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03/12/2007 – Discours prononcé lors de la cérémonie de remise de la médaille des Justes

Monsieur l’Ambassadeur,

Madame la Présidente du Comité Français pour Yad Vashem,

Monsieur le Président pour la Mémoire de la Shoah,

Monsieur le Président du Comité Représentatif des Institutions Juives de France,

Mesdames et Messieurs les Délégués du Comité Français pour Yad Vashem,

Mesdames, Messieurs,

Plus qu’un honneur, c’est pour moi une grande émotion de vous recevoir ce soir.

Je suis très heureux que ce soit ici, à l’Assemblée nationale, que soient remises cette année les médailles des Justes. Plus que d’autres, ces lieux incarnent notre Histoire. Dans le reflet des miroirs, au détour des couloirs, dans le creux des pierres, l’usure des tapisseries, au gré des rayons de la Bibliothèque, dans l’hémicycle bien sûr : l’Assemblée est ce lieu où se définit l’avenir à l’ombre sage et tutélaire du passé. André Malraux résumait cela d’un mot : il appelait « maisons des siècles » ces édifices nationaux qui, nous accueillant, paraissent nous chuchoter « Souviens-toi ».

Le souvenir, c’est tout l’objet de l’Institut commémoratif des Martyrs et des Héros de la Shoah, dont le nom – Yad Vashem – vient de cette si belle citation du Livre d’Isaïe : « Et je leur donnerai dans ma maison et dans mes remparts, un monument (Yad) et un nom (Vashem) qui ne seront jamais effacés. »

Il est nécessaire, il est urgent de se souvenir, encore et toujours.

Le souvenir est d’abord une exigence morale. Il faut se souvenir par fidélité envers ceux qui nous ont précédés, à qui nous devons d’être là et le monde dans lequel nous vivons. Une exigence morale, oui, ou pour dire les choses autrement, une politesse envers les morts.

Michelet disait : « Chaque mort laisse un bien, un petit bien, sa mémoire, et il demande qu’on la soigne. »

Un « petit bien », sans doute pour ceux qui, comme la plupart d’entre nous, ont la chance d’avoir une vie heureusement ordinaire (« une vie d’homme, dit Robert Badinter, c’est une goutte d’eau qui glisse le long de la vitre »).

Mais il arrive parfois que le monde se fasse folie et fureur, et que dans une suspension dramatique des hiérarchies ordinaires, des hommes soient arrachés à leur propre existence pour incarner – dans le plus grand malheur – la tragédie de tout un peuple et de l’humanité toute entière.

Alors leur mémoire n’est plus seulement ce « petit bien » qu’évoquait Michelet. Alors, le souvenir de ce qu’ils ont vécu devient pour tous l’exigence la plus haute et le bien le plus précieux.

Il faut aussi se souvenir pour comprendre le monde et s’ériger en acteur de notre histoire. Car si rien n’est jamais identique, si les faits ne se reproduisent jamais, si la grande loi du monde est toujours le Divers, tout est lié, tout se tient, tout s’éclaire. Telle est notre responsabilité d’homme : mieux comprendre le monde pour mieux le changer. Comprendre les faits pour les modifier, les inspirer : pour que du temps sorte l’Histoire, pour que de l’Histoire sorte le bien des hommes.

Oui, il faut se souvenir. Se souvenir justement. Et rien peut-être n’est plus difficile. Surtout face au pire des crimes. Comment se rappeler le bien, toujours dérisoire face à l’énormité du mal ? Comment s’intéresser à quelques vies sauvées quand le massacre se compte en dizaines de millions ? Comment éprouver encore de la gratitude quand le sentiment d’injustice, la colère, la peine pourraient tout écraser ?

