Accueil > Contrôle, évaluation, information > Les comptes rendus de la mission d'information sur les questions mémorielles

Afficher en plus grand
Afficher en plus petit
Voir le compte rendu au format PDF

Mission d’évaluation de la politique de prévention et de lutte contre les violences faites aux femmes

Mardi 16 juin 2009

Séance de 16 heures 15

Compte rendu n° 19

Présidence de M. Henri Jibrayel, Vice-Président

– Audition de

– Audition de Mme Françoise Laurant, présidente, de Mme Marie-Pierre Martinet, secrétaire générale, et de Mme Alice Collet, membre de la commission « violences » du Mouvement Français pour le Planning Familial (MFPF)

La mission d’évaluation de la politique de prévention et de lutte contre les violences faites aux femmes a auditionné Mme Annie Guilberteau, directrice générale du centre national d’information pour le droit des femmes et de la famille (CNIDFF).

La séance est ouverte à seize heures vingt-cinq

M. Henri Jibrayel, président. Nous avons le plaisir d’accueillir Mme Annie Guilberteau, directrice générale du Centre national d’information pour le droit des femmes et de la famille (CNIDFF).

Mme Annie Guilberteau. Les CIDFF ont une mission d’intérêt général d’information des femmes sur leurs droits afin de favoriser leur autonomie personnelle, sociale, professionnelle et économique ainsi que l’égalité entre les femmes et les hommes. Outre cette mission, ils ont développé des services spécialisés d’information et d’accompagnement des femmes victimes de violences sexistes. Notre réseau a fait le choix d’afficher et de rendre effective une prise en charge de toutes les formes de violences dont les femmes sont victimes, quelles que soient la nature et la gravité des violences subies : violences au sein du couple, viols, agressions sexuelles, mutilations sexuelles, mariages forcés.

Il nous est apparu difficile de segmenter les formes de violences auxquelles les femmes sont exposées. Les faits relatés par celles-ci montrent que les violences dites masculines exercées contre elles s’inscrivent dans des stratégies historiques de domination. Lorsque nous employons des termes comme « analyse des systèmes de domination », « logique d’emprise », ceux-ci ne relèvent pas d’une démarche partisane, d’un jugement de valeurs ou d’un registre de croyance ou d’opinion mais résultent de l’observation de faits sociaux qui nous ont conduits à construire une grille d’analyse des violences faites aux femmes conditionnant pour une grande part les méthodologies d’intervention de notre réseau et des réseaux associatifs avec lesquels nous travaillons.

Regroupant 114 associations et proposant plus de 1 000 points d’information, le réseau des CIDFF travaille en lien très étroit avec les collectivités locales, les institutions, les associations et les élus. D’ailleurs, un très grand nombre de victimes sont orientées vers les permanences des CIDFF par les collectivités et par les élus.

En 2008, sur 808 700 demandes d’information traitées par notre réseau national, 42 500 concernaient des violences sexistes, dont 26 500 relatives à des violences au sein du couple.

Pour un certain nombre de ces demandes, il y a prescription. Mais, bien que le nombre des faits prescrits reste encore élevé, on observe une diminution de celui-ci sur les vingt dernières années, ce qui laisse penser que les femmes parlent plus tôt et que les campagnes d’incitation à la prise de parole et le maillage territorial conduisent beaucoup de femmes victimes à sortir du cadre de l’omerta.

À l’instar d’autres constats, nous notons une augmentation régulière des demandes des femmes victimes. Cependant, nous ne pensons pas que cette augmentation témoigne d’un accroissement significatif des passages à l’acte. Les victimes se sentent plus libres de parler. Les campagnes menées en la matière sont incitantes et, de ce fait, aidantes. La publicité faite aux évolutions législatives récentes, notamment celles de 2004 et 2006, inscrit ces violences spécifiques dans l’espace public et montre que la société condamne les comportements violents.

Paradoxalement, cela ne veut pas dire que les réponses apportées aux victimes et l’accompagnement de ces dernières sont toujours adaptés. Beaucoup de femmes rencontrent encore des obstacles à faire valoir leurs droits. L’honnêteté intellectuelle nous pousse cependant à préciser que personne ne dispose aujourd’hui d’indicateurs fiables permettant de fonder une analyse « scientifique » sur ce point. Les tendances qui se dégagent de nos observations sont que, l’omerta se levant et les victimes parlant davantage, les cas de violence sont mieux identifiés.

Certaines analyses s’appuient sur les données de la police pour affirmer que les situations de violence augmentent. Une évolution dans le traitement des dépositions a fait basculer un grand nombre de mains courantes en plaintes, ce qui a donné plus de lisibilité aux situations de violence. Mais cela ne signifie pas qu’elles ont augmenté.

Le maillage territorial, qui s’est fortement développé ces dernières années, grâce notamment à l’impulsion des plans triennaux qui ont poussé les différents acteurs à travailler ensemble – police, justice, gendarmerie, monde médical, associations –, a renforcé la capacité des victimes à faire connaître les violences subies. Même si ce n’est pas idéal, des leviers se mettent en place.

Il convient, également, de souligner que les lois, notamment celles de 2004 et de 2006, ont permis des avancées significatives. Je n’en citerai qu’une : aux dires de certaines femmes, le renforcement du quantum de peine a, bien que les peines ne soient pas appliquées à leur quantum maximal, une vertu pédagogique en exerçant un effet dissuasif sur certains auteurs de violences. Toutefois, cela n’a pas d’effet sur d’autres qui continuent à avoir des comportements inacceptables.

À notre grand regret, nous constatons que ces évolutions législatives que nous appelions de nos vœux sont malheureusement encore trop peu souvent appliquées dans certaines régions, à tel point que nous nous demandons parfois si nous habitons sur le même territoire national. Sans remettre en question, bien sûr, l’autonomie des procureurs, il est étonnant de constater les disparités qui existent dans l’application de la politique pénale en matière de violences faites aux femmes. Nous allons jusqu’à dire que cela crée des discriminations dans le rapport au droit.

Par exemple, malgré les réserves exprimées par le guide de l’action publique en matière de recours à la médiation pénale en cas de violences au sein du couple, certains parquets y recourent quasi systématiquement. Nous sommes favorables au développement de la médiation pénale mais pas dans ce domaine : elle ne doit pas être considérée comme une mesure alternative aux poursuites, car cela revient à considérer que la victime porte une part de responsabilité dans le délit et conduit donc à lisser les responsabilités. Il ne faut pas confondre conflit et délit. Dans un conflit, les deux parties portent une part de responsabilité ; celle-ci est copartagée mais le délit se situe dans un autre espace.

Les violences envers les femmes s’inscrivent dans un système inégalitaire et de domination que la médiation pénale occulte et qui, de ce fait, ne peut être perçu ni par les victimes, ni par les auteurs. Il ne s’agit pas d’un problème de formation des médiateurs, comme cela a été avancée par l’IGAS (l’inspection générale des affaires sociales) mais d’un problème de fond. 

Le fait que des victimes soient parfois à l’origine des demandes de médiation ne caractérise pas davantage son opportunité. D’ailleurs, il ne revient pas à la victime d’aiguiller le choix d’un parquet en matière de poursuites.

Par ailleurs, notre réseau constate très régulièrement les conséquences sur les femmes victimes de violences au sein du couple et, également, sur les enfants du défaut d’articulation entre les procédures civiles et les procédures pénales. Cette absence de coordination met souvent en jeu la sécurité des victimes et des enfants. De ce point de vue, l’information du juge aux affaires familiales par le parquet de l’existence d’une procédure en cours pour violences conjugales devrait être rendue obligatoire. De même, à l’occasion du dépôt de plainte, le recueil d’informations relatives à une éventuelle saisine du JAF ou du juge des enfants ou à une procédure en cours devrait être systématique, ce qui permettrait au parquet d’être informé dès que la plainte lui est transmise.

Je souhaite également souligner qu’en cas de violences au sein du couple, la garde alternée est parfaitement inadaptée.

