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N° 1334

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

TREIZIEME LEGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 17 décembre 2008.

RAPPORT D’INFORMATION

DÉPOSÉ

PAR LA COMMISSION CHARGEE
DES AFFAIRES EUROPEENNES (1),

sur le processus de réforme et d’adhésion
à l’Union européenne de la Turquie
,

ET PRÉSENTÉ

par M. Bernard Deflesselles,

Député.

________________________________________________________________

(1) La composition de cette Commission figure au verso de la présente page.

La Commission chargée des affaires européennes est composée de : M. Pierre Lequiller, président ; MM. Daniel Garrigue, Michel Herbillon, Pierre Moscovici, Didier Quentin, vice-présidents ; MM. Jacques Desallangre, Jean Dionis du Séjour, secrétaires ; M. Alfred Almont, Mme Chantal Brunel, MM. Christophe Caresche, Bernard Deflesselles, Michel Delebarre, Daniel Fasquelle, Pierre Forgues, Mme Arlette Franco, MM. Jean-Claude Fruteau, Hervé Gaymard, Guy Geoffroy, Mmes Annick Girardin, Elisabeth Guigou, MM. Régis Juanico, Mme Marietta Karamanli, MM. Marc Laffineur, Jérôme Lambert, Robert Lecou, Céleste Lett, Lionnel Luca, Noël Mamère, Jacques Myard, Christian Paul, Didier Quentin, Mmes Valérie Rosso-Debord, Odile Saugues, MM. André Schneider, Philippe Tourtelier, Gérard Voisin.

SOMMAIRE

_____

Pages

AVANT-PROPOS 9

INTRODUCTION 11

I. DES NEGOCIATIONS D’ADHESION ET DES REFORMES RALENTIES PAR DE TRES FORTES TENSIONS POLITIQUES INTERIEURES CONCERNANT LES EQUILIBRES FONDAMENTAUX DE L’ETAT LAIC ET DEMOCRATIQUE ET DE LA SOCIETE TURCS 13

A. Les négociations techniques sur l’acquis communautaire ont avancé à un rythme normal mais se heurtent désormais à plusieurs obstacles 13

1) Huit chapitres ouverts, douze gelés, quinze à ouvrir au début de la présidence française 13

2) Quatre thèmes de discussion sur le processus de négociation : le rythme d’ouverture, la date d’achèvement, le gel français, le veto chypriote 15

a) L’accélération du rythme d’ouverture et l’égalité de traitement 15

b) L’obtention d’une date pour l’achèvement de la négociation 15

c) Le gel par la France de cinq chapitres liés à l’adhésion 16

d) Le droit de veto de la République de Chypre dans la négociation et le règlement de la question chypriote 17

B. Les réformes relevant des critères politiques n’ont pas avancé autant que souhaité par l'Union européenne depuis octobre 2005 et devront être relancées en 2009 18

1) La Commission européenne et le Parlement européen critiquent la lenteur des réformes depuis 2005 18

2) Les ONG confirment la stagnation des réformes depuis 2005 dans le domaine des droits de l’Homme 20

a) Les droits des femmes 20

b) L’impunité contre la torture et les mauvais traitements 21

c) La liberté religieuse 21

d) La question kurde 23

e) La liberté d’expression 24

f) Les rapports entre le gouvernement et les forces de sécurité militaires et policières 24

g) Les erreurs de l’Union européenne 25

C. Les tensions politiques intérieures et les exigences européennes concernent les principes constitutifs de l’Etat laïc et démocratique en relation avec les modes de vie de la société turque 25

1) Le dépassement des tensions politiques intérieures est déterminant pour les progrès de la négociation et des réformes 25

2) Les exigences européennes conduisent majorité et opposition à un réexamen des principes constitutifs de l’Etat en relation avec les modes de vie 27

II. LE PROCESSUS D’ÉLARGISSEMENT À LA TURQUIE FACE À TROIS AUTRES DÉFIS 33

A. La crise financière internationale pourrait affecter le redressement économique remarquable des dernières années 33

1) La Commission européenne demande la poursuite des réformes dans un contexte plus difficile 33

2) Cette puissance économique à fort potentiel s’estime méconnue, malgré l’union douanière, et évoque des solutions de rechange en cas de non adhésion 34

B. Les crises au Caucase et au Moyen-Orient soulignent l’importance géostratégique de la Turquie et son rôle modérateur dans la région 37

1) La diplomatie active d’une Turquie qui ne se veut plus repliée sur elle-même mais ouverte sur l’extérieur 37

2) Une puissance régionale en renfort de l'Europe-puissance ou un intérêt national dans la région susceptible de bloquer une politique étrangère européenne décidée à l’unanimité ? 40

C. La crise des institutions et du projet de l’Union européenne devra être surmontée pour que les peuples acceptent un nouvel élargissement 42

1) Les élites pensent intégration institutionnelle et financière, les peuples intégration sociétale 42

2) La France, cofondatrice du projet d’intégration européenne, Etat laïc et amie séculaire de la Turquie, a choisi une démarche de vérité et d’amitié 45

TRAVAUX DE LA COMMISSION 47

ANNEXES 59

Annexe 1 : Liste des personnalités rencontrées 61

Annexe 2 : Etat d’avancement des négociations 65

Annexe 3 : Statistiques 67

Avertissement

Pour examiner le processus de réforme et d’adhésion à l’Union européenne de la Turquie, un groupe de travail commun à la Commission chargée des affaires européennes et à la Commission des affaires étrangères a été constitué.

Il est composé :

l pour la Commission chargée des affaires européennes :

- pour le groupe UMP : M. Bernard Deflesselles, rapporteur

M. Michel Herbillon

M. Didier Quentin

- pour le groupe SRC : Mme Elisabeth Guigou

M. Pierre Moscovici

- pour le groupe GDR : M. Jacques Desallangre

l pour la Commission des affaires étrangères :

- pour le groupe UMP : Mme Marie-Louise Fort, rapporteure

Mme Nicole Ameline

Mme Geneviève Colot

M. Jean-Jacques Guillet

- pour le groupe SRC : M. Jean-Louis Bianco

M. Jean-Michel Boucheron

M. Paul Giacobbi

- pour le groupe NC : M. Rudy Salles

Le présent rapport est un rapport commun à la Commission chargée des affaires européennes et à la Commission des affaires étrangères.

AVANT-PROPOS

Mme Marie-Louise Fort, M. Bernard Deflesselles et
M. Jean-Louis Bianco ont accompli une mission en Turquie du 29 novembre au 2 décembre 2008, au nom du groupe de travail commun à la Commission des affaires étrangères et à la Commission chargée des affaires européennes, constitué le 29 janvier 2008 pour suivre le processus de réforme et d’adhésion à l'Union européenne de la Turquie.

Cette première mission se déroulait dans un contexte difficile, depuis que la France s’est prononcée officiellement en faveur d’un partenariat privilégié et non d’une adhésion en fin de négociation.

La délégation se réjouit d’avoir pu mener avec les plus hautes autorités et les responsables politiques rencontrés un débat de fond entre amis sur des enjeux fondamentaux.

La délégation a eu l’honneur et le privilège d’être reçue en audience par le Président de la République, M. Abdullah Gül. Elle a rencontré le Président de la Commission d’harmonisation avec l'Union européenne, M. Yazar Yakis, et le Président de la Commission des affaires étrangères, M. Murat Mercan, ainsi que des membres des deux commissions. Elle a également eu des entretiens avec des représentants des ONG, avec le vicaire patriarcal des Assyro-chaldéens, le Secrétaire général pour l'Union européenne auprès du Ministre des affaires étrangères ainsi qu’avec le Chef de la Délégation de la Commission européenne.

Les discussions ont permis de partager une analyse commune sur ce qui affecte le processus d’élargissement de la Turquie à l'Union européenne : une double crise politique en Turquie et dans l'Union européenne portant sur des choix fondamentaux pour leur avenir. D’une part, les exigences européennes conduisent à un réexamen des principes constitutifs de l’Etat laïc et démocratique et des modes de vie de la société turque sur lesquels majorité et opposition ne sont pas encore parvenues à un accord. D’autre part la crise des institutions et du projet de l'Union européenne traduit un divorce entre les élites et les peuples en Europe et elle devra être surmontée par une clarification de la gouvernance et des ambitions communes avant que les peuples acceptent un nouvel élargissement.

INTRODUCTION

Mesdames, Messieurs,

L’Union européenne s’est engagée dans des processus d’élargissement d’une ampleur sans précédent. Elle a achevé en 2007 son cinquième élargissement à douze nouveaux Etats membres et 102 millions d’habitants, puis cet ensemble démocratique de vingt-sept Etats et de 492 millions d’habitants a commencé un sixième cycle d’élargissement à huit pays candidats et 93 millions d’habitants, dont la Turquie qui est une puissance politique et économique majeure de 72 et bientôt 90 millions d’habitants.

L’enjeu est que cet élargissement se réalise sans affaiblir l’élan vers l’intégration européenne et la constitution d’un acteur international de premier plan parmi les six ou sept Etats-continents et grands ensembles régionaux du XXIe siècle.

Ce rendez-vous annuel sur les progrès vers l’adhésion des huit pays candidats intervient à un moment où les difficultés s’amoncellent sur le processus d’élargissement. Ce sont d’abord des difficultés extérieures au processus mais dont il va subir le contrecoup : incertitudes institutionnelles sur le traité de Lisbonne et crise économique et financière, susceptibles toutes deux d’affecter la capacité d’intégration de l’Union européenne. Ce sont ensuite des difficultés internes propres à chaque pays candidat ou candidat potentiel, bien soulignées par les rapports de la Commission européenne qui donnent une impression générale de grande stagnation à côté de petits progrès.

L’Union européenne a ouvert les négociations d’adhésion avec la Turquie et la Croatie le 3 octobre 2005. Trois ans après, il apparaît que le progrès des négociations et des réformes en Turquie a été ralenti par de très fortes tensions politiques intérieures concernant les équilibres fondamentaux de l’Etat démocratique et laïc et de la société turcs.

Il apparaît également que le processus d’élargissement à la Turquie fait face à trois autre défis : d’abord, la crise économique internationale pourrait menacer le redressement économique remarquable des dernières années ; ensuite, les crises au Caucase et au Moyen-Orient soulignent l’importance géostratégique de la Turquie et son rôle modérateur dans la région ; enfin, la crise des institutions et du projet de l'Union européenne expliquent la prudence et l’exigence des Etats membres dans un processus où les peuples vont décider.

I. DES NEGOCIATIONS D’ADHESION ET DES REFORMES RALENTIES PAR DE TRES FORTES TENSIONS POLITIQUES INTERIEURES CONCERNANT LES EQUILIBRES FONDAMENTAUX DE L’ETAT LAIC ET DEMOCRATIQUE ET DE LA SOCIETE TURCS

A. Les négociations techniques sur l’acquis communautaire ont avancé à un rythme normal mais se heurtent désormais à plusieurs obstacles

1) Huit chapitres ouverts, douze gelés, quinze à ouvrir au début de la présidence française

Depuis l’ouverture des négociations le 3 octobre 2005, huit chapitres ont été ouverts : science et recherche, entreprise et politique industrielle, statistiques, contrôle financier, réseaux transeuropéens, protection du consommateur et santé, droit des sociétés, propriété intellectuelle. Un chapitre (science et recherche) a été clos provisoirement.

Deux nouveaux chapitres devraient être ouverts à la conférence intergouvernementale de niveau ministériel du 19 décembre 2008 sous présidence française : société de l’information et médias, libre circulation des capitaux.

Ce rythme de dix chapitres ouverts en trois ans pourrait être considéré comme normal car s’il se poursuivait, il permettrait d’achever cette négociation en une période de dix ans, paraissant un minimum pour un alignement sur l’acquis communautaire d’une telle ampleur.

Cependant, la négociation se heurte désormais à plusieurs obstacles du côté turc comme du côté de l’Union européenne :

– huit chapitres liés à l’union douanière UE-Turquie ont leur ouverture gelée et aucun chapitre ouvert ne peut être clos depuis le Conseil européen de décembre 2006, en raison du refus de la Turquie d’appliquer le protocole additionnel à l’accord d’Ankara étendant l’union douanière UE-Turquie à Chypre, tant qu’elle maintient des restrictions à l’encontre des navires et aéronefs chypriotes ;

– cinq chapitres directement liés à une adhésion et généralement examinés en fin de négociation sont bloqués par la France : agriculture et développement rural (également gelé au titre de l’extension de l’union douanière à Chypre) politique économique et monétaire, politique régionale, budget, institutions ;

– plusieurs chapitres pour lesquels la Turquie est techniquement prête sont bloqués par un ou plusieurs autres Etats membres, en particulier : énergie par Chypre (que la présidence française serait prête à ouvrir en décembre), éducation et culture par Chypre et la Grèce (pour la prise en compte du droit à l’éducation de la minorité grecque en Turquie et la protection du patrimoine culturel chypriote grec dans la partie nord de l’île de Chypre), libre circulation des travailleurs pour l’Allemagne et l’Autriche ;

– la Turquie ne satisfait les critères d’ouverture fixés par l’Union européenne que pour quatre des dix chapitres non gelés par la décision de décembre 2006 et compatibles avec la position française (3 critères non satisfaits pour les marchés publics, 6 pour la concurrence, 6 pour la sécurité sanitaire des aliments et la politique vétérinaire et phytosanitaire, 1 pour la fiscalité, 2 pour la politique sociale et emploi, 2 pour l’environnement).

