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N° 1287

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

TREIZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 28 novembre 2008.

RAPPORT D’INFORMATION

FAIT

AU NOM DE LA MISSION D’ÉVALUATION DE LA LOI N° 2005-370 DU 22 AVRIL 2005

relative aux droits des malades et à la fin de vie

ET PRÉSENTÉ

PAR M. Jean LEONETTI,

Député.

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TOME II

AUDITIONS

TOME SECOND

SOMMAIRE DES AUDITIONS

Les auditions sont présentées dans l’ordre chronologique des séances tenues par la mission

 Audition de M. Axel Kahn, président de l’université Paris V et directeur de recherches à l’INSERM (Procès-verbal de la séance du 16 avril 2008) 7

 Audition de M. Patrick Baudry, professeur de sociologie à l’université Michel de Montaigne – Bordeaux III (Procès-verbal de la séance du 16 avril 2008) 19

 Audition de M. Alain Grimfeld, président du Comité Consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé (Procès-verbal de la séance du 30 avril 2008) 29

 Audition de M. Régis Aubry, président du Comité national de suivi du développement des soins palliatifs et de l’accompagnement (Procès-verbal de la séance du 30 avril 2008) 39

 Audition de Mme Marie-Frédérique Bacqué, professeure des universités en psychopathologie clinique (Procès-verbal de la séance du 30 avril 2008) 49

 Audition de M. Guy Benamozig, psychanalyste, docteur en anthropologie (Procès-verbal de la séance du 30 avril 2008) 59

 Audition de Mme Suzanne Rameix, professeur agrégé de philosophie, maître de conférences, département d’éthique médicale, faculté de médecine de Créteil (Procès-verbal de la séance du 7 mai 2008) 67

 Audition de proches d'un patient décédé (Unité mobile de soins palliatifs de Saint-Quentin – Famille Coutant) (Procès-verbal de la séance du 7 mai 2008) 89

 Audition de proches d’un patient décédé d’une sclérose latérale amyotrophique (SLA) (Procès-verbal de la séance du 22 mai 2008) 95

 Audition de M. Paul Pierra et Mme Danièle Pierra (Procès-verbal de la séance du 28 mai 2008) 109

 Audition de Mme Marie de Hennezel psychologue, auteur du rapport « La France palliative » (Procès-verbal de la séance du 28 mai 2008) 119

 Audition de M. Jean-Luc Romero et de Mme Claudine Lassen, président et vice-présidente de l’Association pour le droit de mourir dans la dignité (ADMD) (Procès-verbal de la séance du 4 juin 2008) 131

 Audition de Mme Laure Marmilloud, infirmière dans une unité de soins palliatifs (Procès-verbal de la séance du 4 juin 2008) 147

 Audition de proches d’un patient décédé d’une sclérose latérale amyotrophique (SLA) (Procès-verbal de la séance du 11 juin 2008) 155

 Audition du Professeur Umberto Simeoni, chef de service de médecine néonatale à l’Assistance publique des hôpitaux de Marseille, président de la commission éthique de la société française de néonatologie, et du Docteur Pierre Bétrémieux, chef du service de réanimation pédiatrique et néonatale du CHU de Rennes (Procès-verbal de la séance du 11 juin 2008) 165

 Audition de l’épouse d’un patient décédé d’un cancer (Procès-verbal de la séance du 18 juin 2008 ) 183

 Audition de Mme Marie Humbert et de M. Vincent Léna, président de l’association Faut qu’on s’active ! (Procès-verbal de la séance du 18 juin 2008) 193

 Audition du Professeur François Goldwasser, professeur en médecine à l’université de Paris V-René Descartes, chef de l’unité médicale d’oncologie du groupe hospitalier Cochin (Procès-verbal de la séance du 24 juin 2008) 205

 Audition du Docteur Édouard Ferrand praticien hospitalier au service de réanimation chirurgicale à l’hôpital Henri Mondor (Procès-verbal de la séance du 25 juin 2008) 217

 Audition du Docteur Michèle Lévy-Soussan, responsable de l’unité mobile d’accompagnement et de soins palliatifs de l’hôpital La Pitié-Salpêtrière (Procès-verbal de la séance du 25 juin 2008) 227

 Audition du Professeur Élie Azoulay, service de réanimation à l’hôpital Saint-Louis (Procès-verbal de la séance du 25 juin 2008) 239

 Audition du Docteur Anne-Laure Boch, neurochirurgien à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière (Procès-verbal de la séance du 1er juillet 2008) 249

 Audition de Mme Nathalie Vandevelde, cadre supérieur infirmier, services de gastroentérologie et de chirurgie digestive, à l’hôpital Saint-Louis (Procès-verbal de la séance du 1er juillet 2008) 261

 Audition du Docteur Stéphane Donnadieu, coordonnateur de l’unité d’évaluation et de traitement de la douleur de l’hôpital Georges Pompidou (Procès-verbal de la séance du 2 juillet 2008) 273

 Audition de M. Claude Évin, ancien ministre, président de la Fédération Hospitalière de France (FHF) (Procès-verbal de la séance du 2 juillet 2008) 285

 Audition du Docteur Sylvain Pourchet, responsable de l’unité fonctionnelle Soins palliatifs à l’Hôpital Paul-Brousse (Procès-verbal de la séance du 2 juillet 2008) 295

 Audition de Mme Monique Faure, présidente de l’Association d’entraide aux malades traumatisés crâniens et autres cérébro-lésés et aux familles (AEMTC) (Procès-verbal de la séance du 2 juillet 2008) 303

 Audition du Docteur Véronique Fournier, directrice du Centre d’éthique clinique du Groupe hospitalier Cochin-Saint-Vincent-de-Paul (Procès-verbal de la séance du 2 juillet 2008) 325

 Audition du Docteur Anne Prud’homme, pneumologue, chef du service des maladies respiratoires au centre hospitalier de Bigorre, membre de la société de pneumologie de langue française (Procès-verbal de la séance du 9 juillet 2008) 339

 Audition du Professeur Gérard de Pouvourville, titulaire de la chaire d’économie de la santé à l’ESSEC (Procès-verbal de la séance du 9 juillet 2008) 345

 Audition d’un proche d’un patient décédé (unité de soins palliatifs de l’hôpital Jean-Minjoz à Besançon) (Procès-verbal de la séance du 9 juillet 2008) 355

 Audition de Mmes le Docteur Marie-Hélène Boucand, Sylvie Hulin et Geneviève Invernon, représentantes de l’Association Française des Syndromes d’Ehlers-Danlos (Procès-verbal de la séance du 9 juillet 2008) 361

 Audition du Professeur Emmanuel Hirsch, directeur de l’espace éthique AP-HP et du département de recherche éthique de l’université Paris Sud 11 (Procès-verbal de la séance du 9 juillet 2008) 373

 Audition du Professeur Daniel Brasnu, chef de service ORL à l’Hôpital Européen Georges-Pompidou (Procès-verbal de la séance du 15 juillet 2008) 389

 Audition de Mme la Professeure Dominique Thouvenin, Université
Paris 7-Diderot (Procès-verbal de la séance du 15 juillet 2008) 401

 Audition de M. Jean-Paul Guérin, président de la Commission de certification des établissements de santé et de M. Raymond Le Moign, directeur de l’amélioration de la qualité et de la sécurité des soins à la Haute Autorité de santé (Procès-verbal de la séance du 15 juillet 2008) 411

 Audition de Mme la Professeure Delphine Mitanchez, néonatologue à l’hôpital Armand-Trousseau (Procès-verbal de la séance du 16 juillet 2008) 421

 Audition de Mme Paulette Le Lann, présidente de la Fédération JALMALV Jusqu’à la mort accompagner la vie (Procès-verbal de la séance du 16 juillet 2008) 433

 Audition de Mme Maryannick Pavageau et de M. Jacques Ricot, professeur agrégé de philosophie (Procès-verbal de la séance du 16 juillet 2008) 451

 Audition du Docteur Godefroy Hirsch, Président de la Société française d’accompagnement et de soins palliatifs (SFAP) (Procès-verbal de la séance du 9 septembre 2008) 465

 Audition de Mme Martine Nectoux, infirmière clinicienne (Procès-verbal de la séance du 9 septembre 2008) 479

 Audition de M. Michel Legmann, président du Conseil national de l’Ordre des médecins (Procès-verbal de la séance du 9 septembre 2008) 489

 Audition de M. Alain Monnier, président de l’Association pour le développement des soins palliatif (ASP Fondatrice) et du Docteur Chantal Millot, présidente de l’ASP de l’hôpital Saint-Philibert de Lille (Procès-verbal de la séance du 9 septembre 2008) 501

 Audition de M. Didier Sicard, ancien Président du Comité Consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé (CCNE) (Procès-verbal de la séance du 10 septembre 2008) 511

 Audition de M. Xavier Mirabel, médecin cancérologue, président de SOS fin de vie et de M. Olivier Jonquet, chef du service de réanimation du CHU de Montpellier (Procès-verbal de la séance du 10 septembre 2008) 517

 Audition de M. Christian Hervé, professeur à l’Université Paris V-Descartes (Procès-verbal de la séance du 10 septembre 2008) 529

 Audition du Docteur Martine Aoustin, directrice de la mission ministérielle « Tarification à l’activité » (Procès-verbal de la séance du 10 septembre 2008) 543

 Audition du Professeur Philippe Hubert, chef du service de réanimation pédiatrique, réanimation néonatale et soins intensifs à l’Hôpital Necker-Enfants malades et du docteur Robin Cremer, Docteur en réanimation pédiatrique à l’Hôpital Jeanne de Flandre (Procès-verbal de la séance du 10 septembre 2008) 551

 Audition du Docteur François Tasseau, directeur médical du Centre médical de l’Argentière (Procès-verbal de la séance du 16 septembre 2008) 561

 Audition de M. Robert Badinter, sénateur des Hauts-de-Seine, ancien président du Conseil constitutionnel, ancien Garde des sceaux (Procès-verbal de la séance du 16 septembre 2008) 569

 Audition de Mme Isabelle Durand-Zaleski, chef du service de santé publique à l’hôpital Henri-Mondor de Créteil, professeure des universités et économiste de la santé (Procès-verbal de la séance du 16 septembre 2008) 583

 Audition du Professeur Alain Prothais, professeur de droit pénal à l’Université de Lille II, directeur de l’Institut de criminologie (Procès-verbal de la séance du 23 septembre 2008) 589

 Audition de Maître Émeric Guillermou, président de l’Union nationale des associations des familles de traumatisés crâniens (UNAFTC) (Procès-verbal de la séance du 7 octobre 2008) 609

 Audition de M. Vincent Lamanda, Premier président de la Cour de cassation (Procès-verbal de la séance du 7 octobre 2008) 621

 Audition de M. Jean-Marie Huet, Directeur des affaires criminelles et des grâces (Procès-verbal de la séance du 7 octobre 2008) 635

 Audition du Professeur Louis Puybasset, professeur des universités, praticien hospitalier, département d’anesthésie-réanimation de l’hopital de la Pitié-Salpétrière (Procès-verbal de la séance du 8 octobre 2008) 647

 Audition de M. Bernard Beignier, Doyen de la faculté de droit de l’Université des sciences sociales de Toulouse, président de la section « droit privé et sciences criminelles » du Conseil national des universités (Procès-verbal de la séance du 8 octobre 2008) 671

 Audition de Mme Rachida Dati, Garde des sceaux, ministre de la justice (Procès-verbal de la séance du 8 octobre 2008) 681

 Audition de Mme Roselyne Bachelot, ministre de la santé, de la jeunesse, des sports et de la vie associative (Procès-verbal de la séance du 14 octobre 2008) 689

Audition de M. Axel Kahn, président de l’université Paris V et
directeur de recherches à l’INSERM



(Procès-verbal de la séance du 16 avril 2008)

Présidence de M. Jean Leonetti, rapporteur

M. Jean Leonetti : Pour lancer nos débats, nous avons l’honneur de recevoir ce matin M. Axel Kahn, président de l’Université Paris V-René Descartes, directeur de recherches à l’INSERM.

Monsieur Axel Kahn, vous avez su allier une longue expérience médicale et des recherches scientifiques de premier plan sur la génétique à une réflexion éthique approfondie ; vous avez publié divers ouvrages parmi lesquels « Et l’homme dans tout ça ? Plaidoyer pour un humanisme moderne », « Raisonnable et humain ? », « L’homme, le bien, le mal ». Vous nous êtes donc apparu, sans conteste, comme la personne la plus qualifiée pour inaugurer nos travaux et présenter au mieux l’état actuel de la question.

Permettez-moi de rappeler brièvement le contexte de cette mission.

Le cas de Vincent Humbert, révélé en 2003, a conduit à mettre en place une mission, dont les travaux ont débouché sur la loi du 22 avril 2005, texte d’origine parlementaire adopté à l’unanimité par l’Assemblée nationale et sans vote contre au Sénat. Les décrets d’application sont rapidement sortis.

Aujourd’hui, et à l’occasion d’une autre affaire médiatique qui a bouleversé la France, celle de Chantal Sébire, le président de l’Assemblée nationale m’a demandé d’évaluer l’application de cette loi, dont je fus le rapporteur. Parallèlement, le Premier ministre m’a adressé une lettre souhaitant que l’on essaie de comprendre pourquoi cette loi avait pu être mal comprise et mal appliquée, afin d’en déceler les insuffisances éventuelles et de formuler des propositions.

Sur une question de société aussi grave, j’ai eu le souci de travailler dans le même esprit de pluralisme que celui qui avait caractérisé les travaux parlementaires ayant conduit au vote unanime de la loi du 22 avril 2005. Aussi trois collègues appartenant aux différents groupes politiques représentés à l’Assemblée nationale participent, à titre personnel, à cette réflexion : Gaëtan Gorce du groupe socialiste, Michel Vaxès du groupe de la gauche démocrate et républicaine, et Olivier Jardé du groupe du Nouveau Centre, auxquels j’adresse mes remerciements.

Après votre exposé, l’audition se poursuivra par un échange de questions et réponses.

M. Axel Kahn : Merci beaucoup de m’avoir prié de m’exprimer sur ce sujet auquel je réfléchis depuis longtemps, à différents titres. Comme beaucoup d’entre nous, j’ai été confronté à la mort de proches que j’ai été, compte tenu de ma profession, amené à accompagner. Avant de me consacrer à la recherche, j’ai par ailleurs pratiqué des disciplines où la question de l’arrêt de vie peut se poser – réanimation néonatale, cancérologie, hématologie, réanimation polyvalente. J’y ai enfin beaucoup réfléchi en tant que moraliste.

Je voudrais résumer quelques points saillants de cette réflexion déjà ancienne.

Il me paraît tout d’abord évident qu’il n’y a jamais aucune vertu à la souffrance. À l’exception de cas rarissimes – je n’en ai rencontré qu’un seul au cours de ma carrière –, où la souffrance est revendiquée, une souffrance subie, qui pourrait être calmée et ne l’est pas, est un scandale. Par conséquent, toute souffrance doit être soulagée, qu’elle soit physique ou morale.

Un moment vient, dans l’évolution des maladies, où il n’est plus possible de guérir un malade. Pour autant, le médecin est loin d’en avoir terminé avec l’expression de sa responsabilité médicale. Totalement impliqué dans la relation thérapeutique avec son patient, il se doit encore de le soulager, et cette exigence l’emporte de loin sur celle de prolonger sa vie de quelques jours. À ce titre, j’ai applaudi la loi qui porte votre nom, Monsieur le rapporteur, parce qu’elle réalise un excellent compromis et qu’elle est, sans doute, la meilleure des pays européens.

Il y a par ailleurs un lien évident entre le suicide et l’euthanasie car, en première analyse,, la seule euthanasie qui soit tolérable est celle qui est demandée. Ecartons immédiatement le sentiment de bienfaisance ou de toute puissance qui amène le médecin ou l’infirmière à envoyer vers la mort quelqu’un qui ne l’a pas réclamé. C’est un acte délictueux, même s’il peut être pardonné. La seule euthanasie que nous aborderons est la demande d’une personne qui prie un tiers, souvent un médecin, d’interrompre sa vie. Il s’agit bien de suicide assisté. Je ne parle pas de l’absence d’acharnement thérapeutique qui s’inscrit dans un contexte différent.

Cette question du suicide assisté est vieille comme la philosophie. Cela renvoie à la volonté de maîtriser son être, ses décisions, rester libre de soi jusqu’à sa mort. Dans cet esprit est né l’idéal de l’ultime liberté : rester maître de soi, de mourir, et ne pas se laisser aller à la décision de tiers. Néanmoins, d’un point de vue philosophique, cette liberté ultime mérite toujours d’être questionnée. La caractéristique de l’ultime liberté est qu’elle reste exceptionnellement une liberté. Par exemple, en sortant de cette réunion, qui se déroule dans une salle agréable, dans un beau quartier, où je parle d’un sujet qui me passionne, je pourrais, plutôt que de retourner à l’université et poursuivre une activité exaltante tout autant, me jeter sous un bus. C’est une vraie liberté. J’ai en effet le choix entre ces deux voies. La demande de mourir, en revanche, ne se pose jamais dans ces circonstances. Au contraire, cette demande émane toujours d’une personne pour qui la vie est devenue insupportable, et qui estime qu’elle n’a d’autre choix que de l’interrompre. C’est tout à fait le contraire d’une liberté, et il convient, une fois pour toutes, de tordre le cou à cette idée selon laquelle la demande d’euthanasie serait de ces libertés glorieuses pour lesquelles on est prêt à se battre parce qu’elles sont un idéal de vie. Ce n’est jamais cela.

Enfin, quand quelqu’un demande à mourir, il nous dit toujours quelque chose d’une extraordinaire importance : compte tenu de ce qu’est la réalité de sa vie, ou l’appréhension qu’il en a, ou de ce qu’elle sera demain, il vaut mieux quitter la scène. Soit il peut le faire seul, soit il demande de l’aide. Une fois la question ainsi posée, il apparaît évident que la solidarité impose en tout premier lieu de tenter par tous les moyens de rétablir les conditions d’une vraie liberté. Ainsi, que la personne qui souffre ne souffre plus, que l’aide-soignante revêche et brutale soit remplacée par une infirmière ou une auxiliaire de vie proche et compatissante, que l’aïeule ait encore envie de vivre un jour ou deux pour raconter à sa petite-fille qui le lui demande, sa rencontre avec son grand-père. La proximité de la mort n’est jamais une raison importante d’abréger la vie, dès lors que l’on peut recréer les conditions pour attendre quelque chose du lendemain, restaurer les termes d’une liberté.

Cela étant, il existe des situations où la mort réclamée continue de l’être, alors même que la personne a été efficacement soulagée. C’est rarissime, mais cela existe, et chacun des cas mérite d’être considéré. Je n’en ai pas rencontré dans ma vie. Quelle est alors la bonne attitude ? La première consisterait à prévoir des dispositions particulières dans la législation pour que, dans ces cas exceptionnels, avec son accord – personne ne peut le forcer –, un médecin accède à la demande réitérée d’une personne d’en finir avec la vie. Beaucoup de nos voisins se sont orientés dans cette voie.

L’on peut aussi, comme votre loi, considérer qu’une souffrance morale peut persister même si la douleur physique a été calmée, et que l’on peut, dans ces conditions, permettre à la personne de s’endormir et de ne pas se réveiller. C’est d’ailleurs la manière dont on meurt habituellement. Cette idée selon laquelle la seule mort acceptable serait celle du condamné à mort que l’on fusille, de celui dont on coupe la tête, ou l’attaque brutale, ne correspond pas à la plupart des morts.

Il est enfin une troisième attitude. Lorsqu’une personne a demandé qu’on l’aide à mourir, qu’une autre l’a entendue et a considéré qu’il était de son devoir d’accéder à sa demande, qu’il l’a fait, il faut considérer que cette mort donnée est une transgression, qu’elle mérite que soit engagée une procédure, mais que les circonstances atténuantes sont telles que la procédure ne doit pas aller très loin. D’une certaine manière, nous serions dans la même situation que le meurtre avec légitime défense. La loi ne pose aujourd’hui qu’une seule exception à l’interdiction de tuer, la guerre. Même la légitime défense n’est pas une exception, elle ouvre droit à une procédure. Néanmoins, lorsqu’il est patent que la personne était en situation de légitime défense, la procédure s’arrête et un non-lieu est délivré. Cette attitude est de loin la plus humaine, celle qui permet le mieux de répondre à la totalité des situations. En effet, notre société a profondément déresponsabilisé chacun d’entre nous. Nous avons l’impression que nous sommes devenus incapables d’agir si un règlement ou une loi ne nous y autorise pas. Moi, je veux assumer ma liberté, et assumer d’aider un tiers à mourir, si c’est mon devoir, en sachant très bien par ailleurs que la justice humaine édicte des règles qu’ensuite la jurisprudence adapte à la particularité des cas. Je préfère de loin ce système à une législation qui entrerait dans le détail et se mettrait à énumérer de nouvelles exceptions à l’interdiction de tuer. L’interdiction est une très bonne disposition qui ne mérite pas qu’on y introduise des exceptions.

Essayons à présent d’appliquer ces réflexions aux deux situations les plus emblématiques, celle qui a initialement motivé vos travaux, et l’autre, plus récente, à l’origine sans doute de la relecture de cette loi : les cas de Vincent Humbert et de Chantal Sébire. Le premier pose problème car l’incertitude est réelle sur ce qu’était sa volonté. Les médecins qui l’ont le plus étroitement suivi, ne sont pas totalement sûrs qu’il eût été en état mental de quérir quoi que ce soit. Il n’empêche que, très clairement, la justice a eu raison de ne pas poursuivre la maman et de délivrer un non-lieu pour le médecin. A-t-elle eu tort néanmoins de s’interroger ? Je n’en suis pas certain.

Dans le cas de Chantal Sébire, la situation est encore médicalement très singulière. Chantal Sébire était atteinte d’une tumeur des fosses nasales, très rare, mais que l’on traite dans plus de 80 % des cas, même si l’opération est risquée, car proche du cerveau. À ce moment-là, Mme Chantal Sébire avait à ce point peur de la mort qu’elle a refusé d’être opérée, ce qui était parfaitement son droit. La tumeur s’est développée jusqu’à devenir clairement incurable et provoquer des souffrances considérables. Mme Chantal Sébire a alors refusé qu’on lui pose une pompe à morphine pour la soulager. Ses souffrances étaient atroces, et elle a préféré demander que l’on mette fin à ses jours, elle-même à l’époque ne désirant pas se suicider alors qu’elle en avait la possibilité. Je n’ai pas très bien compris la manière dont on a présenté cette situation. Que les médias voulaient-ils qu’on l’on fît ? L’on ne change pas une loi, en France, en trois jours. Mme Chantal Sébire souffrait, la loi permettait de la calmer, de l’endormir, sans aucun drame. Des solutions existaient, et les faits ont montré qu’elle a finalement choisi l’une d’entre elles.

M. Jean Leonetti : Merci beaucoup, tout d’abord pour le bien que vous avez dit de la loi que les députés ont votée unanimement, mais surtout pour votre réflexion que nous allons poursuivre en vous posant quelques questions.

Sans poser le terme d’exception d’euthanasie, vous avez envisagé la question, comme le Comité consultatif national d’éthique l’avait fait : la loi est la loi, l’interdiction de tuer existe, la transgression est possible. J’ai même cru comprendre qu’à titre exceptionnel et personnel elle pouvait vous paraître morale, et qu’il fallait alors l’assumer, mais par une procédure allégée. Pouvez-vous nous préciser votre pensée, étant donné que vous semblez avoir écarté l’exception d’euthanasie autorisée par un comité après examen de la demande ?

S’agissant par ailleurs du double effet, vous avez repris notre idée selon laquelle, en fin de vie, la qualité de vie prime sur la « quantité de vie ». Partant, l’objectif essentiel est de supprimer toute souffrance morale ou physique fût-ce au prix d’abréger la vie. Bien que la proximité de la mort ne vous semble pas une raison pour abréger la vie, vous avez cependant écrit par ailleurs que lorsque le malade n’a pas du tout de vie relationnelle, il ne vous pas paraissait pas illicite d’augmenter les doses pour l’endormir. Dans l’action d’endormir, il y a pourtant celle d’accélérer la venue de la mort.

M. Axel Kahn : S’agissant tout d’abord de l’exception d’euthanasie, j’ai été membre du Comité consultatif national d’éthique pendant douze ans, et j’ai donc très activement participé aux discussions sur ce sujet. L’avis était ambigu, et il fut interprété très différemment par les membres du comité. Pour certains, dont moi, le message était que donner la mort est toujours une transgression, mais qu’il est des cas exceptionnels où cette transgression doit être pardonnée. Pour d’autres, notamment M. Henri Caillavet, l’avis signifiait au contraire un pas vers la reconnaissance d’un droit positif à l’euthanasie. Beaucoup des membres du comité ont été malheureux de cette ambiguïté.

La loi édicte des principes et la jurisprudence, avec humanité, détermine leurs conditions d’application. Donner la mort est toujours une transgression. Il n’y a pas à introduire de dispositions nouvelles dans le droit pour énumérer des exceptions, surtout que depuis des années, personne n’a été condamné pour une euthanasie authentique. Qu’on aille plus loin et qu’on indique, comme dans le cas du meurtre en état de légitime défense, qu’il y a dans la procédure une clause de non-lieu, pour que la personne mise en cause n’aille pas jusqu’aux assises, me paraît être la solution la plus intéressante. Elle permettrait en effet d’instruire tous les cas individuellement, et sans acharnement juridique, comme cela arrive parfois. Ainsi, pourquoi la justice a-t-elle fait autopsier Chantal Sébire ? Qu’elle se soit suicidée, ou que quelqu’un lui ait donné des médicaments, aucune sanction juridique n’était possible. Evitons de nous acharner juridiquement sur des personnes dont l’on sait très bien qu’elles seront acquittées.

Quant au double effet, beaucoup pourraient me croire hypocrite : j’injecte de la morphine, je mets les gens en coma léger, je ne les nourris plus, sachant très bien qu’ils vont mourir en trois jours. Pourquoi ne pas injecter directement du chlorure de potassium en intraveineux ? Cette objection est recevable, mais je voudrais y répondre sur le plan de la finalité de l’action, qui est très importante. Ainsi, si je fais dormir Chantal Sébire, c’est pour l’empêcher de souffrir. Certes, si je la fais dormir et que je ne la nourris pas, elle va mourir plus tôt, mais sa mort n’est pas mon objectif. En médecine, il est très fréquent qu’un acte médical qui tend à soulager, au final tue. Nous avons l’habitude de ce double effet, mais il y a une différence fondamentale pour la Nation, pour le législateur, entre reconnaître qu’un médecin, parce qu’il n’a pas d’autre moyen de soulager des souffrances, peut prescrire des médicaments qui vont abréger la vie et introduire dans le droit positif l’autorisation d’interrompre la vie. Pour moi, il ne s’agit pas d’une simple querelle sémantique, mais d’une différence très importante.

M. Jean Leonetti : Je me permets de prolonger la question pour vous faire préciser la réponse. Je conçois bien le problème de l’intentionnalité, qui est d’ailleurs la base de notre droit pénal. La mort donnée volontairement n’a rien à voir avec celle donnée involontairement. Cependant, des dispositions avaient été prévues pour que le malade, à sa demande, ou la collégialité médicale, quand le malade n’est pas en état d’exprimer sa volonté, puisse interrompre un traitement qui maintient artificiellement en vie. Néanmoins, lorsqu’il s’agit de mettre fin à l’alimentation par sonde gastrique, la mort ne survient pas aussi rapidement qu’en cas d’arrêt d’un respirateur. Vous paraît-il alors licite de mettre parallèlement en place une sédation profonde, qui n’a alors pas pour but d’enlever la douleur du malade, souvent dans un coma dépassé, mais bien souvent d’alléger la peine de la famille ? Je pense ainsi au jeune Hervé Pierra, qui, une fois interrompus l’ensemble des traitements qui le maintenaient en vie (hydratation et alimentation), est mort, probablement sans souffrance, mais avec des convulsions qui ont duré six jours. Il me semble que, dans cette situation, la loi a été mal comprise et mal appliquée.

M. Axel Kahn : Bien sûr, elle a été mal comprise et mal appliquée. L’attitude de mes confrères fut, en l’espèce, très singulière. Sans doute ce jeune homme était-il dans un état de coma végétatif qui l’amenait à ne pas souffrir, mais on n’en est pas sûr. Les voies de la souffrance ne passent pas toutes par une corticalisation et nous sommes certains que des atteintes corticales importantes avec coma végétatif peuvent néanmoins être associées à des souffrances même si elle ne subit pas le même traitement cognitif que chez une personne consciente. Si la loi Leonetti conduisait à provoquer la mort des personnes par famine prolongée, elle serait inhumaine. Je dois d’ailleurs vous avouer qu’avant de la lire dans le détail, j’avais eu un haut le cœur « Comment ! Il nous permet de faire mourir les gens de faim ! C’est impossible ! ». On peut débrancher un respirateur artificiel une personne dont on sait très bien qu’elle ne sera plus jamais autonome et restera dépourvue de vie relationnelle. On peut aussi cesser d’alimenter une personne par sonde gastrique, alors qu’on sait qu’elle ne pourra plus jamais se nourrir seule, qu’elle en souffre profondément et qu’elle demande que l’on ne prolonge pas cette situation. Dans ce cas-là, il faut calmer les souffrances, et la sédation est la première réponse. Elle va de pair avec la cessation de l’acharnement thérapeutique, mais il ne peut pas y avoir de dissociation.

M. Gaëtan Gorce : Vous avez parlé de la responsabilité que l’on doit assumer, quitte à transgresser parfois la loi. Ne peut-on également considérer que la responsabilité s’exprime en amont, à travers la demande faite par le malade lui-même ? La loi reconnaît d’ailleurs au patient le droit d’interrompre un traitement, voire de le refuser, ce qu’a fait Chantal Sébire. N’a-t-elle pas simplement assumé sa responsabilité, fait jouer son droit ? Dès lors, n’avons-nous pas une responsabilité collective par rapport à la situation dans laquelle elle a choisi délibérément de se placer au regard du droit qui lui est reconnu ? En particulier, si l’on peut physiquement mettre soi-même fin à ses jours, en a-t-on toujours la force morale ? De surcroît, les conditions dans lesquelles Chantal Sébire a été amenée à abréger ses jours ont été sans doute plus difficiles et pénibles pour elle et sa famille que si elle avait obtenu l’assistance qu’elle réclamait. Je ne plaide pas forcément pour que cette assistance soit mise en place, mais je pose la question. D’ailleurs, à supposer que l’on retienne votre proposition, tout le monde n’a pas dans son entourage une personne qui accepte de prendre cette responsabilité, ce qui peut être source d’inégalités. Et la souffrance de la famille ne serait pas prise en charge. Il me semble que Chantal Sébire demandait à mourir dans les conditions qu’elle voulait choisir, entourée de sa famille. En lui refusant cette assistance, n’a-t-on pas créé, vu les conditions de son décès, une situation plus inhumaine encore que celles que l’on essaie de prévenir ? Ne devrait-on pas prévoir, en dernière extrémité, une exception à l’interdit, sans pour autant en faire la règle ?

M. Axel Kahn : Il s’agit là d’une vraie question de société et du rôle de la loi par rapport au citoyen. La loi se doit de protéger, de défendre les citoyens. Doit-elle s’adapter à toutes les demandes des citoyens quelles qu’elles soient, quand bien même d’autres solutions sont possibles pour éviter l’intolérable ?

Si pour soulager une personne la seule possibilité était de lui faire une injection létale, il n’y a pas de doute, dans l’hypothèse où celle-ci serait autorisée, qu’un État dont le devoir est de protéger les citoyens se devrait de recourir, dans ces cas exceptionnels, à cette possibilité. Tel n’est pas le cas : Mme Chantal Sébire pouvait recevoir de la morphine, elle pouvait être calmée ; on pouvait appliquer la loi Leonetti. Elle ne le voulait pas. C’est son problème. Faut-il que la loi s’adapte à la diversité des désirs individuels ? Personnellement, j’estime que les lois doivent se placer en amont des cas individuels, fixer un cadre, dont il reviendra d’appliquer les principes aux situations particulières.

Mais vous avez posé une question fondamentale, qui renvoie à une déresponsabilisation générale des individus. Parce qu’une personne n’aurait pas le courage moral de se tuer elle-même, que des tiers n’auraient pas davantage la force de transgresser la loi, même s’ils savent qu’ils ne seront sans doute pas poursuivis au-delà du raisonnable, la loi devrait intervenir à la place de cette responsabilité individuelle. Ce n’est pas le monde que je conçois. Le monde et la société humaine doivent laisser leur place aux sentiments, à l’analyse et à l’engagement personnel, et tout autre monde m’effraierait quelque peu.

M. Jean Leonetti : Si je comprends bien, vous réfutez une société des individus et vous prônez une république du projet collectif. La loi ne doit pas s’adapter à la demande individuelle mais fixer un cadre général.

M. Axel Kahn : C’est ambigu. J’appelle de mes vœux un vrai projet collectif qui dit ce qui est essentiel dans l’homme et qui doit être protégé, mais ce projet collectif doit être également un cadre épanouissant, et non infantilisant, pour les engagements individuels.

M. Gaëtan Gorce : J’ai le sentiment que ce que vous appelez d’une manière assez brutale des fantasmes individuels n’est que l’expression de l’angoisse que des personnes peuvent ressentir face à cette situation.

M. Axel Kahn : Si vous voulez, je peux parler d’angoisses individuelles.

M. Gaëtan Gorce : Par ailleurs, je pars des mêmes constats que vous pour aboutir à des conclusions différentes. Je suis également opposé à une société dans laquelle on dicte leur attitude au médecin, au malade, aux familles, aussi suis-je assez réticent à la formule du droit à mourir dans la dignité. La part d’humanité d’une société qui édicterait une telle règle serait discutable. À l’inverse, ne faut-il pas avoir l’humilité de considérer que le projet collectif dont vous parlez doit s’accommoder, par nécessité, des exceptions auxquelles je faisais allusion ? Quand nous avons voté cette loi à l’unanimité, en 2005, nous avons convenu, les uns et les autres, que nous n’avions de réponse ni complète ni définitive, et que nous serions amenés, compte tenu de l’évolution de la société, de sa morale, des progrès de la médecine, à faire évoluer la législation, non pour répondre aux pressions médiatiques, mais à la réalité des situations auxquelles nous serions progressivement confrontés. C’est pour cela que j’évoquais cette idée d’exception pour que la règle que vous défendez puisse être préservée, paradoxalement par l’exception que l’on y introduirait. Sinon, la règle elle-même risque d’être subvertie, comme ce fut le cas ailleurs.

M. Axel Kahn : Deux approches sont en effet concevables. La première, que vous préconisez, est de considérer que le cadre collectif admet des exceptions, lesquelles ne manqueront sans doute pas de se multiplier, tant les situations exceptionnelles sont diverses.

La seconde, que je préfère, laisse la loi fixer le cadre, les valeurs qui cristallisent la formation d’une société, et la juridiction interpréter l’esprit de ces valeurs dans la réalité de la diversité des situations individuelles, sans limite à priori à cette diversité.

Je vous concède que le terme fantasme, parce qu’il est péjoratif, a pu sembler agressif, et je le retire bien volontiers, car il n’avait pas de connotation négative. Je voulais parler de l’extraordinaire diversité des positionnements individuels qui sont tous légitimes, en tant qu’expression d’une personne respectable, mais que la loi ne peut, en intégralité, prendre en compte.

M. Michel Vaxès : Personnellement je partage votre opinion, Monsieur Kahn, mais comment la traduire dans le texte ?

Nous avons été, les uns et les autres, attristés de l’ampleur médiatique prise par l’affaire Chantal Sébire. Vous écriviez dans l’un de vos ouvrages, Le doute est vertueux, que « l’assurance de posséder la vérité est une terrible source de dangers ». Je profite de la présence de la presse pour lui demander de nous aider à avancer dans la pédagogie du doute. Apprendre à douter est important. Si l’opinion publique avait la chance de profiter de nos échanges, sans doute les positionnements seraient-ils beaucoup plus nuancés.

Dans Raisonnable et humain, vous écrivez que « la justice humaine doit se donner les moyens de manifester sa compréhension, avec ceux qui ont considéré de leur devoir de répondre par un geste d’euthanasie à l’appel au secours d’une personne martyrisée par la vie et désespérée ». Telle fut également la position du Comité consultatif national d’éthique en 2000. Ce terme d’euthanasie ne vous convient pas, à moi non plus, car il est très important de porter l’appréciation sur les motivations du geste médical, et non sur résultat. Une chose est de donner la mort, une autre est de soulager la souffrance, même si le résultat est le même. Comment traduire cette position, notamment ces procédures qui devraient être aménagées pour prendre en compte la situation des personnes ayant, en conscience et en réponse à la demande réitérée de tiers, transgressé cet interdit ? Vous écrivez plus loin que « la loi se doit de dire des principes étant entendu que la condition de leur respect dans la diversité des situations et des relations humaines échappe à toute catégorisation juridique très précise. La casuistique dans le sens de la prise en considération de la spécificité des cas individuels apparaît plus en phase avec la complexité du psychisme humain que l’application rigide des règles procédurales détaillées, surtout s’il s’agit de déterminer les conditions exactes dans lesquelles quelqu’un peut donner la mort ».

À la relecture de ces lignes, je réalise que la loi Leonetti apporte des réponses, et qu’il serait difficile de la préciser davantage.

M. Axel Kahn : Vous avez rappelé un point qui, pour moi, est très fort, et qui fut important dans l’évolution de mon itinéraire politique : la certitude tue. Le doute est ouvert à l’autre, puisque celui qui ne sait pas cherche des éléments pour mieux comprendre et mieux savoir. Il existe une morale du doute. Le doute est vertueux. Dans cette affaire, je suis émerveillé en même temps qu’épouvanté par tous ceux qui semblent si sûrs de leur position. Bravo, mais j’en frémis quelque peu !

Pour ce qui est de la procédure, il conviendrait, avec des juristes, d’étudier dans quelle mesure l’on pourrait travailler sur ses conditions d’évolution afin d’éviter au maximum toute forme d’acharnement juridique. Il est absurde en effet que l’affaire se poursuive jusqu’aux assises, alors que personne n’imagine un seul instant, quoi qu’en dise la presse, qu’une condamnation survienne. Des conditions de déroulement de la procédure et d’interruption de la procédure dans certaines conditions devraient pouvoir être analysées, et permettraient alors de répondre de la manière la plus adaptée à la diversité des cas.

L’on nous dit que la France est en retard par rapport aux Pays-Bas ou à la Belgique. Certains penseraient donc qu’il y a un sens de l’évolution judiciaire, comme il y a un sens de l’histoire ?. On serait en retard ou en avance par rapport à un processus inéluctable. Je suis profondément un homme libre, et je crois qu’il n’y a pas de sens m’indiquant ce qu’il convient de faire. Chacun, avec son génie propre, avance. J’ai beaucoup participé à des discussions avec la Belgique, j’ai beaucoup travaillé avec le Comité d’éthique belge, moins avec les Pays-Bas. Les Hollandais posent la question de l’exception en amont et non en aval, ils commencent à s’interroger sur son application aux enfants, et surtout, ce qui est beaucoup plus délicat encore, aux malades mentaux. Les pays qui ont choisi la voie de la législation a priori et non pas celle de la jurisprudence, connaissent, semble-t-il, tous des évolutions problématiques. J’appelle de mes vœux qu’on ne s’y engage pas.

M. Olivier Jardé : Le corps médical peut-il transgresser la loi, malgré le serment qu’il prête ? Le 17 juin prochain sera soutenu dans notre Université une thèse « Que font les médecins face à des demandes de mort des malades en situation de fin de vie ? » Au questionnaire, anonyme, qui demandait aux médecins s’ils accepteraient de prendre une décision seuls en la matière, 12 % ont répondu par l’affirmative. Qu’en pensez-vous ?

Par ailleurs, l’affaire Chantal Sébire ayant été très médiatisée, je pense, en tant que médecin légiste, que l’autopsie était devenue indispensable pour savoir ce qui s’était passé.

M. Axel Kahn : Bien entendu, les médecins peuvent, en leur âme et conscience, transgresser la loi. Ils l’ont d’ailleurs toujours fait, par exemple en pratiquant des interruptions volontaires de grossesse à l’époque où c’était interdit. Aujourd’hui encore, ils essaient très souvent de maintenir les droits des malades sans papier menacés d’expulsion car ils considèrent que leur devoir médical l’emporte sur la loi. Il est fréquent que le médecin, en son âme et conscience de médecin, ne puisse respecter strictement la loi. Un médecin peut engager sa responsabilité, pour faire ce qu’il considère être de son devoir car, de par le serment d’Hippocrate, il a des devoirs envers son patient. C’est toujours la vieille tragédie d’Antigone qui se répète. Créon fait tuer Antigone, qui obéit à son devoir et non à la loi, mais c’est une dictature, celle de la royauté de Créon. Nous, nous sommes en démocratie, c’est le régime qui dit la loi, mais qui sait pardonner à Antigone.

M Gaëtan Gorce : Je rejoins Michel Vaxès lorsqu’il pose la nécessité de l’humilité et du doute dans ce débat. « Il faut suivre celui qui cherche la vérité et s’éloigner de celui qui prétend l’avoir trouvée ». Néanmoins, je voudrais lever une petite confusion dans nos échanges. Je ne préconise en rien de lister les cas à partir desquels on pourrait imaginer de faire exception à la règle. Ce serait la pire des solutions : comment fixer cette liste ? Comment éviter qu’elle ne s’allonge ? Je voulais simplement évoquer l’hypothèse d’une personne entrant dans le champ de la loi mais qui ne peut en bénéficier – soit qu’elle l’ait décidé, soit qu’elle ne dépende pas d’un traitement qui pourrait être interrompu – et qui exprime le désir de mourir : doit-on la laisser dans cette situation ? Je réfléchis en cohérence, et non en rupture avec la loi votée. Je redoute qu’en opposant un principe à un autre, l’on aboutisse à en faire gagner un sur l’autre, sans pour autant avoir trouvé de solution.

M. Axel Kahn : Admettons qu’une personne ne soit pas en fin de vie, mais que sa vie lui soit devenue si intolérable qu’elle demande qu’on l’aide à abréger ses jours. Trois attitudes sont imaginables. La première est qu’un comité se réunisse et autorise un médecin, s’il est volontaire, à faire une injection pour mettre fin à la vie de cette personne.

L’on peut aussi se placer dans le cadre de la loi Leonetti, considérer que la personne est en souffrance, la calmer, voire l’endormir et la laisser mourir, le sommeil étant parfois le seul moyen pour calmer une souffrance morale insupportable.

Enfin, en l’absence de disposition, un médecin peut considérer qu’il est de son devoir de faire l’injection d’un produit létal.

M. Gaëtan Gorce : L’on pourrait aussi retenir la solution adoptée en Belgique et aux Pays-Bas.

M. Axel Kahn : Absolument, mais comme vous n’aviez pas semblé appeler une loi équivalente à celle de ces pays, je n’avais pas mentionné cette hypothèse. Réunir un collectif pour décider d’une injection létale, et donc dire un droit positif exceptionnel, alors que d’autres solutions existent, me paraît dangereux. Je ne m’y résoudrais que si c’était le seul moyen d’interrompre une souffrance. Tant que ce n’est pas le cas, je n’y suis pas favorable.

M. Jean Leonetti : Personne ne conteste aujourd’hui l’arrêt des traitements lorsque le malade va mourir et que le traitement est devenu inutile. La loi a également évoqué la possibilité de mettre fin à un traitement qui apparaît disproportionné par rapport aux bénéfices qu’il apportera. Reste le problème de l’interruption d’un traitement, parce que la qualité de la vie à venir serait si peu humaine, purement biologique, végétative, qu’elle ne mériterait alors pas d’être vécue. Mais comment déterminer si une vie mérite ou non d’être vécue ? Chaque fois que nous évoquons le problème, nous posons la question d’une certaine vie relationnelle. La question peut se poser pour les très grands prématurés dont on sait qu’à 90 % ils mèneront une vie végétative...

M. Axel Kahn : Heureusement aujourd’hui, lorsque des prématurés naissent à vingt-quatre ou vingt-cinq semaines, qu’ils pèsent cinq cents grammes, il y en a encore 60 % qui sont totalement normaux.

M. Jean Leonetti : Ce n’était pas une donnée statistique. Je voudrais dire que lorsqu’on sait qu’un grand prématuré a 90 % de chances de vivre une vie végétative...

M. Axel Kahn : Dans certains cas, on sait que c’est 100 % !

M. Jean Leonetti : Ou qu’on a affaire à un jeune homme souffrant de graves séquelles après un accident de la route ou une tentative de suicide, ne serait-il pas licite d’arrêter un traitement inutile pour la qualité d’une vie sans existence relationnelle ?

M. Axel Kahn : Le problème ne se pose pas ainsi. Dans le cas du pendu ou de l’accidenté de moto, nous nous retrouvons dans le cadre du refus d’un acharnement thérapeutique, et il est courant qu’avec l’accord de la famille, toute réanimation cesse lorsque les électro-encéphalogrammes sont plats ; en cas d’autonomie respiratoire, la loi Leonetti est appliquée. Le cas échéant, il est demandé aux proches si la personne en état de mort cérébrale peut servir de donneur d’organes.