Faut-il, pour autant, répondre aux dysfonctionnements observés par la création d’une juridiction et de magistrats spécialisés, spécifiquement consacrés aux violences faites aux femmes, comme le prévoit la proposition de loi relative à la lutte contre les violences à l’encontre des femmes et comme le demande le collectif national des droits des femmes ? Pour notre part, nous y sommes défavorables. Cela reviendrait, au nom d’une volonté, certes, aidante, à stigmatiser les femmes et à mettre en place une juridiction fondée sur le sexe des victimes.

Certes les violences faites aux femmes ne sont pas des violences comme les autres. Elles marginalisent fortement les victimes. Mais faut-il répondre à la marginalisation par une marginalisation supplémentaire ? Notre réponse est négative. La spécificité des violences faites aux femmes ne peut pas, de notre point de vue, justifier que les victimes fassent, au niveau judiciaire, l’objet d’un traitement spécifique. Elles restent des citoyennes à part entière, titulaires des mêmes droits que n’importe quel autre citoyen. L’idée de créer une juridiction spécialisée vient du fait qu’il y a trop peu de magistrats véritablement formés à la prise en charge des victimes mais elle nous semble totalement inadaptée. La justice doit être la même pour tous, quel que soit le sexe de la personne poursuivie ou de la victime.

La proposition de loi sur les violences faites aux femmes prévoit une formation spécifique, obligatoire et évaluée en matière d’égalité et de non-discrimination en raison du sexe et sur la violence à l’encontre des femmes dans les cours de formation initiale et continue des magistrats, des greffiers, des forces de police et de gendarmerie et des médecins légistes. Nous y sommes très favorables. Aucun magistrat ne serait exempté de l’exigence de l’acquisition d’une compétence en la matière. Cela nous semble beaucoup plus adapté pour résoudre les difficultés rencontrées actuellement dans le traitement judiciaire des violences faites aux femmes.

La proposition de loi prévoit également une mesure judiciaire de protection et de sûreté des victimes : l’ordonnance de protection. Cette mesure mérite d’être étudiée. Nous sommes convaincus de la nécessité d’obtenir dans les plus brefs délais, notamment dans les situations de danger pour la plaignante, des mesures relatives au logement, au droit de visite, au régime des prestations. Toutefois, nous ne pouvons adhérer à la mesure qui prévoit que l’ordonnance de protection serait prononcée par le juge spécialisé dans les violences faites aux femmes, en raison de notre refus de la spécialisation. Nous nous sommes demandé s’il ne serait pas plus opportun de faciliter la saisine en référé du JAF ; notre réseau n’a pas un avis complètement arrêté sur le sujet.

J’aborderai maintenant la question des violences psychologiques. De nombreuses femmes sollicitent les CIDFF pour ce motif et des avis divergents s’expriment sur l’opportunité de les définir pénalement.

Nous sommes favorables à ce que les violences psychologiques soient introduites dans le code pénal et sanctionnées comme telles mais nous sommes très réservés sur l’établissement d’une définition pénale. Outre le fait que les violences physiques et leur mode opératoire ne sont pas détaillés en tant que tels, définir les violences psychologiques – même si elles sont relativement stéréotypées – ne peut se faire de manière exhaustive, et il convient de rappeler que, en la matière, l’imagination des auteurs est sans bornes.

Par exemple, nous avons à connaître de nombreuses situations où la violence psychologique s’exprime par le fait de rester silencieux, de ne répondre à aucune question, d’ignorer la présence de l’autre. Va-t-on considérer que le silence est une forme de violence psychologique ? Oui, dans une logique d’emprise, mais pas en tant que tel. Une autre forme de violence s’appuie sur le chuchotement : l’auteur murmure une sollicitation, un ordre, jusqu’à ce que la victime lui demande de parler plus fort, ce à quoi il lui répondra : « Fais-toi déboucher les oreilles. De toute façon, tu n’écoutes rien.». Ce sont là des manipulations qui créent un état de déstabilisation mais sur lesquelles il est très difficile d’agir.

Les violences psychologiques sont constitutives du système d’emprise mis en place par l’auteur des violences. C’est la récurrence des faits qui impacte au plan psychologique mais rarement le fait isolé. Si nous les définissons dans le code pénal, il faudra préciser leur mode opératoire et exposer les phénomènes d’emprise, ce qui semble problématique, d’autant qu’il faudrait faire de même pour les violences physiques.

En conséquence, nous considérons qu’il faut laisser à l’appréciation des magistrats la qualification des faits, à condition de renforcer l’établissement d’éléments constitutifs de preuves : certificats médicaux adaptés montrant les conséquences de ces violences sur la victime ; témoignages, de proches notamment, sur la récurrence des faits. La rédaction de certificats médicaux relatifs aux violences psychologiques nécessitera de considérablement renforcer la formation des médecins généralistes pour qu’ils soient capables de déceler l’impact de stratégies perverses sur l’équilibre d’une personne.

Par ailleurs, les violences psychologiques étant quasi systématiquement liées aux violences physiques, les définir en tant que telles présente le risque de segmenter les violences et de diminuer le quantum des peines prononcées. Ces dernières sont souvent déjà très faibles au regard de la gravité des faits, et l’on note une forte tendance à la déqualification : les viols sont encore trop souvent déqualifiés en agression sexuelle et les violences sexuelles sur le lieu de travail en agression morale ou harcèlement moral. Nous craignons un même processus.

En ce qui concerne la prise en charge des auteurs de violences, le CNIDFF est favorable à ce que des dispositifs se développent à l’image de ceux de Douai ou du Val-d’Oise. Nous avons toujours considéré les auteurs des violences comme étant une partie du problème - et même la partie la plus importante du problème - mais ce n’est pas aux associations de victimes de travailler directement avec les auteurs ni même aux budgets destinés à aider les victimes de supporter la mise en place de dispositifs d’accompagnement des auteurs. L’exemple de Douai nous semble très utile, même si, de l’avis même du procureur Frémiot, il mérite d’être amélioré et sans doute professionnalisé. Le dispositif de Douai comme celui du Val-d’Oise ne confondent pas le statut d’auteur et celui de victime mais apportent des réponses différenciées dans des espaces différenciés. Le CNIDFF est défavorable à ce que des associations de victimes soient également des lieux d’accueil pour les auteurs de violences au sein du couple et encore plus pour des auteurs d’agressions sexuelles.

Paradoxalement, les victimes, parfois, le demandent. J’ai rencontré beaucoup de femmes qui me demandaient de voir leur mari, dans l’espoir qu’il m’entende. Pratiquée de manière individuelle, une démarche de ce type peut être opérante mais pas dans le cadre d’une association dont le but est de répondre aux femmes victimes de violences. Un grand nombre de femmes ne viendraient pas se renseigner ni demander de l’aide si elles savaient que le lieu auquel elles s’adressent accueillait également des auteurs de violences. Il est indispensable de préserver la singularité et la spécificité des lieux d’accueil des victimes.

Toutefois, il serait primordial que les associations d’aide aux femmes victimes soient associées, sans intervenir directement, aux dispositifs auprès des auteurs. Nous avons construit des analyses – parfois contre des disciplines qui ne voulaient pas voir la violence en face ni admettre qu’un problème de société pouvait guider des comportements déviants – qui peuvent être utiles à ces intervenants. Nous avons un devoir de transmission de nos savoirs sur la problématique des victimes.

Notre connaissance de la problématique des violences au sein du couple nous conduit à penser que les approches collectives, notamment les groupes de responsabilisation, sont parfaitement adaptées pour les auteurs. Elles permettent de se dégager d’une stricte approche clinique renvoyant l’auteur à une problématique individuelle et d’inscrire le passage à l’acte violent dans une dimension globale de leur rapport aux femmes. Dans l’expérience du Val-d’Oise, les groupes de responsabilisation sont co-pilotés par un psychologue et un sociologue et proposent une véritable réinscription du comportement des auteurs dans une relation globale aux femmes.