Au total, la situation au début de la présidence française était la suivante : 35-8 (ouverts) = 27-8 (union douanière) = 19-4 (France) = 15 chapitres à ouvrir, sous réserve des objections éventuelles d’un Etat membre. Elle devrait être de dix chapitres ouverts, douze gelés, treize à ouvrir à la fin de la présidence française.

2) Quatre thèmes de discussion sur le processus de négociation : le rythme d’ouverture, la date d’achèvement, le gel français, le veto chypriote

Les discussions de la délégation avec ses interlocuteurs turcs sur le processus de négociation ont porté principalement sur quatre thèmes.

a) L’accélération du rythme d’ouverture et l’égalité de traitement

La Turquie se juge moins bien traitée que la Croatie avec laquelle les négociations ont progressé plus vite : elle a ouvert 21 chapitres sur 35 et en a clos 4. La comparaison n’est pas pertinente car il était clair depuis le début des négociations qu’elles seraient plus longues avec un pays de 72 millions d’habitants qu’avec un pays de 4,5 millions. En réalité, la Turquie est en train de découvrir qu’elle n’est pas engagée dans un processus de négociation classique autour d’un compromis moitié-moitié, mais dans un processus d’alignement ne laissant aucune marge de manœuvre au candidat puisqu’il n’y a pas de dérogation définitive mais seulement des possibilités de dispositions transitoires, et comportant une mise à nu désagréable mais féconde. Tous les pays candidats ont éprouvé cette impression avant de reconnaître que ce processus avait été le meilleur chemin pour atteindre aux normes démocratiques, économiques et sociales les plus élevées.

b) L’obtention d’une date pour l’achèvement de la négociation

La Turquie cite la date de 2014 qui correspond au début du prochain cycle des perspectives financières de l'Union européenne, courant sur sept ans : 2014-2020. Sinon, l’échéance pourrait être repoussée au début du cycle suivant, en 2021, ou de manière symboliquement beaucoup plus forte, au centième anniversaire de la fondation de la République par Mustapha Kemal Atatürk, en 2023.

L’obtention d’une date de fin de négociation est une demande récurrente que tous les pays candidats ont présentée à l'Union européenne. La Turquie n’y déroge pas et présente les mêmes arguments de la nécessité d’une date pour mobiliser l’opinion publique sur l’effort de réforme. Or l'Union européenne n’a jamais fixé de date ni au début ni en cours de négociation précisément pour ne pas se trouver liée par un engagement à l’égard d’un candidat qui relâcherait ses efforts de réforme après avoir obtenu la garantie d’une date. L’Union européenne a toujours indiqué à tous les candidats que le rythme de la négociation dépendait du mérite de chaque candidat et du rythme des réformes. La Turquie a donc intérêt à poursuivre les réformes, d’abord pour elle-même, mais aussi pour maintenir le rythme des négociations qui peuvent d’ores et déjà progresser sur les quinze chapitres hors gel.

c) Le gel par la France de cinq chapitres liés à l’adhésion

Les interlocuteurs se sont interrogés sur le sens d’une négociation qui ne pourrait pas aller jusqu’à son terme. La délégation française a expliqué que depuis le rejet du traité constitutionnel par la France et les Pays-Bas en mai et juin 2005, il était manifeste que l’opinion publique en France mais aussi dans d’autres Etats membres refusait tout élargissement avant la remise en ordre de la gouvernance et du projet européens et qu’elle n’accepterait cet approfondissement qu’avec un signal fort sur une pause dans l’élargissement.

Le signal fort porte sur le plus emblématique des pays candidats, la Turquie, mais il n’empêche pas la négociation de progresser. Le gel concerne en effet cinq chapitres parmi les plus difficiles qui sont toujours examinés en fin de négociation. La négociation peut se poursuivre sur les quinze chapitres à ouvrir sur lesquels la Turquie peut se préparer en attendant que l'Union européenne ait réglé sa crise de confiance entre ses élites et ses peuples sur les institutions et le projet européens.

La présidence française de l'Union européenne va s’efforcer d’en ouvrir deux en décembre 2008 et la poursuite des négociations montrera probablement des blocages venant d’autres Etats membres sur des chapitres généralement ouverts avant les 5 chapitres gelés par la France.

Avec dix chapitres ouverts en décembre 2008, si le rythme de 4 chapitres ouverts par an se maintenait, la négociation parviendrait à 18 chapitres ouverts sur 23 hors gel au deuxième semestre 2012, sous la présidence de l'Union européenne par la République de Chypre.

d) Le droit de veto de la République de Chypre dans la négociation et le règlement de la question chypriote

M. Bernard Deflesselles, en sa qualité de rapporteur sur la négociation relancée entre les deux communautés chypriotes grecque et turque(1), a rappelé que l’enjeu pour Chypre était d’organiser l’égalité politique entre les deux communautés selon des règles qui protègent la minorité sans paralyser l’Etat, mais que l’enjeu pour la Turquie était de savoir si elle était prête à appuyer dès maintenant un règlement de la question chypriote dont le processus de négociation entre l'Union européenne et la Turquie dépendait largement. Quel que soit le sentiment d’injustice que ressent la Turquie par rapport à ce conflit né en 1963 et aggravé en 1974, le droit de veto de la République de Chypre en tant qu’Etat membre de l'Union européenne est un fait que la Turquie ne peut ignorer. Si la Turquie attend la fin de ses négociations avec l'Union européenne pour soutenir un accord à Chypre, il risque d’être trop tard car les deux communautés s’ignorent déjà et la République de Chypre pourrait bloquer la négociation de l'Union européenne avec la Turquie.

Les parlementaires turcs ont d’abord rappelé que les deux questions n’étaient juridiquement pas liées et que la négociation sur le règlement de la question chypriote se déroulait sous l’égide de l’ONU et non de l'Union européenne.

Après avoir présenté l’histoire de la question chypriote durant laquelle la Turquie avait montré à plusieurs reprises sa bonne volonté sans avoir jamais été entendue, le Président de la commission d’harmonisation avec l’Union européenne, M. Yazar Yakis a déclaré que si l’on parlait des faits, la RTCN (République turque de Chypre Nord) en était également un. La solution serait d’obliger la République de Chypre à accepter le règlement sur le commerce direct entre le Nord de l’île et l'Union européenne, adopté le 26 avril 2004 par le Conseil deux jours après le référendum sur le plan Annan et cinq jours avant l’entrée de la République de Chypre dans l'Union européenne. Ce règlement constitue un acquis communautaire qu’elle était obligée d’accepter. Parallèlement, la Turquie ouvrirait ses ports aux navires chypriotes comme elle le proposait en janvier 2006.

Le Président Yakis s’est par ailleurs étonné que les autres Etats membres n’exercent aucune pression sur la République de Chypre lorsqu’elle menace de bloquer l’ouverture du chapitre sur l’énergie comme l’envisageait la présidence française, alors que l’intérêt général européen en matière de sécurité d’approvisionnement énergétique commande d’ouvrir ce chapitre avec la Turquie.

M. Onur Öymen, Vice-Président du CHP (parti républicain du peuple, opposition kémaliste de gauche) a invoqué le compromis de Luxembourg en défense de l’intérêt national turc et a déclaré que s’il fallait choisir entre l'Union européenne et Chypre Nord, la Turquie choisirait Chypre Nord.

B. Les réformes relevant des critères politiques n’ont pas avancé autant que souhaité par l'Union européenne depuis octobre 2005 et devront être relancées en 2009

1) La Commission européenne et le Parlement européen critiquent la lenteur des réformes depuis 2005

Après l’adoption des six réformes préalables à l’ouverture des négociations en 2005, le processus a depuis eu tendance à marquer le pas, même si des avancées ont eu lieu avec l’abolition de la peine de mort, la suppression des tribunaux de sûreté nationale, des réformes importantes en matière de liberté d’association et de presse, l’adoption d’un nouveau code pénal. Des progrès ont encore été enregistrés en 2008 en matière de liberté d’expression (réforme de l’article 301 du code pénal) et de liberté des minorités religieuses (loi sur les fondations).

Dans son rapport de progrès 2008 présenté le 5 novembre, la Commission européenne demande des efforts significatifs pour promouvoir les droits des femmes, garantir la liberté d’expression et de culte dans la pratique, prévenir la corruption, renforcer les droits culturels de tous les citoyens, notamment de la minorité kurde, accroître le contrôle de la société civile sur les forces armées et aligner la législation relative aux syndicats sur les normes de l’OIT et de l'Union européenne.

Dynamiser le processus de réforme politique est nécessaire pour intensifier le dialogue entre les forces politiques et parvenir à un consensus en faveur de la réforme. Il faut modifier les règles de fonctionnement des partis politiques pour garantir des financements transparents et aligner les règles d’interdiction des partis sur les normes européennes. Il faut créer un médiateur et poursuivre la réforme du système judiciaire.

Le rôle de l’armée en tant que gardien de la constitution et de la laïcité lui confère une influence politique sur le gouvernement civil démocratiquement élu et son programme de réformes qui n’est pas conforme aux normes européennes. Cette influence s’observe dans les relations de l’Etat avec les communautés kurde et arménienne pour des raisons sécuritaires ou historiques. L’armée gardienne de l’Etat unitaire reproche ainsi à la politique régionale en faveur des régions en retard de découper le pays en morceaux et d’aboutir à une partition de la Turquie. L’armée a fait également de la question chypriote une question d’intérêt national et un sujet clé de politique intérieure qui laissent une très faible marge de manœuvre au gouvernement. Or le processus de négociation qui se décide à l’unanimité des Etats membres de l’Union européenne, dépendra beaucoup du règlement de la question chypriote et de la reconnaissance d’un Etat membre de l’Union européenne par un Etat candidat ainsi que de la fin de l’occupation militaire d’une partie de son territoire par ce dernier.

Le 2 décembre, la commission des affaires étrangères du Parlement européen a débattu d’un projet de rapport particulièrement critique de Mme Ria Oomen-Ruijten (PPE-DE). Il souligne que « pour la troisième année consécutive, le processus de réforme a continué de ralentir » en 2008 et que la « polarisation » entre les principaux partis politiques et acteurs de la société turque s’est renforcée en 2008 et a « négativement affecté le fonctionnement des institutions politiques et le processus de réformes » en Turquie. Le rapport déplore que le gouvernement turc n’ait « aucun programme global de réformes politiques » et qu’aucun progrès n’ait été fait pour mettre en place un système de contrôle civil et parlementaire sur l’armée et la politique de défense. Il regrette que la liberté de presse et d’expression ne soit toujours pas entièrement protégée (l’amendement de l’article 301 du code pénal, adopté en avril 2008, est jugé insuffisant) et que le gouvernement turc n’ait encore aucune stratégie anti-corruption. Il critique l’hostilité et les violences persistantes contre les minorités et note qu’aucun progrès n’a été fait en vue de garantir la diversité culturelle et le respect et la protection des minorités ethniques, culturelles et religieuses. De même, aucun progrès n’a été fait pour amender la législation sur les droits des syndicats. Les rares appréciations positives concernent les progrès en matière de réforme du secteur judiciaire, de protection des droits des femmes, de réforme des fondations non musulmanes, de la politique de santé et de lutte contre la torture et les mauvais traitements dans les prisons. Le rapport accueille favorablement l’annonce d’un plan de développement économique et social pour le sud-est du pays, mais invite à lancer rapidement une initiative politique en vue d’apporter une solution durable à la question kurde.

Dans ses conclusions adoptées le 8 décembre 2008, le Conseil « Affaires générales » invite la Turquie à redoubler d’efforts pour mettre en œuvre des mesures qui sont attendues depuis longtemps.

2) Les ONG confirment la stagnation des réformes depuis 2005 dans le domaine des droits de l’Homme

Les Organisations non gouvernementales rencontrées confirment toutes que les réformes en matière de droits de l’homme ont été positives jusqu’en 2004 mais ont stagné ou ont même connu des reculs depuis, aussi bien dans l’application des lois adoptées que dans leur modification.

a) Les droits des femmes

La représentante d’Amnesty International, Mme Senna Alpan Atamer, a indiqué que des étapes importantes ont été franchies ou vont l’être dans la lutte contre la violence à l’encontre des femmes avec, notamment, la criminalisation de la coutume des crimes d’honneur, même si dans la pratique le but n’est pas encore atteint, et la pénalisation du viol dans le nouveau projet de code pénal, qui sera puni dans le mariage ou s’il y a mariage après le viol. La violence est désormais plus visible dans la société et le rôle de l’Etat est défini plus clairement. Mais l’engagement de l’Etat de créer des refuges pour les femmes dans les municipalités de plus de 50 000 habitants est très peu appliqué. Surtout, les femmes sont désavantagées dans les domaines de la représentation politique et de l’emploi. Leur taux d’activité de 23 % est loin de l’objectif de 60 % fixé par l'Union européenne et les conduit au travail au noir. L’interdiction d’entrer à l’université pour les jeunes filles voilées au nom de la laïcité est ambivalente car elle pourrait être un frein à leur émancipation par le travail.

b) L’impunité contre la torture et les mauvais traitements

La priorité est la lutte contre la culture de l’impunité qui perdure en dépit de la nouvelle loi sur les pouvoirs et les devoirs de la police et à cause de l’absence de jugements équitables en ce domaine. La Commission européenne se trompe lorsqu’elle dit dans son rapport que la police n’a pas le droit de tirer tant qu’on ne lui oppose pas de résistance. Elle tire immédiatement après la mise en garde si l’interpellé ne s’arrête pas.

