l’ai expliqué, nous avons effectué un traitement statistique pour éliminer les biais dus à l’âge, au secteur d’activité et à la catégorie socioprofessionnelle.

En conclusion, la présente enquête est la première de ce type en France. Elle s’est traduite par une très grande implication de l’ensemble du personnel du service de santé au travail et une très grande adhésion des salariées des entreprises puisque nous avons recueilli 95 % de réponses. Les femmes qui sont venues nous en parler se sont félicitées que les services de santé au travail s’intéressent à ce sujet.

L’enquête a permis de mettre en évidence les problèmes et de sensibiliser les professionnels concernés. Ses résultats sont à confirmer. Un élargissement de ce travail à d’autres départements serait souhaitable. Nous sommes en contact avec un service de santé au travail à Paris qui accepterait éventuellement de reprendre l’étude. J’ai pris contact également dans le Périgord, ce qui permettrait de comparer les situations en milieu urbain et en milieu rural. D’autres études semblent montrer que les phénomènes de violence étaient plus importants dans les régions urbaines que dans les régions rurales.

Enfin, cette étude montre – et c’est certainement la raison pour laquelle vous nous recevez aujourd’hui – que la situation nécessite des politiques de prévention plus volontaristes de la part des pouvoirs publics et des professionnels de santé au travail.

M. Guy Geoffroy, rapporteur. Un élargissement à d’autres départements permettrait, non seulement de procéder à des comparaisons mais également d’enlever à l’enquête que vous avez menée la connotation qui lui est attachée. Pensez-vous qu’en mettant un fort projecteur sur cette enquête et en demandant sa reproduction, la mission puisse vous aider à ce qu’elle ne reste pas lettre morte ? Serait-il souhaitable que les déléguées départementales aux droits des femmes mènent des expériences complémentaires ?

Par ailleurs, comment expliquez-vous le faible nombre de plaintes, notamment pour viol ?

Mme Catherine Quéré. Serait-il envisageable de remettre systématiquement un questionnaire de ce type dans le cadre de la médecine du travail ?

J’ai été très étonnée des résultats en milieu hospitalier car il me semblait le plus à même de mesurer les dégâts psychologiques de tels actes ? Et vous n’avez pas parlé du milieu enseignant.

M. Jean-Michel Sterdyniak. Je répondrai en commençant par les dernières questions. Comme l’AMET est un service de santé au travail interentreprises, l’enquête portait essentiellement sur le secteur privé et les collectivités territoriales. Quelques enseignantes ont répondu au questionnaire mais nous n’avons pas pu en tirer des chiffres.

Le milieu hospitalier est connu, depuis très longtemps, comme un lieu où est pratiqué le harcèlement sexuel. On peut trouver plusieurs explications. Il y a une division sexuelle très forte dans le travail : la hiérarchie est masculine puisque la plupart des médecins, chirurgiens et chefs de service sont des hommes – c’est en train de changer très nettement – et le personnel subalterne – aides-soignantes, auxiliaires de vie, infirmières – n’est composé que de femmes. Par ailleurs, il y a une tradition de « salle de garde » dans le milieu hospitalier qui s’explique peut-être par le contact avec le corps, la maladie et la mort. Une raison socio-psychologique qui est également parfois avancée serait que, comme les hommes ne peuvent plus, en milieu hospitalier, s’affirmer comme hommes en fonction de risques professionnels ou de prouesses musculaires comme dans le BTP par exemple, pour affirmer sa virilité, on « met la main aux fesses des femmes ».

Nous allons essayer d’étendre cette enquête à d’autres départements. Une autre étude, réalisée par des personnes ayant du recul sur celle que nous avons menée, permettra peut-être de corriger un biais que l’on n’aura pas repéré. De plus, il sera intéressant de comparer les situations en milieu urbain et en milieu rural. Je retiens votre proposition, monsieur le président. Si vous pouvez, d’une façon ou d’une autre, nous aider, ce genre de travail est, en effet, difficile à mettre en œuvre.

Si l’on donnait un questionnaire à toutes les femmes, personne ne pourrait saisir les résultats pour en faire des statistiques. C’est la différence qui existe entre un sondage et une élection. Nous nous sommes appuyés sur la méthodologie du sondage, laquelle consiste à savoir à partir de quel effectif le fait d’augmenter de façon importante cet effectif n’amène pas grand-chose. Même si nous nous sommes un peu trompés parce que nous n’avions aucune idée du nombre de femmes qui pouvaient être victimes de ces différents phénomènes, les calculs statistiques qui ont été faits montraient que 1 500 questionnaires permettraient déjà de faire le traitement.

