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Commission des affaires sociales

Mardi 23 février 2010

Séance de 16 heures 30

Compte rendu n° 30

Présidence de M. Pierre Méhaignerie, Président, puis de M. Bernard Perrut, Vice-Président

– Audition de M. Louis Chauvel, sociologue et professeur à Sciences-Po Paris

– Informations relatives à la Commission

– Présences en réunion

COMMISSION DES AFFAIRES SOCIALES

Mardi 23 février 2009

La séance est ouverte à seize heures trente.

(Présidence de M. Pierre Méhaignerie, président de la Commission)

La Commission procède d’abord à la nomination d’un rapporteur pour avis.

M. le président Pierre Méhaignerie. Nous devons d’abord procéder à la nomination d’un rapporteur pour avis sur la lettre rectificative au projet de loi relatif à la rénovation du dialogue social dans la fonction publique.

Cette lettre rectificative, déposée ce matin, tend à insérer dans le projet de loi un nouvel article 30 permettant aux personnels infirmiers et paramédicaux d’opter pour le classement en catégorie A, avec une revalorisation salariale importante et un report de l’ouverture des droits à la retraite à soixante ans. Le texte de la lettre rectificative ainsi que l’étude d’impact sont en distribution à l’entrée de la salle.

Nous examinerons cet article demain matin. Nous n’avions en effet pas d’autre possibilité, puisqu’il nous fallait statuer avant la réunion de la Commission des lois, saisie au fond, qui se réunira le mercredi 24 mars, le projet de loi étant inscrit à l’ordre du jour de la séance publique dès le 30 mars. Or l’audition de la présidente de l’ordre des infirmiers était déjà programmée pour le mardi 23 mars, et la proposition de loi relative à l’expérimentation du dossier médical sur clé USB sécurisée pour les patients atteints d’affections de longue durée sera, le même jour, examinée en séance publique à partir de la fin de l’après-midi.

Le fait que cette question soit sur la table depuis de nombreuses semaines et que le dispositif soit très court et techniquement simple permet, me semble-t-il, un examen dans des délais aussi serrés.

J’ai reçu la candidature de M. Jacques Domergue.

M. Jacques Domergue est nommé rapporteur pour avis.

Mme Marisol Touraine. La précipitation du Gouvernement est regrettable car elle nous fait travailler dans de mauvaises conditions, même si le texte est techniquement simple – encore que certains éléments supposent une connaissance précise du sujet.

Certes, la Commission est obligée de statuer avant l’examen du projet de loi sur le dialogue social dans la fonction publique, déposé en avril 2009 sur le Bureau de l’Assemblée, mais nous ne comprenons pas cette précipitation, d’autant que le Gouvernement a annoncé la tenue d’un grand débat sur les retraites dont on nous a garanti qu’il prendrait en considération la question de la pénibilité. Or l’article en question modifie les règles de départ en retraite pour une catégorie importante de la population, et son examen en extrême urgence va marginaliser la question de la pénibilité pourtant reconnue pour cette catégorie de professionnels.

On nous avait garanti qu’il n’y aurait pas de passage en force sur les retraites. Nous constatons que c’est pourtant le cas !

M. le président Pierre Méhaignerie. Je prends acte de vos remarques sur les délais, madame Touraine.

Quant au fond du dossier, cette réforme sera applicable sur la base d’un choix individuel. Soit les personnels conserveront leur situation actuelle, avec un départ à la retraite à cinquante-cinq ans, soit ils opteront pour l’entrée dans les corps de catégorie A et bénéficieront des règles de retraite de droit commun. On ne peut pas tout avoir !

Enfin, s’agissant des travaux pénibles, il faut d’abord se concentrer sur les ouvriers et l’industrie.

Mme Marisol Touraine. Je ne souhaitais pas engager le débat cet après-midi. Nous en rediscuterons demain.

La Commission des affaires sociales procède ensuite à l’audition de M. Louis Chauvel, sociologue et professeur à Sciences-Po Paris.

M. le président Pierre Méhaignerie. Nous allons maintenant entendre M. Louis Chauvel, sociologue et professeur à Sciences-po Paris, chercheur à l’Observatoire sociologique du changement (OCE) et à l’Office français des conjonctures économiques (OFCE). Il est également connu pour deux livres, dont l’un est au cœur du débat actuel puisqu’il s’intitule Les classes moyennes à la dérive.

Monsieur Chauvel, votre réflexion rejoint celle de notre Commission sur l’efficacité de notre modèle social, que nous avons déjà abordée avec M. Jérôme Vignon, président des Semaines sociales de France, et avec M. Jean-Philippe Cotis, directeur général de l’INSEE.

Je vous remercie de participer à nos auditions dans la perspective du prochain débat sur le projet de loi de financement de la sécurité sociale et de celui sur les retraites.

M. Louis Chauvel, sociologue et professeur à Sciences-po Paris. Mon diagnostic de la dynamique générationnelle des politiques publiques en France se divisera en quatre parties : une analyse du pessimisme social ; les causes de la crise de transmission générationnelle en France ; les difficultés léguées aux générations futures ; la comparaison internationale des politiques sociales. Je terminerai en énumérant les réponses qui me paraissent les plus appropriées pour faire face à la crise.

Une réalité s’impose aujourd’hui : la France, mais aussi un grand nombre de pays latins et du sud de l’Europe, connaissent des difficultés profondes de transmission du pacte social intergénérationnel – transmission dont l’exigence a été développée par Hans Jonas, entre autres. En termes de prospective sociale, les faits dont je vais vous faire part sont très lourds de conséquences pour la France des années 2020.

Nos politiques sociales à la française ont consisté – mais c’est aussi le cas en Italie, en Espagne et en Grèce – à accumuler de profonds déséquilibres avec une dynamique très inquiétante à la fois en termes de coûts et de protection des parties fragiles de la population, notamment des nouvelles générations. Ces éléments de prospective sociale doivent, me semble-t-il, être revus de toute urgence.