Après avoir rappelé que la Fondation des droits de l’homme avait réussi à soigner plus de 11 000 personnes victimes de torture dans cinq centres de soins depuis 1990, son Président, M. Yavuz Önen s’est déclaré profondément inquiet de la violence croissante de la police et de l’armée en 2008, du nombre très élevé de victimes de torture s’adressant à la Fondation (354) et du nombre d’assassinats non élucidés, citant 35 cas d’exécutions sommaires et 36 décès suspects en garde à vue ou en prison. Par ailleurs, les prisons sont surchargées de 10.000 détenus en surnombre. Le faible nombre de cas donnant lieu à investigation (10 %), les lenteurs des procédures quand elles sont diligentées et le nombre réduit de condamnations des coupables autorisent à affirmer l’existence d’un système d’impunité sous la protection de l’administration et de la politique.

c) La liberté religieuse

Après avoir rappelé que la Fédération des Alevis, comptant 150 000 membres, était la plus importante organisation représentative de cette communauté et qu’elle n’avait jamais pu avoir de contact avec le Gouvernement depuis 2002, M. Kazim Genç a indiqué que les Alevis étaient entre 15 et 20 millions de personnes et représentaient environ 20 % de la population (contre 35 % au premier recensement de 1927, soit 4,5 millions sur une population totale de 12,5 millions d’habitants, en raison d’une politique d’assimilation sévère).

Les Alevis sont les plus fervents défenseurs de la laïcité et demandent la suppression des cours d’instruction religieuse obligatoire et de la direction des affaires religieuses, le Diyanet, administration de 100 000 fonctionnaires, rattachée au Premier ministre et chargée de former et de contrôler les imams, de rédiger les prêches du vendredi dans les mosquées et d’organiser le pèlerinage à La Mecque. Par son canal, l’Etat a imposé une version nationale de l’Islam, fondée sur la confession sunnite hanefite qui correspond à l’une des quatre grandes écoles de droit de l’Islam et représente un courant plutôt orthodoxe et traditionaliste. Les Alevis demandent également à l’Etat de ne pas construire de mosquées dans les villages alevis et de considérer leurs lieux de culte, le djemevi, comme tels et non comme des lieux culturels. Enfin, ils réclament le respect des lieux où se sont déroulées des tragédies. L’hôtel de Cibas où une attaque intégriste, en 1993, avait fait trente-trois morts lors d’une rencontre de poètes alevis n’a toujours pas été transformé en musée mais a, au contraire, développé des activités commerciales déplacées.

Sur la première demande, la Cour européenne des droits de l’homme a rendu un arrêt le 9 janvier 2008, déclarant que le cours d’instruction religieuse doit être objectif et pluraliste pour permettre le débat. Le Gouvernement considère que l’instauration, l’an dernier, d’une plage concernant les Alevis dans les cours d’instruction religieuse en douzième année à la fin des études secondaires, dispensant une fausse définition des Alevis, répondait à leur demande. Le Conseil des ministres du Conseil de l'Europe est saisi par les Alevis d’une demande de mise en demeure pour l’application de l’arrêt de la Cour qui pourrait valoir à la Turquie une sanction après trois avertissements.

M. Emrullah Beytar, représentant l’association des Mazlum-Der, a indiqué que tous ceux qui ne répondaient pas à la définition du citoyen acceptable en Turquie étaient considérés comme des gens à risque et une menace contre l’Etat. La constitution de 1982 a établi un contrôle de l’Etat laïc sur la religion par la direction des affaires religieuses. Tout type de religions, alevis ou non musulmanes, qui ne rentre pas dans le cadre professé par cette direction est considéré comme une menace et, s’il affirme son identité, est mis sous pression et sort de l’espace public.

Lors d’un entretien avec la délégation sur les progrès de la liberté religieuse, Monseigneur Yakan, vicaire patriarcal des Assyro-Chaldéens de Turquie, a considéré que la loi sur les fondations constituait une amélioration pour les minorités non musulmanes, au nombre desquelles figurent 100.000 chrétiens dont 65.000 Arméniens. Mais les prêtres ne sont pas payés comme les imams, comme le demandent également les Alevis pour les dédé (imams alevis) au titre de l’égalité de traitement, aucun séminaire n’a pu rouvrir depuis la fermeture du dernier en 1971 et les églises chrétiennes éprouvent beaucoup de difficultés bureaucratiques à faire venir des prêtres de l’étranger. La liberté religieuse ne se situe pas au même niveau en Occident où elle relève plus de l’intimité et de la conscience individuelle qu’en terre d’Islam où elle est plus liée à la communauté. L’islam est constitutif de l’Etat-nation même s’il est contrôlé par l’Etat, et, dans ce contexte, une minorité, musulmane ou non, qui n’a pas un Etat derrière elle est toujours menacée. Les exigences européennes en matière de liberté religieuse et d’égalité de traitement sont donc très importantes.

d) La question kurde

M. Öztürk Türkdogan, représentant l’Association des droits de l’homme, a déclaré que la question kurde permettait d’illustrer le recul des droits de l’homme depuis trois ans, dans la mesure où l’armée et le gouvernement se sont accordés pour traiter cette question en recourant à la violence. Or la revendication étatique kurde en liaison avec l’Iran et l’Irak n’existe plus et n’est plus une menace pour l’unité des territoires. Une solution est possible dans le cadre du respect des droits de l’Homme et passe par la reconnaissance de l’identité culturelle et linguistique kurde et de l’autonomie de ses collectivités locales pour son développement économique et social. La population kurde est estimée à 15 millions d’habitants et a connu un très fort exode rural vers Istanbul (3 millions) et les villes du sud-ouest (3,5 millions). Le troisième programme national de développement du sud-est ne comporte pas de calendrier et porte sur des sujets abstraits alors que le gouvernement devrait prendre des engagements plus nets et plus clairs.

e) La liberté d’expression

La modification de l’article 301 du code pénal ne suffit pas à assurer la liberté d’expression. Le ministère de la Justice a autorisé la poursuite de 58 personnes sur son fondement et l’article 220 du code pénal comme des dispositions de la loi sur la lutte contre le terrorisme permettent de museler cette liberté.

f) Les rapports entre le gouvernement et les forces de sécurité militaires et policières

Les ONG ont souligné que l’année 2008 avait représenté un tournant historique dans la redéfinition des rapports entre le gouvernement et les forces de sécurité militaires et policières. Au lieu de faire alliance avec les forces démocratiques, le gouvernement a choisi la voie plus autoritaire de se concilier l’armée et la police pour surmonter les fractures créées par les procès intentés contre elles et s’assurer un deuxième mandat plus confortable.

Le gouvernement a commencé à leur rendre les pouvoirs qu’il avait limités avec les réformes antérieures. En dépit des apparences entretenues par le débat sur l’« agenda caché » de l’AKP, l’AKP est devenue l’otage de l’« Etat profond ». La tutelle militaire se maintient malgré le changement de la loi sur le Conseil national de sécurité et le Premier ministre a commencé à endosser le discours sur la défense de l’Etat unitaire, avec une nation, une religion, une langue, une race.

Le Conseil d’Etat a été saisi d’une demande pour que le document de politique de sécurité nationale, adopté par le Conseil national de sécurité en 2003 et publié en 2006, soit soumis au contrôle du Parlement : il sert en effet de fondement à l’activité de toutes les organisations illégales de sécurité. Le réseau de l’« Etat profond » a des ramifications au département de la guerre spéciale à l’état-major et s’étend jusqu’à l’unité spéciale intouchable de la gendarmerie, le Jitem, qui, sous couvert de lutte contre le terrorisme, mène des activités illégales dans le Sud-Est.

Pour démanteler ce réseau, il faudra que l’opinion publique et la pression extérieure demandent au gouvernement et à la justice d’aller jusqu’au bout des procès Ergenekon, Hrant Dink (journaliste assassiné le 19 janvier 2007) et Santoro (prêtre assassiné le 5 février 2007) de poursuivre non seulement les retraités et exécutants subalternes mais les commanditaires en activité.

g) Les erreurs de l’Union européenne

Une supposée pression extérieure de l’Union européenne a peut-être évité l’interdiction de l’AKP par la Cour constitutionnelle, mais l’épée de Damoclès que la Cour fait peser sur l’AKP conduit le gouvernement à évoluer dans un sens que n’attendait pas l’Union européenne. Celle-ci a présenté l’AKP comme le seul champion de la démocratie sans alternative pour porter l’adhésion de la Turquie et elle est en train de découvrir son erreur.

L’Union européenne est également responsable de la montée du nationalisme en Turquie en ayant placé la question chypriote devant l’agenda des droits de l’Homme.

Enfin, l’opinion publique turque a très mal perçu la participation de quelques Etats membres de l’Union européenne aux violations des droits de l’Homme dans les camps de Guantanamo et d’Abou Ghraïb et a pris la mesure des lacunes de l’Union européenne en la matière.

C. Les tensions politiques intérieures et les exigences européennes concernent les principes constitutifs de l’Etat laïc et démocratique en relation avec les modes de vie de la société turque

1) Le dépassement des tensions politiques intérieures est déterminant pour les progrès de la négociation et des réformes

Le conflit entre le gouvernement musulman modéré de l’AKP (parti de la justice et du développement), au pouvoir depuis 2002, et l’opposition kémaliste et nationaliste s’est déplacé du terrain électoral en 2007 au terrain judiciaire en 2008 pour revenir au terrain électoral en 2009.

Après l’invalidation par la Cour constitutionnelle du premier tour de l’élection par le Parlement de M. Abdullah Gül à la Présidence de la République, les élections législatives anticipées du 22 juillet 2007 donnent une nette victoire à l’AKP (46,3 % des voix et 341 sièges sur 550) qui dispose de la majorité absolue des voix et élit le 28 août 2007 M. Gül à la présidence de la République. Le CHP (parti républicain du peuple, opposition kémaliste de gauche) obtient 20,4 % des voix et 112 députés, le MHP (parti de l’action nationaliste) 14,2 % et 70 députés, et 20 députés kurdes du DTP (parti pour une société démocratique) sont élus sous l’étiquette d’indépendants. L’AKP a gagné la première manche électorale en 2007, mais il va subir un coup d’arrêt sévère à son penchant islamiste lors de la deuxième manche judiciaire en 2008.

Le 5 juin 2008, la Cour constitutionnelle annule les amendements à la Constitution adoptés par l’AKP en février 2008 pour autoriser le port du foulard à l’université. Par ailleurs, saisie par le Procureur général de la Cour de cassation, elle décide le 30 juillet 2008 de ne pas interdire l’AKP ni ses 71 membres accusés pour activités anti-laïques (dont le Président de la République et le Premier ministre), mais réduit de moitié sa dotation publique pour 2009 et définit dans ses attendus des lignes rouges à ne pas dépasser lors des prochaines réformes de la Constitution. Le Parlement démocratiquement élu ne pourra pas modifier quatre principes fondamentaux de la Constitution : la Turquie est une République, laïque, un Etat démocratique, dont la capitale est Ankara. En contrepoint, le procès du réseau armé clandestin « Ergenekon » visant 86 suspects ultra-nationalistes accusés d’avoir tenté de renverser le gouvernement AKP, a débuté le 20 octobre 2008.

Enfin, les élections municipales en mars 2009 seront le troisième acte d’un conflit dont les lignes ont évolué depuis le rapprochement récent entre le gouvernement et l’armée. Le Premier ministre, fort du soutien de l’opinion publique qui juge son gouvernement depuis six ans comme l’un des meilleurs qu’ait connus la Turquie, espère emporter la victoire dans toutes les grandes villes tenues par l’opposition, qu’elle soit kémaliste (CHP) ou pro-kurde (DTP) dans le Sud-Est. Cette dernière perspective satisferait l’armée qui souhaite l’élimination du parti pro-kurde des grandes mairies. Cependant de récentes affaires de corruption pourraient affecter l’image du parti au pouvoir dans l’opinion.

Ce conflit politique puis judiciaire a bloqué le processus de réforme durant le premier semestre 2008 et devra être surmonté pour relancer les réformes en 2009. Mais majorité et opposition dialogueront difficilement tant qu’elles ne parviendront pas à surmonter le double soupçon dont elles s’accusent, celui « d’agenda caché » pesant sur l’AKP qui serait déterminé à islamiser la Turquie et à se servir des normes européennes pour démanteler le contrôle de l’armée sur le maintien de la laïcité, celui d’« Etat profond » pesant sur les milieux nationalistes et militaires qui seraient prêts à tout pour déstabiliser un gouvernement musulman modéré démocratiquement élu qui ne se conformerait pas à leurs vues.

Un consensus politique est d’autant plus nécessaire au moment où l’opinion publique, après avoir soutenu avec enthousiasme la politique de modernisation du gouvernement inscrite dans la perspective européenne, commence à découvrir l’ampleur des mutations exigées par les critères politiques de l’adhésion et considérées par certains comme des menaces pour l’unité et la souveraineté du pays.

2) Les exigences européennes conduisent majorité et opposition à un réexamen des principes constitutifs de l’Etat en relation avec les modes de vie

Le processus d’adhésion de la Turquie à l’Union européenne cimente une majorité et une opposition par ailleurs en désaccord sur les équilibres fondamentaux de la démocratie laïque turque et les modes de vie de la société.