M. Guy Geoffroy, rapporteur. Pour poser la question de Mme Quéré d’une façon un peu différente, ne peut-on considérer comme faisant partie de la mission d’un médecin du travail, d’essayer par tous les moyens, dont celui d’un questionnaire, d’apprécier les conditions de travail, sous tous leurs aspects, de la personne qui vient le voir ?

M. Jean-Michel Sterdyniak. Votre question est intéressante. Quand j’ai parlé pour la première fois de cette enquête à un groupe de médecins de mon service, les réactions n’ont pas toutes été enthousiastes. Des réactions de défense et de rejet se sont manifestées de la part, notamment, de deux de mes collègues femmes qui disaient ne pas comprendre l’intérêt d’une telle étude. Elles considéraient que ce n’était pas un sujet pour nous et, surtout, que ce n’était pas un sujet important. Tout le monde sous-estimait la gravité du phénomène. Mais, après explications, tout le monde a compris l’objet de l’étude.

Les résultats de l’enquête montrent, à notre grande tristesse, que moins de 1 % des victimes de harcèlements sexuels au travail ont déclaré en avoir parlé au médecin du travail. Cela signifie que ce dernier n’est pas vécu comme un interlocuteur sur ce sujet alors qu’il l’est pour le harcèlement moral : des gens viennent de plus en plus souvent nous voir pour nous exposer des souffrances au travail.

Quand j’ai demandé à des femmes qui étaient victimes de harcèlement sexuel pourquoi elles ne m’en avaient jamais parlé, elles m’ont répondu que c’était parce que cela n’avait rien à voir avec le travail. La souffrance et le harcèlement au travail sont considérés comme faisant partie des conditions de travail, identifiés comme les nouvelles pathologies liées aux risques organisationnels. En revanche, le harcèlement sexuel, même quand il se produit au travail, n’a rien à voir, pour les femmes victimes, avec le travail.

Le médecin du travail ayant pour mission d’éviter toute altération de la santé des travailleurs du fait du travail, la souffrance au travail, qu’elle soit due à du harcèlement moral ou sexuel, entre dans le champ de ses investigations. Depuis l’enquête, j’ai eu davantage de sollicitations à ce propos. Quand le médecin du travail intervient sur cette question, cela permet souvent d’éviter l’aggravation des situations. Nous sommes habilités à en parler.

L’étude des questionnaires montre un fait qui figure dans le texte mais que je n’ai pas mentionné, à savoir que, quand il y a une agression sexuelle grave dans le travail – viol ou attouchements sexuels –, elle a été précédée par les autres formes de harcèlement. Très souvent, il y a un climat dans l’entreprise qui fait que cela commence par des blagues puis que cela s’aggrave.

Le faible pourcentage de poursuites judiciaires n’est pas propre au viol au travail. Les viols ont toujours fait l’objet d’une sous-déclaration. Ils entraînent chez les femmes un sentiment de honte et de culpabilité qui les stigmatise. Il n’y a pas si longtemps, la femme violée était considérée comme impure et était mise au ban de la société. C’est encore le cas dans certaines sociétés. Le taux de 10 % de plaintes que l’on trouve dans l’enquête représente une augmentation.

Mme Sylviane Le Clerc. Quelques affaires ont été jugées au pénal mais en tant que viols et non pas comme viols au travail.

Si nous avons voulu travailler avec des médecins du travail, c’est parce qu’ils nous semblaient être les meilleurs interlocuteurs pour écouter la souffrance des femmes victimes de harcèlements sexuels et accompagner leurs démarches.

L’enquête avait également pour but d’être un signe fort en direction des salariées pour leur montrer qu’elles pouvaient parler de ces sujets au médecin du travail. J’espère que nous allons en voir les effets. Entre l’enquête ENVEFF et celle concernant les jeunes filles, le pourcentage de femmes qui osent parler des violences qu’elles subissent s’est inversé, grâce à un important travail de prévention. L’affichage des résultats de notre enquête et la possibilité de parler des situations de harcèlement sexuel au médecin du travail devraient permettre qu’il y ait plus d’affaires portées devant le juge, puisqu’on travaille en bonne intelligence avec le parquet.