M. Jean Leonetti : Vous évoquez là le cas où la personne n’a aucune chance de retrouver une vie relationnelle, mais qu’en est-il de celles dont l’état entraîne une vie si pauci-relationnelle que la question de l’arrêt de la réanimation se pose également ?

M. Axel Kahn : Vous parlez du coma végétatif. Ce sont des cas très difficiles. Aujourd’hui, si le corps médical et si les parents demandent que l’on cesse tout geste de réanimation, la loi Leonetti règle le problème. Mais c’est une décision difficile à prendre, car on sait que des réveils deux à deux ans et demi après ne sont pas à exclure.

Le problème des très grands prématurés reste sans bonne réponse. Prenons un prématuré qui naît à 500 grammes. Les réanimateurs, voulant donner, à juste titre, toutes leurs chances à la vie, réaniment avec succès. L’enfant est autonome, mais on sait qu’il n’aura jamais de vie relationnelle, une transillumination de son crâne ayant révélé d’énormes cavités dans son cerveau. Que faire ? Il ne s’agit pas d’interrompre un traitement, car il est aussi autonome que les nourrissons en règle générale. Soit on continue à le nourrir, soit on arrête, ce qui revient à le tuer. Qui décide ? En France, il est considéré que les réanimateurs doivent réanimer. S’il est avéré que l’enfant a de telles séquelles qu’il ne pourra jamais avoir de vie relationnelle, il est admis que l’on ne peut demander aux parents de décréter un arrêt de mort sur leur enfant. C’est aux professionnels de prendre leurs responsabilités et d’arrêter la vie.

Une autre thèse soutient en revanche que personne d’autre que la mère ne peut juger de la qualité de la vie de cet enfant. Il est donc impossible d’agir sans l’avis de la mère.

On voit bien qu’aucune de ces positions n’est satisfaisante. C’est une situation épouvantable. De tous les groupes de travail du Comité consultatif national d’éthique que j’ai présidés, c’est celui qui a provoqué chez moi les plus grandes insomnies, les plus grandes angoisses. Cette question est d’autant moins soluble que le nombre de grands prématurés est lié à l’activisme médical. On a vu aux États-Unis des médecins réanimer des bébés de 350 grammes. Demander au médecin de prendre ses responsabilités ne peut-il être interprété comme une autorisation à faire n’importe quoi, puisque si le travail est raté, il pourra être détruit ?

Le comité d’éthique a donc rendu un avis très « emberlificoté », faute de bonne solution, considérant que personne n’avait plus de droit sur l’enfant que la mère, et qu’il fallait qu’une équipe polyvalente de médecins, de psychologues, de soignants, mette tout en œuvre pour connaître le réel sentiment des parents, sans leur demander de l’expliciter. Peu de problèmes éthiques sont aussi compliqués.

M. Jean Leonetti : Mais ce bébé est une personne humaine, autonome, il doit donc être protégé de ses parents, mais aussi des médecins. Pourtant, dans la pratique médicale française, à laquelle j’adhère personnellement, une mort est donnée, non pas parce que l’enfant va mourir, mais parce que la qualité de la vie de l’enfant semble si dérisoire qu’elle ne paraît pas devoir être prolongée. Nous sommes passés d’une éthique de conviction à une éthique de réalité par laquelle l’on accepte, sans que ce soit légal, de donner la mort à des êtres humains, parce que la qualité de vie qu’ils vont mener et d’une certaine manière, faire subir à leur entourage, est inacceptable. Si l’on écrit cette solution, il faudra mentionner que la qualité de vie est aussi un élément qui non seulement s’inscrit dans la logique du non acharnement thérapeutique, mais justifie de la possibilité de l’interruption de la vie.

M. Axel Kahn : Je ne suis pas d’accord. Nous sommes dans un corpus de pensée qui a présidé à l’une des lois les plus profondes, même si son application a connu des dérives : la loi Veil de 1975. Trois camps s’affrontaient. Tout d’abord, celui qui accusait Mme Veil d’être l’égale des nazis et celui qui considérait qu’au stade où en était la science, c’était un échec pour la société que de laisser naître un enfant dans cet état, et que l’État devait prendre ses responsabilités sans rien demander à personne. Ces deux positions ont été vaincues. Celle qui l’a emporté est une position de responsabilité de la mère. Certes, c’est une vie humaine, mais pendant de longues années, elle sera en conjonction étroite avec cette femme. Il a été considéré que personne n’avait plus de droit que la mère sur cet enfant. Il est sans doute plus facile de décider de mettre un terme à la grossesse alors que l’enfant n’est pas encore né, mais la réflexion est du même ordre.

M. Michel Vaxès : Vous avez écrit : « L’autre est celui sans lequel je n’aurais jamais pu être moi ». Un homme seul n’existe pas.

M. Jean Leonetti : Merci de nous avoir montré la complexité, si souvent niée, de ces problématiques de vie et de mort, et de nous avoir fait douter.

Audition de M. Patrick Baudry, professeur de sociologie à l’université Michel de Montaigne – Bordeaux III


(Procès-verbal de la séance du 16 avril 2008)

Présidence de M. Jean Leonetti, rapporteur

M. Jean Leonetti : Nous sommes heureux d’accueillir Patrick Baudry, sociologue. Je me souviens qu’à l’occasion de la première mission, un sociologue nous avait dit que chaque société avait la mort qu’elle mérite, à savoir que la mort ne saurait être dissociée de la vision collective que l’on en a.

Vous êtes professeur de sociologie à l’université Michel de Montaigne, Bordeaux III et chercheur associé au laboratoire d’anthropologie des institutions et des organisations sociales, (CNRS de Paris). Vous êtes l’auteur de divers articles et ouvrages, parmi lesquels Le corps extrême, La place des morts, Le deuil impossible, et, en 2006, La place du mourant.

Nous tenions, en ce début de nos travaux, à replacer le problème de la fin de vie dans un contexte plus général. Je remercie M. Patrick Baudry d’avoir accepté de venir en débattre avec nous.

Après votre exposé, votre audition se poursuivra par un échange de questions et réponses.

M. Patrick Baudry : Je vous remercie de m’avoir invité. Je suis sociologue et depuis le début des années 1980, je me suis impliqué dans une discussion portant sur le rapport à la mort de notre société, en particulier les tentatives de suicide des jeunes et la situation des malades en fin de vie.

S’agissant des malades en fin de vie, deux grandes attitudes prévalent. La première est portée par le développement des soins palliatifs, la seconde par l’association pour le droit à mourir dans la dignité. Le grand public a parfois du mal à distinguer entre ces deux manières de penser, alors que la différence n’est pas seulement de degré, mais de nature.

Tout d’abord, même s’il est dit que la demande de légalisation de l’euthanasie est relayée par les médias à l’occasion d’affaires suscitant de fortes émotions, il faut bien reconnaître sa cohérence rhétorique. En effet, si les arguments favorables à la légalisation de l’euthanasie renvoient à des situations tragiques et incitent à la projection et à l’identification, ils se déploient essentiellement sur une base rationnelle. De surcroît, il ne s’agit pas seulement de la revendication d’un groupe minoritaire, mais d’une demande légitime car conforme à des tendances lourdes de notre société : le souci de l’image de soi, l’affirmation de l’individu, la revendication d’une autonomie de la personne comme garantie de sa liberté, la disqualification de la souffrance. Cette demande n’est donc pas à la marge de notre société, mais procède d’une logique rationnelle. Et c’est fort complexe. Ainsi, l’on peut considérer que le processus d’affirmation de l’individu au cours des siècles participe au développement de la société démocratique. Les soins palliatifs, selon cette conception, peuvent sembler faire rempart à un droit fondamental au nom de principes d’inspiration essentiellement religieuse, qui ne seraient plus adaptés à notre temps. Inspirés par des préjugés, des craintes, une idéologie obsolète, ils opposeraient une sorte de résistance à un progrès quasi inéluctable.

À l’inverse, les soins palliatifs peuvent être compris comme un premier pas vers un changement des conditions du mourir.

Au début des années 1980, deux camps en effet s’opposent, d’un côté l’association pour le droit à mourir dans la dignité, de l’autre les défenseurs des soins palliatifs. Les choses se brouillent pour le grand public lorsque, vers la fin des années 1980, l’association pour le droit à mourir dans la dignité se dit favorable aux soins palliatifs, dont elle souhaite la progression, tout en expliquant qu’ils ne suffisent pas en toute circonstance, et qu’il faut parfois envisager d’aller plus loin. Les soins palliatifs risquent alors de se trouver englobés dans la logique euthanasique.

Ayant eu le souci de développer une discussion critique, j’ai alerté les défenseurs des soins palliatifs sur le fait qu’en employant parfois l’expression, « supprimer » la souffrance, ils défendaient une cause qui pouvait paraître semblable à celle de l’association pour le droit à mourir dans la dignité. Ils parlent aujourd’hui d’ « apaiser » la souffrance, ce qui est différent. Par ailleurs, je me suis toujours interrogé sur la justesse de l’expression « fin de vie » qui ne correspond pas forcément à ce que nous disons quand nous parlons de la mort. La notion de fin de vie présente le danger de sur-individualiser la question du rapport à la mort. Une question se pose alors : allons-nous vers l’euthanasie ou n’est-ce pas plutôt l’idée d’euthanasie qui peut davantage diffuser dans toutes les situations de fin de vie, au point que les soins palliatifs pourraient être envisagés comme une première forme d’euthanasie ? Il serait alors nécessaire d’expliquer, avec pédagogie, que les soins palliatifs ne s’intègrent pas dans la logique de l’euthanasie, qu’ils n’en sont pas une alternative, et qu’au contraire, ils permettent souvent de l’éviter. Cela étant, ne seraient-ils qu’un recours pour éviter l’euthanasie ? Est-ce une bonne façon de les présenter ?

Par ailleurs, les soins palliatifs sont en débat, il n’y a pas de consensus. Des postures peuvent diverger, voire s’opposer. Ce débat est sain, ces interrogations sont nécessaires, mais vus de l’extérieur, les soins palliatifs semblent alors procéder d’une hésitation, d’une sorte de désarroi, d’un palliatif à une solution qui pourrait être apportée, par exemple, par l’euthanasie.

Les soins palliatifs ne sont pas qu’une alternative à l’euthanasie, ils se fondent sur le travail quotidien de praticiens et de bénévoles, ils participent d’une culture anthropologique.

Permettez-moi de concentrer mon exposé sur la place réservée à l’individu dans le discours favorable à la légalisation de l’euthanasie, en m’appuyant sur des travaux d’historiens et de sociologues qui ont marqué les années 1970 et ont montré que notre société générait un « déni de la mort », pour reprendre l’expression de Louis-Vincent Thomas. Un discours social en est venu à promouvoir l’idée qu’il faudrait réaccepter la mort, comme s’il revenait finalement à l’individu d’accepter sa mort. Il y a là un piège. Aucune société a-t-elle jamais pu accepter la mort ? Je n’en crois rien. Selon ce discours, notre société, au contraire d’autres, refuserait la mort, et il faudrait se tourner vers l’exemple de celles qui voyaient dans la mort un événement naturel et savaient avec sagesse accepter la fin de vie.

Or, les travaux des historiens et des sociologues ne démontrent rien d’aussi simple. C’est en utilisant trop vite ces travaux que l’on arrive à de telles conclusions. Je pense au contraire que la mort ne peut être acceptée que sous condition, jamais comme un événement naturel. Devant la mort, événement biologique, la société intervient toujours, elle a le souci du sens de cet événement qui ne peut être réduit à la fin de l’existence d’un individu.

Le progrès de l’individu est significatif du progrès d’une liberté. Cependant, l’être autonome dont il est à la mode aujourd’hui de faire l’éloge, n’est-il pas objectivement démuni ? Faut-il se féliciter du progrès d’une liberté, ou s’inquiéter du déficit de solidarité ? Cet individu libre l’est-il parce qu’une société lui permet de s’affranchir de toutes sortes de contraintes qui pesaient naguère sur lui, ou l’est-il dans le climat d’une sorte de désarroi qui l’oblige à fabriquer ses propres normes ?

Permettez-moi une rapide parenthèse : l’adolescent semble aujourd’hui plus autonome que par le passé. Ainsi, l’établissement scolaire n’impose plus la blouse ou le tablier, mais les jeunes ont un tel souci de l’image d’eux-mêmes qu’ils doivent recourir à des stratégies de marque pour réussir à s’intégrer. Peut-on alors réellement parler d’autonomie ?

Par ailleurs, au nom de quoi la société, avec ses règles et ses lois, devrait-elle toujours être considérée comme une contrainte ? Voici un raisonnement dangereux, qui suppose que l’individu devrait pouvoir se libérer de cette contrainte que serait la société. Cela a-t-il vraiment du sens ?

La mort est-elle réductible à un événement individuel ? N’est-elle pas aussi un moment social ? La question de la mort rejoint forcément celle de la transmission. Soit la mort est réduite à cette fin de vie certainement angoissante, douloureuse, dont on devrait, dans une société avancée, protéger l’individu le plus possible. Nous serions alors dans une société où nous voudrions en finir avant que la mort n’arrive, tout se passant comme si la fin de vie devait être une étape que l’on pourrait contrôler, maîtriser. Or, ce rapport à la mort n’est pas réductible aux derniers instants de la vie, mais à quelque chose qui se joue dans la relation de l’un avec l’autre et qui est fondamental, au moins pour ce qui concerne l’autre, c’est-à-dire dans une logique de filiation. D’un point de vue anthropologique, les sociétés ne sont pas des agrégats d’individus. La question de la mort est une question posée à la fabrication du lien social, et dans cette affaire, quand l’un va partir et l’autre va rester, la question de la transmission se pose. Bien sûr, il ne s’agit pas que d’une transmission de biens, pas davantage qu’il ne s’agit forcément de la transmission d’un très grand message. Il faut aussi prendre en compte ce qui ne se dit pas, le non-dit, le silence, les gestes, toutes ces situations que nous devons apprendre aujourd’hui à mettre en mots, au lieu de nous précipiter vers un geste d’euthanasie qui ne peut pas être sans conséquence pour ceux qui survivent, car si la mort est fin de vie, elle est aussi transmission et elle ouvre sur la perspective de la filiation.

L’interdit du meurtre se représente parfois comme une sorte de principe qui trouverait essentiellement sa source dans des préceptes religieux, alors que l’on peut être totalement athée et rappeler l’importance, le caractère fondamental de cet interdit, dont la religion n’a pas le monopole. En sa place symbolique, l’État doit rappeler cet interdit majeur, constitutif de toutes cultures. L’interdit du meurtre, ce n’est pas l’interdiction. Dans cette salle, il pourrait être écrit « interdit de fumer », mais il serait totalement extravagant d’afficher « interdit de tuer ». L’interdit, c’est ce qui fait que je prends soin d’autrui dans les moments où il est le plus vulnérable, où je considère l’autre non en raison de sa force, mais de sa faiblesse, non en raison de son activité, mais de sa passivité. Selon moi, l’interdit du meurtre énonce cette prise en compte de la vulnérabilité.

Celui qui meurt ne va pas disparaître. Il y a là aussi une évolution sémantique qui m’étonne beaucoup : l’on parle aujourd’hui de la disparition des gens alors qu’ils n’ont pas disparu, mais qu’ils sont morts. Imaginez-vous demander à quelqu’un dont un proche est en train de mourir « s’il est en train de disparaître ? ». Il faut revenir sur cette notion de fin de vie, qui n’est pas exactement la fin de la vie, mais qui pose toute la question relationnelle, sociale, enjeu d’une construction collective de notre rapport à la mort.

M. Jean Leonetti : Cet exposé me fait comprendre le continuum de la vie, de la mort, et du lien qu’il crée dans la société.

Vous avez opposé, puis rassemblé pour ne pas les confondre, deux visions. À force de vouloir faire dire la norme au travers, non pas de l’autorité mais, par exemple, de la publicité, de l’image, et de mettre l’accent sur ce qui est fort, jeune, rentable, ne présente-t-on pas les situations de faiblesse comme hors normes ? La dignité recouvre deux images, celle de la dignité en tant qu’humanité, indissociable de chaque être humain, mais aussi la dignité en tant qu’image de soi. Jean-Paul Sartre disait que l’on n’a jamais honte tout seul, ce qui veut bien dire que le regard des autres est primordial sur la valeur que l’on peut avoir de soi-même. Notre société ne porte-t-elle pas un regard ambigu sur la faiblesse, à la fois très compatissante dans l’émotion de l’instant, et en même temps fortement indifférente et excluante vis-à-vis de ce qui n’est pas à ses yeux la norme ?

L’on prétend par ailleurs qu’il y aurait une Europe du Nord du contrat individuel et de l’habeas corpus, imprégnée par une religion protestante dans laquelle l’individu est valorisé, à l’opposé d’une Europe du Sud plus marquée par le catholicisme. La France serait de surcroît influencée par le projet collectif que la Révolution et le siècle des Lumières mirent en exergue. Au final, nous serions proches en tant que sociétés évoluées, occidentales, mais nous nous différencierions par notre approche de la mort.

M. Patrick Baudry : la norme est moins définie par l’autorité que par l’image, la publicité. Cela étant, ce que dit cette norme n’est plus très précis : des principes quelque peu généraux et abstraits que chacun aurait à s’approprier à sa propre façon. Là aussi, la société a évolué. Elle n’édicte plus des normes que nous aurions à incorporer. Tout se passe comme si nous pouvions choisir d’interpréter ces normes à notre manière. Mais qu’en est-il de la norme en l’espace contemporain ? L’« individu roi » – « je fais ce que je veux » – est en même temps un individu déboussolé, pris entre différents courants que, finalement, il ne contrôle pas. Dans ce devoir de fabriquer nos propres rapports aux normes, il n’est pas certain que nous ayons véritablement gagné en autonomie. Il est vrai aussi que cette imagerie présente non pas le corps parfait – lequel demeure une source d’inquiétude parce que relevant de l’ordre de l’immaîtrisable – mais la forme parfaite, elle-même liée à celle de l’héroïsme. Au moment de la mort, n’est-il pas, d’une certaine manière, demandé à l’individu de mourir sur un « mode héroïque », en y allant seul, en le décidant, en étant à même de faire face, sans faiblesse ? C’est ainsi à propos de la mort de certains grands sportifs de l’extrême que l’on a commencé à parler de disparition. En s’affranchissant des règles, des normes, des fédérations sportives, ils inventent leurs propres lignes, leurs propres traces, le hors piste intégral, en pleine mer ou en haute montagne, ces espaces en dehors des textes des hommes et des architectures de la société ; ils dessinent le profil magnifique de l’individu définitivement libre de s’exposer aux plus grands dangers et de ne pas imposer la « vulgarité » de sa mort propre, mettant en forme – au sens de design – leur disparition, au point qu’on ne retrouve souvent pas leur corps, ce qui gêne considérablement le travail de deuil.

Le grand sportif, en tant qu’individu parfaitement autonome, gagnant beaucoup d’argent, réussissant là où les autres ont échoué, accomplissant des exploits, représente l’une des grandes figures de notre société, alors même que cet individu magnifique est sans doute le moins libre d’entre nous, compte tenu des efforts qu’il doit accomplir, des entraînements auxquels il doit s’astreindre, sans parler des affaires de dopage...

Selon un certain discours, au moment où nous aurions à mourir, nous serions déjà dans une situation de dégradation. Robert William Higgins, dans le recueil précité consacré au Mourant, fait remarquer que cela suppose que l’individu, comme un militaire, se verrait retirer ses grades parce qu’il n’aurait plus figure humaine. Comment ne pas s’étonner de cette disqualification de la dépendance, signifiant une nouvelle fois que l’individu exemplaire serait celui qui n’aurait besoin de rien ni de personne ? C’est une logique complètement folle. Au nom de quoi devrions-nous revendiquer que nous sommes des individus indépendants ?

De manière subreptice ou implicite, dans les débats ou dans les constructions des représentations, l’on fait passer certains mots comme s’ils procédaient d’une évidence parfaite. Qui serait contre l’idée d’être indépendant, autonome ? Personne. Mais qu’y a-t-il derrière ?

En même temps, il ne faut pas prendre ce discours massif, spectaculaire, pour ce qui refléterait la réalité de la société. Les pratiques n’ont rien à voir avec ce jeu de représentation. Au travers de certaines de mes enquêtes, j’ai vu des gens qui s’étaient fortement impliqués dans une démarche de soins palliatifs pendant des semaines, voire des mois – hospitalisation à domicile, passage du médecin, de soignants, famille réunie, très investie, agitée de sentiments contradictoires – et se déclarer, dans certains cas, favorables à l’euthanasie. On peut s’en étonner. Parlent-ils à partir de leur propre expérience ou reprennent-ils un discours qui leur paraît convenir à ce qu’ils ont fait, en confondant les choses ? Je ne sais pas. Mais, s’il est évident que personne ne saurait se dire en faveur d’une mort dans l’indignité, en pratique, et à condition qu’il y ait un maillage, du soutien, de la présence avertie – le médecin joue un grand rôle –, les gens ne souhaitent pas forcément voir mourir leur malade au plus vite pour que ses souffrances soient abrégées.

Libération a récemment consacré une double page au service de soins palliatifs de Besançon dirigé par le docteur Régis Aubry. Le rapport à la mort, les hésitations, les doutes des soignants, la présence, pas toujours simple, de la famille, y étaient très bien décrits comme autant de moments de vie. Tous ces éléments sont fondamentaux, mais malheureusement le débat pour ou contre l’euthanasie les éclipse totalement en se précipitant sur la solution à trouver pour le confort d’un malade dont il faudrait abréger les souffrances.

Quant à la seconde question, je suis moins compétent pour vous répondre. C’est vrai, il existe des cultures différentes, l’une qui tend vers plus d’individualisme et l’autre qui, tout en ménageant la reconnaissance de l’individu en tant que tel, suppose la prise de cet individu dans du collectif ou du social. Je ne saurais vous répondre sur la question de la religion, catholique ou protestante, mais il me semble que le problème tient moins à la religion qu’à l’urbanisation de nos sociétés. L’urbanisation croissante de nos modes de vie entraîne des repérages, des rapports au temps et à l’espace, des relations à autrui et à soi-même qui génèrent ces mutations. Cette urbanisation porte-t-elle vers la légalisation de l’euthanasie ? Ou faut-il comprendre, dans le fait que cette question se pose aujourd’hui de manière beaucoup plus vive qu’autrefois, que ce n’est pas en allant dans ce sens qu’on répondrait aux questions des individus ? Peut-être en effet les illusionnerait-on en leur proposant la réponse que pour certains ils croient souhaiter, en attendant de la loi qu’elle règle tous les problèmes. Au fond, une légalisation de l’euthanasie permettrait-elle véritablement d’apporter les solutions attendues ? Ne provoquerait-elle pas d’autres problèmes ? Serait-elle vraiment la solution à toutes ces fins de vie qui, dans bien des cas, ne sont jamais concernées par la question de l’euthanasie ?

M. Michel Vaxès : Je voudrais revenir sur la distinction entre la mort et la disparition. La vie, à distinguer de son support biologique, peut être considérée comme une part du patrimoine de l’humanité. En ce sens, il ne peut y avoir de disparition. Axel Kahn, que nous venons d’auditionner, a dit « L’autre est celui sans lequel je n’aurais jamais pu être moi ». Si l’on rapporte ces propos à la question de la fin de vie, les soins palliatifs, au sens de la poursuite du rapport d’humanité à l’autre sont une façon de prolonger et de donner sens à la vie. Toute la difficulté est celle des moyens que l’on offre pour que cette relation existe réellement, et la demande de mort peut intervenir à partir du moment où cette relation a complètement disparu.

M. Patrick Baudry : Notre société tendrait à faire de la mort une sorte de problème qui appellerait donc une solution. Or, pour toute culture, la mort est une question, et toute culture apporte une réponse à la question sans réponse de la mort. Nous ne sommes plus dans une logique du savoir, qui supposerait que devant la mort nous soyons au fait, mais face à une énorme question qui suscite un grand désarroi. C’est dans ce désarroi que s’instaure justement cette société, car elle n’est pas fondée sur de la certitude. Marcel Mauss disait « c’est la mort qui a appris aux hommes à parler ». Pour Robert William Higgins, « la mort est ce que nous avons en commun ou plutôt ce que, en commun, nous ne posséderons jamais ». Soit, en effet, la mort est objectivement ce tracé plat dont me renseigne l’électroencéphalogramme, soit c’est autre chose. Or, c’est forcément autre chose, et il ne s’agit plus alors de parler seulement en termes de sujet ou de non sujet, mais de considérer qu’au-delà de la compétence qu’aurait l’individu à être un sujet reste, de toute façon, la personne, dans la proximité de l’incroyable de la mort qui place le sujet humain devant l’inconnu. L’inconnu, ce n’est pas seulement l’inconnaissable, c’est ce qui, radicalement, nous échappe. À ce niveau, l’on peut entrevoir la mort comme fondatrice pour les sociétés, aussi bien du côté de la création que de la destruction. Parce qu’il y a la mort, il y a de l’inconnu, de la temporalité, de l’invisible, de l’altérité. Ces quatre dimensions sont fondamentales à la génération de toute culture. Il ne faudrait pas non plus réduire les soins palliatifs à je ne sais quelle gentillesse qui supposerait que, jusqu’au bout, l’on soit au chevet de la personne. Du reste, dans la pratique des soins, l’on sait très bien que la famille doit parfois s’absenter pour laisser partir celui qui n’oserait pas s’en aller devant elle. Il ne s’agit pas simplement de la relation, mais d’un rapport qui suppose toujours la présence d’un tiers. D’une certaine façon, la mort fait tiers dans la relation entre deux individus. L’humanité se marque par le fait que je ne peux pas regarder quelqu’un sans savoir qu’il va mourir. Là est la différence entre regarder une personne et un objet. Ce regard que je porte sur celui qui va mourir n’est pas hautain, ni supérieur car ce n’est pas un savoir que j’aurais sur lui, mais c’est à partir de ce regard porté sur autrui, de la reconnaissance de sa vulnérabilité – et il n’est pas besoin d’attendre qu’il soit très malade – que je considère l’autre.

Or, dans les situations d’euthanasie, l’on se précipite souvent vers le rapport duel. C’est la disparition du trou béant de la mort comme tiers culturel paradoxal, et l’appel de la fin de l’existence comme solution pour en finir avec la personne dont la vie serait devenue insupportable. Que peut-on faire tenir dans l’environnement du malade mais aussi de ses proches, pour qu’il y ait du tiers, pour que ça continue de faire société ? Les soins palliatifs n’ont pas seulement pour vocation d’apporter une compétence médicale supplémentaire, mais aussi une forme de présence. Bien sûr, le contrôle de la douleur est indispensable, mais la dimension de l’accompagnement fait aussi toute la différence. Il y a du tiers, du social, et l’on ne se retrouve pas dans cette espèce de relation séductive peut-être, fusionnelle à un certain moment, hautement dangereuse, où le tiers disparaît au profit de la dualité.

M. Gaëtan Gorce : Vous avez dit que la demande de légalisation de l’euthanasie faite par un certain nombre d’associations et d’individus était rationnelle, ou en tout cas s’appuyait sur la logique forte de l’affirmation de l’individu, la disqualification de la souffrance, la revendication de l’autonomie. Cette logique, à l’œuvre dans notre société depuis longtemps, a évidemment plus de force encore aujourd’hui qu’elle s’exerce dans un cadre incertain et angoissant. Que possédons-nous davantage que notre corps et notre vie ?

La société l’a en partie reconnu, puisqu’elle ne poursuit plus le suicide. La question nous est posée moins par principe que parce que l’exercice de la liberté que revendique celui qui veut mourir réclame l’assistance de la société par le truchement d’une loi qui légaliserait cette pratique. C’est cela qui nous pose problème. Quels arguments la société peut-elle opposer à cette demande ? La question n’est-elle pas de savoir si l’exercice revendiqué de cette liberté n’est pas le résultat d’une pression sociale, d’une pression de la famille sur l’idée que l’on se fait de la dignité et de la mort, d’une pression également du corps médical ? La réponse n’est-elle pas à chercher dans les conditions dans lesquelles la loi ou le droit qui évoluera pourra se mettre en place, à savoir l’absolue nécessité de prendre du temps, de faire preuve de pédagogie, de refuser tout ce qui pourra ressembler d’une manière ou d’une autre à de l’automaticité ? Au fond, la réponse n’est-elle pas dans la méthode et les délais qu’il faut suivre pour aboutir à ce résultat, plus que dans l’appel à des principes venant en contradiction avec la situation dans laquelle notre société s’installe progressivement?

M. Patrick Baudry : Il est certainement dangereux de répondre avec des principes qui pourraient sembler peu adéquats ou limités par rapport à certaines situations qui supposeraient que l’on s’affranchisse de ces principes. La société n’est pas régie par des principes en fonction desquels on réglerait son comportement en rapport d’autrui. Il est des situations auxquelles on n’échappe pas, et on ne fabrique pas du social chaque matin non plus. La relation de l’un avec l’autre, médiatisée par la question de la mort, n’est pas un principe, mais il est bien évident que pour chacun d’entre nous, seule notre propre mort compte. La logique est d’autant plus implacable qu’elle est soutenue par une tendance forte de nos sociétés.

Il est heureux que l’on ne donne plus la bastonnade à quelqu’un qui aurait tenté de se suicider. C’est un véritable progrès que d’être passé de la condamnation des suicidants à leur compréhension psychologique, mais faudrait-il véritablement se féliciter que le suicide soit non seulement toléré, mais conçu comme le parachèvement de cette autonomie de l’individu ? Prenons ainsi le suicide des jeunes. Avec nombre de collègues psychiatres, nous considérons que, s’il faut comprendre le jeune qui a fait une tentative de suicide au sens où il ne s’agira pas de le stigmatiser ou de le réprimer, il convient aussi de lui rappeler que son geste est une transgression grave.

M. Gaëtan Gorce : Mais vous ne comparez pas la tentative de suicide d’un adolescent avec la demande d’euthanasie d’un malade ?

M. Patrick Baudry : Non, bien sûr, je voulais dire que la compréhension du suicide doit aussi avoir ses limites, mais je suis assez d’accord avec vous, ce sont les pratiques qui doivent être racontées, beaucoup plus que le discours et les arguments bien ciselés. On ne sait pas assez ce que sont les soins palliatifs, pas seulement sur le versant de leur technicité, mais sur celui des situations qu’ils engendrent, et des relations entre les personnes qui s’y trouvent nouées.

M. Gaëtan Gorce : Vous dites qu’il faut répondre par les pratiques, mais quels arguments la société, dans la logique de la reconnaissance des droits de l’individu, notamment ceux du malade, peut-elle rationnellement opposer à cette demande ? Que dire au malade qui demande simplement à exercer son droit sur son corps, sinon qu’il « nous met dans la situation de devoir transgresser une règle que l’on s’est fixée mais qui va à l’encontre du droit qu’il exprime et que nous reconnaissons aussi par ailleurs ». Pour cette raison je suis tenté de vous suivre sur le principe d’une réponse pragmatique, sinon nous nous trouvons en contradiction avec la logique dans laquelle notre société s’est progressivement construite. De surcroît, l’exigence de maîtrise de soi est renforcée par la forte médicalisation de la mort – on meurt de plus en plus à l’hôpital – et la réponse en termes de soins palliatifs implique directement la médecine en tant qu’institution : l’individu peut alors se sentir menacé dans sa liberté à travers ce type de réponse. Je vois mal sur quoi pourraient se fonder des réponses strictement négatives.

M. Patrick Baudry : C’est vrai que l’inquiétude s’énonce de cette manière, du passage de statut de sujet à quelque chose qui relèverait du rang d’objet. Lorsque des fins de vie peuvent être dites sous forme de témoignage, on comprend alors que l’on focalise moins sur l’urgence d’une solution venant satisfaire le droit fondamental de l’individu à transgresser la norme. Au fond, il s’agit de donner à la fin de vie une durée, au cours de laquelle des choses se passeront et se diront, et personne ne peut affirmer que cette étape de l’existence n’a pas d’importance, ni pour celui qui s’en va, ni pour ceux qui restent. C’est la réduction de la mort à la mort, à l’agonie, aux tout derniers instants qui caractérise la sur-dramatisation des événements. Dès lors que l’on pense en terme de durée, il y a du social.

M. Olivier Jardé : Vous avez parlé des normes. Elles sont en effet importantes dans notre société actuelle, surtout au niveau de la science et de la recherche. Les États-Unis l’ont bien compris, car ils nous imposent des normes scientifiques. Le monde anglo-saxon cherchera-t-il aussi à nous imposer des normes au niveau de la mort ?

Par ailleurs, c’est vrai que les revues sur les soins palliatifs se multiplient mais je crois que c’est surtout parce qu’ils sont vécus comme une technique par rapport à l’euthanasie.

M. Patrick Baudry : Technique aussi dans le sens noble du mot, en tant qu’art, manière d’être, pas seulement comme outillage. En effet, beaucoup de ces revues, qui n’ont pas forcément une énorme diffusion, contiennent des articles de fond, mais aussi des témoignages de soignants, de membres de l’entourage, et montrent combien l’accompagnement est important. Tout ce qui se joue dans le détail, au quotidien, est essentiel.

Sur la question des normes, je n’ai pas beaucoup d’éléments de réponse. Si je comprends bien, vous suggéreriez que les sociétés anglo-saxonnes imposent progressivement des normes sur la fin de vie ?

M. Olivier Jardé : Actuellement se livre une bataille des normes très importante, au niveau scientifique, et les normes françaises, européennes, reculent souvent face aux normes anglo-saxonnes, dans beaucoup de domaines. Je me demandais s’il allait en être de même pour la fin de vie.

M. Patrick Baudry : Votre réflexion me fait penser aux funérailles. J’ai été très frappé de l’américanisation de nos obsèques ces dernières années, avec le développement de la thanatopraxie, le cercueil ouvert, la maison funéraire, ces pratiques se développant dans le tissu urbain, au-delà de nos habitudes religieuses. La variable urbaine, pour cette raison, me semble plus importante que la variable religieuse. C’est vrai qu’un mouvement de rationalisation peut se produire, qui peut étonner notre culture dans la mesure où il va à l’encontre du rapport à l’invisible, à l’inconnu, à la temporalité complexe ou à l’altérité. Il s’accompagne également d’un mouvement de pacification. Dans la tentative de lisser, d’apaiser, de protéger les gens d’une souffrance qu’ils disent ne pas pouvoir supporter, quelle économie fait-on ? En parlant de pacification, je vise un processus qui consisterait à vouloir effacer tout ce qui ferait obstacle à la vision linéaire, continue, de l’existence individuelle. Or, les cultures se constituent parce qu’elles ont aussi à répondre à des grandes questions qui font obstacle et violence. Vladimir Jankélévitch disait que toute mort, même la plus paisible, est une violence faite à la vie. Évidemment, je ne dis pas qu’il faut promouvoir la mort violente, mais lorsque l’on prétend que l’on pourrait faire l’économie de cette rupture, de cette violence, de cette déchirure, de cette angoisse, on n’aide pas les gens. Au contraire, on les plonge dans un progressif isolement qui ne fait qu’augmenter leur désarroi, et les conduit à se précipiter malgré eux-mêmes vers les solutions qui leur paraissent les seules envisageables.

M. Jean Leonetti : Vous avez dit que quelqu’un qui était en soin intensif pouvait en même temps être favorable à l’euthanasie. J’ai eu récemment une discussion avec François de Closets qui souhaiterait disposer de ce droit pour ne pas avoir à s’en servir, mais pour être sécurisé. Le débat sur l’euthanasie n’est-il pas davantage porté par des bien-portants qui ont peur de la déchéance avant la mort, que par de véritables malades qui, dans les situations extrêmes, se trouvent peu revendicatifs sur ce sujet ? S’agit-il d’une peur accrue à l’approche de l’échéance ? D’un affaiblissement qui ne permet plus de revendiquer un droit qui leur paraissait légitime dans la période de force ? Ou d’une réalité que sa propre mort est une expérience impossible, qu’on ne vit que la mort des autres, et que nous modélisons à partir des morts connues la mort idéale, tout en sachant bien que nous ne pourrons pas totalement la maîtriser.

M. Patrick Baudry : Il ne faut certainement pas dénier la demande d’euthanasie qui peut s’exprimer d’ailleurs dans les services de soins palliatifs. Trop vite, ceux qui défendent les soins palliatifs ont affirmé que, dès l’instant qu’il y a soins palliatifs, il n’y a plus de demande d’euthanasie. Ce n’est pas vrai. Comme chacun de nous, le malade n’a pas une attitude définitivement établie devant la mort, et peut, dans la même journée, éprouver des sentiments différents.

Il fut un temps où l’on n’entendait pas forcément la demande d’euthanasie d’une personne en soins palliatifs. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Que signifie cette demande ? S’agit-il de prendre l’individu au pied de la lettre? Ferait-il la même demande une heure après ? Pas forcément. L’euthanasie fait alors figure d’évasion, de porte qui resterait ouverte. Au fond, ne supportons-nous pas la vie parce que nous savons qu’elle va s’arrêter ? Là est toute l’ambiguïté. À la fois la mort nous effondre, et provoque la création. Pour autant, faudrait-il qu’une loi intervienne ? C’est dans l’histoire de notre humanité que nous fabriquons cette possibilité d’évasion, jusqu’au quotidien.

Je reviens à la réflexion de François de Closets : quelle est sa demande ?

M. Jean Leonetti : D’être rassuré.

M. Patrick Baudry : C’est une demande très troublante, qui procède d’un raisonnement avec lequel, au fond de moi-même, je ne suis pas d’accord. La loi n’est pas faite pour aménager progressivement la possibilité d’un meurtre, d’autant plus que la représentation de ce meurtre serait finalement estompée et que l’on en viendrait, non seulement à autoriser le meurtre, mais à dénier ce qu’on autorise. Il y aurait là un double tour de passe-passe redoutable.

En conclusion, la mort n’est pas strictement une affaire d’individus. L’on se leurre à croire qu’une société progresserait en autorisant la mort individuelle. Il faut une certaine société pour que la mort s’individualise, mais cette individualisation de la mort, qui porte aussi de bonnes choses, ne signifie pas que la mort de chaque individu devrait lui appartenir en propre. Sur un plan de société, l’on se détournerait des efforts menés depuis quelques décennies par ceux qui se sont investis dans les soins palliatifs, dont le travail doit être soutenu par le politique, et mieux compris du grand public, via la mise en récits d’une fin de vie qui ne saurait être réduite à la mort dont l’on ne sait rien.

M. Jean Leonetti : Nous vous remercions.

Audition de M. Alain Grimfeld,
président du Comité Consultatif national d’éthique
pour les sciences de la vie et de la santé



(Procès-verbal de la séance du 30 avril 2008)

Présidence de M. Jean Leonetti, rapporteur

M. Jean Leonetti : Nous avons le plaisir d’accueillir M. Alain Grimfeld, président du Comité Consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé (CCNE), professeur des universités et chef de service de pédiatrie, pneumologie et allergologie à l’hôpital Armand-Trousseau (Paris). M. Grimfeld préside par ailleurs le conseil scientifique de l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (Afssaps) et est membre de plusieurs sociétés savantes.

Monsieur Grimfeld, votre présence aujourd’hui nous est précieuse à plusieurs titres. Votre expérience de pédiatre peut nous éclairer sur les délicates questions éthiques posées par la néonatalogie. Par ailleurs, la position du Comité Consultatif national d’éthique sur le sujet qui nous réunit, que votre prédécesseur, M. Didier Sicard, avait eu l’occasion d’expliciter devant nous en 2003, remonte au mois de janvier 2000. Celle-ci portait en germe un certain nombre de concepts, dont celui d’exception d’euthanasie, que nous avions essayé de clarifier, mais qui revêtaient une certaine ambiguïté. Depuis, la loi relative aux droits des malades et à la fin de vie est entrée en vigueur ; il sera instructif de connaître les orientations qui pourraient être celles du comité que vous présidez, au regard de ce nouveau cadre légal.

Après votre exposé, votre audition se poursuivra par un échange de questions et réponses, afin d’essayer d’avancer ensemble sur ce sujet difficile.

M. Alain Grimfeld : Permettez-moi tout d’abord de vous préciser que le Comité Consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé n’a pas, depuis 2000, réfléchi de manière institutionnelle à la problématique de la fin de vie et de l’accompagnement de la fin de vie, et n’a eu sur ce sujet que des discussions informelles. Cependant je vais tenter, tant en temps que médecin que président du CCNE, de poser un certain nombre de bases conceptuelles à la réflexion et de répondre à vos questions.

Concernant les droits des malades et la fin de vie, on assiste actuellement dans les démocraties à l’émergence et à l’appropriation par les citoyens de droits des personnes malades et d’une démocratie sanitaire. En matière de conditions de la fin de vie, celle-ci est entendue non seulement comme la nécessité de contacter les citoyens sans démagogie pour tout ce qui concerne le diagnostic et le traitement des maladies, mais est également conçue comme devant permettre l’accession au bien-être et à l’épanouissement de l’individu. Cette dimension est souvent négligée, ce qui pose un réel problème, alors même qu’elle est conforme à la définition de l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), à laquelle je suis très attaché.

Par ailleurs, notre société est marquée par un certain déni de la mort. Parce que des progrès considérables ont été accomplis dans les sciences de la vie, notamment dans le domaine médical et concernant l’espèce humaine, l’on en arrive à se demander pourquoi l’on meurt encore aujourd’hui ! Certains travaux sont menés pour prolonger l’existence jusqu’à 100, 150 ans. Les nouveau-nés qui naissent aujourd’hui ont, pour la moitié d’entre eux, une espérance de vie de cent ans. Et ce n’est qu’une moyenne.

La capacité d’augmenter la survie de personnes malades, grâce aux progrès des sciences de la vie et de la santé, impose l’exigence d’un questionnement rigoureux sur les limites de la vie, la qualité, la finalité et le sens d’une vie prolongée. Les décisions en fin de vie chez les personnes inconscientes incapables d’autodétermination ou en situation végétative posent aujourd’hui des questions essentielles, tout comme les situations que l’on peut rencontrer en réanimation néonatale, en tout début de vie.

De surcroît, toute société démocratique doit réfléchir à une justice distributive en matière de santé, source d’équité de l’offre de soins et d’égalité d’accès aux soins palliatifs et à l’accompagnement. Se pose ici d’un point de vue éthique la question de l’offre de soins. Qui aura droit à ce que sa fin de vie soit accompagnée le plus décemment possible ? Celui qui aura un certain niveau intellectuel ou socio-économique ? Celui qui habitera dans telle région ? Il s’agit d’un réel problème d’équité sanitaire.

En outre, l’augmentation des coûts de santé, du fait de l’allongement de la durée de vie associée à une maladie ou une perte d’autonomie, renforce le questionnement sur la signification des progrès de la médecine et les limites de la vie. Rappelons que la médicalisation des fins de vie aboutit à ce que plus de 70 % de la population meure actuellement à l’hôpital ou en institution. Certains pays ont rétabli la notion de médecin de famille, compris, au sens où on l’entendait au début du XXsiècle, comme le médecin naturel de l’accompagnement de la vie et de la fin de vie au sein des familles. Ces mêmes pays sont d’ailleurs techniquement très avancés sur le plan de la santé publique. Dans ce cadre, ils accordent un intérêt bien plus grand, y compris économique, à la santé, et ils ont transposé la fin de vie, et par conséquent l’euthanasie, à domicile.

En France, nous sommes très attachés à la médecine individuelle, mais pas assez à la médecine collective. Relier l’un à l’autre aujourd’hui ne se fera pas d’un coup de baguette magique. C’est un problème très difficile à résoudre. Or, c’est dans ce cadre que se pose la question de l’accompagnement de la fin de vie.

Paradoxalement, les progrès techniques en matière sanitaire imposent de développer de nouvelles solidarités, familiales et sociétales, particulièrement pour les plus vulnérables. En ce domaine, le monde associatif jouera un rôle grandissant pour améliorer la qualité de vie, jusqu’à la mort.

Habitant un petit village de la Seine-et-Marne, au moment de la canicule, j’ai pu observer que les personnes âgées y faisaient l’objet d’un traitement différent de celui qu’elles recevaient dans le même temps dans les grandes villes. Je ne pense pas qu’aujourd’hui nous puissions tout résoudre en mettant derrière chaque personne un spécialiste des sciences de la vie et de la santé. Nous devrons forcément revenir, dans le cadre du suivi et de l’accompagnement de la fin de vie par le médecin traitant et le médecin de famille, à une solidarité nationale, avec un accompagnement par les proches, les voisins, en coopération avec les spécialistes des sciences de la vie et de la santé. Nous ne pouvons nous contenter du seul accompagnement médico-technique de la fin de vie.