La Turquie a besoin d’un ancrage à l’Europe pour surmonter les ambivalences nées de sa double exceptionnalité.

La Turquie est un pays d’exception par rapport aux pays musulmans. Elle est le seul pays musulman, à 99 % de sa population, parmi cinquante-quatre Etats musulmans dans le monde à avoir fondé un Etat démocratique et laïc.

La Turquie est aussi un pays d’exception par rapport aux principes européens de démocratie et de laïcité. Tout en s’inspirant du modèle français de laïcité, la Turquie a développé une voie spécifique de laïcité et de démocratie.

La laïcité turque n’a pas établi un régime de séparation de l’Etat et des religions dans lequel il les reconnaît toutes sans intervenir sur aucune d’entre elles, mais un régime de contrôle de l’Etat sur la religion majoritaire et un régime de tolérance à statut plus ou moins précaire sur les religions minoritaires, musulmanes ou non, hérité de l’empire ottoman.

La démocratie turque a érigé l’armée en gardienne de la constitution et de la laïcité au-dessus du pouvoir politique, démocratiquement élu, pour éviter qu’il ne porte atteinte à la laïcité. L’armée a ainsi procédé à trois coups d’Etat en 1960, 1971 et 1980 et a rendu à chaque fois le pouvoir aux civils, puis elle a provoqué, en juin 1997, la démission du gouvernement de M. Necmettin Erbakan jugé trop islamiste, ainsi que la dissolution de son parti RP, le Refah. Son successeur, le FP (parti de la vertu), dissous en 2001, donnera naissance au Saadet (parti du bonheur) fidèle à la tradition de l’islam politique, et à l’AKP qui s’en dissociera en se qualifiant de conservateur, libéral et démocrate musulman et accèdera au pouvoir aux élections législatives de 2002.

Les kémalistes expliquent que la laïcité doit être plus forte que la démocratie en Turquie parce que, en pays musulman, la laïcité est la condition fondatrice de la démocratie.

Les musulmans modérés répondent qu’il n’est pas contradictoire d’être musulman et laïc, mais la phrase prononcée jadis par le Premier ministre M. Erdogan, selon laquelle « l’Etat doit être laïc mais pas les personnes », ne lève pas le doute des kémalistes sur les objectifs de l’AKP.

La spécificité démocratique et laïque de la Turquie s’explique parce que l’Islam ne distingue pas entre le politique et le religieux et n’a pas procédé à une interprétation du Coran ouvrant la voie à une sécularisation de l’Etat et de la société. Atatürk a donc imposé la laïcité et la démocratie à l’Islam par la voie autoritaire et confié à l’armée qui a été tout au long du XXe siècle le ciment de l’Etat-nation, la responsabilité de garantir la laïcité si un pouvoir civil élu s’en écartait. Il a parallèlement imposé une laïcisation des modes de vie pour favoriser la modernisation de la société et accompagner la laïcisation de l’Etat. Quand l’AKP veut modifier les règles constitutionnelles sur le voile à l’université, il déplace les limites fixées par Atatürk et ses successeurs sur les deux piliers de la laïcité – l’Etat et les modes de vie – et suscite la crainte des kémalistes.

Tout en reconnaissant l’immense progrès qu’ont constitué la laïcisation et la démocratisation de la Turquie au XXe siècle, l’Union européenne demande à ce pays candidat à l’adhésion de mettre ses spécificités laïques et démocratiques plus en conformité avec les normes européennes de laïcité et de démocratie.

La laïcité doit assurer une égalité de traitement entre les religions dans l’organisation du libre exercice des cultes et une séparation garantissant la liberté religieuse et de pensée des citoyens ainsi que l’absence d’un contrôle effectif de l’Etat sur une religion officielle. A cet égard, la diversité des modes d’organisation de la laïcité en Europe offre à la Turquie un choix entre plusieurs possibilités d’évolution de son système.

La démocratie doit assurer la prééminence du pouvoir civil démocratiquement élu sur l’institution militaire et confier au juge constitutionnel et non à l’armée le respect des principes fondamentaux par les autorités politiques élues.

Le recours à la Cour constitutionnelle et non à une intervention de l’armée dans la mise en cause des activités anti-laïques de l’AKP constitue un progrès et son jugement est une invite aux forces politiques à réaliser rapidement le compromis fondamental. Il serait utile qu’il intervienne avant le changement en 2014 des équilibres dans la composition de la Cour qui comprend onze membres nommés par le Président de la République sur proposition de la Cour de Cassation et des juridictions administratives.

Majorité et opposition sont en faveur de l’adhésion mais se servent des exigences européennes pour la partie qui correspond à leur vision respective de l’Etat et de la société turcs. L’AKP en attend une subordination de l’armée au pouvoir civil démocratiquement élu, les laïcs et kémalistes une protection définitive contre une dérive vers une islamisation notamment après le basculement de la composition de la Cour constitutionnelle, l’armée une stabilisation des principes intangibles de ce pays, les milieux économiques un ancrage aux règles européennes leur assurant la confiance des investisseurs internationaux.

L’alignement sur les normes démocratiques européennes pose à l’AKP la question de confiance de savoir si cette force politique serait prête à garantir l’irréversibilité de la laïcité après la disparition du contre-pouvoir de l’armée.

Le contrôle de l’application des normes européennes par la Cour européenne des droits de l’Homme, au titre de l’appartenance de la Turquie au Conseil de l’Europe depuis 1952, est une garantie importante, mais ne constitue pas la réponse politique à un choix de société appartenant au peuple turc.

La pratique du voile s’étend à 62 % des femmes mais la limitation du port du tchador à 1 % d’entre elles montre que ce signe d’un retour à la religion se concilie avec une modernité bien ancrée et une très grande diversité des pratiques religieuses. Environ 40 % des Turcs sont des pratiquants réguliers. Le port du voile représente également pour la nouvelle bourgeoisie rurale anatolienne qui soutient l’AKP un signe de reconnaissance de son ascension sociale par rapport aux élites laïques urbaines d’Istanbul et des autres grandes villes de l’ouest.

La sociologie électorale montre que 53 % des électeurs n’ont pas voté pour l’AKP et que parmi les 47 % qui ont voté en sa faveur, environ 20 % sont pour une observance plus forte de l’Islam (dont 10 % soutiendraient l’ « agenda caché ») et 30 % sont reconnaissants au gouvernement AKP d’avoir mis la Turquie sur le chemin de l’Europe, d’avoir bien mieux géré le pays que ses prédécesseurs et de représenter la meilleure offre politique en termes d’ouverture et de progrès économique.

La pression électorale pour la mise en œuvre d’un « agenda caché » de l’AKP semble donc minoritaire, mais le gouvernement AKP prend périodiquement des initiatives d’inspiration religieuse qui entretiennent le doute. Ce fut en 2004 le projet de pénalisation de l’adultère retiré sous la pression de l’Union européenne, puis en 2008 l’autorisation du voile à l’université annulée par la Cour constitutionnelle. Le doute subsiste quand le Premier ministre refuse des ouvertures européennes sur la possibilité d’accorder un libre choix égal aux femmes sur le port ou non du voile, à condition que sa garantie repose sur la laïcité et non sur la religion.

La Turquie musulmane et laïque doit convaincre qu’elle va rester laïque dans la durée et qu’elle partage les valeurs communes européennes de manière irréversible. A cette condition, elle pourrait jouer ce rôle de pont auquel elle aspire entre l’Europe et le monde musulman et servir de modèle dans la construction d’un Islam laïc, projetant de moderniser l’Islam par sa sécularisation et non d’islamiser la modernité.

II. LE PROCESSUS D’ÉLARGISSEMENT À LA TURQUIE FACE À TROIS AUTRES DÉFIS

A. La crise financière internationale pourrait affecter le redressement économique remarquable des dernières années

1) La Commission européenne demande la poursuite des réformes dans un contexte plus difficile

Après la crise de 2001, le pays a connu, avec le soutien du FMI, un remarquable redressement à partir de 2002 avec une croissance moyenne du PIB de 7,2 % au cours des cinq dernières années. Le PIB par habitant représente 41,8 % de celui de l’UE-25 en 2007. La politique budgétaire a été rigoureuse et l’inflation est passée de 68,5 % en 2001 à 8,2 % fin 2005 pour remonter autour de 10 % en 2007 à la suite de l’augmentation récente des prix des denrées alimentaires et de l’énergie. La dette publique est passée de 80 % du PIB en 2001 à 41,3 % en 2007. En revanche les entreprises privées turques se sont fortement endettées en devises étrangères (160 milliards de dollars en juillet 2008 hors banques) et la majorité d’entre elles ne dispose que de produits en monnaie nationale sans utiliser de moyens de couverture du risque de change. Elles rembourseraient difficilement leurs créanciers en cas d’une chute de la livre turque. La monnaie s’est constamment appréciée depuis 2001 malgré le maintien de déficits courants importants (5,5 % du PIB en 2007), grâce à des entrées élevées de capitaux à long terme et d’investissements de portefeuille. Les investissements directs étrangers nets ont bondi de 1 milliard de dollars en 2002 à 20 milliards en 2007 et les investisseurs étrangers détenaient fin 2007 73 % du flottant de la bourse d’Istanbul.

Or, à la fin octobre 2008, la livre turque avait perdu 35 % en un mois face au dollar à la suite d’un rapatriement de capitaux occidentaux évalué à 50 milliards de dollars et la bourse d’Istanbul avait reculé de 60 % depuis le début de l’année.

Les milieux d’affaires appellent le gouvernement à demander l’aide du FMI, moins pour une aide d’urgence que pour une ligne de crédit disponible en cas de besoin afin de rassurer les détenteurs de capitaux, dans la mesure où la Turquie dispose de réserves de change de 80 milliards de dollars et d’une économie dynamique. Ils s’inquiètent également d’un projet de budget fondé sur une croissance de 4 % en 2009 et prévoyant une hausse de 14 % des dépenses publiques et un déficit budgétaire maintenu à 1,2 % du PIB. Le gouvernement hésite à demander l’aide du FMI et à se soumettre à nouveau à ses contraintes, alors que le dernier prêt a expiré en mai 2008 et que les élections municipales auront lieu en mars 2009.

Dans le contexte politique difficile de 2008, le gouvernement a néanmoins fait adopter en avril la réforme de la sécurité sociale portant graduellement l’âge de la retraite à 65 ans, ainsi que le paquet emploi en mai pour favoriser l’emploi formel grâce à des exonérations de charges et à une amnistie sur les arriérés de sécurité sociale.

Le contexte économique de 2009 ne se prêtera pas nécessairement à la réalisation des réformes demandées par la Commission européenne, concernant l’inadéquation entre l’offre et la demande de main-d’œuvre et la rigidité des pratiques d’embauche, la transparence de l’octroi des aides d’Etat, l’importance de l’économie souterraine où opèrent trop souvent les PME, les coupant d’un accès au financement et au savoir-faire.

2) Cette puissance économique à fort potentiel s’estime méconnue, malgré l’union douanière, et évoque des solutions de rechange en cas de non adhésion

La Turquie a du mal à projeter son image de puissance économique à l’extérieur alors qu’elle a participé à la récente réunion du G20 au titre de dix-septième économie mondiale. Avec un PIB de 437,9 milliards d’euros en 2007 (Eurostat avant l’actualisation du rapport 2008), elle se situe au septième rang dans l’espace européen, derrière l’Allemagne (2 378 milliards), le Royaume-Uni (1 857), la France (1 846), l’Italie (1 501), l’Espagne (1 018) et les Pays-Bas (558). Ce pays de 72 millions d’habitants dont la moitié de la population a moins de 25 ans comptera 90 millions d’habitants en 2030. Soixante pour cent de la population est urbanisée et dix-neuf villes comptent plus d’un million d’habitants. La Turquie connaît également de très fortes disparités régionales et l’immigration issue de l’exode rural en provenance du plateau anatolien mais surtout de l’Est a pu masquer à l’étranger la modernité de la Turquie. Dix pour cent de la population active ont un diplôme universitaire et vingt pour cent ont le bac. Ce pays peut s’appuyer sur les forces productives et la consommation de sa jeunesse pour développer un marché intérieur dynamique et sur sa position de carrefour d’échanges pour accroître son commerce extérieur.

En 2007, l’Union européenne est le principal partenaire commercial de la Turquie et représente 56 % de ses exportations s’élevant à 107 milliards de dollars et 40 % de ses importations s’élevant à 170 milliards de dollars. La Turquie a toutefois amorcé une diversification. Si, à l’exportation, ses quatre premiers clients sont l’Allemagne, le Royaume-Uni, l’Italie et la France et le cinquième la Russie, à l’importation, trois pays fournisseurs sur six se situent hors de l’Union européenne : la Russie (première grâce à ses fournitures énergétiques) la Chine (troisième grâce aux biens de consommation) et les Etats-Unis (sixièmes). L’Allemagne, l’Italie et la France sont aux deuxième, quatrième et sixième rangs.

L’importance de la relation économique franco-turque doit être soulignée. Le commerce bilatéral franco-turc s’élève à dix milliards de dollars. Il représente deux fois et demie notre commerce avec l’Inde et dépasse nos échanges avec le Japon, le Canada, l’Algérie. La France est le deuxième investisseur étranger après les Pays-Bas (en raison de la domiciliation des holdings) avec un stock d’un montant de 20 milliards de dollars représentant quatre fois les investissements français en Chine.