Mme Catherine Quéré. Les médecins du travail sont-ils formés à l’écoute de ces femmes ? Par ailleurs, ne serait-il pas judicieux d’apposer des affichettes dans les locaux de la médecine du travail pour informer les femmes de la possibilité de parler des problèmes de harcèlement sexuel avec le médecin du travail ?

M. Jean-Michel Sterdyniak. Comme je l’ai indiqué, l’enquête a été précédée d’une formation des médecins du travail et des secrétaires médicales qui se trouvent à l’accueil et sont souvent les premières à écouter les salariées. Si une autre enquête est réalisée, il sera important de procéder de la même manière. Parallèlement, des affiches ont été apposées dans les salles d’attente et des documents mis à la disposition des femmes apportant des premières réponses.

Mme Sylviane Le Clerc. Il me semblerait utile que votre mission soutienne l’idée d’un développement de ce type d’enquête sur un même panel dans les départements. À partir du moment où les professionnels se rendent compte de l’ampleur du phénomène, ils sont plus à même d’entendre les femmes qui en sont victimes et ses dernières osent davantage en parler.

M. Guy Geoffroy, rapporteur. Nous vous remercions.

*

* *

La mission a enfin auditionné M. Didier Guérin, conseiller à la chambre criminelle de la Cour de cassation.

M. Guy Geoffroy, président. Nous avons le plaisir de recevoir à présent M. Didier Guérin, conseiller à la chambre criminelle de la Cour de cassation.

Nous avons voulu entendre un haut magistrat afin de disposer d’une expertise juridique sur des problèmes de droit pénal qui nous préoccupent.

Le premier est la dénonciation calomnieuse. Certains voudraient que nous modifiions ces dispositions pour ne pas que la crainte des poursuites empêche les femmes de porter plainte en cas de violences subies.

Notre deuxième interrogation porte sur la notion de viol conjugal et la présomption du consentement dans le cadre du mariage, bizarrerie dans le texte de la loi de 2006 qui avait échappé à tout le monde et que nous aimerions corriger.

Nous souhaiterions également avoir votre avis sur la définition des violences psychologiques qui nous semble de plus en plus nécessaire.

Revient aussi régulièrement dans nos débats la question lancinante du rapprochement des procédures civiles et des procédures pénales.

Enfin, notre attention a été appelée à de nombreuses reprises sur l’importance d’instaurer une ordonnance de protection des victimes. Sur la base de l’expérience espagnole, nous pensons qu’elle pourrait sécuriser la victime non seulement sur le plan pénal, mais également sur d’autres plans, en particulier administratif.

M. Didier Guérin, conseiller à la chambre criminelle de la Cour de cassation. Je précise, que je m’exprime en mon nom et pas au nom de la chambre criminelle de la Cour de cassation, puisqu’il n’y a pas eu de concertation interne. Cependant, certaines des questions qui vous préoccupent reviennent de manière récurrente dans nos délibérés.

La dénonciation calomnieuse est une des infractions qui nous causent le plus de soucis, même si la jurisprudence de la chambre criminelle n’est pas très abondante sur ce sujet. Comme vous l’avez souligné, monsieur le président, c’est une infraction boomerang qui revient sur la personne qui a cru pouvoir dénoncer des faits. Nous essayons de tirer la personne de bonne foi de la difficulté dans laquelle elle se trouve par une appréciation, non pas sur la fausseté des faits, puisque la disposition légale nous contraint sur ce sujet à considérer que les faits sont faux, mais sur l’élément moral de l’infraction. Nous y parvenons généralement.

Nous nous intéressons aussi au cas particulier où l’infraction dénoncée a eu lieu dans un huis clos entre un homme et une femme – la femme accusant l’homme de l’avoir violée, par exemple – et où les faits incriminés ne sont pas reconnus par l’autorité judiciaire, ce qui risque d’exposer la plaignante à une plainte pour dénonciation calomnieuse.

Il est intéressant, de ce point de vue, de revenir sur l’histoire de cette incrimination, qui est ancienne. Deux temps sont à considérer : l’avant-code pénal de 1994 et l’après. Les principes posés avant 1994 étaient déjà ceux que nous retrouvons, en grande partie, dans l’alinéa 2 de l’article 226-10 du code pénal, lequel dispose que : « La fausseté du fait dénoncé résulte nécessairement de la décision, devenue définitive, d’acquittement, de relaxe ou de non-lieu déclarant que la réalité du fait n’est pas établie ou que celui-ci n’est pas imputable à la personne dénoncée. » La jurisprudence antérieure au code pénal de 1994 admettait même que la fausseté du fait résultait d’un classement sans suite du procureur. La difficulté à laquelle nous nous heurtons maintenant est celle du doute sur l’existence des faits.

