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22/06/2010 - Allocution d’ouverture du colloque « Les 18 juin, combats et commémorations »

Monsieur le Président, cher Pierre Mazeaud,

Mesdames,

Messieurs,

Chers compagnons et amis,

Je ne l’apprendrai à personne ici, Charles de Gaulle, dans sa jeunesse, a hésité entre la tentation littéraire et la carrière des armes. Et si nous sommes réunis aujourd’hui pour saluer la mémoire du Général, il n’est pas possible d’oublier l’écrivain dans la description qu’il nous a laissée du 17 juin 1940, à la veille de l’appel qui allait réveiller la France : « L’équipe mixte du défaitisme et de la trahison s’emparait du pouvoir dans un pronunciamiento de panique. Une clique de politiciens tarés, d’affairistes sans honneur, de fonctionnaires arrivistes et de mauvais généraux se ruait à l’usurpation en même temps qu’à la servitude. Un vieillard de 84 ans, triste enveloppe d’une gloire passée, était hissé sur le pavois de la défaite pour endosser la capitulation et tromper le peuple stupéfait… »

On ne peut dire de manière plus stylée le dégoût, la colère et le mépris de l’homme qui, au micro de la BBC, appela au contraire les Français à lutter.

Si jamais un refus a pu être constructif, ce fut bien celui du général de Gaulle le 18 juin 1940. Refus de la défaite bien sûr, refus de l’occupation, refus d’un armistice alors que la guerre va continuer au plan mondial et que la France peut encore jouer la carte de son empire colonial. Mais ce refus-là, viscéral et instinctif, n’a fait que cristalliser un autre refus, plus politique et même philosophique : celui des solutions toutes faites et de l’attentisme.

Au long des années 1930, c’est l’affrontement des dictatures et des démocraties qui a rythmé la marche du monde. Non seulement des régimes parlementaires s’éteignent, remplacés ou annexés par un pouvoir totalitaire, mais les dictatures parviennent à s’entendre entre elles : l’Axe Rome-Berlin finit par passer par Tokyo, tandis que le Pacte germano-soviétique établit une solidarité insuffisamment soulignée entre le nazisme et le stalinisme.

Témoin avisé de son temps, Charles de Gaulle comprend le sens de ces évolutions, qu’il pressent lourdes de menaces. Les démocraties doivent se préparer à se défendre, en adaptant leur doctrine militaire aux enseignements des guerres qui ont lieu en Chine et en Espagne. Très tôt il a conscience que l’emploi massif et concentré des blindés et de l’aviation va révolutionner la conduite de la guerre : il le dit, il l’écrit, il plaide auprès de sa hiérarchie, il fait même le siège des députés, ne rencontrant de compréhension que chez Paul Reynaud, qui fera de lui, trop tard, un sous-secrétaire d’État à la Guerre en 1940…

Cette décennie qui précède l’appel du 18 juin est tout le creuset de ce qu’on appellera plus tard le gaullisme : le refus catégorique de la dictature et à plus forte raison « d’entamer une carrière de dictateur », mais aussi le souci de procurer à la démocratie la vitalité, l’efficacité, la solidité nécessaires à sa survie. Charles de Gaulle l’a su d’expérience, la routine, l’endormissement, la confusion menacent tout particulièrement les régimes démocratiques qui, par nature, dispersent leurs forces en une multitude de directions. Pour conjurer ce risque, le général de Gaulle entrevoit deux pistes : le rassemblement et les institutions.

Le rassemblement transcende les attaches partisanes – ce qui ne signifie pas les nier –, il vise à donner à cet idéal abstrait que nous nommons « l’Intérêt général » une assise populaire, une base militante, en un mot la réalité humaine sans laquelle il ne peut que dépérir. Dans l’appel du 18 juin, le général de Gaulle s’adresse d’abord aux officiers, aux soldats, aux ingénieurs et ouvriers des industries d’armement, mais dans la célèbre affiche qui va relayer cet appel, il s’adresse « à tous les Français », il convie « tous les Français, où qu’ils se trouvent », à s’unir à lui : et c’est par là que le gaullisme est profondément l’enfant de la République, l’héritier des soldats de l’an II et du suffrage universel.

Cependant, le rassemblement des Français ne peut être qu’éphémère et sentimental s’il n’est pas conforté par des institutions, garantes d’efficacité et de pérennité. A cet égard, il est révélateur et même touchant qu’à peine installé dans son QG de Carlton Gardens, le général de Gaulle dépense une part importante de son énergie et de ses maigres moyens à mettre en place un début d’administration étatique : des services, des formulaires, des circulaires… Ses adversaires ironiseront sur ces initiatives de « roi en exil », mais comment ne pas voir l’homme d’État au contraire, conscient de ses devoirs et préparant l’avenir ? De Gaulle ne dirige pas une unité de supplétifs français au sein de l’armée britannique, il n’est pas à la tête d’une bande de mercenaires : il incarne cette République « qui n’a jamais cessé d’être », contre le régime de Vichy « nul et non avenu », et c’est pourquoi un cadre institutionnel est dans son esprit tout à fait nécessaire. Ceux qui l’ont rejoint à Londres et qui sont encore parmi nous conservent pieusement, je le sais, leur acte d’engagement, daté et signé. Ce modeste papier n’est pas seulement un souvenir, il témoigne d’un effort en réalité admirable pour doter la France libre d’un premier appareil d’État. Plus tard, dès qu’il le pourra, le général de Gaulle va reconstituer un organe délibératif, cette « Assemblée consultative » qui est restée dans l’Histoire sous le nom de « Parlement de la Résistance ». Puis, à peine le pays libéré, le discours de Bayeux viendra fixer le programme institutionnel qui sera finalement réalisé en 1958.

Notre Ve République, en somme, se trouve déjà en germe dans l’appel du 18 juin, puis dans l’affiche par laquelle de Gaulle fustige « des gouvernants de rencontre » et se fixe pour but une France qui « retrouvera sa liberté et sa grandeur ».

Monsieur le Président Mazeaud, c’est ainsi que j’interprète l’audace avec laquelle vous avez intitulé ce colloque : « Les 18 juin, combats et commémorations ». L’emploi du pluriel, en effet, peut surprendre, mais il nous rappelle qu’au 18 juin initial, historique, celui de l’appel à tous les Français, ont succédé soixante-dix anniversaires qui ont constitué autant de jalons dans un extraordinaire parcours de reconquête d’abord, puis de reconstruction.

Le legs du général de Gaulle, dont nous sommes tous ici dépositaires, a ceci de paradoxal qu’il ne constitue pas un héritage figé, un bien immuable et clos. Ainsi, réviser la Constitution comme nous l’avons fait en 2008 n’est pas trahir de Gaulle, c’est faire vivre sa volonté de modernisation. De même, commémorer le 18 juin ne signifie nullement rendre un culte formel au Général, mais nous oblige à nous montrer dignes de son esprit critique et souvent caustique, de cette intelligence brillante qui a tant fait bouger les lignes. L’ambitieux programme de ce colloque, tout comme la qualité des intervenants, me prouvent assez que la Fondation Charles de Gaulle a su, une fois de plus, saluer l’homme et l’événement au niveau qui convient – c’est-à-dire le plus élevé.