La Turquie est déjà largement intégrée au marché unique européen pour la liberté de circulation des marchandises grâce à l’accord d’union douanière conclu en 1995 sous une présidence française antérieure de l’Union européenne. Cet accord est le seul que l’Union européenne ait conclu avec un pays tiers.

La Commission européenne constate que la législation douanière turque est largement alignée sur l’acquis communautaire grâce à l’union douanière Elle lui demande d’aligner sa législation et ses pratiques sur les magasins duty-free, les zones de libre-échange, le transit et la lutte contre la contrefaçon.

Les parlementaires turcs souhaitent une renégociation de l’union douanière pour qu’elle s’étende à l’agriculture et aux services et que l’Union européenne consulte la Turquie avant de conclure un accord de libre-échange avec un pays tiers. Les produits industriels de ce pays entrent dans l’Union européenne et en Turquie sans droits de douane, mais lorsque la Turquie veut exporter vers ce pays et négocier les droits de douane qu’il impose à l’entrée des produits turcs, il n’est pas intéressé puisqu’il peut exporter dans l’UE et en Turquie sans droits et que la base de négociation a disparu. Il faut changer les procédures pour mettre fin à ce déséquilibre.

Enfin, les parlementaires turcs ont évoqué les solutions de rechange dont la Turquie disposerait si une adhésion lui était refusée et considéré que l’Union européenne pâtirait plus que la Turquie de cette réorientation des échanges.

Le Premier ministre déclarait au début de la crise que la Turquie était à l’abri de ses effets. En fait la crise a très vite rattrapé la Turquie et a donné la mesure de l’interdépendance économique entre la Turquie et l’Union européenne.

Une réorientation complète des échanges semble hypothétique et couperait la Turquie du plus grand marché du monde et du meilleur accès à l’innovation et à la technologie. Selon les statistiques de l’ONU pour 2007, les P.I.B. de la Russie (1.289 milliards de dollars) et de l’Iran (290) se comparent à celui de l’Union européenne (19.206) à laquelle la Turquie (487) a un accès direct grâce à l’union douanière. L’Union européenne mesure l’importance économique de la Russie puisqu’elle veut conclure un partenariat stratégique avec elle, mais ce pays n’a pas encore diversifié son économie axée sur l’énergie et les matières premières. Le régime du Président Ahmadinejad distribue le produit de la rente pétrolière au lieu de l’investir et ne prépare pas l’avenir de sa jeunesse. Une réorientation des échanges se concevrait plus comme une diversification complémentaire que comme une substitution à une relation économique essentielle pour la Turquie comme pour l’Union européenne.

Cette relation est d’autant plus nécessaire qu’elle est l’aiguillon des réformes structurelles que la Turquie doit accomplir pour elle-même et non pas seulement pour se conformer aux critères d’adhésion. La Commission européenne indique en effet dans son rapport que la Turquie est déjà une économie de marché viable mais qu’elle n’est pas encore prête à affronter la concurrence sur le marché européen. Elle devrait être à même de faire face aux pressions concurrentielles et aux forces du marché au sein de l’Union à moyen terme, si elle continue de mettre en œuvre un programme de réforme global pour résoudre ses faiblesses structurelles.

B. Les crises au Caucase et au Moyen-Orient soulignent l’importance géostratégique de la Turquie et son rôle modérateur dans la région

1) La diplomatie active d’une Turquie qui ne se veut plus repliée sur elle-même mais ouverte sur l’extérieur

La Commission européenne a souligné l’importance géostratégique de la Turquie aussi bien sur le plan politique, en tant qu’acteur-clé dans le Caucase et au Proche-Orient, qu’économique et énergétique. La Turquie offre des routes alternatives mettant fin au monopole de la Russie sur l’acheminement des hydrocarbures de la Caspienne vers l’Union européenne, à travers l’oléoduc et le gazoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan et le gazoduc « blue stream ».

La Commission européenne a également salué son rôle modérateur dans la région qui contraste avec les relations difficiles qu’elle a longtemps entretenues avec son voisinage là où elle estimait son intérêt national engagé. Si la question chypriote n’est toujours pas résolue, une politique de réconciliation avec la Grèce a été menée avec succès par les deux gouvernements même si subsistent certains contentieux bilatéraux.

La récente rencontre entre le Président Gül et le Président Sarkissian lors d’un match de football à Erevan a constitué le premier geste officiel d’un réchauffement des relations avec l’Arménie. Près de la moitié des sept millions d’Arméniens vit en diaspora, dont plus d’un million aux Etats-Unis, cinq cent mille en Europe et trois cent mille au Moyen-Orient. Plus de 60.000 Arméniens vivent en Turquie, le reste en République d’Arménie.

Tout en étant unis par la revendication d’une reconnaissance du génocide de 1915, la diaspora la porte de la manière la plus intransigeante, les Arméniens de Turquie en tenant compte de leur statut de minorité, la République d’Arménie en tenant compte des intérêts d’Etat.

Cette tragédie a fait l’objet d’un silence total dans la société turque jusqu’à la fin de la dernière décennie, en raison de son refus que la Turquie moderne assume des évènements accomplis sous l’empire ottoman et sous une qualification l’assimilant au pire des totalitarismes.

Le gouvernement turc a proposé la création d’une Commission d’historiens, mais il faut que le processus soit sérieux et ouvert et qu’il s’accompagne d’un geste d’empathie de la Turquie dont la rencontre entre les deux Présidents peut marquer le premier pas.

L’objectif est d’aboutir à une ouverture des frontières entre l’Arménie et la Turquie et d’établir une normalisation des relations de voisinage avant la fin des négociations. L’Union européenne n’a pas introduit la reconnaissance du génocide dans les critères politiques d’adhésion, mais un examen honnête et partagé de l’histoire de cette tragédie est une condition nécessaire pour combler le fossé entre les deux Etats et les deux peuples.

La Présidence française de l’Union européenne a salué les nombreuses initiatives de la Turquie dans la région, en particulier sa proposition de promouvoir la création d’une plate-forme de stabilité pour le Caucase.

En mai et juin 2008, la Turquie a accueilli à Istanbul des pourparlers indirects entre Israël et la Syrie et elle s’est efforcée de contribuer au processus de réconciliation nationale au Liban.

Les activités terroristes du PKK à la frontière de l’Iraq ont conduit la Turquie à mener une offensive militaire au nord de l’Iraq, du 21 au 29 février 2008. Elle a intensifié parallèlement ses échanges diplomatiques avec les autorités iraquiennes et a engagé pour la première fois des contacts officiels avec le gouvernement régional kurde. La Turquie suit l’évolution de ce pays, en particulier la question kurde et l’émergence redoutée d’un Kurdistan irakien, la protection des droits de la minorité turcomane comprenant 800 000 personnes, et le futur statut de Kirkouk dont la moitié de la population est kurde, qui serait soumis à un référendum auquel la Turquie est opposée.

La Turquie soutient la position de l’Union européenne sur le programme nucléaire de l’Iran tout en étant engagée avec ce pays dans la négociation d’un accord énergétique global.

En réponse à M. Jean-Louis Bianco, Président de la mission d’information « Iran et équilibre géopolitique au Moyen-Orient » de la Commission des affaires étrangères, M. Murat Mercan, Président de la Commission des affaires étrangères, a précisé la position turque à l’égard de l’Iran. La Turquie et l’Iran ont une frontière commune intangible depuis cinq siècles et sont les deux puissances les plus importantes dans la région. La Turquie est le pays de la région qui souhaite le moins le développement de l’arme nucléaire. L’Union européenne n’a pas encore clairement défini comment elle allait sécuriser son approvisionnement énergétique par rapport à l’axe Russie-Iran. L’accroissement de l’influence de l’Iran dans la région comporte le risque d’un affrontement entre sunnites et chiites qui bouleverserait tous les équilibres de la région. Le peuple est mécontent de vivre dans la pauvreté dans un pays riche en ressources pétrolières et les autorités politiques tirent leur force de leur affrontement avec les Etats-Unis. L’option militaire doit être écartée au profit d’un dialogue reposant sur une stratégie commune entre les Etats-Unis, l’Union européenne et la Russie. Le Président Obama va définir sa stratégie, mais il n’est pas certain que l’Union européenne en ait une. Enfin, il faut se demander comment un pays qui ne dispose pas de la technologie pour extraire ses hydrocarbures et développer son industrie civile, peut bâtir une industrie nucléaire si ce n’est pas un contournement de l’embargo avec la complicité de certains Etats ou entreprises.

Par ailleurs, parmi ses autres interventions, la Turquie a promis, à la conférence des donateurs en janvier 2008, de doubler sa contribution à la reconstruction de l’Afghanistan où elle a engagé 800 soldats au sein de la force internationale d’assistance à la sécurité.

Elle apporte une contribution notable à la PESD (mission militaire Althéa et mission civile de police en Bosnie, mission civile Eulex au Kosovo) et cherche à participer plus activement à ses activités, notamment à l’Agence européenne de défense.

Cependant elle s’oppose à un programme de coopération UE-OTAN auquel participeraient tous les Etats membres de l’Union européenne (Chypre) ; elle ne s’est pas alignée sur la position de l’Union européenne concernant l’accord de Wassenaar sur le contrôle des exportations d’armes conventionnelles et à double usage. Elle n’a pas non plus signé le statut de la Cour pénale internationale.

2) Une puissance régionale en renfort de l'Europe-puissance ou un intérêt national dans la région susceptible de bloquer une politique étrangère européenne décidée à l’unanimité ?

La Turquie est un pont entre trois mondes, l'Europe, le Moyen-Orient et l’Asie centrale, mais elle est aussi un carrefour entre trois mers, la Méditerranée, la Mer Noire et la Caspienne. La Turquie est membre de l’Union pour la Méditerranée dont elle a compris que cette entité n’était pas un substitut au processus d’élargissement, elle est active au sein de l’Organisation de la Conférence islamique dont elle assure le secrétariat, elle est l’inspiratrice de l’Organisation de coopération économique de la Mer Noire dont elle assure également le secrétariat. Sans attendre la détermination de son statut dans l'Union européenne, la Turquie pourrait jouer un rôle central dans le développement et l’articulation des partenariats méditerranéen et oriental que l’Union européenne est en train de mettre en place et qui pourraient former dans l’avenir un grand espace paneuropéen de stabilité et de prospérité.

Les responsables politiques turcs soulignent l’intérêt de l’adhésion de la Turquie pour redonner un élan à l'Europe-puissance et à la politique étrangère et de défense de l'Union européenne. La Turquie apporte en effet à l'Europe des problèmes, une volonté et une partie des moyens de les résoudre.

En amenant l'Union européenne au plus près des zones de crises internationales, elle l’obligerait à ne plus se dérober à ses obligations de puissance et à ne plus laisser le champ libre aux Etats-Unis dans la gestion des grandes crises internationales. Alliée stratégique des Etats-Unis capable de prendre ses distances lorsque ses intérêts nationaux sont en jeu comme dans le Kurdistan irakien, la Turquie renforcerait l’autonomie et la complémentarité de la défense européenne au sein de l’Alliance atlantique. Deuxième armée de l’OTAN par ses effectifs, une grande part de ses forces est toutefois consacrée à la défense du territoire dans l’Est du pays et un tiers des forces est aux normes de l’OTAN, mais est peu projetable sur les théâtres extérieurs du fait que 90 % des effectifs relèvent de la conscription.

Les parlementaires ont également souligné que cette diplomatie très active montrait que la Turquie était une puissance régionale qui n’avait pas besoin d’une adhésion à l'Union européenne pour exercer son influence et qu’elle pouvait se tourner vers d’autres partenaires.

La force des intérêts et de l’influence de la Turquie dans la région pourrait renforcer une politique étrangère européenne à condition d’être à l’unisson de l’intérêt général européen. Aucun autre Etat membre de l'Union européenne n’aurait, comme la Turquie, d’intérêt national à défendre dans la définition d’une position européenne dans la région. La question se pose de savoir dans quelle mesure les intérêts nationaux turcs, par exemple au Kurdistan, pèseraient sur une politique européenne décidée à l’unanimité(2) et si une formule de partenariat privilégiée ne ménagerait pas mieux l’autonomie d’intérêts nationaux aussi forts ne coïncidant pas dans tous les cas avec l’intérêt général européen.

C. La crise des institutions et du projet de l’Union européenne devra être surmontée pour que les peuples acceptent un nouvel élargissement

1) Les élites pensent intégration institutionnelle et financière, les peuples intégration sociétale

Depuis la première démarche de la Turquie en 1959, les relations entre l’Union européenne et la Turquie sont fondées sur la perspective de l’adhésion : article 28 du traité d’association de 1963 ; avis de la Commission européenne de 1987 sur la demande turque d’adhésion ; conclusion de l’union douanière en 1995 ; déclaration du Conseil européen de 1999 selon laquelle « la Turquie est un pays candidat destiné à rejoindre l’Union » ; recommandation de la Commission en 2004 sur l’ouverture des négociations d’adhésion ; conclusions du Conseil européen des 16 et 17 décembre 2004 selon lesquelles la Turquie remplit suffisamment les critères politiques pour ouvrir les négociations et ouverture des négociations le 3 octobre 2005.