La chambre criminelle a pris position sur ce sujet dès 1996. L’arrêt du 20 février 1996 – Bulletin criminel 1996, numéro 80 –, dispose que, selon l’article 226-10 du code pénal, la fausseté des faits dénoncés résulte nécessairement d’une décision définitive de relaxe. Saisis d’une poursuite pour dénonciation calomnieuse, les juges ne peuvent que rechercher si le prévenu connaissait ou non la fausseté des faits dénoncés. Or, quand nous examinons l’arrêt qui a été cassé, nous nous apercevons que les juges de la Cour d’appel de Chambéry avaient estimé devoir relaxer une personne du chef de dénonciation calomnieuse en se fondant sur le fait que la personne qu’elle avait accusée de violences volontaires avait été relaxée au bénéfice du doute. Les juges du fond avaient estimé que, comme il y avait doute, la fausseté des faits n’était pas établie. La chambre criminelle a cassé le jugement en retenant une interprétation restrictive. Elle a certainement voulu affirmer une jurisprudence très stricte dès le départ. Dans le commentaire qu’a fait de cet arrêt le professeur Maillot dans la revue de science criminelle 1996, page 653, celui-ci explique que la jurisprudence aurait pu prendre une autre voie et aurait très bien pu se poser la question de la relaxe au bénéfice du doute. En effet, quand l’infraction n’a pas été commise par la personne qui a été dénoncée, la fausseté du fait dénoncé est patente. C’est quand il y a doute que se pose un véritable problème. Les juges du fond recourent alors à une analyse de l’élément moral, en expliquant que la personne n’avait pas conscience de la fausseté du fait. Mais, dans le cas du huis clos que j’évoquais, on ne peut pas jouer sur cet élément.

Tout cela pour dire qu’il me paraît excessif d’envisager l’abrogation totale de l’alinéa. Il faudrait trouver une rédaction qui permette de dire que la présomption de la fausseté des faits n’existe pas lorsque le juge estime qu’il y a doute sur leur réalité. On éviterait, par cette voie, les plaintes systématiques de dénonciation calomnieuse car celui qui a été accusé s’exposerait à un nouveau débat sur la même question. J’y verrais, en tant que membre de la chambre criminelle, un moindre inconvénient et même, à titre personnel, un avantage car je trouverais dommage d’abroger purement et simplement cet alinéa. On ne peut savoir quelles pourraient être les conséquences pour d’autres hypothèses. Il faut tout de même être prudent sur ce sujet même si, pendant cent cinquante ans, avant le code pénal de 1994, on avait réussi à travailler sur ce thème sans texte.

M. Guy Geoffroy, président. Selon la jurisprudence de 1996 peu importe ce qui a conduit le juge du fond à relaxer, à délivrer un non-lieu ou à acquitter, le texte du code pénal s’applique et l’accusé est déclaré fondé à se plaindre d’avoir été incriminé et à se retourner contre son accusateur. C’est le terme « nécessairement » qui pose un problème. La solution que vous recommandez et qui nous conviendrait, dirait que la nécessité dans la manière d’appliquer le texte par les juges du fond - telle qu’elle est aujourd’hui appuyée par la chambre criminelle - n’apparaîtrait pas absolue à partir du moment où le jugement aurait été pris au bénéfice du doute. Dans les cas de violences dans la sphère privée, les éléments ne souvent ne sont pas suffisamment établis pour prononcer une condamnation. L’accusé est donc relaxé ou acquitté au bénéfice du doute.

M. Didier Guérin. C’est le membre de phrase : « la réalité du fait n’est pas établie » qui est gênant. Il induit un glissement sur le plan de la logique, laissant entendre qu’un fait est faux parce que sa réalité n’est pas établie. On pourrait le remplacer par : « le fait n’est pas constitué ». Mais j’y réfléchirai à nouveau.