Selon le CCNE, l’euthanasie qualifie l’acte d’un tiers qui met délibérément fin à la vie d’une personne, dans l’intention de mettre un terme à une situation existentielle jugée insupportable. L’emploi du terme euthanasie a évolué d’une conception de l’euthanasie dite « active » à une euthanasie dite « passive », avec ce que l’on a pu intituler un refus d’acharnement thérapeutique, passant ainsi de la conception d’une euthanasie volontaire à celle d’une euthanasie involontaire. On se trouve aujourd’hui face à un autre glissement sémantique, l’euthanasie désignant le suicide assisté et l’homicide volontaire réclamé. L’on saisit bien la difficulté de définir ce que l’on entend par euthanasie, et ce d’autant plus que l’euthanasie n’est pas approchée de la même manière selon que l’on privilégie la santé publique ou la santé individuelle. Lorsque la priorité est donnée à la santé publique, l’euthanasie résulte de la mise en place d’une procédure allant dans le sens d’une approche globale, parfois cynique et intégrant la dimension économique de la santé. Cette conception « calibrée » est tout à fait différente d’une conception individuelle de la santé.

S’agissant de la notion de dignité, il faut lever une ambiguïté. La dignité est un caractère intrinsèque de toute personne, mais si elle est entendue en tant que sentiment de dignité bafoué par le rejet social de la vieillesse ou de la maladie, les mesures d’évitement de la perte de dignité sont possibles, par exemple par la prévention des problèmes posés en fin de vie, ou la mise en application de la loi sur les soins palliatifs.

Concernant les situations exceptionnelles de demandes réitérées d’euthanasie, la réflexion éthique est partagée entre la légitimité éventuelle d’une demande d’euthanasie et l’obligation légale d’y répondre.

Si l’on veut retenir le droit de mourir, il ne peut s’entendre que comme droit à laisser mourir déjà prévu par la loi, avec la possibilité pour le patient de refuser les soins, ou, pour les soignants, d’arrêter ou limiter les traitements à visée de survie. Il ne peut en aucun cas s’agir pour un tiers de commettre un acte de transgression, au nom d’un droit souverain à la maîtrise de soi ou d’un droit à mourir dans la dignité. De quelle dignité s’agit-il d’ailleurs ? A-t-on interrogé véritablement la personne sur ce qu’elle ressentait en termes de dignité, de convenance de soi-même ? La personne éprouve-t-elle un sentiment de perte de dignité qui va la pousser à demander un acte d’euthanasie, parce qu’elle est trop vieille, parce qu’elle dérange dans un cadre de santé publique, parce que dans une société qui vieillit, il faut « laisser la place aux jeunes » ? On voit très bien jusqu’où cette notion de perte de dignité peut conduire.

L’accompagnement de la fin de vie peut être entendu comme un engagement solidaire tel qu’il a été exprimé dans l’avis n° 63 du Comité Consultatif national d’éthique. Quant à l’exception d’euthanasie, évoquée dans ce même avis, elle a été suffisamment mal comprise, avec toutes les dérives d’interprétation et les risques d’instrumentalisation possibles, pour ne plus être reconnue comme telle. À ce sujet, nous avons eu des discussions avec les membres du comité concernant la fin de vie, les soins palliatifs et l’euthanasie. La notion d’exception d’euthanasie a beaucoup évolué au sein de ce comité, notamment du fait de la perception des dérives auxquelles elle pouvait donner lieu. Il a été accepté entre nous qu’il fallait consacrer le caractère exceptionnel de cette situation, d’une part, en n’introduisant pas dans une nouvelle loi des exceptions aussi restrictives soient-elles, et, d’autre part, en conservant au juge la faculté d’évaluer au cas par cas, et loin de toute réaction impulsive ou émotionnelle, l’absence de toute autre issue et la possibilité de retenir par conséquent l’excuse absolutoire.

L’euthanasie devrait alors apparaître davantage comme une décision d’éthique que comme un acte médical.

L’éthique doit être conçue comme l’exercice d’une morale active et non comme l’exercice d’une morale contemplative donnant lieu à des discours incantatoires. Le CCNE est ainsi très attaché à certaines dispositions de la législation actuelle, à commencer par l’article premier de la loi n° 99-477 du 9 juin 1999 visant à garantir le droit à l’accès aux soins palliatifs, qui dispose que « toute personne malade dont l’état le requiert a le droit d’accéder à des soins palliatifs et à un accompagnement » mais aussi la loi n° 2002-303 du 4 mars 2002 relative aux droits des malades et à la qualité du système de santé, qui consacre la démocratie sanitaire, et la loi n° 2005-370 du 22 avril 2005 relative aux droits des malades et à la fin de vie, qui autorise une personne malade à refuser un traitement et interdit l’acharnement thérapeutique.

J’en viens aux recommandations que nous pourrions formuler aujourd’hui que notre cadre légal, résultant d’une politique volontariste, est clair, mais que manque une culture citoyenne sur les sujets de la fin de vie et de la mort. Les gens sont très attachés aux progrès de la science et de la santé, mais sont peu enclins à envisager le sens de leur existence, notamment en ce qui concerne leur fin de vie.

Il conviendrait tout d’abord de développer la formation des professionnels en ces domaines. Comment aborder sur un plan éthique les soins palliatifs, la fin de vie et l’accompagnement de la fin de vie si une majorité de professionnels ne connaissent pas la loi de 2005 ?

Il faudrait également mieux articuler les champs psychologiques et éthiques et, d’une manière générale, décloisonner les champs sanitaires et médico-sociaux, la ville et l’hôpital, le court et le long séjour.

Le manque de moyens en personnels est tel qu’il sera absolument nécessaire de se baser sur la solidarité. Il ne s’agit pas de transférer les responsabilités, ni de médicaliser la population, mais de restaurer la solidarité à l’égard de son voisin et d’informer les citoyens sur la réalité de la fin de vie.

Il faudra encore pallier l’absence de lieux de séjour adaptés aux soins palliatifs généraux et terminaux, et mieux accompagner les familles.

Il sera important de développer la formation à l’interdisciplinarité, à l’approche globale et donc à l’éthique. Aujourd’hui, les études médicales sont très peu axées sur l’éthique ; l’éthique médicale n’est pas enseignée, alors que les étudiants en médecine tout comme l’ensemble des personnels de soins y sont très attachés. Il conviendrait d’introduire ces notions dès la 2ème année de premier cycle, ou au plus tard dans les quatre années qui suivent, et de créer un diplôme d’études spécialisées complémentaire (DESC) en 3ème cycle.

Il conviendrait par ailleurs de mettre à disposition une véritable offre d’accompagnement en établissement dédié et cesser de séparer le « caring », c’est-à-dire l’accompagnement, du « curing », c’est-à-dire le soin. Il conviendrait en outre de développer une information en direction du grand public, d’organiser les États Généraux de la fin de vie prévus dans le rapport remis par Mme Marie de Hennezel au ministre chargé de la santé en 2003, mais aussi de soutenir les associations de bénévoles, de mieux informer sur la journée mondiale des soins palliatifs et d’utiliser les conférences régionales de santé s’appuyant sur les plans régionaux de santé publique. Nul besoin de créer de nouveaux outils. Il faut utiliser ceux existants. Nous devrons également mener une action d’information sur la loi de 2005 à partir des collectifs associatifs et de l’Union Nationale des Associations Familiales (UNAF), et développer le soutien aux associations pour la formation à l’accompagnement des bénévoles et l’aide aux aidants.

S’agissant plus particulièrement de la formation et de l’information médicale en éthique, conformément aux recommandations du rapport Cordier remis au ministre de la santé en mai 2003 et à l’avis n° 84 du CCNE d’avril 2004, nous devons apprendre aux professionnels du soin ce qu’est la condition humaine et rappeler que la manière de scander et de sanctionner la mort forment les conditions d’existence du temps humain lui-même. Que signifie la vie ? Que signifie la mort ? Comment scande-t-on les différentes phases de la fin de vie ?

S’agissant du cas des maladies chroniques vers la fin de vie, la réponse médicale est toujours partielle. Le registre technico-scientifique, s’il est nécessaire, n’est pas suffisant. La question de leur impact économique n’est pas « non-éthique » ; il serait au contraire inéthique de ne pas considérer les aspects budgétaires du soutien médical à l’existence, y compris jusqu’à la fin de vie. Il est connu que la majorité des dépenses couvertes par l’assurance maladie à l’hôpital est consentie en fin de vie.

Enfin, l’article 38 du code de déontologie est formel, le médecin « n’a pas le droit de provoquer délibérément la mort ».

Plutôt que de refondre la loi de 2005, il conviendrait de la mettre en œuvre in extenso, parallèlement à une action constante de pédagogie et de réflexion en commun tant au niveau de la population que des professionnels de santé, tant sur le plan médico-technique qu’éthique. Plutôt que de légaliser l’exception d’euthanasie, il serait souhaitable de soutenir le rôle fondamental du juge, dans une éventuelle décision d’excuse absolutoire, dans les cas où la mise en œuvre résolue des trois démarches que sont les soins palliatifs, l’accompagnement et le refus d’acharnement thérapeutique se serait révélée impuissante à offrir une fin de vie supportable.

Ce soutien pourrait prendre une forme d’une aide institutionnelle, tant médico-technique qu’éthique, dont il resterait à définir les contours et la composition. Cette aide devant être pluriforme, les parties prenantes seraient presque obligatoirement des représentants de comités d’éthique, de sociétés savantes, de la magistrature et de la population. Malheureusement, trop souvent, la population n’est pas impliquée dans ce mode de réflexion ; or, l’implication de la population est essentielle.

M. Jean Leonetti : L’opinion publique, interpellée par des faits médiatiques, semble aujourd’hui favorable à la légalisation de l’euthanasie, et la législation actuelle, outre qu’elle ne semble pas totalement comprise des professionnels, n’est pas intégrée par notre société.

Vous n’êtes pas favorable à une modification de la loi de 2005 ; mais si on ne la modifie pas, quelles mesures pédagogiques en direction tant des professionnels de santé que de la population doit-on mettre en œuvre ? Quelles critiques auriez-vous à formuler contre la loi ? Quelles sont les dispositions qui auraient dû y figurer et quelles sont celles qui n’auraient pas dû y figurer ? Comment sortir de l’émotionnel médiatique pour entrer dans une réflexion apaisée ?

M. Alain Grimfeld : La loi de 2005 n’est pas encore suffisamment connue. L’éthique est un fragile équilibre entre la compassion et la raison. Cette loi intègre cet équilibre, qui demande à être constamment actualisé. Elle contient suffisamment d’éléments pour que l’on puisse accompagner les mourants, c’est-à-dire les personnes étant considérées comme devant mourir à court terme. Encore faut-il connaître le texte ! Il serait déraisonnable de réviser cette loi, voire d’en voter une autre, alors qu’elle est mal connue non seulement de la population mais aussi – et c’est plus grave – des soignants, et de ce fait, mal appliquée.

Par ailleurs, le CCNE tient à l’aspect évolutif de l’appréhension de cette question. Cette loi est surtout une loi-cadre, qui offre aujourd’hui toute la liberté d’agir au bénéfice du mourant, en utilisant les techniques actuellement disponibles. Or, aujourd’hui, des équipes ne mettent pas tout en œuvre, du point de vue médico-technique, pour accompagner un mourant. Certaines ne savent toujours pas traiter la douleur ou la sédation ; d’autres craignent, en traitant la douleur et la sédation, de commettre un acte d’euthanasie. Ces personnes ne connaissent pas les propriétés des produits qu’elles vont utiliser, que ce soit en terme d’antalgie ou de sédation.

Ce n’est qu’une fois que cette loi sera connue et correctement appliquée sur l’ensemble du territoire que nous pourrons l’évaluer. On ne peut apprécier les choses que lorsqu’on les a mises en œuvre.

M. Michel Vaxès : Il m’a semblé comprendre que l’euthanasie pouvait être conçue comme une décision éthique.

Par ailleurs, un médecin belge a déclaré que le coma artificiel proposé à Chantal Sébire créait un grand stress, et qu’il préférait la solution de l’euthanasie. Un autre, chef de l’unité de soins palliatifs de l’hôpital de Puteaux a expliqué que dans certains cas, rares, les soins palliatifs ne parvenaient pas à calmer la souffrance, physique ou morale.

Comment traiter ces cas rebelles ? Doit-on renvoyer à la responsabilité et à la conscience du médecin mais aussi du juge le soin de prendre la décision qui s’impose ?

M. Jean Leonetti : Suite à l’avis rendu par le comité en 2000 sur l’exception d’euthanasie, certains ont compris que cette procédure pouvait permettre d’éviter l’acharnement juridique dans les cas où le médecin semblait avoir pris la moins mauvaise décision. La transgression assumée, il s’agit d’une demande d’allégement de la procédure a posteriori. Mais a posteriori, le malade est mort. Ne vaudrait-il pas mieux qu’un comité donne un avis a priori ? Dans ce cas, comment serait composé ce comité et de quels pouvoirs serait-il doté ? Ce dispositif aurait pour inconvénient de faire peser une lourde responsabilité sur les personnes.

M. Gaëtan Gorce : M. Axel Kahn, que nous avons auditionné, considère que les responsabilités doivent être assumées, notamment par les médecins, et qu’on ne saurait demander à la société de se substituer à l’exercice de cette responsabilité. Cependant, il est des cas où cette responsabilité ne peut pas s’exercer sans l’assistance organisée de la société. La réponse de M. Kahn sur ce point-là ne m’a pas satisfait. Il est des situations où le suicide peut être impossible physiquement ou moralement, et les personnes qui souhaitent mourir n’ont pas forcément dans leur entourage une personne qui acceptera de les accompagner. Enfin, certaines personnes peuvent entrer dans le champ de la loi, atteintes d’une maladie grave ou incurable, mais ne pas dépendre d’un traitement qui pourrait être arrêté.

Dans ces conditions, ne serait-il pas possible de prévoir une exception ? N’est-ce pas cela qui serait éthique ?

M. Michel Vaxès : En d’autres termes, la circonstance doit-elle précéder le principe, ou bien le principe doit-il toujours précéder la circonstance ?

M. Alain Grimfeld : Tout d’abord, soit la dignité recouvre une conception de convenance individuelle, et l’on est alors souverainement maître de soi, y compris de son existence, soit la conception de la dignité est sociétale, avec un déplacement de la problématique de l’individu vers la société. Une personne serait devenue indigne parce qu’elle est vieille, trop malade, en état végétatif, qu’elle coûte cher à la société. Comme il est impossible de demander à une personne en état végétatif de se suicider, il reviendrait à la société d’accomplir cet acte de fin de vie, suivant un certain nombre de critères éthiques et médico-techniques.

S’agissant par ailleurs de l’évolution des idées et des concepts relatifs à l’éthique et aux progrès des sciences de la vie et de la santé, nous n’avons pas aujourd’hui la même conception de la finalité de l’existence et de la finitude de l’homme qu’il y a cinquante ans. Nous sommes maintenant très loin de la Deuxième Guerre mondiale, les sciences de la vie et de la santé ont incroyablement progressé, et les gens ne demandent qu’à vivre. Quand ils veulent mourir, qu’ils ont le sentiment d’être devenus indignes, ceux-ci peuvent penser que la médecine leur ayant permis de survivre, c’est à elle de mettre un terme à leur existence. Comment, dans ces conditions, se dispenser de l’avis de la population ? J’y tiens tout particulièrement. Je suis farouchement opposé à tous les phénomènes de rupture en ce qui concerne les aspects existentiels et les aspects de vie. Les variables doivent être continues.

Permettez-moi de vous donner l’exemple à titre de modèle d’un jeune homme de 23 ans, atteint d’une tumeur cérébrale responsable de troubles de la parole et de troubles moteurs. La localisation de la tumeur ne permettait pas d’intervenir. Puis, il s’est avéré que cette tumeur était maligne. Or, les progrès de la chimiothérapie sont tels qu’il est préférable d’être atteint de cette tumeur inopérable, mais sensible à la chimiothérapie, que d’une tumeur opérable mais bénigne et insensible à la chimiothérapie.

Comment décider a priori de la fin de vie, sans suivre l’évolution des conceptions éthiques d’une population ? Sans savoir si la population, informée très précisément des maladies, des traitements, des risques, des durées de survie, est prête ? La démocratie sanitaire doit avoir un sens ; la population doit savoir pour juger en conscience.

Quant au jugement a priori, il revient, pour un médecin, à donner la mort. C’est vrai que l’on peut rendre responsable le médecin de la survie d’une personne dans des conditions que l’on peut juger inacceptables. Les médecins, aujourd’hui, n’ont pas fait cette démarche de considérer qu’ils soignent, conduisent la personne jusqu’à un certain stade, et devront prendre une décision au moment où ils savent qu’en l’état des progrès de la médecine, ils ne pourront pas aller plus loin. Mais la décision est très difficile à prendre. Reprenons l’exemple de cette tumeur inopérable chez le jeune homme de 23 ans. Incurable il y a un an, elle l’est aujourd’hui. Si certains avaient pris la décision, a priori, d’un acte d’euthanasie à l’époque, quel serait leur état d’esprit aujourd’hui ?

Parce que les aspects éthiques et médico-techniques sont en constante évolution, une décision a priori serait une faute. On ne peut se diriger que vers un système d’évaluation des actes euthanasiques a posteriori, ce qui implique d’éclairer le juge sur les évolutions techniques en général et médico-techniques en particulier, ainsi qu’au plan éthique.

M. Jean Leonetti : Vous avez souvent opposé le problème individuel au problème collectif, en posant que l’information devait être collective pour être comprise à titre individuel. Vous avez également expliqué que dans certains pays, comme ceux du Benelux, la santé publique s’était davantage développée que le traitement individuel alors que la France a favorisé une culture médicale du traitement individuel, dans un climat déontologique de confiance entre le patient et le malade. N’avez-vous pas le sentiment que notre société évolue de plus en plus vers une société des individus, dans laquelle l’argumentaire « c’est mon droit, c’est mon choix » primerait sur une réflexion collective sur l’existence, la solidarité ? Ne va-t-on pas demander à la médecine, après lui avoir reproché de confisquer techniquement la fin de vie, de l’accompagner affectivement, avec tous les problèmes financiers qui s’ensuivront ?

M. Alain Grimfeld : Vous avez soulevé un point crucial. Il est devenu essentiel d’élargir l’accompagnement aux concitoyens, aux contemporains, car il ne peut plus seulement concerner les personnels de soin. Il ne s’agit pas de déléguer la responsabilité à la population, cependant les citoyens doivent réfléchir au sens de leur existence, et au sens qu’ils donnent à la fin de la vie. Le problème se pose depuis les petites classes. Les parents sont persuadés que l’on ne peut pas parler de la mort aux enfants, mais c’est faux. Les enfants sont très intéressés par la mort. Il ne s’agit pas de sombrer dans le morbide, mais d’aborder ces questions paisiblement. La conscience de la vie et de la mort commence très tôt, et l’attachement de certaines cultures dans le monde aux rites funéraires montre l’importance de ce sujet. La population a tendance à estimer que puisque le corps médical a donné la vie et prolongé la vie, celui-ci a en corollaire le devoir d’abréger une existence devenue insupportable. Le fait de ranimer des nourrissons de 600 ou 700 grammes, ou encore de maintenir en vie des êtres en état végétatif, devrait amener les médecins à aller jusqu’au bout de la logique et à accompagner les malades dans la fin de vie.

Pour ce qui est de la responsabilité de la population, les gens ont perdu la notion de la responsabilité individuelle face au groupe, et le groupe a perdu la notion de sa responsabilité de groupe face à l’individu. Ce problème est particulièrement crucial en matière d’euthanasie. Il faut faire réfléchir les gens sur ces concepts. Sont-ils réellement prêts à ce que l’euthanasie soit légalisée ? À quel moment un individu va-t-il faire pression sur la société pour que sa vie cesse ? Comment légiférer sur cette question ? La question se reposera dans dix ou quinze ans, quand les choses auront évolué aux plans techniques et médico-techniques.

La loi de 2005 a eu le mérite de poser un cadre qui laisse une ouverture sur l’évolutivité des concepts, aussi bien sur le plan éthique que sur le plan médico-technique. Personne aujourd’hui ne peut affirmer qu’une personne, quels que soient les progrès qui pourraient être réalisés, va mourir dans dix minutes, que plus rien n’est possible.

M. Gaëtan Gorce : C’est vrai, il serait paradoxal de vouloir réviser une législation que l’on n’a pas évaluée et à laquelle peu de moyens ont été consacrés. De même, il serait très risqué d’imposer une loi à un corps médical, des malades, des familles, qui ne seraient pas prêts à la recevoir. Une maturation préalable de la société est indispensable.

Vous dites par ailleurs qu’il est impossible d’affirmer qu’une maladie incurable aujourd’hui le sera encore dans quelques semaines ou quelques mois. Dans cette perspective, la loi de 2005, s’appliquant aux maladies incurables au stade terminal mais aussi au stade avancé, est tout aussi condamnable qu’une décision a priori d’interrompre la vie. Vous préférez un jugement a posteriori, mais un avis donné collectivement par des personnalités qualifiées, en dernier recours, ne serait-il pas plus protecteur ?

Enfin, dans le cas de Chantal Sébire, était-il plus satisfaisant moralement de la laisser dans sa situation, ou lui offrir la voie d’une exception ?

M. Alain Grimfeld : Dans le cadre d’une application intelligente de la loi, il est possible d’avoir recours très précisément à des mesures antalgiques et des mesures de sédation qui, c’est vrai, peuvent conduire à abréger la vie des patients. Certains, cela étant, peuvent survivre, même si l’on se doute que, dans l’état actuel des connaissances, la mort est proche. Il serait très présomptueux, à mon sens, de légiférer pour prendre une décision à ce moment. Il est à mon sens possible, dans chaque cas, d’agir pour accompagner la survie, et de ne pas être obligé d’arrêter l’alimentation ou l’hydratation. Qui peut dire aujourd’hui sur quels critères éthiques ou médico-techniques il faut arrêter l’hydratation et l’alimentation ? Cette décision peut être prise par toute une équipe soignante et accompagnante, qui suit la personne depuis longtemps, d’où l’intérêt des établissements et des personnels dédiés.

Celle loi permet précisément, non une transgression par un avis instantané, à un instant t, d’interruption de la vie, mais une progression dans l’accompagnement jusqu’à la cessation de la vie. Je ne pense pas être en contradiction.

S’agissant de Chantal Sébire, pardonnez mon cynisme, mais cette personne pouvait se suicider, ce qu’elle a fait d’ailleurs. Elle n’était pas inconsciente, pas en fin de vie, et valide. Faire porter la responsabilité de sa fin de vie, dans ces conditions, sur son groupe sociétal pose question. À moins qu’elle n’ait considéré qu’incapables de la soigner, les médecins avaient la responsabilité de mettre fin à son existence ? Dans ce cas, serait-il pertinent qu’une aide institutionnelle siège pour autoriser quelqu’un ou un petit groupe à interrompre sa vie ? Je ne crois pas. Il y avait la possibilité pour Chantal Sébire de faire autrement en terme de souveraineté fondamentale.

M. Jean Leonetti : Et si ce comité avait décidé de ne pas donner la mort à Chantal Sébire ? N’en aurait-on pas conclu à la nécessité de faire évoluer la loi sur l’exception d’euthanasie ? Toutes ces questions doivent être posées, car il ne suffit pas de mettre en place un dispositif, il faut étudier son application et ses conséquences.

Nous avions pourtant l’impression d’avoir voté une loi répondant à toutes les configurations. Mais il est vrai que pour les grands prématurés, les personnes en état végétatif ou les malades incurables qui ne sont pas en phase terminale, des questions demeurent.

Merci de nous avoir répondu avec autant de franchise. L’avis du Comité Consultatif national d’éthique est primordial sur toutes ces questions, et nous en tiendrons compte.

M. Alain Grimfeld : Je vous remercie, au nom du Comité Consultatif national d’éthique.

Audition de M. Régis Aubry, président du Comité national de suivi du développement des soins palliatifs et de l’accompagnement


(Procès-verbal de la séance du 30 avril 2008)

Présidence de M. Jean Leonetti, rapporteur

M. Jean Leonetti : Nous avons le plaisir d’accueillir M. Régis Aubry, président du Comité national de suivi du développement des soins palliatifs et de l’accompagnement, responsable du département douleur-soins palliatifs du CHRU de Besançon.

Docteur Aubry, il y a moins de quinze jours, à l’occasion de la visite de votre service hospitalier que nous avons effectuée avec Mme la Garde des Sceaux, j’ai pu à nouveau apprécier l’exemplarité de vos activités en matière de soins palliatifs. Votre engagement est ancien : vos responsabilités au sein du Centre Hospitalier Régional Universitaire de Besançon remontent à 1994 et depuis 1998, vous menez diverses activités d’enseignement universitaire sur ce sujet. Après le vote de la loi relative aux droits des malades et à la fin de vie, vous avez lancé plusieurs travaux de recherche portant sur les processus et les déterminants de décisions d’arrêt ou de poursuite de traitement prises dans le cadre de cette loi.

Par ailleurs, vos responsabilités au sein du Comité national de suivi du développement des soins palliatifs et de l’accompagnement vous ont amené en octobre 2007 à présenter un rapport à Mme Roselyne Bachelot-Narquin, ministre de la Santé, de la jeunesse, des sports et de la vie associative, dans lequel vous dressez le bilan de l’organisation des soins palliatifs en France. Vous en appelez également au développement d’une culture des soins palliatifs intégrée à la pratique soignante et à une meilleure information du grand public.

À ces différents titres, vous êtes particulièrement habilité à nous exposer les conditions dans lesquelles s’applique aujourd’hui la loi du 22 avril 2005, qui avait été nourrie de vos réflexions devant la mission parlementaire ayant précédé son élaboration. Je me souviens vous avoir entendu exprimer qu’il y a parfois, même après la mise en place de soins palliatifs, des demandes de mort, certes exceptionnelles, mais devant être entendues.

Nous vous remercions d’avoir accepté de nous faire part de votre engagement personnel de praticien.

M. Régis Aubry : Je vais tout d’abord tenter de dresser le bilan et les perspectives de la situation des soins palliatifs en France, puis je m’interrogerai sur la gestion des situations extrêmes. J’ai présidé en effet le comité chargé de proposer des éléments d’une politique de développement national des soins palliatifs pour les années à venir. Les enjeux sont d’autant plus conséquents que les situations de survie prolongée, notamment du fait des progrès de la médecine, sont de plus en plus fréquentes. Nous sommes et nous serons de plus en plus nombreux à vivre de plus en plus longtemps, avec des handicaps de plus en plus importants.

Nous avons ainsi travaillé avec le ministère, et notamment la DRESS (Direction de la Recherche, de l’Évaluation et des Études Statistiques) pour évaluer l’évolution des besoins en soins palliatifs, aussi bien en termes quantitatifs que qualitatifs. Ces études seront achevées à l’automne et nous permettrons de nous appuyer sur des données fiables.

Il est évident qu’il serait, pour des raisons financières, difficile de développer les soins palliatifs comme une nouvelle spécialité médicale. Cela absorberait une très grande partie du budget de l’assurance-maladie. Il conviendrait en revanche de promouvoir une culture des soins palliatifs intégrée à la pratique des différents auteurs de santé, afin de ne pas cantonner les questions de fin de vie ou de finitude de l’homme à certains services.

Que faisons-nous, nous citoyens, de cette question de la finitude de l’homme, de cette aptitude qui caractérise l’être humain à naître, vivre, puis mourir ? Si la médecine triomphante des Trente Glorieuses a permis d’allonger considérablement la durée de vie, la question n’est plus tant celle de la quantité de vie prolongée que de sa qualité. Plus encore, la question du sens de la vie est ainsi posée.

Une fois ces enjeux de développement d’une politique de soins palliatifs posés, quelle organisation envisager ?

Aujourd’hui, des équipes mobiles de soins palliatifs interviennent dans les différents services ou lieux où sont soignées les personnes concernées. Elles aident les acteurs habituels du soin à prendre en charge les questions éthiques et médicales posées dans le champ des soins palliatifs. Lorsque les situations se compliquent, le dispositif des lits identifiés, original par rapport à ce qui se pratique dans d’autres pays européens, permet de donner des moyens à des services engagés dans l’accompagnement des personnes en fin de vie (cancérologie, neurologie, gériatrie etc.). Les unités de soins palliatifs sont des lieux de dernier recours, pour les cas dont la complexité est telle, notamment en cas de douleurs réfractaires, qu’il faut des acteurs médicaux spécifiquement formés.

Nous y verrons plus clair au terme de l’étude sur l’évolution de l’offre et des besoins, mais il est d’ores et déjà évident que chaque Centre Hospitalier Universitaire (CHU) doit être relié à au moins une unité de soins palliatifs, ce qui n’est pas encore le cas malgré les moyens spécifiquement dégagés.

La question du dispositif des lits identifiés se pose aussi dans la mesure où certains ont détourné les moyens qui y étaient en principe affectés, et ce à tel point que nous avons lancé un travail d’évaluation des moyens affectés en fonction de l’objectif.

Les équipes mobiles, que je rapprocherai des réseaux de soins palliatifs ou des réseaux de santé - elles sont aux établissements ce que les réseaux sont aux domiciles - soutiennent l’accompagnement et la formation des acteurs habituels du soin. Ces équipes se sont largement développées depuis les deux derniers plans triennaux de développement des soins palliatifs. Environ 400 équipes mobiles de soins palliatifs sont financées en France, mais leurs moyens ne sont pas toujours en rapport avec les besoins, d’autant que ceux-ci s’étendent, du fait du vieillissement de la population, à tout le champ médico-social. La cloison artificielle qui existe entre le champ médical, le champ sanitaire et le champ médico-social, est en train d’éclater, et il faudra bien que les équipes de soins palliatifs interviennent dans tout le secteur médico-social – je pense en particulier aux établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) ou à ceux qui accueillent des personnes lourdement handicapées où la culture de la fin de vie est ignorée. Nous en arrivons en effet aujourd’hui à une situation paradoxale et choquante : ce sont les personnes qui ont le plus besoin de soins palliatifs qui doivent se déplacer parfois très loin pour trouver les compétences qui répondent à leurs besoins. La réflexion de notre comité doit ainsi influencer la réflexion en cours sur la réorganisation du système de santé.

Nous avons particulièrement insisté, dans nos recommandations, sur les lieux de vie choisis par les personnes en fin de vie, car il est nécessaire de développer les soins palliatifs dans les hôpitaux locaux, les EHPAD et à domicile.

Certes, il faut augmenter les moyens et améliorer l’organisation, mais si nous voulons que le système médical français soit marqué par une culture de l’accompagnement et des soins palliatifs, il faut aussi investir dans la formation et la recherche.

Notre réflexion s’est très vite déplacée de la formation aux soins palliatifs à une réflexion sur la formation à l’approche de l’homme, aux sciences humaines et sociales, et à la capacité de porter un regard critique sur la science, le savoir, les limites du savoir, les limites des hommes, de la vie. Plutôt que d’ajouter un enseignement à un programme déjà lourd, ce sont les études qu’il faudrait réformer.

Que signifiera « être soignant » demain ? Quelles seront les compétences requises ? Quatre champs doivent être investis. Les biotechnologies le sont déjà. En revanche, il n’existe pas aujourd’hui de formation à la relation et à la communication, alors que ces champs sont essentiels ; l’annonce d’une maladie ou d’un handicap ne s’improvise pas. En outre, alors que les questions d’éthique deviennent majeures dans notre société, nos étudiants n’y sont pas préparés. L’homme est individuel. Prenons garde à la dérive scientiste de la médecine. L’éthique permet de penser, non pas les réponses à des questions complexes, mais les moyens d’aborder avec humilité cette complexité que la médecine fabrique de façon asymptotique. Il n’est qu’à voir les résultats de la réanimation, ce que sont devenues la cancérologie ou la cardiologie, et les conséquences de la survie. En outre, nous ne devons plus aujourd’hui distinguer les soins curatifs des soins palliatifs, mais porter un regard global sur le soin qui comporte toujours une dimension palliative. Quand vous annoncez à une personne qu’elle a un cancer, elle commence par perdre le sentiment d’immortalité qui l’habitait et puis a besoin d’un accompagnement et de soins antalgiques. Nous ne devons plus avoir ce rapport dichotomique et binaire entre le curatif et le palliatif.

Nos étudiants ne sont absolument pas préparés aux questions d’éthique, qui sont pourtant en train de devenir majeures.

Un dernier champ de compétence est essentiel dans la formation, celui de la coopération et la coordination. Nous devrions apprendre à travailler ensemble et développer l’interdisciplinarité. La formation est un levier essentiel pour diffuser cette culture.

En outre, la recherche dans le champ des soins palliatifs est totalement embryonnaire. Mon équipe s’intéresse cependant au processus de décision chez le médecin : comment un soignant peut-il être amené à décider d’arrêter un traitement ? S’interroger sur le « comment » renvoie à la question du moment (« quand ? »), laquelle renvoie elle-même au « pourquoi ». Comment des survies peuvent-elles être à ce point prolongées que les demandes d’euthanasie sont de plus en plus fréquentes ? La question de la légitimité des demandes d’euthanasie se pose ainsi de plus en plus souvent car elles traduisent la souffrance extrême d’individus qui ne trouvent plus sens à leur existence. Si les demandes d’euthanasie sont légitimes, la réponse euthanasique en revanche ne doit pas être automatique. Au total, la recherche doit se situer en amont et s’interroger sur les moyens de ne pas provoquer, en amont, des situations dont on peut penser qu’elles généreront des conflits de valeurs inextricables.

Nous souhaitons par ailleurs que le financement du congé d’accompagnement soit étudié, afin de prévenir les deuils compliqués voire pathologiques. Reconnaître ce temps essentiel honorerait notre société, qui montrerait ainsi le sens qu’elle accorde à la vie. De surcroît, un congé bien utilisé, parce que rémunéré, en lien avec le développement des soins palliatifs, limiterait peut-être les arrêts de travail pour maladie ultérieurs.

Il est également important de rappeler, dans une société qui dénie la mort et dont les valeurs peuvent paraître liées à l’action et à la production, que la valeur de l’homme tient d’abord à sa propre existence. La société a le devoir de tout faire pour les plus vulnérables. Dans cette perspective, les programmes scolaires devraient inclure un questionnement sur la finitude de l’homme. J’ai publié récemment un travail réalisé avec des psychologues sur la capacité des enfants à entendre ces questions. Les recteurs ont craint que les enfants ne soient effrayés, mais les enfants n’ont pas peur de la mort. Les enfants malades n’ont pas un rapport difficile avec la mort, mais avec la souffrance de leurs parents. Un certain degré de la violence de nos sociétés est certainement lié à l’inconscience que nous avons de notre propre finitude. Introduire cette question dans l’éducation nationale permettrait peut-être de poser la question du sens de la vie.

Enfin, il convient de mettre en place une politique d’aide aux aidants. Un proche qui accompagne une personne atteinte d’une maladie incurable doit affronter trois difficultés : être lui-même, être proche, être soignant, alors qu’il n’a reçu aucune formation, et ne bénéficie d’aucun accompagnement. Il est scandaleux de prétendre développer les soins palliatifs ou l’accompagnement des personnes en fin de vie à domicile sans soutenir une véritable politique d’accompagnement et d’éducation des aidants, comme cela se pratique dans certains États du Canada.

J’en viens à présent aux situations complexes.

L’on parle depuis quelque temps de l’exception d’euthanasie mais, à lire la presse, je constate que nous pensons souvent aux réponses à donner à des questions mal posées. Qu’est-ce qu’une exception ? Qu’est-ce qui qualifie une situation exceptionnelle ? Certaines situations professionnelles m’ont mis face au doute et à l’incertitude. Plus je vieillis, moins j’ai de certitudes.

J’ai été sollicité ces dernières années sur l’arrêt de l’alimentation et de l’hydratation chez des personnes en coma végétatif chronique. J’ai par ailleurs été appelé comme deuxième consultant dans l’affaire Pierra. L’alimentation et l’hydratation sont-ils un traitement ou un soin ? Quelle différence fait-on entre la mort programmée par la décision d’arrêt d’un traitement et l’accélération de la fin de vie, voire l’euthanasie ?

Je précise que les personnes en état végétatif chronique ne sont pas des sujets mais des personnes. Le sujet est celui qui peut s’auto-déterminer, qui peut dire « je ».

Si le cortex cérébral de ces personnes en état végétatif chronique est détruit, leur tronc cérébral fonctionne, ce qui leur confère une autonomie respiratoire, cardiaque et digestive leur permettant de vivre sans conscience, alimentées grâce à un tuyau directement relié à l’estomac. La moyenne de survie d’une personne en état végétatif chronique est de quinze ans ; ce sont quinze ans sans conscience, sans communication. L’on comprend alors facilement que des parents finissent par se poser la question du sens de la vie, et par demander d’arrêter l’alimentation. Ce sont souvent des parents qui ont lutté pour la réanimation de leurs enfants et qui finalement vont lutter pour que l’alimentation cesse. Mais l’alimentation est-elle un soin ou un traitement ? Au sens où le traitement est ce qui maintient en vie, l’alimentation et l’hydratation, chez une personne en état végétatif chronique, sont un traitement et non un soin, qui procure aussi du plaisir et de la satisfaction. Est-il possible d’arrêter ce traitement ? Nous ne saurions avoir de réponse dogmatique en la matière. C’est possible dans certaines situations ; la mort survient entre dix et quinze jours lorsqu’on arrête l’hydratation et l’alimentation.

Hervé Pierra était tombé dans un coma végétatif chronique après une tentative de suicide par pendaison. Lorsque nous abordons de telles situations, nous devons tenir compte de la biographie de la personne. La volonté de mourir exprimée par ce jeune devait être prise en compte, de même que l’épuisement et la souffrance de ses parents, dont la propre vie, me semble-t-il, était menacée. La décision, au final, a été prise par l’équipe soignante, qui avait une vision assez archaïque de cette problématique si mal enseignée, et qui a confondu arrêt des traitements et arrêt des soins, ce qui a provoqué des convulsions chez le jeune Pierra pendant six jours. Ses parents, à qui l’on avait expliqué qu’il était important de ne pas faire d’euthanasie pour qu’ils vivent un temps d’accompagnement certes difficile mais dénué de violence, de doute ou de culpabilité, ont vécu un « temps d’horreur », pour reprendre leurs propres termes. Cette situation fut d’autant plus inadmissible qu’il aurait été très simple d’administrer un médicament enlevant ces manifestations.

Prenons un autre exemple, celui des maladies chronicisées par les progrès de la médecine, en particulier les maladies neurologiques chroniques, ou les maladies de la dégénérescence cérébrale. Les personnes qui en sont atteintes vivent leur quotidien avec la perspective de se retrouver peu à peu diminuées physiquement, puis intellectuellement. Leur souffrance n’est ni une souffrance physique, ni une souffrance sociale, mais elle revêt une dimension spirituelle. Ces personnes se posent la question du sens de leur vie, parce que leur corps leur « désappartient », qu’elles n’éprouvent plus de sensation, et ne se reconnaissent plus. Progressivement naît un sentiment de dépersonnalisation. Je ne retiens même pas l’impression d’indignité, la crainte de devenir une charge pour ses proches, d’être en trop dans une société où les références sont la rentabilité. « Je ne sers plus à rien » : combien de fois l’entendons-nous ? Il arrive qu’au terme d’un long accompagnement, alors que nous avons mobilisé la dynamique d’équipe, nous atteignions des limites et les gens nous demandent de les aider à mourir. C’est rare mais cela arrive et il faut en tenir compte, même si plus de 95 % des demandes d’euthanasie disparaissent grâce à une bonne organisation des soins palliatifs. S’il est intolérable de maintenir une personne en souffrance, s’agit-il pour autant de lui donner la mort ? Le problème se pose alors de l’arrêt temporaire ou définitif de leur conscience, par sédation, par l’administration de médicaments qui abaissent la vigilance, puis la conscience, jusqu’à ce que la personne se détende. Des échelles permettent de mesurer l’apaisement d’une personne, mais elles ne sont utilisées, j’ai honte de le dire, que dans moins de 10 % des unités de soins palliatifs. Il peut être très important pour les proches d’endormir une manifestation évidente de la souffrance. Le temps se suspend, il n’y a plus ou peu de communication, mais le calme est revenu, la souffrance semble avoir disparu, et la mort arrive.

Permettez-moi d’évoquer une dernière situation, dans laquelle nous avions posé une sédation à une dame qui demandait une euthanasie. Ses enfants et son mari ayant demandé à lui reparler, nous avons levé la sédation. La dame a pu s’exprimer, mais surtout elle nous a demandé d’arrêter la sédation, car elle a voulu continuer à vivre en conscience avec ses proches jusqu’à sa mort, qui est survenue quelques jours après. Une partie de sa souffrance, à mon sens liée à un épuisement anxieux, avait disparu grâce à l’administration, pendant quatre ou cinq jours, de ce produit. Tout est compliqué, mais il faut retenir l’importance de l’enjeu pour ceux qui vont survivre, comme vous l’a exposé Patrick Baudry lors d’une audition précédente. La mort donnée est une violence, qui n’apparaît pas forcément au moment où on la donne, mais après, et parfois longtemps après, sous la forme d’un deuil impossible par exemple. La fin de vie accompagnée peut permettre à l’homme, si les soins palliatifs sont bien administrés, de transcender sa souffrance, de sortir grandi de cette épreuve, avec des cicatrices certes, mais en ayant acquis la conscience de sa propre finitude.

Le temps est venu de bien poser les questions même si, peut-être, nous ne pourrons répondre à toutes. Nous ne savons pas tout, et nous devons avoir le courage, lorsque nous ne savons pas, de le reconnaître, et de faire du moins mal que l’on peut.

M. Jean Leonetti : Nous avons vécu ensemble l’affaire Pierra, symptomatique d’une méconnaissance du corps médical à accompagner et à mettre en œuvre ce qu’il reste à faire quand il n’y a plus rien à faire. Le jeune Pierra était resté plus de huit ans en coma végétatif, avec une dégradation progressive de son état physique. Au bord de l’épuisement, la famille avait considéré, à juste titre, que la loi pouvait être appliquée, puisqu’elle dispose que l’on peut arrêter des traitements dont le seul but est de maintenir artificiellement la vie.

L’alimentation et l’hydratation sont-ils un soin ou un traitement ? Il est ressorti des débats qu’il s’agissait d’un traitement, qui peut donc être arrêté. Il nous est alors souvent reproché d’être hypocrites : pourquoi, plutôt que de laisser mourir de faim ou de soif, et prolonger ainsi l’agonie, en faisant souffrir les proches, ne décidons-nous pas de donner directement la mort ?

En Hollande est pratiquée la sédation palliative terminale, et j’ai cru comprendre que l’on n’endort pas tant pour supprimer la souffrance du malade que celle des accompagnants qui peuvent alors vivre un deuil apaisé. Agir ainsi en France serait agir aux limites de la loi. Certains considèrent que le traitement sédatif de la souffrance morale ou physique est proportionné à cette souffrance mais en aucun cas n’a pour but la mort. L’effet secondaire et non voulu est la mort, mais l’effet initial et voulu reste la fin de la souffrance. Honnêtement, s’il avait été décidé de pratiquer une sédation palliative terminale chez Hervé Pierra, plongé dans le coma depuis huit ans et demi, la finalité aurait bien été de raccourcir sa vie, et non d’abréger ses souffrances. Sommes-nous capables d’assumer cette situation, analogue à celle qui peut se présenter chez les très grands prématurés ? Si le médecin, après avoir réanimé un bébé, réalise que sa vie sera purement végétative, peut-il en conscience considérer qu’il n’a pas le droit d’imposer à sa famille, à sa mère, de prendre une décision, et peut-il pratiquer une sédation palliative terminale, dont le but ne sera pas uniquement de mettre fin à la souffrance éventuelle de l’enfant, mais aussi d’abréger une agonie et un accompagnement qui pourraient paraître inhumains aux parents ? Je ne parle pas de la situation caricaturale du jeune Pierra, mais je me pose la question : la loi ne devrait-elle pas préciser qu’en fin de vie, il est autorisé d’endormir les patients, pour eux, et pour que cette mort apaisée ne soit pas aussi violente qu’une mort donnée ?

Par ailleurs, concernant cette fois les malades conscients, existe-t-il en soins palliatifs des situations dans lesquelles la demande de mort ne cède pas au soulagement de la souffrance ?

M. Régis Aubry : Une personne en état végétatif chronique ne ressent plus aucune sensation, y compris douloureuse, notamment la sensation de faim ou de soif. Cela étant, par mesure de précaution, nous arrêtons progressivement l’alimentation et l’hydratation pour éviter toute sensation de faim ou de soif.

Vous posez la question de l’hypocrisie de notre fonctionnement, qui rejoint le point de vue des philosophes conséquentialistes : puisque la conséquence est la même, ne devons-nous pas nous donner tous les moyens d’atteindre ces conséquences ? Les conditions de vie, jusqu’à la mort, sont très importantes. Où se situe vraiment l’hypocrisie ? L’idée fantasmatique de vouloir supprimer l’agonie, temps obligé d’une vie qui s’achemine vers une mort naturelle, a-t-elle un sens ? Vouloir supprimer la douleur et l’inconfort de l’agonie a du sens, mais le désir de supprimer ce temps, parfois qualifié d’inutile, ne procède-t-il pas de la même logique psycho-sociologique que la volonté de supprimer la mort ? Nous n’arriverons pas à supprimer la mort. Le risque est grand de recréer une autre situation, celle de la mort donnée, par injection létale par exemple, pour accélérer la fin de la vie. Je me souviens avoir vu lorsque j’étais interne ce que produisait la mort par injection létale. C’est très violent. Peut-on garantir que l’on ne génère pas à nouveau de la souffrance ? Je ne suis pas sûr que l’hypocrisie soit là où on le dit notamment pour ceux qui assistent à cette mort.

