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NO 1048

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

TREIZIEME LEGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 9 juillet 2008

RAPPORT D’INFORMATION

DÉPOSÉ

PAR LA DÉLÉGATION DE L'ASSEMBLÉE NATIONALE

POUR L'UNION EUROPÉENNE (1),

sur les perspectives de règlement de la question chypriote,

ET PRÉSENTÉ

par Mme Marietta KARAMANLI, MM. Bernard DEFLESSELLES
ET Gerard VOISIN,

Député(e)s.

________________________________________________________________

(1) La composition de cette Délégation figure au verso de la présente page.

La Délégation de l'Assemblée nationale pour l'Union européenne est composée de : M. Pierre Lequiller, président ; MM. Daniel Garrigue, Michel Herbillon, Thierry Mariani, Pierre Moscovici, vice-présidents ; MM. Jacques Desallangre, Jean Dionis du Séjour, secrétaires ; MM.Alfred Almont, Jérôme Bignon, Emile Blessig, Mme Chantal Brunel, MM. Christophe Caresche, Bernard Deflesselles, Michel Delebarre, Daniel Fasquelle, Pierre Forgues, Mme Arlette Franco, MM. Jean-Claude Fruteau, Hervé Gaymard, Guy Geoffroy, Mmes Annick Girardin, Elisabeth Guigou, MM. Régis Juanico, Mme Marietta Karamanli, MM. Marc Laffineur, Jérôme Lambert, Robert Lecou, Céleste Lett, Noël Mamère, Jacques Myard, Christian Paul, Didier Quentin, Mme Odile Saugues, MM. André Schneider, Philippe Tourtelier, Gérard Voisin.

SOMMAIRE

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Pages

INTRODUCTION 5

I. L’ECHEC DES TENTATIVES DE REGLEMENT D’UN CONFLIT VIEUX DE TRENTE-QUATRE ANS 9

A. De la création d’un Etat indépendant bicommunautaire sous la garantie du Royaume-Uni, de la Grèce et de la Turquie, à la division de l’île après le conflit de 1974. 9

B. De l’échec d’une solution imposée de l’extérieur – le rejet du plan Annan en 2004 – au blocage d’une solution négociée à l’intérieur, l’accord du 8 juillet 2006. 11

C. Le résultat contrasté des initiatives de l’Union européenne pour favoriser les rapprochements. 12

1) La mise en œuvre des règlements sur le franchissement de la ligne verte et sur l’aide financière et le blocage du règlement sur le commerce direct UE-nord de l’île 13

2) L’échec du compromis proposé par la présidence finlandaise 17

II. LA RELANCE DES NÉGOCIATIONS POUR LA RÉUNIFICATION APRÈS L’ÉLECTION DU PRÉSIDENT DEMETRIS CHRISTOFIAS ET SES PERSPECTIVES DE RÉUSSITE 19

A. Les raisons d’une relance des négociations approuvée par les citoyens de la République de Chypre. 19

B. Le contenu des négociations et la vision des deux parties sur le futur Etat réunifié 24

C. La négociation de la dernière chance ? 30

1) L’évolution divergente de l’autonomie des deux communautés par rapport à leur garant 30

2) Une Turquie divisée sur ses choix 32

3) Le changement du système des garanties au cœur des négociations 34

TRAVAUX DE LA DELEGATION 37

ANNEXE : Liste des personnes entendues par les rapporteurs 41

INTRODUCTION

Mesdames, Messieurs,

M. Bernard Deflesselles, co-président du groupe de suivi des négociations d’adhésion avec la Turquie, et Mme Marietta Karamanli et M. Gérard Voisin, respectivement Présidente et membre du groupe d’amitié France-Chypre, ont accompli une mission à Chypre du 4 au 7 juin 2008, au nom de la Délégation pour l’Union européenne, pour examiner les perspectives de règlement de la question chypriote. Le moment était opportun, puisqu’il se situait après l’élection de M. Demetris Christofias à la présidence de la République de Chypre, le 24 février 2008, qui a permis de relancer les négociations sur la réunification de l’île, et avant la présidence française du Conseil de l’Union européenne.

La mission s’est déroulée après la visite du Premier ministre, M. François Fillon, le 9 mai, et elle a d’abord permis de constater l’excellence des relations politiques entre la France et la République de Chypre.

Elle a ensuite permis d’observer que la République de Chypre a réussi son adhésion à l’Union européenne le 1er mai 2004, que son entrée dans la zone euro le 1er janvier 2008 confirme sa bonne santé économique et que son adoption du traité de Lisbonne par son Parlement le 3 juillet 2008 montre qu’elle se sent à l’aise avec les nouvelles ambitions de l’Union européenne.

Toutefois, la République de Chypre a été le seul des dix nouveaux Etats membres ayant adhéré en 2004 à ne pas pouvoir entrer dans l’espace Schengen sans frontières, le 21 décembre 2007, et cette impossibilité est une illustration des contraintes pesant sur ce pays en raison de la division de l’île. La République de Chypre ne veut pas contrôler comme une frontière la ligne de démarcation entre les deux zones où vivent séparées les communautés chypriotes grecques et chypriotes turques, pour ne pas enclencher un processus de reconnaissance de l’Etat du Nord non reconnu par la communauté internationale. Mais elle est devenue l’Etat membre de l’Union européenne connaissant le plus fort nombre de demandes d’asile par habitant et elle subit une pression migratoire variant au gré des autorités de la zone nord et de sa puissance garante, la Turquie.

L’île n’est pas parvenue à résoudre ce conflit vieux de trente-quatre ans alors qu’il nuit aux intérêts de toutes les parties prenantes à sa solution.

La République de Chypre ne contrôle pas un tiers de son territoire en raison de la présence d’une armée étrangère depuis trente-quatre ans et la communauté chypriote grecque ne peut exercer ses droits à la liberté de mouvement et à la propriété en zone nord.

La communauté chypriote turque, minoritaire par rapport à la communauté chypriote grecque, est en train de devenir minoritaire dans la zone nord par rapport aux colons arrivés avec l’armée turque et l’alternative à la réunification serait pour elle, à terme, soit une forme d’assimilation, soit une partition définitive qui l’enfermerait dans un tête-à-tête avec la Turquie.

L’Organisation des Nations Unies a déployé une force depuis 1964 et n’est pas parvenue à résoudre le conflit en dépit de ses nombreuses résolutions et de ses efforts pour faciliter les négociations entre les parties ou proposer un plan.

L’Union européenne a dû suspendre l’application de l’acquis communautaire dans la zone nord non contrôlée par la République de Chypre et elle a été impliquée dans la solution du conflit à partir de l’adhésion de la République de Chypre en 2004 et de l’ouverture des négociations d’adhésion avec la Turquie en octobre 2005.

La Turquie s’est placée en position de défi permanent vis-à-vis de la communauté internationale puis de l’Union européenne en ne reconnaissant pas la République de Chypre et, même si l’Union européenne n’a pas posé le règlement de la question chypriote en condition préalable à l’ouverture des négociations d’adhésion, la Turquie sait qu’elle ne pourra pas les conclure sans ce règlement.

Que toutes les parties aient intérêt à une solution sans y parvenir, souligne la complexité de ce conflit et l’importance de l’initiative du Président Christofias. Il convient d’exposer les raisons des échecs des tentatives de règlement de la question chypriote avant d’examiner les perspectives de réussite de la relance des négociations après l’élection du Président Demetris Christofias.

I. L’ECHEC DES TENTATIVES DE REGLEMENT D’UN CONFLIT VIEUX DE TRENTE-QUATRE ANS

Chypre est une île de 9 251 km2 dont 3 335 km2, soit 37,2 % du territoire, sont en zone nord et 256 km2, soit 2,8 %, sont sous la juridiction des bases souveraines britanniques. La zone tampon de l’ONU correspond à 2,6 % de la surface de la République de Chypre (hormis les bases).

L’île est peuplée d’un million d’habitants dont 750 000 Chypriotes grecs de confession orthodoxe à 95 %, et environ 260 000 personnes de religion musulmane en zone nord dont 135 000 Chypriotes turcs et 120 000 Turcs d’Anatolie.