Mon diagnostic complet de 1998, que j’ai formulé dans mon livre Le destin des générations, Structures sociales et cohortes en France au XXe siècle, n’a pas été pris en considération au cours des quinze dernières années, comme le montre la troisième édition à paraître dans les mois prochains aux Presses universitaires de France. Je fais donc mon mea culpa : en tant qu’expert, je ne suis pas parvenu à favoriser la prise de conscience des difficultés sociales dans ce pays.

Depuis quinze ans en France, on n’a pas agi pour l’avenir de nos propres enfants. Ainsi, nos concitoyens sont clairement conscients du problème de dynamique sociale dans ce pays.

La situation est cependant paradoxale. D’un côté, la comptabilité nationale comparée, les tables d’Angus Maddison ou encore les travaux macro-économiques de M. Cotis montrent que la France fait toujours partie des pays en tête. Notre produit intérieur brut par tête, par exemple, a considérablement progressé par rapport à l’Argentine à partir des années 1950 où il était au même niveau, et est aujourd’hui proche de celui du Japon. Bref, nous avons l’image d’une France qui va bien. Mais, de l’autre côté, l’analyse des retraites et des salaires, du bien-être du troisième âge et de celui des nouvelles générations entrant dans le monde du travail révèle un clivage croissant dans notre pays entre seniors et nouveaux entrants dans le monde du travail.

Ainsi, le dénivelé entre le revenu d’un trentenaire et celui d’un quinquagénaire est passé d’environ 12 % en 1977 à 25 % en 2000, pour ensuite se stabiliser. Mais entre 2000 et aujourd’hui, les quinquagénaires ont à leur tour connu des difficultés salariales. Ainsi, l’indicateur salaires des quinquagénaires versus salaires des trentenaires n’est plus pertinent depuis une dizaine d’années pour repérer les difficultés des générations arrivées trop tard dans le monde du travail.

Contrairement aux salariés seniors, les quinquagénaires de 2009 sont en cours de paupérisation. Ces générations nées à partir de 1955 – autrement dit celles qui ont eu vingt ans en 1975 au moment du ralentissement économique – seront les retraités de la fin des années 2010.

L’analyse par catégorie socioprofessionnelle de l’évolution des niveaux de salaires moyens depuis les années 1975-1980 montre une parfaite stagnation, voire un recul pour les professions intermédiaires. Certes, l’écart entre ouvriers et employés, d’une part, et professions intermédiaires, d’autre part, entre 1 et 2 % en 1975, a été ramené entre 1 et 1,35 % aujourd’hui. Mais autant il existait une dynamique salariale très porteuse pendant les Trente glorieuses, autant – malgré le constat de la comptabilité nationale d’un enrichissement de la population – on observe une stagnation des niveaux de salaires beaucoup plus concentrée dans les catégories B. Ainsi, les jeunes entrent sur le marché du travail dans un contexte, et pour toutes les catégories, de stagnation salariale – je parle des emplois à temps plein toute l’année. Autrement dit, la stabilité des employés et ouvriers dissimule une expansion du chômage de masse dans les catégories populaires, dont les professions intermédiaires ne sont cependant pas exemptes.

M. le président Pierre Méhaignerie. On pourrait se réjouir que les ouvriers soient plus proches des professions intermédiaires dans la société française d’aujourd’hui.

M. Louis Chauvel. Ce serait sans nul doute le cas si tout le monde était bénéficiaire ! La dynamique d’amélioration systématique jusqu’en 1975 a été suivie d’une stagnation très problématique pour les salariés.

Si les cohortes de naissance du début des années 1950 ont connu, douze mois après leur sortie du système scolaire, un taux de chômage de 6 % pour les hommes et de 11 % pour les femmes, ces taux ont bondi à 32 % pour les hommes et à 42 % pour les femmes au milieu des années 1980 – au moment du tournant de la rigueur et du chômage de masse. Or ces transformations en matière de socialisation n’ont pas, au cours des vingt-cinq dernières années, été remises en cause.

Les « Trois Petites Glorieuses » de Michel Rocard à la fin des années 1980 et le boom internet de la fin des années 1990 n’ont que légèrement réduit le chômage, ce qui est très problématique pour les générations ayant cinquante-cinq ans et plus aujourd’hui.

Ces personnes, nées en 1955 et qui constituent l’écrasante majorité de la population en activité aujourd’hui, disparaîtront du monde du travail à l’horizon de 2015. Autrement dit, 2015 sera mécaniquement le début de la paupérisation des jeunes retraités en raison du remplacement des générations de retraités ayant connu le contrat social de la société salariale et l’entrée précoce dans le monde du travail dans des contextes de plein-emploi, par des générations nées à la fin des années 1950 et au début des années 1960, marquées, elles, par une entrée tardive dans le monde du travail et des périodes de chômage longues malgré des études plus poussées.

Ces nouvelles cohortes de seniors en difficulté seront visibles dans les statistiques à partir de 2020. À partir de 2025, ces retraités de soixante ans connaîtront plus de difficultés que ceux de soixante-dix à soixante-quinze ans.

Les conséquences de cette transformation profonde du mode de socialisation des nouvelles générations au cours des années récentes sont nombreuses : des inégalités statiques entre juniors et seniors, avec une dynamique générationnelle très problématique ; des inégalités dynamiques, les problèmes d’entrée des jeunes dans la vie adulte produisant des séquelles durables sur le corps social – une personne qui rate son entrée dans le monde du travail à vingt ans en subira les conséquences jusqu’à la fin de son existence – ; des conséquences personnelles, avec des générations sacrifiées ; des conséquences politiques, avec le déclin de la représentation et de la participation des jeunes.

Les jeunes vivant avec des niveaux de salaire au rabais, a fortiori au regard de leur niveau de diplôme, sont confrontés à des prix de l’immobilier devenus inaccessibles. La dynamique des salaires et des logements entre 1996 et 2006 dans Paris intra muros est très problématique pour les jeunes salariés entrant dans le monde du travail et à la recherche d’un logement près des centres-villes. En 1984, une année de salaire parisien moyen permettait de s’acheter 9 mètres carrés dans Paris intra muros, mais seulement 3 mètres carrés en 2005. En euros constants, le prix moyen dans le Val-d’Oise au milieu des années 2000 était le prix moyen dans Paris intra muros en 1995.