Le plus ancien candidat à l’adhésion depuis 1963, citadelle du glacis européen dans la guerre froide en tant que membre de l’OTAN depuis 1952, a le sentiment d’être resté sur place alors que vingt et un pays sont entrés successivement dans l’Europe des Six, malgré une perspective d’adhésion jamais démentie par l’Union européenne.

Il a fallu attendre la définition du cadre de négociation par les Etats membres en 2005 pour qu’ils indiquent que « la négociation est un processus ouvert dont l’issue ne peut être garantie à l’avance ». Ils ont ensuite souligné ce point par la suppression du terme « adhésion » des conclusions du Conseil Affaires générales du 10 décembre 2007.

Un événement capital s’était produit entre-temps avec le rejet du traité constitutionnel par les peuples français et néerlandais lors des référendums de mai et juin 2005. L’opinion publique voyait notamment dans l’ouverture des négociations avec la Turquie la fuite en avant d’une Europe incapable de définir son projet.

Le Conseil européen des 14 et 15 décembre 2006 refondait le consensus de l’Union européenne au sujet de l’élargissement sur trois principes – la consolidation des engagements de l’Union, une conditionnalité rigoureuse pour les pays candidats, une communication vigoureuse auprès de l’opinion publique – et réactivait le quatrième critère de Copenhague applicable à l’Union européenne sur la capacité d’intégration de l’Union, rédigé en ces termes en 1993 :

« La capacité de l’Union à assimiler de nouveaux membres tout en maintenant l’élan de l’intégration européenne constitue également un élément important répondant à l’intérêt général aussi bien de l’Union que des pays candidats ».

La capacité d’intégration de l’Union européenne détermine dans quelle mesure l’Union européenne peut accueillir de nouveaux membres tout en restant efficace. Elle prend en compte les dimensions économique, financière, institutionnelle et démocratique.

Toutefois, les élites et les peuples européens n’en ont pas la même vision. Les élites pensent capacité d’intégration institutionnelle et financière, les peuples capacité d’intégration sociétale.

Au plan institutionnel, le cinquième élargissement aux douze nouveaux Etats membres a été préparé par le traité de Nice qui fixe les règles de fonctionnement d’une Union à vingt-sept membres. Après le rejet du traité constitutionnel, le traité de Lisbonne est nécessaire pour que l’Union à vingt-sept puisse progresser et préparer le sixième élargissement concernant huit pays candidats et à terme près de 100 millions d’habitants.

L’Union européenne est fondée sur l’égalité entre Etats membres quelle que soit leur taille, corrigée au Conseil et au Parlement européen par une pondération des voix (jusqu’au Traité de Nice inclus) et des sièges en fonction de la population. Les adhésions envisagées de la Turquie et des pays des Balkans occidentaux pèseront sur le système institutionnel de l’Union européenne d’une manière contrastée. La Turquie exercera une influence par son poids démographique dans les décisions à la majorité qualifiée même si le système de double majorité (55 % du nombre d’Etats et 65 % de la population) diminuera le poids relatif de la Turquie dans les décisions du Conseil. Les sept pays des Balkans occidentaux l’exerceront par leur nombre, du fait de la fragmentation de l’ex-Etat yougoslave peuplé d’environ 21 millions d’habitants et de la surreprésentation des petits Etats au Parlement européen en raison du seuil minimal de six députés par Etat membre.

Par ailleurs, l’entrée de la Turquie aurait un impact financier considérable sur le budget européen et les politiques communes, mais sa mesure ne sera pertinente qu’après la prise en compte des réformes à venir des politiques agricole et régionale et du financement du budget européen. Cependant il est clair que l’alternative se situerait entre une augmentation substantielle du budget européen, actuellement fixé à 1,27 % du revenu national brut européen (et représentant 0,95 % en moyenne en crédits de paiement), et une forte réduction du format des politiques communes, privant de leur bénéfice de nombreux Etats membres actuellement couverts.

Les peuples pensent d’abord capacité d’intégration sociétale. Les opinions publiques ne connaissent bien souvent la Turquie moderne qu’à travers l’image qu’en donnent les communautés turques en Europe. Or si elles sont estimées pour leur capacité de travail et leur esprit d’entreprise, le repli communautaire d’un certain nombre d’immigrés sur les anciens modes de vie irrite. Les déclarations du Premier ministre, M. Erdogan, le 10 février 2008, lors d’un rassemblement de 15.000 Turcs immigrés en Allemagne sur le refus légitime de toute assimilation, n’aident pas les dirigeants européens à convaincre leurs opinions publiques des évolutions de la société turque. Il est en effet difficile d’amener les opinions publiques à accepter l’intégration de la Turquie dans l’Union européenne si les communautés turques en Europe ne veulent pas s’intégrer dans la société européenne.

La crise du traité constitutionnel puis du traité de Lisbonne après le rejet irlandais, montre qu’il n’y a jamais d’automaticité quand les peuples décident, que ce soit pour l’approfondissement ou l’élargissement. L'Union européenne qui a élargi avant d’approfondir, a besoin de temps pour redonner confiance aux peuples dans l’élan européen pour une union politique, un gouvernement économique et une Europe protectrice mais pas protectionniste.

La Turquie doit comprendre que l’Union européenne est une union des Etats mais aussi des peuples et que l’agenda de l'Union européenne n’est pas seulement celui des dirigeants, mais aussi celui des citoyens. Autrement dit, comme l’a résumé M. Öymen, la Turquie jadis homme malade de l’Europe est devenue l’homme de l'Europe malade. L'Europe doit se guérir avant de pouvoir s’élargir.

2) La France, cofondatrice du projet d’intégration européenne, Etat laïc et amie séculaire de la Turquie, a choisi une démarche de vérité et d’amitié

Les relations franco-turques s’étaient dégradées à la veille de l’ouverture de la présidence française de l’Union européenne, en raison de la reconnaissance du génocide arménien par la loi du 29 janvier 2001 et de la pénalisation de sa négation par une proposition de loi adoptée à l’Assemblée nationale mais bloquée au Sénat en 2006, ainsi que de l’opposition ouverte de la France à une adhésion qui ne se poserait que dans dix ans. Cette période de tensions depuis fin 2006 s’est traduite par la mise à l’écart des entreprises françaises de grands contrats militaires et civils ainsi que de GDF du projet de gazoduc Nabucco, par décision du Premier ministre, M. Erdogan.

Il faut d’abord lever les malentendus. La France, Etat laïc par excellence, ne défend pas un club chrétien mais, depuis l’origine de la construction européenne, un projet d’intégration politique et économique et d’Europe puissance qui n’a jamais été autant menacé qu’aujourd’hui. La France n’y a pas renoncé et tout ce qui peut brouiller la remise à flot de ce projet essentiel doit être mis de côté. Dans l’état actuel des opinions publiques européennes, l’adhésion de la Turquie est l’une des difficultés.

Lorsque la question se posera, la Turquie qui est peut-être le dernier Etat-nation de l’espace européen, devra en effet démontrer que son entrée dans l'Union européenne ne signe pas la fin de l’intégration européenne et qu’elle est prête à partager l’exercice de sa souveraineté dans une fédération d’Etats-nations.

Il faut ensuite dire la vérité sans jamais blesser l’amitié.

Lors de l’entretien de la délégation avec le Président de la République, M. Abdullah Gül, Mme Marie-Louise Fort, en sa qualité de membre de la mission sur les questions mémorielles présidée par M. le Président Bernard Accoyer, l’a informé que l'Assemblée nationale avait renoncé à légiférer sur ces sujets. Les historiens ont convaincu les députés français que la mémoire divise et que l’histoire réunit. Ils ont également entendu les constitutionnalistes, selon lesquels la loi doit créer des droits et des devoirs mais ne doit pas gouverner les esprits. Le Parlement français met un terme à une initiative législative qui a beaucoup plus affecté la relation franco-turque qu’elle n’a aidé à construire la relation turco-arménienne.

Enfin la France doit être le meilleur appui de la Turquie pour l’aider à se transformer et à mieux se faire connaître en Europe.

La présidence française s’est efforcée de mener une présidence objective et équilibrée à l’égard de la Turquie, en cherchant à ouvrir au moins deux chapitres en décembre et en saluant des initiatives de la diplomatie turque au Moyen-Orient et au Caucase, ainsi que la rencontre historique des présidents turc et arménien.

La France a montré qu’elle ne faisait pas obstacle à la poursuite de la négociation puisqu’il reste quinze chapitres à ouvrir et même vingt-deux en cas d’extension de l’union douanière à Chypre. L’essentiel n’est pas de se bloquer sur une divergence qui ne se posera que dans de nombreuses années, mais de réaliser des projets concrets de nature à associer la Turquie à la technologie européenne la plus avancée. C’est sous la présidence française qu’EADS a choisi de s’associer avec une entreprise turque (T.A.I.) plutôt qu’avec une entreprise européenne réputée de haute technologie.

Enfin, le Président de la République française, M. Nicolas Sarkozy, ouvrira officiellement en octobre 2009 la saison culturelle de la Turquie en France qui se déroulera tout au long de l’année 2010. Il est en effet capital que ce pays d’importance majeure auquel nous lie une relation d’amitié ancienne fasse mieux connaître sa modernité, car au final les peuples décideront.

TRAVAUX DE LA COMMISSION

La Commission s’est réunie le mercredi 17 décembre, sous la présidence de M. Pierre Lequiller, Président, pour examiner le présent rapport d’information.

« M. Bernard Deflesselles, rapporteur. Mme Marie-Louise Fort, M. Jean-Louis Bianco et moi-même avons accompli une mission en Turquie du 29 novembre au 2 décembre 2008, au nom du groupe de travail commun à la Commission des affaires étrangères et à la Commission chargée des affaires européennes, pour suivre le processus de réforme de la Turquie en vue de son éventuelle adhésion à l'Union européenne, à partir du rapport de progrès sur la Turquie pour 2008 établi par la Commission européenne, mais aussi d’une mission accomplie à Chypre en juin 2008.

La délégation a eu l’honneur et le privilège d’être reçue en audience par le Président de la République, M. Abdullah Gül. Elle a rencontré le Président de la Commission d’harmonisation avec l'Union européenne, M. Yazar Yakis, et le Président de la Commission des affaires étrangères, M. Murat Mercan, ainsi que des membres des deux commissions. Elle a également eu des entretiens avec des représentants des ONG, avec le vicaire patriarcal des Assyro-chaldéens, le Secrétaire général pour l'Union européenne auprès du Ministre des affaires étrangères ainsi qu’avec le Chef de la Délégation de la Commission européenne.

La délégation s’est réjouie d’avoir pu mener avec les plus hautes autorités et les responsables politiques rencontrés un débat de fond entre amis sur des enjeux fondamentaux, en particulier sur les raisons pour lesquelles la France est, aujourd’hui, opposée à une intégration.

Depuis l’ouverture des négociations le 3 octobre 2005, huit chapitres ont été ouverts, douze sont gelés et quinze sont à ouvrir. Parmi les douze chapitres gelés, huit le sont depuis le Conseil européen de décembre 2006, en raison du refus de la Turquie d’appliquer le protocole additionnel à l’accord d’Ankara étendant l’union douanière UE-Turquie à Chypre. Cinq chapitres directement liés à une adhésion sont bloqués par la France dont le chapitre agriculture également gelé au titre de l’extension de l’union douanière à Chypre.

La délégation a expliqué que le gel français n’empêche pas la négociation de progresser puisqu’il concerne cinq chapitres qui sont toujours examinés en fin de négociation et qu’elle peut se poursuivre sur les quinze chapitres à ouvrir, et même vingt-deux en cas d’extension de l’union douanière à Chypre. La présidence française de l'Union européenne va d’ailleurs s’efforcer d’en ouvrir deux à la conférence intergouvernementale du 19 décembre 2008 : société de l’information et médias, libre circulation des capitaux.

Le droit de veto de la République de Chypre dans la négociation est lié, même indirectement, au règlement de la question chypriote et pourrait constituer le véritable obstacle à la poursuite des négociations, dès 2009. Le nouveau Président de la République de Chypre a relancé avec le représentant de la Communauté chypriote turque des négociations pour mettre fin à la division de l’île, mais le temps presse dans la mesure où, depuis 1974, un fossé culturel, éducatif et politique s’est creusé entre les deux communautés. A la question de savoir si la Turquie était prête à appuyer dès maintenant un règlement de la question chypriote, les parlementaires turcs ont déclaré que la solution serait d’obliger la République de Chypre à accepter le règlement sur le commerce direct entre le Nord de l’île et l'Union européenne, avec ouverture parallèle par la Turquie de ses ports aux navires chypriotes. Mais s’il fallait choisir entre l'Union européenne et Chypre Nord, la Turquie choisirait Chypre Nord.

En deuxième lieu, il y a des raisons objectives d’inquiétude par rapport au cahier des charges des réformes fixé par l’Union européenne. Tout en soulignant les progrès accomplis dans certains domaines comme l’abolition de la peine de mort, la Commission européenne critique la lenteur des réformes relevant des critères politiques depuis 2005. Dans son rapport de progrès 2008, la Commission européenne demande des efforts significatifs pour promouvoir les droits des femmes, garantir la liberté d’expression et de culte dans la pratique, prévenir la corruption, renforcer les droits culturels de tous les citoyens, notamment de la minorité kurde, accroître le contrôle de la société civile sur les forces armées et aligner la législation relative aux syndicats sur les normes de l’OIT et de l'Union européenne.