L’île qui a été successivement dominée par les Grecs, les Phéniciens, les Ptolémées, les Romains, la famille des Lusignan, la République de Venise, puis l’empire Ottoman, de 1571 à 1878, et enfin par les Britanniques jusqu’en 1960, a connu quatre siècles de cohabitation pacifique entre les deux communautés, jusqu’à la lutte pour l’indépendance menée principalement par la communauté grecque.

A. De la création d’un Etat indépendant bicommunautaire sous la garantie du Royaume-Uni, de la Grèce et de la Turquie, à la division de l’île après le conflit de 1974.

Afin de trouver une solution à ce conflit de type colonial à l’intérieur de la zone d’influence occidentale, des négociations s’engagent sous la supervision des Etats-Unis, entre les trois membres de l’Alliance atlantique impliqués dans cette crise – le Royaume-Uni, la Grèce et la Turquie – ainsi qu’entre les deux communautés.

Chypre accède à l’indépendance avec la création de la République de Chypre, le 16 août 1960, sous la protection de trois puissances garantes : le Royaume-Uni, la Grèce et la Turquie. Sa constitution n’est pas fondée sur le principe de la répartition des pouvoirs au prorata des deux communautés. Le président et le vice-président de la République, respectivement un Grec et un Turc élu chacun par sa communauté, disposent d’un droit de veto en matière de politique extérieure et de défense. La communauté turque, représentant 18 % de la population, dispose de trois ministres sur sept membres du gouvernement et de 30 % des sièges au Parlement, dans la police et l’administration et de 40 % des effectifs de la garde nationale, comprenant 2 000 soldats.

Trois ans après, la proposition de son président, Monseigneur Makarios, de procéder à une révision de la constitution de 1960 afin de réduire les prérogatives de la minorité turque, provoque des combats entre les deux communautés en 1964 et conduit à l’envoi d’une force d’interposition des Nations unies.

Le coup d’Etat du 15 juillet 1974, fomenté contre Monseigneur Makarios par le régime des colonels grecs et l’extrême droite chypriote, en vue d’un rattachement de l’île à la Grèce, donne à la Turquie un motif pour envoyer son armée occuper la partie nord de l’île. Cette occupation militaire, mobilisant 35 000 soldats, s’est traduite par l’exode de 180 000 à 200 000 Chypriotes grecs vers le sud et des dizaines de milliers de Chypriotes turcs vers le nord. Elle s’est accompagnée de très nombreuses disparitions et l’expropriation de fait de milliers de Chypriotes dans les deux parties de l’île. En outre, la Turquie a favorisé une immigration de Turcs d’Anatolie dans le nord de l’île, contribuant à renforcer l’opposition entre les deux communautés.

Les transferts de population consécutifs à cette intervention ont abouti d’abord à une séparation géographique des deux communautés puis à une séparation politique avec l’auto-proclamation, le 15 novembre 1983, de la République turque de Chypre du nord (RTCN), reconnue comme Etat souverain par la seule Turquie. Cette situation a provoqué l’isolement du nord de l’île, la dégradation de son économie et une forte dépendance économique et financière vis-à-vis de la Turquie.

B. De l’échec d’une solution imposée de l’extérieur – le rejet du plan Annan en 2004 – au blocage d’une solution négociée à l’intérieur, l’accord du 8 juillet 2006.

L’ONU a cherché, pendant une vingtaine d’années, à favoriser des négociations directes ou indirectes entre les deux communautés, puis, en 2003, le Conseil de sécurité des Nations unies, sous l’impulsion des Etats-Unis et du Royaume-Uni, a pressé le Secrétaire général de l’ONU de trouver une solution à la question chypriote avant l’adhésion de la République de Chypre à l’Union européenne le 1er mai 2004. Ce plan du secrétaire général n’est cependant pas un plan de l’ONU dans la mesure où la France, la Russie et la Chine ne l’ont pas adopté. Il n’a pas non plus reçu l’aval des négociateurs de deux parties. Lors du référendum du 24 avril 2004 sur le plan Annan de réunification de l’île, organisé sur le mode d’un vote par communauté, le oui des Chypriotes turcs (65 %) et le non des Chypriotes grecs (76 %) ont eu pour résultat l’entrée dans l’Union européenne, le 1er mai 2004, d’une île non réunifiée.

Les responsables politiques de la République de Chypre expliquent que les Chypriotes grecs n’ont pas rejeté la réunification de l’île mais un plan trop déséquilibré à leur détriment. Ils justifient le rejet parce que le plan n’aurait permis de réunifier ni la société, ni l’économie, ni les institutions de l’île. Seul un nombre limité de Chypriotes grecs aurait pu retourner dans le Nord et la liberté d’établissement dans cette zone ne leur aurait pas été assurée contrairement aux principes de l’Union européenne. La République de Chypre n’aurait pas disposé d’une banque centrale et n’aurait pas pu appliquer une politique monétaire unifiée. Les institutions actuelles de la République de Chypre étaient remplacées dès la mise en vigueur du plan par un Etat qui n’était pas pour autant fédéral, dans lequel aucune décision politique ou administrative n’aurait été possible sans l’accord des dirigeants des deux communautés. En cas de désaccord, une Cour suprême de neuf juges, comprenant trois juges chypriotes grecs, trois juges chypriotes turcs et trois juges étrangers dont un Britannique, aurait disposé des pouvoirs exécutifs et législatifs et les trois juges étrangers auraient en fait pris les décisions. Ce système aurait conduit à une impasse permanente. Enfin, le plan ne conduisait pas à une démilitarisation de l’île ni à un Etat souverain dégagé de la tutelle de la Turquie et du Royaume-Uni.

Le rejet du plan Annan par la communauté chypriote grecque a abouti à la définition d’une nouvelle approche des négociations directes, proposée par le Secrétaire général adjoint des Nations unies, M. Ibrahim Gambari, et approuvée par le Président de la République de Chypre, M. Tassos Papadopoulos, et le représentant de la communauté chypriote turque, M. Mehmet Ali Talat, lors de leur rencontre du 8 juillet 2006. L’accord du 8 juillet 2006 comporte des engagements sur les principes de la réunification de l’île, d’un règlement global, du refus du statu quo et du lancement de discussions bicommunautaires. Il définit également pour la première fois une démarche de bas en haut, avec la mise en place immédiate de comités techniques sur les questions de la vie quotidienne et de groupes de travail sur les questions de substance, de composition tripartite sous l’égide de l’ONU, à charge pour les parties de s’entendre sur les thèmes qui y seraient évoqués. Ce processus de discussion au niveau technique ne comportait pas de calendrier impératif de conclusion et devait être assorti de mesures de confiance pour s’achever par une négociation politique au plus haut niveau.

Mais M. Talat a ensuite subordonné le lancement des comités techniques tripartites, avec l’ONU, à une nouvelle rencontre que le Président Papadopoulos a jugée dilatoire et a refusée. Le Président de la République de Turquie, M. Abdullah Gül, a effectué, en septembre 2007, une visite à Chypre-Nord au cours de laquelle il a tenu des propos peu encourageants sur l’existence de « deux Etats, deux peuples, deux religions » à Chypre, donnant le sentiment que la Turquie n’écartait pas l’option de la partition. Le Président Papadopoulos a soumis en novembre 2007 au Secrétaire général des Nations unies un « plan en 8 points » destiné à relancer le processus du 8 juillet, mais il a été jugé par les Chypriotes turcs comme n’apportant rien de nouveau et n’a pas été suivi d’effet.

C. Le résultat contrasté des initiatives de l’Union européenne pour favoriser les rapprochements.

En droit, toute l’île de Chypre est entrée dans l’Union européenne en tant qu’Etat membre à partir du 1er mai 2004. En effet, d’une part, le Conseil de sécurité des Nations unies a adopté le 18 novembre 1983 la résolution 541 (1983) déclarant la proclamation de la RTCN juridiquement nulle et demandant à tous les Etats de ne pas reconnaître d’autre Etat chypriote que la République de Chypre, ce qu’aucun pays n’a fait sauf la Turquie, d’autre part, la Cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg a décidé que la RTCN n’est qu’une administration locale subordonnée à la Turquie, pays qui exerce en pratique un contrôle global sur le nord de Chypre (arrêt du 10 mai 2001, paragraphe 77).