Cette dynamique est excellente pour les seniors devenus acheteurs de leur logement jusqu’en 1984 dans des conditions d’accès au crédit et d’inflation leur ayant permis de réaliser des plus-values patrimoniales considérables, même pour des salariés intermédiaires. Par contre, elle entraîne une transformation profonde au sein de catégories intermédiaires parisiennes : elles n’ont guère de possibilité de se loger décemment si les parents ne leur apportent pas une aide à l’achat ou à la location en se portant caution solidaire.

Les générations ayant connu le chômage de masse dans leur jeunesse au moment de leur entrée dans la vie active ont subi des séquelles durables, en particulier en termes de mobilité descendante. Dans Le déclassement, paru en 2009 chez Grasset, Camille Peugny met en évidence, contrairement à Éric Maurin, la réalité du déclassement pour une partie croissante de nos jeunes concitoyens qui, avec deux ou trois années d’études de plus que leurs parents, se retrouvent au mieux dans la même catégorie sociale que ces derniers.

La massification scolaire sans véritables moyens – massification low cost ou fausse démocratisation – a abouti à une situation très inquiétante. Le baccalauréat, par exemple, a perdu beaucoup de sa valeur en termes de positionnement dans la pyramide sociale : si les jeunes bacheliers des années 1970 avaient une chance sur deux d’accéder à une profession intermédiaire ou plus – travailleur social de catégorie B dans la fonction publique, par exemple –, ils ne sont plus que 22 % en 2006.

Un ensemble d’éléments permet de montrer les transformations profondes en matière de bien-être, de niveau de vie et de mode de consommation au sein de la population française.

Les jeunes en stage ou à la recherche d’un poste, qui peinent à rembourser leur logement ou à payer leur location, ne partent pas en vacances. Aujourd’hui, les voyages forment les seniors ! Autrement dit, ces jeunes connaissent des difficultés croissantes pour accéder à un niveau de vie de catégorie intermédiaire.

Ainsi, l’un des paradoxes de la société française est que nous sommes jeunes de plus en plus vieux, et vieux de plus en plus jeunes. La dynamique des suicides est éclairante. Au cours des cinquante dernières années, le taux de suicide des quinquagénaires et des sexagénaires a fondu par rapport à celui des années 1950 et 1960. Par contre, on voit émerger aujourd’hui de nouvelles générations sur-suicidaires de quarante à quarante-cinq ans : cette classe d’âge ne s’est jamais autant suicidée depuis la fin de la Deuxième guerre mondiale. Les seniors d’aujourd’hui ont été les bénéficiaires d’une amélioration considérable en termes de santé et de conditions de travail. Quant aux seniors de soixante à soixante-cinq ans en 2020, ils seront marqués par les séquelles des mauvaises conditions de leur entrée dans le monde du travail à partir des années 1970.

Cette situation n’est pas sans conséquences politiques qui se manifestent par un déséquilibre de la représentation politique. Dans un de mes articles écrit en 2001, je décrivais déjà le vieillissement du personnel politique – qui existe aussi pour les représentants syndicaux. On comptait un député de plus de soixante ans pour un député de moins de quarante ans en 1981, mais neuf députés de plus de soixante ans pour un député de moins de quarante ans en 2007. Les deux grandes générations de députés sont, d’une part, celle d’une trentaine d’années à la Libération, marquée par un vieillissement jusqu’en 1973, et la génération des jeunes ayant émergé dès 1978 et dont beaucoup sont encore en activité. Un exemple parmi bien d’autres : le plus jeune membre de l’Assemblée nationale en 1981 est Premier ministre aujourd’hui. Loin d’être stoppée, cette dynamique est problématique car le renouvellement générationnel n’est, d’aucun point de vue, préparé. L’Italie connaît la même situation.

La France est donc un cas problématique, tout comme l’Espagne, l’Italie, la Grèce et même le Portugal, où les politiques sociales et la représentation politique sont à la dérive. Au contraire, la Finlande et d’autres pays nordiques connaissent une grande stabilité intergénérationnelle – entre générations et à l’intérieur de chaque génération – : leur système d’organisation sociale plutôt stable dans le temps permet aux jeunes générations de bénéficier de conditions d’entrée dans le monde du travail et de possibilités de réalisation de soi similaires à celles dont profitaient les seniors auparavant. Parallèlement, la représentation syndicale et politique connaît, dans les pays nordiques, un renouvellement.

Le monde anglo-saxon est, lui aussi, marqué par une certaine stabilité intergénérationnelle, certes avec une expansion des inégalités à l’intérieur des générations, mais sans sacrifice de certaines générations comme en Espagne et en Italie. En Espagne, la génération des mileuristas, ces jeunes de trente-cinq ans titulaires d’un master, gagnant 1 000 euros par mois et restant dans la dépendance de leurs parents, est marquée par un affaissement de la fécondité et une paupérisation : pour ces jeunes très diplômés, il n’existe de place ni dans le monde du travail, ni dans celui du logement.

À l’horizon de 2020, les grandes difficultés en France viendront de la réplication, avec quelques variantes, de ce qui s’est passé en Espagne et en Italie : une focalisation sur les retraites, le quatrième âge et la santé, autrement dit une focalisation de l’ensemble des politiques sociales sur le dernier tiers de la vie. Un tiers des adhérents de la CGT sont des retraités. Le fait que le monde du travail soit représenté par des retraités me semble induire des difficultés de dynamique.

De nos jours, on vit de plus en plus dans une vision de prolongement indéfini de la jeunesse. Votre serviteur de quarante-deux ans est jugé à l’intérieur même de son syndicat comme un petit jeune aux dents longues, alors qu’il y a quarante ans ceux qui avaient son âge étaient considérés comme ayant fait leurs preuves, voire leur temps.

La dynamique familiale est problématique. Les liens familiaux sont devenus une base du fonctionnement des politiques sociales en France. S’ils ne font pas partie des 3 % d’anciens étudiants des grandes écoles, les jeunes qui ne bénéficient pas du soutien de leur famille connaîtront de réelles difficultés.