D’autres points mériteraient débat et je ne fais que les citer : la dénonciation calomnieuse ; les classements sans suite dont la plupart ne sont pas motivés ; les enfants témoins, qui sont des enjeux majeurs dans le processus des violences et pour lesquels nous avons encore très peu de réponses.

En conclusion, nous sommes peu favorables à une nouvelle loi du type loi-cadre, bien que nous reconnaissions l’intérêt du travail d’investigation réalisé par le Collectif national des droits des femmes et d’un certain nombre de propositions formulées, qui sont, d’ailleurs, pour partie reprises dans la proposition de loi de décembre dernier. Nous considérons plus urgent de se mobiliser pour faire appliquer les droits acquis et intégrer dans nos différents codes et règlements les dispositions manquantes.

Nous insistons sur la nécessité de renforcer la politique de prévention des comportements sexistes – et ce dès le plus jeune âge – par une formation des enseignants et, des acteurs, tous professionnels confondus, qui sont confrontés régulièrement ou potentiellement aux femmes victimes de violences.

Nous disposons d’un arsenal législatif qui est quasi-complet. Même s’il n’est pas encore idéal et nécessite quelques compléments, il mérite d’être appliqué.

M. Guy Geoffroy, rapporteur. Quelles solutions peut-on apporter pour empêcher les disparités d’application de la loi d’un territoire à l’autre ? Nous en avons encore eu un exemple lors de notre déplacement à Saint-Brieuc où nous avons rencontré deux parquets très proches territorialement avec des positions totalement opposées sur certaines questions, notamment, la médiation pénale. La création, dans chaque parquet, d’un référent aux violences conjugales, substitut ou vice-procureur, ne permettrait-elle pas de favoriser la bonne application à la fois des textes législatifs et de la politique pénale de la chancellerie inscrite dans le guide de l’action publique ?

Les avis sur la médiation pénale divergent, bien qu’il soit majoritairement reconnu qu’elle n’est pas une solution pertinente dans le cas des violences conjugales. Cela étant, la manière dont elle est pratiquée à Évry, ne fait pas porter à la victime une part de la responsabilité mais à pour but de faire acter par la victime un certain nombre d’éléments à imposer à l’auteur des faits. De même qu’est envisagée la création d’une ordonnance de protection, ne pourrait-on imaginer la mise en place d’une ordonnance de mise à l’épreuve ?

L’idée d’une ordonnance de protection, qui nous vient d’Espagne, fait son chemin puisqu’elle figure dans la proposition de loi dont vous avez parlé. J’évoquerai à ce sujet la question de l’autorité parentale. Une notion est régulièrement évoquée au cours de nos auditions : celle du mari violent et néanmoins bon père, ce à quoi nous objectons qu’il paraît difficile d’être un bon père lorsqu’on fait subir à la mère de ses enfants des violences qu’elles soient physiques, psychologiques ou un mélange des deux. L’ordonnance de protection ne pourrait-elle prévoir une suspension provisoire de l’autorité parentale du conjoint violent à titre de protection de la victime et des enfants ?

Vous avez fait une analyse approfondie des problèmes soulevés par une définition des violences psychologiques. Il nous faudra pourtant faire des propositions, à la fois ambitieuses et réalistes, à ce sujet. Comment pouvez-vous nous y aider ?

M. Bernard Lesterlin. Vous dénoncez les disparités qui existent d’un parquet à l’autre dans le traitement des affaires mais vous refusez d’envisager une spécialisation des juridictions. Nous sommes pourtant confrontés à un vrai problème d’organisation judiciaire et de compétence des juges. Que penseriez-vous de la création de « pôles de la famille » regroupant le juge des enfants, le JAF et le magistrat du parquet spécialisé dans les questions relatives à la famille – relations de couple, relations parents-enfants, délinquance des mineurs, impact sur les mineurs des relations détériorées entre adultes, etc. ?

Nous sommes plusieurs à nous demander s’il ne conviendrait pas de compléter l’indépendance des juges du siège par celle des juges du parquet.

Enfin, avez-vous observé des problèmes de genre dans la composition des juridictions dans cette profession qui se féminise ? L’organisation judiciaire est vraiment l’élément clé : notre justice doit prendre en charge correctement les situations pathogènes et non dissuader les gens de porter plainte.

Mme Pascale Crozon. De nombreux efforts doivent être faits sur la formation initiale non seulement des magistrats, mais aussi des médecins. L’accueil des femmes victimes de violences et la délivrance d’ITT réclament un savoir faire.

Mme Annie Guilberteau. La formation initiale des professionnels amenés à être confrontés à des problèmes de violences – au sein du couple, sur les femmes et même sur les enfants – doit être renforcée. Sont concernées les médecins, les travailleurs sociaux, les magistrats, les personnels de l’éducation et jusqu’aux personnels d’accueil des mairies.

Plus généralement, il faut parvenir petit à petit à ce que notre société dispose d’un minimum de culture commune sur un problème de société que nous avons tous, soit par des passages à l’acte, soit par le silence, contribué à forger. Donc, toutes les strates de la société doivent être au moins formées pour comprendre cette problématique

M. Bernard Lesterlin. Cela commence à l’école.

Mme Annie Guilberteau. Vous avez tout à fait raison. En termes de prévention, c’est dès l’origine de la création potentielle des dysfonctionnements qu’il faut agir, c’est-à-dire dès le plus jeune âge. C’est le rôle de l’Éducation nationale.

Nous sommes favorables à la possibilité d’une suspension provisoire de l’autorité parentale. Nous considérons qu’à un moment donné, la société doit s’engager résolument dans une démarche de protection des plus vulnérables, en l’occurrence des enfants. Par contre, cette mesure de suspension ne pourra être que provisoire.

Ce qui nous a toujours choqué, c’est que la médiation pénale soit utilisée faute de mieux : comme les magistrats n’ont pas de système adapté permettant de trouver des alternatives aux poursuites, ils recourent à une disposition qui a des vertus, mais qui est véritablement inadaptée à la problématique des violences.

Une ordonnance du type que vous proposez mérite réflexion.

Dans tous les cas de figure, avant de songer à mettre face à face un couple en présence d’un tiers, il faut prévoir un temps d’isolement pour que l’auteur comprenne qu’il doit sortir de la toute puissance pour aller vers la reconnaissance de l’autre, et que la victime, elle, sorte de l’impuissance pour aller vers la reconnaissance d’elle-même. Cette prise de conscience ne peut se faire dans un espace commun parce que les codes de dialogue sont complètement tronqués dans une relation conjugale dégradée par les violences, du fait des systèmes d’emprise à l’œuvre.

La formation ne réglera pas tout mais elle concourra à une meilleure connaissance et à une plus grande compétence. De nombreux magistrats et de nombreux psychologues n’ont jamais étudié la problématique des violences au sein du couple. La formation continue est une valeur ajoutée mais elle ne permet pas d’acquérir les fondements et les grilles de lecture pour intervenir. C’est pourquoi cette approche doit avoir lieu dès le départ.

Pour lutter contre les disparités dans l’application de la politique pénale, nous serions assez favorables à l’idée que vous avez suggérée d’un référent par parquet, qui soit le garant des textes législatifs et des circulaires. Le guide de l’action publique est le fruit de la collaboration de nombreux professionnels venus d’horizons très différents, y compris du monde associa tif, et il a une véritable vertu. Mais il n’est connu que des magistrats qui veulent bien le regarder. La présence, dans chaque juridiction, d’un référent qui soit le garant d’une certaine homogénéité, tout en respectant le libre arbitre des magistrats, me semblerait tout à fait intéressante. Cette solution est très éloignée de celle d’un juge spécialisé dans les violences.

Mme Pascale Crozon. De tels postes existent déjà dans certains parquets. À Grenoble, par exemple, une femme substitut du procureur est chargée tout spécialement d’assurer cette homogénéité.

Mme Annie Guilberteau. Il me semble que c’est également le cas à Strasbourg. En tout cas, généraliser ce type d’approche nous semblerait tout à fait intéressant.