L’application de l’acquis dans la partie nord de l’île est cependant suspendue jusqu’à ce que le Conseil, statuant à l’unanimité sur la base d’une proposition de la Commission, en décide autrement. Le protocole 10 au traité d’adhésion contient une clause d’habilitation au Conseil de négocier, sur proposition de la Commission européenne, les aménagements et les périodes de transition nécessaires pour l’application de l’acquis dans le nord de l’île, une fois que les obstacles à la réunification seront levés.

En pratique, la partie administrée par la République turque de Chypre nord est écartée des bénéfices des retombées de l’adhésion. Toutefois, le Conseil européen de Copenhague a décidé que, durant la période de suspension de l’acquis, le Conseil inviterait la Commission, en liaison avec le Gouvernement de Chypre, à examiner les moyens permettant d’encourager le développement économique de la partie nord de Chypre pour la rapprocher de l’Union. Dès le Conseil « Affaires générales » du 26 avril 2004, l’Union européenne prenait en compte l’aspiration de la communauté chypriote turque à un rapprochement qui s’était exprimée lors du référendum du 24 avril 2004.

1) La mise en œuvre des règlements sur le franchissement de la ligne verte et sur l’aide financière et le blocage du règlement sur le commerce direct UE-nord de l’île

L’aide de l’Union européenne à la communauté chypriote turque s’est traduite par trois initiatives.

Un règlement sur le franchissement par les personnes, les biens et les services, de la ligne « verte » de démarcation – non assimilable à une frontière extérieure de l’Union européenne – est entré en vigueur le 1er mai 2004. Ce texte, assoupli à la mi-février 2005, vient d’être amélioré par une décision du Conseil, le 16 juin 2008, pour renforcer les échanges économiques entre les deux zones. Les nouvelles dispositions lèvent l’ensemble des droits applicables aux produits agricoles originaires des zones de la partie nord de Chypre, règlementent l’introduction temporaire des marchandises pour une durée pouvant aller jusqu’à six mois de la zone nord vers celle contrôlée par la République de Chypre, et enfin augmentent de 135 à 260 euros la valeur totale des marchandises contenues dans les bagages personnels lors du franchissement de la ligne.

Un deuxième règlement sur une aide financière de 259 millions d’euros pour 2004-2006 a été mis en œuvre avec retard, après avoir été disjoint d’un troisième règlement proposé sur le commerce direct entre l’Union européenne et la partie nord de l’île, refusé par la République de Chypre.

Cette aide financière de 259 millions d’euros, finalement adoptée par le Conseil en 2006, a pour objectif de préparer la zone nord à s’adapter à l’acquis communautaire en prévision d’une future réunification.

La moitié de l’aide est consacrée aux infrastructures, en particulier en matière d’environnement : traitement des eaux usées, déchets ménagers et réhabilitation des décharges. Une grande partie des projets implique les Chypriotes grecs afin d’éviter les doublons et d’assurer les compatibilités techniques et les interconnexions, notamment pour la modernisation du réseau électrique et des télécommunications, assortie d’une condition de libéralisation du marché.

L’autre moitié concerne :

- l’appui aux PME pour les préparer au marché intérieur européen grâce à l’adoption des normes ISO, nonobstant la difficulté d’investir du fait des incertitudes juridiques pesant sur les propriétés des terrains appartenant aux Chypriotes grecs ;

- les programmes de réconciliation et de rapprochement avec l’Union européenne par le soutien aux ONG, notamment sur des projets communs avec des ONG chypriotes grecques ;

- un programme de sécurité routière alors qu’il n’existe pas de système de transport collectif ;

- un programme de formation à la gestion de douze chapitres de l’acquis communautaire choisis par les autorités de la zone nord.

Soixante-dix pour-cent de l’enveloppe seront engagés fin 2008 et le solde devra l’être avant la fin 2009 pour ne pas être perdu. Le terme de l’application des contrats s’achèvera à la fin 2012. Les procédures d’engagement d’appels d’offres ont été freinées par des recours de la République de Chypre devant la Cour de Justice des Communautés européennes par crainte d’une reconnaissance indirecte de la RTCN, que le Président Christofias vient de retirer. Ces procédures d’appels d’offres ont aussi révélé le monopole des entreprises chypriotes turques du bâtiment interdisant de soumissionner à toute entreprise turque ou étrangère, sauf joint-venture avec une entreprise locale. La Commission a proposé la formation de consortiums avec des entreprises étrangères et le boycott des appels d’offres a été levé.

Les programmes de rapprochement entre les deux communautés se heurtent par ailleurs à la difficulté de trouver un partenaire chypriote grec pour faire un projet commun alors qu’ils ne se connaissent plus.

Cette aide de 259 millions d’euros sur trois ans a été mal perçue au départ, en raison de ses conditionnalités contrastant avec l’aide beaucoup plus substantielle de la Turquie, de plus de 300 millions d’euros par an. Cet appui à la modernisation et à l’adaptation de la zone nord au grand marché européen et aux politiques communes de l’Union est désormais mieux comprise, et se compare avantageusement avec une aide de la Turquie qui maintient la zone nord en vase clos.

Un troisième règlement sur le commerce direct entre la partie nord de l’île et le reste de l’Union européenne, avec régime préférentiel pour les produits originaires du nord, n’a pas été adopté en raison de la crainte de la République de Chypre que cette proposition n’aboutisse à une reconnaissance de la RTCN par l’Union européenne.

La mise sous embargo commercial international des ports et aéroports dans la zone nord ne résulte pas d’une décision de la République de Chypre, mais de la décision de la Turquie et du chef de la communauté chypriote turque, à l’époque M. Rauf Denktash, de créer la RTCN le 15 novembre 1983. De 1974 à 1983, aucun embargo ne s’était appliqué aux ports et aéroports de la zone nord en dépit de son occupation militaire illégale par la Turquie.

Cet embargo a certainement favorisé le retard économique du nord et la dépendance de sa population vis-à-vis de la Turquie, mais l’isolement du nord doit être relativisé. Le PIB par habitant s’y élèverait à près de 12.000 euros alors qu’il se situe à 18.900 euros en République de Chypre en 2006, équivalant à 93,2 % de la moyenne de l’Union européenne. La zone nord est obligée de faire transiter ses échanges avec l’extérieur par les ports et aéroports turcs, mais elle a pu développer un tourisme de masse avec le Royaume-Uni et les pays scandinaves et une économie de services, notamment éducatifs avec quatre universités à capitaux anglo-saxons et moyen-orientaux tournées vers les étudiants d’Europe orientale, d’Asie centrale, du Moyen-Orient et d’Afrique.

Le mode de développement quelque peu artificiel de la zone nord l’a certes éloignée des normes de l’Union européenne, mais elle a bénéficié des efforts de l’Union européenne et de la République de Chypre pour atténuer son isolement.

Après le rejet du plan Annan, le Président Papadopoulos a décidé plusieurs gestes significatifs en faveur des chypriotes turcs : l’ouverture de la ligne verte, du marché du travail, de la gratuité des soins hospitaliers et des droits à la sécurité sociale ainsi que l’attribution de 45.000 passeports, permettant à la moitié de la communauté chypriote turque de voyager à l’étranger. Par ailleurs, l’euro circule au nord et, dans le cadre du règlement sur l’aide financière, l’Union européenne compense le non-accès des étudiants chypriotes turcs à Erasmus par des bourses d’études dans les universités européennes, notamment françaises qui sont la deuxième destination d’accueil après celles du Royaume-Uni.

2) L’échec du compromis proposé par la présidence finlandaise

Enfin l’Union européenne a tenté d’établir un compromis en faisant un lien entre le commerce direct et l’ouverture des ports et aéroports turcs aux navires et avions chypriotes, contrairement à la position qu’elle avait adoptée jusque-là pour séparer clairement le processus onusien de négociation sur la réunification du processus européen de négociation d’adhésion avec la Turquie.

D’une part la République de Chypre avait souhaité accompagner l’adoption du règlement sur l’aide financière d’un engagement de prise en compte de sa proposition d’une gestion commune du port de Famagouste par les deux communautés et la Commission européenne ainsi que d’une restitution de la ville de Varosha à ses anciens habitants. Les Chypriotes turcs considéraient que ces questions relevaient d’un règlement global de la question chypriote.