On voit donc émerger le risque d’une société d’héritiers.

L’expansion de la valeur des patrimoines moyens, avec un étrange retour à la société d’avant 1914, c’est-à-dire à une société de rentiers, est une véritable problématique sur laquelle vous aurez peut-être l’occasion d’interroger Thomas Piketty.

Les responsabilités sont partagées entre le système scolaire, l’université, les entreprises, les parents, les syndicats, les concepteurs des politiques publiques, la haute fonction publique, les femmes et les hommes politiques.

Concernant la dynamique française, la grande crainte que nous pouvons avoir vient de ce que nous cumulons depuis vingt-cinq ou trente ans un faux libéralisme, n’offrant de liberté qu’à ceux qui disposent déjà d’un patrimoine, et profitant à ceux qui en ont les moyens, et un faux socialisme, qui a oublié ses enfants, l’un et l’autre entravant la dynamique de négociation de l’ensemble du système social. La France, l’Italie et l’Espagne sont des sociétés d’insiders, protégeant ceux qui ont déjà un statut et qui se trouvent au centre du système, mais faisant le sacrifice de ceux qui sont structurellement des outsiders – les immigrés, les femmes, les jeunes, a fortiori ceux qui sont les trois à la fois. Ce sont deux mauvaises réponses face aux enjeux auxquels nous sommes aujourd’hui confrontés.

Pour sauver la dynamique politique, face à nos concitoyens qui ont reçu beaucoup de promesses mais jamais de réponses positives, il faut se remettre à penser le long terme. La pyramide de la représentation politique le permet-elle aujourd’hui ? Il nous appartient d’y réfléchir.

Il faut revoir les priorités : la sauvegarde à l’identique de notre système de retraite, de notre système de santé et de notre système social tout entier est-elle la bonne réponse ? Très sincèrement, j’en doute. En matière de déficits publics, nous avons une très mauvaise dynamique car il ne s’agit pas de déficits d’investissements mais de déficits de subventions, de déficits sociaux dus à la consommation d’un bien-être essentiellement destinée au dernier tiers de la pyramide des âges. Il faut donc repenser le système fiscal.

Il importe aussi que la politique dispose d’une véritable vision à long terme et prenne en compte à la fois les flux et les stocks. Le problème des politiques sociales à la française vient de ce que les réformes ne portent que sur la partie la plus fragile du flux, à savoir les nouveaux entrants – les jeunes – à qui l’on offre des statuts au rabais et des salaires plus bas, tout en exigeant des niveaux de diplôme plus élevés. Je pense qu’une bonne politique publique doit s’adresser aux stocks, ce qui en France est indicible car une telle politique consiste à revenir sur un ensemble de droits acquis – droits qui, malheureusement, disparaissent progressivement pour les nouvelles générations, lesquelles perdent peu à peu les avantages des statuts de leurs aînés.

La natalité française est une bonne et une mauvaise nouvelle. Contrairement à l’Italie, à l’Espagne et à la Grèce, la France a la chance d’avoir un taux de fécondité extrêmement élevé. De ce fait, nous aurons encore longtemps à gérer les problèmes des nouvelles générations. Notre système social, politique et organisationnel sera marqué par une certaine conflictualité, une remise en cause et une volonté de changer les choses. C’est un profond contraste avec ce qui se passe en Suisse et en Italie.

J’ai été volontairement provocateur, mais je précise que les travaux que je vous présente se fondent sur des constats démographiques objectifs et tangibles, que l’INSEE utilise de façon différente. En tant que sociologue, je me fais un devoir de tirer longtemps à l’avance des signaux d’alarme. Malheureusement, au cours des quinze dernières années, ces signaux ont été assez largement ignorés par nos concitoyens.

M. le président Pierre Méhaignerie. Vous n’avez pas été provocateur, mais plutôt stimulant. Cela étant, il me semblerait utile de disposer d’études spécifiques sur les situations locales permettant de faire apparaître les différences territoriales.

M. Élie Aboud. La démonstration de M. Chauvel ouvre des pistes sur le plan sociétal, mais je voudrais revenir sur une question suprarégionale : le taux de suicide chez les seniors. Si ce taux augmente mécaniquement du fait de l’évolution de l’espérance de vie, il connaît en même temps une fonte exceptionnelle, pour quatre raisons essentielles. La première tient à la médicalisation et au développement des structures spécialisées, qui créent un lien social ; la deuxième au militantisme associatif, de plus en plus développé en France, qui est un facteur de cohésion, voire une drogue ; la troisième raison est que, dans notre société, les jeunes entrent très tard dans la vie active pour en sortir très tôt – même si cela est anxiogène, cela réduit considérablement les effets de la pénibilité du travail – ; la quatrième raison est d’ordre financier : nous comparons souvent le pouvoir d’achat des retraités d’une année à l’autre en oubliant que, depuis les années 1990, il existe une culture des retraites annexes. Ainsi, beaucoup de Français, à l’instar des Anglo-Saxons, accompagnent désormais leur retraite des revenus de leur patrimoine.

M. Bernard Perrut. J’ai écouté avec une grande attention votre exposé relatif aux inégalités intergénérationnelles. Je rejoins le président Méhaignerie sur la nécessité de disposer d’une analyse territoriale. En effet, les inégalités sont différentes d’un territoire à l’autre, en termes de classes d’âge, mais aussi parfois d’une classe d’âge à l’autre, selon que l’on vit dans une ville à revenus aisés ou dans une ville dont la population connaît des difficultés sociales, ou même dont les origines culturelles sont différentes. L’analyse des inégalités ne doit pas être uniquement nationale.

Votre constat est intéressant, mais il est pessimiste. J’aurais préféré que votre vision soit plus optimiste. « Le pessimisme est d’humeur ; l’optimisme de volonté », a écrit le philosophe Alain. En l’occurrence, votre pessimisme est fondé sur des réalités, mais les élus politiques que nous sommes espèrent qu’il existe des raisons d’être optimistes car il nous serait difficile d’assumer une vision pessimiste de l’avenir. Quoi qu’il en soit, nous avons à prendre nos responsabilités.