L’idée d’un pôle de la famille, que nous préférerions appeler « pôle des familles », compte tenu des configurations multiples de celles-ci, nous semble également intéressante à creuser. Une telle démarche permettrait de contourner un certain nombre de problèmes. Par contre, elle ne peut pas être la réponse unique aux violences faites aux femmes. Le viol, par exemple, relève du pénal.

M. Bernard Lesterlin. Le viol relève des assises, puisque c’est un crime. Il faut éviter que les crimes soient correctionnalisés. Toutefois, tout ce qui est correctionnalisé doit être pris en compte par des gens qui connaissent un peu la matière.

Mme Annie Guilberteau. Là aussi, les grilles de lecture diffèrent d’un magistrat à un autre.

M. Bernard Lesterlin. Il faut que les procureurs généraux fassent leur travail !

Mme Annie Guilberteau. Il nous arrive très souvent de recevoir des femmes victimes de violences qui ne comprennent pas qu’une affaire puisse être traitée aussi différemment d’un parquet à l’autre, sans parler de la nature des sanctions. Cela donne une image extrêmement inéquitable de la justice en France.

Nous serions évidemment favorables à ce qu’il y ait une injonction un peu plus forte des procureurs généraux pour une politique pénale plus harmonisée.

Je fais partie du groupe de travail mixte qui a été mis en place par la justice et le droit des femmes sur la question de l’articulation civil/pénal et sur celle de la définition des violences psychologiques. Les avis sont très divergents, y compris au sein de ce groupe. Mais nous observons des blocages entre l’intention d’équité et la réalité, ce qui n’est vraiment pas normal. Je n’ai pas de solution à vous proposer, mais ce serait déjà un plus énorme d’affirmer que la liberté des magistrats ne leur permet pas de s’acquitter d’une équité des interventions sur l’ensemble du territoire.

M. Henri Jibrayel, président. Nous vous remercions, Madame.

*

* *

La mission a ensuite auditionné Mme Françoise Laurant, présidente, de Mme Marie-Pierre Martinet, secrétaire générale, et de Mme Alice Collet, membre de la commission « violences » du Mouvement Français pour le Planning Familial (MFPF).

M. Henri Jibrayel, président. Mesdames du Mouvement français pour le planning familial, je vous souhaite la bienvenue. Nous souhaiterions que vous nous exposiez la situation des femmes que vous accueillez dans vos structures et les problèmes auxquels votre organisation se trouve confrontée.

Mme Françoise Laurant, présidente du Mouvement Français pour le planning familial. Notre mouvement, qui existe depuis plus de cinquante ans, a ouvert des permanences au public, pour que les femmes se saisissent du dossier sur lequel nous nous battions : le droit à la contraception. Mais les femmes qui s’y rendaient venaient souvent aussi parler de violences. À l’époque, ces violences pouvaient être liées au fait qu’elles refusaient toute relation sexuelle, par peur d’être enceintes. Mais après que le droit à la contraception fut reconnu, nous avons constaté que les affaires de violences perduraient. La société, qui organise les rôles dévolus aux deux sexes, juge très mal une femme qui préfère travailler plutôt que d’avoir des enfants.

Les stéréotypes et les rapports de violences et de domination du masculin sur le féminin restent la toile de fond de notre société. Si nous ne nous y attaquons pas en affirmant, collectivement, qu’ils doivent disparaître, on pourra inciter les femmes à se protéger, à choisir leur mode de vie, etc. rien ne changera. Prenez l’exemple de la contraception : en dépit d’un arsenal très au point, une grossesse sur trois survient alors qu’elle n’est pas prévue, parce que de nombreuses femmes ne se sentent pas encore en situation de maîtriser leur corps et leur vie.

Certains hommes se voient assigner des rôles qui ne leur plaisent pas non plus. Il n’est pas question de les culpabiliser, mais d’affirmer, par l’éducation, qu’une société vraiment égalitaire ne peut accepter la violence et le déséquilibre des pouvoirs au détriment des femmes.

Concernant l’évaluation des dispositifs actuels de lutte contre les violences faites aux femmes, je remarque que, depuis quelque temps, lorsque l’on parle des violences, tout le monde pense aux violences conjugales. Dans les années quatre-vingt, nous avons commencé à nous battre pour faire reconnaître le viol, les violences sexuelles, l’inceste, etc. Mais si des mesures ont bien été prises au fil des années, les enquêtes qui sont menées, les jugements qui sont rendus sur ces questions me remplissent de colère.

A priori, le viol et surtout l’inceste n’ont pas lieu en place publique. Il n’y a pas de témoins, ou du moins très peu. Par ailleurs, les femmes qui en sont victimes mettent toujours du temps pour en parler, et les preuves ont pu disparaître. Quand le jugement a lieu, il n’y a plus que la parole de la femme qui joue. Or les magistrats admettent souvent l’argument selon lequel on ne peut y faire foi, la femme étant seule à témoigner des violences.

En matière de formation des magistrats, il y a encore beaucoup à faire. Sur certains faits en effet, on ne disposera jamais que de la parole de la femme. Quand une femme a été violée, sans qu’elle se soit débattue car elle était paralysée par la peur, on avance contre elle l’argument qu’elle n’a pas dit non à l’agresseur. C’est toujours l’idée que le témoignage d’une femme manque de solidité. Il conviendrait donc d’évaluer sérieusement la pratique des tribunaux. Des progrès ont été accomplis, mais du chemin reste à faire.

Mme Alice Collet, membre de la commission « violences » du Mouvement français pour le planning familial. Les propos de Mme Laurant se concrétisent aussi lorsque nous accompagnons des femmes dans certaines démarches. Au commissariat, à la gendarmerie ou à l’hôpital, elles ne bénéficient pas d’une « présomption de crédibilité ». D’emblée, on doute de la femme qui parle de l’agression sexuelle qu’elle a subie. Il y a une présomption d’innocence pour l’auteur éventuel de l’agression sexuelle. Si cela est normal dans une démocratie, il faudrait au moins que l’on écoute les victimes.

Mme Marie-Pierre Martinet, secrétaire générale du Mouvement français pour le planning familial. On parle beaucoup des violences conjugales, mais les jeunes ne se sentent pas du tout concernés. Pourtant, les études de la Mutuelle des étudiants (LMDE) montrent bien que les violences s’exercent aussi parmi les jeunes et les étudiants. Il faut donc dépasser cette dimension « conjugale ».

Par ailleurs, lorsqu’une femme victime de violences a des enfants, on ne remet pas en cause le droit de visite du père. Cela vient confirmer l’idée que la violence exercée à l’encontre de la femme est une attitude normale : les enfants reproduiront le schéma.

Enfin, si les femmes victimes de violences sont hébergées dans des familles d’accueil, elles se trouvent alors sous la tutelle d’une autre famille.

Mme Françoise Laurant. Sans compter qu’il s’agit d’une famille traditionnelle, dont les conjoints s’entendent bien, milieu antinomique du sien. Or, pour sortir de sa situation et se reconstruire, il ne faut pas qu’elle se sente « anormale ».

Mme Marie-Pierre Martinet. La violence est un phénomène social. Il ne faudrait pas que l’on pense que la violence est le problème de certains hommes.

On dit aux femmes battues qu’elles sont une sur dix dans cette situation, qu’elles doivent briser le silence, etc. Mais il faudrait aussi s’adresser à toute la société. Neuf hommes sur dix ne sont pas violents, mais personne ne s’adresse à eux, ni ne les mobilise. Ceux qui frappent sont minoritaires, mais ils font peur à tout le monde.  Enfin, en ne faisant que dénoncer les violences, on amène les gens à ne prendre en compte que l’aspect négatif des choses, ce qui ne peut que les décourager. Les politiques publiques doivent s’appuyer sur ceux – hommes et femmes – qui ne sont pas dans ces mécanismes de domination.

Mme Françoise Laurant. Le MFPF s’occupe de sexualité, de contraception, d’avortement. Nous intervenons aussi très fréquemment en milieu scolaire. La loi de 2001 a fixé le nombre de ces interventions « d’éducation à la sexualité » à trois par an et par élève depuis les classes élémentaires jusqu’à la terminale. Ces interventions sont assez bien décrites – circulaires, livre du maître, etc. – et nous sommes satisfaits de pouvoir travailler avec les équipes éducatives et les infirmières scolaires auprès des élèves – le plus souvent des collégiens.