D’autre part, la Turquie a assorti sa signature, le 29 juillet 2005, du protocole additionnel à l’accord d’Ankara étendant l’union douanière UE-Turquie aux dix nouveaux membres, dont Chypre, d’une déclaration soulignant que cette signature ne valait pas reconnaissance de la République de Chypre, et elle ne l’a toujours pas ratifié. L’Union européenne a répondu dans sa contre-déclaration du 21 septembre 2005 que la reconnaissance de tous les Etats membres était une composante nécessaire du processus d’adhésion à l’Union européenne et que l’application non discriminatoire du protocole, notamment l’autorisation d’accès des navires et avions chypriotes aux ports et aéroports, conditionnerait l’ouverture des chapitres concernés dans les négociations d’adhésion. Le Conseil européen de décembre 2006 a décidé de « geler » huit chapitres de négociations.

La Turquie a prévenu qu’elle ne lèverait pas cette interdiction tant que la partie chypriote turque serait sous embargo. Le plan d’action turc du 24 janvier 2006 proposant d’ouvrir les ports et aéroports turcs en échange de la levée des restrictions sur les points d’accès au nord de l’île fut d’emblée rejeté par la République de Chypre.

En septembre 2006, la Présidence finlandaise du Conseil de l’Union européenne a fait une proposition de compromis liant, d’une certaine manière, le règlement sur le commerce direct aux propositions de Chypre sur Famagouste et Varosha et à l’application du protocole sur l’union douanière UE-Turquie. Elle a proposé l’entrée en vigueur du commerce direct pour une durée limitée à deux ans au travers du port de Famagouste, sous contrôle de l’Union européenne. En échange la Turquie ouvrirait ses ports et aéroports aux navires et avions chypriotes ou en provenance de Chypre, et la ville morte de Varosha, actuellement sous contrôle de l’armée turque, serait placée sous contrôle de la force des Nations unies (FNUCHYP), déployée à Chypre depuis 1964. En revanche, le plan n’envisageait pas l’ouverture au trafic international de l’aéroport d’Ercan au nord de l’île.

Chypre était d’accord avec la proposition finlandaise à la double condition que :

- d’une part, un lien ne soit pas établi entre le retour de Famagouste à Chypre, en rapport uniquement avec le commerce direct, avec les obligations de la Turquie à l’égard de l’Union européenne sur l’application du protocole à l’accord d’Ankara ;

- d’autre part, un retour de Famagouste à ses habitants légaux soit prévu dans un délai fixe.

La Turquie n’était pas prête à faire des concessions sur ce dossier très sensible quelques mois avant les élections présidentielles et législatives de 2007 et n’a pas donné suite.

L’échec de cette tentative confirme la justesse de la position constante de l’Union européenne selon laquelle le processus européen et le processus onusien de négociations doivent rester distincts, même si l’Union européenne doit faciliter la recherche d’une solution politique pour soutenir les efforts du Secrétaire Général de l’ONU. Il appartient également à l’Union européenne de rappeler aux autorités turques qu’elles doivent remplir leurs obligations au titre du protocole d’Ankara sans condition préalable de réciprocité. Ce n’est pas en effet à un Etat membre d’assumer le poids des engagements d’un pays candidat vis-à-vis de l’Union européenne.

II. LA RELANCE DES NÉGOCIATIONS POUR LA RÉUNIFICATION APRÈS L’ÉLECTION DU PRÉSIDENT DEMETRIS CHRISTOFIAS ET SES PERSPECTIVES DE RÉUSSITE

A. Les raisons d’une relance des négociations approuvée par les citoyens de la République de Chypre.

Une majorité des deux tiers des électeurs s’est prononcée en faveur d’une relance des négociations pour la réunification lors des élections présidentielles de février 2008.

En effet, le Président sortant M. Tassos Papadopoulos, apparaissant comme celui qui avait empêché un mauvais accord en 2004 sur le plan Annan et se prononçait pour une ligne dure, a été éliminé dès le premier tour par M. Christofias, Président du Parlement, et M. Kasoulides, ancien ministre des affaires étrangères, qui s’étaient déclarés en faveur d’une reprise des négociations avec les Chypriotes turcs dès leur élection. Les électeurs se partageaient en trois tiers :

- M. Papadopoulos (parti Diko de centre droit) 31,79 % ;

- M. Christofias (parti Akel communiste) 33,29 % ;

- M. Kasoulides (parti Disy de droite) 33,51 %.

M. Christofias était élu au deuxième tour, le 24 février, Président de la République pour cinq ans, en obtenant 53,36 % des voix contre 46,64 % à M. Kasoulides.

Le parti communiste Akel est le premier parti à la Chambre des représentants élue le 21 mai 2006 pour cinq ans, avec 18 sièges sur 56. Les 24 sièges réservés à la communauté chypriote turque sont inoccupés depuis 1963. Les autres sièges sont répartis entre le Disy (18), le Diko (11), le parti social démocrate Edek (5), le parti européen Evroko (3), les verts du Kep (1).

L’Akel applique une stratégie modérée qui l’a amené à faire alliance avec le Diko du Président Papadopoulos et à forger une coalition majoritaire sous la précédente législature dont le Président Christofias était le numéro deux en sa qualité de Président de la Chambre des représentants.

Le Président de la République nouvellement élu a reconstitué avec le Diko et l’Edek une coalition majoritaire face à l’opposition du Disy, alors que le Diko est plutôt contre la relance des négociations et le Disy pour.

La Constitution a organisé un système présidentiel qui permet un fonctionnement des institutions en l’absence de majorité parlementaire.

En 2004, le Président Christofias s’était prononcé contre le plan Annan comme le Président Papadopoulos, alors que M. Kasoulides s’était déclaré pour son adoption.

En 2008, il s’est fait élire Président de la République sur l’engagement d’une relance des négociations, mais pour une solution distincte du plan Annan.

Les conditions sont favorables dans la mesure où le Président Christofias et M. Mehmet Ali Talat entretiennent des liens personnels et où leurs partis sont proches.

Lors des « élections présidentielles » du 17 avril 2005 en RTCN, M. Mehmet Ali Talat, leader du parti turc républicain (gauche), a été élu avec 55,6% des voix, et son parti a obtenu la moitié des sièges, 25 sur 50, lors des « élections législatives partielles » du 25 juin 2006. Cette majorité très juste s’appuyait sur une alliance avec le parti DP de M. Serdar Denktash, fils de l’ancien dirigeant Rauf Denktash, et a été fragilisée par la perte, lors des « municipales » tenues le même jour, de la mairie de Nicosie-Nord passée à l’opposition. La défection, à l’été 2006, de trois députés du DP qui ont rejoint la coalition au pouvoir en fondant un nouveau « Parti de la liberté et des réformes » a permis néanmoins au CTP du « Premier ministre » Soyer de se passer désormais de M. Serdar Denktash pour gouverner.

L’ouverture d’un nouveau point de passage dans la rue Ledra à Nicosie, début avril, artère commerçante où avaient eu lieu de nombreux affrontements jusqu’à sa fermeture en 1963, dans la zone tampon sous administrations de l’ONU, a également constitué un geste symbolique du nouveau climat de confiance qui s’est instauré entre les deux communautés, après l’élection du Président Christofias.

Plusieurs raisons peuvent justifier cette relance des négociations.

Le temps accentue la séparation entre les communautés et rend plus difficile la réunification. Les jeunes ne se connaissent plus et n’apprennent plus la langue de l’autre. Les deux communautés vivent de plus en plus dos à dos, même si c’est dans le calme et sans heurts interethniques.

Or la division pèse lourd et le statu quo s’avère dangereux à terme. La tragédie du passé continue de s’imprimer non seulement à travers la séparation d’une zone tampon et des visites nostalgiques dans les anciennes maisons de famille occupées dans des conditions litigieuses, mais aussi dans la poursuite du déminage et la recherche des personnes disparues.

La mission a rencontré le représentant des Nations Unies au sein de la Commission des personnes disparues et elle a visité le laboratoire de la Commission où sont rassemblés tous les ossements exhumés avant leur identification par un laboratoire ADN et la remise aux familles.

Après vingt ans de silence, un accord Clerides-Denktash en 1997 pour exhumer et rendre les corps aux familles ne put être mis en œuvre et il fallut attendre 2001 pour que se constitue une commission tripartite comprenant des représentants des deux communautés et des Nations Unies. Cette commission a disposé en 2006 d’un laboratoire installé dans une zone des bases souveraines britanniques et a commencé avec des équipes mixtes les exhumations au nord et au sud des restes des deux mille personnes disparues. La majorité des cinq cents Chypriotes turcs a disparu lors des tensions de 1963-1964 et les mille cinq cents Chypriotes grecs lors de l’invasion de 1974. La Commission a exhumé quatre cents corps et en a identifié cent.