Il arrive parfois, c’est vrai, de se trouver aux limites de l’application de la loi, et il s’agit alors de prendre ses responsabilités. Faut-il légaliser la transgression d’une loi morale ? Je crains, en analysant l’expérience belge, qu’au motif de légaliser l’exception, ou de créer le concept d’exception, nous n’aboutissions à donner la mort dans des situations qui n’ont rien d’exceptionnel. Je reste donc méfiant. N’oublions pas que l’homme est capable du meilleur comme du pire. Quel usage peut-on faire d’une loi dont on dépasserait les limites ? Surtout, ne mélangeons pas tout. Si la sédation accélère la survenue de la mort, l’utilisation de ces médicaments est contrôlée, et l’objectif reste de supprimer la souffrance, pas la conscience. « Sédater » une personne ne signifie pas la plonger dans un coma profond, mais adapter un médicament à son inconfort, même si, ce faisant, nous accélérons la fin de sa vie. La sédation n’est pas une hypocrisie pour accélérer la fin de vie, mais la manifestation de la prise de conscience que le temps est venu d’arrêter ce qui maintenait artificiellement en vie et d’éviter toute forme de souffrance. Mais prenons garde : la souffrance que l’on veut parfois calmer peut être celle des proches ou des soignants, ce qui n’est pas blâmable en soi, mais pas forcément celle de la personne intéressée, ce qui est blâmable. Pour calmer la souffrance d’un proche, il y a peut-être mieux à faire que de donner la mort à celui qui en est à l’origine, même s’il est très difficile de s’occuper de cette souffrance qui provoque souvent de la colère. Il faut faire attention à cette dérive. Il est vrai qu’il est très difficile de s’occuper de la souffrance des proches, car il faut assumer leur colère, leur insatisfaction, leur blessure. Ce sont toutefois des mécanismes normaux de résistance à l’horreur et à la perte qu’un soignant doit comprendre : la colère fait partie des étapes du processus de deuil.

Cependant, certaines situations sortent de ce cadre, et amènent à engager sa propre responsabilité. Cette transgression ne doit pourtant pas faire l’objet d’une loi. Partagée, pensée, elle doit être l’aboutissement d’un véritable travail d’accompagnement des soins palliatifs, et proportionnée à l’inefficacité de ce qui a été entrepris. Elle n’est pas inavouable, me semble-t-il. Un médecin doit pouvoir répondre de ses actes, d’autant plus qu’il s’est en général penché sur les questions de responsabilité. Peut-être conviendrait-il, dans cette perspective, d’inciter les soignants, dès leurs études, à entreprendre le tour de leur personne, analyser leurs pratiques, remettre en question leurs certitudes, aller au contact de leurs propres limites. Certains actes d’euthanasie, en effet, traduisent la détresse des médecins, la solitude de leur exercice, l’impossibilité des uns et des autres d’investir le champ du questionnement de leurs propres limites. Notre société suscite de la complexité, nous devons y former les soignants.

M. Michel Vaxès : Dans l’hypothèse d’un coma végétatif chronique, il n’y pas d’humanité au sens où il n’y a pas d’échange possible. Pourquoi maintenir en vie alors qu’il n’y a pas de vie ? L’interruption accompagnée de la vie ne me choquerait pas, pour épargner à l’entourage les souffrances qu’a éprouvées la famille du jeune Pierra. Il me semble qu’en l’espèce, le geste ne tomberait pas sous le coup de la loi.

La situation est différente si une personne consciente, qui souffre, demande que l’on fasse cesser cette douleur par une sédation. Que faites-vous si cette personne, à son réveil, réitère sa demande et réclame de ne plus se réveiller ?

La différence est grande entre une réponse positive à cette demande, qui est une réponse compassionnelle, et l’euthanasie. N’est-ce pas de ce côté-là que le dépassement d’une apparente contradiction doit être recherché?

M. Jean Leonetti : Que pensez-vous des observatoires de fin de vie ? Comment pourraient-ils être conçus ? Nous parlons toujours des cas particuliers, mais nous n’avons pas de vision réelle de la complexité des problèmes. Un article du Monde rappelait récemment que l’on meurt mal en France, notamment dans les maisons de retraite médicalisées. Il serait nécessaire d’avoir une vision globale de la situation.

M. Olivier Jardé : Vous avez parlé de la méconnaissance de la loi par le corps médical. Il est vrai que les modules concernés sont peu suivis, mais comment engager une réflexion au niveau des soignants, sachant que les étudiants ont de plus en plus une culture du scientifique et du par cœur et non une culture humaniste de réflexion sur la personne et le sujet.

Par ailleurs, si la transgression ne doit pas faire l’objet d’une loi, le doute ne devrait-il pas être transcrit ?

M. Régis Aubry : Monsieur Vaxès, tout ce que vous avez dit ne me semble pas contredire une bonne application de la loi, à ceci près que je ne dirais pas aussi facilement qu’une personne en état végétatif chronique n’est pas une personne.

M. Michel Vaxès : C’est en effet une personne, mais dans le regard des autres, puisqu’elle n’a pas de conscience.

M. Régis Aubry : À force de relater l’affaire Pierra, nous avons le sentiment qu’elle est devenue une généralité, alors qu’en réalité, les familles ont très peur qu’on euthanasie des patients en état végétatif chronique. Certaines personnes m’ont regardé d’un air méfiant après l’affaire Pierra. Le sens de la vie d’un autre est très difficile à aborder. Pour de nombreuses familles, la vie végétative a un sens, qu’il faut respecter. C’est l’honneur d’une démocratie de considérer qu’un individu, fut-il dénué de conscience, est encore une personne.

Pour le reste, en effet, il ne me semble pas illégal de poser l’indication d’une sédation terminale dans une souffrance spirituelle réfractaire, à la condition de ne pas afficher trop vite des autorisations, de développer les démarches palliatives, d’institutionnaliser la procédure collégiale. À ce sujet, il est dommage que le déclenchement de la procédure collégiale soit réservé au médecin. Il conviendrait d’étendre ce pouvoir aux soignants et aux familles. Cela correspond à un besoin. Nous devons pouvoir être incités à discuter collégialement avec les familles. Cette modification, à la marge, pourrait avoir dans certains services des effets considérables.

Par ailleurs, il faut revoir fondamentalement la formation du médecin de demain. Nous avons mené une enquête pour connaître le niveau de connaissance des médecins de la loi sur le droit des malades et la fin de vie. Outre que le taux de réponse fut assez faible, 75 % de ceux qui nous ont répondu ignoraient la loi. Il y a un réel problème au niveau de l’information. Le vote à l’unanimité de la loi n’a pas suffi à l’intégrer à la pratique des médecins.

M. Olivier Jardé : J’enseigne la médecine légale, mais les étudiants ne suivent pas les cours qui concernent ce sujet.

M. Régis Aubry : C’est la raison pour laquelle nous avons proposé de repenser fondamentalement la formation. D’ailleurs, ce dont nous parlons n’entre peut-être pas dans le cadre d’une formation en face à face pédagogique. L’enseignement devrait prendre la forme d’un compagnonnage, car c’est sur le terrain que la démarche éthique s’apprend.

Si la pratique et les progrès en médecine sont indéniables, la formation n’a pas beaucoup changé.

M. Olivier Jardé : En revanche, les étudiants ont changé. Ils sont devenus essentiellement scientifiques. La réflexion éthique et sur la personne humaine les ennuie.

M. Régis Aubry : Je ne serais pas aussi affirmatif que vous, car je suis très surpris de voir les postulants parmi les internes dans nos services, souvent choisis en premier, et ça n’est évidemment parce qu’il n’y a rien à faire… Les étudiants, qui viennent à la rencontre de leurs propres limites, en ressortent bouleversés. Ils ne demandent qu’à apprendre à partir du moment où on les respecte aussi. Ils ne sont pas étrangers à cette dimension, mais il faut convenir que les études de médecine, qui sont la plus longue préparation à un concours dans ce pays, ne permettent pas forcément aux étudiants d’accorder du temps et de la réflexion à ce sujet qui n’est pas au programme de l’internat. Finalement, nous ne formons pas des acteurs de la santé, mais des gens qui savent réussir les examens, ce qui pose question.

S’agissant des observatoires, force est de constater que l’actualité est traversée par la médiatisation de situations très particulières et qu’en effet les médias, de ce point de vue, jouent un rôle certes informatif, mais aussi « déformatif », voire globalisant, laissant à penser que tout pourrait être généralisé. D’un autre côté, ne faisons pas les malins. Nombreuses sont les situations où nous ignorons la bonne réponse ; ne conviendrait-il pas de mieux les connaître, de les explorer, en dehors de toute forme de militantisme ? Si l’on met en place un observatoire, il ne doit pas servir les opposants ou les militants, mais ceux qui se posent des questions, qui doutent, et sont capables de laisser une trace de leurs doutes. L’observatoire pourrait permettre de collationner toutes les situations, afin de disposer d’une photographie de la complexité du problème.

Par ailleurs, la complexité de certaines situations, parfois conflictuelles, peut appeler une médiation, qui pourrait être assurée par cet observatoire.

Enfin, l’observatoire pourrait être un haut lieu de l’évaluation des pratiques et de l’application de la loi, contribuant ainsi à la recherche dans le champ de l’éthique et des soins palliatifs. Plutôt que de vouloir des réponses avant d’avoir exploré les questions, l’observatoire permettrait de mieux comprendre la situation.

M. Gaëtan Gorce : Depuis le vote de la loi, nous sommes quelques-uns à demander la création d’un observatoire de ce type, sans malheureusement obtenir satisfaction. J’espère que cette réflexion permettra de déboucher sur cette instance indispensable.

M. Jean Leonetti : Je vous remercie pour la richesse de votre exposé.

Audition de Mme Marie-Frédérique Bacqué, professeure des
universités en psychopathologie clinique



(Procès-verbal de la séance du 30 avril 2008)

Présidence de M. Jean Leonetti, rapporteur

M. Jean Leonetti : Nous accueillons aujourd'hui Mme Marie-Frédérique Bacqué, professeure de psychopathologie clinique à l’université de Strasbourg. Vous êtes, madame, vice-présidente de la Société de thanatologie et auteure de différents ouvrages, parmi lesquels L’un sans l’Autre, Psychologie du deuil et des séparations, Apprivoiser la Mort, et Le Deuil, écrit avec Michel Hanus, qui est un thanatologue faisant autorité. La loi d’avril 2005 relative aux droits des malades et à la fin de vie a, sans dépénaliser le droit de donner la mort, instauré un droit au refus des traitements, proscrit l’obstination déraisonnable des traitements et incité au développement de l’accompagnement des fins de vie. Nous vous remercions d’éclairer aujourd’hui notre mission, chargée d’évaluer cette loi, en nous faisant part de votre connaissance des situations de deuil et de leurs implications psychologiques.

Mme Marie-Frédérique Bacqué : Merci à vous de m’avoir invitée en tant que clinicienne, psychologue et psychanalyste. Ayant travaillé à plein temps pendant dix ans dans des services de cancérologie, j’ai été confrontée aux patients, à leurs familles, mais aussi à leurs soignants, et ce plus particulièrement dans le cadre de groupes Balint, au sein desquels les médecins expriment les difficultés qu’ils rencontrent dans le suivi de leurs patients. En tant que rédactrice en chef de la revue Études sur la mort et vice-présidente de la société de thanatologie, je m’intéresse au « mourir » en France. Ce terme recouvre les représentations de la mort et ses implications sur le plan humain et médico-légal. Le deuil est ma spécialité, j’en ai fait mon sujet de thèse. Dans le cadre de l’association Vivre son deuil, je continue de recevoir de nombreux parents à la suite d’une euthanasie fœtale, et des familles confrontées à des demandes d’euthanasie ou à des euthanasies pratiquées. Je travaille aussi beaucoup avec les médecins sur les demandes d’euthanasie.

Il faut distinguer, s’agissant d’euthanasie, d’une part, les aspects médicaux liés à des douleurs insupportables que les antalgiques ne parviennent pas à soulager ou qui provoquent chez les patients des effets secondaires plus ou moins difficiles à supporter ; d’autre part, la souffrance morale liée à l’agonie. Nous sommes loin de la fable Le Laboureur et ses enfants : la phase terminale, dirions-nous aujourd'hui, n’est plus acceptée par la plupart des gens : elle est devenue insupportable. Seule une minorité est capable d’en parler, de l’accepter. Le travail avec des cliniciens, médecins ou psychologues, dans le cadre d’une relation duelle, permet une approche de l’agonie. Quand l’agonie est acceptée par les patients, discutée avec les familles, la question de l’euthanasie peut alors être traitée sur un mode plus confortable pour tous : le patient, la famille, les soignants et, surtout, la société. La fin de vie se fait de manière naturelle, et le deuil se vit mieux. J’en parle en connaissance de cause car je suis les familles au moins pendant un an, parfois plus. J’ai des nouvelles parfois des années après. La prise en charge de la fin de vie doit être le corollaire de la loi Leonetti. Si l’on veut que cette loi soit appliquée et qu’il y ait moins de scandales, de situations délétères pour la société à cause du refus apparent d’accéder à la demande de mort de certains patients, il faut que notre société travaille les représentations de la mort et du mourir.

S’agissant des aspects culturels de l’euthanasie, il est intéressant de discuter avec nos voisins. L’euthanasie est autorisée aux Pays-Bas, en Belgique, en Suisse et en Oregon. La comparaison entre la possibilité de procéder à une euthanasie aux Pays-Bas et la demande qui en est faite en France butte sur des différences culturelles. Dans la tradition protestante, l’autonomie a une place fondamentale et les gens veulent contrôler leur mort. Par ailleurs, les réseaux de soins sont très différents en France et aux Pays-Bas et la fin de vie n’est pas la même. Contrairement à ce qui se passe chez nous, 40 % des gens meurent chez eux, donc accompagnés par leur généraliste et par les réseaux de soins. La loi néerlandaise sur la fin de vie s’adresse ainsi principalement à ces professionnels. En outre, 48 % des patients atteints d’un cancer meurent à domicile. En France, les demandes d’euthanasie sont reliées à des représentations culturelles, en particulier des cancers. Il y a là un lien très particulier. Enfin, la loi, telle que je l’ai étudiée aux Pays-Bas, permet une démultiplication de la responsabilité : il n’y a pas de pouvoir unique si bien que c’est finalement toute la société qui est responsable, d’où une segmentation des responsabilités et des culpabilités.

En France, la demande d’euthanasie, qu’elle provienne d’un patient ou de sa famille, va de pair avec une forte culpabilité. Les gens sont très souvent seuls. Dans notre pays, la religion catholique est très prégnante, en dépit d’une faible pratique. La famille occupe encore une place importante, malgré les divorces et les recompositions. En outre, la tradition médicale y est avant tout déontologique, c'est-à-dire fondée sur le principe hippocratique de la vie à tout prix. Même si cette morale est en voie de régression, elle demeure prédominante. Dernier point : le tabou de la mort demeure très puissant, beaucoup plus qu’aux Pays-Bas, comme le prouvent les romans ou la sociologie de la mort. La préparation de la loi néerlandaise votée en 2001 a tout de même pris trente ans ; nous en sommes loin ! En ce qui concerne les applications de la loi de 2005, de nombreux rapports, dont celui de Marie de Hennezel, ont montré qu’elle n’est malheureusement pas appliquée, notamment car les services médicaux ne veulent pas en entendre parler. Dans les services où elle est appliquée, la loi crée des tensions, entre les équipes et les chefs de service par exemple. Le problème principal est avant tout d’ordre culturel : les Français ne sont pas prêts, et l’infiltration d’associations militantes comme l’Association pour le droit de mourir dans la dignité (ADMD) s’applique par l’absence de débat sur la mort. Or, il serait pourtant possible de stimuler ce débat, de façon à préparer l’application de la loi. Nous pourrions alors limiter la demande d’euthanasie qui émane de la population, et même de la population médicale puisque l’ADMD s’est targuée d’avoir obtenu la signature d’un certain nombre de médecins ayant pratiqué l’euthanasie.

De mon point de vue de thérapeute, avec une formation d’anthropologue, la demande de mourir, d’anticiper la mort, est le plus souvent une demande de relation. Ce qui me frappe, c’est la triple solitude du mourant, de la famille et de l’équipe médicale qui empêche, à quelques exceptions près, toute discussion. Les « scandales » médiatiques sont liés à cet isolement. Qu’il s’agisse de parents amenés à tuer leur enfant lourdement handicapé ou autiste, ou d’infirmières – je ne parle pas des cas extrêmes – qui ont facilité la mort de leur patient, ou encore le cas de Chantal Sébire, les situations se caractérisent par une très grande solitude. La discussion, et c’est un scandale moral, n’est déclenchée en France que par l’ADMD et la médiatisation des cas extrêmes. Il semble que les seuls interlocuteurs de Chantal Sébire aient été l’ADMD et des journalistes ; or, c’est d’autant plus malheureux qu’il existe nombre de praticiens compétents qui peuvent parler sous couvert du secret professionnel, comme je l’ai fait moi-même avec des patients.

Cette solitude est liée à la privatisation de la mort, dont parlait déjà Philippe Ariès dans les années 1970, et même à une « hyperprivatisation » de la mort, qui la rend « honteuse » et indigne. Préparer sa mort relève du tabou. Or, j’y vois le grand défi des unités de soins palliatifs. Elles sont certes insuffisantes en nombre, mais on ne peut pas non plus prétendre, ni souhaiter, qu’elles accueillent les 550 000 personnes qui meurent chaque année. La professionnalisation de la mort n’est pas souhaitable, contrairement à l’acculturation à une mort moderne ; il ne s’agit évidemment pas de revenir à la pompe d’antan, ni à la mort d’avant, mais de travailler une façon de mourir actuelle et d’en débattre.

Je suis aussi très frappée par le sentiment d’inutilité exprimé par les patients qui demandent à en finir. Ce sentiment se retrouve dans la presse médicale internationale qui parle de « futilité », de « facticité » – pardonnez-moi ces anglicismes. L’agonie serait inutile, elle ne servirait à rien. La souffrance morale de l’approche de la fin de la vie est-elle insupportable ? Je m’interroge aussi sur la dépression. La question est posée uniquement, à tort à mon avis, sur un plan psychiatrique, conduisant éventuellement à une médication anti-dépressive. Or, une grande confusion est entretenue en France entre, d’une part, la tristesse et la dépression. La tristesse provient de ce que je sais que je vais mourir très prochainement, alors que je n’en ai pas terminé avec la vie. J’avais des projets, des envies aussi simples que de voir le soleil le matin – et je me heurte à la mort. Mais la fin de ma vie ne veut pas dire qu’au-delà de la vie, il ne se passe rien. Au contraire, nous sommes dans une société où le deuil, c'est-à-dire la possibilité de se souvenir d’une personne, est tangible. L’œuvre, quelle qu’elle soit – enfants, maison, production artistique ou scientifique – va persister. Tout cela peut se discuter. Or, bien souvent, dans les services médicaux, on ne tolère pas la tristesse et on envoie le psychiatre ou le psychologue. On assimile la tristesse de la fin de vie à une dépression pathologique. J’ai consacré plusieurs articles à la confusion entre la détresse existentielle et cette tristesse de la fin de la vie. À partir du moment où celle-ci peut s’exprimer – et je ne parle pas seulement des grands vieillards ou des cancéreux, mais aussi des enfants qui verbalisent et expriment leur tristesse –, elle ne s’assimile pas à une détresse existentielle nécessitant un traitement. Pour limiter la fuite en avant vers l’euthanasie, qui s’enclenche dès lors que l’on ne tolère pas la tristesse, et que la souffrance morale de l’agonie, insupportable, est court-circuitée en prenant une pilule, il faut que cette tristesse ait droit de cité. Alors, seulement, les fins de vie pourront exister.

J’exprime un point de vue moral et psychologique et non économique. Sur le plan économique, les fins de vie coûtent cher en moyens matériels, humains et professionnels. Elles sont « chronophages » parce qu’il faut prendre le temps de parler, d’écouter s’exprimer la tristesse des patients. Je me suis ainsi tournée vers les approches pragmatiques qui prévalent en Israël, au Royaume-Uni et en Allemagne. Dans la région de Londres, j’ai fait une étude pour le Conseil de l’Europe et j’ai interrogé les thérapeutes anglais. Nous pourrions utilement nous inspirer de leur pratique de questionnement du patient. Ils discutent avec les patients mourants et leurs familles, et leur demandent des choses très simples : de quoi avez-vous peur ? Qu’est-ce que vous allez perdre ?

Quelles sont les peurs ? Généralement, on a peur de souffrir, de mourir et d’être mort – ce qui questionne les représentations de la mort. Qu’est-ce que je vais être quand je serai mort ? Sur ce point, les enfants sont merveilleusement imaginatifs, tout sentiment mis à part. Cela suppose d’établir une vraie relation, donc de discuter sans avoir l’œil rivé sur la montre. Tous les soignants en sont capables, y compris les aides-soignantes, sous réserve qu’elles soient formées, et même les femmes de ménage, que j’accueille toujours dans les groupes de parole des soignants, car elles recueillent ces craintes et ces peurs. On leur demande souvent comment se passe la mort. Pourquoi les questionne-t-on à la place du médecin ? Probablement car on a peur que celui-ci s’abrite derrière le discours scientifique. En France, la médicalisation excessive fait que ce n’est plus le médecin qui peut établir une relation humaine, du moins le croit-on. Sans doute est-ce un préjugé. Parmi les peurs, on retrouve aussi celle de ne pas être « digne ». Il s’agit d’un terme totalement galvaudé. Je suis furieuse – et j’utilise volontairement le registre émotionnel – contre l’ADMD parce que je ne vois pas pourquoi cette association s’approprierait le terme de « dignité », qui renvoie plutôt à l’estime de soi. Les patients qui vont mourir ressentent une perte d’estime d’eux-mêmes. Concrètement, ils ne contrôlent plus rien puisque, réduits à la passivité, ils sont dépendants pour les gestes élémentaires. Ils ont peur de leur image. J’ai accompagné des jeunes patients, qui souhaitaient être toujours maquillés, pour être prêts à passer de l’autre côté dans des conditions acceptables pour eux-mêmes. La peur de l’indignité révèle aussi celle du ridicule et de la fragilité. Il faut donc vraiment permettre aux patients d’exprimer leurs peurs en les interrogeant avec des termes simples.

Parmi les pertes, arrive en premier lieu la perte de l’estime de soi, cette fameuse dignité, typiquement franco-française et qui ne se retrouve nulle part dans la littérature internationale. Les patients craignent aussi de perdre leur sécurité interne (« je ne sais pas ce que je vais devenir »). Il y a, d’autre part, tout ce qui concerne autrui et notamment la perte du respect donné par autrui.

Répondre à ces interrogations avec sa famille, ou un soignant, sans que ce soit forcément un psy, va permettre au patient de faire le « travail du mourir », c’est-à-dire de faire un travail psychique autour de sa propre mort. Verbaliser les pertes et les peurs permet de les intérioriser. De telles pratiques, qui se rencontrent en Israël, au Royaume-Uni ou en Allemagne, permettent une acceptation de l’agonie, de cet entre-deux où l’on sait – de manière plus ou moins floue parce qu’il y a des périodes de déni – que l’on va mourir, accompagné par un soignant référent. Cette acceptation, nonobstant la détresse morale, permet au patient de mieux tolérer les antalgiques, de continuer à discuter avec sa famille, avec l’équipe. De ce fait, il y a moins de passages à l’acte du côté de la famille, des soignants et des patients. Ce qui est arrivé à cette personne de Besançon, obligée de louer une chambre d’hôtel en Suisse pour aller y mourir après s’être allongée sur un sac en plastique et avoir pris sa dose létale, est attristant. Nul doute qu’il eût été possible d’accompagner cette femme en lui permettant d’avoir plus d’échanges avec son entourage. Ces fins de vie atroces sont réutilisées par l’ADMD qui fait valoir que les patients sont obligés de se suicider dans des conditions et des souffrances horribles, comme s’il n’y avait qu’une seule issue. Nous avons le devoir moral, philosophique et culturel d’affirmer qu’il y a autre chose que la fuite en avant vers l’euthanasie.

Une étude internationale sur les conséquences de l’euthanasie sur le deuil sur les familles, menée principalement aux Pays-Bas et publiée en 2004 par le British Medical Journal, a comparé des familles dont l’un des membres, cancéreux, avait subi une euthanasie, et des familles ayant perdu un proche décédé d’un cancer de manière naturelle. Les résultats sont apparemment en faveur de l’euthanasie puisqu’il y a, toutes choses égales par ailleurs et pour autant qu’elles puissent l’être, moins de symptômes post-traumatiques en cas d’euthanasie. J’ai discuté avec l’auteur après avoir décortiqué les données. La réalité est celle-ci : aux Pays-Bas, la demande d’euthanasie donne lieu à une discussion avec les patients qui sont invités à en parler avec leurs familles. Ainsi, ces familles discutent davantage que celles des patients qui persistent dans une attitude de lutte contre le cancer, de déni de leur propre mort, et qui ne parlent pas. Les personnes qui sont mortes après avoir demandé une euthanasie ont beaucoup plus discuté avec leur famille que celles qui sont mortes de façon naturelle. J’en ai tiré la conclusion suivante : s’il y avait eu, dans les cas d’agonie naturelle, un travail, un cheminement avec les malades, leurs familles et les soignants, l’agonie aurait peut-être été mieux tolérée ; il y aurait sans doute eu moins de deuils difficiles et de troubles post-traumatiques. Quand la mort est préparée, le deuil l’est aussi. Cette étude, qui est l’une des rares sur ce sujet, invite à limiter le tabou de la mort par la discussion.

Alors, comment le faire en France où la mort est un tabou ? Depuis les années 90, j’ai constaté, grâce à ma pratique, un sérieux changement. Au début, j’aurais pu penser qu’un tel bouleversement culturel était impossible, mais, au fil des années, je suis devenue plutôt optimiste au vu d’un véritable mouvement de fond : la mort est mieux prise en compte, des associations s’intéressent au deuil… Je suis assez optimiste. Nous devons poursuivre nos travaux sur la mort, reprendre les débats par l’intermédiaire des médias, autrement que sous l’angle catastrophique. Si la presse et la télévision nous donnent à connaître les cas les plus atroces et les plus bouleversants, à la limite de l’illégalité et du meurtre, la réalité est tout autre : la plupart des gens meurent très âgés, relativement bien entourés. Il y a certes bien des progrès à faire, l’accompagnement du grand vieillissement pouvant être amélioré. Dans les maisons de retraite, où la question se pose principalement, celle-ci est désormais ouvertement discutée : les directeurs que je reçois me demandent ce qu’il faut faire, s’il faut annoncer les disparitions ou encore inviter les pensionnaires à se recueillir dans la chambre du mort. Les avancées sont tangibles.

En conclusion, nous devons, d’une part, faire entrer le débat dans le champ sociétal et, d’autre part, accomplir un énorme travail auprès des équipes soignantes, notamment en matière de formation. Tout comme pour les révélations de diagnostic létal, les soignants en France ne sont pas suffisamment formés à la discussion autour de la mort. Les expériences étrangères doivent être appliquées à notre culture, que ce soit en matière de révélation de diagnostic de maladie mortelle, de soins palliatifs ou de mort. Par ailleurs, la loi n’a pas fait l’objet des applications qu’elle méritait car elle n’a pas été discutée dans l’ensemble des départements français. De par leur tradition déontologique, les médecins sont sans nul doute ouverts à une discussion qu’il faudra étendre à tous les autres soignants. Les rencontres familles-patients-soignants, si elles étaient plus nombreuses, devraient en outre aboutir à limiter la fuite en avant vers l’euthanasie.

M. Jean Leonetti : Vous avez évoqué l’importance de l’imprégnation religieuse des différentes sociétés dans leur rapport à l’euthanasie. Pourquoi dans ce cas, le Royaume-Uni, de tradition protestante, n’envisage-t-elle pas de suivre l’exemple des Pays-Bas ? Alors que c’est un des premiers pays à avoir développé les soins palliatifs, la question de la légalisation de l’euthanasie ne s’y pose pas.

Vous avez aussi exposé le caractère insupportable et inutile de l’agonie pour la société. Pour autant que le patient n’endure pas de souffrances intolérables, hormis peut-être morales, quelle est selon vous l’utilité de l’agonie, entendu comme période, de quelques jours ou quelques heures, séparant le moment où il n’y a plus rien à faire pour sauver le patient de sa mort ?

Enfin, vous avez, concernant la question du tabou de la mort dans notre société, été à la fois pessimiste sur le constat et optimiste sur l’avenir. Vous estimez que ce déni de mort, élément fort de notre culture médicale et sociétale, semble s’effacer au profit d’une certaine libération de la parole. J’ai bien compris que vous n’étiez pas favorable à l’euthanasie. Vous avez indiqué que la société n’était pas prête à accepter l’euthanasie. Mais aura-t-elle à l’être ? La parole, qui est en passe, selon vous, de se libérer et de provoquer une révolution culturelle, permettra-t-elle de dépasser cette « solution inutile » que constitue à vos yeux l’euthanasie ?

Mme Marie-Frédérique Bacqué : Chaque pays a une histoire des représentations de la mort qui lui est propre. Les Pays-Bas sont très différents du Royaume-Uni, qui, véritable bastion de résistance, a été frappé très durement par la Seconde Guerre mondiale ; elle-même très différente de l’Irlande qui, au contraire, brandit l’oriflamme catholique. Par ailleurs, au Royaume-Uni, la position des médecins est très différente : ils ont, de mon point de vue de Française, moins de pouvoirs qu’en France, où la structure est plus paternaliste. Ils sont en outre plus pragmatiques : la discussion est constante avec l’équipe soignante et en particulier avec les infirmières qui, là-bas, sont depuis toujours autorisées à administrer des opiacés, alors que leurs collègues françaises sont placées en position de subalternes, toujours en train d’attendre le feu vert du médecin prescripteur. Au Royaume-Uni, les équipes sont, comme je l’ai constaté moi-même quand j’y exerçais en tant que psychologue, extrêmement soudées. Les Pays-Bas ont aussi une culture spécifique, notamment car l’Église protestante n’a jamais fait de l’euthanasie un tabou. La désimprégnation religieuse de la fin de vie a permis d’y lancer la discussion sur la responsabilité, centrale chez les protestants. Cela se voit jusque dans la prise de médicaments – je vous renvoie à ce sujet aux études de Sylvie Fainzang. En France, le catholicisme prime en tant que représentation ; aux Pays-Bas, les protestants privilégiant l’autonomie, c’est le patient qui décide. Les citoyens néerlandais ont discuté pendant trente ans de ce qu’il fallait faire dans chaque cas possible. Au Royaume-Uni, ce débat n’a pas été porté par les citoyens, comme en Hollande, mais par les équipes médicales. Les soins palliatifs s’y sont aussi développés pour des raisons économiques parce que le National Heath Service ne voulait pas financer des traitements trop agressifs ; rappelez-vous que la dialyse rénale n’est pas remboursée au-delà de soixante-cinq ans au Royaume-Uni. L’existence de la sécurité sociale explique que la France ait glissé du côté de « l’agression thérapeutique » : les traitements sont pris en charge quel que soit l’état du patient ou son âge, même si la question de l’intérêt de certains soins en fin de vie se pose dans les services de réanimation. Il y a donc un ensemble de raisons, historiques, humaines, mais aussi économiques qui font que, au Royaume-Uni, la question de l’euthanasie n’ait pas été posée. Il est vrai que les unités de soins palliatifs y sont remarquables ; ce sont des unités ouvertes, avec de très grandes baies vitrées permettant aux patients de regarder dehors, de voir, mais aussi d’être vus. Est-ce imaginable en France ? Cette particularité autorise les échanges entre l’hôpital et la vie de la cité, en évitant la ségrégation de la fin de vie et sa ghettoïsation. Cela étant, l’obscénité de la mort demeure, comme l’a montré Geoffrey Gorer dans un ouvrage intitulé Pornographie de la mort, décrivant l’absence de partage et la solitude que l’accompagnement a permis de masquer.

L’utilité de l’agonie soulève une question vraiment fondamentale. En général, quand j’en parle, je me fais agresser, en particulier par l’ADMD, pour qui souffrir ne sert à rien. Peut-on aller au bout de sa vie de façon utile ? Il y a une utilité à ce quelqu’un, en étant évidemment soulagé de ses souffrances physiques, puisse aller jusqu’au bout de sa vie. Ce n’est pas inutile dans la mesure où cette étape permet un travail psychique sur soi, et sur le deuil de soi. Réfléchir à sa propre mort est utile ; les patients le disent. Ce travail n’est en revanche pas toujours utile pour la famille, car la discussion avec la famille peut susciter des conflits que l’on préférerait laisser de côté dans de telles circonstances. Il faut ainsi parfois des médiateurs, que l’on trouve d’ailleurs dans certains hôpitaux en Israël, au Royaume-Uni, aux États-Unis et en Allemagne. Le travail du mourir nécessite en effet de pouvoir, en miroir, recueillir les conflits et les accompagner. C’est un risque à prendre, lequel a un coût de formation et de traitement. Cet accompagnement existe dans les unités de soins palliatifs françaises, où les familles sont suivies, non seulement pendant le temps de l’agonie, mais aussi après, puisqu’elles reviennent dans des groupes ou sont suivies individuellement pour poursuivre le travail de deuil après celui du pré-deuil.

Non, l’agonie n’est pas inutile. Elle n’est ni futile, ni factice, dans la mesure où elle est accompagnée et soulagée des souffrances physiques. Nous pouvons assurer la partie morale et psychique. Mais les professionnels ne sont pas les seuls à pouvoir le faire, il y a aussi les bénévoles. C’est en effet l’occasion pour les membres de la société civile d’entrer dans les hôpitaux ; de grandes associations comme JALMALV – Jusqu’à la mort, accompagner la vie – le font déjà. À ceux qui se plaignent d’être trop vieux, de ne servir à rien et de faire souffrir leur famille, nous pouvons répondre que, pour notre société, c’est important qu’ils soient encore vivants, et que nous soyons là pour recueillir leur mémoire. Et je pense même aux patients déments, avec lesquels je travaille. Je suis frappée par le désir de vie flagrant que ceux-ci expriment parfois ; je le rétorque souvent à l’ADMD, si prompte à vouloir faire signer des testaments de vie. Rendez-vous compte que les gens déments ne veulent pas l’euthanasie : la démence change les points de vue, et il n’est pas question d’appliquer un testament de vie dans ce cas. En revanche, pour les comas végétatifs, avec une lyse cérébrale totale et irréversible, la question se pose. Je discute avec la famille, pour m’informer des volontés de la personne concernée. Je n’ai pas de position arrêtée à ce sujet.

Il existe toujours un tabou de la mort ; par exemple, on ne peut pas discuter à l’avance de son vivant, avec ses proches de la crémation. Si nous n’en sommes pas encore là, des progrès devraient toutefois pouvoir être accomplis. Après tout, il y a bien un jour des morts, qui sont célébrés de façon personnelle, certes, mais de plus en plus familiale. Pour ce qui est des services hospitaliers, la question de la mort des patients est abordée de plus en plus clairement, même s’il y a toujours des cas très difficiles, qui créent des conflits internes dans les équipes. Les choses ont toutefois bien avancé depuis mes débuts, en 1984. Quant à une euthanasie légalisée et décriminalisée, la société française ne me semble pas y être prête. Notre société est très ambivalente à ce sujet, car acculturée différemment entre le Nord et le Sud. Par ailleurs, l’attitude des individus change, selon qu’ils sont bien vivants ou atteints d’une maladie mortelle. Le discours avec les patients devrait permettre d’éviter la demande d’euthanasie, qui ne correspond pas à notre culture pour l’instant. En revanche, si le débat sur la mort n’est pas lancé, il y a un risque que les demandes d’euthanasie progressent.

M. Michel Vaxès : L’étude menée aux Pays-Bas donne des résultats paradoxaux puisque, apparemment, la demande d’euthanasie crée moins de problème à l’entourage que l’absence de demande. Mais le colloque singulier qu’elle instaure conduit-il les patients à revenir sur leur demande ? Vous soulignez, par ailleurs, la nécessité d’ouvrir le débat avec le mourant et sa famille en l’interrogeant sur ses peurs et sur ses pertes, pour mettre de la chair dans cet échange et modifier les représentations de la mort. Établir le dialogue, maintenir la parole, n’est-ce pas prolonger l’humanité et, partant, faire reculer et mieux accepter la mort ? Je prolonge votre parallèle de la baie vitrée : voir et être vu, c’est aussi poursuivre un échange, sans parole, cette fois. Votre réponse a des incidences sur la nature des soins palliatifs, qu’il faut alors voir comme un moyen de prolonger l’humanité, afin de modifier le comportement du patient qui réclame, ou ne réclame plus, la mort. Il reste le problème de la souffrance physique. Qu’en pensez-vous ?

M. Olivier Jardé : Vous avez fondé la différence d’attitude vis-à-vis des aides-soignantes et des médecins sur le langage. Ne pensez-vous pas qu’il s’agisse plutôt d’une question de proximité ? Parler avec les mourants, c’est « chronophage » et les médecins doivent passer rapidement dans les chambres. Par ailleurs, la tristesse ne viendrait-elle pas surtout de la peur de l’inconnu ? En outre, la mort, même si elle a lieu dans 70 % des cas dans des structures collectives, n’est-elle pas toujours strictement personnelle ? Enfin, je vous suis quand vous soulignez l’écart qui peut séparer une décision prise en pleine santé d’une décision prise au pied du mur.

Mme Marie-Frédérique Bacqué : La clinicienne que je suis assiste bel et bien à une remise en cause des demandes d’euthanasie lorsqu’on parle avec les patients, sauf situations très particulières, dans le cas de patients ayant des idées très arrêtées, faisant preuve d’une certaine rigidité ou d’idéologie. Cela se sent bien quand on est psychologue, sensibilisé à la demande inconsciente et à son ambivalence. Ce sont des personnalités bien particulières, voire pathologiques, qui persistent dans leur demande. Mais, globalement, l’échange langagier permet souvent de remettre en cause la demande d’euthanasie. Mon expérience rejoint celles de Robert Zitoun et de Guy Benamozig : la discussion remet en cause la demande d’euthanasie.

La souffrance physique est bien une limite. Aujourd'hui, on peut permettre aux patients qui souffrent de se reposer un moment, avec l’Hypnovel par exemple, pour, ensuite, faire face peut-être différemment à la douleur. Dans des cas aussi difficiles, il y a une discussion au sein de l’équipe. Le problème est à peu près résolu dans la majorité des cas, puisque la part des patients qui ne parviennent pas à être soulagés est de l’ordre de 10 %. Cela étant, je ne suis pas forcément pour l’euthanasie dans ces cas extrêmes ; je voudrais pouvoir en discuter.

L’absence de parole ne supprime pas l’échange. Même avec les patients victimes d’accidents vasculaires cérébraux ou souffrant de déficits, qui ne peuvent pas parler, – et ils sont très nombreux – le geste, le regard permettent de se comprendre.

Le médecin a-t-il ou non le temps ? Je ne sais pas. Je crois qu’au sein de l’équipe soignante, il n’y a pas le médecin détenteur de la science et celui qui s’occupe de la relation. Il serait extrêmement dommage que le médecin soit clivé. Il peut faire un transfert positif, s’il fait une rencontre enrichissante. Dans ce cas, même le médecin le plus débordé trouvera un petit peu de temps. Ce n’est pas tant la quantité de temps qui importe que la qualité de l’échange. Les médecins peuvent parfaitement accompagner les patients, même en dehors d’une USP. Il y a toujours un patient avec qui on a envie d’aller jusqu’au bout.

La tristesse trouve, bien sûr, ses racines dans la peur de l’inconnu et l’incertitude. La mort soulève aussi la question du néant. Les enfants répondent souvent que ce sera « comme quand ils n’étaient pas nés » ; c’est une défense que beaucoup d’adultes ont perdue. Quant à la nature collective ou privée de la mort, il s’agit bien sûr d’un événement strictement personnel. Dans tous les cas, c’est moi qui meurs ; même la personne la plus douée d’empathie ne pourra pas m’accompagner jusqu’au bout et franchir le fleuve avec moi. Certains patients demandent à être entourés, mais beaucoup d’autres se tournent vers la paroi, et préfèrent mourir seul. Il faut respecter leur choix. Très fondamentalement, la loi doit laisser toutes ses chances aux individus d’accomplir ce travail du mourir et à la société de recueillir leurs dons, comme le souvenir, la mémoire… Aujourd'hui, on construit des crèches à côté de maisons de cure médicale, et il arrive de voir des gens déments raconter de petites histoires à des enfants. Ils transmettent bien quelque chose. Leur fin de vie n’est pas inutile. Aller jusqu’au bout avec ses parents – et je vous renvoie à ce sujet à Simone de Beauvoir – c’est faire un travail sur sa propre mort. Et c’est déjà une avancée considérable.

M. Jean Leonetti : Nous vous remercions, madame la professeure, de nous avoir apporté votre éclairage.

Audition de M. Guy Benamozig, psychanalyste, docteur en anthropologie


(Procès-verbal de la séance du 30 avril 2008)

Présidence de M. Jean Leonetti, rapporteur

M. Jean Leonetti : Pour conclure cette journée d’auditions, nous avons le plaisir d’accueillir M. Guy Benamozig, psychanalyste et anthropologue. Monsieur Benamozig, vous travaillez à l’unité de neuroanesthésie-réanimation du groupe hospitalier de la Pitié Salpêtrière et exercez en même temps en tant que psychanalyste. Vous avez beaucoup travaillé sur le suicide des adolescents, participant notamment à l’accompagnement des familles. Votre connaissance du terrain peut nous être utile pour évaluer les effets de la loi d’avril 2005 afin, le cas échéant, d’y apporter des modifications. Je vous propose de nous exposer votre perception de la loi au regard de votre pratique quotidienne, et éventuellement d’en faire la critique. Après quoi, l’audition se poursuivra par un échange de questions et de réponses avec mes collègues Michel Vaxès, Gaëtan Gorce et Olivier Jardé.

M. Guy Benamozig : Je suis un psychanalyste très atypique : à la fois analyste et anthropologue, comme vous l’avez rappelé. J’ai également un parcours particulier, marqué notamment par un travail sur le suicide des adolescents. J’ai voulu créer, dans les années quatre-vingt, une structure d’accueil médico-psychologico-sociale afin d’aider les adolescents suicidaires. Elle n’a malheureusement pas pu voir le jour, mais des idées ont circulé, et la maison de Solenn, en particulier, correspond assez bien à ce que j’avais en tête.

J’ai également effectué dix ans de travail de terrain dans différents lieux de psychothérapie institutionnelle où j’ai été confronté à la folie au quotidien, et pratiqué la pédopsychiatrie avec des enfants autistes ou psychotiques. J’ai eu la chance de travailler avec le Professeur Courtecuisse, qui a créé au Kremlin-Bicêtre la première unité d’accueil d’adolescents suicidaires. J’exerce aussi en cabinet, travaillant en ambulatoire auprès de patients schizophrènes – avec lesquels j’obtiens des résultats intéressants, puisqu’ils parviennent à se réinsérer dans le réel, avec leurs souffrances. Parallèlement, je travaille également au sein d’une unité d’accueil neurochirurgicale.

En arrivant, il y a huit ans, dans cette unité, je me suis retrouvé dans un monde dont j’ignorais tout : l’équivalent français du feuilleton Urgences. Ce n’est qu’au fil du temps que j’ai pu m’imprégner de cet univers et maîtriser son langage hermétique.

Le service de réanimation neurochirurgicale où je travaille assure deux grandes gardes par semaine. Il accueille tous les patients d’Île-de-France victimes d’un accident vasculaire cérébral ou d’un trauma crânien lié à une agression ou un accident de la circulation. L’unité reçoit environ 450 patients par an, et connaît l’équivalent de deux décès par semaine.

Mon chef de service souhaitait que j’aide l’équipe à aborder le problème de la souffrance, celle des soignants comme celle des familles des patients en réanimation, notamment de leurs enfants.

Laissez-moi vous donner un exemple de ce à quoi j’assiste au quotidien. Un homme de cinquante-cinq ans, sans antécédents médicaux particuliers, marié, avec trois enfants, souffre un jour de céphalées brutales qu’il traite avec de l’aspirine. Le soir, son épouse le trouve couché anormalement, et respirant de façon très particulière. Ne parvenant pas à le réveiller, elle appelle le SAMU, et on découvre qu’il est dans le coma.

Ce patient est intubé, ventilé, et envoyé aux urgences. Là, un scanner est pratiqué, qui permet de découvrir une hémorragie méningée. Le patient est classé environ cinq sur l’échelle de Glasgow. Il est embolisé et passe au bloc opératoire, où on pratique une dérivation ventriculaire externe (DVE). En vous racontant tout cela, je tente de vous faire comprendre à quel point le vocabulaire employé dans cet univers est peu familier pour une personne extérieure : c’est ce à quoi j’ai été confronté au début, et j’ai dû apprendre à décoder ce langage, pour être au plus près des familles comme du personnel soignant et parvenir à les aider.