Dynamiser le processus de réforme politique nécessite de modifier les règles de fonctionnement des partis politiques pour garantir des financements transparents et aligner les règles d’interdiction des partis sur les normes européennes. Il faut créer un médiateur et poursuivre la réforme du système judiciaire.

La troisième question importante concerne les tensions politiques intérieures portant sur les principes constitutifs de l’Etat laïc et démocratique en relation avec les modes de vie de la société turque. La délégation s’en est entretenue avec les autorités et personnalités rencontrées, en particulier avec le Président de la République qui semble marquer plus de souplesse que le Premier ministre.

Le conflit entre le gouvernement musulman modéré de l’AKP (parti de la justice et du développement), au pouvoir depuis 2002, et l’opposition kémaliste et nationaliste s’est déplacé du terrain électoral en 2007 – avec la victoire de l’AKP avec 47 % des voix et la majorité absolue aux élections législatives anticipées du 22 juillet 2007 et l’élection par le Parlement de M. Gül à la Présidence de la République – au terrain judiciaire en 2008, avec les arrêts de la Cour constitutionnelle.

En particulier, le 5 juin 2008, la Cour constitutionnelle a annulé les amendements à la Constitution adoptés par l’AKP en février 2008 pour autoriser le port du foulard à l’université. Puis, saisie par le Procureur général de la Cour de cassation, elle a décidé le 30 juillet 2008 de ne pas interdire l’AKP ni ses 71 membres accusés pour activités anti-laïques (dont le Président de la République et le Premier ministre), mais a réduit de moitié sa dotation publique pour 2009 et a défini dans ses attendus des lignes rouges à ne pas dépasser lors des prochaines réformes de la Constitution. Le Parlement démocratiquement élu ne pourra pas modifier quatre principes fondamentaux de la Constitution : la Turquie est une République, laïque, un Etat démocratique, dont la capitale est Ankara.

Ce conflit politique puis judiciaire a bloqué le processus de réforme durant le premier semestre 2008 et devra être surmonté pour relancer les réformes en 2009. Mais majorité et opposition dialogueront difficilement tant qu’elles ne parviendront pas à surmonter le double soupçon dont elles s’accusent, celui « d’agenda caché » pesant sur l’AKP qui serait déterminé à islamiser la Turquie et à se servir des normes européennes pour démanteler le contrôle de l’armée sur le maintien de la laïcité, celui d’« Etat profond » pesant sur les milieux nationalistes et militaires qui seraient prêts à tout pour déstabiliser un gouvernement musulman modéré démocratiquement élu qui ne se conformerait pas à leurs vues. Le procès du réseau « Ergenekon », composé notamment de militaires retraités accusés d’avoir tenté de renverser le gouvernement AKP, a d’ailleurs commencé en octobre dernier.

La majorité et l’opposition sont en effet en désaccord sur les équilibres fondamentaux de la démocratie laïque turque et les modes de vie de la société. La démocratie turque a érigé l’armée en gardienne de la constitution et de la laïcité au-dessus du pouvoir politique, démocratiquement élu, pour éviter qu’il ne porte atteinte à la laïcité. Les kémalistes expliquent que la laïcité doit être plus forte que la démocratie en Turquie parce que, en pays musulman, la laïcité est la condition fondatrice de la démocratie.

L’alignement sur les normes démocratiques européennes mettrait fin à la prééminence de l’armée sur le pouvoir civil, mais pose à l’AKP la question de confiance de savoir si cette force politique serait prête à garantir l’irréversibilité de la laïcité après la disparition du contre-pouvoir de l’armée.

Le processus d’élargissement à la Turquie fait face à d’autres défis, comme la crise financière internationale. Elle pourrait affecter le redressement économique remarquable des dernières années qui a justifié le soutien de l’opinion publique au gouvernement AKP et porté le PIB par habitant de la Turquie à 42 % de celui de l’Union européenne en 2007. Le Premier ministre avait déclaré que la crise ne toucherait pas l’économie turque, mais celle-ci est tournée vers l'Union européenne et une ligne de crédits de 19 milliards de dollars, selon les propositions du FMI, est actuellement en cours de négociation.

Ensuite, les crises au Caucase et au Moyen-Orient soulignent l’importance géostratégique de la Turquie et son rôle modérateur dans la région. La Présidence française de l’Union européenne a d’ailleurs salué les nombreuses initiatives de la Turquie dans la région, en particulier sa proposition de promouvoir la création d’une plate-forme de stabilité pour le Caucase. La Turquie, réticente au départ à l’égard de l’Union pour la Méditerranée, a compris qu’elle n’était pas un substitut à l’adhésion et qu’elle y avait un rôle important à jouer.

Dans la perspective de l’adhésion, la Turquie se présente comme un grand pays de 72 millions d’habitants qui en comptera 90 en 2030. Ce serait l’Etat membre le plus peuplé de l’Union européenne, avec le plus grand nombre de députés au Parlement européen et sa participation au budget européen en tant que bénéficiaire net comporterait un risque de déstabilisation des politiques communes de l’Union après leur réforme.

Enfin, la délégation a rappelé que la crise des institutions et du projet de l’Union européenne devra être surmontée pour que les peuples acceptent un nouvel élargissement.

La perspective de l’élargissement aux Balkans occidentaux de l’Union européenne à vingt-sept exige une réforme de sa gouvernance qui, jusqu’à présent, n’a pas été à la hauteur de l’intégration. Le système est bloqué et il faut d’abord débattre sur le projet européen ainsi que sur les frontières.

Le langage de vérité est que, au final, les peuples décideront, y compris le peuple turc, et que, dans l’état actuel des opinions publiques et de la crise de l’Union européenne, la Turquie ne pourrait pas entrer dans l’Union européenne.

Le Président Pierre Lequiller. Je me réjouis que cette mission, commune à la commission chargée des affaires européennes et à la commission des affaires étrangères, et que j’avais suggérée, ait eu lieu. Notre commission doit poursuivre son travail sur la question de la Turquie, qui va continuer à se poser de manière récurrente et qui est très liée au problème de Chypre.

M. Daniel Garrigue. Le rapporteur a, dans sa présentation, surtout mis l’accent sur les arguments négatifs en ce qui concerne le processus d’adhésion de la Turquie. Mais s’il y a bien un certain nombre de critères qui concernent la Turquie, dont il importe de vérifier le respect et pour lequel le bilan n’est pas très positif, il y a également des critères qui concernent l’Union européenne elle-même. On ne souligne pas assez une question essentielle : si la Turquie entre dans l’Union européenne, dans quelle Europe entrerait-elle ? Dans une Europe essentiellement centrée sur le marché unique et très « atlantiste », ou dans une Europe bien plus organisée et affirmant son indépendance ? L’entrée de la Turquie aggraverait les problèmes dans la première hypothèse puisqu’elle est très intéressée par le marché et qu’elle est elle-même membre de l’OTAN. En revanche, son entrée poserait infiniment moins de problèmes dans la deuxième hypothèse.

Par ailleurs, le statut de « partenaire privilégié » qui pourrait éventuellement être proposé a-t-il été clairement expliqué à la Turquie ?

M. Didier Quentin. Le rapporteur considère-t-il, au vu des éléments d’information qu’il a recueillis, qu’à choisir entre continuer d’occuper le Nord de Chypre et adhérer à l’Union européenne, la Turquie privilégiera l’occupation de Chypre ? Qu’en est-il de la question des ports ? Une formule de « partenariat privilégié » est-elle envisageable ? Enfin, un argument est parfois invoqué, par exemple, dans leurs écrits, par M. Guy Lengagne et M. Michel Rocard : rejeter la demande d’adhésion de la Turquie aurait pour conséquence de renforcer la position des islamistes en Turquie ; cet argument vous semble-t-il valable ?

M. Hervé Gaymard. Je félicite d’abord le rapporteur pour la qualité de sa présentation. Dans vos contacts avec les autorités turques, avez-vous le sentiment que la question est d’abord de nature politique
– en termes de géostratégie, de laïcité ou de religion –ou bien le processus, très itératif, des chapitres de négociation et les questions économiques sont-ils déterminants ? J’ai le sentiment qu’on se réfugie dans l’aspect technique des négociations pour éviter de parler des aspects politiques.

En Turquie, j’avais été frappé par l’extraordinaire modernisation de l’économie, du système financier, des infrastructures. Le pays avait un excédent commercial alors qu’il était dépourvu de « rente » naturelle. Dans le même temps, sans porter de jugement de valeur, on constatait l’existence de postures archaïques en contradiction avec cette évolution.

M. Bernard Deflesselles, rapporteur. Je connais bien la Turquie, c’est un pays qui s’est modernisé très vite, l’évolution est impressionnante. Le problème est que les Européens qui s’y rendent s’arrêtent souvent à Istanbul, métropole extraordinaire, voire à Ankara, la capitale, qui s’est aussi beaucoup modernisée. Mais il faut aller plus loin à l’Est et là, la situation est très différente, la modernisation est bien peu visible. C’est un pays extraordinairement complexe, de par sa situation politique, géostratégique, historique et religieuse.

La société turque est complexe, travaillée de l’intérieur par plusieurs forces contradictoires.

On le voit bien dans les relations avec les communautés religieuses. Dans un pays à 99 % musulman, l’AKP souhaite faire de l’Islam le fondement de la République, alors qu’en 1923 Atatürk avait fait prévaloir la laïcité et donné le droit de vote aux femmes bien avant la France. La communauté chrétienne que nous avons rencontrée est aujourd’hui affaiblie et ne peut pas se développer car elle n’a plus de séminaires lui permettant de former des prêtres et elle ne peut en faire venir de l’étranger. Elle ne reçoit plus aucun financement de l’Etat, alors même que le ministère des cultes, composé de 100 000 fonctionnaires, paie les imams et exerce un contrôle étroit de l’Etat sur la religion majoritaire. Ce système de deux poids, deux mesures prévaut aussi à l’encontre des minorités musulmanes. Ainsi, les alévis, qui peuvent être perçus comme une version plus moderniste de l’Islam et représentent 15 à 20 millions des 72 millions de Turcs, n’ont plus de relations institutionnelles ou financières avec l’Etat depuis six ans.

Ces contradictions apparaissent également dans le traitement de la question arménienne. Ces derniers jours, des intellectuels turcs ont commencé à faire signer des pétitions pour la reconnaissance du génocide. On se souvient aussi que le Président Gül avait promis la création d’une commission internationale d’historiens, mais celle-ci paraît s’enliser tandis que Turcs et Arméniens se renvoient la balle sur les causes de ce blocage.

Il est effectivement intéressant de s’interroger sur l’Europe que la Turquie souhaite intégrer. Lors de la mission précédente, en 2004, j’avais posé cette question à M. Abdullah Gül, alors ministre des affaires étrangères. Il avait mis en avant l’adhésion à une Europe économique, mais ils ont déjà ces relations commerciales et économiques avec l’Union. Il faut donc aller plus loin, évoquer les valeurs auxquelles on adhère. M. Gül avait alors eu cette réponse un peu surprenante : « on ne sera pas égoïste ». Je l’avais conduit à préciser qu’il ne s’opposerait pas à l’adhésion future de pays voisins, tels que les trois pays du Caucase. Il avait, toutefois, fait part de difficultés particulières avec l’Iran. On voit ainsi que la Turquie n’a pas élaboré une vision claire des motivations de sa volonté d’adhésion à l’Union européenne. Elle veut bien développer les flux économiques et financiers, mais elle reste plus floue sur les valeurs et les modes de gouvernance. C’est d’ailleurs tout à fait normal dans une société qui, comme je l’ai déjà indiqué, est fortement travaillée par ses contradictions internes entre l’AKP, les kémalistes laïcs, les nationalistes et l’armée et dans laquelle l’armée se dit favorable à l’adhésion, tout en étant moins claire sur le recul de son rôle dans la vie politique.

Le rapport que je vous présente ne se veut pas à charge. Il mentionne les atouts géostratégiques de la Turquie, ses liens d’amitié séculaires avec la France et son appartenance à l’OTAN. Néanmoins, il ne peut manquer de faire référence aux objections évoquées au début de mon intervention. Il s’efforce d’établir, en fait, le constat le plus juste possible.

On ne peut ignorer quand même plusieurs signes n’allant pas dans un sens positif. En 2004, le jour même de l’arrivée de notre précédente mission, le parlement turc décidait de se saisir d’une loi sur la criminalisation de l’adultère des femmes. Il a certes fini par reculer sur cette question sur la pression de l’Union européenne, tout comme plus récemment, en janvier 2008, sur le port du voile à l’université, à cause de l’annulation par la Cour constitutionnelle de cet amendement à la Constitution, mais de telles velléités peuvent inquiéter. De même, il est assez étonnant que le Premier ministre turc ait pu réunir 15 000 Turcs lors de sa dernière visite en février 2008 en Allemagne pour dénoncer les tentations de s’intégrer à la société d’accueil. Le Président Gül s’est démarqué de ces propos, mais cela prouve qu’il existe bien des contradictions à lever si la Turquie veut avoir une chance de rejoindre l’Union européenne.

Mme Marietta Karamanli. La question du processus d’adhésion de la Turquie est très complexe ; elle dépend beaucoup des critères que l’Union européenne peut fixer. Le rapport insiste beaucoup sur les obstacles mais il faut être conscient que l’adhésion ne va pas se faire aujourd’hui.