Au début de 2006, le financement a été assuré par la République de Chypre, les autorités chypriotes turques, la Turquie, la Grèce, le Royaume-Uni et l’Allemagne. Ultérieurement la Commission européenne et les Etats-Unis ont donné respectivement 1,5 million et 1 million d’euros ; le Royaume-Uni, les Pays-Bas, l’Espagne, la Belgique et l’Irlande ont versé des dons se situant entre 250.000 et 100.000 euros. Sachant que les exhumations restent à la charge des deux communautés, le coût s’élevant à 2,3 millions d’euros par an est couvert en 2008 grâce aux dons de l’Union européenne et d’autres pays mais il ne l’est pas pour 2009.

La France sollicitée en 2006 avait consacré les sommes prévues à l’opération d’évacuation d’urgence du Liban, mais il conviendrait qu’elle manifeste sa solidarité envers les deux communautés par un geste fort pour les aider à faire leur deuil au moment où elles s’efforcent de construire un avenir commun.

Le statu quo actuel crée par ailleurs des tensions qui pourraient devenir des bombes à retardement.

La République de Chypre a accordé aux Chypriotes turcs, par respect de ses obligations à leur égard, le droit de travailler au sud, d’y bénéficier d’un accès gratuit aux hôpitaux, de droits à la retraite, de prendre la citoyenneté de la République de Chypre pour obtenir un passeport de l’Union européenne leur permettant d’y circuler, tout en ne payant pas l’impôt. Mais les Chypriotes grecs commencent à éprouver un sentiment d’injustice quand ils ne bénéficient pas des mêmes soins gratuits ou quand une minorité de Chypriotes turcs résidant au sud peut revendiquer la restitution de ses propriétés, alors qu’ils ne disposent pas eux-mêmes du droit au retour au nord et à la restitution de leurs maisons.

Ce sujet est d’autant plus sensible que la Cour européenne des droits de l’homme a jugé à plusieurs reprises que le déni continu de l’accès de Chypriotes grecs à leurs propriétés au nord de l’île violait les droits garantis par la Convention européenne des droits de l’homme et son protocole no 1 (arrêt Loizidou c. Turquie, 18 décembre 1996 ; Chypre c. Turquie, 10 mai 2001 ; Demades c. Turquie, 31 juillet 2003 ; Eugenia Michaelidou Developments ltd et Michael Tymvios c. Turquie, 31 juillet 2003).

Dans l’arrêt Xenides-Aristis c. Turquie du 22 décembre 2005, rendu sur un recours intenté par une personne vivant effectivement à Famagouste jusqu’à la privation de l’accès à son domicile à partir de 1974, la Cour a conclu que la Turquie devait instaurer, dans un délai de trois mois, une voie de recours qui garantisse une réparation véritablement effective pour la requérante et pour toutes les requêtes similaires pendantes devant la Cour, au nombre d’environ 1 400 relatives au droit de propriété formées essentiellement par des Chypriotes grecs contre la Turquie. Cette voie de recours devrait être ouverte dans un délai de trois mois et la réparation devrait intervenir trois mois plus tard.

Enfin, dans l’arrêt Aziz contre Chypre rendu le 22 juin 2004, la Cour européenne des droits de l’homme a détaché le droit de vote des citoyens de la République de Chypre du vote par communauté tel que l’organisait la Constitution de 1960. Elle a jugé que les articles 31, 62 et 63 de la Constitution de 1960, organisant le vote par communauté selon une règle devenue inopérante depuis la cessation de l’activité de l’assemblée communautaire turque en 1963, privaient un Chypriote turc résidant dans la partie de Chypre contrôlée par le Gouvernement de son droit de vote aux élections législatives et violaient l’article 3 du Protocole no 1 sur l’organisation par les Etats d’élections propres à assurer la libre expression de l’opinion des peuples, ainsi que l’article 14 de la Convention sur le principe de non-discrimination à raison de l’appartenance à une minorité nationale. Cet arrêt montre que l’ancienne construction politique bâtie sur les clivages communautaires n’est plus conforme aux principes européens reposant sur l’égalité des droits des citoyens quelle que soit leur origine.

Une autre raison de relancer la négociation est d’effacer l’impression ressentie par la Communauté internationale que l’intransigeance avait changé de camp après le rejet du plan Annan par les Chypriotes grecs en 2004. Alors qu’entre 1963 et 1974, Monseigneur Makarios négociait avec lenteur, c’est ensuite M. Rauf Denktash qui a assumé seul pendant quinze ans la responsabilité de l’absence de dialogue entre les deux parties, en dépit des nombreuses tentatives de l’ONU de favoriser ce dialogue. Le nationalisme intransigeant du Président fondateur de la RTCN a permis à la République de Chypre de se fonder sur une position juridique incontestable pour demander le retour à l’application du droit international, sans rechercher a priori un compromis ni s’efforcer de faire des concessions. La République de Chypre a constamment veillé au maintien par la Communauté internationale des positions que celle-ci avait adoptées depuis 1974 et à empêcher la reconnaissance diplomatique de la RTCN par tout Etat tiers. Mais la stratégie d’attente adoptée par le Président Papadopoulos après un rejet du plan Annan largement à son initiative, pouvait indisposer une communauté internationale qui attendait que les parties prennent leurs responsabilités.

Enfin la reconnaissance internationale de l’indépendance unilatérale du Kosovo par les Etats-Unis et une majorité d’Etats membres de l’Union européenne a montré que la communauté internationale pouvait déroger à certains principes pour sortir d’un statu quo mobilisant tous ses efforts et se révélant intenable sur le long terme, même si elle a pris soin de déclarer que c’était un cas sui generis ne pouvant constituer un précédent.

B. Le contenu des négociations et la vision des deux parties sur le futur Etat réunifié

Le Président Christofias et M. Talat se sont rencontrés le 21 mars et le 23 mai et ont décidé de mettre en place des groupes de travail sur les aspects politiques essentiels (territoire, garanties, sécurité, administration interne, économie…) et des comités techniques sur les questions de vie quotidienne. Leur rôle est d’affiner les points d’accord et de désaccords et de préparer la négociation au sommet des deux leaders, après trois mois de discussions préparatoires. La République de Chypre a nommé pour coprésider les groupes de travail un ancien Président de la République, M. Vassiliou, des anciens ministres, des anciens diplomates et le conseiller politique du Président de la République que la mission a rencontré.

Des progrès ont été accomplis dans plusieurs comités techniques pour des coopérations en matière d’environnement, d’incendie, de santé, ou sont escomptés en matière de gestion de crises.

Des progrès ont également été enregistrés dans certains groupes de travail, notamment en matière d’affaires européennes sur la répartition des compétences partagées avec l’Union européenne ou l’organisation des ministères des affaires étrangères et des affaires européennes entre les deux communautés.

Les Chypriotes turcs soulignent que l’Union européenne devra prévoir des dispositions par rapport à l’acquis communautaire pour que le futur accord ne s’effondre pas devant la Cour de justice des Communautés européennes. Ainsi, un Etat bi-zonal exigerait une dérogation par rapport à la liberté d’établissement. Par ailleurs, le traité de 1960 accordait à la Grèce et à la Turquie la clause de la nation la plus favorisée et il conviendrait de la maintenir pour la Turquie afin de respecter l’égalité de traitement pour les entreprises turques par rapport aux entreprises grecques.

Comme il était prévisible, les difficultés sont apparues sur les points qui avaient abouti au rejet du plan Annan.

La définition du territoire des deux zones du futur Etat fédéral est une question délicate parce qu’elle amène à clarifier le nombre réel des Chypriotes turcs et des colons sur le territoire de la zone nord. Actuellement le territoire de la zone nord représente 37 % de l’ensemble du territoire et sa population 18 % de l’ensemble de la population de l’île. L’absence de validation du nombre réel de la population en zone nord pourrait en effet justifier la revendication d’une réduction de son territoire dans une proportion plus proche de celle de sa population.

L’accord du 8 juillet 2006 prévoyait un groupe de travail sur la citoyenneté, l’asile, l’immigration et les colons qui n’avait pu être constitué au moment de la mission.