Au bout de treize jours de soins intensifs, le patient passe en état de mort cérébrale. L’accompagnement que j’ai donné quotidiennement aux enfants et à l’épouse contribue à ce que cette dernière autorise un prélèvement d’organes. En effet, plus on délivre une information claire aux familles, plus celles-ci sont réceptives à un échange.

Chaque matin, j’assiste au staff médical, qui comprend une vingtaine de médecins – réanimateurs, neurochirurgiens, externes –, des cadres hospitaliers, une assistante sociale, etc. Auparavant, je passe dans les différents boxes – l’unité n’est pas organisée en chambres –, je discute avec les médecins, les infirmières et les aides-soignants – lesquels sont 140 au total, divisés en trois équipes – et je les interroge sur d’éventuels problèmes rencontrés avec les familles. Ensuite, je cherche à savoir si des patients risquent de décéder ou si leur état connaît des complications importantes. Vient enfin la visite des familles ; je les aide à comprendre ce qui s’est passé au moment de l’accident puis de la tentative de réanimation. C’est également à ce moment qu’en compagnie du médecin, je suis amené à annoncer que l’on est arrivé au bout de tous les soins curatifs.

Tel est le contexte dans lequel je suis amené à travailler.

M. Jean Leonetti : Nous aimerions que vous puissiez nous éclairer sur cet univers où la mort est surmédicalisée. Quel est votre regard de psychanalyste sur l’attitude de l’accompagnant vis-à-vis du mourant, surtout s’agissant de personnes qui pouvaient être en excellente santé quelques heures auparavant ? Quelle est la réaction des familles ? Quelles sont les différentes phases du deuil ? Si j’ai bien compris, vous n’avez que très peu de contacts avec les malades eux-mêmes, qui sont le plus souvent inconscients. Quel est le meilleur moyen d’accompagner les familles pour que la mort annoncée soit finalement admise, que l’acceptation vienne après la colère et la révolte ? Comment faire en sorte que les familles n’aient pas le sentiment que l’on pratique un acharnement thérapeutique, que l’on prodigue des soins inutiles – pour que, pour reprendre l’expression de Mme Marie-Frédérique Bacqué, le temps séparant le moment où on espère sauver de celui où l’on renonce à guérir soit un « temps utile » ?

M. Guy Benamozig : Il convient de préciser que les patients reçus par les neurochirurgiens et les neuroréanimateurs sont dans un coma thérapeutique. Je n’ai donc pas, en effet, de contact avec eux. En revanche, à partir de l’accident qui a conduit au coma, les familles viennent fréquemment rendre visite au patient. L’événement constitue pour elles une rupture dans leur vie quotidienne. Dès les premiers entretiens, j’essaie d’être présent avec le médecin réanimateur. Nous disposons désormais d’un lieu adapté pour recevoir la famille et lui expliquer ce qui se passe : nous pouvons lui montrer les scanners, les IRM. Dès les premiers temps, lorsque le médecin explique ce qui se passe dans le cerveau du patient, je sers de passeur, d’intercesseur, voire d’avocat, je décode les termes techniques. Tout cela prend du temps, mais dans la mesure où nous ne cachons rien aux familles, nous faisons en sorte qu’elles sachent précisément ce qui se passe. Je tente d’employer le langage le plus simple, de reformuler les expressions utilisées par le médecin. Si, au bout de quelques jours, on s’aperçoit que les soins curatifs ne sont pas en mesure de sauver le patient, on passe aux soins palliatifs, aux soins de confort. Le conjoint constate alors que son mari ou sa femme ne réagit pas, et à ce constat clinique s’ajoutent les résultats des examens médicaux – électroencéphalogrammes, radiographies, scanners, IRM – qui nous renseignent sur l’évolution du patient et les éventuelles lésions que subit son cerveau.

M. Jean Leonetti : Nous avons bien compris votre méthode. Mais ce que nous aimerions savoir, c’est quelle est l’évolution du deuil de ces familles. Quand on leur apprend que tout est perdu, demandent-elles que l’on arrête les traitements ? Ou, au contraire, le deuil est-il plus difficile si cet arrêt est trop brutal ? Par ailleurs, certains patients ne décèdent pas, mais peuvent conserver des séquelles de leur accident. Dans ce cas, devant cette perte de capacités ou de l’image de soi, existe-t-il, de la part de la famille ou du patient, une demande de mort ?

M. Guy Benamozig : Nous parlons là de l’accompagnement des patients qui vont décéder. Il est certain qu’à partir du moment où l’on annonce aux familles que les soins curatifs sont sans effet, que l’on est au-delà de toute ressource thérapeutique, on ne demande pas leur avis ; on les confronte à la situation, on les accompagne, on leur explique le mieux possible que le patient, compte tenu des destructions cérébrales qu’il a subies, ne pourrait pas survivre sans respirateur. On leur assure qu’il ne ressent aucune souffrance, et qu’il va doucement s’éteindre. Naturellement, l’annonce du décès prochain provoque chez les proches une grande souffrance psychique, décrite par l’éminent psychiatre Sandor Ferenczi. Elle se manifeste par une dénégation de la mort, la déréalisation, l’apragmatisme ; elle s’accompagne de moments d’effondrements, de larmes, de cris, selon l’origine ethnique ou culturelle des familles. Chacun réagit de façon différente, et mon rôle est d’être au plus près de ces personnes afin de les soutenir et de les préparer au deuil. S’il y a des enfants, je vais faire en sorte de leur expliquer que leur père ou leur mère va disparaître. Je dispose d’un livret qui montre de façon très simple ce qu’est, par exemple, une rupture d’anévrisme, une destruction cérébrale. Je me sers aussi de jouets. L’objectif est d’amener progressivement les familles à entendre, à intégrer l’idée que le patient va disparaître.

M. Jean Leonetti : Vous avez dit que l’on ne demandait pas aux familles leur avis sur l’arrêt des médications qui maintiennent artificiellement en vie. Permettez-moi de vous rappeler que c’est pourtant ce que prévoit la loi. Pensez-vous que cela soit inutile ?

M. Guy Benamozig : Nous sommes dans l’hypothèse d’une destruction du cerveau, et il n’y aura donc plus d’éveil. On le sait grâce aux IRM, aux scanners ou aux électroencéphalogrammes (EEG) cognitifs : le patient ne reprendra plus conscience. Je ne parle même pas d’état végétatif ; aucun soin ne pourra permettre de sauver le patient, et il suffit de débrancher le respirateur pour qu’il décède aussitôt. C’est donc une situation très particulière.

M. Jean Leonetti : Mais il ne va pas nécessairement décéder tout de suite…

M. Olivier Jardé : Vous travaillez, il est vrai, au CHU Pitié Salpêtrière, un établissement hautement spécialisé, et de surcroît dans un service de réanimation neurochirurgicale, qui correspond à une phase très aiguë, où, de fait, on pratique l’acharnement thérapeutique, puisque l’on met en œuvre tous les moyens thérapeutiques pour sauver la personne.

M. Guy Benamozig : Je ne suis pas médecin, je le rappelle.

M. Olivier Jardé : Bien sûr, mais vous savez comme moi que le réveil des patients se fait à des degrés différents selon l’âge. Pour certains patients âgés, alors que l’on croit que les destructions cérébrales interviennent au bout de deux ou trois mois, il s’avère que ce délai est beaucoup plus court. À quel moment allez-vous vous entretenir avec la famille ? Car, dans cette phase aiguë pendant laquelle vous intervenez, on fait tout pour sauver la personne. Quant aux destructions cérébrales, vous savez comme moi qu’elles peuvent faire l’objet de récupérations. Et certaines lésions supposées gravissimes sont amenées à se réparer. Par ailleurs, le cas que vous décrivez est relativement rare et ne doit pas concerner plus d’un patient par semaine. Souvent, il y a une phase d’attente, il est placé dans un autre service, et c’est là que se pose vraiment la question. J’aimerais donc savoir quel est le pourcentage de cas tels que vous les décrivez, et à quel moment vous commencez à vous entretenir avec la famille du risque de décès et d’un éventuel débranchement.

M. Guy Benamozig : Il n’y a pas de débranchement dans le service. Par ailleurs, j’accompagne chaque jour deux ou trois familles, mais cela ne se termine pas nécessairement par le décès du patient. Enfin, j’ai présenté le processus de façon simplifiée, mais il va sans dire qu’il peut se passer dix ou quinze jours, voire plusieurs semaines, avant que l’état du patient ne connaisse une détérioration irréversible, un effondrement – après un vasospasme, par exemple. On est alors au bout du traitement, et c’est à ce moment que je suis amené à être au plus près des familles.

M. Jean Leonetti : Lorsque l’on annonce à la famille que le patient pourra vivre, mais qu’il souffrira d’importantes séquelles, y a-t-il des demandes, explicites ou non, d’euthanasie ?

M. Guy Benamozig : Oui, cela arrive. Au bout de plusieurs semaines de soins, on peut parvenir à la conclusion que le patient s’éveillera dans un état végétatif, ou du moins avec un cerveau ayant subi des destructions massives, empêchant qu’il puisse reprendre sa vie antérieure. Dans de tels cas, nous avons des discussions quotidiennes avec la famille. Nous cherchons à savoir si le patient avait exprimé un souhait pour le cas où il se retrouverait dans une telle situation.

M. Jean Leonetti : Mais cette demande est-elle fréquente ? Dans un cas aussi spécifique, où la personne concernée passe brutalement d’une santé florissante à une vie avec des séquelles importantes, quand ce n’est pas la mort, où faire son deuil, c’est aussi faire le deuil de la vie normale, y a-t-il une demande de mort formulée par la famille, explicitement ou non ? Entendez-vous souvent des phrases telles que : « au fond, il vaudrait mieux qu’il meure » ?

M. Guy Benamozig : Il est vrai que c’est une demande qui est formulée, même si ce n’est pas fréquent. Quand on sait que le patient présentera des séquelles importantes, quand on peut expliquer à la famille ce que sera sa vie future, celle-ci peut être amenée à révéler que le patient avait déclaré ne pas vouloir vivre dans de telles conditions.

M. Jean Leonetti : Dans le cas d’un malade inconscient, le législateur a tenté d’encadrer la décision, toujours difficile, d’arrêter les traitements inutiles ou disproportionnés. Quand l’équipe médicale, de façon collégiale, diagnostique un dégât cérébral et constate qu’elle ne peut plus rien faire, elle doit rechercher si le patient a écrit des directives de façon anticipée – auquel cas il faut en tenir compte – et, à défaut, recueillir l’avis de la famille ou de la personne en responsabilité. La loi, qui n’a que trois ans, est-elle appliquée, dans l’esprit ou dans la lettre ? Autrement dit, avez-vous connaissance de directives anticipées, soit écrites, soit transmises oralement à la famille ? Par ailleurs, comment recueille-t-on l’avis de cette dernière ? J’ai eu le sentiment, à vous entendre, que l’on se contentait d’évoquer un pronostic effroyable avant d’arrêter les traitements. Peut-il y avoir conflit entre une famille qui préférerait que le patient meure plutôt qu’il vive avec des séquelles graves et une collégialité médicale qui refuserait de mettre fin à ses jours, ou la situation inverse ? Comment l’avis de la famille est-il pris en compte ?

M. Guy Benamozig : En tout état de cause, l’avis médical est rendu de façon collégiale : chaque patient est vu quotidiennement par l’ensemble de l’équipe. S’il s’avère que le patient va décéder ou vivre avec de graves séquelles, un médecin référent, que j’accompagne, l’annonce à la famille qui peut alors faire part de son avis. Certaines familles réclament un « acharnement », entre guillemets. Elles veulent que le mari, l’épouse, l’enfant soit maintenu dans l’état où il se trouve, et leur demande est alors respectée. Le patient, végétatif ou pauci-relationnel, est alors placé en chambre, et peut rester ainsi plusieurs années sans d’ailleurs que la famille, bouleversée par la situation, ne vienne lui rendre visite. Ce n’est plus qu’un corps inerte dans un lit.

M. Jean Leonetti  : Pardonnez-moi d’insister, mais j’avais l’impression, en entendant la première partie de votre exposé, que le corps médical prenait une décision sans prendre l’avis de la famille.

M. Guy Benamozig : Au contraire, elle est consultée.

M. Jean Leonetti : Mais si la famille juge légitime ce que l’on appelle l’acharnement thérapeutique, vous pensez que l’on doit suivre son avis ?

M. Guy Benamozig : C’est le cas si la famille, en dépit de toutes les explications que l’on a pu lui apporter, a une volonté acharnée de voir le patient vivre. Je pense au cas d’une femme qui vivait une relation véritablement pathologique avec son mari. Celui-ci a vécu ainsi pendant un certain temps un état pauci-relationnel, sans aucun contact avec l’extérieur.

M. Jean Leonetti : Imaginons, à l’inverse, que l’épouse n’ait pas cette relation que vous jugez pathologique et qu’elle ait exprimé le souhait de ne pas « récupérer » le malade. Dans ce cas, les médecins auraient-ils euthanasié le patient ?

M. Guy Benamozig : Ils auraient plutôt expliqué que les soins curatifs ne pouvaient pas lui permettre de reprendre une vie normale et qu’il fallait passer à des soins palliatifs, à des soins de confort.

M. Jean Leonetti : N’est-ce pas toujours le cas ?

M. Guy Benamozig : En l’espèce, les destructions cérébrales étaient telles que le patient se dirigeait vers un état pauci-relationnel.

M. Jean Leonetti : En pratique, l’attitude médicale sur la vie ou la mort de ce patient aurait-elle pu changer en fonction de la relation qu’on avait avec la famille ?

M. Guy Benamozig : C’est une question qu’il faudrait plutôt poser à un médecin.

M. Olivier Jardé : Certains malades n’ont pas de famille. Et nombreux sont les Français à avoir désigné une personne de confiance avec laquelle ils n’ont pas de liens familiaux, mais qui peut être amenée à prendre des décisions graves. Avez-vous eu l’expérience d’une situation où c’est un ami ou un voisin qui accompagne le patient ?

Par ailleurs, pour avoir lu un certain nombre de directives anticipées, qui sont encore rares, je peux témoigner qu’elles expriment toutes la même chose : le souhait de mourir sans souffrir. Avez-vous une autre expérience ?

M. Guy Benamozig : Non.

M. Olivier Jardé : S’il existe peu de directives anticipées, il est en revanche fréquent qu’une personne de confiance soit désignée. C’est une politique pratiquée par de nombreux hôpitaux, même à l’occasion d’un acte aussi bénin qu’une radiographie. Or ces personnes n’ont pas toujours conscience du rôle qu’elles pourraient être amenées à jouer. C’est pourquoi je voulais vous demander si vous aviez été confronté à ce genre de situation. Se prononcer pour un arrêt thérapeutique, par exemple, est une décision grave qu’une personne de confiance n’a pas nécessairement envie d’assumer.

M. Guy Benamozig : Durant les huit années que j’ai passées à la Pitié Salpêtrière, je n’ai pas du tout eu une telle expérience. Il arrive que des personnes sans domicile fixe soient admises dans le service, et elles en ressortent parfois avec des séquelles assez lourdes. Mais je n’ai pas rencontré de situation impliquant une personne de confiance.

M. Jean Leonetti : Et aucune famille ne vous a présenté de directives anticipées depuis 2005, date à laquelle la loi l’a prévu ?

M. Guy Benamozig : Non, pas sous cette forme.

M. Jean Leonetti : Cela s’explique aussi par le fait que vous avez affaire à des gens qui étaient encore bien portants peu de temps auparavant. Ils n’avaient pas forcément une réflexion sur la mort.

M. Guy Benamozig : En effet. Il s’agit de ruptures brutales. Les patients concernés peuvent être encore très jeunes.

M. Jean Leonetti : Vous avez dit que certaines familles ne rendaient plus visite aux patients dès lors qu’ils sont sortis du service de réanimation. Est-ce souvent le cas ?

M. Guy Benamozig : S’agissant de patients pauci-relationnels ou végétatifs, c’est en effet assez fréquent. On manque d’ailleurs de lieux pour les accueillir. Mais je n’interviens plus lorsque le patient n’est plus en réanimation. S’il est décédé, j’accompagne les familles jusqu’à la chambre mortuaire, je contacte éventuellement les établissements dans lesquels sont scolarisés les enfants afin de prévoir un suivi psychologique, j’oriente les familles vers des associations travaillant sur le deuil, etc.

M. Michel Vaxès : La loi du 22 avril 2005 a-t-elle entraîné selon vous un changement de comportement chez le personnel soignant ?

M. Guy Benamozig : Absolument pas.

M. Michel Vaxès : Est-elle seulement connue ?

M. Guy Benamozig : Oui, et mon chef de service en parle énormément, de même qu’il évoque vos travaux, auxquels il a d’ailleurs contribué, il me semble. Mais l’approche de notre service est particulière, car elle est le fait d’une équipe médicale extrêmement soudée. Ainsi, lors des entretiens avec les familles, les médecins ne sont pas les seuls à intervenir : les infirmiers y participent également. Nous sommes dans une alliance permanente, une discussion continuelle entre les familles et le personnel médical.

M. Jean Leonetti : Merci, monsieur Benamozig, de nous avoir fait part de votre expérience, sans doute plutôt inhabituelle dans les hôpitaux français, de psychanalyste en milieu de réanimation.

M. Guy Benamozig : En effet, cette expérience n’est, à ma connaissance, pas suivie par les autres services de réanimation. Il serait pourtant utile de former d’autres psychologues et psychanalystes à ce travail et de créer pour eux des postes. Je me suis ainsi aperçu que le lien formé au quotidien avec les familles facilitait le don d’organes, puisque neuf familles sur dix donnent alors leur accord à un prélèvement lorsque celui-ci est possible.

Audition de Mme Suzanne Rameix, professeur agrégé de philosophie, maître de conférences, département d’éthique médicale, faculté de médecine de Créteil


(Procès-verbal de la séance du 7 mai 2008)

Présidence de M. Jean Leonetti, rapporteur

M. Jean Leonetti : Merci, madame Rameix, de participer à cette audition. Vous êtes professeure agrégée de philosophie, maître de conférences au département d’éthique médicale au CHU Henri Mondor, à l’université Paris XII. Outre de nombreux articles, vous avez publié un ouvrage qui fait aujourd’hui référence : Fondements philosophiques de l’éthique médicale.

Vous êtes la première philosophe qui intervient dans le cadre de nos travaux. La gravité des problèmes que nous abordons, les situations extrêmes sur lesquelles nous réfléchissons font émerger naturellement, à chaque moment de nos analyses, des interrogations philosophiques sur lesquelles nous avons besoin d’être éclairés.

Nos débats sont en outre trop souvent rendus confus par l’utilisation contradictoire de certains concepts ; certes, la cause peut en être la confrontation de logiques discursives différentes, mais aussi l’ignorance ; je pense à tout ce qui peut se dire sur les notions de dignité, de liberté ou de volonté. Là aussi nous avons besoin de cet art de circonscrire les idées, qui fait la raison d’être de la philosophie.

On peut se demander si les réponses anciennes conviennent toujours à des questions rendues très particulières par l’évolution des techniques et des sciences médicales, qui nous mettent dans des situations que nous ne pouvions imaginer. Aussi s’interroge-t-on sur la possibilité de faire appel à des formulations plus modernes pour répondre aux conflits entre l’interrogation éthique et le développement scientifique, notamment de la médecine, au début et en fin de vie.

Vous pouvez nous aider dans notre réflexion, laquelle tourne autour des questions suivantes : faut-il légiférer, accompagner la loi actuelle, préciser celle-ci ou mieux la faire connaître ? Faut-il la compléter, voire la modifier ?

Mme Suzanne Rameix : Je vous remercie pour votre invitation. J’ai trois modes de travail. Je travaille comme enseignante en philosophie morale et politique pour élaborer mes cours. D’autre part, je conduis une réflexion pédagogique à partir de mon enseignement auprès d’étudiants en médecine ou infirmiers ou sages-femmes dans le cadre de la formation initiale, et de personnels médicaux, paramédicaux et du champ médico-social, dans le cadre de la formation continue, en particulier dans le champ de la gérontologie. Enfin, j’appartiens à des groupes de réflexion de professionnels, engagés dans le soin, qui doivent parfois prendre des décisions très lourdes et qui cherchent à élaborer collectivement des indications pour réguler les pratiques professionnelles, recommandations qui soient politiquement légitimes, moralement justifiées et communes, dans un souci de justice pour que tous les citoyens soient traités à égalité dans tous les services et dans le système de santé, selon les mêmes bonnes pratiques en évitant l’arbitraire des conduites individuelles. J’ai fait ce travail, par exemple, dans le cadre de la Commission d’éthique de la société de réanimation de langue française pour préparer le texte de 2002 sur les limitations et arrêts de traitement en réanimation adulte ; je travaille actuellement dans un groupe éthique qui regroupe les obstétriciens, les néonatologistes et les pédiatres de périnanatologie, etc. Ces trois approches, dont je vais tirer ma réflexion, me font parvenir aux mêmes conclusions et se renforcent mutuellement.

Deux propositions m’ont été faites : réfléchir sur les conditions d’application de la loi et, éventuellement, sur ses insuffisances.

Quelles seraient ces dernières ? La question est posée par le débat médiatique sans doute. L’idée est que la loi de 2005 ne serait qu’une étape, qu’il conviendrait maintenant d’aller vers la dépénalisation de l’aide au suicide ou de l’euthanasie, voire leur légalisation. Je pense que ce n’est pas la question la plus importante sur la mort aujourd’hui en France, mais qu’il faut l’aborder de front. En effet, ce débat, relayé par les médias, a des répercussions tout à fait négatives sur les bonnes pratiques à l’hôpital, en institution et à domicile ; en outre, il est cause de très grande détresse chez les patients, les familles et les professionnels.

Posons le problème. Puisque nous parlons ici de loi, il s’agit d’analyser ce que l’homme fait à l’homme, c’est-à-dire les actes faits par l’homme sur l’homme, dans lesquels il peut exister un lien causal entre l’acte et la mort d’autrui. Il faut définir cinq actes :

– premièrement, une analgésie en phase terminale pour un malade, avec le risque éventuel d’accélérer le décès si des doses élevées sont données pour traiter des douleurs réfractaires ;

– deuxièmement, limiter ou s’abstenir d’un traitement vital ; il s’agit d’une abstention d’action, une omission

– troisièmement, arrêter un traitement vital ; il s’agit d’une action

– quatrièmement, aider une personne à se suicider, c’est-à-dire donner à une personne un moyen de se tuer elle-même, par exemple par ingestion ou injection, si elle ne peut pas déglutir ;

– cinquièmement, l’euthanasie, c'est-à-dire provoquer délibérément la mort d’un malade pour mettre fin à ses souffrances, par exemple par une injection, comme un coktail lytique ou une injection de chlorure de potassium. Mais il faut préciser qu’est euthanasique tout acte qui provoque délibérément la mort d’un malade, que toute injection mortelle n’est pas euthanasique et que toute euthanasie n’est pas une injection mortelle. Au Texas une injection de chlorure de potassium sur un condamné à mort n’est pas une euthanasie, pas plus que ne l’est une injection accidentelle par erreur de dosage ou de produit sur un malade.

Dans ces cinq actes il convient de distinguer ce qui est du fait de l’homme et ce qui est du fait des choses dans la mort du malade. Pour les actes 1, 2 et 3, toute la difficulté est de discerner l’intention qui a présidé à la décision de limiter, de s’abstenir ou d’arrêter un traitement vital. En revanche pour les actes 4 et 5, sans conteste, la mort est du fait de l’homme, qu’il s’agisse du suicide ou de l’euthanasie.

Deux situations se présentent. Première situation : la personne n’est pas en état d’exprimer sa volonté. Dans ce cas, l’acte 1 s’inscrit dans le cadre du traitement de la douleur ; c’est un acte médical, qui se justifie par sa nécessité. Je reviendrai sur la titration de la morphine et la proportionnalité des doses analgésiques et de la douleur dont je regrette qu’elle n’ait pas été inscrite dans la loi. S’agissant des actes 2 et 3, les professionnels de santé, formés et mandatés par l’État, n’ont le droit d’agir sur le corps d’autrui qu’en cas de nécessité médicale. Si l’acte n’a pas ou plus de nécessité médicale, le privilège thérapeutique des professionnels de santé qui leur permet de toucher le corps d’autrui ne joue plus ; il est alors légitime de limiter ou d’arrêter les traitements. Une deuxième enquête, limitation et arrêt de traitement actif en réanimation adulte-2 (LATAREA-2), vient d’être publiée. La première enquête LATAREA indiquait le chiffre d’un peu plus de 53 % ; la seconde enquête montre que 54,4 % des décès dans les services de réanimation adultes en France sont liés au fait que les professionnels de santé, de façon tout à fait légitime et en respectant, je l’espère, les procédures de la loi, ont pris la décision de limiter ou d’arrêter des traitements vitaux. Cela ne signifie pas que ces décisions soient simples et il y a la nécessité d’enseigner la délibération sur les cas, les moyens de contrôle de l’intention, le travail d’équipe, etc.

Deuxième situation : la personne exprime sa volonté. L’acte 1 est encore la demande d’un acte médical, à savoir le traitement de la douleur. C’est l’exercice légitime d’un droit-créance, qui est inscrit dans la loi de 1999 et dans la loi Kouchner de 2002, il fait partie des droits des malades. Malheureusement, ce droit n’est toujours pas respecté, cela ressort de l’enquête mort à l’hôpital (MAHO) et des chiffres d’Édouard Ferrand. S’agissant des actes 2 et 3, le patient refuse un acte sur son corps. Il est probable que l’acharnement thérapeutique est un problème plus essentiel que celui de l’euthanasie. S’agissant des actes 4 et 5, la personne demande un acte hors soins, qui n’a rien à voir avec la pratique médicale et le soin : le moyen de se suicider ou d’être tuée par une tierce personne.

Il ne faut pas confondre le fait de refuser un traitement – c’est-à-dire demander que le médecin ne fasse pas ou arrête un traitement – et celui de demander que l’on vous donne une substance mortelle ou qu’on vous l’injecte. Dans les deux cas, la demande semble l’exercice d’une même liberté. Mais il y a en fait une différence fondamentale : dans le premier cas, c’est le refus que quelque chose soit fait par un tiers sur soi-même ; dans le second, c’est la demande que quelque chose soit fait par un tiers sur soi-même. Cette dernière demande ne relèverait pas d’un droit-liberté, mais d’un droit-créance.

On peut considérer que le traitement de la douleur peut être l’objet d’un droit-créance. On peut définir une obligation qu’aurait l’État ou un système de santé d’apaiser les douleurs des malades, obligation qui pèse sur l’Etat et se traduit par un droit pour le citoyen à recevoir des traitements de la douleur

M. Jean Leonetti : Quelle est la frontière entre le droit-liberté et le droit-créance ?

Mme Suzanne Rameix : En philosophie politique, on parle de droit-liberté quand il s’agit d’un droit de faire quelque chose. Par exemple, le droit de circuler, le droit de s’associer, le droit de pratiquer un culte, le droit de vote, etc. On parle de droit-créance quand il s’agit du droit à quelque chose qui permet de faire. C’est tout le débat qui a eu lieu au XIXe siècle : le passage des droits-libertés aux droits-créances. L’idée était qu’il ne suffit pas de donner des libertés aux individus, mais qu’il faut leur donner les moyens d’exercer ces libertés ; c’est la distinction entre les droits réels et les droits formels. Ainsi donner le droit de vote à une population analphabète reste une coquille vide ; il faudra les lois Jules Ferry sur l’instruction gratuite, laïque, publique et obligatoire qui permet l’alphabétisation pour assurer l’exercice plein et entier de ce droit.

Les droits-créances entraînent donc les obligations d’un tiers à l’égard d’une personne. Le traitement de la douleur est de l’ordre d’un droit-créance. Une personne peut revendiquer un droit à demander un tel traitement. De la même façon, le législateur, dans la loi de 1999, a voté un droit d’accès aux soins palliatifs. Ceux-ci constituent un droit-créance, et tout citoyen, s’il en a besoin, peut revendiquer son exercice.

Maintenant, peut-on dire que la mort donnée par un tiers relève d’un droit-créance dans une société démocratique ? En philosophie politique, la problématique qui est posée se ramène à quatre questions : un État démocratique peut-il accorder à un citoyen le droit d’aider un autre citoyen à se tuer ? Peut-il accorder à un citoyen professionnel de santé, jouissant du privilège thérapeutique, d’aider un autre citoyen à se tuer ? Il d’agit suicide assisté ou suicide médicalement assisté Peut-il accorder à un citoyen le droit de tuer un autre citoyen à sa demande ? Peut-il accorder à un citoyen professionnel de santé jouissant du privilège thérapeutique de tuer un autre citoyen à sa demande ?

Je vais essayer de répondre à ces quatre questions en me situant à trois niveaux : en philosophie politique, sur le plan moral et à partir de mon enseignement.

En philosophie politique - je m’inspire de travaux menés avec une collègue, Corinne Pelluchon - ma réflexion porte sur la nécessité de mettre en doute le credo postmoderne qu’il n’y a pas de valeur substantielle, pour l’État démocratique et pour le droit, autre que le plein droit à l’exercice des libertés individuelles, doublé de la négociation procédurale d’intérêts particuliers qui sont considérés comme tous d’égale valeur.

Selon cette thèse postmoderne, on peut penser l’extension des libertés individuelles indépendamment de la mise en cause de valeurs partagées ; penser que le fait que chaque citoyen chercherait seulement à faire valoir ses droits ne porterait pas atteinte aux autres et ne ruinerait pas des valeurs communes. La postmodernité est un moment « antihumaniste », individualiste, une forme d’idéologie libertaire qui met en doute la valeur des valeurs. Elle est la critique des théories substantielles (par exemple, le sujet moral de Kant, le citoyen politique de Rousseau) pendant le XIXe et la première moitié du XXe siècle : si la modernité invente le sujet autonome politiquement et moralement, pour la postmodernité la démocratie n’est qu’un simple contrat formel ; on ne parle plus que d’exercice des libertés individuelles et d’égalité des droits. Il n’y a pas de res publica; il ne reste que la gestion de rapports contractuels et des libertés conçues comme des formes d’indépendance, des droits d’avoir et de faire prévaloir des préférences. La liberté est une autodétermination, ce n’est plus une autonomie : on garde le radical « auto » qui veut dire « soi-même » mais il n’y a plus « nomos » c’est-à-dire la loi, ce qui est généralisable, partageable avec les autres, voire universalisable. La dignité elle-même devient l’objet d’une évaluation et d’une convenance personnelles.

Parallèlement à cette neutralité morale de l’État, à cette idée qu’il n’y a pas de morale substantielle de l’Etat, est affirmé le positivisme juridique : le droit, en amont, n’est pas l’expression d’une anthropologie partagée ni de valeurs surplombantes ni d’un accord sur ce qui fait l’humanité des hommes. En aval, il n’est pas non plus le moyen de construire un monde commun de valeurs partagées ; il est indifférent aux conséquences anthropologiques de son application ; seules vont compter sa cohérence interne et sa non-contradiction. Le débat s’est ouvert très clairement sur cette question du positivisme juridique au moment de l’affaire Perruche, par exemple.

À ce positivisme juridique s’associent une forme de relativisme moral et une forme d’annulation du temps, une conception de l’État comme inscrit dans une temporalité simplement synchronique et plus du tout diachronique. J’ai écouté hier l’intervention de mon collègue le professeur Baudry et j’y ai trouvé un écho exact à ces questions, s’agissant de la filiation, de la transmission, de la responsabilité vis-à-vis des aïeux ou des générations futures, etc.

Ma thèse est que les libertés individuelles et l’égalité des droits ne suffisent pas pour faire une société, plus exactement pour faire communauté ou République, c'est-à-dire un monde non pas d’individus mais de personnes, uniques, singulières, narratives. Nous savons qu’il faut la fraternité.

Par exemple, nous avons construit l’État providence. Toute l’histoire sociale et politique du XIXe siècle nous montre effectivement comment nous sommes passés des droits-libertés, de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, aux droits-créances et ultimement à l’État providence, soit les ordonnances de 1945 et le Préambule de la Constitution de 1946. Nous sommes passés d’un contrat social politique des contractualistes des XVIIe et XVIIIe siècles, à un contrat de solidarité, des droits formels aux droits réels, des droits libertés aux droits créances, des droits politiques aux droits sociaux. Le changement est très important. Si les droits sont formels, ma liberté est de faire tout ce qui ne nuit pas à autrui. Mais si les droits sont réels, dans un État démocratique, je dois faire le bien d’autrui. Autrement dit, les droits m’imposent des obligations réelles. D’où une socialisation des obligations dans notre histoire politique et sociale, comme le montrent des travaux de F. Ewald ou P. Rosanvalon, comme dans les autres pays européens. On le voit bien dans l’histoire de notre système de santé : on est passé d’une mutualisation de risques égaux pour les personnes devant les risques de l’existence (maladie, vieillesse, accidents du travail), par les mutuelles au XIXsiècle, qui étaient une forme de solidarité horizontale faible, à une forme de solidarité forte, de plus en plus verticale, des riches aux pauvres, des bien portants aux malades ou des célibataires aux familles, etc. jusqu’à la création récente de la CMU.

Mais ceci c’est l’histoire, voyons maintenant le présent, c’est-à-dire 2008.

Je pense que concevoir l’État et le politique comme la simple coexistence négociée de libertés individuelles ne permet absolument pas de répondre aux défis du XXIe siècle, c'est-à-dire aux questions qui se posent aujourd’hui, en 2008, à nos sociétés du fait de l’extension même des techniques humaines : d’abord les questions posées par les menaces sur l’environnement (de fait, l’éthique de l’environnement naît précisément dans les années 70-80) et, d’autre part, précisément les questions posées par la médecine et les techniques biomédicales (l’éthique médicale se développe conjointement dans les mêmes années. Le mot bioéthique, à l’origine, fut inventé dans le champ des questions de l’environnement). Les questions posées aujourd’hui, en 2008, par l’environnement et la biomédecine nous montrent les limites de l’individualisme, d’un libéralisme extrême ou de toute position libertaire et appellent un renouvellement indispensable de la philosophie morale et politique.

En effet, premièrement, il est impossible de penser maintenant l’exercice des libertés individuelles sans prendre en compte leurs conséquences pour les autres ou pour la nature. Nous savons désormais que la Terre est vulnérable et en danger ; nous savons que les hommes et les sociétés humaines sont vulnérables. Autrement dit, nous devons penser à partir de la question de la vulnérabilité, vulnérabilité de notre planète comme des individus dans la biomédecine, et construire une théorie du risque, de la menace. Nous avons l’obligation, sur le plan moral et politique, d’entrer dans une logique de la non-maîtrise. Il faut prendre conscience que l’homme ne peut vaincre la finitude ; le handicap, la mort, l’angoisse existentielle, le deuil, la vieillesse appartiennent à l’existence humaine. Sauf à tomber dans cette logique de maîtrise qui nous conduirait à supprimer le handicapé, à précipiter la mort, à « gérer » le deuil, à prôner « le vieillissement réussi », etc. Nous n’avons pas à demander à la médecine de produire une forme de surhumanité.

Deuxièmement, ces questions qui sont posées par l’environnement et la biomédecine ne peuvent pas se résoudre par le jeu des libertés individuelles. En matière d’environnement, les problèmes ne peuvent être réglés par des individus ou des groupes d’individus, voire au niveau des États ; il faut réfléchir au niveau international. Il en va de même pour les techniques de la médecine et de la biologie. Par exemple, on ne peut penser la question des greffes d’organes sans voir qu’elle met en jeu les malades, les donneurs, les proches, les rapports entre les morts et les vivants, le statut anthropologique du mort, le statut du corps humain, les professions de santé qui prélèvent sur des morts, etc. Donc, nous devons penser la vulnérabilité, l’intégrer à nos schémas de résolution des problèmes et, c’est le deuxième point, nous devons penser la solidarité.

En résumé, un schéma politique libertaire, procédural, donc non substantiel au niveau des valeurs politiques et morales, ne fournira absolument aucune réponse à nos enfants et petits-enfants, à mes étudiants de 20 ans,…, dans le monde dans lequel ils vont vivre. Il faut intégrer, d’une part, la vulnérabilité et, d’autre part, la solidarité. Nous y sommes contraints.

Revenons aux revendications de l’ADMD. J’y vois une problématique de solidarité. Les travaux d’Anita Hocquart, en sociologie, sur le taux de nuptialité, de natalité, sur les types sociaux, …, des adhérents de base montrent qu’il y a chez eux une problématique de solidarité, ou plutôt d’absence de solidarité très aiguë, une grande crainte de la solitude et de la dépendance. Si l’on regarde la construction idéologique du mouvement et non plus les adhérents de base, on peut s’interroger sur la revendication de l’exercice d’une liberté individuelle insensible aux conséquences de l’exercice de cette liberté sur les plus vulnérables. C’est un des arguments les plus importants que la Cour européenne des droits de l’homme va faire valoir dans l’affaire Diane Pretty. En admettant même – et elle ne l’admettra d’ailleurs pas – que le suicide se manifeste comme l’exercice d’une liberté individuelle, on doit supposer qu’il existe dans les États démocratiques contemporains des valeurs de niveau supérieur qui n’ont pas à être mises en cause par l’exercice des libertés individuelles. Et parmi ces valeurs supérieures, il y a la protection des personnes les plus vulnérables – ainsi que la protection des professionnels de santé, je dirais leur intégrité mentale à partir de mon expérience d’enseignant.

La problématique de la vulnérabilité n’est pas non plus éclaircie. On se trouve devant le paradoxe de la revendication d’une liberté qui a besoin de l’autre. Mais est-ce un paradoxe ou plutôt une structure d’inversion de pouvoir ? Il y a probablement une volonté de renverser le pouvoir médical en exerçant à son tour un pouvoir sur le professionnel, en l’instrumentalisant, en l’utilisant comme un prestataire de service pour l’exercice d’une préférence ou une autodétermination individuelle.

On voit cette structure dans l’affaire de Mme Chantal Sébire, avec d’un côté un refus – tout à fait légitime, bien entendu – de ce que la médecine peut faire et sait faire – contrairement à ce qu’a dit la presse, sa maladie n’était pas incurable puisque l’on atteint au moins 70 % de taux de guérison –, un refus des soins palliatifs, des pompes à morphine, …, de tout ce qui est à la disposition des malades pour traiter la douleur, et, en même temps, une exigence auprès de la médecine de faire ce qu’elle ne peut pas faire et ce qu’elle ne doit pas faire. Je prends cela comme un cas paradigmatique, bien sûr, et je ne parle pas de la personne mais de ce qui a été présenté médiatiquement. J’y vois une structure d’inversion de pouvoir, structure qui peut parfaitement se comprendre comme le montre l’enquête MAHO d’Édouard Ferrand sur la mort à l’hôpital ou tous les travaux sur le pouvoir médical. On comprend bien qu’il puisse y avoir une volonté d’opposer un contrepouvoir au pouvoir.

Telles sont les réponses que je souhaitais donner à mes quatre questions sur le plan de la philosophie politique, s’agissant notamment des limites d’un modèle qui réduirait la démocratie à un jeu des rapports d’intérêts et de l’exercice des libertés individuelles, en négociant de façon procédurale et contractuelle les conflits qui naissent de l’exercice de ces libertés individuelles.

Je développerai moins longuement mon deuxième point. Sur le plan de la morale pratique, je tiens à redire la valeur de l’interdit de tuer dans ses liens avec nos capacités d’imagination morale et la préservation de la complexité dans nos sociétés, en particulier dans la pratique du soin. Je liste rapidement des points importants.

L’interdit est la source fondamentale de l’imagination et de la créativité morales. S’il n’est plus là, il n’y a plus la recherche acharnée, par les personnes de bonne volonté morale, des meilleures solutions, les plus humaines, les plus ajustées, les plus fines, les plus bienveillantes, etc. à l’égard des problèmes que nous rencontrons. Lever l’interdit arrête la réflexion morale. Je le vois très bien dans les études de cas avec les étudiants. Si l’interdit est là, il faut imaginer des solutions et c’est en travaillant sur l’imagination de ces solutions que l’on construit la conscience morale. Il en est de même dans les sociétés. L’interdit oblige à chercher, à inventer, à se mettre à plusieurs, à se questionner, à faire jouer la générosité des uns et des autres, l’imagination de tout le monde, …, pour trouver la bonne solution.

D’autre part, l’interdit est structurant parce qu’il ne dit pas ce qu’il faut faire mais dit seulement ce qu’il ne faut pas faire. Il permet ainsi la construction des solutions.

Le maintien de cet interdit est fondamental parce que nous allons avoir besoin de tous nos moyens de subtilité morale, d’intelligence morale, de conscience de la complexité pour mettre en œuvre ne serait-ce que les trois premiers actes que j’ai évoqués : analgésies, limitations et abstentions de traitements vitaux ou arrêts de traitements vitaux. Décisions qui sont extrêmement difficiles et problématiques sur plan moral puisqu’elles ont un lien avec la mort d’autrui, et qui, pour leur mise en œuvre, nécessitent cette conscience de la complexité et ces capacités d’analyse morale, en particulier dans l’analyse des intentions et de la causalité.

Quatrième point, il faut souligner l’importance de l’interdit de tuer face au désir de mort qui nous habite anthropologiquement et qui peut être extrêmement activé devant des situations particulièrement difficiles. Lorsque l’interdit n’existe plus, on observe un déplacement du curseur et finalement le désir de mort fait dévier les conduites. On peut le voir dans les publications internationales récentes sur les données hollandaises et sur les techniques mêmes de sédation aujourd’hui en Hollande. Il y a des euthanasies qui ne se font pas sous la forme légalisée ou dépénalisée de la loi : les chiffres montrent des euthanasie sans demande du patient, ils montrent également des pratiques analgésiques faites avec la volonté explicite de provoquer le décès du patient, etc. Ce désir de mort n’est ni moral ni immoral, c’est un fait anthropologique. Même dans les unités de soins palliatifs, il est très présent. Et il y a des professionnels de santé qui ont eux-mêmes pratiqué un jour une euthanasie, même il y a très longtemps, et qui ne peuvent pas vivre avec cela. Ils entrent dans des services de soins palliatifs précisément parce qu’ils savent que, dans cette logique, l’interdit est là, comme un mur, et qu’on ne passera plus jamais de l’autre côté.

Sur l’interdit enfin, rappelons – et cela rejoint ce que j’ai dit sur le plan politique - pour la vie morale la nécessité d’entrer dans une logique de la « passivité », au sens de Paul Ricoeur ou d’Emmanuel Lévinas : l’ouverture à l’altérité, à l’imprévu, à ce qui nous est étranger. C’est l’idée que nous ne sommes pas les maîtres.

Dernier point : il faut vraiment s’interroger sur ce qui se passe quand l’interdit disparaît, si on ne risque pas de glisser de façon extrêmement dangereuse vers une forme d’obligation sociologique ou morale de mourir. Dans une société de la performance où il s’agit de « gérer » sa vie, sa mort, son corps, etc., n’induirait-on pas chez les personnes qui, précisément, ne peuvent plus être dans la performance, non plus un droit, mais un devoir de mourir ? Actuellement, en Hollande, certaines personnes âgées portent sur elles un document, qui se présente comme un testament de vie, dans lequel elles demandent explicitement qu’on ne pratique en aucun cas l’euthanasie sur elles! Je travaille beaucoup dans le champ de la gérontologie et je crains fortement que les personnes âgées qui sont comme l’on dit, « vieilles, laides, dépendantes, incontinentes, démentes, qui coûtent cher à la Sécurité Sociale, … », ne finissent par intérioriser ce rejet dont elles sont l’objet dans des demandes d’en finir. Bien sûr, un refus de traitement – et je me suis intéressée aux personnes âgées non communicantes qui enlèvent elles-mêmes leur sonde de nutrition et aux moyens de rechercher et respecter leur autonomie – s’il est l’expression de leur liberté doit être respecté. Mais, je crains beaucoup l’intériorisation par les personnes les plus fragiles et les plus vulnérables du rejet dont elles sont victimes dans notre société.

Troisièmement, comment répondre à mes quatre questions à partir de mon expérience d’enseignante ?

Je pense particulièrement à la deuxième et à la quatrième, à savoir : un État démocratique peut-il accorder le droit à un citoyen professionnel de santé jouissant du privilège thérapeutique d’aider un autre citoyen à se tuer ? Ou de tuer un autre citoyen à sa demande ?

Pourquoi ces deux actes relèveraient-ils des professionnels de santé ? Pourquoi demanderait-on aux médecins de participer à des aides au suicide ou de faire des euthanasies ? Il faut huit à dix ans pour former un médecin qui respecte les malades et la confidentialité - le secret médical n’est pas inné, il s’apprend et c’est très difficile - qui donne des informations loyales, compréhensibles et adaptées, qui annonce la mauvaise nouvelle, qui respecte la pudeur, qui manifeste de la délicatesse dans tous les soins et examens, qui agisse avec la plus grande sollicitude dans les cas très difficiles sur le plan émotionnel, face aux grands délabrements du corps – mutilations, défigurations, incontinences, plaies purulentes, etc. – et du psychisme – démences, violence, régressions, etc. C’est très long et compliqué de prendre un jeune bachelier et d’en faire un médecin, de lui apprendre à voir en tout homme un égal, un proche, un frère en humanité, quels que soient l’état de cet homme et son comportement.