Votre analyse est une forme d’accusation. Selon vous, les parents, les syndicats, les politiques et l’ensemble de la société sont responsables de la situation.

Vous avez parlé d’ « outsiders ». Nous ne sommes pas habitués à nommer ainsi les jeunes en difficulté.

Quelles pistes nous proposez-vous pour inverser la situation ? Votre analyse paraît quelque peu figée par rapport aux réalités. Si elle est juste, il vous sera facile de nous proposer des mesures visant à faire disparaître les inégalités intergénérationnelles sans forcément revenir sur les droits acquis, comme vous le proposez.

Vous évoquez la dépendance, trop longue, des jeunes envers leurs familles. C’est un véritable problème dans notre société mais, au-delà de l’analyse sociale et économique, n’est-ce pas notre société elle-même qui est en cause ? Aujourd’hui, les relations intergénérationnelles mettent les parents en difficulté. De plus en plus de parents sont dans une situation difficile pour avoir contracté des emprunts afin d’aider leurs enfants à faire face à une situation dramatique. Les inégalités se transmettent d’une génération à l’autre, et les difficultés des uns se répercutent sur la vie des autres. Nous devons en tenir compte.

M. Michel Issindou. Nous vous remercions pour la qualité de votre analyse, même si elle n’est pas très gaie. Nos enfants, diplômés ou non, sont dans la situation que vous avez décrite. J’ai interrogé aujourd’hui même le Gouvernement sur la situation anxiogène de l’emploi pour les jeunes, qu’ils soient sous contrat à durée déterminée, intérimaires ou en stage. Ils ont du mal à se loger à Paris, à Grenoble et ailleurs.

Au-delà de ce constat accablant pour notre société qui n’a pas su donner leur place aux jeunes, je voudrais vous poser deux questions.

Aujourd’hui, nous parlons beaucoup de l’emploi des seniors. Il me paraît évident qu’en privilégiant les seniors, nous retardons l’entrée des jeunes dans le monde du travail. D’aucuns considèrent que mon analyse est « soixante-huitarde », mais je l’assume parfaitement. Les fonctionnaires qui travaillent au-delà de soixante ans reportent d’autant l’entrée des jeunes dans le monde du travail.

Comment sortir de ce schéma, dont les seniors se sentent grandement responsables ?

En tant que député, je me sens presque coupable d’être encore là à mon âge. Nous n’avons manifestement pas fait de progrès majeurs quant à la place accordée aux jeunes. Est-ce un problème de société ? Avons-nous quelque espoir d’en sortir, grâce à une embellie de croissance – que l’on ne voit pas forcément venir – ou faut-il reconfigurer nos schémas de pensée ? À la question que je lui posais tout à l’heure en séance publique, Laurent Wauquiez a répondu en balayant d’un revers de main les emplois-jeunes et l’assistanat, pour faire la part belle à la reprise. Mais c’est un discours que nous entendons depuis vingt ans, sans que rien ne reparte vraiment ! Existe-t-il des moyens de redonner confiance à la jeunesse ?

M. Michel Liebgott. Je serai peut-être encore plus dur et plus politique que mon collègue et, en l’absence de Maxime Gremetz, j’assumerai le rôle du communiste de service.

Je me demande si tout cela n’est pas la conséquence de la domination de l’économique sur le politique. Le libéralisme s’est imposé partout, nous n’avons plus de vision collective de la société, et les replis identitaires incitent les jeunes à rechercher autre chose que la réussite salariale.

Nous vivons dans une société capitaliste, sous le règne de la consommation. Le nivellement par le bas qui nous est proposé n’est que la conséquence d’un libéralisme qui a besoin d’une armée industrielle de réserve, met les gens au chômage ou en concurrence et œuvre à la baisse des salaires.

Pour autant, nous ne vivons pas plus mal. Ainsi, dans les quartiers sensibles de ma commune, les jeunes ont tous un portable. Le pouvoir d’achat existe, mais il est nivelé et nous nous retrouvons tous à un niveau très moyen, et plutôt inférieur à ce qu’il était autrefois. En Italie, où je me trouvais récemment, le constat est le même : les jeunes habitent chez leurs parents. Mais, aujourd’hui, grâce à la compagnie Ryanair, même les plus pauvres peuvent voyager.

Nous ne vivons pas forcément plus mal, disais-je, mais nous sommes sans doute plus malheureux, privés d’une vision collective et de perspectives, sans espoir de changer la société, avec l’argent pour seul but.

Ce que vous avez dit du logement est vrai partout, pas seulement à Paris. Dans ma région, certains ont vu leur patrimoine doubler en revendant leur maison deux fois plus cher qu’ils ne l’avaient achetée. Mais, même si certains Français sont très riches, nous sommes dans une situation dramatique.

L’année dernière, dans ma région, le chômage s’est considérablement aggravé dans le secteur de la sidérurgie. Or, cette année, après avoir totalement déstocké, les grands groupes sidérurgiques peinent à retrouver du personnel et sont obligés de recourir à des intérimaires, au demeurant très mal payés.

Je suis né en 1958. Élève à Sciences-po Strasbourg, j’ai arrêté mes études en deuxième année après avoir réussi un concours administratif. Lorsque j’ai dit à mes camarades que je préférais être salarié, ils ont tenté de me dissuader. Vous avez raison, nous sommes entrés dans une société du « tout fric », où l’essentiel est de savoir de quelle façon on pourrait gagner plus. C’est le seul slogan qui vaille aujourd’hui, la seule fin en soi pour un jeune, et cela explique les économies parallèles. Voilà le résultat d’une absence totale de vision collective et de projet politique !