Lors de nos interventions, nous ne leur expliquons pas ce qu’est la sexualité ni la contraception ni l’avortement. Nous les faisons parler des relations entre filles et garçons. À cette occasion ressortent tous les stéréotypes sur la puissance sexuelle : la fille qui dit non mais qui pense oui, le garçon qui a des besoins irrépressibles, les filles qui sont plus dans l’affection et dans l’amour, etc. Il s’agit de séances où l’on finit par aborder toutes les questions.

L’association AIDES peut venir parler du sida, la représente du Droit des Femmes de l’égalité entre hommes et femmes, l’association Solidarité Femmes des victimes de violences conjugales. Mais les jeunes ont besoin, entre eux, de confronter des idées et de se rendre compte qu’il est normal de se poser des questions.

Ce que nous appelons « éducation à la sexualité » est en fait une « éducation à la vie » – même si l’expression a une connotation un peu ancienne. Elle est fondée sur le fait que les relations entre hommes et femmes, entre filles et garçons gouvernent les questions liées à la violence, à la sexualité et à l’égalité.

Mme Alice Collet. J’ai animé ce matin un groupe composé de dix-sept garçons et d’une fille, tous âgés de douze à quinze ans. Pour la majorité d’entre eux, la première preuve d’amour est la jalousie. Si l’on parle aux garçons des relations affectives, on se heurte à des stéréotypes. Si l’un d’entre eux raconte qu’une fille lui plaît et qu’il est amoureux, il se fait traiter de « pédé ». Les garçons ont beaucoup de mal à affronter les autres s’ils veulent agir différemment. Pourtant, ils développent un sentiment de liberté quand ils peuvent s’éloigner des stéréotypes.

J’ai l’habitude de dire que l’humanisme et le féminisme ne sont pas des vaccins contre les stéréotypes. Mais plus nous travaillons à développer l’humanisme, plus nous développons des comportements égalitaires et plus nous contribuons à développer l’égalité.

Pour les jeunes, il est important de faire des parallèles avec le racisme et de leur dire que, pour abolir l’esclavage, on ne s’est pas appuyé que sur les noirs. Il a fallu des noirs et des blancs, des hommes et des femmes. Pour lutter contre le sexisme, c’est pareil : il faut compter sur tous ceux qui ne font pas le choix individuel de la violence pour gérer leurs relations avec les autres, dans le couple ou ailleurs.

M. Henri Jibrayel, président. Rencontrez-vous des difficultés pour organiser vos réunions d’information ? À partir de quel âge l’information peut-elle être utile ?

Mme Françoise Laurant. Nos difficultés sont liées au fait que nous manquons de moyens. Nous devons donc refuser certaines des interventions que nous demandent les infirmières scolaires ou les enseignants.

Selon la loi, nous devons intervenir depuis les classes élémentaires jusqu’aux classes de terminale. Bien sûr, nous ne procédons pas de la même manière selon les classes. Mais nous pouvons intervenir très tôt. Le fait qu’il existe des espaces de liberté où ils peuvent parler de ces sujets avec un adulte peut produire des effets intéressants. Mais il faut savoir que les jeunes ne retiennent les messages de prévention que lorsqu’ils en ont besoin. Vous pouvez organiser dix séances sur le sida. Si ce n’est pas au moment où ils se posent la question, ils vous assurent, lorsque vous les revoyez au moment où ils en ont peur, qu’on ne leur avait jamais rien dit. Il en est de même de la contraception ou des violences. Cela dit, il s’agit plus de séances de paroles que de messages. Il vaut mieux que ce soit eux qui parlent des sujets qui les préoccupent.

M. Guy Geoffroy, rapporteur. Malgré tous nos efforts, nous nous apercevons de la faible portée des dispositions que nous avons votées. Ces dispositions, prises en toute bonne foi, n’ont pas fait évoluer les choses de manière fondamentale.

J’ai exercé en tant qu’enseignant entre 1967 à 2002. Je ne me souviens pas d’une telle violence et d’une telle opposition entre les garçons et les filles. Vous dites qu’il faut intervenir au moment où les jeunes s’interrogent. Je suis persuadé que l’essentiel se joue beaucoup plus tôt. Ne pensez-vous pas que l’on pourrait aborder ces sujets dans un contexte plus apaisé si on arrivait à mettre en place des actions de formation dans les petites classes – leçons de morale, leçons d’instruction civique, qui constituent en fait une éducation à la vie ?

Enfin, considérez-vous qu’il soit opportun de mieux définir, pour mieux les combattre, les violences psychologiques dont sont victimes de nombreuses femmes ?

Mme Monique Boulestin. Le procès de Mme Courjault m’amène à m’interroger sur la solitude de cette femme et sur l’absence terrible de communication dans le couple, qui constitue une forme de violence.

M. Bernard Lesterlin. On a insisté sur l’importance de l’éducation à la citoyenneté, au « vivre ensemble », qui peut commencer dès la maternelle, et sur le moyen de faire en sorte que, dans la pratique, les adolescents puissent s’exprimer sur ces questions. Reste que les stéréotypes, sexistes et autres, ne sont pas en recul et qu’ils contribuent à la violence, au même titre que la télévision, le consumérisme forcené, la compétition instaurée dès l’école…

Mme Alice Collet. … et la famille, qui constitue le premier danger pour les enfants.

M. Bernard Lesterlin. Comment expliquez-vous ce phénomène ?

Mme Alice Collet. Je ne peux pas dire s’il y a davantage de stéréotypes. Mais je constate qu’il y a plus de demandes de la part de nos partenaires, qui repèrent mieux ces stéréotypes qu’auparavant. Je ne suis pas sûre que les enseignants aient été choqués, il y a quarante ans, du fait que, dans la cour, deux mètres carrés soient laissés aux filles, tout le reste étant pour les garçons.

Le sexisme est tellement ordinaire qu’il est partout : à l’école, dans la famille, etc. Les stéréotypes sont intégrés par les deux sexes. Des lois existent, mais celles-ci ne sont pas forcément appliquées. La situation évolue lentement.

Voilà pourquoi il faut continuellement rappeler la loi, en sanctionnant ceux qui sont dans la violence, et en intervenant, au niveau éducatif, pour promouvoir des comportements plus égalitaires.

Mme Françoise Laurant. Les avancées sont indéniables. Mais ce n’est pas facile pour ceux qui rompent les stéréotypes. Prenez l’exemple d’un couple dans lequel le mari gagne la moitié de ce que gagne sa femme : la difficulté vient de l’image que les autres leur renvoient. On observe même un durcissement de la répartition des rôles entre les sexes.

Il y a quelques années, certains responsables religieux ont mis en avant le risque que représenterait une société égalitaire et unisexe, où il n’y aurait plus de sexe dédié à la maternité. Que se passerait-il en effet si nous étions tous égaux ? Je pense que cette crainte existe dans l’inconscient collectif et qu’elle pousse certains à accentuer les différences entre l’homme et la femme.

La loi de 2001 prévoyait des séances adaptées aux différentes classes, en collaboration avec les maîtres et, en amont et à l’extérieur, avec les parents. Les expériences sont malgré tout assez limitées dans les écoles. Elles se développent plutôt dans les collèges, au moment des « premières fois ». Il serait peut-être temps que l’éducation nationale se préoccupe davantage des plus petites classes.

Mme Alice Collet. Quand on demande aux jeunes quand commence la sexualité, ils répondent : « quatorze, seize ou dix-huit ans », parce qu’ils pensent aux relations sexuelles. Cela signifie qu’ils n’ont pas été éduqués au fait que la sexualité commence lorsque l’on arrive au monde, voire avant.

Dans mon département, la Sarthe, les réseaux d’associations qui se préoccupent de ces questions ne se cantonnent pas aux aspects « techniques » de la prévention – comment se protéger contre les risques ? Ils travaillent sur les stéréotypes, dont il convient de se dégager pour mieux identifier sa relation à l’autre, et sur l’estime de soi, qu’il convient de promouvoir.