Les Chypriotes turcs reconnaissent la présence de 120 000 colons turcs alors qu’elle pourrait s’élever à environ 200 000 et les rendrait majoritaires par rapport aux Chypriotes turcs, dont certains affirment que la moitié d’entre eux aurait émigré, en particulier au Royaume-Uni. Les Chypriotes turcs rappellent que 45 000 colons sont arrivés juste après le conflit de 1974, se sont mariés et ont eu des enfants nés en zone nord et que le plan Annan prévoyait d’attribuer la citoyenneté à 45 000 colons.

Ils signalent par ailleurs que le départ de colons devrait être compensé par des travailleurs migrants pour assurer le développement de la zone et que la définition de la durée de leur permis de travail sera un point de discussion important.

Enfin ils soulignent qu’il leur est difficile de débattre à ce stade des territoires en raison des réactions des personnes qui devront quitter les lieux et qu’ils préfèrent aborder cette question à la fin du processus.

La sauvegarde du droit de propriété est une question capitale dans un pays où 200 000 Chypriotes grecs ont dû abandonner leurs habitations et leurs terres dans lesquelles se sont installés des Chypriotes turcs et des colons depuis quarante ans. Les arrangements ne peuvent aboutir à l’injustice d’une spoliation définitive ni à un déménagement complet de toutes les parties concernées. Les solutions envisagées s’articulent autour de quatre dispositifs : la location de terre pour quatre-vingt-dix ans ; l’indemnisation sur la base de la valeur en 1974 corrigée de l’inflation ; la restitution en raison de l’inutilisation de la terre ; l’échange avec une propriété dans l’autre zone.

En tout état de cause, ces droits de propriété sont protégés par les arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme. Cependant les discussions ont buté sur le point de savoir si le choix entre les solutions devait appartenir à un conseil indépendant sur les propriétés composé d’un juge chypriote grec et d’un juge chypriote turc, comme le proposait le plan Annan et le souhaitaient la partie chypriote turque, ou s’il devait revenir aux propriétaires chypriotes grecs, comme le souhaitait la partie chypriote grecque.

Les Chypriotes turcs font observer que, si les propriétaires d’origine disposaient de la décision sans le filtre d’une commission indépendante et décidaient tous de revenir, c’en serait fini d’un Etat bi-zonal déjà agréé au niveau politique. De plus, la création d’un conseil indépendant décidant à partir de critères communs ne serait que la transformation, sur des bases communes, du mécanisme interne créé par les autorités de la zone nord à la demande de la Cour de justice de Strasbourg pour répondre aux centaines de revendications de propriété déjà présentées par des Chypriotes grecs.

La partie chypriote grecque considère que cette question est liée au principe selon lequel les personnes déplacées doivent avoir le choix de retourner vivre chez elles ou non.

Les discussions sur le rapprochement économique des deux zones achoppent sur la volonté des Chypriotes turcs d’aborder d’emblée le règlement sur le commerce direct, considéré comme une priorité et une condition du vote des Chypriotes turcs sur un accord de réunification de l’île. Cette exigence vise à conforter l’entité chypriote turque dans la construction du nouvel Etat chypriote réunifié.

La réussite de la négociation dépend essentiellement de la manière dont les deux parties parviendront à accorder leur vision du futur Etat réunifié.

Les deux leaders chypriote grec et chypriote turc, M. Demetris Christofias et M. Mehmet Ali Talat, ont fait une déclaration commune le 23 mai 2008, proclamant notamment qu’« ils réaffirmaient leur engagement pour une fédération bizonale, bicommunautaire avec une égalité politique, comme l’ont définie les résolutions pertinentes du Conseil de sécurité. Ce partenariat aura un gouvernement fédéral avec une personnalité internationale unique, ainsi qu’un Etat constituant chypriote turc et un Etat constituant chypriote grec qui auront un statut égal ».

La déclaration ne prévoit pas une égalité politique uniquement fondée sur l’égalité entre citoyens selon le principe un individu-une voix, mais une égalité politique entre communautés.

L’enjeu est d’organiser l’égalité politique entre les deux communautés dans un Etat fédéral selon des règles qui protègent la minorité sans paralyser l’Etat.

En ce qui concerne la structure de l’Etat, la solution ne peut être celle du plan Annan qui proposait un Etat confédéral souverain, représentant Chypre au plan international, mais composé de deux Etats constituants indépendants, ayant leur propre constitution, exerçant tous les pouvoirs que la constitution ne déléguait pas à l’Etat commun et s’organisant eux-mêmes librement selon leur propre constitution.

S’agissant de la structure gouvernementale, le plan Annan avait imaginé un Conseil présidentiel de six membres dont la composition serait proportionnelle à la population des deux Etats et dont la présidence et la vice-présidence seraient assurées par rotation tous les dix mois. Les Chypriotes turcs seraient attachés à ce système de rotation au sein de l’exécutif.

Par ailleurs, il convient de rappeler que, dans le cadre de l’Etat unitaire instauré en 1960, le droit de veto en politique étrangère et de défense du Président et du vice-Président de la République, élus chacun par sa communauté, et la surreprésentation de la communauté chypriote turque dans les institutions et l’administration n’avaient pas bien fonctionné.

La vision des Chypriotes grecs est de créer un Etat fédéral bizonal et bicommunautaire dans lequel chaque communauté administre une partie du territoire dans le respect des droits de l’homme et des obligations permettant à un Etat membre de l’Union européenne de fonctionner. Ils se réfèrent aux résolutions du conseil de sécurité et à la définition de l’égalité politique donnée par le Secrétaire général des Nations unies dans les années quatre-vingt-dix, M. Boutros Boutros-Ghali.

L’égalité politique dans un Etat bizonal et bicommunautaire est assurée par l’existence de deux Etats fédérés avec un statut égal et par la participation effective de la communauté chypriote turque dans l’Etat fédéral et l’administration, non pas partagés par moitié, mais avec une procédure consultative de sauvegarde des droits quand la législation de l’Etat fédéral affecte une communauté.

Les résolutions du Conseil de sécurité posent le principe d’un Etat bizonal et bicommunautaire, avec l’égalité politique, une seule souveraineté, une seule personnalité juridique, une seule citoyenneté.

La partie chypriote grecque demande à l’autre partie si sa vision est celle d’une société unie dans un Etat fédéral ou celle de deux sociétés, deux religions, deux Etats confédérés dans une fiction d’unité.

La partie chypriote turque exprime en effet sa méfiance à l’égard du futur Etat fédéral à travers quatre revendications :

- la création d’un nouvel Etat fédéral par les deux Etats constituants et non la transformation de l’Etat unitaire actuel de la République de Chypre en Etat fédéral ;

- l’affirmation des principes de primauté de la Constitution du nouvel Etat sur le droit européen en cas d’examen de sa compatibilité avec les principes des droits de l’homme ou de l’acquis communautaire ;

- la possibilité pour les Etats constituants d’assurer un droit de retrait de l’Etat fédéral dans certaines conditions ;

- le droit de la Turquie d’intervenir pour protéger la minorité turque au titre de puissance garante.

Ces revendications montrent que, en dépit du nouveau climat des discussions, les Chypriotes turcs ne se sont pas encore totalement détachés des solutions du plan Annan et des garanties anciennes des accords de 1960. Ils ne prennent d’ailleurs dans les accords de 1960 que ce qui les intéresse : la garantie de la Turquie mais pas l’Etat unitaire de la République de Chypre pour le transformer en Etat fédéral.

A la question de savoir s’ils accepteraient la substitution de la garantie de l’Union européenne à celle des puissances garantes des accords de 1960, ils répondent que la majorité des Chypriotes turcs n’a actuellement pas confiance dans l’Union européenne pour sa sécurité et qu’elle préfère garder la protection de la Turquie. Une réduction de sa présence sera négociable à la fin du processus tant pour le nombre des troupes jusqu’à 650 membres comme le prévoyait le plan Annan que pour le délai de 18 ans prévu par le plan pour cette réduction. La mission les a interrogés sur la possibilité de faire un geste en acceptant une réduction de la présence militaire turque de 45 000 soldats, démesurée par rapport à leurs besoins. Ils ont répondu qu’ils avaient voté pour le plan Annan de démilitarisation de l’île, que les Chypriotes grecs l’avaient rejeté et que, par conséquent, ils n’ont pas confiance. La confiance des Chypriotes turcs dans les garanties offertes par l’Union européenne ne pourra venir que progressivement à mesure qu’ils deviendront pleinement membres de l’Union européenne.