Sur le viol conjugal, la loi de 2006 a inscrit dans sa définition la phrase : « Dans ce cas, la présomption de consentement des époux à l’acte sexuel ne vaut que jusqu’à preuve du contraire. » Elle reprend une partie d’un arrêt de la Cour de cassation de 1993, lequel n’avait pas, me semble-t-il, une portée aussi importante que celle qu’on a voulu lui donner. Je me demande si cette phrase a une portée juridique réelle. Lorsqu’un époux est accusé d’avoir violé son épouse, il faut que l’accusation établisse les faits. Donc, il n’y a aucune présomption qui joue dans ce cas.

M. Guy Geoffroy, président. Faire figurer dans la loi que le viol pouvait être constitué entre époux, est un sujet sur lequel je me suis beaucoup battu. Nous avons quand même remporté la partie en 2006, mais nous nous sommes arrêtés au milieu du gué. A partir du moment où l’on admettait que le viol entre époux pouvait exister, on reconnaissait également qu’il n’y avait pas automaticité du consentement au sein du couple. Il y a là une incongruité juridique qu’il faudra probablement supprimer.

M. Didier Guérin. La difficulté ne me semble pas avoir été jusqu’à présent soulevée. J’étais, il y a deux ans encore, dans une chambre de l’instruction. De nombreuses affaires de viols entre époux y étaient traitées, mais personne n’est venu plaider devant nous la présomption de consentement, d’autant que les plaintes des épouses s’appuyaient sur des violences très graves. Il n’y avait aucun doute.

La phrase ne me paraît pas avoir une portée dangereuse car, dans la pratique, nous sommes en face d’autres hypothèses. Par ailleurs, cela fait dix-huit ans que la chambre criminelle a admis qu’il pouvait y avoir viol entre époux.

M. Guy Geoffroy, président. On m’a effectivement objecté à l’époque que ce n’était pas la peine d’écrire dans la loi qu’il pouvait y avoir viol entre époux puisque la Cour de cassation l’avait déjà admis. Je voulais inverser les choses : comme la Cour de cassation avait ouvert la voie à l’idée que la présomption de consentement n’était pas automatique au sein du couple, je voulais que cela figure dans la loi. J’ai même réussi à ce que le viol soit considéré comme constitutif d’une circonstance aggravante. Les débats ont été très serrés. La victoire n’a été acquise qu’en commission mixte paritaire.

M. Didier Guérin. Le meilleur arrêt est le premier, celui de septembre 1990, à propos de la loi de 1980. Il y est écrit que « l’article 332 du code pénal de l’époque, qui n’a d’autres fins que de protéger la liberté de chacun, n’exclut pas de ses prévisions les actes de pénétration sexuelle entre les personnes unies par les liens de mariage lorsqu’ils sont imposés dans les circonstances prévues par ce texte. » C’était clair.

Votre troisième point d’interrogation, à savoir les violences psychologiques, est plus délicat. Il faut voir quels sont dans la jurisprudence les arrêts permettant de les définir.

Passant sous silence un vieil arrêt de 1972, je citerai, tout d’abord, l’arrêt du 13 juin 1991 – bulletin criminel 1991, n° 253. Le prévenu adressait par la voie postale des lettres anonymes contenant des papiers sur lesquels il dessinait des croix gammées et des cercueils et, dans certains cas, des écrits injurieux à des personnes. Les juges relèvent que ces envois ont, par leur contenu, vivement impressionné les destinataires. Ils acceptent de condamner la personne pour violence volontaire. La Cour de cassation a admis ces décisions : « en l’état de ces constatations, la cour d’appel a décidé, à bon droit, que ces agissements étaient constitutifs de violences ou voies de fait avec préméditation dès lors que les violences ou voies de fait visées par le texte que j’ai cité comprennent celles qui, sans atteindre matériellement la personne ni lui causer d’incapacité de travail, sont cependant de nature à provoquer un choc émotif. »

Le résultat des agissements est pris en compte, à savoir le choc émotif. Il est intéressant de noter que les pratiques ne portaient pas atteinte directement, par un acte matériel, à la personne et que les actes étaient ponctuels.

Dans l’affaire qui a donné lieu à l’arrêt du 17 juin 1992 – Bulletin criminel 1992, n° 243 –, un technicien avait mis une annonce sur le minitel rose ainsi libellée : « Jeune fille de 21 ans cherche homme viril » mentionnant les nom, prénom et domicile d’une ancienne amie. À la suite de la diffusion de ce message, cette dernière a reçu de nombreuses lettres dont le contenu offensant pour sa pudeur l’a affectée au point d’entraîner des troubles du comportement attestés par certificat médical. L’individu a été déféré pour violences ou voies de fait n’ayant pas entraîné d’incapacité de travail mais commises avec préméditation. La Cour de cassation a estimé que les faits ainsi constatés caractérisaient en tous les éléments constitutifs le délit reproché de violence volontaire avec préméditation dès lors que l’atteinte délibérément recherchée à l’intégrité de la victime est le résultat du mécanisme qu’il a sciemment élaboré et mis en œuvre et dont l’intervention finale de tiers n’a été qu’un élément.