En tant qu’enseignante en faculté de médecine ou en institut de soins infirmiers, il me semble donc qu’il serait schizophrénique d’enseigner l’aide au suicide ou l’euthanasie. Mes étudiants n’ont pas choisi de devenir médecins, infirmiers, sages femmes, kinésithérapeutes, etc, pour cela. Ce serait même dangereux pour certains. En effet, les médecins, comme toute population, se répartissent sur une courbe de Gauss des comportements et quelques-uns peuvent avoir des comportements tout à fait immoraux, commettre des abus de pouvoir, présenter de graves incompétences professionnelles ; on frémit en pensant que l’on pourrait leur confier un droit de provoquer la mort d’autrui ou d’aider autrui à se suicider. L’Académie suisse de science médicale a d’ailleurs publié des directives sur l’accompagnement médical des patients en fin de vie, dans lesquelles elle indique que l’assistance au suicide n’est pas une activité médicale et n’a pas à être intégrée dans les programmes de formation médicale.

Ainsi, mon expérience d’enseignant corrobore l’analyse politique précédente : je ne vois pas comment l’on pourrait intégrer ces pratiques comme des pratiques du soin ou de la médecine.

Donc à la question « Y a-t-il des insuffisances dans la loi ? » Je réponds que non.

Je réponds à la deuxième grande question, c’est-à-dire l’application de la loi et j’évoquerai trois points.

Premièrement, il faut que nous trouvions des moyens de faire connaître la loi. Toutes mes expériences d’enseignement, aussi bien auprès des professionnels de santé que d’autres publics – professeurs de philosophie, étudiants en droit ou gestion, etc. – me font répondre que cette loi n’est pas du tout connue. Comment la faire connaître aux citoyens, aux enseignants et aux professionnels de santé ?

Pour les citoyens il faut chercher des moyens de passer par l’école. Dans mon premier poste, je m’occupais de formation des instituteurs et j’avais mené une expérience dans le département de l’Oise avec des classes de CM2 sur l’enfant et la mort, à partir de la littérature enfantine. On peut vraiment, même avec des enfants très jeunes, travailler sur la mort, le deuil. Il faut donc mener des expériences et mettre au point des programmes pédagogiques sur ce thème. Mes collègues de sociologie, à Paris XII, ont fait des expériences sur la vieillesse, par exemple en faisant visiter des maisons de retraite à des enfants de maternelle. La vieillesse est souvent occultée dans notre société urbaine et nos quartiers et les enfants se sont étonnés et réjouis : « Cela peut être si long que cela la vie, ma vie » ? On peut aussi travailler sur la maladie. Par exemple, hier après-midi, mes étudiants de deuxième année de médecine ont fait « l’hôpital des nounours » : des enfants de maternelles du Val-de-Marne sont venus faire soigner leur nounours dans une salle transformée en hôpital, en suivant eux-mêmes tout un parcours de soins, comme l’auraient fait des parents pour leur enfant. Il faut donc mener des travaux et des expériences pédagogiques afin d’intégrer cette réflexion sur la mort dans la vie des citoyens, et ce en commençant par les enfants. On s’est demandé si on ne devait pas associer cette information sur la mort et sur la loi au moment de la présentation du document de la personne de confiance. Il faut poursuivre des recherches en ce domaine.

Mais comment introduire l’enseignement de cette loi dans la formation des philosophes, des juristes, qui eux-mêmes seront les diffuseurs de cet enseignement ? Je suis assez perplexe.

S’agissant des professionnels de santé, différents problèmes se posent. Il faut trouver le moyen d’intégrer aux études de médecine l’enseignement sur les cas, sur la délibération, l’analyse morale, le travail d’équipe, les moyens de contrôle des intentions, c’est-à-dire tout ce qui va permettre de mettre en œuvre précisément ce qui est inscrit dans la loi de 2005. Il faut aussi absolument développer l’enseignement du droit, la réflexion sur les fondements du droit dans un État démocratique et l’enseignement des soins palliatifs. Je suis inquiète : un DESC de soins palliatifs, sur deux ans, a été mis en place. Il faut 70 postes pour les étudiants, mais ceux-ci ne sont pas encore budgétairement prévus. Or, c’est absolument nécessaire si l’on veut que les étudiants puissent valider ce DESC. Faut-il introduire des questions dans l’examen classant ? Je ne sais pas. Des personnes plus informées que moi en discuteront probablement avec vous. Il est certain que l’enseignement du module 6 n’est pas du tout suffisant et que l’on ne peut pas, à l’intérieur du module 1, faire réellement le travail nécessaire sur la loi de 2005, sur la loi de 1999 et sur la loi Kouchner.

Deuxièmement, comment faire appliquer la loi ? Je livre trois constats rapides. D’abord il y a des euthanasies clandestines, sans demande du patient; il faut faire quelque chose. Ensuite, un problème majeur se pose, qui ne concerne pas tant le suicide assisté ou l’euthanasie : c’est celui de l’acharnement thérapeutique. Des professionnels vous en parleront. Enfin, on meurt mal à l’hôpital aujourd’hui en France. Édouard Ferrand, quand vous l’auditionnerez, vous exposera les résultats de l’enquête MAHO.

Quelles sont les réponses ? De nombreuses pistes existent. La continuité ville-hôpital en est une très importante. Selon une enquête récente, 68 % des médecins généralistes n’ont aucune implication dans la mort à l’hôpital, alors que 71 % pensent que leur implication est fondamentale dans les décisions de limitation ou d’arrêt de traitement à l’hôpital. Il faut également travailler beaucoup sur les morts en institution, dans les maisons de retraite, dans les EHPAD, et sur le rôle à donner au médecin traitant. On commence à s’en préoccuper, ce qui est très bien.

Enfin, il faut absolument parvenir à faire connaître, diffuser, faire appliquer la loi Kouchner. La fin de vie ne se gère pas en fin de vie, telle est ma conviction profonde. Ce n’est pas à ce moment-là qu’il faut la prendre en charge. Elle doit être l’aboutissement de tout un processus d’alliance thérapeutique entre le malade et tous les soignants rencontrés au décours de la maladie – d’autant que nous allons être de plus en plus confrontés à des maladies chroniques. Il faut se situer dans la logique de la loi des droits des malades de mars 2002, avec l’information du patient, son consentement aux différents actes, la prise de décisions par le patient, le respect de ses refus, la négociation avec lui d’un contrat de soins clairement posé. Si l’on est déjà dans la construction d’une alliance thérapeutique, il n’y a plus de problématique de fin de vie. Tout s’est construit dans un cheminement et des échanges réciproques. J’ai eu l’occasion de travailler avec des personnes qui suivent des patients atteints de SLA. Quand on a déjà construit ce travail d’accompagnement depuis des années en équipe avec le patient, ses proches, son entourage, les personnes qui viendront à son domicile, il n’y a plus de problématique morale de la fin de vie. Tout a déjà été discuté, senti, mesuré, dans le respect de la personne, de sa liberté et de son cheminement. On peut ainsi négocier des contrats sur des situations particulièrement difficiles et complexes ; les choses sont dites et seront respectées quand le patient le demandera sur des limitations ou des arrêts de traitement ou le fait délibéré de ne pas soigner telle complication si elle survient. Le patient a clairement pensé l’étendue de sa liberté et le sens de son existence. C’est pourquoi je parle de la loi Kouchner. Il faut entrer dans la logique d’un patient qui « gère » son existence en alliance avec les soignants

Il faut enfin probablement produire des documents d’aide à la décision. Par exemple, voici un document qui a été élaboré par Édouard Ferrand, qui est testé au CHU Henri Mondor depuis 2002 et, depuis 2005, dans 65 centres. Ce document est une aide à la réflexion dans une décision de limitation, d’abstention ou d’arrêt de traitement de réanimation. On le remplit au fur et à mesure jusqu’aux décisions qui sont prises et il est à la disposition de tous ceux du service qui ont le malade en charge, aussi bien les aide soignants que les infirmiers, les paramédicaux ou l’interne ou le chef de service. On s’aperçoit qu’un tel document peut modifier complètement les pratiques : tout le monde se parle, les rapports entre les médicaux et les paramédicaux, les relations avec les proches se transforment, la prise en charge du patient se modifie, etc. On peut travailler ainsi avec des outils peut-être très simples mais extrêmement utiles.

Dernier point : faut-il compléter la loi ?

Premièrement, on constate un problème s’agissant de la sédation. La possibilité d’utiliser les analgésiques au risque d’abréger la vie risque d’être utilisée comme une forme d’euthanasie, avec des doses qui ne sont pas titrées, supérieures à celles qui seraient nécessaires pour un traitement analgésique. Faut-il passer par un décret comme sur la procédure collégiale ? En tout cas, je pense qu’il faut travailler très sérieusement sur la question de la proportionnalité des moyens de sédation avec les mesures de la souffrance et de la douleur du patient, et faire en sorte qu’on ne dépasse pas cette proportionnalité. Il faut rester dans cette nécessité médicale de donner des traitements peut-être risqués, avec un risque légitimement assumé, du moment que l’on vérifie la proportionnalité. Il faut travailler ici aussi sur la traçabilité de la décision, ses modalités, l’information du patient, des proches, de l’équipe, etc. pour que ces sédations soient proportionnées. Un groupe de travail se penche actuellement sur les sédations extrêmes face aux souffrances réfractaires - je fais partie d’un sous-groupe – pour parvenir, en ce domaine aussi, à définir des directives de bonnes pratiques.

Deuxièmement, il faut travailler dans le champ de la néonatalogie. Je pense au problème très précis et particulier des enfants cérébrolésés, dont on ne s’aperçoit du déficit cérébral qu’après un temps de réanimation. Une réanimation a été très légitimement entreprise, au bénéfice du doute, au moment de la naissance, puis le temps que l’on ait les informations suffisante pour s’apercevoir du déficit neurologique très, très lourd, ces enfants sont repassés en ventilation autonome; on n’est plus alors en situation de limitation ou d’arrêt de traitement de réanimation.

La communauté des néonatalogistes est en très grande difficulté. Pour comprendre les textes qui ont été publiés dans les années 1990 et les Recommandations de 2001, il faut savoir que cette communauté subit des pressions très fortes. J’ai l’ai ressenti quand je l’ai rencontrée pour l’élaboration du texte récemment publié sur La fin de vie en néonatalogie à la lumière de la loi. D’abord, un brouillage est dû au fait qu’en France les délais de l’IMG vont jusqu’à la naissance alors que dans la plupart des pays européens – sauf trois à ma connaissance - le délai est la viabilité, environ 22 semaines. Ce sont donc les mêmes équipes qui vont participer aux commissions de diagnostic prénatal et, par ailleurs, prendre en charge les enfants à la naissance. On conçoit très bien que l’euthanasie fœtale, qui est donc légitimée en France par la loi de 1975, provoque pour cette communauté un brouillage des repères moraux.

Autre problème : les extrêmes prématurités et les grossesses dites « précieuses » qui sont dues aux PMA. Il existe une pression sociale très forte qui aboutit à transformer l’obligation de moyens en obligation de résultats, à tel point que la communauté des néonatalogistes finit par vivre le handicap comme un échec de la réanimation.

J’ai repéré une autre forme de brouillage qui tient à l’ignorance de la loi et au sentiment d’agir dans la transgression, comme on le voit dans le texte de 2001. Que faire ? Faire connaître et appliquer la loi dans ce champ et éliminer le sentiment d’un « droit à la transgression », qui, pour moi, est autocontradictoire. Faire prendre conscience à la communauté des néonatalogistes qu’elle est hors transgression et que la majorité des décisions qui sont prises, même si elles sont très lourdes, ne sont pas des décisions transgressives, qu’il s’agit de bonnes pratiques qui s’inscrivent parfaitement dans le cadre de la loi, même lorsqu’il s’agit de limitation, d’abstention ou d’arrêt d’un traitement vital. C’est ce que nous avons essayé de mettre en œuvre dans le texte que j’ai cité à l’instant.

Il faut faire entrer cette communauté dans une logique des soins palliatifs, une logique du soin, une logique de l’accompagnement au décès. Un groupe travaille en ce sens et vous en parlera mais les soins palliatifs n’existent pas encore en néonatalogie.

Il faut aussi aider cette communauté à admettre une logique d’abstention, s’agissant en particulier de la réanimation des prématurés. Là encore, un groupe de travail s’est constitué. Pour le moment, un consensus semble se dessiner sur l’idée d’une zone grise à 24-25 semaines d’aménorrhée. Peut-on se mettre d’accord sur des procédures moins interventionnistes pour les enfants prématurés extrêmes?

Il faut surtout parvenir à éliminer les causes de ces situations limites auxquelles les néonatalogistes sont confrontés. En cas de PMA, il semble qu’on limite les implantations d’embryons à deux, afin de limiter les grossesses multiples et les risques de très grande prématurité. Il faut travailler sur la problématique des réanimations intempestives ainsi que sur la question des petites maternités. Il y a donc des choses à faire en amont pour éviter que cette communauté ne se trouve ensuite devant des situations limites qu’elle n’a plus la capacité de maîtriser. S’agissant plus précisément des enfants cérébro-lésés en ventilation autonome, il faut laisser aux néonatalogistes le temps de construire des outils d’évaluation qui leur permettraient de distinguer l’utile et le proportionné. Il faut qu’ils aient le temps d’élaborer tout ce travail sur les soins palliatifs, sur d’éventuels limitations ou arrêts d’apport de nutriments artificiels.

Troisième et dernier point : la problématique de la neuroréanimation parallèle à celle des enfants cérébro-lésés en néonatalogie. La différence avec la néonatalogie c’est que l’on a déjà un point d’appui qui est la vie antérieure de la personne, éventuellement sa volonté ; on peut peut-être travailler plus aisément sur la problématique d’arrêt de la nutrition artificielle. Mais, là encore, avant de prendre des décisions, il faut mener des recherches : de quoi parle-t-on exactement ? Combien de patients, parmi les patients en état végétatif chronique, relèvent de cette problématique très particulière de la neuroréanimation ? A-t-on réellement éliminé en amont les mauvaises décisions ? Par exemple, des chirurgies intempestives peuvent mettre les neuroréanimateurs dans des situations insolubles. Je sais que vous rencontrerez des spécialistes qui vous exposeront ces problèmes et, en particulier, les nouveaux outils de mesure et les questions qu’ils posent.

Je laisse ouverts ces champs parce que ma conclusion générale serait de dire que sur le plan de la philosophie politique, il n’y a pas à étendre la loi au suicide assisté et à l’euthanasie en dépénalisant ceux-ci dans une logique libertaire, individualiste et procédurale, qui me semble un contresens politique pour le XXIe siècle et que nous avons à préserver la valeur fondatrice, structurante, créatrice sur le plan moral de l’interdit de tuer.

En revanche, nous avons « du pain sur la planche » pour faire connaître la loi à tous les citoyens, la faire appliquer partout, modifier la mort à l’hôpital, enseigner l’esprit de la loi, donner en conscience les moyens à tous les professionnels de l’appliquer, pour que toutes les personnes concernées par la problématique de la mort puissent trouver des réponses à leurs questions.

Pour moi, l’aboutissement de l’enquête MAHO serait peut-être d’introduire explicitement, dans les procédures d’accréditation, des données relatives au traitement de la douleur et des détresses respiratoires, comme on l’a fait pour les maladies nosocomiales, en prévoyant des mesures de valorisation ou de sanction. On possède des moyens de procéder à des quantifications objectives qui permettraient, par la contrainte de l’accréditation, de modifier les pratiques.

Il faudrait aussi travailler sur l’application de la sédation, pour éviter qu’elle ne soit utilisée comme une procédure euthanasique. Enfin, il faudrait laisser les travaux se conduire sur la prématurité, la question des cérébro-lésés en néonatalogie et la problématique très spécifique de certains malades en état végétatif chronique dans des configurations de neuroréanimation.

M. Jean Leonetti : Certains de vos propos m’ont presque choqué. Vous avez dit qu’il y avait de l’euthanasie clandestine en France, sans la demande des malades, ce que nous avions déjà malheureusement constaté lors de la première mission. Vous avez également dit qu’il y avait de l’euthanasie clandestine en Hollande, dans un pays qui a pourtant dépénalisé l’euthanasie. Vous nous avez par ailleurs expliqué que l’interdit de tuer était structurant et obligeait à réfléchir. Mais finalement, qu’il y ait interdit ou pas, la pratique médicale hollandaise comme française aboutit à la même clandestinité. Comment l’interprétez-vous ?

Vous avez aussi évoqué la question de la sédation terminale. Celle-ci a été mise en place récemment en Hollande un peu comme une alternative à l’euthanasie. La sédation terminale est le support de toute une série de situations complexes, ouvertes en particulier par la loi de 2005 sur l’arrêt des soins et des traitements, notamment ceux qui maintiennent artificiellement en vie, y compris l’arrêt de l’alimentation artificielle.

Lorsque l’on arrête tout traitement qui maintient artificiellement en vie, vous paraît-il légitime, sous prétexte que le patient ne ressent aucune douleur, de s’affranchir d’une sédation profonde ? Il peut y avoir un doute, minime mais existant, qu’une souffrance existe chez un patient dont le cerveau est extrêmement lésé. On est au-delà de la mort naturelle, puisque l’on arrête un traitement qui maintient artificiellement en vie. Mais on se dispense d’accompagner le patient en lui assurant un apaisement du corps et on prive les personnes aimantes qui entourent le mourant de l’accompagner, ce qui leur donne l’image d’une agonie insupportable.

En néonatalogie, il arrive qu’on réanime un grand prématuré et qu’on s’aperçoive a posteriori qu’il ne pourra qu’avoir une vie végétative. Certes, il faut essayer de mettre au point des protocoles pour que les professionnels sortent de cette situation difficile, où on leur demande à la fois de ne pas laisser vivre ces enfants et de ne pas les tuer.

Mme Suzanne Rameix : Sur la question de la sédation, il y a deux choses très différentes. Il y a, d’un côté, la sédation comme soin. Quand on arrête un traitement, on n’arrête pas les soins, on soigne toujours. Si on arrête un traitement vital chez un patient, on a l’obligation de continuer à le soigner. Et la sédation est alors obligatoire, comme complémentaire, comme bonne pratique accompagnant la limitation ou l’arrêt du traitement vital.

On le voit bien dans la structure même de la loi de 1999 sur l’accès aux soins palliatifs, il y a deux droits complémentaires : à la fois un droit-liberté et un droit-créance. La liberté de refuser un traitement n’a de sens et ne peut s’exercer que parce qu’on donne à l’intéressé le droit réel de bénéficier de soins palliatifs. Sinon, qui exercerait ce droit de refuser un traitement pour aller mourir chez lui, tout seul, dans la souffrance ?

M. Jean Leonetti : Les soins palliatifs sont destinés à faire en sorte que le patient ne souffre pas. Dans le cas du jeune Hervé Pierra, les médecins ont dit qu’ils avaient arrêté les traitements qui le maintenaient en vie, mais que, comme il n’était plus en situation d’activité cérébrale, ils ne l’avaient pas sédaté. Or, ce jeune homme est mort dans les convulsions, face à sa famille.

La sédation, dans ce cas-là, paraît légitime. Reste que la sédation n’a pas pour but d’enlever la douleur, ni de raccourcir la vie, mais d’assurer une mort apaisée chez quelqu’un auquel on arrête brutalement les soins qui le maintenaient en vie.

Ne craignez-vous pas qu’à s’acharner à rechercher la proportionnalité de la sédation, on ne finisse par en limiter l’utilisation aux malades en souffrance physique et morale importante et qu’on n’aboutisse à des agonies insupportables en arrêt de soins ?

Mme Suzanne Rameix : Non, au contraire. Sans vouloir aucunement mettre en cause les personnes, je dirais que la fin de vie dont vous parlez a été très mal gérée. On aurait dû comme on le fait classiquement utiliser des anticonvulsifiants, comme des collègues de soins palliatifs me l’ont expliqué (je ne suis pas médecin). Si l’on travaille sur la sédation de façon sérieuse, on établit des protocoles. Il y a toujours un doute et le principe de précaution, à l’égard d’une souffrance hypothétique du patient, doit s’appliquer et, d’autre part, il faut prendre en compte la « souffrance globale de la fin de vie ». En l’occurrence, il y a eu une mauvaise pratique médicale qui était liée – et c’est un point très important - sans doute à un manque de formation et de compétence en soins palliatifs et au bon usage de la sédation.

Il faut avoir des recommandations de bonnes pratiques qui, au contraire, vont étendre l’usage de la sédation. On observe, en effet, une grande méfiance à l’égard de ces produits, le plus souvent par ignorance.

Sous le terme de sédation, il y a des choses très variées. La sédation est un soin, qu’on peut utiliser, par exemple, en cas d’arrêt de ventilation dans un service de réanimation. Les réanimateurs vous l’exposeront mieux que moi. Mais je m’inquiète qu’on puisse l’utiliser à des doses volontairement exagérées pour provoquer le décès. Autrement dit, la sédation comme un soin qui accompagne une décision de limitation, d’abstention ou d’arrêt de traitement est un soin qui n’a pas à être limité. En revanche, quand elle est utilisée toute seule, comme traitement et non comme accompagnement d’un arrêt de traitement, et sans titration sérieuse, il est possible d’administrer volontairement une dose exagérée et, dans ce cas, il n’y a aucun doute sur l’intention de la personne qui utilise la sédation pour provoquer le décès.

M. Jean Leonetti : Le critère de proportionnalité de la sédation n’est donc pas seulement la souffrance physique.

Mme Suzanne Rameix : Bien entendu

M. Jean Leonetti : Deux excès doivent être proscrits : celui qui consiste à ne pas utiliser la sédation en se disant que le patient ne souffre pas ; celui qui consiste à l’utiliser comme une euthanasie détournée.

Mme Suzanne Rameix : bien sûr. Dès qu’un corps présente des contractures, on peut penser qu’il y a quelque chose qui ne va pas. Dans le doute où nous sommes de savoir s’il y a une conscience qui se représente la douleur, la logique est de donner des anticonvulsifiants. C’est la logique du bénéfice médical. Avec des patients non communicants, en gérontologie par exemple, tous les soignants savent que lorsqu’il y a contractures, on fait la supposition qu’il y a douleur. Et on la soigne même si l’on ne sait pas s’il y a douleur.

M. Jean Leonetti : En matière de sédation, dans le doute, on ne s’abstient pas …

Mme Suzanne Rameix : Surtout que lorsqu’un organisme se contracte, il n’y a pas de doute. Et en l’occurrence, un apaisement du corps était médicalement nécessaire.

M. Jean Leonetti : Mais il peut y avoir des douleurs sans signes et des signes sans douleur. Il est très important d’affirmer que sur le plan philosophique et éthique, la sédation n’est pas limitée aux personnes totalement conscientes qui expriment une douleur intolérable.

Mme Suzanne Rameix : Bien sûr que non, mais des gens plus compétents vous répondront mieux que moi

M. Jean Leonetti : Pourriez-vous nous dire pourquoi, en France ou en Hollande, certains se réfugient dans l’euthanasie clandestine ?

Mme Suzanne Rameix : En France, on ne connaît pas le nombre de ces euthanasies clandestines. En Hollande, la situation est très différente du fait du système épidémiologique. Les données hollandaises sont accessibles dans le Lancet et le New England. Les Hollandais estiment à 50 % le pourcentage des euthanasies qui sont faites, dans les conditions de la légalité, mais sans être déclarées devant la Commission. En France, il s’agit d’une pratique interdite, donc on ne peut recueillir les informations chiffrées mais on sait qu’elle existe.

M. Jean Leonetti : Je voulais simplement insister sur un paradoxe. Certains pensent que l’interdit de tuer ouvre la voie à la clandestinité. Or le pays qui a développé la possibilité de tuer sous certaines conditions connaît le même phénomène de clandestinité.

Mme Suzanne Rameix : On ne parle pas de la même chose. En Hollande, certaines euthanasies qui sont faites selon les règles, à savoir les sept critères de minutie, le sont pourtant sans être déclarées pour environ la moitié et le chiffre est constant depuis 2001 d’environ. D’autre part, et surtout, on assiste à une augmentation importante des euthanasies tout à fait illégales, sans demande. Qu’il y ait, en France, des euthanasies clandestines, c’est un fait. Mais ce n’est pas parce qu’il y a un interdit qu’il n’y a pas des gens qui désobéissent. Cela n’enlève rien au caractère structurant de l’interdit.

M. Jean Leonetti : Certains pensent que si l’on dépénalisait l’euthanasie, on n’aurait plus d’euthanasies clandestines. D’autres pensent que l’interdit de tuer structure une pensée de cheminement collectif. Malheureusement, en France, on constate que cet interdit de tuer n’a pas amené à une réflexion collective sur l’accompagnement.

Mme Suzanne Rameix : Cette question de la clandestinité est très importante, parce que c’est l’argument pragmatique des Hollandais pour justifier leur loi. Il consiste à dire qu’il est très ennuyeux dans un pays qu’une loi ne soit pas respectée. Ce peut être un facteur d’inégalité entre des gens qui vont trouver ou non un médecin « compatissant ». Il est très ennuyeux également que se répandent des pratiques illégales dont les gens entendent parler, et donc l’idée que l’on peut enfreindre la loi et que des professionnels de santé ne la respectent pas.

Les Hollandais ont donc beaucoup travaillé à partir de cette idée de sortie de la clandestinité. Mais l’on peut répondre précisément que la dépénalisation de l’euthanasie n’a pas fait sortir de la clandestinité. Les Hollandais ont retrouvé cette même problématique, mais, en plus, sous une forme aggravée : 50 % des euthanasies légales ne sont pas déclarées, et l’on peut se demander pourquoi. Et surtout, la clandestinité a augmenté : il y a en plus des euthanasies illégales, qui ne sont pas faites selon les sept critères de minutie, notamment qui ne sont pas faites à la demande des patients ou qui le sont sur des patients psychiatriques. Ainsi, les Hollandais ont augmenté la clandestinité en voulant la lever.

M. Jean Leonetti : Je voudrais vous poser une question d’ordre philosophique. Sartre dit : quand je me marie, j’implique le monde entier. D’autres ont dit que le battement de l’aile d’un papillon modifiait, à quelques milliers de kilomètres de distance, l’évolution de l’univers. En quoi ma liberté et mon choix déstructurent-ils une pensée collective et une structure de société ?

Mme Suzanne Rameix : Supposons que l’on dise que le choix, l’autodétermination de quelques-uns de vouloir se faire tuer par un tiers n’est que l’exercice d’une liberté individuelle. Cela risque, par exemple, comme je l’ai dit, de déstructurer fortement l’équilibre et la conscience morale de tous les professionnels du soin.

M. Jean Leonetti : Je me situais hors du champ médical. Supposons que je demande à quelqu’un d’extérieur de me donner la mort. Dans une société qui peut-être démocratique et dans laquelle on prône davantage la liberté et l’égalité des chances que la fraternité ou d’autres valeurs qui surplombent l’ensemble, en quoi cela serait-il déstabilisant ?

Mme Suzanne Rameix : Cela mettrait en très grand danger les plus vulnérables. Si je me permets de répondre par une boutade, comme un magistrat me l’a dit, sur cette question il suffirait de faire venir ici un notaire un quart d’heure… Tout est dit. Dans la vraie vie, il y a des personnes très fragiles qui, à tout moment, pourraient intérioriser le rejet dont elles sont l’objet. Il y aurait alors des demandes d’aide au suicide qui ne seraient pas du tout l’expression d’une liberté, mais l’expression de quantité de pressions, directes – par exemple, maltraitance – ou indirectes – par exemple sentiment que l’on est un poids ou que l’on coûte trop cher, etc. Ce serait très destructeur pour les personnes les plus fragiles. Une société qui vote la loi sur l’égalité des droits des personnes handicapées, qui travaille sur l’exclusion, sur l’intégration, etc. peut-elle admettre de fragiliser certaines personnes de manière extrême ? Que serait cette demande d’aide au suicide auprès de tiers ?

M. Jean Leonetti : Certains présentent l’euthanasie comme une liberté et une fraternité de la part de quelqu’un qui vient apporter un ultime service à un autre qui ne peut assumer lui-même sa propre liberté.

Mme Suzanne Rameix : Mais – en dehors de la question des personnes vulnérables - qu’est-ce que cette liberté qui a besoin d’un tiers pour s’exercer ? C’est paradoxal. C’est même une forme d’autocontradiction. J’y vois une forme de pouvoir. C’est demander à un tiers de faire sur vous-même ce que vous ne faites pas vous-même. On peut être dans une structure de renversement de pouvoir.

M. Jean Leonetti : Vous avez dit que ce renversement de pouvoir n’était pas totalement illégitime, quand on voyait l’enquête sur la mort hospitalière.

Mme Suzanne Rameix : Si on revient aux professionnels de santé, demander à la médecine ce qu’elle n’a pas le droit de faire, l’instrumentaliser, c’est essayer de construire un pouvoir, qui soit un contre pouvoir face au pouvoir médical. Je pense que malheureusement, il y a du pouvoir médical indu : des informations ne sont pas données, des patients sont méprisés, des douleurs ne sont pas soignées, des portes de chambre ne sont plus jamais ouvertes parce que la personne va mourir, … . Il y a de la violence dans le monde de l’hôpital ou des institutions. Il faut avant tout travailler sur la bonne qualité de la vie et de la mort à l’hôpital, le respect des malades, le non abandon, l’accompagnement, le respect de la pudeur, tous les éléments essentiels qui marquent la sollicitude à l’égard des personnes qui sont dans la difficulté, les malades et leurs proches.

Je comprends qu’on se révolte contre le pouvoir médical. D’ailleurs, dans la loi Kouchner, on a essayé de rétablir une forme d’équilibre dans une situation dissymétrique entre celui qui est couché, en chemise d’hôpital, douloureux et désorienté et celui qui est debout, en blouse, dans des lieux qu’il connaît parfaitement et en pleine possession de sa santé. D’emblée, la situation est dissymétrique en matière de connaissance, de compétence, etc. Les droits des malades rétablissent une forme de symétrie et de réciprocité entre les agents. Mais, de fait, il y a une autorité médicale et, nous le savons, tous les schémas d’autorité peuvent dériver en pouvoir et en abus de pouvoir, dans quelque domaine que ce soit, des parents sur les enfants, des enseignants sur les enseignés.

M. Jean Leonetti : La loi de 2002 vous paraissait suffisante. Vous avez dit que celle de 2005 l’était. Pensez-vous qu’elle était utile ?

Mme Suzanne Rameix : Je me suis posé la question. Quand on a fait l’enquête LATAREA en 1997 sur les limitations et les arrêts de traitement en réanimation adulte et que l’on a vu que 53% des décès étaient liés à des décisions de limitation et d’arrêt de traitement, je pensais qu’en mettant bout à bout le Code de déontologie, qui interdit l’obstination déraisonnable, l’obligation de donner des soins proportionnés, la nécessité thérapeutique, le respect de la liberté des patients et l’obligation de respecter la volonté d’une personne telle qu’elle apparaît dans le Code de déontologie de 1995 après la loi de 1994 de bioéthique, qui a modifié l’article selon lequel pour intervenir sur le corps humain il faut la nécessité médicale et le consentement de la personne, je pensais donc que l’on pouvait considérer comme légitime, même dans l’état de la loi – donc avant la loi de 2005 –, de faire des limitations et des arrêts de traitement. Mais ce qui n’était dit qu’entre les lignes et sous une forme négative - interdiction des actes déraisonnables - a été dit explicitement et positivement dans la loi, à savoir que le médecin « peut interrompre ou ne pas entreprendre » ; d’autre part, on a introduit, ce qui était nouveau et me semble très important, l’analgésie, c’est-à-dire le traitement de la souffrance, jusqu’à prendre le risque d’abréger la vie, ainsi que les directives anticipées, qui sont une nouveauté intéressante, et toute la procédure collégiale. La procédure collégiale, telle que définie ensuite dans le décret d’application, est, selon moi, très importante.

Je pense qu’on est arrivé à un très bon équilibre avec la loi de 2002 et celle de 2005. Mais ma thèse est que la loi de 2005 n’a de sens que si l’on met déjà en application celle de 2002. Car la fin de vie ne se gère pas à la fin de la vie. Un accompagnement réel du patient en fin de vie ne peut se faire que si, depuis très longtemps, tous les soignants et toutes les personnes autour de ce malade ont été dans une logique de contrat, de négociation, d’alliance thérapeutique, de franchise, de confiance, d’information loyale, réitérée, compréhensible, de choix ouverts au patient, de respect de son mode d’existence, de ses choix personnels, professionnels, sexuels, familiaux, procréatifs, etc. Le tout est d’être parfaitement honnêtes, confiants et transparents, mais ce depuis très longtemps car nous parlons essentiellement de maladies lourdes, chroniques, comme l’insuffisance rénale ou le cancer, avec toute une histoire derrière. Comment faire un accompagnement de fin de vie si auparavant la vérité n’a pas été dite au malade sur sa maladie ? S’il n’y a pas eu tout ce travail de reconstruction, de construction « narrative », comme le dit Paul Ricoeur, de l’individu par lui-même ? Comment peut-il redevenir lui-même alors qu’il n’est plus le même dans la maladie, avec les mutilations, les traitements, … ? On a alors bien du mal à appliquer bien la loi de 2005.

M. Gaëtan Gorce : Je voudrais exprimer un certain désaccord. Si l’on considère que notre système social et juridique est fondé sur le droit de la personne, même s’il existe des limites que nous décidons collectivement de fixer, comment poser alors pour principe que ce droit, cette liberté de décider de ce que l’on va devenir lorsqu’on est malade ne pourrait pas permettre d’obtenir le soutien de la collectivité ? Vous dites : qu’est-ce qu’une liberté qui ne peut s’exercer qu’avec l’aide des tiers ? Mais combien de libertés ne peuvent s’exercer qu’avec l’aide de la collectivité ou des tiers ?

Cette affirmation me gêne un peu. Elle me donne le sentiment qu’après avoir rappelé le principe de la liberté d’une personne à décider pour elle-même, on lui oppose un principe qui serait plus fort. Et j’ai l’impression que ce principe n’est pas plus fort, mais équivalent. La société doit elle aussi se protéger et protéger ses membres, donc exercer une conciliation. Elle ne peut pas décider que l’un l’emporte sur l’autre. La décision que je souhaite prendre personnellement, si je suis confronté à cette situation, de mettre un terme ou d’obtenir une assistance pour mettre un terme à ma vie si je l’estime nécessaire, en toute conscience et en dehors de toute pression, pourquoi la collectivité ne m’aiderait pas à la satisfaire ? Au nom du principe qu’elle aurait décidé à ma place que ce n’était pas recevable ? On doit discuter de la conciliation de ces principes, plutôt que les opposer.

Personnellement, j’ai souhaité voter la loi de 2005. J’ai considéré qu’elle apportait un plus, mais il me semble qu’elle laisse subsister des situations dans lesquelles l’opposition entre ces deux notions existe. Si l’on considère qu’un principe doit l’emporter sur l’autre, on vote une loi qui réaffirme un droit avec peut-être, compte tenu de l’état de maturité de la société, les risques que vous avez évoqués d’incompréhension, de résistance des milieux professionnels, et des problèmes d’application. Ou bien on s’oppose à l’exercice de ce droit, avec un risque d’incompréhension qui peut s’accroître dans la société, compte tenu des situations que vous venez de décrire : une mort qui est médicalisée, qui se passe le plus souvent à l’hôpital, dans un contexte où la personne a l’impression d’être dépossédée de la décision, ou en tout cas de son propre corps, dans des circonstances difficiles.

Je pense qu’il faut tenter de concilier les principes plutôt que d’en imposer un par rapport à l’autre. Tout en rappelant la notion de l’interdit, qui paraît en effet structurante pour notre société, il faut chercher, chaque fois que cela est nécessaire, des possibilités d’exception, lorsque la souffrance est telle que la situation juridique que la loi aurait pu prévoir n’est pas opérante, c’est-à-dire lorsqu’on ne peut pas mettre en œuvre les solutions juridiques prévues.

Axel Kahn nous disait l’autre jour que la loi devait prendre en compte les situations générales, mais pas les cas particuliers. D’un autre côté, je pense que, sur de tels sujets, il est inimaginable que nous puissions régler par la loi toutes les situations auxquelles peuvent être confrontées les personnes, les familles et les équipes médicales.

À partir de là, ne faut-il pas imaginer que sur la base de l’interdit, qui serait évidemment rappelé, de rendre possible des exceptions ? Le rôle de la loi est que ces exceptions soient reconnues et admises dans des conditions qui présentent toutes les garanties du point de vue de la personne comme du point de vue de la société, plutôt que d’entretenir un débat ou un conflit qui semble être l’issue inéluctable de ce que vous avez décrit.

Mme Suzanne Rameix : Si vraiment il y a souffrance, on sera dans le cadre de la loi, qui autorise la prise en charge de cette souffrance. Et l’on disposera de moyens divers et variés pour assurer cette prise en charge. Sinon, de quoi s’agit-il ? D’une demande individuelle. Pour ma part, je ne me situe pas du côté de la personne qui demande, mais de cette demande qui va se présenter comme un droit-créance, le droit à l’aide de quelqu’un. Ce droit-créance va nécessiter que l’État accorde le droit à un tiers de tuer une personne.

M. Gaëtan Gorce : Pour le soulager.

Mme Suzanne Rameix : Certes. Mais ce n’est pas parce que la finalité est bonne que tout est permis. On admet qu’il y ait des limites à l’exercice d’une liberté individuelle si on considère que l’exercice de cette liberté met en jeu des valeurs qui peuvent être supérieures, quelle que soit cette demande. Prenons l’exemple limite d’un malade en attente d’une greffe de rein et qui risque de mourir ; une personne de sa famille serait compatible pour une greffe, mais cette dernière ne se porte pas volontaire ; on ne fera pas la greffe et, même si c’est terrible, le malade mourra. Même s’il y a une demande individuelle légitime il peut y avoir des valeurs supérieures mises en jeu qui interdisent de répondre à cette demande.

Pour en revenir à votre propos, ce qui est problématique c’est le tiers, ce n’est pas la personne qui demande. Je reprends ma question initiale. Un État peut-il accorder à un citoyen le droit de tuer autrui dans une société démocratique aujourd’hui ? La question de l’euthanasie ne porte pas sur la demande de celui qui exerce cette liberté individuelle, mais sur la situation du tiers qui fait l’acte et de l’autorisation qui serait donnée par un État démocratique à un tiers d’enfreindre l’interdit de tuer. Et un interdit qui admet des exceptions n’est plus un interdit.

Dans une hypothèse d’autonomie morale ou politique, de contrat social, par exemple de type kantienne ou rousseauiste, quand on se donne un principe universel, c’est que précisément, par définition même, on se refuse le droit à l’exception. Quand tout va bien, on n’a pas besoin de la règle universelle. La valeur de la règle se joue sur les cas particuliers, difficiles. Par exemple, dans la vie courante, il n’est pas nécessaire de dire qu’il est interdit de tuer. Voilà pourquoi on ne peut pas admettre d’exceptions. C’est comme si l’on disait que nous sommes tous égaux, sauf … !. Kant montre bien que c’est d’abord une faute de logique avant d’être une faute morale que d’admettre l’exception.

M. Jean Leonetti : M. Gorce n’a pas dit que l’interdit de tuer devait disparaître. Un terme a tout de même été posé par le Comité consultatif national d’éthique, même s’il était en partie flou, celui d’« exception d’euthanasie », qui était plutôt une exception judiciaire qui faisait que la mort donnée par compassion était une excuse qui pouvait être du même type que la mort donnée par légitime défense. L’interdit de tuer existe, mais le juge considère qu’il y a légitime défense et il peut ne pas poursuivre la personne concernée. Cela dit, jamais le comité consultatif n’est allé au bout de sa définition.

C’était, en tout cas, après un acte d’euthanasie pratiqué par compassion, sans égoïsme, à la demande du patient, une procédure simplifiée qui aurait permis, avec un comité qui se serait penché sur le problème, d’aider le juge à ne pas aller jusqu’à une mise en examen, voire jusqu’à un procès en assises.

L’interdit reste mais, a posteriori, les circonstances particulières de l’homicide sont considérées comme étant atténuantes et excusables.

Mme Suzanne Rameix : Je ne comprends pas en quoi cette procédure d’exception ne serait pas une mise en question de l’interdit.

M. Jean Leonetti : Aujourd’hui, le juge a l’opportunité des poursuites. Il peut ne pas poursuivre. Prenez l’exemple de Mme Humbert. Le juge a considéré que les circonstances exceptionnelles pouvaient justifier ce non-lieu et l’absence de poursuites. L’idée était de structurer cette démarche pour que l’élément compassionnel dans la mort donnée puisse être considéré comme une circonstance exceptionnelle.

M. Gaëtan Gorce : Il existe un autre principe qui est le principe d’humanité : dans une situation dans laquelle on n’a pas de réponse satisfaisante, on ne peut pas laisser la personne, au nom des droits qui sont les siens, au nom de l’humanité qui est la sienne, sans lui trouver une solution.

L’exemple de Mme Chantal Sébire est compliqué. Néanmoins, les conditions de son décès et le suicide auquel elle a jugé être contrainte ont été très pénibles. Je pense qu’il eût été préférable que la loi aménage une issue, qu’elle avait d’ailleurs cherchée parce qu’elle n’en disposait pas.

On nous a expliqué qu’elle aurait pu bénéficier d’un coma artificiel. Mais elle était dans son droit de refuser ce coma et de se voir appliquer la loi que nous avons votée, dans la situation dans laquelle elle se trouvait.

Si, au nom d’un principe absolu, on dit à une personne qu’on ne peut pas lui apporter de solution, bien que cela relève de la simple humanité, on la contraint à une situation beaucoup plus pénible que celle qui aurait conduit à lui apporter une assistance, dans la mesure où quelqu’un aurait été prêt à le faire.

Si vous me dites que nous devons mettre en conflit deux principes : l’interdit d’un côté et la liberté de l’autre, personnellement, je choisirai la liberté. Si l’on cherche à concilier les deux d’un point de vue pratique, pragmatique et humain, notre société pourra peut-être avancer.

Mme Chantal Rameix : S’il s’agissait de liberté, Mme Sébire pouvait se suicider. Elle avait la liberté de se suicider. Mais il ne s’agissait pas de liberté. Elle demandait quelque chose : il ne s’agissait pas d’un droit-liberté, mais d’un droit-créance. Cela dit, le suicide n’est même pas un droit-liberté. C’est simplement une impossibilité d’empêcher ou de contraindre de la part de l’État. Il y a 160 000 tentatives de suicide déclarées en France. Personne ne s’en réjouit en disant que 160 000 Français ont exercé leur liberté.

M. Gaëtan Gorce : On l’a acculée à une violence insupportable !

Mme Suzanne Rameix : Il y a le fait des choses et il y a le fait des hommes. Quand on dit qu’on l’a contrainte ou qu’on l’a acculée, qui est « on » ? La maladie reste quelque chose de terrible, tout comme la mort d’une femme jeune par cancer. Mais qui a acculé cette personne ? On ne parle en termes de liberté, de droit, de justice, d’injustice et de loi que quand on parle de ce que l’homme fait à l’homme, des actes que les hommes font sur des hommes. Mme Sébire était dans une situation dramatique du fait des choses, c’est-à-dire du fait d’un cancer des sinus. Personne n’a imposé à cette dame cette souffrance. Personne ne lui a imposé la mort : c’est le cancer.

Maintenant, quels sont les actes des hommes face à une situation qui est du fait des choses ? Nos sociétés proposent la médecine, le traitement, les soins, le soulagement de la douleur. Mme Sébire avait un droit-créance, dans l’État démocratique français et le système de santé français, à être soignée et soulagée ; elle avait un droit-liberté de refuser des soins, les pompes à morphine, etc. Je ne vois pas pourquoi l’exercice de sa liberté produirait chez elle, par je ne sais quel effet juridique ou politique, l’imposition à la société française d’un droit-créance, consistant en ce qu’un tiers pratique un acte qui va contre un interdit structurant de la société dans son ensemble. Elle pouvait exercer sa liberté pour se suicider et mettre fin à sa vie si telle était sa volonté. Mais pourquoi demander à la médecine ce qui n’est pas du rôle de la médecine ?

Encore une fois, on est dans la confusion de ce qui est du fait de l’homme et de ce qui est du fait des choses ; de ce qui est de l’ordre des libertés et de ce qui est de l’ordre des droits-créances dans un État démocratique. Vous avez utilisé l’expression : par humanité. Que signifie-t-elle ? Que ce serait le seul recours ultime ? On n’est pas sans recours dans nos sociétés : la pratique médicale, le soulagement de la souffrance, le respect de la liberté des personnes, etc. La maladie n’est ni juste ni injuste ; on ne peut parler de justice que lorsqu’on est confronté au fait de l’homme, et le drame de la maladie, ce drame de la mort d’une femme jeune, n’est pas de la responsabilité des hommes. Et Mme Sébire avait la liberté de se suicider.

