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10/07/2009 – Hommage aux 80 parlementaires - « 10 juillet 1940 » - Vichy

Monsieur le Ministre,

Monsieur le Député,

Monsieur le Préfet,

Monsieur le Président du Comité,

Mesdames, Messieurs,

Parmi les vertus que les grands auteurs considèrent comme éminemment politiques, – l’habileté, la prudence, la sagesse –, il en est une rare entre toutes : le courage. Et chaque fois que, le 10 juillet, des femmes et des hommes se rassemblent ici en mémoire des 80, c’est d’abord le courage qui est honoré.

Du courage, il en fallait, le 10 juillet 1940, pour s’opposer publiquement au plan Laval-Pétain. Du courage, il en fallait beaucoup pour lancer, devant une assemblée désemparée par la débâcle et la défaite : « Vive la République quand même ! » Du courage, indéniablement, les 80 en ont montré, eux qui s’attendaient à être arrêtés et molestés à l’issue du scrutin.

Essayons un instant de nous remettre dans le contexte de l’époque. La France vaincue, envahie, à terre : ce qui paraissait invraisemblable en 1939 devient l’écrasante réalité de 1940, une réalité à ce point humiliante et insupportable qu’on éprouve le besoin de désigner des responsables – les juifs, les francs-maçons, le personnel politique républicain.

Ironie cruelle de l’histoire, celui qui orchestre la liquidation de la République est lui-même un vieux parlementaire, rompu au jeu des combinaisons ministérielles, passé insensiblement du socialisme au centre puis à l’extrême droite : Pierre Laval.

Son objectif est double : accuser l’institution parlementaire de tous les maux, pour mieux la discréditer et s’en débarrasser, mais aussi lui arracher par un vote le semblant de légitimité nécessaire pour installer Pétain à la tête de l’État.

De là vient cette funeste séance du 10 juillet 1940 au Casino de Vichy, un des moments cruciaux de l’Histoire de notre pays au XXe siècle. Aux députés et aux sénateurs réunis en Assemblée nationale, il est clairement demandé d’abdiquer leurs principes et de saborder la République. Certes, le texte mis aux voix ne semble demander que les pleins pouvoirs en vue de rédiger des actes constitutionnels qui devraient être ratifiés par la Nation… Certes, le projet rédigé par Laval pousse la duplicité jusqu’à évoquer la création d’assemblées parlementaires dans les futures institutions de l’État français. Mais ces précautions de vocabulaire ne trompent personne, c’est bien le sort de la République qui est en jeu.

Parmi les documents historiques dont j’ai la garde, parce qu’ils sont conservés à la bibliothèque du Palais-Bourbon, se trouve le manuscrit de la fameuse « déclaration des 27 » que voulut défendre le député Badie et qui en fut empêché : les signataires, lit-on, « se refusent à voter un projet qui aboutirait inéluctablement à la disparition du régime républicain ».

J’ai parlé du courage, mais il faut aussi saluer la clairvoyance des 80. Ils savent, en ce 10 juillet 1940, qu’on ne leur propose pas de liquider seulement les institutions, mais l’œuvre même de la Troisième République. Cette œuvre, vous la connaissez, car elle est au fondement de notre pacte démocratique : les lois scolaires de Jules Ferry, la loi de 1901 sur les associations, la loi de 1905 sur la séparation des Églises et de l’État, l’impôt sur le revenu… Comment un régime qui présente un bilan aussi riche a-t-il pu, en 1940, défaillir à ce point ? Sans doute est-ce que la défaite constitue le triste aboutissement d’un long processus de déprise politique, lequel tient au phénomène combattu par Paul Reynaud et son sous-secrétaire d’État le général de Gaulle : l’abaissement du pouvoir exécutif.

Dès le début de la Troisième République, les institutions ont exclu que l’exécutif puisse jouer un rôle éminent. Des personnalités aussi extraordinaires que Gambetta, Ferry, Waldeck-Rousseau, Clemenceau, Caillaux, Herriot, Tardieu, Blum, n’ont pu donner toute leur mesure : aucun homme de gouvernement n’est parvenu à rester aux responsabilités au-delà d’une à deux années au maximum. « Le problème essentiel de la République, c’est d’avoir figure de gouvernement », disait Jules Ferry. Cette faiblesse institutionnelle, conjuguée à la violence de la crise politique, économique et morale des années 30, mène tout droit à la défaite de juin 1940. Les institutions ne permettent pas à une volonté politique de faire face à la menace nazie, ni d’avoir les moyens d’agir dans la durée. Des hommes comme Georges Mandel, Paul Reynaud, en font l’expérience : la République née du sursaut patriotique de 1870, la République qui avait gagné la Grande Guerre, n’a pu faire face à un nouveau péril.

