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06/02/2008 – Discours prononcé lors du déjeuner « des femmes », en présence de Madame Simone Veil, ancien ministre

Mesdames les Ministres,

Mesdames les députés,

Mesdames les sénateurs,

Madame,

C’est un très grand honneur et une profonde émotion de vous recevoir aujourd’hui.

Quelque part dans La Recherche du Temps Perdu, Proust dit que le raffinement et l’élégance des grands aristocrates du Faubourg Saint Germain tient essentiellement à leurs femmes. Sans le mariage, affirme-t-il, ces hommes, quelque élevés et bien élevés qu’ils eurent été, ne se seraient jamais départis d’une certaine épaisseur de pensée dont seules les femmes pouvaient, quoique imparfaitement sans doute, les guérir.

Et de fait, il n’est qu’à songer à ce XVIIIème siècle français, qui demeure dans l’histoire un des grands moments de raffinement, non seulement des goûts et des manières, mais aussi de la pensée. Ce XVIIIème siècle éclatant de modernité, ce XVIIIème siècle des Lumières où les sciences, la philosophie, la politique prennent une ampleur, une vigueur et une générosité jusqu’alors inconnues, ce XVIIIème siècle est d’abord un siècle féminin. C’est le temps où l’on pense dans les Salons, ces salons tenus par les femmes de l’aristocratie ou de la grande bourgeoisie, ces salons où se font les livres, les gouvernements et les révolutions. Si ce siècle fut si brillant et si moderne c’est à ne pas douter grâce à l’immense pouvoir que les femmes, celles de la haute société, purent y exercer.

Il fallut attendre longtemps pour que les femmes retrouvent une telle place dans la société. Il fallut attendre la deuxième moitié du XXème siècle – hier à peine – pour que les femmes renouent avec le pouvoir. Cela bien autrement et bien plus largement qu’au XVIII ème siècle : par le droit et plus seulement par les faits ou la naissance.

A l’aune de ce que fut le XVIIIème siècle, on pourrait s’en tenir à un calcul d’intérêt et plaider pour un pouvoir féminisé, sans même parler d’égalité, de justice ou d’équité. On pourrait vouloir un pouvoir plus féminin, mieux partagé entre hommes et femmes, au seul constat que les femmes sont bénéfiques au pouvoir, qu’en somme elles le rendent plus intelligent.

Aussi, mesdames, ne puis-je que me réjouir de la réussite que vous représentez dans cette entreprise d’un pouvoir plus justement réparti entre hommes et femmes, et ainsi exercé, l’expression sonne juste, en « bonne intelligence ».

J’attends beaucoup de votre présence aux plus hautes responsabilités de l’Etat. Je crois que la France a beaucoup à gagner de votre pouvoir en vivacité et en modernité.

La modernité, oui, je reviens à cette qualité que je crois plus fréquente chez vous, Mesdames, que chez nous les hommes. L’exemple du XVIIIème est frappant. Il en est autre, non moins édifiant, non moins remarquable, c’est votre parcours, Madame.

Il est souvent délicat de personnaliser une lutte collective, d’incarner la victoire d’un groupe, d’être un symbole. La part de singularité qui fait chaque destin s’y amenuise souvent. Cette singularité, pourtant, c’est ce qui nous fonde, ce qui nous est propre, en d’autres termes, c’est notre liberté. Aussi, madame, si vous avez pu incarner, en pionnière, la féminisation de la vie politique à une époque où le pouvoir était l’apanage quasi exclusif des hommes, je tiens d’abord à rappeler l’évidence : que vous êtes bien plus que cela.

Par votre courage, votre intelligence, vos convictions, vos réussites, par la grandeur singulière mais aussi dramatique de votre destin, vous êtes, madame, à n’en pas douter, bien plus qu’un symbole.

Votre vie, exemplaire, est connue de tous : d’abord votre enfance heureuse à Nice, dans une famille juive et laïque, puis le tragique absolu de votre déportation à Auschwitz, cette expérience inimaginable et indicible du pire, ou pour reprendre vos propres mots de « l’enfer ». Puis les études, de droit et de science politiques, votre mariage, vos trois enfants, puis l’entrée dans la magistrature en 1957, qui n’était ouverte aux femmes que depuis dix ans. Vous y ferez une brillante carrière, notamment à la Direction des affaires civiles où, sous l’égide de Jean Foyer et aux côtés de Jean Carbonnier, vous participez aux grandes réformes du Code civil, qui aboutissent en particulier à l’égalité totale entre hommes et femmes, aussi bien en ce qui concerne l’autorité sur les enfants que sur la gestion des biens.

En 1974, tous les Français s’en souviennent, vous entrez au gouvernement de Jacques Chirac, sous la présidence de Valery Giscard d’Estaing. Vous êtes ministre de la Santé, portefeuille que vous conserverez sous les gouvernements successifs de Raymond Barre, jusqu’en 1979.

C’est à ce titre que vous êtes, en 1974, le maître d’œuvre de l’adoption par le Parlement du projet de loi sur l’interruption volontaire de grossesse qui dépénalise l’avortement. La violence des débats, de l’ambiance, est aujourd’hui difficilement imaginable, tant ce droit, que vous avez introduit en France, paraît aujourd’hui naturel et consubstantiel à la modernité de notre société. Vous êtes injuriée, des croix gammées sont dessinées sur le mur de votre immeuble, devant l’Assemblée, des femmes égrènent des chapelets…. Ce fut l’un des grands débats de la Vème République, l’un de ces instants où la politique rejoint l’Histoire. Et cela parce que, comme toujours dans ces instants, l’Histoire est incarnée par un homme, ou une femme, qui la fait basculer du côté de la modernité, de la raison et de la justice. Ces séances mémorables de novembre 1974 sont de celles auxquelles je pense, comme beaucoup d’autres députés, chaque fois que je me rends dans l’hémicycle.

En juillet 1979, vous quittez le gouvernement pour conduire, à la demande de Valéry Giscard d’Estaing, la liste UDF pour les premières élections européennes au suffrage universel. Le 19 juillet vous êtes élue première présidente du Parlement européen. Vous occuperez ces hautes fonctions jusqu’en 1982. Votre engagement européen est ancien, fondé sur l’effroyable histoire du XXème siècle que vous avez vécue, c’est l’une de vos convictions majeures. Ce sera l’une des grandes constantes de votre parcours politique.

En 1993, vous êtes nommée ministre d’Etat, ministre des Affaires sociales, de la Santé et de la Ville dans le gouvernement d’Edouard Balladur. Vous exercerez ces fonctions jusqu’en 1995.

Vous deviendrez ensuite membre du Haut Conseil à l’intégration, puis en 1998, vous êtes nommée au Conseil constitutionnel.

Plus d’un homme, madame, auraient aimé avoir un tel parcours. Il est exemplaire. Sans doute incarnez vous la réussite des femmes rendue enfin possible au XXème siècle.

Mais plus que cela peut-être, vous incarnez la part de lumière du XXème siècle, celle qui, au mal absolu oppose inlassablement la possibilité du bien

Telle est la réponse de la raison et du juste à la folie et au mal.

Telle fut la vôtre ; elle honore l’humanité.