M. Jean Leonetti : Le débat est complexe : le droit « à » ou le droit « de » ?

Mme Suzanne Rameix : Je me répète. En raison des défis qui nous attendent au XXIe siècle, on ne peut pas supposer que la problématique de la vie politique démocratique se ramène à un conflit et à un jeu d’équilibre des libertés et des intérêts des individus. Il faut absolument sortir de ce schéma. L’éthique de l’environnement et la biomédecine nous y contraignent. Il faut que nous repensions nos catégories morales et politiques à partir de l’hypothèse que nous devons sortir d’un schéma de maîtrise. Nous devons introduire l’idée de la finitude : il restera toujours pour l’homme la maladie, la vieillesse, la mort, le handicap, le deuil. Nous n’avons pas à fuir cette finitude par des conduites de destruction. En particulier, ce serait faire preuve d’une conduite de destruction que d’admettre qu’une société démocratique en 2008 puisse mettre en jeu l’interdit de tuer et autorise un citoyen à provoquer la mort d’un autre citoyen. Sauf si l’on est dans des cas extrêmes, où il y a un risque de destruction complète de la société. On entre alors, par exemple, dans le droit de la guerre, ce qui est différent, puisque l’on admet que le soldat, pour défendre son pays, soit exposé par l’État lui-même au risque de la mort ; c’est la problématique de la légitime défense.

M. Jean Leonetti : Je vous remercie beaucoup, on aurait encore débattu une heure.

Audition de proches d’un patient décédé
(Unité mobile de soins palliatifs de Saint-Quentin – Famille Coutant)



(Procès-verbal de la séance du 7 mai 2008)

Présidence de M. Jean Leonetti, rapporteur

M. Jean Leonetti : Nous abordons à présent les conditions de l’accompagnement de la fin de vie et des soins palliatifs. En la matière, le soulagement du malade est fondamental, mais la place faite aux proches l’est tout autant.

Lors de la première mission, nous avions auditionné des représentants des grands courants philosophiques, religieux, des sociologues, puis l’ensemble du corps médical et des juristes, et enfin les associations. Malheureusement, nous n’avions pas reçu de proches. La question s’était posée d’inviter Marie Humbert, à l’époque mise en examen. Pour ne pas perturber la procédure judiciaire en cours, nous lui avions proposé de la recevoir en dehors de la mission, ce qui ne s’est finalement pas réalisé.

Nous devons aujourd’hui recevoir des témoignages de proches d’une personne ayant bénéficié, en fin de vie, de l’intervention d’équipes de soins palliatifs.

À ce titre, nous recevons M. et Mme Coutant, ainsi que leur fille Valérie, accompagnée de M. Kamel Nezzal.

Votre mère et grand-mère a été prise en charge par l’UMSP de Saint-Quentin, jusqu’à son décès en février de cette année. Le centre hospitalier de Saint-Quentin, dans l’Aisne, tout comme le CHU de la Pitié-Salpêtrière à Paris et le Centre hospitalier d’Aix-en-Provence ont fait l’objet d’une étude de l’Association pour la Recherche et la Promotion de l’Oncologie (ARPO). Cette étude, financée par la direction générale de la santé, vise à définir les « besoins, ressources et perspectives en matière d’aide aux proches de personnes malades en soins palliatifs ».

Eu égard au caractère récent de la disparition de votre mère et grand-mère, je mesure combien il peut être encore difficile et douloureux de nous exposer votre histoire, et je vous remercie au nom de la mission d’avoir accepté de nous en faire part.

Après votre exposé, votre audition se poursuivra par un échange de questions et réponses.

Mlle Valérie Coutant : Je suis la petite-fille de Mme Mireille Coutant, qui s’est éteinte, le 18 février dernier, après avoir été accompagnée durant plusieurs mois par le personnel médical et soignant ainsi que par sa famille.

Je vais tout d’abord retracer les derniers mois de son existence, pour mettre en lumière tout ce que nous avons vécu.

En octobre 2004 a été établi le diagnostic de la maladie d’Alzheimer. Dès lors, son comportement de même que le nôtre et le regard que nous portions sur elle, ont changé. Cette maladie s’ajoutait à une santé déjà fragile, puisqu’elle souffrait d’un diabète, de problèmes circulatoires, et d’un cancer du sein.

En accord avec elle, nous avons souhaité qu’elle soit maintenue à domicile, ce qui fut possible jusqu’en juillet 2007, notamment grâce à des aides à domicile. En juillet 2007, suite à une chute, sa désorientation s’est aggravée, et elle a dû être hospitalisée. Son médecin traitant nous a alors prévenus qu’elle devrait sans doute intégrer une institution. Nous nous étions déjà préparés à cette perspective lors de l’annonce de la maladie d’Alzheimer, et nous nous étions renseignés sur les établissements qui répondaient à nos critères – un établissement médicalisé dans lequel elle pourrait rester jusqu’à la fin, où la prise en charge de la douleur et l’accompagnement des personnes en fin de vie étaient des priorités, et où nous pourrions lui rendre régulièrement visite. Nous avons ainsi pu l’inscrire précocement sur la liste d’attente d’un établissement, au sein duquel intervenait l’UMSP de Saint-Quentin, qu’elle a intégré en août 2007, après deux mois d’hospitalisation.

Cette étape ne fut pas simple, ni pour elle, ni pour nous. Elle a marqué un tournant, qui a certainement accéléré son départ, car elle a eu du mal à accepter d’entrer dans cette institution, malgré notre soutien.

En novembre 2007, son état de santé s’est à nouveau dégradé, aggravant encore sa désorientation dans le temps et dans l’espace. Elle a perdu l’usage de la marche, et a commencé à refuser de s’alimenter. Elle est restée alitée, passant de son lit au fauteuil, alors qu’elle ne souhaitait rien tant que conserver son autonomie. Pendant quelques mois, elle est demeurée dans un état de torpeur, se montrant parfois agressive à notre égard. Le personnel de l’établissement nous a aidés à comprendre la situation, et a essayé de trouver avec nous les moyens de lui donner un peu plus d’autonomie, afin qu’elle ne vieillisse pas trop vite, qu’elle ne se laisse pas partir.

Les rares moments où elle était consciente, et où la communication redevenait possible, elle nous faisait part de son souhait de ne pas rester grabataire. Elle a toujours été très autonome, elle a géré sa vie comme elle l’entendait. À la tête d’une exploitation agricole, elle était une battante, et malgré toutes les épreuves qu’elle a pu traverser, elle a toujours refusé de dépendre de quiconque. Il lui était devenu insupportable de dépendre, à la fin de sa vie, de tiers pour les actes de la vie courante.

À ce moment-là, elle nous a dit qu’elle voulait partir. « C’est mon tour, je veux mourir, j’espère que ça ira vite, dis-leur », m’a-t-elle déclaré un soir. À d’autres membres de la famille, elle expliquait qu’il ne servait à rien de vivre dans ces conditions. Ses discours différaient quelque peu selon les personnes à qui elle s’adressait, mais il en ressortait toujours qu’elle ne se supportait plus, et qu’elle ne voulait pas demeurer ainsi.

Nous en avons parlé à l’équipe médicale et soignante qui a voulu se donner un temps d’évaluation par rapport à ce discours, compliqué du fait de la pathologie de ma grand-mère. Exprimait-elle réellement son souhait, ou s’agissait-il d’épisodes délirants ? Suite à l’évaluation, il s’est avéré que ma grand-mère, dans ses moments de lucidité, persistait dans sa volonté, comme en a témoigné l’apparition d’un syndrome de glissement, ma grand-mère se laissant partir.

Parce que c’était son choix, parce que sa vie lui était devenue insupportable, nous avons décidé, après en avoir parlé avec l’équipe médicale, de respecter cette décision, dans un geste d’amour. Nous savions alors que nous allions nous engager dans un long chemin, celui de l’accompagnement vers la mort.

L’équipe médicale et soignante a été extraordinaire. Si nous pouvons aujourd’hui vous parler de notre mère et grand-mère, c’est qu’elle nous a aidés, pendant plusieurs mois, à comprendre pourquoi son état se dégradait, pourquoi elle pouvait se montrer agressive, ou indifférente. Nous avons ainsi pu accepter le cheminement vers la mort. Nous ne nous sommes jamais sentis seuls. Nous avons été écoutés, entourés, soutenus, consolés. Nous ne pourrons pas oublier toutes ces personnes qui ont joué un rôle déterminant dans notre progression vers la mort avec elle. Elle aussi nous a beaucoup aidés, par sa détermination, sa sérénité, grâce au personnel soignant et médical qui l’a soulagée. Sa douleur était évaluée quotidiennement. Ma grand-mère a arrêté progressivement de s’alimenter, et elle a été hydratée régulièrement.

L’équipe nous a également aidés à évoquer la mort avec elle, ce qui n’était pas évident au départ. Ainsi, pensant la protéger, j’évitais d’aborder ce sujet avec elle, de pleurer devant elle. Je finissais par lui parler de tout et de rien, sauf de l’essentiel, jusqu’au jour où une aide-soignante m’a dit que je pouvais pleurer avec elle, et parler avec elle de la mort et de son départ. J’aurais pu passer à côté d’un réel dialogue avec ma grand-mère. À partir de ce moment, à chaque fois qu’elle le souhaitait, nous avons pu évoquer le passé, les souvenirs, l’avenir, sa place, le rôle qu’elle a joué dans notre vie, ou simplement passer un moment à nous tenir la main et à nous regarder. Son état se dégradant, les échanges verbaux ont de plus en plus souvent laissé place aux regards, au toucher.

Même si nous étions tous réunis autour d’elle, nous n’aurions jamais pu nouer une telle relation avec elle si nous n’y avions pas été aidés par le corps médical, le personnel soignant, les psychologues. Nous pouvions venir la visiter quand nous le voulions, nous avons été écoutés avec humanité. Quand on est dans la peine, avoir quelqu’un à ses côtés qui vous pose simplement une main sur l’épaule, et vous explique pourquoi votre grand-mère vous dit ceci à ce moment-là, pourquoi elle souhaite entrer en relation avec vous à ce moment-là, c’est très important. Surtout, nous pouvons aujourd’hui penser à elle dans de jolis moments. Cela nous réconforte de songer à tous les échanges que nous avons eus avec elle. Nous pouvons mieux avancer, mieux faire le deuil, même si elle est toujours présente.

Vous avez peut-être l’impression que je ne parle que des aspects positifs. Oui, nous avons traversé des moments de profond désarroi, surtout quand elle a commencé à souffrir, avant qu’elle ne soit soulagée. Puis, elle a reçu progressivement des antalgiques et je salue la transparence de l’équipe médicale qui nous mettait, avec elle, au courant de tout. Nous n’avons pas décidé pour elle, elle participait aux conversations sur sa santé et elle donnait son avis à chaque fois qu’elle le pouvait.

L’accompagnement des personnes en fin de vie et de leur famille, le soulagement de la douleur sont essentiels. C’est vrai, nous sommes peut-être allés au-devant des médecins. D’autres familles n’osaient pas, car la mort fait peur, la parole du mourant fait peur. Que dire à un proche qui va mourir ? On ne peut pas mentir dans ces moments-là.

Je voulais dire aussi que ma grand-mère a conservé sa personnalité jusqu’au bout. Elle a tenu jusqu’à la fin son rôle de grand-mère. On aurait pu penser que quelqu’un qui s’en va a besoin d’être protégé, mais nous nous sommes toujours parlé de petite-fille à grand-mère. Nous avons ainsi pu nous dire au revoir, fêter avec elle son dernier anniversaire. L’équipe médicale a tout fait pour nous permettre de partager ce dernier événement familial avec elle.

Je retiendrai de ma grand-mère le sourire qu’elle avait le jour où elle est partie. Je l’ai vue une heure avant qu’elle ne décède. Nous avions passé tout le week-end avec elle, nous étions dans le gestuel, c’était le seul échange que nous pouvions avoir. Elle avait un visage serein face à la mort, et un sourire.

J’ajouterai enfin que l’équipe a permis qu’elle parte accompagnée dans sa foi, ce qui était très important pour elle, si croyante.

M. Patrick Coutant : Valérie, par son métier d’assistante sociale, ainsi que ma femme, qui travaille dans le même établissement, ont accompli un travail formidable, par un accompagnement de tous les jours, de tous les instants, et je les en remercie profondément.

N’étant jamais entré dans une maison de retraite avant que ma mère n’y soit, j’ai même été très choqué de voir à quel point des patients étaient abandonnés. Seuls 10 à 15 % des malades recevaient la visite de leur famille.

Enfin, à mon tour, je salue la transparence de toute l’équipe qui nous a toujours tenus informés de l’évolution de la maladie, et des soins prodigués.

Mme Françoise Coutant : Je travaille dans un service médical, en radiologie plus précisément. Toutes les semaines, je vois des personnes en fin de vie, et je ne comprends pas pourquoi l’on s’acharne parfois sur certaines d’entre elles !

Comme l’a dit Valérie, ma belle-mère nous a dit à tous qu’elle voulait partir, qu’elle ne voulait plus vivre dans ces conditions. Ce fut une période très difficile. Certaines semaines, je ne pouvais plus aller la voir. Valérie prenait alors le relais. Quand elle était à son tour épuisée, j’y retournais. Nous n’avions pas le droit de l’abandonner, mais nous avons pu expliquer au personnel nos faiblesses, et nous avons alors été pris en charge. On nous a expliqué qu’il était normal d’éprouver de tels sentiments, alors que nous avions honte de ne plus pouvoir y aller parfois, nous qui marchions pourtant sur nos deux jambes.

Si nous sommes aujourd’hui sereins, c’est que nous avons pu, grâce à l’accompagnement de l’équipe, lui dire au revoir tranquillement. Je l’ai vue une demi-heure avant son départ. Elle était très calme et détendue. Je lui ai tenu la main, elle m’a dit « Ah ! C’est vous ». Au bout d’une demi-heure, elle dormait paisiblement.

Il faut dire aussi que sa souffrance était régulièrement évaluée, et soulagée. Nous avons travaillé avec le personnel soignant, car elle nous disait certaines de ses douleurs qu’elle leur taisait. Nous avons toujours été mis au courant de tout ce qui se pratiquait. La confiance était réciproque.

C’est vrai, certains malades sont abandonnés par leur famille, mais la mort fait peur. Nous-mêmes nous sommes retrouvés certains soirs sans savoir si nous aurions le courage de retourner la voir le lendemain. Dans ces cas, l’accompagnement et le soutien de l’équipe médicale et soignante sont primordiaux, dans les maisons de retraite comme dans les services médicaux, car les personnes âgées ne meurent pas forcément en maison de retraite. L’idéal serait qu’au sein de chaque service, une ou deux personnes servent de référent pour soutenir les familles en détresse.

Ma belle-mère, d’une certaine manière, nous a aidés à l’aider à partir, mais tous les malades ne sont pas prêts à accepter la fin de vie.

Mlle Valérie Coutant : L’entrée en institution est déjà un premier pas vers le deuil, un départ. Pour beaucoup de familles, l’accompagnement de la fin de vie démarre à ce moment-là.

Les lois de 2002 et 2005, les unités de soins palliatifs, la possibilité de soulager la souffrance en fin de vie sont des éléments essentiels, malheureusement encore méconnus ou mal appliqués. Les soins palliatifs devraient être considérés comme une autre voie thérapeutique, une alternative au traitement. À un moment, il faut savoir proposer autre chose, et accompagner autrement.

Mme Françoise Coutant : Si le personnel médical et soignant nous a beaucoup soutenus, nous les avons aussi aidés. Nous avons travaillé ensemble. C’était apparemment la première fois que se mettait en place un tel suivi, du début à la fin.

M. Patrick Coutant : L’équipe doit informer, dialoguer, et la famille regarder les choses en face.

M. Jean Leonetti : Vous avez presque tout dit : la mort sociale quand on entre en institution, la difficulté de se retrouver face à un proche qui va mourir et qui n’est plus tout à fait le même, le désir de mort parfois exprimé par le malade, la fuite, la culpabilité. Vous avez noté aussi les dégâts que peut provoquer l’acharnement thérapeutique.

L’on pourrait qualifier votre parcours d’« idéal », même si le terme est mal choisi, mais vous l’avez rendu aussi idéal, car vous formez une famille solidaire, et vous avez pu vous relayer les uns les autres. Vous avez eu la chance d’être plusieurs. C’est plus compliqué lorsque le malade n’a plus qu’une personne, un conjoint ou un enfant.

Vous avez aussi relevé la méconnaissance de la législation actuelle, même si vous avez eu la chance d’habiter un département doté des bonnes structures. Ce n’est pas le cas partout. Au-delà de la connaissance, se pose la question des moyens.

Permettez-moi de vous poser deux questions.

Lorsque votre mère et grand-mère a décidé d’arrêter de se nourrir, avez-vous envisagé de l’alimenter malgré elle ? En avez-vous parlé au sein de votre famille ?

Par ailleurs, votre mère et grand-mère, qui ne voulaient pas mourir grabataire, a pourtant perdu une grande partie de ses moyens physiques et intellectuels avant de partir. Pour autant, avez-vous le sentiment d’avoir répondu à sa demande ? Pensez-vous qu’elle aurait pu mourir un peu avant, sans passer par cette étape, ou ce parcours a-t-il été porteur de valeurs, d’échanges, pour elle comme pour vous, vous aidant aujourd’hui à porter le deuil ?

M. Patrick Coutant : Son état se dégradait progressivement, mais la réponse médicale était proportionnée.

Mlle Valérie Coutant : Si je comprends bien, vous nous demandez s’il nous avait été proposé de placer une sonde pour la nourrir. Sensibilisés à cette situation, nous savions ce que les médecins pourraient nous proposer. Ils nous l’ont d’ailleurs plus suggéré que proposé, ma grand-mère ne cessant de répéter son désir de partir. Comme il était de surcroît, médicalement risqué de lui poser une sonde, nous avons, dans un geste d’amour, décidé de respecter son choix, et de l’accompagner. Nous avons été aidés dans cette prise de décision.

Ma grand-mère a refusé les médicaments, l’alimentation, mais elle a accepté les soins de confort jusqu’au bout, à savoir la réhydratation, et les soins du corps. Elle a gardé sa dignité jusqu’à la fin.

M. Jean Leonetti : Ce temps qui s’est écoulé entre le désir de partir et le départ vous a-t-il semblé utile ou trop long ?

Mlle Valérie Coutant : Je suis partagée entre deux sentiments. Si je fais appel à mes souvenirs du moment où ma grand-mère est partie, et des épreuves que nous avons dû traverser, j’ai l’impression que c’était long, même si je culpabilisais d’en arriver parfois à souhaiter qu’elle s’en aille.

Avec le recul, je comprends mieux le personnel qui nous disait qu’il fallait profiter d’elle « maintenant ». Je me demandais de quoi il fallait profiter et comment !

Puis, lorsque sa douleur a été soulagée, son attitude et son discours à notre égard ont changé. Elle a recouvré une certaine sérénité, et nous avons pu renouer le dialogue. Il est important pour moi aujourd’hui d’avoir vécu ce temps-là.

M. Jean Leonetti : Nous vous remercions infiniment de votre témoignage très complet.

Mme Françoise Coutant : L’accompagnement dont nous avons bénéficié nous a permis d’être ici. Je peux d’autant plus l’affirmer que j’ai vécu le contraire avec mon père qui est mort dans des conditions terribles. Atteint d’un cancer généralisé, il est décédé dans une clinique, attaché à son lit tant il s’était débattu dans son agonie. Je me suis, depuis, promis que plus personne de ma famille ne partirait dans ces circonstances.

Mlle Valérie Coutant : Beaucoup d’autres personnes, qui traversent des épreuves bien plus terribles que les nôtres, pourraient témoigner, surtout lorsqu’elles vivent les soins palliatifs et le départ d’un proche à domicile.

M. Jean Leonetti : Merci encore d’avoir parlé avec tant de sincérité et de pertinence.

Audition de proches d’un patient décédé d’une sclérose latérale amyotrophique (SLA)


(Procès-verbal de la séance du 22 mai 2008)

Présidence de M. Jean Leonetti, rapporteur

M. Jean Leonetti : Je vous remercie, mesdames, messieurs, d’avoir accepté de vous exprimer devant notre mission d’évaluation de la loi relative aux droits des malades et à la fin de vie. Comme son nom l’indique, cette loi a conféré aux malades des droits nouveaux qu’ils peuvent exercer en accord avec le milieu médical qui, lui aussi, a été doté de droits et de devoirs supplémentaires. Certaines histoires médiatisées étant érigées en lois universelles, la mission ne se contente pas d’entendre des professionnels mais recueille des témoignages de personnes ayant accompagné un proche en fin de vie.

Votre fils et époux, atteint à 39 ans d’une sclérose latérale amyotrophique – SLA – et décédé en février dernier, a suivi un parcours hors du commun, avec un questionnement et des choix individuels très réfléchis, une prise en charge hospitalière qui a été loin d’être toujours satisfaisante et une implication très forte de son entourage. Votre témoignage nous sera donc très précieux.

Pour accéder à votre demande, nous respecterons votre anonymat. Vous avez la parole, madame.

L’épouse d’Éric : Mesdames, messieurs, je viens témoigner devant vous pour, dans le sens de la volonté de mon mari, qui a donné son cerveau pour faire avancer la recherche sur la SLA, essayer de contribuer aux travaux de votre mission.

Nous ne souhaitons pas que la presse nous demande d’autres interviews ou que des associations se servent de notre témoignage. Si nous avions voulu médiatiser notre cas, vous l’auriez su. C’est pour nous trop accéder à notre intimité.

Mon mari, issu d’un milieu privilégié, était ingénieur et entrepreneur. De parents médecins, il était très sensé. Étant de surcroît universitaire, il aimait prendre du recul et soutenir la polémique, et prenait sa vie en main. Il avait une force de caractère et un déterminisme remarquables. Il aurait adoré parler de son cas avec vous. Je vais essayer de le faire pour lui.

Sa maladie a commencé il y a deux ans et demi. Elle lui a été annoncée, puis le verdict de la SLA est tombé au bout de six mois. C’est une maladie irréversible, rapide, dont il n’existe aucun moyen de sortir.

Au bout de huit mois, ses membres étaient touchés et, au bout d’un an, il ne pouvait plus marcher. Il a passé l’année 2007 quasiment immobile, se concentrant sur la réflexion. Heureusement, tout un ensemble d’appareillages et de logiciels lui a permis de communiquer. Comme il ne pouvait plus bouger que la tête, une caméra visionnait les mouvements de celle-ci et les retranscrivait sur un clavier virtuel.

Après l’annonce du verdict, Éric a pensé abréger lui-même sa vie. Par Internet, il savait ce qui l’attendait. À ce propos, le discours des médecins pour annoncer l’évolution prévisible de la maladie et ses conséquences n’a pas paru très clair ni très bien intégré. Les malades ont le droit de savoir et les médecins le devoir de tout dire.

Ce qui lui faisait peur, c’était la proximité de la mort. Dans quel état allait-il arriver au bout ? Quel message souhaitait-il laisser et transmettre à ses enfants ? Allait-il laisser l’image d’un grabataire immobile qui ne peut même pas prendre ses enfants dans les bras ou celle d’un entrepreneur hyperactif qui s’occupe bien de ses enfants ?

Avec trois enfants, entre 10, 9 et 2 ans, vous imaginez bien qu’on a, tous les jours, beaucoup de joie, même quand on passe la journée sur sa chaise à écrire sur son ordinateur et à s’alimenter d’Internet. Même si c’est dur et qu’on ne peut plus communiquer, on a sans cesse des émotions qui nous font vivre. Pourquoi vouloir en finir ?

Les raisons qu’il donnait étaient qu’il ne pouvait plus supporter la débauche de personnel que son état nécessitait ni la charge de travail qu’il nous donnait pour les tâches quotidiennes : manger, se laver, dormir. Il se sentait dégradé vis-à-vis des autres et aussi de lui-même. Il était entraîné dans une déchéance humiliante et destructrice.

Le plus dur pour lui était de se sentir en décalage par rapport à son corps qui ne répondait plus. Il lui a fallu se battre, puis s’accepter, s’abandonner aux autres, être dépendant, lâcher. Mais, si le corps lâchait, ce n’était pas le cas de l’esprit. Il a d’emblée rédigé ses « directives anticipées » refusant toute prolongation, donc, toute gastrectomie et trachéotomie. Les médecins devraient informer les patients des conséquences de ces pratiques, car il est impossible ensuite de faire machine arrière.

Dans le cas de la SLA, il n’y a pas de souffrance physique, uniquement une souffrance morale.

Éric voulait rester libre de choisir, ne pas se laisser aller à la décision des autres – qu’il s’agisse de la famille, des médecins, de la maladie elle-même. Il disait : « Je ne compte pas attendre l’accident. C’est trop angoissant, trop dramatique, d’avoir une crise, les pompiers qui arrivent, l’urgence… » Il n’y avait donc pas de morphine possible. Il voulait maîtriser et ne pas souffrir. Cela lui paraissait un droit. Il avait un côté idéaliste. L’euthanasie lui paraissait la mort idéale.

Comme il n’y a pas de cadre légal en France pour cette pratique, il s’est tout de suite orienté vers la Belgique. Il s’est renseigné sur tous les types d’associations en Suisse, en Belgique et en France et nous a mis une énorme pression, car se déplacer avec lui était devenu très compliqué. Nous avons fini par aller en Belgique, au milieu de l’année 2007, où nous avons rencontré un médecin belge, qui n’était autre que le chef de service d’une unité de soins palliatifs (USP), président de la commission d’évaluation des actes d’euthanasie. Éric entrait tout à fait dans la catégorie des patients pouvant demander à bénéficier d’une euthanasie. Ce rendez-vous a créé la relation thérapeutique, donc, la première condition légale était remplie. Pendant le rendez-vous avec le médecin, Éric a dit qu’il voulait que les choses aillent vite. Le médecin lui a répondu que, le jour où il en ressentirait le besoin, les choses pourraient se faire rapidement, dans son service. Il a, néanmoins, conclu la rencontre en souhaitant ne pas revoir Éric trop vite.

Nous étions un peu choqués à la sortie. Nous ne nous attendions pas à quelque chose d’aussi « facile ». Il a eu l’air d’accuser le coup. Avoir ce contact si proche avec la mort nous la faisait accepter un peu et nous a donc, en même temps, soulagés. Mais cela faisait froid dans le dos. Cette visite nous a fait reculer parce que cela ne nous paraissait pas normal de toucher la mort d’aussi près ; mais elle nous a permis aussi de commencer à l’apprivoiser, et à accepter celle d’Éric.

La mort, c’est l’inconnu, la peur. Cela a fait douter Éric. Il a commencé à nourrir une réflexion qu’il n’avait pas encore assez creusée. Il a rencontré un autre médecin de Paris, responsable d’une USP, qui l’a éclairé sur le chemin psychologique à parcourir pour que lui-même et son entourage soient prêts : la famille, les amis. C’est un élément important. Il était clair, à ce moment-là, que nous n’étions pas prêts. Nous avions encore beaucoup de choses à nous dire. On ne s’approche pas de la mort impunément. Cela laisse des traces sur lesquelles s’interroger.

La « solution belge » était un peu difficile à envisager pour la famille : il était un peu compliqué d’expliquer aux enfants que leur père parte le matin et ne revienne pas le soir. En tout cas, on ne se voyait pas le faire. Ce que l’on voulait transmettre à nos enfants était important.

Deux mois avant sa mort, Éric a écrit le texte suivant à quelqu’un qui l’avait contacté pour un reportage – comme il écrivait lettre après lettre sur son ordinateur, il n’écrivait pas les mots en entier, ce qui donne un style un peu rapide et tronqué : « Ma famille m’a demandé : pas la Belgique ! Personne n’est prêt à s’impliquer en m’accompagnant. Il reste la solution française, que je trouve hypocrite et barbare, mais elle contente ceux qui restent. Personne n’a de sang sur les mains. On a regardé mourir quelqu’un sans rien faire. L’honneur est sauf. On a bonne conscience. J’admire le courage des Belges. Je vais essayer la solution française, mais réservée à très petite élite de ceux qui ont la force morale de regarder la mort en face pendant dix jours. Vous en connaissez beaucoup capables d’affronter ça ? Encore une injustice. Je suis décidé, mais ce n’est pas une partie de plaisir. Donc, que ça aille vite. J’aimerais savoir les statistiques françaises des personnes qui se donnent la mort par arrêt d’alimentation. Je suis certain que c’est marginal ou insignifiant. Cela prouve bien que c’est une construction intellectuelle pas applicable. Et les Français se gargarisent de cette loi « supérieure ». C’est mon quotidien que de penser à ça. Ça ne prend pas en compte la réalité du malade. Hallucinant. J’ai réalisé qu’un bien portant ne peut pas souhaiter la mort. Tout est préférable à mourir, alors que c’est un cheminement que d’intégrer sa fin de vie. Mais, une fois qu’on l’a acceptée, on veut pouvoir choisir un moyen digne. J’accepte tous les points de vue. Ce que je n’accepte pas, c’est le refus d’opinion contraire et la diabolisation systématique. Je suis allé en Belgique. Trouvé les médecins remarquables de discrétion, de sobriété, le sens du devoir. Ils appliquent une loi difficile et courageuse. La solution française est hypocrite, d’autant plus quand on sait le nombre de cas où médecins donnent coup de pouce morphine… Par un médecin, j’ai eu pas mal d’infos sur loi et réalité. Problème de la SLA, c’est que acte à froid : pas de morphine, pas de situation d’urgence. Donc pas de moyens déguisés comme cancer terminal. Donc bute sur loi dans ses principes. Loi française couvre certains cas, mais pas tous. Mais personne pour reconnaître lacunes. Je suis persuadé que ça évoluera dans le sens belge. »

Éric pensait qu’arrêter l’alimentation était une fin indigne, c’est-à-dire inhumaine. Je précise qu’il n’a pas agoni et que les dix derniers jours se sont passés dans le calme et la sérénité. Donc aucune fin violente.

Même si son esprit faisait sans cesse des allers-retours entre la fin possible en Belgique et la loi française, il a douté, hésité et vivait toujours. Il expliquait que, entre le corps et l’esprit, c’est l’esprit qui raisonne, fait ses choix de fin de vie et finit par vaincre la « bête », comme il appelait le corps, qui veut se battre et vivre. Mais il continuait à être déterminé. Il n’était pas déboussolé ; il contrôlait ses tergiversations. Dans son chemin, il s’est battu, puis il a accepté. À la fin, il a vraiment connu la sérénité.

Le plus difficile était certainement d’arriver à assumer l’acte, qu’il s’agisse du malade, de la famille, de tout l’entourage. Choisir d’arrêter de s’alimenter a un côté cruel. On est seul, mais on a, en même temps, une certaine fierté de se prendre en charge, et on se sent libre. En même temps, on n’est pas complètement seul : la famille et les amis allaient tous dans le sens du choix d’Éric. Finalement, cela a été acceptable car il y a eu un partage des responsabilités. Donc on peut transgresser si l’on est capable d’assumer, d’expliquer. C’est un gros investissement. Il faut beaucoup de soutien, de solidarité. Nous avons vécu des moments riches en émotion.

S’il y avait eu en France un cadre légal pour l’euthanasie, Éric aurait choisi – cela ne fait aucun doute – cette possibilité. Mais je pense que cela aurait pris autant de temps. Le chemin aurait été le même à parcourir : lorsqu’on s’approche de la mort d’aussi près, la réflexion reste indispensable.

Si l’euthanasie était autorisée en France, cela permettrait de ne pas assumer seul. On pourrait soulager la famille et les proches. Je pense qu’on en tirerait toujours la même fierté car le choix reviendrait de toute façon au patient. Ne pensez pas que ce soit automatique. Il y a une réflexion. Il y a juste une date précise, une heure, ce qui n’était pas notre cas puisque cela a duré quelques jours, ce qui est certainement le plus difficile.

Cela étant, quand je réalise que nous avons assumé notre solution, je me demande si nous aurions supporté que ce soit fait par quelqu’un d’autre. Cela pose donc une autre question.

Votre loi du 22 avril 2005 est une grande avancée, mais elle n’est pas toujours très bien appliquée. Elle ne l’a pas été, pour nous, à la Salpêtrière, où le personnel n’a pas fait son devoir au sens de cette loi. Si mon témoignage permet de la faire mieux connaître, il sera déjà positif.

Les centres de soins palliatifs sont des lieux où l’on soulage les patients, où on les prolonge par toute sorte d’aides. Éric y a fait quelques allers-retours à cause de mes voyages professionnels. Les personnels sont exceptionnels. Ils apportent beaucoup de soutien. C’est finalement dans un de ces centres que le voyage d’Éric s’est terminé. Les professionnels savent vraiment gérer ces moments particuliers. Ils le font bien. Nous nous sommes sentis chez nous.

M. Jean Leonetti : Je vous remercie, madame, de ce témoignage, non seulement pour son authenticité mais aussi pour le fait qu’il montre la complexité, voire l’ambiguïté, des situations face à la mort. L’image de soi et la volonté de maîtriser la mort semblent avoir été importantes pour votre mari. En même temps, vous m’avez donné l’impression que les deux solutions étaient acceptables dans la mesure où elles impliquaient la lucidité et le non-abandon, c’est-à-dire l’accompagnement.

Vous vous êtes dite choquée par la « facilité » de l’acte d’euthanasie. Une vie humaine ne s’arrête pas comme une machine, en appuyant sur un bouton. En même temps, votre visite en Belgique vous a permis une prise de conscience. J’ai même trouvé que vous aviez fait un parallèle entre cette prise de conscience et celle en soins palliatifs, comme si l’important était d’assumer à la fois en lucidité et collectivement.

Vous avez dit que le délai de décision aurait été à peu près le même si l’euthanasie était possible en France, et que cela n’aurait peut-être pas changé profondément les choses. Pourquoi, dès lors, ne pas avoir choisi, entre le milieu de 2007 et le décès de votre mari, la solution de la Belgique ? N’était-ce qu’une question de distance ?

L’épouse d’Éric : Ce n’était pas du tout un problème de distance. C’est un acte que je ne pouvais envisager.

Au moment de la « démarche Belgique », Éric était vraiment très déterminé. Il secouait toute la famille pour qu’il y en ait au moins un pour l’emmener. Cela a été très dur.

Il a ensuite nourri sa réflexion et s’est rendu compte que personne n’était prêt. Il a réalisé que ce qu’il demandait était trop violent et n’était pas « assumable » par ses proches. Lui le voulait. Tout seul, il l’aurait fait. Mais, comme il était complètement immobile, il fallait que quelqu’un l’emmène.

Je ne voulais pas assumer cette responsabilité. Je me disais que peut-être, dans dix ans, mes enfants pourraient m’accuser de l’avoir emmené, de l’avoir tué. Je ne voulais pas prendre la responsabilité d’accomplir l’acte seule, d’autant qu’il souhaitait que cela se passe dans l’intimité. Il ne voulait pas que tout le monde l’accompagne en bus, comme à un enterrement. C’est quand même un moment où on a envie d’être avec d’autres gens.

Éric a ensuite commencé à parcourir ce chemin, ce qui nous a été vraiment d’un grand secours, voire indispensable. Par la suite, un certain nombre d’amis se sont déclarés prêts à l’emmener. Mais c’était loin. Les enfants ne pouvaient pas y aller. Cela me paraissait compliqué.

Si cela avait été possible en France, on l’aurait fait plus facilement – dans un milieu médical, peut-être dans un centre de soins palliatifs. Pour des enfants, cela paraît logique d’aller voir leur père à l’hôpital où ils l’ont déjà vu la semaine précédente pour lui dire au revoir, plutôt que de le voir partir en Belgique et revenir dans une boîte. Nous ne voulions rien leur cacher. Nous leur parlons beaucoup. Il me paraissait difficile d’avouer aller à 500 kilomètres pour faire ça. Dans le centre de soins palliatifs de Puteaux, cela aurait été complètement différent.

M. Jean Leonetti : Quand il a été en soins palliatifs, le problème s’est-il reposé ? Il n’est pas rare qu’il y ait, à ce moment-là, des demandes de mort.

L’épouse d’Éric : Oui, il avait redemandé.

M. Jean Leonetti : La demande était-elle aussi persistante et réitérée, ou avait-il choisi une autre stratégie qu’il considérait aussi digne que la première ?

L’épouse d’Éric : Plusieurs éléments sont entrés en ligne de compte. Il voulait que cela tombe à une date assez facile pour moi et pour les enfants, pour des questions de vacances. En même temps, il repoussait l’échéance au maximum parce qu’il vivait encore des choses intéressantes. Cela a été une période extraordinaire. Les gens lui ont envoyé de grands témoignages d’amitié par Internet, qui sont toujours sur son ordinateur. Puis, à la fin, il ne pouvait quasiment plus s’alimenter. On ne pouvait plus lui mettre la cuiller dans la bouche parce qu’elle y restait coincée. C’était devenu infernal. Nous étions allés au bout du bout. Il a vu que le timing était bon, puisque c’était juste avant les vacances des enfants et il a arrêté de s’alimenter.

En tout cas, il n’a jamais changé d’idée. Il n’avait pas d’autre solution en France que l’arrêt de l’alimentation. Il a pris sa décision en novembre ou en décembre et a arrêté de s’alimenter mi-février.

M. Jean Leonetti : A-t-il greffé une non-alimentation sur un problème médical de déglutition ou bien s’est-il mis, en quelque sorte, en grève de la faim ?

L’épouse d’Éric : Il s’est mis en grève de la faim. Il a décidé du jour au lendemain d’arrêter de se nourrir, alors qu’il prenait encore matin, midi et soir des purées et buvait encore.

M. Jean Leonetti : Avez-vous ressenti cette période comme une souffrance particulière ? Alors qu’il disait que l’arrêt de l’alimentation était inhumain et barbare, je n’ai pas l’impression qu’il l’ait vécu ainsi.

L’épouse d’Éric : En fait, il a décidé de s’arrêter de s’alimenter au moment où il ne pouvait plus trop se nourrir. Cela paraissait logique, et pour lui et pour l’expliquer aux enfants. Il n’a pas souffert pendant ces dix jours parce qu’il s’alimentait déjà tellement peu. Il ne pesait plus que trente kilos. Cela a été extrêmement serein.

M. Jean Leonetti : En fait, la décision intellectuelle a coïncidé avec une situation médicale qui facilitait celle-ci.

L’épouse d’Éric : Il a dû prendre la décision intellectuelle en novembre ou décembre, au moment où il a écrit à la journaliste qui voulait faire un reportage. En fait, il voulait arrêter après les vacances de Noël. Puis je suis partie en voyage et il y a eu plein de choses avec les enfants. Aux vacances de février, il a considéré que c’était le moment. Il était au bout.

Une semaine avant de se décider, il a eu une grosse douleur dans l’épaule. Il a senti l’attaque venir et a eu extrêmement peur d’en avoir une nouvelle et de mourir dans la souffrance. C’est le seul moment où il a souffert physiquement. Il a préféré arrêter de s’alimenter car, au moins, ainsi, il avait le contrôle.

On nous avait dit qu’arrêter de boire est terrible car on souffre terriblement de la soif. Cela a été difficile sur la toute fin, mais, pendant huit jours, nous avons été très sereins. Nous sommes retournés voir la mer et il a fait tout ce qu’il souhaitait avant de partir.

M. Jean Leonetti : Ces éléments – les échanges au sein de la famille, les messages d’amitié, le désir de revoir la mer – n’ont-ils pas différé la décision brutale de se donner la mort à un moment donné ?

L’épouse d’Éric : Si, peut-être. Ils l’ont différée de décembre à février, ce qui a permis deux mois de plus d’échanges avec la famille.

Mais il faut savoir que le quotidien était terriblement dur. Comme il l’a écrit dans son blog, 95 % de son temps étaient consacrés à des tâches bassement quotidiennes. Comme il ne bougeait plus, il y avait des infirmières, des aides-soignants, des auxiliaires de vie toute la journée à la maison. C’était du non-stop.

Même si l’on a des échanges d’amitié et que l’on vit des choses riches, il y a un moment où on ne supporte plus sa condition, surtout quand on a 39 ans. Ce n’est pas comme quelqu’un qui a 90 ans.

Il y avait une telle différence de rythme avec ce qu’il avait vécu avant, qu’il ne l’acceptait pas. Sa détermination revenait d’autant plus forte. Ma réponse à votre question est donc que les éléments auxquels vous avez fait référence ont différé un peu la décision.

M. Jean Leonetti : Vous changeriez la loi ?

L’épouse d’Éric : Je trouve dommage que l’on n’ait pas le choix.

M. Jean Leonetti : Si votre mari avait eu le choix, ne pensez-vous pas qu’il aurait choisi de toute façon la solution qui a été adoptée ? Dernièrement, à la suite d’un débat avec François de Closets, ce dernier m’a dit en sortant : « Il faut le mettre pour qu’on sache qu’on peut s’en servir, même si on ne s’en sert pas. »

L’épouse d’Éric : Je pense la même chose.

M. Jean Leonetti : C’est une tranquillité de l’esprit de savoir qu’on peut partir ?

L’épouse d’Éric : Tout à fait. Nous avons eu l’impression qu’il s’est senti la mission de se battre contre le fait qu’il n’y avait pas la même loi en France qu’en Belgique. Il ne comprenait pas pourquoi on n’en avait pas le droit, pourquoi on n’était pas libre, dans ce pays, de le faire, d’imaginer qu’on pourrait le faire.

Cela n’enlève rien au fait qu’il faut avoir la réflexion qu’il a eue, qui est indispensable pour la famille.

M. Jean Leonetti : Combien de temps est passé entre la visite en Belgique et la mort de votre mari ?

L’épouse d’Éric : Nous sommes allés en Belgique en juillet et il est décédé en février. Il s’est donc passé huit mois. Entre le moment où il a l’idée de s’arrêter de s’alimenter et sa mort, il s’est écoulé trois ou quatre mois.

M. Jean Leonetti : Voulez-vous ajouter quelque chose, monsieur ?

Le père d’Éric : On ne peut pas ajouter grand-chose au témoignage de l’épouse de notre fils, si ce n’est quelques nuances en tant qu’accompagnants, Éric ayant passé deux fois huit jours à la maison lors d’absences de son épouse.

Sa grande préoccupation était de ne pas être piégé. Dès le diagnostic, il a su qu’il serait impotent sur le plan moteur au bout d’un temps variable – qui est en moyenne de 18 mois. Il s’est beaucoup surveillé. Il calculait lui-même ses scores à partir de données trouvées sur Internet avant d’aller à la Salpêtrière. Il se voyait descendre progressivement avec des moments de ralentis et d’autres d’accélérations. C’était vraiment son angoisse. Dans sa détermination à mourir entrait le fait qu’il n’acceptait pas d’être complètement immobile et passif.

Un élément qui a beaucoup compté a été la communication. Même immobile et complètement passif, on est extrêmement sensible. On reçoit tout ce qui se passe à l’extérieur – odeurs, bruits – et on participe à la vie autour de soi de manière très intense. Il a pu rester en communication jusqu’au bout. Mais, dans la mesure où il ne pouvait pas réagir, c’était très mal supporté. Il y a eu, au cours de l’été 2007, une période où il ne pouvait plus taper sur l’ordinateur, ses mains ne répondant plus. Il a fallu attendre deux ou trois mois avant qu’on lui fournisse et qu’il contrôle bien une caméra infrarouge qui lui permettait de dicter sur son ordinateur par interprétation des micro-mouvements de sa tête. Ce système a très bien marché et lui a permis de passer des nuits à écrire. Pendant les quelque dix ou quinze nuits qu’il a passées à la maison, il fallait se réveiller toutes les heures pour le mettre sur le côté ou l’asseoir sur son fauteuil pour qu’il écrive. C’est extrêmement lourd. Son épouse peut témoigner d’une aide qui a été très proche et très précieuse.

Éric a manifestement évolué. Thomas, notre autre fils, qui l’a aidé à consulter à Bruxelles puisqu’il habite cette ville, a noté que, après être allé en Belgique, Éric n’a plus évoqué avec lui la question de la fin alors qu’il en avait beaucoup été question auparavant dans leurs communications.

L’épouse d’Éric : Il ne pouvait plus communiquer à ce moment-là. Il ne pouvait plus bouger les mains et n’avait pas encore le système de caméra infrarouge. D’ailleurs, s’il n’avait pas eu ce système, cela se serait terminé beaucoup plus rapidement. Quand on ne peut plus communiquer avec l’extérieur, on ne s’intéresse plus. Ce système de communication nous a permis de durer plus longtemps et de faire tout ce travail. C’était important.

M. Jean Leonetti : Votre mari a-t-il songé au suicide quand il a appris sa maladie ?

L’épouse d’Éric : Bien sûr !

M. Jean Leonetti : L’a-t-il envisagé ?

L’épouse d’Éric : Oui, il me l’a même demandé, car il avait acheté tout ce qu’il fallait. Quand je lui ai demandé pourquoi il ne l’avait pas fait, il m’a répondu que, quand on est encore bien portant, on ne peut pas imaginer finir comme ça.

M. Jean Leonetti : Du fait qu’il avait les moyens, par son entourage, de trouver les moyens qu’il fallait, cela était possible, mais il ne l’a pas fait.

L’épouse d’Éric : Non.