M. Jean-Patrick Gille. Je voudrais relativiser un peu les propos de M. Liebgott.

Comme mon collègue Bernard Perrut, je me suis beaucoup investi dans les problèmes des jeunes et, comme lui, je n’ai pas beaucoup apprécié votre exposé. En prenant du recul, on peut se demander si toute société n’envoie pas ses enfants au casse-pipe. Les générations précédentes les ont envoyés à la guerre. Nous, nous les confrontons à la guerre économique, à la concurrence généralisée. Est-ce une fatalité anthropologique ? Les insiders font-ils payer un lourd tribut aux jeunes, faute de le faire payer aux immigrés ? Les jeunes sont devenus ce qu’étaient les immigrés dans les années 1970. Votre démonstration est terrible car elle montre la dynamique négative que cette situation déchaîne.

Comment expliquez-vous la cécité de notre société, y compris des jeunes eux-mêmes ? Est-ce un fatalisme, du type « chacun doit faire ses preuves » ? Les jeunes, comme le montrent leurs tenues vestimentaires, s’identifient à une forme de paupérisation. Est-ce parce que nous n’avons pas su maîtriser les phénomènes liés à l’allongement de la durée de la vie ? Notre espérance de vie gagne un trimestre par année et nous avons sous-estimé ce phénomène, auquel sont venus s’ajouter les gains de productivité.

Comment inverser la tendance ? Nous sommes pris dans une terrible spirale. Un déclic, une prise de conscience sont-ils possibles ? En tant que responsable d’une mission locale et responsable national, j’en doute.

Le dispositif de défiscalisation des heures supplémentaires est le parfait exemple de ce qu’il ne faut pas faire. Nous avons fait un choix qui joue contre les jeunes !

M. le président Pierre Méhaignerie. On dit que les Trente Glorieuses, jusqu’aux années 1975, ont été suivies des « Trente Piteuses ». Mais n’oublions pas cette inflexion extraordinaire que Jacques Delors rappelle dans son livre : l’essentiel de l’effort de productivité de la Nation a été absorbé par les dépenses de prestations, de vieillesse et de santé. Quant à l’effort des collectivités locales, il a été utilisé pour améliorer le cadre de vie de la population. Je considère que ce choix de diriger les gains de productivité non vers les salaires directs, mais vers les salaires indirects est un facteur d’optimisme.

(M. Bernard Perrut, vice-président, remplace M. Pierre Méhaignerie à la présidence de la séance.)

M. Louis Chauvel. Je vous remercie pour toutes ces questions stimulantes. Si je ne puis y répondre ici même, j’y répondrai par écrit dans un avenir proche.

M. Perrut et M. Gille cherchent la recette de cuisine qui nous permettra de sortir de ces difficultés. Il est vrai que ma vision est pessimiste, mais je crains qu’elle ne soit que lucide. Les pires scénarios que je pressentais en 1998 se sont réalisés au cours des douze dernières années. Le chômage n’a pas disparu. Contrairement à ce que prétendaient les démographes, le départ massif à la retraite des premiers nés du baby boom n’a pas fait disparaître le chômage. Je suis désolé de devoir faire ce constat, mais cette promesse – une de plus – n’engageait que ceux qui l’ont écoutée.

Ceux qui en 1999 se déclaraient optimistes du fait des gains de productivité liés à la bulle internet, à l’économie virtuelle, à la croissance, se sont magistralement trompés sur les capacités de rebond de notre société.

Mon pessimisme est actif. Nous ne devons pas nous raconter d’histoires sur la réalité de la situation en France, en Italie et en Espagne. La prise de conscience de nos difficultés nous aide à réfléchir aux responsabilités que nous aurons à prendre, à l’avenir, pour mener des politiques sociales plus courageuses, qui ne seront pas fondées essentiellement sur la protection et la défense des statuts de ceux qui surnagent.

Les politiques sociales relativement éclectiques que nous devons conduire doivent s’inspirer des sociétés qui ont échappé à la pire dynamique – celle qui prévaut en Italie, en Grèce ou en Espagne.

Mon propos sera sans doute peu apprécié par la gauche, mais il me semble que nous avons commis de graves erreurs en mettant en place certains dispositifs de redistribution sociale. Des pays comme le Québec et le reste du Canada, et ceux marqués par un capitalisme machiste, ont, sous de nombreux rapports, fait mieux que nous. Si, depuis les deux dernières années, ils font face à des difficultés économiques, les capacités d’emploi des nouvelles générations ne sont pas mauvaises comparées au marasme total dans lequel nous nous trouvons. Les pays plus libéraux que le nôtre n’ont pas nécessairement fait plus mal que nous, même s’ils enregistrent une paupérisation des jeunes, due au manque de logements. Certes, aux États-Unis, au Canada, au Québec, le prix du mètre carré n’est pas aussi élevé qu’en Europe, du fait de la faible densité de la population. La construction n’est pas aussi problématique qu’à Grenoble, par exemple, où il est impossible de repousser les montagnes. En Europe, où l’espace est déjà massivement bâti, on ne peut étendre sans fin l’habitat, et il est difficile de transformer le plan d’occupation des sols.

Je ne suis pas ici pour vous vendre les vertus du modèle néolibéral ou thatchérien, mais je constate que les pays nordiques ont trouvé de meilleurs équilibres, à tous points de vue, entre dynamique économique et protection sociale. L’emploi jusqu’à un âge vénérable y est largement accepté. Je ne suis pas de ceux qui défendront la retraite à l’âge de soixante ans, mais le report de l’âge de la retraite doit aller de pair avec de vraies politiques sociales d’accompagnement pour assurer de bonnes conditions d’emploi aux travailleurs vieillissants et prévenir les difficultés sociales. Les pays nordiques ont engagé une réflexion de fond pour permettre aux personnes âgées de travailler à leur rythme jusqu’à près de soixante-dix ans, de façon à conserver une utilité sociale. En France, l’âge moyen de cessation de l’activité se situe autour de cinquante-huit ans. C’est épouvantable…

Je pense que revenir sur un ensemble de droits acquis est un devoir civique pour l’ensemble de la population de notre pays, mais cela doit s’accompagner de contreparties. Je pense aussi que les évolutions du système fiscal depuis une quinzaine d’années, et surtout les plus récentes, sont très problématiques. Car, si nous voulons instaurer une juste solidarité dans notre pays, c’est vers les seniors riches, qui disposent d’importants patrimoines, que nous devons nous tourner, en distinguant ceux qui disposent de revenus en apparence modestes mais dont l’accumulation patrimoniale génère des plus-values considérables non mesurées par le fisc. C’est une question d’équilibre politique !