Là encore, il n’y a pas de contact physique entre l’agresseur et l’agressé. Une démarche ponctuelle entraîne un choc psychologique.

L’arrêt du 30 avril 1996 est intéressant sur le plan du résultat. Une personne a un revolver et tire volontairement à côté d’une autre personne provoquant chez celle-ci un choc émotif. La chambre criminelle a reconnu qu’il y avait violence dans le fait de tirer pour faire peur. Dans ce cas, il y a contact en quelque sorte matériel puisqu’il y a présence. De plus, il s’agit d’une agression.

Dans l’affaire qui a conduit à l’arrêt du 2 septembre 2005 – Bulletin criminel 2005, n° 2012 –, des personnes arrivent en groupe et font peur à une autre personne alors que, dans le même temps, une agression se produit entre l’un de leurs compagnons et une tierce personne. C’est une ambiance de violence qui crée l’état de violence. Là encore, c’est la perturbation psychologique et le choc émotif qui sont retenus.

On voit donc que la notion de perturbation psychologique n’est pas ignorée de la jurisprudence.

Mme Catherine Quéré. Les violences psychologiques dont nous parlons se situent plutôt au sein d’un couple ou dans le travail.

M. Didier Guérin. J’ai essayé, dans un premier temps, de voir comment on pouvait traduire la notion de violence psychologique. C’est le résultat de la violence qui est psychologique, l’acte de violence pouvant ne pas être physique ni même direct. Dans tous les cas cités, les interventions étaient ponctuelles alors que, dans le cadre de votre réflexion, il s’agit plus de comportements que d’actes.

Certains d’entre vous ont proposé une extension du harcèlement moral. Ce délit, qui existe déjà en matière de relations de travail, n’a pas suscité un grand enthousiasme sur le plan de la doctrine juridique. L’incrimination était jugée trop floue. Mais on voit au nombre de pourvois contre les décisions rendues en matière de harcèlement moral que cette incrimination se développe et, même si elle n’est pas très précise, nous arrivons, dans la plupart des cas, à admettre les condamnations. Il y a très peu de cassation pour manque d’éléments constitutifs.

À titre personnel, je trouve que les cas qui vous occupent entrent plutôt dans le schéma du harcèlement moral. J’ai connu des affaires devant les juges d’instruction qui, à n’en pas douter, en relevaient. Le code du travail définit le harcèlement moral comme des agissements répétés qui ont pour objet ou pour effet une dégradation des conditions de travail susceptibles de porter atteinte aux droits et à la dignité d’un salarié, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel. Nous connaissons malheureusement des comportements de même nature au sein des familles.

C’est en ce sens qu’il faudrait orienter la réflexion plutôt que de songer à modifier à nouveau les textes sur les violences en y introduisant la notion de violence psychologique. En vous citant les différents arrêts qui en parlent, j’ai voulu vous montrer que cette notion était ambiguë. Les violences sont-elles psychologiques de par leur commission ou leur résultat ? On ne sait pas trop bien quelle est la distinction. En revanche, la notion de harcèlement, même si elle s’est étendue au fil du temps, me paraît plus adaptée aux cas qui vous sont soumis.

Vos autres points d’interrogation m’entraînent sur des terrains sur lesquels je ne me sens pas vocation ou légitimité à discuter, pour autant que j’en avais pour le reste.

Sur le rapprochement de la procédure civile et de la procédure pénale et la création de juridictions spécialisées, je vous donnerai simplement la réaction d’un magistrat ordinaire.

La tendance actuelle est à la spécialisation, dans tous les domaines. J’en viens à me demander quels contentieux seront laissés aux petites juridictions. Si spécialisation signifie dépaysement dans une cour d’appel ou regroupement de cours d’appel, cela entraînera une nouvelle dévitalisation des plus petites juridictions. Or le contentieux familial est un contentieux de proximité. Tout juge aux affaires familiales (JAF), tout juge des enfants est amené à connaître des situations qui sont proches de celles dont s’occupe votre mission.