Mme Pascale Crozon. On reproche aux enseignants de ne pas faire leur travail et l’on met en avant le taux d’échec scolaire. Mais on leur demande aussi de tout faire, y compris d’« éduquer » les enfants sur des thèmes fondamentaux, dans une société qui a beaucoup évolué.

Mme Françoise Laurant. La loi de 2001 ne créé pas d’obligation pour les enseignants, mais pour les établissements qui, dans le projet de l’école, doivent prévoir l’organisation de ces séances. Il est possible également de prévoir des interventions extérieures qui se déroulent en dehors des relations habituelles entre maître et élèves, ce qui peut constituer un avantage.

Pour ce qui est des violences psychologiques, de nombreuses femmes viennent nous voir – même si elles considèrent que leur problème ne relève pas des violences conjugales ou qu’elles n’ont pas besoin d’une aide juridique – pour parler, pour essayer de comprendre ce qui leur arrive, avant de prendre certaines décisions. Lorsque c’est nécessaire, nous les orientons vers des psychiatres. Mais ce n’est pas facile.

La loi doit-elle définir les violences psychologiques ? Nous avons l’impression que non car il y aura toujours des cas en dehors de la définition donnée par la loi.

Au moment de juger, les magistrats devront prendre en compte la totalité des situations et ne pas se fonder seulement sur la définition juridique. Les vécus peuvent en effet être différents.

En évoquant le procès Courjault, vous avez posé la question de l’isolement terrible de certains conjoints. Il faut reconnaître qu’il existe peu d’endroits où parler des problèmes que l’on peut rencontrer dans son couple ou avec ses enfants. La loi Neuwirth, à l’origine des missions que l’État nous a confiées, disposait que tout citoyen devait pouvoir trouver un lieu où aller parler, être écouté, avoir des informations, des conseils d’ordre éducatif, concernant la sexualité, la vie de famille, etc. Il faudrait que ces lieux soient plus connus, et plus nombreux – sans compter que nous ne sommes pas chers !

Avant de réaliser que l’on relève éventuellement d’un psychiatre, ou de quelqu’un d’autre, il est important de pouvoir parler, que l’on soit une femme ou un homme. Lorsque les premiers numéros verts sur la contraception ont été créés, un certain nombre d’hommes ont appelé. Il faut des lieux tels que les nôtres qui ne sont pas médicalisés et constituent des lieux de parole.

Mme Marie-Pierre Martinet. N’oublions pas non plus que la représentation que la société a de la femme est obligatoirement celle d’une femme qui est mère. Une femme qui ne veut pas être mère, pour telle ou telle raison n’est pas acceptée. De la même façon, on considère que la femme, une fois enceinte, développera un amour maternel sans faille. Quant à celle qui ne peut plus en avoir, elle ne sert plus à rien.

Nous ne savons pas ce qui s’est passé dans le cas précis de Mme Courjault. Mais je tenais à signaler que la société assigne aux femmes un rôle uniquement lié à la maternité.

Mme Alice Collet. Je voudrais vous donner un exemple montrant qu’il n’y a pas, en faveur des femmes, de présomption de crédibilité : le fait, pour une femme violée, d’avoir bu, constituera une circonstance à son encontre ; le fait, pour un homme qui a violé une femme, d’avoir bu, aboutira à l’inverse !

M. Jean-Luc Pérat. Jusqu’à ce qu’il ait dix ou onze ans, le monde de l’enfant, celui des parents et celui des enseignants sont intimement liés. C’est peut-être à ce moment-là qu’il faudrait aborder des thématiques et non pas à un moment où le monde des adolescents se sépare de celui des adultes et où les relations avec les parents deviennent conflictuelles. J’ai l’impression que les interventions manquent de continuité et sont décalées dans le temps.

M. Bernard Lesterlin. Mettre des mots sur les choses, c’est qualifier et définir, y compris les violences psychologiques. Et pour nous, c’est inscrire les choses dans la loi. C’est pour cela que nous avons besoin de votre avis et de votre expérience.

Mme Françoise Laurant. Devant certaines situations, nous sommes capables de dire qu’il y a violence psychologique. Mais cela ne veut pas dire que c’est à la loi de définir la violence psychologique. Je suis assez d’accord pour mettre des noms sur des choses qui se passent, mais il ne me semble pas possible de construire une définition.

Mme Alice Collet. La violence dans les couples peut-être d’ordre psychologique, mais aussi économique. Cet aspect est souvent passé sous silence. Un homme violent va demander à sa femme, par amour, de s’occuper de ses enfants à la maison parce qu’elle est la plus digne de le faire et qu’il ne veut absolument pas qu’ils soient confiés à quelqu’un d’autre. Elle va le faire, ce qui lui ôte toute son autonomie. Cette violence économique est souvent utilisée. Elle s’appuie sur un désir de contrôle et de pouvoir. Il en est de même de la jalousie, considérée comme une preuve d’amour.

M. Bernard Lesterlin. Je suis ravi de constater que, dans vos réponses, vous donnez des définitions.

Mme Françoise Laurant. Oui, mais nos définitions sont extensibles.

Quand nous intervenons dans les classes élémentaires, nous travaillons longuement avec le maître ou, plutôt avec la maîtresse, qui recueillera ensuite les réactions des enfants. Mais ce sera aussi le cas des parents, lorsqu’ils retrouveront leurs enfants à la maison. Il faut donc aussi travailler avec les parents et prévoir plusieurs interventions. Il s’agit donc d’un travail d’équipe.

Par la suite, il est difficile de dire aux adolescents, qui sont déjà en opposition, que leurs parents sont au courant de ce qui se fait. Lors de la dernière campagne sur la contraception, en 2002, nous avons travaillé avec les deux fédérations de parents d’élèves qui avaient décidé que l’on tiendrait des réunions dans les différents bassins éducatifs du département pour que les parents soient au courant. Ce fut passionnant. Mais le succès était dû au fait que l’on s’était gardé de préciser ce que nous comptions faire avec leurs enfants dans les collèges et de leur demander leur avis, et que l’on s’était contenté de leur expliquer notre démarche.

Mme Marie-Pierre Martinet. Quels sont les axes à retenir ?

Il faut rester dans une logique de droit commun sans créer de tribunaux spécifiques, mais faire en sorte que les politiques soient cohérentes – qu’il s’agisse des jugements, des délais ou des plaintes. En cas de plaintes, interviennent à la fois le juge aux affaires familiales (JAF) quand il y a des enfants, puis le juge civil et le juge pénal, mais tous ne se parlent pas forcément entre eux.

Il faut par ailleurs s’attaquer à la question de la formation des magistrats aux violences faites aux femmes.

Je ne suis pas sûre non plus que le fait de caractériser les violences psychologiques soit opportun. On en oubliera toujours, ce qui se retournera à terme contre les victimes. D’où l’importance, encore une fois, de la formation des magistrats, et la nécessité de leur laisser cette caractérisation.

Enfin, les auteurs de violences ont souvent une assignation de traitement. Ils sont au moins incités, surtout au moment de leur jugement, à suivre un traitement d’accompagnement psychologique ou thérapeutique. Mais rien n’est fait pour les victimes. Les dommages-intérêts ne permettent que de reconnaître qu’elles sont des victimes. Il faudrait prévoir, au moment des jugements, de leur donner les moyens de se reconstruire. On assiste là encore, aujourd’hui, à une discrimination dans la façon dont sont traités les hommes et les femmes.

M. Henri Jibrayel, président. Mesdames, je vous remercie.

*

* *

La mission a enfin auditionné Mme Martine Lebrun, présidente de l’association nationale des juges d’application des peines (ANJAP).

M. Henri Jibrayel, président. Nous avons le plaisir d’accueillir Mme Martine Lebrun, présidente de l’association nationale des juges d’application des peines. Afin d’aborder avec vous la question du suivi des auteurs de violence.