C’est là un des enseignements politiques du 10 juillet 1940 : faute d’un pouvoir démocratique stable, c’est une dictature collaborationniste qui finit par s’installer.

N’oublions jamais à quel point la question institutionnelle joue un rôle déterminant dans notre pays. Depuis la Révolution française, nous peinons à concilier les droits du Parlement avec la nécessité d’un exécutif agissant. C’est pourquoi l’équilibre trouvé sous la Cinquième République est précieux. Cet équilibre, d’ailleurs, n’a jamais été remis en question par les différentes révisions constitutionnelles, qui toutes ont eu pour objet de le conforter. La souplesse et la solidité de nos institutions vont de pair : et nous savons bien que c’est le souvenir du 10 juillet 1940 qui hante le général de Gaulle quand il bâtit, avec la Cinquième République, un système institutionnel efficace et harmonieux.

En ce sens, le 10 juillet 1940 ne s’analyse pas seulement comme l’aboutissement d’une crise, mais aussi comme l’amorce d’une renaissance. Pétain a tenté de faire croire qu’il incarnerait un renouveau, mais nous savons bien ce qu’il en a été. Le vrai renouveau, ce sont les 80 qui l’apportent : ils ne se contentent pas de sauver l’honneur de la République, ils revivifient l’idéal républicain en disant « non » à la fatalité. Les 80 bulletins de couleur bleue déposés ce jour-là dans l’urne sont bien plus que 80 bulletins « contre » : ce sont des bulletins pour, pour une France démocratique assumée, pour une France capable de relever tous les défis. Avec l’appel du 18 juin, avec l’embarquement de 27 parlementaires sur le Massilia pour continuer la lutte depuis l’Afrique du Nord, le vote des 80 nous émeut parce qu’il a constitué un des premiers actes de résistance.

Ce défi à l’adversité, les 80 le payèrent au prix fort. Trois d’entre eux furent assassinés : Marx Dormoy, François Camel et Georges Pézières. Dix partirent en déportation, dont cinq ne revinrent jamais : Jordery, Malroux, Rambaud, Thivrier et le marquis de Moustier. Mais leur exemple a montré la voie à de nombreux Français. Je n’oublie pas que, parmi ceux qui votèrent les pleins pouvoirs à Pétain, il y eut des hommes capables de se ressaisir et, dans les années qui suivirent, de prendre les armes contre l’occupant.

Dans les réseaux, dans les maquis, ils retrouvèrent ces républicains inébranlables à qui nous rendons hommage aujourd’hui. Parmi les 80, permettez-moi d’avoir une pensée pour l’un d’eux en particulier : Amédée Guy, médecin et député de Haute-Savoie. Pierre Miquel l’avait souligné, les élus des départements de montagne sont nombreux parmi les 80, tout comme ceux du littoral. Pour le reste, le groupe sans chef des 80 se révèle d’une étonnante diversité : on trouve parmi eux des trentenaires et des septuagénaires, des hommes neufs en politique aussi bien que d’anciens ministres, des dissidents du groupe communiste, des socialistes, des radicaux, aux côtés d’un industriel de droite comme le marquis de Moustier… La défense de la démocratie et des droits de l’Homme transcende les considérations d’appartenance partisane et c’est pourquoi, dans le livre d’or des 80, le nom de Léon Blum voisine avec celui du comte de Chambrun ou du démocrate-chrétien Auguste Champetier de Ribes. Cette diversité, elle aussi, préfigure la Résistance, qui rassembla tant d’hommes et de femmes que tout semblait devoir séparer, sauf la volonté de défendre l’essentiel. Ni le courage, ni la clairvoyance, ni l’espérance ne sont engagés dans un seul parti : aux moments critiques, on se détermine toujours selon sa conscience.

Telle est justement toute la grandeur du mandat parlementaire : être confronté à de grands choix – même s’ils ne sont pas toujours aussi tragiques, heureusement – et se prononcer, après la délibération commune, selon l’idée qu’on se fait de l’Homme, de la France, de l’intérêt général. Bien sûr, les parlementaires ont l’habitude d’être attaqués, moqués, critiqués : c’est cela aussi, la démocratie… Mais je peux vous garantir, en tant que Président de l’Assemblée nationale, qu’ils ont la passion du travail parlementaire et que leur premier moteur est un profond dévouement à leur pays et à leurs concitoyens.

C’est pourquoi, en pensant à ce parlementaire qui, le 10 juillet 1940, eut le cran de crier : « Vive la République quand même », je voudrais dire aujourd’hui, en votre nom à tous : « Vive la République toujours ! »