Comme un Etat membre de l’Union européenne ne peut pas fonctionner indéfiniment sous un régime de droit d’intervention unilatéral d’un pays tiers (ou d’un futur Etat membre) pour protéger une partie de sa population contre lui-même, la question est de savoir quel est le principal objectif des Chypriotes turcs : la réunification et la participation à l’Union européenne ou la reconnaissance internationale de la RTCN.

C. La négociation de la dernière chance ?

1) L’évolution divergente de l’autonomie des deux communautés par rapport à leur garant

La négociation sur la réunification est complexe depuis l’origine parce que la République créée en 1960 ne s’est pas fondée d’abord sur la volonté des deux communautés de construire ensemble une nation mais sur un compromis imposé par les trois Etats garants. Les deux communautés se sont tournées vers la Grèce et la Turquie dont les relations difficiles jusqu’à l’orée du vingt-et-unième siècle ont également pesé sur les négociations. Ces pays ne sont d’ailleurs toujours pas parvenus à régler leurs contentieux sur la délimitation du plateau continental et des eaux territoriales en Mer Egée en dépit de l’amélioration de leurs relations.

Le processus de négociation est donc soumis aux contretemps d’une double dynamique interne entre les deux communautés et internationale entre les puissances garantes, la communauté internationale et l’Union européenne.

Or le déséquilibre entre les deux communautés n’a cessé de croître en ce qui concerne leur autonomie par rapport à leur garant et peut rendre les négociations directes plus difficiles.

Le statut d’Etat membre de l’Union européenne a apporté à la République de Chypre une triple sécurité :

- sécurité politique et militaire assurant à ce petit Etat non membre de l’OTAN une protection politique dissuasive de toute velléité d’agression d’un pays tiers comme la Turquie ;

- sécurité identitaire, offrant la possibilité de passer d’une logique coloniale et de protection des communautés à une logique d’émancipation grâce à l’égalité des droits et aux valeurs de l’Union européenne permettant de dépasser les clivages communautaires ;

- sécurité économique, par l’intégration au grand marché et à la monnaie unique et la participation aux politiques communes.

La République de Chypre et la Grèce sont liées par une doctrine de défense commune conclue le 18 mars 1994 qui inclut l’île dans un espace hellénique de défense, et par un accord de coopération économique signé le 16 mars 1996.

Mais l’adhésion à l’Union européenne en 2004 a donné à la République de Chypre les mêmes droits d’Etat membre qu’à la Grèce et la communauté chypriote grecque a abandonné définitivement l’idée d’un rattachement à la Grèce, l’Enosis.

La communauté chypriote turque a fait le cheminement inverse d’une perte d’autonomie par rapport à son garant, d’une perte d’identité en raison d’une colonisation croissante, et de la poursuite du projet de rattachement du nord de l’île à la Turquie, le Taksim, comme une des alternatives à la réunification.

La protection de la Turquie envers la communauté chypriote turque s’est en effet transformée en une occupation militaire disproportionnée par rapport aux besoins de sécurité de la communauté chypriote turque et en une colonisation débordante qui ne figurait pas dans les objectifs de protection assignés à la Turquie par les accords de 1960.

La Turquie a ensuite pesé sur le processus de négociation pour faire prévaloir des intérêts stratégiques turcs qui n’étaient pas nécessairement concordants avec les intérêts de la communauté chypriote turque.

Une solution suppose une entente entre Chypriotes mais aussi un engagement de la Turquie sur le règlement de la question chypriote. La République de Chypre s’efforce de créer une dynamique interne de négociations mais la dynamique internationale lui échappe, en particulier les objectifs réels poursuivis par la Turquie.

Après son adhésion à l’Union européenne, la République de Chypre a d’abord cru que le levier de pression dont elle disposait sur la démarche européenne de la Turquie lui permettrait de débloquer le processus de réunification ainsi que sa reconnaissance par la Turquie.

Le Président Papadopoulos s’est ensuite placé dans une stratégie d’attente, considérant que la Turquie garderait la carte chypriote jusqu’à la fin des négociations d’adhésion et qu’elle n’accepterait la réunification qu’à leur terme afin d’entrer dans l’Union européenne.

La République de Chypre est favorable à l’adhésion de la Turquie à condition qu’elle respecte strictement tous les critères d’adhésion, notamment parce que cette transformation intérieure l’amènerait à abandonner son caractère de puissance nationaliste et à mieux coopérer avec son voisinage.

La République de Chypre est également favorable au projet d’Union pour la Méditerranée dont elle espère qu’il contribuera à dépasser les conflits de la région par l’engagement de projets concrets. Il pourrait aider à résoudre la question chypriote si la coopération est fondée sur le respect de la souveraineté des Etats méditerranéens et si l’Union européenne veille à ce que le plus grand Etat de la Méditerranée, la Turquie, respecte la souveraineté des autres et ne se comporte pas comme une superpuissance.

2) Une Turquie divisée sur ses choix

Depuis des années, les intérêts stratégiques de la Turquie par rapport à l’adhésion à l’Union européenne et à la réunification de Chypre font l’objet d’une tension permanente entre la vision kémaliste nationale et l’attitude d’ouverture du gouvernement musulman modéré du parti de la justice et du développement (AKP).

Le gouvernement de M. Recep Erdogan avait donné l’impression de souhaiter réellement la conclusion d’un accord en 2004, même s’il n’acceptait pas en bloc le plan Annan, en particulier sa carte territoriale.

Le Président du parti d’opposition Disy, M. Nikos Anatasiades, a indiqué à la mission que lors d’une rencontre à un sommet du Parti populaire européen en février 2005, M. Erdogan lui avait déclaré qu’une non-solution n’était pas une solution, mais que le Président Papadopoulos, informé de cette ouverture, n’avait pas saisi cette occasion de reprendre immédiatement les négociations.

En revanche, les milieux militaires et nationalistes turcs continuent de considérer la présence dans l’île comme stratégique pour contrecarrer d’hypothétiques plans visant à encercler la Turquie. Par ailleurs l’armée a développé des intérêts économiques puissants au nord de l’île et ne souhaite pas qu’un retrait l’en prive.

La crise politique intérieure qui vient d’éclater en Turquie entre les forces kémalistes laïques et le parti musulman modéré élu démocratiquement pourrait affecter l’orientation pro-européenne de la Turquie et, par conséquent, ses choix concernant la réunification de Chypre.

En effet, après avoir annulé, le 5 juin 2008, la réforme de la Constitution votée par le Parlement, le 7 février, levant l’interdiction du port du voile islamique dans les universités, la Cour constitutionnelle turque devrait se prononcer, au plus tard à la fin du mois de juillet, sur une plainte en vue d’interdire le parti de la justice et du développement (AKP), accusé de porter atteinte à la laïcité, et de frapper d’une peine d’inéligibilité de cinq ans soixante et onze responsables du parti dont les plus hautes autorités élues de l’Etat.

Les responsables chypriotes grecs se demandent comment la Turquie s’impliquerait dans la solution de la question chypriote si elle ne s’intéressait plus à son processus d’adhésion européen.

Les Chypriotes turcs pourraient s’interroger sur les perspectives que leur offrirait un éventuel retour de la vision nationaliste en Turquie et décider d’accélérer les négociations directes avec l’autre communauté.

3) Le changement du système des garanties au cœur des négociations

Les progrès récents accomplis par les deux parties dans leurs discussions sur la souveraineté et la citoyenneté constituent, à cet égard, un signe très positif.

De nouvelles mesures de confiance et de réconciliation pourraient être prises pour renforcer le nouvel état d’esprit entre les communautés. La République de Chypre projette d’adopter un troisième ensemble de mesures d’aide financière à destination de la communauté chypriote turque.

La mission a également constaté que les deux systèmes éducatifs n’enseignent plus la langue de l’autre communauté. Il pourrait être suggéré que l’Union européenne appuie des ONG chypriotes grecques et chypriotes turques pour qu’elles organisent des programmes communs d’apprentissage de la langue de l’autre communauté dans leurs zones respectives.