Telle est la générosité d’Israël et de Yad Vashem : se souvenir des millions de victimes de la Shoah, se souvenir aussi de ceux – quelques milliers – qui ont sauvé des Juifs. Telle est aussi sa victoire sur le mal : refuser la simplification du monde, son partage binaire, tranché et brutal. Oui, telle est sa victoire, et sa leçon pour nous : ne pas renoncer à la complexité du monde.

Complexité du passé, où, même aux heures les plus sombres pour le peuple Juif, des hommes, au risque de leur propre vie, se sont levés pour cacher, prévenir, aider leurs frères humains menacés de mort.

Complexité de notre histoire, et par « notre histoire », j’entends l’histoire des relations entre la France et les Juifs. Complexité, car à côté de l’impardonnable faute de Vichy – dont le Président de la République Jacques Chirac a assumé, au nom de la France, la terrible responsabilité – la France, République, Empire ou Monarchie, s’est longtemps démarquée des autres nations par le sort favorable qu’elle assurait aux Juifs.

Comment, en ces lieux, oublier les interventions fameuses devant l’Assemblée révolutionnaire, du comte de Clermont-Tonnerre et de l’abbé Grégoire qui aboutirent à l’émancipation des juifs en 1790 et 1791 ?

La France, premier pays à accorder la citoyenneté aux juifs vivants sur son sol : ce n’est pas rien. « Voilà notre seconde loi du Sinaï » disait Isidore Cahen. « C’est notre sortie d’Egypte. C’est notre Pâques moderne. » disait le rabbin de Nîmes lors d’un service commémoratif célébré dans sa synagogue à l’été 1889. Et malgré les changements de régime, cette politique d’émancipation des Juifs va se poursuivre tout au long du XIXème siècle : sous l’Empire, par la création du Consistoire par Napoléon, sous la Restauration, la Monarchie de Juillet, le Second Empire. Jusqu’à la Troisième République, qui s’ouvre avec le décret Crémieux. Jusqu’à l’Affaire Dreyfus.

L’Affaire Dreyfus ! Mais là encore, face à l’injustice et au pire, ce qui est remarquable, c’est la mobilisation extraordinaire d’une partie du pays et de son élite intellectuelle. Les plus grands noms de la politique française y ont pris part (Clemenceau, Jaurès…). Enfin, elle a été la victoire du droit, de la justice, le triomphe de la République contre l’antisémitisme qui sévissait alors partout en Europe.

Il ne s’agit pas pour autant de nier l’antisémitisme. Comment seulement le pourrait-on ? Certes, il a subi une défaite lors de l’Affaire Dreyfus. Mais il a resurgi dans les années 30. A quelques pas de ce salon, l’hémicycle résonne encore du discours abject de Xavier Vallat, lors de l’investiture de Léon Blum en 1936. Sous l’Occupation, c’est cet antisémitisme français, et non l’occupant, qui inspire le statut des Juifs.

Statut des Juifs, rafles… : époque de la honte.

Et je veux souligner ceci : contrairement à d’autres pays, il n’y a pas eu en France de protestation politique et collective contre la politique anti-juive de Vichy. Nous ne l’oublions pas, et le nombre et le courage des Justes ne rachèteront jamais cette faute, ni cette honte.

Mais des justes, il y en eut, oui, et nombreux. Des justes, laïques, mais le plus souvent chrétiens, protestants ou catholiques, souvent des gens ordinaires.

« Quiconque sauve une vie, sauve l’univers tout entier » dit le Talmud.

Ce sont ces hommes, auxquels vous vous apprêtez à rendre hommage, qui en sauvant des Juifs ont aussi sauvé la France.

Quand l’Etat renonçait coupablement à ses valeurs et se faisait le complice du Mal, les Justes ont incarné ces valeurs abandonnées par le pays et ses institutions. Comme les résistants, ils ont dit non. Ils se sont opposés. Ils ont été ce que la France tout entière aurait du être. Ils sont l’honneur de la République.

Aussi, je veux m’associer à cet hommage et exprimer à ces Justes l’humble et profonde gratitude de la France.