Depuis Aristote, nous savons que les pays fortement inégalitaires, notamment du point de vue du patrimoine, ne sont pas méritocratiques. Une société dans laquelle un être, de par sa naissance, a accès au bien-être sans avoir à travailler s’expose à de graves difficultés. À cet égard, il y a un contraste considérable entre les États-Unis, pays libéral où il est possible de connaître une ascension sociale sans avoir de patrimoine, et la France, pays profondément conservateur où il est difficile de réussir au plus haut niveau sans avoir hérité du patrimoine de ses parents.

Ce conservatisme de droite côtoie un conservatisme de gauche qui se caractérise par le maintien des droits acquis, au détriment des nouvelles générations.

En bref, les pistes sont la fiscalité, les droits sociaux et les conditions d’accès au travail. Certes, une dynamique sociale de type nordique ne peut être mise en œuvre en présence d’un chômage de masse concentré sur les nouveaux entrants dans le monde du travail. L’Italie, l’Espagne, le Portugal, la France et la Grèce ont utilisé les jeunes comme variable d’ajustement par rapport au ralentissement économique. Les jeunes de dix-huit à vingt-cinq ans que nous avons sacrifiés deviennent des parents qui n’ont pu rattraper leurs retards de carrière. Les possibilités d’acquérir des droits se délitent. Je suis plus favorable à l’acquisition de nouveaux droits pour les nouveaux entrants qu’à la défense effrénée des droits acquis de ceux qui les ont déjà.

Je retiens vos suggestions concernant les diversités régionales. La France de l’Ouest a connu une amélioration dans les années 1980 à 2000, mais l’Est et le Nord ont souffert de la déliquescence du tissu industriel. Malheureusement, du fait des évolutions actuelles, les techniciens, voire les ingénieurs d’aujourd’hui pourraient bien être délocalisés comme l’ont été les ouvriers d’hier. À Grenoble, des tensions apparaissent dans des entreprises qui sont les fleurons de l’économie d’innovation. C’est comme le morceau de sucre qui se délite au fond de la tasse à café : cela commence par les ouvriers non qualifiés – c’était dans les années 1980 – pour atteindre progressivement les catégories intermédiaires de la société française.

C’est un véritable problème de dynamique sociale qui a frappé les jeunes. Le rapport de Martin Hirsch aurait pu entraîner une certaine prise de conscience, mais il a été établi trop vite et compte très peu d’attendus. Ce qui est certain, c’est que nous consacrons peu de moyens à résoudre la difficulté. Dans une période de crise, il faudrait investir en priorité dans l’emploi des nouvelles générations, ne serait-ce que pour sauvegarder l’employabilité. Malheureusement, je vois se reproduire le scénario de la crise de 1993, et surtout de celle de 1985, qui a marqué plusieurs générations.

À gauche, on accuse le néolibéralisme. Cette analyse est partiellement vraie, mais également partiellement fausse, car ce n’est pas la seule explication du désastre. Nous allons devoir redistribuer les cartes et revenir sur un certain nombre d’avantages acquis pour redécouvrir les joies du plein-emploi que nous avons abandonné il y a trente-cinq ans, en 1975. Nous ne cessons de le payer, et nous vivons avec ce désastre social qui grossit de génération en génération. Des générations de jeunes, et de moins jeunes parents font face à des difficultés croissantes pour assurer à leurs familles un bien-être inférieur à celui auquel ils pensaient pouvoir accéder.

En France, en Italie et en Espagne, nous avons connu une expansion des diplômes, mais les emplois correspondants se sont progressivement asséchés. En 1968, on devenait instituteur à dix-neuf ans, avec la perspective d’une carrière ascendante. Aujourd’hui, un professeur des écoles commence sa carrière à vingt-quatre ans, soit six années de cotisation en moins. Telle est la nouvelle société que nous avons créée. Dans les pays nordiques, les jeunes sont employés à dix-huit ans, dès qu’ils quittent l’enseignement secondaire. Ils occupent une activité professionnelle dans des ONG ou des associations qui leur permettent de faire le tour du monde. Vers vingt-trois ans, ils retournent à l’université, ce qui ne les empêche pas d’avoir un master, d’être syndiqués pour 50 % d’entre eux dès l’âge de vingt-trois ans, et d’être des adultes reconnus comme tels à un âge où, en France, ils seraient considérés comme des stagiaires à vie.

Je vous conseille de lire Mileuristas de l’espagnole Espido Freire, et je vous indique qu’il existe en Allemagne une fondation qui s’intéresse aux droits des générations futures, en particulier aux déficits accumulés et à la dette publique, qui revient à imposer les générations futures. Le rythme de 6 % du PIB que nous connaissons actuellement est un supplément d’impôt correspondant à près de 1 000 euros par an pour chaque futur citoyen. Ce grave problème n’est pas pris en compte ; en tout cas, il ne l’a pas été au cours de la décennie qui vient de s’écouler. Avec un peu de chance, cela pourrait générer une forte inflation, mais je crois surtout que cela induira des régulations qui pèseront lourdement sur les jeunes générations, ces dernières devant alors payer des cotisations croissantes.

Même si la situation est parfois meilleure au plan local qu’au plan national, notre pays est confronté à de graves difficultés.

Certains jeunes préfèrent s’expatrier à cause des problèmes auxquels ils se heurtent pour faire reconnaître leurs talents – j’ai pu le constater à Sciences-po, où j’enseigne. À Montréal, par exemple, on peut accéder dès l’âge de trente ans à des niveaux de salaire et de responsabilités correspondant à ceux de professeurs ou de directeurs de laboratoire de plus de quarante ou cinquante ans en France. On constate en outre qu’une majorité de la population attend avec impatience d’atteindre l’âge de soixante ans pour bénéficier de vacances à vie et pour échapper à un monde du travail de plus en plus difficile. Notre société souffre donc d’un problème général de fonctionnement.