Mme Martine Lebrun, présidente de l’association nationale des juges d’application des peines. Les juges d’application des peines ont essentiellement à connaître de violences conjugales que l’on peut qualifier de « légères ». J’ajoute que les personnes concernées appartiennent en général à des catégories sociales défavorisées et qu’elles sont souvent convaincues de ne pas commettre des actes inhabituels ou choquants.

En général, c’est la femme qui porte plainte au commissariat de police ou à la gendarmerie, mais on constate que ce n’est pas toujours son compagnon qui est à l’origine des violences. En outre, la femme retire fréquemment sa plainte parce qu’une réconciliation a eu lieu, et il arrive même que des couples se présentent devant le tribunal correctionnel la main dans la main, la femme expliquant que la situation s’est améliorée, que son compagnon a promis de ne plus la battre et qu’elle éprouve encore des sentiments pour lui. Hier encore, j’ai reçu une lettre d’une femme me demandant que son compagnon, sur le point de sortir de prison, soit autorisé à revenir à la maison.

Il existe bien sûr des violences conjugales graves, certaines femmes étant littéralement rouées de coups. Cela étant, la plupart des violences ne sont en réalité qu’un mode de fonctionnement du couple – c’est dramatique, mais c’est malheureusement la réalité. Quand on prononce une sanction, on risque donc de mécontenter la femme : le couple s’est réconcilié, nous dit-elle, et les enfants ont besoin de leur père.

Une autre difficulté est que la notion de violences conjugales demeure très générale, au contraire des violences sexuelles qui font l’objet d’une véritable gradation, reposant sur des incriminations précises – on distingue, par exemple, les attouchements, les agressions, les viols et les viols avec barbarie. Nous en sommes, hélas, bien loin en matière de violences conjugales : dans certaines affaires, il y a des poursuites pour un crachat et une gifle !

L’obligation de réaliser une expertise avant d’accorder une permission de sortie à un détenu faisant l’objet d’un suivi socio-judiciaire nous expose à de graves difficultés. J’ai eu à me prononcer sur le cas d’un homme, condamné en comparution immédiate à dix-huit mois de prison pour avoir gravement frappé sa femme : après avoir obtenu l’autorisation d’épouser sa compagne en prison, il menaçait de se suicider s’il n’obtenait pas de permission de sortie, et nous expliquait qu’il s’était réconcilié avec sa compagne et que ses enfants avaient besoin de lui ; or, il m’était, de toute façon, absolument impossible d’accéder à sa demande en l’absence d’expert disponible.

Les tribunaux correctionnels et les juges d’application des peines ont besoin d’incriminations pénales plus précises. En effet, il conviendrait de faire la part des violences « légères », même si cette expression peut paraître scandaleuse. Pour le moment, toute violence est considérée comme « grave » dès lors qu’elle intervient dans un cadre conjugal et nous devons appliquer des textes très généraux alors qu’il faudrait au contraire adapter, autant que possible, les sanctions à la gravité des actes commis.

D’autre part, la loi du 10 août 2007 tend à paralyser le système en empêchant toute sortie dans le cadre du suivi socio-judiciaire tant qu’un expert ne s’est pas prononcé. Un tel dispositif coûte non seulement très cher en temps et en argent, mais il est en outre très difficile à appliquer aux courtes peines : les experts ne sont pas disponibles à temps, car nous avons besoin d’eux en priorité pour des affaires plus graves. Par conséquent, les détenus concernés ne peuvent pas sortir, ce qui risque aussi de causer des dégâts dans le couple.

Notre demande est donc très simple : faites davantage confiance aux juges. Nous sommes aujourd’hui tenus, par la loi ou du fait des pressions sociales, de prononcer des mesures de suivi socio-judiciaire avec injonction de soins, ce qui conduit à mobiliser inutilement les médecins coordonnateurs. D’autre part, la généralité de la loi fait obstacle à l’individualisation des peines dans le cas des violences conjugales « légères », qui constituent notre lot quotidien.

M. Henri Jibrayel, président. Estimez-vous souhaitable que les auteurs de ces violences puissent conserver, malgré tout, des contacts approfondis avec leurs enfants ?

Mme Martine Lebrun. C’est une question difficile, car les enfants peuvent servir d’alibi à l’homme pour récupérer sa compagne. En revanche, il faut admettre que certains auteurs de violences conjugales se conduisent en bons pères ; il arrive que leurs compagnes le reconnaissent et demandent elles-mêmes que des liens soient maintenus avec l’enfant, auquel le père n’a jamais fait de mal.

C’est pourquoi nous avons besoin d’individualiser le traitement des affaires en fonction des informations dont nous disposons. Dans certains cas, on peut tout à fait autoriser le père à sortir de prison pour voir ses enfants, fût-ce dans un espace médiatisé. En tant que juges d’application, nous devons adapter le déroulement de la peine aux particularités des détenus et de leurs familles afin d’améliorer, autant que possible, leur situation.

M. Guy Geoffroy, rapporteur de la Mission d’évaluation. Chacun sait que les violences conjugales, et plus généralement les violences commises à l’encontre des femmes, concernent toutes les catégories sociales. En effet, elles se produisent également dans les milieux les plus favorisés, même si elles y prennent souvent d’autres formes – elles sont plus fréquemment de nature psychologique. Or, la justice est moins fréquemment saisie. Comment expliquer cette situation ?

Ma deuxième question porte sur le recours à l’incarcération : ce type de réponse pénale peut avoir un sens pour les actes graves, notamment en cas de réitération ou de récidive, mais elle ne me paraît pas nécessairement la solution la plus adaptée dans bon nombre de cas – je crois d’ailleurs qu’il existe parmi nous un consensus sur ce point. Estimez-vous que la justice dispose aujourd’hui de moyens suffisants pour individualiser correctement les peines, aussi bien au stade du jugement que de leur application ?

Mme Martine Lebrun. La justice a moins souvent à connaître des couches sociales supérieures – c’est indéniable. Si les femmes d’instituteurs, de médecins ou de pharmaciens ne viennent pas nous voir, c’est certainement parce qu’on a davantage honte, dans ces milieux sociaux, de porter plainte à la gendarmerie et de passer devant un tribunal correctionnel. Par conséquent, les conflits se règlent plutôt par avocats interposés, sous forme d’arrangements – versement de prestations compensatoires, par exemple, ou bien partage des biens. Ce type de population a plus facilement recours à une forme arbitrale de justice, ce qui constitue sans doute un élément d’explication.

S’agissant de l’arsenal judiciaire, je pense que nous avons à notre disposition les moyens nécessaires – je pense notamment à l’obligation de soins en cas de sursis avec mise à l’épreuve. A ce propos, je précise qu’il n’y a pas réellement de différence entre l’injonction de soins et l’obligation de soins : le psychiatre, le psychologue ou le médecin traitant ne prendront pas différemment en charge la personne concernée ; ce qui change, c’est qu’un médecin coordonnateur doit intervenir en cas d’injonction de soins. Or nous avons besoin que ces médecins, peu nombreux, restent disponibles pour les cas les plus graves.

Je rappelle également que nous rencontrons régulièrement, dans le respect du secret médical, les médecins exerçant dans les centres médico-sociaux, ainsi que les infirmières et les conseillers d’insertion. Cela nous permet de savoir si les personnes viennent effectivement consulter et si elles réfléchissent à leurs actes. Or, si une injonction de soins a été prononcée, il faut passer par l’intermédiaire du médecin coordonnateur, ce qui peut déformer l’information : la justice n’en sait donc pas davantage, bien au contraire. En outre, le système court à la paralysie depuis la loi du 10 août 2007. C’est pourquoi nous demandons qu’il soit mis fin à la généralisation des injonctions de soins et du suivi socio-judiciaire en cas de violences « simples ».