Il ne faut pas nier le problème de Chypre et la France devrait avoir une position claire sur cette question. Cependant, si l’on s’oriente vers un partenariat privilégié, économique, avec la Turquie, à défaut de l’adhésion, ne risque-t-on pas de négliger la question de Chypre ? Ce que recherche la Turquie à Chypre, c’est justement un partenariat économique, ainsi que l’ouverture de ports. Chypre y est opposé et on ignore quelle sera la position du Royaume-Uni.

Il faut poser la question religieuse dans d’autres termes. En Grèce, la religion orthodoxe est religion d’Etat, tous les prêtres sont fonctionnaires, et cela n’a pas été considéré comme un obstacle lors de l’adhésion de la Grèce à la Communauté européenne.

Le fait d’avancer des principes trop restrictifs risque de prendre l’Europe au piège, en la plaçant dans une position contradictoire sur d’autres questions. Il faut accompagner la Turquie. A force d’avancer des arguments négatifs, on s’oriente vers un système de partenariat économique – la Turquie souhaite d’ailleurs adhérer à l’Union européenne pour des raisons économiques, comme cela fut le cas pour d’autres Etats d’Europe centrale et orientale – qui risque d’amener l’Europe à négliger les questions politiques, de droits de l’homme, la question de Chypre et de l’Arménie. Il convient donc d’être très vigilants sur les positions qui seront prises dans les mois à venir.

M. Jérôme Lambert. Je partage les grandes lignes du rapport. Je souhaite cependant souligner que, dans les aspects négatifs, celui-ci souligne le déséquilibre qui affecterait l’usage des fonds structurels en cas d’adhésion de la Turquie. Or, dans le meilleur des cas, cette adhésion ne se fera pas avant 10 ou 15 ans, à un moment où les pays d’Europe centrale et orientale auront moins besoin des fonds structurels.

M. Bernard Deflesselles, rapporteur. Je n’ai pas la réponse à toutes les questions. Nous avons essayé de porter un regard objectif sur la situation, et ne souhaitions pas nous substituer à l’Union européenne dans la définition des critères. Dire aux Turcs que nous avons rencontrés que tout va bien n’aurait pas fait avancer les choses. Nous leurs avons donc parlé avec sincérité. Ils ont réagi avec fierté, en disant qu’ils verraient bien dans 15 ans s’ils souhaitaient adhérer à l’Union. Ils ont évoqué un possible partenariat avec la Russie. La pression du peuple pour l’adhésion est moins forte, comme le montrent les récents sondages.

L’analyse du rapport de progrès montre qu’il y a un certain nombre de points forts, comme la suppression de la peine de mort, des tribunaux d’exception, la libéralisation des médias, mais aussi des points faibles dans le domaine des droits de l’homme, avec la pratique des crimes d’honneur et une certaine culture de l’impunité. Les ONG que nous avons rencontrées nous ont parlé d’une société violente, dans laquelle certains crimes ne sont pas portés en justice, et où la torture est pratiquée dans les prisons.

Sur la question de Chypre, les députés turcs nous ont dit que s’ils devaient choisir entre l’Union européenne et la République chypriote turque du nord, ils choisiraient la République chypriote turque du nord. Ils ne sont donc pas prêts à céder.

Nous avons voulu évoquer objectivement les problèmes de droits de l’homme, de religions, ainsi que les problèmes économiques et institutionnels, avec un pays ami de la France. Nous avons aussi souhaité observer l’évolution de la société.

L’argument selon lequel, à défaut d’adhésion, le pays basculerait dans l’islamisme n’est pas recevable en l’état.

Enfin, il s’agit d’un rapport d’étape, qui pourrait être actualisé chaque année. Les Turcs que nous avons rencontrés nous ont d’ailleurs reproché de ne plus venir les voir par crainte de dire certaines choses. Nous les avons dites et avons eu des débats parfois vifs avec les parlementaires de toutes les tendances.

Le Président Pierre Lequiller. Il faut remercier notre collègue Bernard Deflesselles pour ce rapport très intéressant qui fait bien ressortir toute la complexité du problème. La Turquie est en effet marquée par un mélange de modernité et d’archaïsme. Il faut reconnaître que l’armée a constitué une protection contre les dérives islamistes mais son rôle excède celui dévolu à une armée dans une démocratie traditionnelle. Il existe un réel attachement à la laïcité mais également des pratiques comme les crimes d’honneur. A la complexité des questions qu’affronte la Turquie s’ajoute la complexité de la vision que nous avons de la Turquie. Il est nécessaire de leur laisser une perspective d’entrée mais la question de l’intérêt de l’Europe doit également être posée. Ce pays comptera près de 100 millions d’habitants dans 20 ans et son éventuelle intégration changerait le fonctionnement de l’Europe.

M. Daniel Garrigue. La question que je posais était différente et s’attachait à la nature de l’Europe. Selon moi, une Europe forte et indépendante aurait la capacité d’intégrer la Turquie, mais si l’Europe se concentre sur les échanges et est atlantiste, alors l’entrée de la Turquie aggraverait les choses.

Le Président Pierre Lequiller. Sur cette question, ma conclusion est inverse. La construction d’une Europe politique est complexe à 27, le sera encore davantage à 33. Si la Turquie devait être le trente-quatrième Etat membre, cela soulèverait beaucoup de difficultés pour cette construction.

M. Bernard Deflesselles, rapporteur. J’ai également eu l’occasion de dire aux responsables turcs que j’ai rencontrés qu’ils doivent avant tout faire les réformes pour eux-mêmes et pour leur peuple et non pas pour les autres ou l’Union européenne. Par ailleurs, ils doivent être mieux connus par les Européens car les communautés turques, au-delà de leurs grandes qualités, sont un peu repliées sur elles-mêmes. L’année culturelle de la Turquie en France en 2009-2010 permettra de développer le dialogue. »

La Commission a autorisé la publication de ce rapport d’information.

ANNEXES

Annexe 1 :
Liste des personnalités rencontrées

– M. Abdullah Gül, Président de la République ;

Ø Les parlementaires :

Commission d’harmonisation avec l’Union européenne :

– M. Yasar Yakis (AKP), Président de la Commission d’harmonisation avec l’Union européenne de la Grande Assemblée Nationale de Turquie ;

– M. Onur Öymen, Vice-Président du CHP ;

– Mme Nevin Gaye Erbatur (CHP) ;

– M. Taha Aksoy (AKP) ;

– M. Mithat Melen (MHP) ;

– M. Afif Demirkiran (AKP).

Commission des affaires étrangères :

– M. Murat Mercan (AKP), Président de la Commission des affaires étrangères de la Grande Assemblée Nationale de Turquie ;

– M. Mehmet Ceylan (AKP), Vice-président de la Commission des affaires étrangères ;

– M. Suat Kiniklioglu (AKP), porte-parole de la Commission des Affaires étrangères ;

– M. Fevzi Şanverdi (AKP) ;

– M. Mehmet Sahin (AKP).

– M. Orhan Ziya Diren (CHP) ;

– M. Oguz Oyan (CHP) ;

– M. Kürşat Atilgan (MHP).

Ø Les responsables gouvernementaux et administratifs :

– M. Oğug Demiralp, Secrétaire général pour l’Union européenne ;

– Mme Zergün Korütürk, Sous-Secrétaire d’Etat adjoint au ministère des affaires étrangères ;

– M. Naci Saribas, Directeur général Europe au ministère des affaires étrangères.

Ø Les représentants des Organisations non gouvernementales et de la société civile :

– M. Yavuz Önen, Président de la Fondation des Droits de l’Homme ;

– M. Orhan Kemal Cengiz, avocat, défenseur des droits de l’homme ;

– M. Kazim Genc, Fédération des alévis ;

– Mme Sema Alpan Atamer, Amnesty International ;

– M. Emrullah Beytar, Mazlum-Der ;

– M. Öztürk Türkdogan, Association des droits de l’Homme.

Ø Les autorités religieuses chrétiennes :

– Monseigneur François Yakan, vicaire patriarcal de la Communauté assyro-chaldéenne de Turquie.

Ø Le représentant de la Communauté européenne :

– M. Marc Pierini, Chef de la Délégation de la Commission européenne en Turquie.

Ø L’Ambassade de France :

– Son Exc. M. Bernard Emie, Ambassadeur de France ;

– M. Antoine Anfré, premier conseiller ;

– M. Bertrand Buchwalter, premier secrétaire ;

– M. Axel Baroux, Chef de la mission économique d’Istanbul ;

– M. Anselme Imbert, Conseiller financier près des services économiques français en Turquie.

Ø Le Consulat général de France à Istanbul :

– Mme Christine Moro, Consule générale.

Ø Les représentants du monde économique :

– M. Yves-Marie Laouénan, Président de LDS Consulting, membre de la Chambre de commerce franco-turque (CCFT), Vice-président de l’UCCIFE (Union des CCI françaises à l’étranger ;

– M. Eşref HamamcioĞlu, Président de Sodexo Turquie, Président de la CCFT.

La délégation a été accompagnée à Istanbul par M. Jean Marcou, professeur des Universités et pensionnaire scientifique à l’Institut français des Etudes anatoliennes d’Istanbul.

Annexe 2 :
Etat d’avancement des négociations

N° Chapitre

Intitulé

Etat d’avancement

Rapport de criblage présenté

Notification des critères d’ouverture

Notification de l’intention d’ouvrir les négociations

Chapitre ouvert à la négociation

Critère de fermeture

Chapitre provisoire-ment clos

1

Libre circulation des marchandises

P

5

       

2

Libre circulation des travailleurs

P

         

3

Etablissement et libre prestation de services

P

2

       

4

Libre circulation des capitaux **

P

2

P

     

5

Marchés publics

P

3

       

6

Droits des sociétés

P

1

P

P

6

 

7

Droit de la propriété intellectuelle

P

1

P

P

5

 

8

Politique de la concurrence

P

6

       

9

Services financiers

P

1

       

10

Société de l’information et médias **

P

1

P

     

11*

Agriculture et développement rural*

P

6

       

12

Sécurité sanitaire des aliments, politique vétérinaire et phytosanitaire

P

6

       

13

Pêche

P

         

14

Politique des transports

P

         

15

Energie

P

         

16

Fiscalité

P

1

       

17*

Politique économique et monétaire

P

0

P

     

18

Statistiques

P

0

P

P

3

 

19

Politique sociale et emploi

P

2

       

20

Politique d’entreprise et politique industrielle

P

0

P

P

2

 

21

Réseaux transeuropéens

P

0

P

P

2

 

22*

Politique régionale et coordination des instruments structurels*

P

         

23

Pouvoir judiciaire et droits fondamentaux

P

         

24

Justice, liberté et sécurité

P

         

25

Science et recherche

P

0

P

P

0

P

26

Education et culture

P

0

P

     

27

Environnement

P

2

       

28

Protection des consommateurs et de la santé

P

0

P

P

6

 

29

Union douanière

P

2

       

30

Relations extérieures

P

         

31

Politique extérieure de sécurité et de défense

           

32

Contrôle financier

P

0

P

P

7

 

33*

Dispositions budgétaires et financières*

P

         

34*

Institutions*

-

         

35

Questions diverses

-

         

Total sur les 35 chapitres

32

15

*

12

8

7

1

En italique : chapitres gelés par la décision de décembre 2006

Avec * : chapitres non compatibles avec la position de la France

Avec ** : chapitres 4 et 10 qui devraient être ouverts lors de la réunion de la conférence intergouvernementale au niveau ministériel le 19 décembre 2008

Annexe 3 :
Statistiques

Données statistiques (à la date du 28 septembre 2008) sur laTurquie

 

2004

2005

2006

2007

PIB (millions d’euros)

314 304

387 655

419 013

480 281

PIB / habitant (euro)

4 446

5 413

5 778

6 892

Taux de croissance

9.4

8.4

6.9

4.5

Inflation

10.6

8.2

9.6

8.8

Déficit public / PIB

-4.5

-0.6

-0.1

-1.2

Dette extérieure / PIB

41.2

35.0

39.0

37.5

Source : rapport de progrès 2008 sur la Turquie, Commission européenne

Indicateur du développement humain 2005 (IDH sur 177 Etats)

1er

Islande

0,968

2e

Norvège

0,968

10e

France

0,952

84e

Turquie

0,775

Source : rapport sur le développement humain 2007/2008

Programme des Nations Unies pour le développement

Indicateur des perceptions de la corruption 2007
(sur 179 Etats)

1er

Danemark, Finlande, Nouvelle Zélande

9,4

19e

France

7,3

64e

Turquie

4,1

Source : Rapport annuel 2007 - Transparency International

1 () « La République de Chypre : une négociation relancée dans l’espoir d’une réunification », par Mme Marietta Karamanli et MM. Bernard Deflesselles et Gérard Voisin (rapport d’information n° 1048 au nom de la Délégation pour l'Union européenne, juillet 2008).

2 () L’article 31 du traité sur l’Union européenne modifié par le traité de Lisbonne étend toutefois la règle de la majorité qualifiée aux décisions du Conseil définissant une action ou une position sur proposition du haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, présentée à la suite d’une demande spécifique que le Conseil européen lui a adressée de sa propre initiative ou à l’initiative du haut représentant. Si pour des raisons de politique nationale vitales, un membre s’oppose à une décision devant être prise à la majorité qualifiée, il n’est pas procédé au vote. En l’absence de solution, recherchée par le haut représentant avec l’Etat membre, le Conseil peut demander, à la majorité qualifiée, de saisir le Conseil européen qui statue à l’unanimité.