L’enjeu principal de ces négociations est de faire passer l’île d’une logique de tutelle et d’équilibre des forces à une logique d’Etat de droit et d’égalité entre tous les Chypriotes, garantie par l’appartenance de la République de Chypre à l’Union européenne et au Conseil de l’Europe, au-delà des clivages communautaires.

Une phase de transition entre les deux systèmes de garanties sera sans doute nécessaire afin que les Chypriotes turcs prennent confiance dans les nouvelles garanties apportées par l’Union européenne et que les Etats garants acceptent de s’effacer progressivement. Elle exigera la coopération des deux Etats garants membres de l’Union européenne, puisqu’elle entraînerait la fin des accords de Londres et une révision de la Constitution de 1960, avec le retrait des trois tuteurs et le réexamen du statut des deux bases du Royaume-Uni.

Après le rejet du Plan Annan par les Chypriotes grecs, le Royaume-Uni avait conclu en 2006 un accord de coopération stratégique avec la Turquie et adressé un signal mal ressenti par la République de Chypre. En signant le 7 juin 2008 un memorandum of understanding avec le Président Christofias, le Royaume-Uni a rééquilibré sa position et montré qu’il soutenait cette initiative de relance des négociations en faveur de la réunification.

Enfin il appartiendra à la Turquie de déterminer si les intérêts de la communauté chypriote turque et ses propres intérêts sont mieux servis par une attitude de confrontation permanente ou par une approche plus constructive que l’Union européenne n’a cessé d’appeler de ses vœux.

TRAVAUX DE LA DELEGATION

La Délégation s’est réunie le mercredi 9 juillet 2008, sous la présidence de M. Pierre Lequiller, Président, pour examiner le présent rapport d’information.

L’exposé des rapporteurs a été suivi d’un débat.

M. Guy Geoffroy, après avoir félicité les rapporteurs pour la qualité de leurs travaux, a partagé son expérience de la question chypriote, nourrie par de nombreuses rencontres et visites et par un jumelage de plus de trente ans entretenu entre la commune dont il est maire et une commune de Chypre. La France doit tirer parti de sa présidence pour faire avancer ce dossier décisif, même si force est de constater que l’Union européenne, d’abord envisagée comme un atout susceptible d’encourager la réunification grâce à la perspective de l’adhésion, est désormais à bien des égards devenue un otage. Les questions stratégiques à Chypre sont en effet d’une redoutable complexité, entremêlant des fils et des enjeux divers et parfois contradictoires. Ainsi, le refus par les Chypriotes grecs, longtemps animateurs inlassables des négociations, du plan Annan en 2004 a pu surprendre ceux qui oubliaient que les accords étaient fort éloignés des résultats effectifs des lentes négociations. Les intérêts des puissances ont joué leur rôle : il n’est pas sûr que le Royaume-Uni soit très impatient de mettre fin à la partition de l’île qui seule, du fait de la présence turque au nord, légitime sa présence. Dans le même esprit, les Etats-Unis ont souvent fait prévaloir les intérêts de l’OTAN, donc la bonne volonté turque, sur la question chypriote. La France elle-même a une position difficile. Les débats actuels sur les référendums sur les adhésions, dont l’objet est de figer, dans nos institutions, le refus politique assumé d’accepter l’entrée de la Turquie dans l’Union européenne, nous placent dans une posture difficile à l’égard de l’un des principaux protagonistes de la crise chypriote.

Pourtant, de nombreux éléments incitent à l’optimisme. Les efforts déployés sur le terrain par de nombreux acteurs pour résoudre l’amère question des « disparus » mériteraient d’être enfin relayés par le respect de nos engagements financiers. De même, il faut prendre la mesure du besoin de reconnaissance de M. Talat, qui semble parfaitement conscient de la nécessité pour les Chypriotes turcs de s’affranchir de la pesante domination du grand pays voisin. En face de lui, la victoire de M. Christofias, homme remarquable, sur M. Papadopoulos est révélatrice de la profonde volonté des Chypriotes grecs de renouer les fils du dialogue. Car l’enjeu n’est pas mince : c’est bien de la paix dont il s’agit, et au cœur même de l’Union européenne.

M. Gérard Voisin a rappelé que de nombreux obstacles demeurent néanmoins, le moindre n’étant pas le développement, des deux côtés de la « ligne verte », de classes politiques autonomes pour lesquelles la réunification de l’île pourrait signifier aussi la perte de leurs prérogatives.

Mme Marietta Karamanli a regretté la précipitation mise par la France, à travers les débats prématurés relatifs aux référendums sur l’adhésion turque, à se priver d’un atout maître dans la négociation d’un accord à Chypre. Elle ne doit pas fermer la porte ni répondre aujourd’hui à une question sur l’adhésion qui n’est pas posée, mais simplement poursuivre une négociation. Par ailleurs, le progrès dépend de la capacité des deux parties à s’émanciper de leur garant et il faut aider M. Talat à cet égard. La présidence française pourrait jouer un rôle important d’abord en apportant un soutien financier à la commission des personnes disparues. La voie du compromis passe sans doute par le traitement des questions de la vie quotidienne, apte à créer, progressivement, l’habitude du consensus et les solidarités de fait qui permettront, dans un second temps, de s’attaquer aux vraies pierres d’achoppement que sont l’enjeu politique ou la question des propriétés. Une approche subtile, compréhensive, patiente et modérée est seule de nature à respecter les très fragiles et complexes équilibres d’une région qui, de la mer Egée au Kosovo, engage dans sa vulnérabilité l’avenir de l’Europe.

M. Jacques Desallangre a fait remarquer que parler « des communautés » n’était pas de nature à faciliter les retrouvailles après trois décennies de séparation. Le risque est de s’installer dans une situation où les acteurs jouent des interventions de l’ONU ou de l’Union européenne pour gagner du temps et rendre ainsi certaines situations irréversibles, comme une récente mission au Haut Karabakh, en Azerbaïdjan, a pu le montrer.

Le Président Pierre Lequiller a remercié les rapporteurs pour leur communication qui a apporté un éclairage passionnant sur un problème grave au sein de l’Union européenne. Il s’est déclaré partisan de réfléchir à une recommandation sur le sujet.

Mme Marietta Karamanli a répondu que le premier problème était celui des disparus et qu’il avait déjà fait l’objet de nombreuses questions écrites.

M. Guy Geoffroy a estimé que, sur ce sujet, une lettre du Président de la Délégation pour l’Union européenne au Président de la République serait opportune.

Le Président Pierre Lequiller a insisté sur la nécessité d’augmenter l’aide accordée par l’Union européenne à la partie chypriote turque qui n’est actuellement que de 259 millions d’euros sur trois ans, notamment pour favoriser son émancipation par rapport à la Turquie qui verse une subvention annuelle de 300 millions d’euros.

La Délégation a décidé d’intervenir auprès de l’Exécutif pour que la France verse une contribution à la commission des personnes disparues, et pour que la présidence française invite l’Union européenne, d’une part, à aider les ONG chypriotes grecques et chypriotes turques à organiser des programmes d’apprentissage de la langue de l’autre communauté dans leurs zones respectives, d’autre part, à augmenter son aide financière à la communauté chypriote turque.

Puis elle a autorisé la publication du rapport d’information.

ANNEXE :
Liste des personnes entendues par les rapporteurs

- M. Marios GAROYIAN, président de la Chambre des représentants

- M. Nicos CLEANTHOUS, président de la Commission des affaires européennes, ainsi que des membres de cette commission ;

- M. Averof NEOPHYTOU, président de la Commission des affaires étrangères, ainsi que des membres de cette commission ;

- M. Nikos ANASTASIADES, président du parti politique DISY ;

- M. Alexandre ZENON, secrétaire général du ministère des affaires étrangères ;

- M. Marios LYSSIOTIS, conseiller diplomatique adjoint du Président de la République ;

- M. Ozdil NAMI, conseiller du dirigeant de la communauté chypriote turque ;

- M. Erhan ERCIN, coordinateur pour les questions européennes ;

- M. Christophe GIROD, représentant des Nations unies au sein de la Commission des personnes disparues ;

- M. Alain BOTHOREL, responsable du programme d’aide de l'Union européenne en faveur de la communauté chypriote turque ;

- Membres de l’Association franco-chypriote turque ;

- Son Exc. M. Nicolas GALEY, ambassadeur de France.