Mieux vaudrait utiliser d’autres outils, qui ont fait la preuve de leur excellence, notamment l’obligation de soins et les groupes de parole mis en place dans le cadre des départements. On constate, en effet, qu’il n’y a quasiment pas de cas de récidive pour les personnes participant à ces groupes. La difficulté est que les associations n’ont plus les moyens de fonctionner aujourd’hui. Dans la Mayenne, par exemple, la préfecture a investi 22 000 euros, la caisse d’allocations familiales 6 000, mais il manque encore 10 000 euros au 30 juin. Pour le moment, l’administration pénitentiaire ne débloque pas de fonds, au motif que les conseillers d’insertion n’interviennent pas dans ces groupes ; or, c’est une solution inenvisageable : comment voudriez-vous que les groupes de parole fonctionnent librement dans cette hypothèse ? Quant au ministère de la santé, il dit ne pas avoir de budget suffisant et la préfecture nous explique qu’elle doit d’abord utiliser ses crédits pour installer des caméras.

Mme Pascale Crozon. Certaines femmes ne quittent pas leur compagnon et ne portent pas plainte « dans l’intérêt des enfants ». Même si les enfants ne sont pas directement victimes des comportements violents de leur père, ils peuvent donc en souffrir eux aussi. Afin d’éviter la reproduction de tels schémas, il faut absolument que les femmes prennent conscience que l’homme qui les bat frappe également ses enfants, d’une certaine façon. Êtes-vous d’accord avec cette analyse ? Comment pensez-vous que l’on peut faire passer ce message aux femmes concernées ?

Mme Martine Lebrun. On peut effectivement penser que si l’homme bat sa femme, c’est parce qu’il a vu son père battre sa mère, et que si la femme se laisse battre, c’est aussi parce qu’elle a vu sa mère se faire battre.

J’ajoute que les juges d’application des peines s’efforcent déjà de travailler, autant que possible, avec les juges des enfants et les services pénitentiaires. Il reste que certains collègues se plaignent d’une certaine étanchéité entre les juges des enfants, la protection judiciaire de la jeunesse et les services pénitentiaires d’insertion et de probation, souvent à cause de rivalités historiques entre les services.

Sur le fond, je trouve que le placement des enfants n’est pas nécessairement une bonne solution et il ne me semble pas non plus que ce soit une bonne idée de les envoyer systématiquement consulter un psychologue dans des centres médico-sociaux : s’ils adoptent à leur tour des comportements violents une fois devenus adultes, ils risquent en effet de refuser de consulter, au motif qu’ils l’ont déjà fait pendant toute leur enfance, sans effet utile.

Cela étant, je ne connais pas de solution idéale et je doute même que l’on parvienne à éradiquer un jour la violence : on n’éliminera jamais la misère, ni le chômage, ni l’alcool. De plus, nous nous conduisons tous en fonction de ce que nous avons connu pendant notre enfance, du moins si l’on en croit Françoise Dolto – soit en reproduisant les schémas dont on a hérité, soit en prenant leur contre-pied.

J’ajoute que le fait d’aller voir son père en prison peut constituer un poids supplémentaire pour l’enfant ; la situation familiale risque même être plus difficile qu’avant, pour des raisons économiques ou bien parce que le père s’occupait des enfants quand leur mère buvait. En effet, tout est rarement tout bien ou tout mal : on est rarement entièrement victime ou entièrement mauvais ; les violences sont souvent le résultat d’une interaction. C’est pourquoi on pourrait également imposer des obligations de soins aux femmes dans certains cas.

Mme Pascale Crozon. Il y a peut-être une interaction, mais il y a tout de même une victime.

Mme Martine Lebrun. Oui, et c’est souvent la femme. Mais il arrive qu’elle soit également violente. Je vais ainsi juger, en tant que juge correctionnel, une affaire dans laquelle c’est la femme – alcoolique – qui a donné un coup de couteau à son mari ; de son côté, celui-ci pensait qu’il devait frapper sa femme pour éviter qu’elle boive.

M. Bernard Lesterlin. Votre témoignage accrédite l’idée qu’il y a un problème de méthode de travail : on constate trop souvent une étanchéité entre les juges aux affaires familiales, les juges des enfants, les juges d’application des peines, les directions de la protection judiciaire de la jeunesse et les services pénitentiaires d’insertion et de probation, qui devraient pourtant travailler ensemble. La chancellerie doit en prendre conscience, mais les magistrats doivent également le faire en vue de changer leurs pratiques.

Vous nous demandez, en somme, d’élaborer des lois plus simples et de faire davantage confiance aux juges. Je voudrais tout de même rappeler que les sanctions dont vous êtes saisie en tant que juge d’application des peines ont été prononcées par un juge correctionnel : ce n’est donc pas la norme législative qui est directement en cause.

Sur le fond, pensez-vous que le dispositif législatif actuel est suffisant, ou bien qu’il faudrait introduire des qualifications plus précises, notamment en matière de violences psychologiques, afin d’apporter une réponse pénale à certaines souffrances ? Qu’attendez-vous des parlementaires hormis de voter des budgets permettant aux associations de fonctionner ?

Pour ma part, je pense qu’un dialogue plus approfondi entre magistrats est nécessaire si l’on veut trouver des solutions à ces situations complexes et évolutives que sont les violences familiales. Pensez-vous que le législateur doit encadrer davantage l’organisation du travail judiciaire afin de mieux protéger les victimes – les femmes, les hommes parfois, mais aussi les enfants ?

Mme Martine Lebrun. Si je vous demande de nous faire confiance, c’est que le suivi socio-judiciaire et l’obligation d’organiser des expertises préalables entraînent des effets paralysants. Laissez-nous décider s’il faut une expertise avant d’accorder une permission de sortie. Cela soulagera et les couples et les juges. Moins ces derniers seront contraints par les textes législatifs, plus ils pourront individualiser les réponses pénales.

L’idée a été avancée de constituer un pôle familial au sein des tribunaux. J’ignore s’il faut consacrer une telle organisation par la loi, mais il me semble que l’on pourrait en tout cas inciter les premiers présidents à réunir régulièrement une assemblée générale des « juges de la famille » – juges des enfants, juges aux affaires familiales et juges d’application des peines – pour évoquer ensemble un certain nombre d’affaires communes.

M. Bernard Lesterlin. Est-ce impossible aujourd’hui ?

Mme Martine Lebrun. C’est déjà possible, mais on ne peut pas transmettre un dossier sans passer par l’intermédiaire du procureur de la République. Nous pouvons parler ensemble des affaires, mais le transfert direct des pièces est impossible.

M. Guy Geoffroy, rapporteur. Ne pourrait-on envisager de spécialiser certains membres du parquet dans ce type d’affaires afin d’instaurer une véritable articulation entre les juges qui ont à connaître des différents aspects d’un même dossier ?

Mme Martine Lebrun. C’est déjà le cas dans la Mayenne, où un même substitut est chargé des affaires concernant les mineurs et de l’exécution des peines. Cela favorise effectivement une meilleure adaptation des réquisitions aux situations individuelles. Il reste que le parquet n’a pas à connaître des affaires familiales.

J’ajoute qu’il faut faire attention à certaines manipulations. J’ai connu un avocat qui conseillait à ses clientes de se mettre à hurler systématiquement le soir à 18 heures en vue de collecter des attestations de la part de ses voisins. Sur le fond, l’idée d’organiser des réunions régulières entre les différents magistrats concernés et de faciliter la transmission des pièces en évitant tout incident de procédure me semble très intéressante.

M. Bernard Lesterlin. Vous seriez donc favorable à une institutionnalisation de cette pratique et à un élargissement des compétences de certains membres du parquet à l’ensemble des questions familiales, y compris en dehors du seul domaine pénal ?

Mme Martine Lebrun. J’y suis plutôt favorable a priori, mais il faudrait que je consulte mes collègues. Il est certain que plus la loi favorisera la circulation de l’information, mieux ce sera ; en revanche, une simple incitation pourrait suffire. Il faut également être conscient que la loi ne peut pas prévoir les cas particuliers, car elle a, par définition, une portée générale. C’est pour cette raison qu’elle doit rester suffisamment flexible.

M. Henri Jibrayel, président. Il me reste à vous remercier pour votre contribution à notre réflexion.

——fpfp——