Les grandes villes chinoises offrent un exemple fort intéressant en ce qui concerne l’accroissement du bien-être des nouvelles générations : les jeunes disposent d’un équipement électronique défiant l’entendement, mais ils n’ont pas de toit sous lequel s’abriter. C’est malheureusement la situation vers laquelle nous nous acheminons.

Toutes ces évolutions s’accompagnent d’une angoisse de plus en plus forte, comme le montrent les taux de suicide et le développement d’une offre psychiatrique publique de masse. On constate, par ailleurs, que de nombreux parents doivent faire face à de graves difficultés lorsque leurs enfants ont entre vingt-cinq et trente ans.

Mme Marie-Christine Dalloz. Vous avez évoqué le déficit d’avenir. Mais les retraites sont également une vraie source de préoccupation en matière d’égalité intergénérationnelle dans les années à venir. Le débat actuel en témoigne.

Vous avez cité le cas des pays nordiques où les jeunes travaillent beaucoup dans les milieux associatifs, notamment les ONG. Comment sont-ils rémunérés ? Bénéficient-ils de contrats jeunes, ou bien les structures associatives et les ONG ont-elles les moyens de les salarier de façon pérenne ?

M. Louis Chauvel. Il y a certes des politiques publiques assurant un subventionnement plus ou moins dissimulé, mais les acteurs du monde associatif ont également développé des pratiques spécifiques dans ces pays, et il existe des emplois répondant à une véritable demande au sein du secteur privé.

Il faut également reconnaître que le système d’enseignement des pays nordiques est plus en harmonie avec le monde du travail que le nôtre. Les jeunes font des stages dès l’âge de seize ou dix-sept ans, ce qui permet une découverte plus rapide du monde du travail, avec l’assentiment des milieux éducatifs. Je ne suis pas sûr qu’il pourrait en être ainsi dans notre pays.

Une autre différence est que nos entreprises ont probablement abdiqué leurs responsabilités. L’Allemagne est, au contraire, parvenue à pérenniser l’apprentissage dans les années 1990, au moment où son système battait de l’aile, ce qui lui a permis d’éponger le surcroît de chômage qui menaçait les nouvelles générations. À cela s’ajoute naturellement un cercle vertueux au plan démographique : 25 % de jeunes en moins signifie 25 % de chômage en moins.

Dans notre pays, les entreprises ont perdu l’habitude de faire travailler les jeunes, et ces derniers ne sont plus habitués à travailler avant l’âge de vingt-cinq ans. Il y a bien sûr des exceptions, mais notre marché du travail ne parvient plus à absorber massivement des jeunes avant l’âge du baccalauréat, comme c’était le cas avant 1968 aussi bien dans le secteur industriel que dans les services. Nous avons, à la place, des universités low cost.

Les responsabilités sont bien sûr partagées et le système s’auto-entretient : il semble normal pour les parents d’aider leurs enfants jusqu’à l’âge de vingt-huit ou trente ans, mais le couperet finit par tomber : il y a un âge à partir duquel on se met à attendre des enfants qu’ils subviennent à leurs propres besoins. Il en résulte une grande souffrance collective, ainsi qu’une entrée dans le monde du travail mal préparée pour beaucoup.

Il existe aujourd’hui une disjonction entre, d’une part, la croissance économique, le bien-être et le développement des « zinzins électroniques » et, d’autre part, la réalité sociale, qui est plutôt marquée par des phénomènes d’étiage et de stagnation, voire de déclin. Les travaux réalisés dans le champ des sciences sociales depuis plus de cent ans ont permis d’établir que cet écart béant entre les aspirations et les possibilités de réalisation produit des frustrations, source d’anomie individuelle – crimes ou suicides, par exemple – et de difficultés politiques, telles que des mobilisations collectives et des révoltes.

Il sera malheureusement difficile de sortir de cette situation, et il ne faudra pas compter sur un concours Lépine des bonnes politiques publiques : c’est l’intégralité du pacte social qui devra être refondé !

M. Bernard Perrut, président. Merci pour ces analyses sans complaisance, réalistes et objectives.

Vous avez évoqué les conservatismes de droite comme de gauche : nous avons tous notre part de responsabilité. Comme vous l’avez indiqué, nous n’avons pas toujours tiré les conclusions des crises que nous avons traversées. Nous ne sommes pas allés aussi loin que nous l’aurions pu.

Vous avez évoqué la nécessité de redistribuer les cartes et de revenir sur les avantages acquis, mais cela suffira-t-il pour renouer avec le plein emploi que nous avons connu autrefois et qui existe dans certains pays étrangers ? On discute beaucoup de l’expérience réussie d’autres pays, notamment de ceux du Nord, mais sans parvenir à appliquer chez nous ce qui marche ailleurs.

La question du droit des générations futures pourrait faire l’objet de longs débats. Un tel droit existe-t-il ? Dans l’affirmative, quelle serait sa nature ?

Merci en tout cas pour votre intéressante contribution à nos travaux.

La séance est levée à dix-huit heures vingt-cinq.

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Informations relatives à la Commission

La Commission des affaires sociales a désigné M. Jacques Domergue rapporteur pour avis sur la lettre rectificative au projet de loi relatif à la rénovation du dialogue social dans la fonction publique.

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Présences en réunion

Réunion du mardi 23 février 2010 à 16 heures 30

Présents. - M. Élie Aboud, Mme Valérie Boyer, M. Jean-François Chossy, Mme arie-Christine Dalloz, M. Rémi Delatte, M. Jean-Patrick Gille, Mme Anne Grommerch, M. ichel Issindou, M. Denis Jacquat, M. Paul Jeanneteau, M. Michel Liebgott, M. Pierre Méhaignerie, M. Bernard Perrut, Mme Valérie Rosso-Debord, Mme Marisol Touraine

Excusés. - M. Jean Bardet, Mme Gisèle Biémouret, M. Pierre Cardo, M. Gérard Cherpion, Mme Monique Iborra, M. Jean-Marie Le Guen