M. Guy Geoffroy, président. L’idée de la juridiction spécialisée fait référence à la loi-cadre espagnole. Nous n’avons pas conclu définitivement sur le sujet mais j’ai le sentiment, au fur et à mesure de nos auditions, que nous nous en éloignons.

J’aimerais, en revanche, avoir votre sentiment sur l’intérêt d’une spécialisation, au moins partielle, au niveau des parquets. Lors de notre visite à la juridiction d’Evry, nous avons vu qu’il y avait une organisation extrêmement volontariste du parquet sur les problématiques que nous traitons. Cela minimise le risque qu’il y ait des traitements à deux vitesses et selon des présupposés différents au civil et au pénal. La réponse à nos préoccupations ne se trouve-t-elle pas au niveau du parquet ?

M. Didier Guérin. Le parquet me semble, effectivement, le seul interlocuteur qui puisse avoir une vue en éventail sur tout ce qui se passe dans une juridiction. Qui mieux que lui peut connaître ce qui est traité par le juge des enfants, par le juge d’instruction ou par le JAF, encore qu’il n’ait pas forcément connaissance de toutes les procédures concernant les divorces et les gardes d’enfants ? On pourrait souhaiter une plus grande sensibilisation des parquets aux problématiques de violences. Par ailleurs, le parquet de Libourne, pour prendre un exemple, a plus de facilité pour centraliser l’information qu’à Paris mais, comme il n’y a pas de juge des enfants à Libourne, il serait préférable qu’un parquet départemental centralise l’information, d’autant que les services sociaux sont départementaux. Je vous fais part de mon expérience. Je ne parle par au nom de la chambre criminelle.

Vous envisagez aussi la création de pôles de la famille. Sachez que la cour d’appel de Paris s’est réorganisée et qu’il y a un pôle de la famille parmi les pôles qui ont été créés. Ceux-ci ont une portée différente selon l’importance de la juridiction mais ce sont là des voies possibles.

Nous assistons actuellement à une accumulation de spécialisations au sein du parquet. Dès qu’un problème devient très sensible politiquement, une circulaire de la chancellerie demande à un magistrat du parquet de se spécialiser dans le domaine. Il serait nécessaire de toiletter de temps en temps ces exigences pour revenir à la réalité. Sinon, la dernière préoccupation risque de chasser la précédente.

La spécialisation des magistrats du parquet et la création de pôles dans les juridictions me paraissent préférables à la création de juridictions spécialisées

Je n’aborderai pas le dernier point qui concerne l’ordonnance de protection des victimes car il relève du civil. J’ai été juge des enfants il y a trente ans. C’est vrai qu’il doit toujours intervenir en urgence, pour les enfants et, parfois, aussi, pour la mère, avec l’aide des services sociaux. Je ne dis pas que nous avions la possibilité de régler tous les problèmes juridiques qui se posaient à la personne. L’inconvénient majeur était que, si le monsieur violent voulait rester dans la maison, il y restait et la dame se retrouvait dans un foyer. Vous devez souhaiter l’inverse.

M. Guy Geoffroy, président. L’inverse, c’est-à-dire l’éviction du conjoint violent, est possible aujourd’hui.

Mme Catherine Quéré. Mais elle n’est pas toujours souhaitée par les femmes. Beaucoup de femmes veulent se protéger et ne veulent donc pas que leur mari connaisse leur adresse. C’est pourquoi elles ne restent pas au domicile.

M. Guy Geoffroy, président. Nous avons acquis le sentiment que ce n’était pas toujours l’intérêt de la victime de rester au domicile, mais qu’elle ne devait pas se sentir obligée de le quitter.

M. Didier Guérin. Il ne faut pas de solution automatique.

M. Didier Guérin. Quand j’étais juge des enfants en Champagne, je me souviens avoir fait partir des femmes en Belgique.

Mme Catherine Quéré. Ce serait bien qu’au cours de leurs études, les magistrats des parquets soient formés à ces sujets. Nous avons rencontré un procureur d’Albi qui prônait cette évolution.

M. Didier Guérin. Les formations à l’école de la magistrature ne sont plus uniquement par fonction mais également par matière. On peut donc espérer qu’il y ait une évolution en ce sens.

M. Guy Geoffroy, président. Nous vous remercions.

La séance est levée à dix-neuf heures quarante.

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