M. Jean Leonetti : Quand il ne pouvait plus bouger, vous a-t-il encore demandé de l’aider à mourir ?

L’épouse d’Éric : Oui. Il ne m’a pas demandé de lui faire des injections, mais il pensait à des moyens plus violents. Je lui ai répondu que j’étais incapable de le faire, que je ne peux pas tuer.

Il avait même imaginé de s’asphyxier dans la voiture avec un système alambiqué d’échappement revenant dans la voiture. C’est lorsque j’ai découvert le tuyau qu’il avait acheté, qu’il m’a expliqué à quoi il le destinait.

Le père d’Éric : Il m’a moi-même interrogé, non sur des médicaments, mais sur un pistolet.

L’épouse d’Éric : À l’époque, il pouvait encore le faire lui-même avec un pistolet. Il sentait bien qu’il n’était pas possible à quelqu’un d’autre, surtout de la famille, d’assumer un tel acte.

M. Jean Leonetti : Si quelqu’un lui avait amené le médicament de l’extérieur et le lui avait donné, l’auriez-vous mieux accepté ?

L’épouse d’Éric : Je l’aurais personnellement mieux accepté. J’aurais pu lui apporter des médicaments pour qu’il les prenne tout seul, mais il ne me l’a pas demandé.

Il y avait toujours des étapes dans sa réflexion. Parfois il était excédé et pouvait aller jusqu’à me demander de lui acheter un pistolet. Parfois il se raisonnait en se disant qu’il pouvait encore parler, bouger, communiquer. Mais, sa mobilité diminuait petit à petit. Un beau matin, il s’est levé et son bras ne répondait plus. Sa réflexion avançait doucement aussi.

M. Jean Leonetti : En posant la question d’une autre façon, n’a-t-il pas demandé la mort pour vous protéger ?

L’épouse d’Éric : Bien sûr. Il ne l’a pas fait par souci des autres. Mais les deux éléments étaient aussi forts l’un que l’autre : le poids qu’il était, et la micro-vie qu’il vivait.

M. Jean Leonetti : De votre part, il n’y a jamais eu en fait de refus véritable ?

L’épouse d’Éric : Non, à part de l’accompagner en Belgique.

Le père d’Éric : Fin juillet, nous avons eu une discussion assez tendue avec Éric parce qu’il souhaitait qu’un membre de la famille l’emmène. Après avoir recueilli le sentiment des personnes présentes, je lui ai dit que jamais personne de la famille n’arriverait à s’impliquer personnellement dans sa disparition, et que, pour ceux qui restaient, c’était impossible à vivre. À partir de ce moment, il n’a plus jamais demandé qu’on l’emmène là-bas. Il a bien intégré le fait qu’on est seul devant la mort, et qu’il fallait qu’il se débrouille seul. Il a su nous le redire jusque dans les dernières semaines.

L’épouse d’Éric : Oui, je pense qu’il a quand même changé un peu d’avis. En novembre-décembre, une de ses sœurs lui a dit que, s’il le voulait, elle pouvait l’emmener en Belgique. Elle disait avoir compris sa démarche et était maintenant prête à l’aider. En fait, lui-même ne voulait plus. Il était encore plus compliqué de le déplacer, il avait dans l’idée de s’arrêter de s’alimenter, surtout, il voulait rester à la maison. C’était important pour lui, et il est resté dans son univers familial quasiment jusqu’au bout puisque nous sommes allés au plus trente-six heures à Puteaux.

La mère d’Éric : Il était dans son fauteuil, jamais dans son lit.

L’épouse d’Éric : Il restait assis toute la journée comme une personne normale.

M. Jean Leonetti : Pouvez-vous donner, docteur, l’éclairage d’un accompagnant en soins palliatifs ?

Dr Bernard Devalois : Ce qui est important, ce sont les témoignages vécus qu’on vient d’entendre, plus que ceux des professionnels. Le cas dont il est question est unique et exemplaire, comme tous les cas particuliers, parce qu’il montre la complexité des situations.

J’ai beaucoup « parlé » avec le patient via Internet. Quelques jours après son premier séjour chez nous, il nous a demandé de lui envoyer son dossier parce qu’il s’en allait en Belgique. Je peux vous dire que je m’en souviens. J’ai répondu qu’il n’y avait aucun problème pour que je communique tous les éléments du dossier. Je l’ai mis en garde sur certains points quant à ce qui pouvait se passer en Belgique. Dans un message, il m’a accusé de vouloir lui interdire d’y aller. J’ai répondu que je ne voulais rien interdire, que je me contentais, puisqu’il m’en parlait, de lui donner mon avis. J’ajoutais que j’avais beaucoup trop de respect pour son autonomie et sa liberté pour l’empêcher de faire quoi que ce soit. De toute façon, même si j’en avais eu la volonté, je n’avais aucune possibilité de prescrire une interdiction.

Un point mériterait d’être plus détaillé : le fait que la loi d’avril 2005 a failli ne pas être bien appliquée dans un établissement. Mais le mieux serait que l’épouse du patient raconte ce qui s’est passé.

L’épouse d’Éric : On nous avait dit que, quand on s’arrêtait de s’alimenter, cela durait entre huit et dix jours. Au bout d’une semaine, et bien que nous étions très sereins à la maison, nous nous sommes dit qu’il fallait peut-être nous rendre dans une unité de soins pour être encadrés et entourés. Peut-être allait-il y avoir besoin d’un petit coup de morphine pour la fin. Comme Éric voulait donner son cerveau pour la recherche de la SLA et que son cerveau devait aller à la Salpêtrière, nous nous sommes dit que le mieux était de nous rendre dans cet établissement. Nous avons un peu forcé la main du personnel, qui était prêt à nous accueillir, mais se demandait si c’était vraiment la fin. Nous y sommes allés quand même. Nous ne sommes pas arrivés dans une unité de soins palliatifs. Les personnels nous ont dit qu’ils ne pouvaient pas gérer notre cas, et ont tout de suite donné une poche de sérum à Éric. Nous avons été choqués. Psychologiquement, cette intervention était extrêmement violente : cela faisait huit jours qu’il ne mangeait pas et on lui administrait tout d’un coup un litre d’eau dans le corps avec du sucre. Nous avons reconnu que nous nous étions trompés et leur avons demandé de nous transférer à Pureaux. Nous sommes revenus deux jours à la maison, puis nous sommes allés à Puteaux.

C’était, en fait, de notre faute. Nous n’aurions pas dû aller là-bas. Mais, d’un autre côté, l’établissement n’a pas fait son devoir tel qu’il est prévu dans la loi.

M. Jean Leonetti : Puisque vous n’étiez pas dans une démarche de prolongation de la vie.

L’épouse d’Éric : Ils nous ont dit de but en blanc : « Nous ne savons pas faire. Vous ne vous rendez pas compte de ce que vous nous demandez. C’est impossible. »

M. Jean Leonetti : Cette situation d’arrêt – d’abord progressif du fait de la maladie, puis définitif – de l’alimentation est-elle, selon vous, docteur, ressentie douloureusement par le malade, en dehors du problème psychologique qu’elle soulève ? On a, en effet, accusé la loi de laisser mourir les gens de faim et de soif.

Dr Bernard Devalois : La première fois que j’ai exposé la loi d’avril 2005 au patient – en juillet –, il m’a tapé la même chose que pour la journaliste qui l’avait contactée. Il écrivait : « Oui, vous êtes hypocrite, vous voulez me faire mourir de faim, de soif. » L’échange était franc et direct. Le témoignage que nous venons d’entendre, et que l’on retrouve sur le blog montre que, contrairement aux craintes du patient – qui étaient légitimes, surtout à force d’entendre dans les médias que c’est horrible –…

L’épouse d’Éric : On était en pleine affaire Chantal Sébire !

Dr Bernard Devalois : …la réalité est différente. Sur un plan scientifique, médical, ce n’est pas tellement la question de l’arrêt de l’alimentation qui est en cause, car elle a des conséquences à plus long terme – entre trois semaines et un mois – mais l’arrêt de l’hydratation. Cet arrêt ne provoque pas de sensation de soif sous réserve de savoir soulager les symptômes de sécheresse de bouche par des brumisations, ce que fait au quotidien un centre de soins palliatifs. La crainte que ce soit inconfortable est tout à fait inexacte. La situation dont nous parlons aujourd’hui en témoigne, notre expérience quotidienne dans les centres de soins palliatifs aussi.

M. Jean Leonetti : À condition qu’il n’y ait pas d’abandon.

Dr Bernard Devalois : À condition qu’on ne ferme pas la porte. Il faut que les professionnels de santé soient présents, dans le respect de chaque particularité.

Le souhait du patient et de sa femme était – ils nous l’avaient dit clairement – de rester le plus longtemps possible à la maison. C’est pourquoi, nous avons pris l’initiative de bloquer une chambre, en leur disant : « Vous viendrez quand vous en ferez le choix. » À l’époque de la tarification à l’activité, je peux vous dire qu’une telle décision représente un combat entre le chef de service et sa direction. On m’a fait comprendre que la chambre n’était pas rentable. Pourtant, nous l’avons gardée, peu importe si je dois par la suite me justifier contre l’accusation – qui n’est d’ailleurs pas vraie – que nous sous-utiliserions les moyens à notre disposition.

Tout cela est compliqué car le système de santé n’est pas adapté à la prise en compte de réalités différentes. Nous venons d’entendre le témoignage d’une réalité. J’en vis d’autres au quotidien.

M. Jean Leonetti : J’ai bien conscience qu’il y a une contradiction dans le fait de proclamer une opposition à l’acharnement thérapeutique et de favoriser dans le même temps le financement de l’hyperactivité médicale, en particulier en fin de vie. C’est un des grands problèmes que l’on aura à gérer, sur le plan non seulement humain et médical, mais aussi financier. Si l’on fait des chimiothérapies la veille de la mort des gens et que cela rapporte plus que de les accompagner de manière humaine et affective, cela pose un problème. L’hyperactivité n’est pas forcément un signe de bonne santé médicale.

Dr Bernard Devalois : Probablement à la demande de l’épouse du patient, les personnels qui se sont occupés de leur cas à la Salpêtrière nous ont appelés et ont fait valoir qu’ils n’avaient pas le droit de ne pas mettre de perfusion.

M. Jean Leonetti : Rien n’impose à un médecin de mettre – ou non – une perfusion. Qu’il en tire la conséquence sur le plan financier lorsqu’il présente son bilan d’activité est une autre chose, mais on a quand même le droit de ne pas mettre de perfusion dans ce pays.

L’épouse d’Éric. Ce n’est pas comme ça que ça s’est passé. Mon mari avait, à l’époque, discuté avec le médecin de la Salpêtrière. Celui-ci lui avait dit : « Selon la loi Leonetti, on va vous laisser mourir. C’est votre droit. Mais il faudra quand même, puisque vous souffrez un peu, vous injecter un produit assez fort pour vous soulager. » Il nous laissait entendre que, dans la loi, il fallait commencer par quelque chose de léger pour pouvoir ensuite donner de la morphine et qu’on ne pouvait pas l’injecter tout de suite. C’est pourquoi il fallait mettre une perfusion.

Le père d’Éric : Se pose également le problème de la prise en charge de l’angoisse. Nous n’avons certainement pas compris combien Éric a vécu des moments d’angoisse au cours de sa survie.

On a l’impression que, si, dans les derniers moments, quelqu’un a une raison objective et médicale reconnue de souffrir, on ne lésine sur les antalgiques majeurs ou la morphine. Mais, même à Puteaux, on a senti que la décision n’était prise que si la personne de référence était bien là. La loi est sans doute ainsi. La proximité de la mort et l’angoisse que cela entraîne étaient mal prises en compte dans la décision d’accompagnement. On sentait un malaise et, parmi les sœurs d’Éric qui sont ici, certaines ont manifesté leur incompréhension devant ce qu’elles ont considéré comme du non-accompagnement, voire de la cruauté.

Une sœur d’Éric : Ni ma sœur ni moi n’avons accompagné Éric à la Salpêtrière mais nous avons été scandalisées d’apprendre qu’on avait fait repartir quelqu’un qui avait arrêté de manger depuis onze jours. Au stade où il était, tout déplacement lui faisait mal. Ils auraient pu l’emmener en ambulance à Puteaux, par exemple.

L’épouse d’Éric : Nous étions un peu énervés et sommes partis un peu rapidement. Nous avons quand même géré.

Le père d’Éric : Éric n’avait confiance qu’en son épouse. Bien qu’il ne soit pas lourd, nous n’étions pas capables, selon lui, de bien le porter.

L’épouse d’Éric : Dès qu’on touche quelqu’un de « maigrissime », ça le pince. Il n’est pas facile de le manipuler.

Une sœur d’Éric : Qu’il n’ait eu droit à aucune assistance après onze jours d’arrêt d’alimentation paraît vraiment inhumain.

L’épouse d’Éric : À part cet épisode, nous ne l’avons pas si mal vécu.

M. Jean Leonetti : D’après vous, c’est l’incompréhension de la stratégie de soins à la Salpêtrière, qui est venue casser une démarche qui était devenue consensuelle dans la famille, qui a provoqué le sentiment d’inhumanité le plus fort dans tout l’épisode de la fin de vie ?

L’épouse d’Éric : C’est la seule fois que cela s’est produit. Sinon, il a tout le temps été très bien accompagné.

Le père d’Éric : Je tiens à corriger un peu ce que j’ai dit sur l’angoisse. Finalement, il n’a pas eu besoin d’injection. Il s’est éteint sans agitation – je veux dire sans drame. Il a arrêté de respirer d’une manière extrêmement simple, sans manifestement d’angoisse supplémentaire. C’est peut-être nous qui étions plus angoissés que lui à ce moment-là.

L’épouse d’Éric : Lui aussi l’était.

Une sœur d’Éric : Il ne s’est jamais plaint de la faim, mais de la soif oui. Il a écrit une fois, alors qu’il était encore à la maison : « J’ai soif, j’ai soif ; c’est dur ». On a vu quatre fois le mot sur son écran d’ordinateur. Une heure avant de mourir à l’hôpital, il m’a demandé à boire. Je lui ai versé vaguement de l’eau dans la bouche.

L’épouse d’Éric : La soif a été la seule petite souffrance.

Le père d’Éric : Il n’aurait pas accepté qu’on lui administre des psychotropes ou des médicaments qui auraient modifié un peu sa conscience et sa lucidité des derniers moments. Tout est complexe.

M. Jean Leonetti : Vous venez de nous aider à réfléchir, mais je ne peux pas dire que vous nous ayez aidés à trouver la solution. Mais vous n’êtes pas là pour ça, tout comme nous ne sommes pas là pour trouver des solutions simplistes à des problèmes complexes.

Malgré ces fluctuations, ces retours de décision, ces difficultés, les solutions qui ont été adoptées ne vous paraissent-elles pas comme les moins mauvaises possibles, en dehors d’un épisode dans lequel une structure de soins n’a pas compris la démarche ? Je n’ai pas l’impression que vous viviez avec colère le fait qu’il n’y ait pas eu la législation belge en France.

L’épouse d’Éric : Éric était plus en colère que moi à ce sujet. Nous nous sommes adaptés au fur et à mesure de l’évolution de sa maladie et de ses réflexions. Nous ne l’avons pas mal vécu. Lui, en revanche, était vraiment en colère de ne pas pouvoir avoir ce choix.

M. Jean Leonetti : Même après avoir pris la décision de s’arrêter de s’alimenter ?

L’épouse d’Éric : Il a pris cette décision parce qu’il n’avait pas d’autre choix !

M. Jean Leonetti : Il avait le choix de prendre des médicaments à ce moment-là, c’est-à-dire de vous les demander.

L’épouse d’Éric : C’était techniquement compliqué, à moins d’injecter un produit.

M. Jean Leonetti : Ce qui ne correspond même plus à la loi belge qui prévoit d’endormir avant d’injecter. C’est la loi suisse qui permet de donner quelque chose à avaler.

Je vous remercie. Face aux témoignages médiatisés qui sont violents et simplistes, le vôtre est authentique, discret et complexe. Cela permet de mieux aborder les problèmes que de rechercher des solutions simples à des situations complexes et ambiguës.

L’épouse d’Éric : Peut-être que les gens médiatisent leur cas dans l’espoir d’avoir une aide extérieure afin de ne pas assumer tout seuls. Nous avons eu la force d’assumer tout seuls, ce qui n’est pas donné à tout le monde.

M. Jean Leonetti : Je ne suis pas sûr que les morts médiatisées soient mieux vécues par l’entourage et que les deuils soient plus faciles.

L’épouse d’Éric : Nous n’avons pas vécu cela. Je ne peux donc pas en parler.

M. Jean Leonetti : Je pense que la solution que vous avez adoptée est probablement meilleure, mais c’est une question de tempérament.

L’épouse d’Éric : On cherche de l’aide extérieure en tout cas. On se dit qu’on n’assume pas tout seul, et ça peut aider.

M. Jean Leonetti : Merci encore !

L’épouse d’Éric : Merci à vous !

Audition de M. Paul Pierra et Mme Danièle Pierra


(Procès-verbal de la séance du 28 mai 2008)

Présidence de M. Jean Leonetti, rapporteur

M. Jean Léonetti, président de la mission : Nous accueillons aujourd’hui M. Paul Pierra et Mme Danièle Pierra.

Votre fils, Hervé, fait une tentative de suicide par pendaison en 1998. Malgré un massage cardiaque pratiqué par vos soins, monsieur Pierra – vous êtes alors pompier de Paris –, votre fils est plongé dans un coma végétatif. En 2005, vous apprenez qu’une nouvelle loi vient d’être adoptée et, après bien des difficultés, vous obtenez du corps médical qu’il reconnaisse que votre fils est maintenu en vie artificiellement. Les traitements, qui apparaissent inutiles ou disproportionnés, sont alors arrêtés, ce qui aboutit au décès d’Hervé, mais dans des conditions que vous vivez très douloureusement, car votre fils, saisi de convulsions, meurt sans accompagnement médical.

Nous vous remercions d’avoir accepté de témoigner car votre audition est particulièrement importante pour nous éclairer sur les insuffisances et les défauts d’application de la loi du 22 avril 2005 relative aux droits des malades et à la fin de vie

M. Paul Pierra : Je vous remercie de nous permettre de témoigner du cas d’Hervé. Le jour de sa tentative de suicide, le 30 mai 1998, en pratiquant les gestes d’urgence, j’avais cru sauver la vie de mon fils. Malheureusement, l’anoxie du cerveau a été trop longue et il est entré dans un coma végétatif irréversible, qui a pris fin le 12 novembre 2006.

Dans un premier temps, il a été hospitalisé de toute urgence au service de réanimation de l’hôpital militaire Percy, où il est resté un mois environ. Il avait rouvert les yeux, il suivait du regard, il présentait des symptômes de réflexe. Nous nous disions donc qu’Hervé allait revenir ; nous étions totalement inconscients de son état réel alors que les médecins, eux, savaient qu’une anoxie par pendaison provoque un état végétatif irréversible. Je ne comprends pas que rien n’ait été fait à ce moment.

Vous avez récemment auditionné un psychanalyste, M. Guy Benamozig, qui a pour mission de prévenir les parents et les proches de l’état des patients de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière. Nous n’avons pas eu droit à cette préparation psychologique et nous avons appris brutalement, dans le bureau de l’infirmière en chef, qu’Hervé était dans un état végétatif irréversible et qu’il nous fallait trouver un autre lieu pour continuer à le soigner. Je me suis tourné vers ma femme pour lui expliquer : « Madame est en train de nous apprendre que notre fils est perdu à tout jamais. »

Hervé est resté pendant dix mois au service de rééducation fonctionnelle de l’hôpital Percy, où il a reçu des soins excellents et où nos rapports avec l’équipe médicale étaient remarquables. Comme nous voulions nous retirer à Saumur, j’ai fait intervenir le maire et le chef des urgences de l’hôpital de la ville, où Hervé a très rapidement pu être transféré. L’ironie du sort fait que le centre de soins de long séjour dans lequel il a été accueilli était précédemment une maternité, celle-là même où il était né, le 6 septembre 1977.

Les patients de l’établissement étaient très âgés ; Hervé était le seul jeune. Au départ, nous avions d’excellents contacts avec l’équipe soignante et l’équipe médicale. Nous avons d’emblée demandé au médecin de ne pas procéder à un acharnement thérapeutique, ce à quoi il a acquiescé.

Bien qu’il ne faille en principe jamais légiférer dans l’émotion, l’affaire Vincent Humbert, en 2003, a entraîné la préparation de la loi du 22 avril 2005. Avec mon épouse, nous avons suivi avec beaucoup d’attention toutes les étapes de l’examen de ce texte. Lorsque nous avons vu que la loi était publiée au Journal officiel, je vous ai contacté pour vous demander s’il était possible de formuler une requête. Vous avez répondu positivement et c’est ce que nous avons fait.

Dès que nous avons remis notre requête au corps médical, nous avons senti un changement d’attitude. Pendant les quatre années précédentes, tous les rendez-vous avec les médecins traitants étaient cordiaux. Là, une infirmière en chef est venue s’asseoir à la droite du médecin. Le corps médical était méfiant, sur la défensive. Nous étions devenus un très gros problème : une des premières requêtes tombait sur Saumur, petite ville de province. Nous nous sentions presque coupables de leur demander d’appliquer la loi. Ils méconnaissaient totalement le texte, que j’ai été obligé de leur photocopier, ainsi que plusieurs articles. J’ai trouvé particulièrement choquant et indigne de la part d’un médecin chef en gériatrie qu’il me remercie de l’informer de la législation en vigueur.

Nous continuions à entretenir d’excellentes relations avec les infirmières et les aides-soignantes, auxquelles je tiens à rendre hommage car, pendant huit ans et demi, elles ont fait preuve d’un dévouement, d’un amour et d’une sollicitude sans faille pour Hervé et pour mon épouse, qui lui rendait visite chaque jour. En revanche, une équipe médicale de deux ou trois praticiens purs et durs refusait de comprendre – et croyez bien que j’éprouve énormément de respect pour la profession de médecin. Je leur ai apporté des éléments écrits prouvant que la loi autorise l’arrêt de tout traitement et que l’alimentation par sonde gastrique est considérée comme un traitement, mais ils n’ont jamais voulu le reconnaître ; pour eux, il s’agit d’un soin de confort, ils l’ont dit et écrit dans les comptes rendus médicaux.

Cependant, comme nous leur avions communiqué notre requête, nous avons été convoqués dans le bureau du directeur de l’hôpital, en présence du médecin chef. Ils nous ont demandé de les autoriser à consulter le centre d’éthique clinique de l’hôpital Cochin, ce que nous avons immédiatement accepté. Le centre d’éthique clinique, sous la direction du docteur Véronique Fournier, est venu à Saumur à deux reprises, le 12 juillet 2005 puis le 6 septembre 2005, pour nous rencontrer, discuter avec l’équipe soignante et les médecins, voir Hervé. Ils nous ont rendu leurs conclusions quelque temps plus tard, verbalement et par téléphone, ce que nous n’avons toujours pas compris : pourquoi ne pas avoir rendu leur avis par écrit ? Il n’en demeure pas moins que cet avis était clair, net et précis : notre demande était légitime et recevable.

En parallèle, j’ai sollicité l’avis de l’équipe de l’hôpital européen Georges-Pompidou, dirigée par le docteur Danièle Lecomte. Après avoir examiné le cas d’Hervé, elle a conclu que la loi du 22 avril 2005 lui était applicable, tout en nous conseillant de prendre contact avec le centre d’éthique clinique de l’hôpital Cochin, ignorant que nous l’avions déjà fait.

Nous pensions alors que l’équipe médicale allait appliquer la loi. Mais, un après-midi, lorsque mon épouse est arrivée à l’hôpital, elle a vu un véritable essaim d’abeilles : le médecin chef avait écrit au procureur de la République pour demander son avis à propos de parents voulant « faire euthanasier » leur enfant, ce que nous avons su ultérieurement, par des voies détournées. La réaction du procureur de la République a été à la mesure de l’idiotie du courrier : il s’est déplacé, a demandé communication de tous les documents concernant Hervé, a mis en garde les médecins et l’équipe soignante contre une euthanasie, qui les mettrait sous le coup de poursuites pour homicide, et leur a demandé de nous prévenir. Nous ne sommes pas parvenus à obtenir copie du courrier mais nous avons eu confirmation écrite qu’un contact avait été pris avec le procureur de la République. Fort de cet écrit, nous lui avons adressé un courrier complet. Il nous a répondu trois semaines plus tard, avec beaucoup de sollicitude et de compassion, pour nous confirmer qu’il s’était déplacé à l’hôpital de Saumur et nous indiquer qu’il n’était pas qualifié pour intervenir, mais que la loi était claire et autorisait l’arrêt des traitements, et que nous étions en droit de prendre les services d’un avocat pour la faire appliquer.

Lorsque nous avons de nouveau été convoqués dans le bureau du directeur de l’hôpital, en présence du médecin chef, le 21 septembre 2005, nous pensions que nous allions enfin pouvoir libérer Hervé de son enveloppe charnelle, de sa prison. Mais le couperet est tombé : le médecin chef, tout rouge et en sueur, a refusé d’arrêter l’alimentation par sonde gastrique, qu’il considèrait comme un soin de confort et non un traitement. J’ai dû contenir mon épouse, d’ordinaire très réservée.

Malgré notre grande déception, nous étions très déterminés et nous vous avons demandé conseil, monsieur Leonetti. Par le biais de notre député, M. Michel Piron, nous avons également fait intervenir M. Xavier Bertrand, qui était à l’époque ministre de la santé. Nous avons enfin reçu une bouée de sauvetage : le décret du 6 février 2006, qui autorisait un médecin extérieur à participer au collège pour donner son avis sur le cas du patient. Vous nous avez conseillé de prendre contact avec le docteur Régis Aubry, qui est venu, aussi rapidement que possible, passer quarante-huit heures à Saumur. Il a reçu les médecins, les infirmières, les aides-soignantes, s’est entretenu avec nous pendant une demi-journée et a vu Hervé très longuement. En conclusion, il nous a confié que si la loi ne s’appliquait pas à Hervé, elle ne s’appliquait à personne. Nous avions donc frappé à la bonne porte et la loi allait pouvoir s’appliquer. Les médecins savaient très bien que nous les aurions attaqués au pénal s’ils avaient persisté dans leur refus.

Quelques semaines après, le docteur Régis Aubry nous a envoyé son compte rendu, très technique, dans lequel il faisait comprendre à l’équipe médicale qu’elle devait absolument appliquer la loi. Un point d’interrogation subsistait cependant à propos de la sédation. J’espère que nous pourrons revenir tout à l’heure sur la doctrine du double effet.

Compte tenu de ce rapport – dont il me semble que vous avez été destinataire –, les médecins ont changé leur fusil d’épaule, mais seulement après avoir de nouveau consulté le procureur de la République et le conseil de l’ordre des médecins du Maine-et-Loire. Nous avons été convoqués en octobre 2006 par le médecin traitant d’Hervé pour signer un protocole d’accord, lequel prévoyait le retrait de la sonde gastrique le 6 novembre. Ce jour-là, en pratiquant ce geste médical, le médecin a dit à Hervé ce qu’il faisait, sachant pertinemment qu’il allait provoquer son décès en le privant d’alimentation et surtout d’hydratation, je tenais à le souligner.

La main courante des infirmières est édifiante : tout ce qui s’est passé durant les six derniers jours est consigné : des tremblements légers le premier jour ; des tremblements plus prononcés le deuxième jour ; des tremblements très importants le troisième jour ; des tremblement si violents le quatrième jour que mon épouse a réclamé des sédatifs pour Hervé. Nous n’avons pas compris pourquoi ils ne sont pas intervenus, pourquoi ils ont fermé la porte et laissé sans soutien les infirmières et les aides-soignantes.

Le 12 novembre, à onze heures et demi, Hervé décollait de son lit, comme s’il était en crise d’épilepsie permanente. Nous étions dans un état pitoyable et nous nous sommes promis de nous battre pour qu’aucune famille ne vive la même chose. De tels états végétatifs chroniques sont plus courants qu’on ne le pense ; il est inadmissible de laisser ainsi des personnes prisonnières de leur corps. Notre fils est mort deux fois, le 30 mai 1998 et le 12 novembre 2006. Pendant ces huit ans et demi, nous n’avons jamais médiatisé le cas d’Hervé. Je suis très légaliste, vous savez : quand une loi existe, il faut la respecter. Nous pensions qu’Hervé allait partir au bout de quarante-huit heures, que ce serait le temps du deuil ; ces six jours furent le temps de l’horreur. Nous pensions tenir chacun une main de notre fils pour accompagner son départ ; on nous en a privés car nous n’étions pas présents au moment de son décès.

Pour nous, c’est devenu un combat. Nous avons été médiatisés et nous défendons cette cause. Nous avons évidemment adhéré à l’Association pour le droit de mourir dans la dignité, qui a été pour nous d’un grand soutien. La très grande majorité des adhérents ont connu des drames similaires dans leur famille. Devant les accusations d’instrumentalisation des malades et de promotion de la mort, je suis consterné. Mon père est mort il y a deux mois, atteint d’une tumeur agressive et évolutive du cerveau, dans une structure pratiquant les soins palliatifs de manière admirable ; il est parti au bout de six mois, sans aucune douleur. Il ne faut pas opposer les soins palliatifs à l’exception d’euthanasie ou à l’euthanasie active. Pour notre part, avec mon épouse, nous nous battons pour l’exception d’euthanasie.

Mme Danièle Pierra : Notre fils était dans un coma végétatif chronique irréversible depuis huit ans et demi, trachéotomisé et nourri par sonde gastrique. Les seules manifestations de vie étaient de violentes expectorations, dont nous retrouvions souvent les sécrétions sur le mur en face de lui voire au plafond. Ces expectorations entraînaient régulièrement des régurgitations. Son corps se figeait dans l’immobilité et la rigidité ; il n’était plus vraiment vivant et pas vraiment mort. Son squelette adoptait une position foetale, avec de très importantes déformations – c’est pourquoi il n’était jamais déplacé – et il ne tenait pas sa tête.

J’allais voir mon fils chaque jour, je l’embrassais, le caressais, le massais et lui racontais la vie de l’extérieur. Toutefois, je savais que son corps n’avait plus d’importance ; c’est à son âme que je m’adressais. Mon mari venait le voir une fois par semaine ; il lui donnait les résultats des grands événements sportifs. Il s’attachait beaucoup aux photos du temps du bonheur, punaisées sur les murs de la chambre ; il en ressortait détruit, broyé par la douleur. Nous nous sentions impuissants devant le non-sens du calvaire de notre enfant, sans aucun espoir de retour à la vie. La loi Léonetti nous a apporté un peu d’espoir et nous avons demandé son application par une requête, à laquelle nous avons joint un exemplaire de la loi. Je vais vous lire cette requête adressée aux médecins, écrite de ma main et cosignée par mon mari, mes filles et les deux grands-parents encore vivants à l’époque :

« Docteur,

« Nous vous demandons solennellement de mettre un terme à la "vie végétative et de souffrance" de notre fils, de notre frère, de notre petit-fils. Nous n’avons eu de cesse d’exprimer cette requête depuis de nombreuses années. Nous la réitérons par écrit. Soyez sûr, docteur, que celle-ci n’est motivée que par le puissant amour qui nous lie à Hervé.

« Nous vous demandons d’appliquer au cas d’Hervé la loi n° 2005-370 du 22 avril 2005 relative aux droits des malades et à la fin de vie. Cette loi est désormais applicable car elle est parue au Journal officiel du 23 avril 2005. En vertu des articles 1 et 2 de cette loi, insérés dans l’article L. 1110-5 du code de la santé publique, nous demandons sa mise en application, après avoir respecté la procédure collégiale définie par le code de déontologie médicale (article 9).

« Nous vous remercions, docteur, de prendre acte de notre demande, en ne perdant pas de vue que la dernière volonté d’Hervé, exprimée par son ultime geste de désespoir, le 30 mai 1998, était de quitter ce monde.

« Nous vous prions d’agréer, docteur, nos sincères salutations. »

Notre requête a jeté le trouble dans les esprits. Elle a bien été évoquée en préambule du compte rendu médical : « Ils réitèrent leur demande d’arrêt de l’alimentation et du traitement suivi d’un traitement destiné à soulager la douleur au risque d’abréger la vie. »

Une annotation désobligeante a beaucoup vexé et peiné nos filles car elle semble mettre en cause la légitimité de leurs signatures : « Les parents d’Hervé viennent régulièrement mais les soeurs d’Hervé viennent beaucoup moins et elles ont signé la lettre. »

Un point essentiel est retenu : « La loi du 22 avril 2005 nous demande a être très prudent dans l’interprétation des textes. »

Le bien-fondé de certaines affirmations nous échappe : « Dans le cas d’Hervé, nous ne sommes plus dans le cas strict médical » ; « Sur le plan strictement légal, le cas d’Hervé ne rentre pas dans le cadre de la dernière loi » ; « L’euthanasie n’est pas une solution ».

Les interrogations posées nous interpellent et révèlent des divergences : « Comment gérer un élément que le groupe a décidé et qui n’est pas partagé par le membre de l’équipe ? » « Quel suivi peut-on proposer à quelqu’un qui n’est pas bien dans l’équipe ? »

Bref, un refus est opposé à notre requête, développé en trois axes : « L’équipe médicale comprend la souffrance de la famille, constate que vu l’état cérébral du patient, il n’y a pas de souffrance physique, décide  de continuer l’alimentation par sonde de gastrotomie, de garder les traitements qui préviennent les convulsions, d’arrêter tout autre traitement, d’arrêter les bilans biologiques. »

C’est le choc, le couperet qui tombe, l’incompréhension, la détresse. Nous constatons le décalage entre notre demande et l’écho qui lui est donné. À trois reprises, l’expression « demande d’euthanasie » a été employée pour qualifier notre demande d’application de la loi Leonetti : dans l’appel au centre d’éthique clinique de Cochin, dans la saisine du procureur et dans la retranscription d’une demande de réunion avec les infirmières. Notre motivation été travestie en souci peu avouable de nous débarrasser de notre fils pour vivre une page de bonheur avec le mariage prochain de notre fille. Si ces messieurs nous regardent, qu’ils sachent que, suite à ce drame, nous n’avons vécu qu’une succession de catastrophes.

Seize mois, une forte dose de dissuasion et de déstabilisation plus tard, nous aboutissons finalement, grâce à une détermination jamais démentie et à un puissant amour. Nous voyons le bout du tunnel. Il n’a jamais été question d’abandonner notre fils.

Jamais le corps médical n’a évoqué de clause de conscience. Le souci perceptible en filigrane, dans le compte rendu, était davantage de parvenir à une majorité que de parvenir à un consensus. Une fois la décision prise, le protocole a été signé par les sept médecins intervenants et nous-mêmes, je l’avoue. Il stipule entre autres : « pas d’indication de sédation chimique ; si fièvre, pas d’action ; si gasping, pas d’action ; si pause respiratoire, pas d’action. »

L’agonie de notre enfant fut cruellement surréaliste. Nous espérons qu’il n’a pas souffert. Il est mort en six jours après le retrait de la sonde gastrique. Il faisait des bonds dans son lit, avait une forte fièvre, était parfois marbré et ses yeux s’enfonçaient dans leurs orbites ; après son décès, les infirmières ont eu beaucoup de mal à fermer ses paupières. La situation échappait à tous les protagonistes : à nous, la famille, qui survivions dans une autre dimension, celle de l’horreur ; au personnel soignant, choqué, dépassé ; aux médecins, qui ont refermé la porte. Je précise que j’avais d’excellents rapports avec les infirmières et les aides-soignantes, qui sont toutes des femmes formidables. La situation était ingérable, notre douleur aussi, alors que nous étions déjà au bout du bout de la souffrance. Le docteur Régis Aubry nous avait dit qu’Hervé mourrait en dix à douze jours, sans sédation, pour ne pas prolonger son agonie. Il est mort en six jours, mais dans quelles conditions ! Ce devait être le temps de la séparation ; ce fut le temps de l’indicible horreur. J’aurais tellement aimé qu’il parte en paix, entouré de tout notre amour, mais il est parti seul ; nous en sommes restés frustrés et traumatisés. Nous étions, nos filles et nous-mêmes, en proie à des sentiments d’impuissance, de colère, d’injustice, d’abandon et d’anéantissement.

Quelques questions et réflexions récurrentes nous taraudent : la vie n’est-elle que la vie biologique ? Pourquoi mourir est-il un droit, puisque la mort s’inscrit légitimement dans la vie ? Je vois là le signe manifeste que la médecine considère la mort comme un échec de sa discipline. Ce droit à mourir est trop cher, d’autant que c’est la médecine qui a provoqué le coma végétatif de notre fils, parce qu’elle est humaine et donc faillible. Nous pensons, mon mari et moi-même, que c’est la marge si ténue entre le licite et l’illicite qui a inquiété les médecins et engendré le drame dans le drame. Ils ont eu peur, si Hervé était mort trop tôt, d’être accusés d’euthanasie et inquiétés par la justice

La médiatisation autour de notre drame est un cri de colère et une promesse faite à nos enfants mais, quand la porte se referme sur nous, c’est la douleur qui l’emporte. Je pense que toute autre solution aurait été préférable pour libérer mon fils de la prison de son corps.

M. le président : Je vous remercie pour votre témoignage, riche d’authenticité. Votre expérience dénote une méconnaissance de la loi par le corps médical – peut-être excusable car le texte était très récent – et sa peur vis-à-vis de la justice. Vous l’avez dit, la marge entre le permis et l’interdit est ténue. Dès l’accident d’Hervé, ce fut une succession de non-dits : on ne vous a pas informés que son état était irréversible ; on ne vous a pas informés qu’une vraie collégialité pouvait s’exercer avec la famille. Au lieu du dialogue apaisé qui devrait présider aux relations avec la famille, la situation tourne au conflit puisque votre demande n’est pas satisfaite. Enfin, quand elle l’est, les choses ne se passent pas comme vous l’espériez.

Quand vous avez lu la loi, l’avez-vous jugée adaptée ou avez-vous pensé qu’elle restait trop en retrait ?

La doctrine du double effet autorise des traitements face à toute souffrance morale ou physique, même s’ils doivent abréger la vie. Si la collégialité médicale avait fonctionné, si les médecins avaient été au courant de la loi, s’ils n’avaient pas saisi le procureur, s’ils avaient eux-mêmes proposé d’arrêter les traitements, si cet acte s’était accompagné d’une sédation profonde, auriez-vous été présents aujourd’hui pour témoigner ? Auriez-vous accepté la procédure prévue par la loi de 2005 ou bien auriez-vous revendiqué une mort donnée ? Autrement dit, estimez-vous que la loi est mal appliquée ou insuffisante ?

M. Paul Pierra : Le docteur Régis Aubry, lors de son audition, a suggéré que la famille soit incluse dans la collégialité et participe à certaines réunions. Dans notre cas, une fois la requête remise, peut-être les médecins nous auraient-ils compris.

Nous avons suivi pas à pas l’élaboration de la loi de 2005, dont nous attendions beaucoup pour qu’Hervé soit libéré. Sur le moment, nous ne pouvions pas savoir si elle était suffisante ou non. Nous savions bien – je trouve d’ailleurs personnellement l’expression un peu hypocrite – que laisser mourir peut être interprété comme faire mourir ; le docteur Véronique Fournier le dit très clairement dans un article paru le mois dernier dans Le Monde. Le docteur Régis Aubry nous avait expliqué – et cela figurait dans son rapport – qu’Hervé tomberait dans le coma au bout d’un ou deux jours et qu’il partirait après dix ou quinze jours, durée qui nous a semblé énorme. D’après lui, Hervé ne souffrait pas et n’avait pas besoin de sédation. De grands spécialistes comme les docteurs Bernard Devalois et Louis Puybasset conviennent qu’une personne en état végétatif chronique n’est pas malade et ne ressent rien. Un des médecins de l’équipe traitante a même comparé Hervé à une ampoule éteinte qui ne se rallumera jamais – je ne veux pas dire qu’il ne le considérait pas comme un être humain car, pendant ces huit ans et demi, il a été extrêmement bien traité. Nous aimerions savoir pourquoi les médecins de Saumur n’ont pratiqué aucune sédation. Le docteur Régis Aubry estime qu’ils n’ont pas su s’adapter à la situation. En tout cas, pendant les six jours, nous n’avons pas beaucoup vu les médecins, hormis un, qui semblait assez favorable à changer rapidement le protocole.

M. le président : Aucun texte ne prévoit la signature d’un protocole écrit. Avez-vous l’impression que les médecins vous l’ont fait signer pour se décharger de leur responsabilité ?

M. Paul Pierra : C’est mon intime conviction.

M. le président : Un tel protocole thérapeutique revient à figer le comportement des médecins. Or chacun sait que la situation de la personne change d’un jour à l’autre.

Mme Danièle Pierra : Nous avons été enfermés dans un piège.

M. Paul Pierra : Nous avons gardé une photocopie du protocole : tout le monde l’a signé, notamment les infirmières et les médecins.

Vous avez évoqué, dernièrement, votre conversation avec François de Closets à propos de l’exception d’euthanasie. Dans le cas d’Hervé, il n’y avait aucune vie, aucun relationnel, rien ; uniquement une enveloppe charnelle ! Pardonnez-moi pour cet emportement.

M. le président : Après avoir appris que l’état de votre fils était irréversible, j’imagine que vous avez suivi un cheminement. Au départ, vous deviez probablement être tiraillés par quelques espoirs. Avez-vous eu très rapidement le sentiment qu’il fallait arrêter tout traitement et laisser Hervé partir ?

M. Paul Pierra : La loi Kouchner de 2002 n’était-elle pas applicable à Hervé ? Nous nous demandons encore aujourd’hui si nous n’aurions pas dû commencer à nous battre bien avant l’adoption de la loi de 2005.

M. le président : L’idée vous est-elle venue immédiatement ?

Mme Danièle Pierra : Non, pas immédiatement. Mais, avec les IRM, nous avons constaté que l’état cérébral d’Hervé était pratiquement réduit à néant ; les médecins de Percy nous ont même dit que le cerveau de notre fils était « tout ratatiné ».

M. le président : Les médecins devraient s’abstenir d’émettre des descriptions aussi imagées car elles marquent l’esprit des familles.

Mme Danièle Pierra : Hervé avait été saisi de convulsions et ils ont été le rechercher aux frontières de la mort, à tel point que l’on nous a conseillé de prendre nos dispositions pour des obsèques imminentes. Mon mari et mes filles avaient déjà compris l’irréversibilité de sa situation. J’ai été la dernière à prendre conscience de la non-vie d’Hervé. Je savais que mon fils ne reviendrait pas et ne voulait pas revenir mais il m’a fallu deux ans pour lui dire que j’acceptais son départ. Et je n’ai jamais fait son deuil.

M. le président : Faire le deuil de quelqu’un, ce n’est pas cesser de souffrir, c’est accepter.

Mme Danièle Pierra : Je n’accepte pas car je cherche mon fils outre-tombe.

La médecine était incapable de garder son corps en vie. On a tenté par deux fois de poser des atèles sur ses jambes. Il était allongé sur un matelas anti-escarres mais le bas de son corps n’y reposait pas car son squelette se rétractait au point de former une virgule. Après huit ans et demi de coma, chaque frottement avec un drap était corrosif. Il faut reconnaître aux médecins qu’ils se sont bien occupés de lui, avec obstination. Mais j’ai souhaité aider mon fils et je me suis sentie complètement piégée par leur refus et surtout par la saisine du procureur de la République.

J’ai vécu l’élaboration de votre loi comme un espoir de libération et de renaissance pour notre enfant mais je trouvais trop dur de le laisser partir, d’autant que la loi ne fixe pas de délai. Nous avons lu des comptes rendus de cas dans la presse et nous étions effrayés. Votre loi nous a beaucoup apporté mais, d’un autre côté, elle m’a terrifiée. J’aurais voulu qu’une injection létale lui soit administrée et qu’il s’endorme pendant que nous lui donnions la main. Puisqu’il était déjà de l’autre côté, pourquoi passer par cette étape supplémentaire ?

Pour nos filles, les répercussions ont été considérables, l’une sur sa santé, l’autre sur sa vie privée, mais elles refusent que nous en parlions. Le malheur engendre le malheur et nous parvenons à peine à sortir la tête de l’eau. Seule la force de l’amour qui nous unit tous les cinq – j’englobe Hervé – nous a permis de survivre à cette horreur, à ce fiasco. Pardonnez ma franchise, monsieur Léonetti.

M. le président : Personne ici ne prend vos propos pour une agression, soyez-en en sûre. Nous sommes là pour trouver des solutions. Si, comme vous le dites, Hervé avait pu partir en s’endormant, vous ne seriez pas là.

Mme Danièle Pierra : Exactement.

M. Gaëtan Gorce : Je vous remercie pour le courage et la dignité avec lesquels vous témoignez ainsi que pour les questions que vous soulevez. L’une des urgences est de veiller à ce que la législation, en attendant que nous soyons peut-être amenés à la modifier, soit très vite beaucoup mieux connue, comprise et appliquée. Sans attendre les conclusions de la mission d’information, nous pourrions rappeler au ministre de la santé l’absolue nécessité de faire mieux connaître la loi de 2005 à l’ensemble des directeurs d’établissement, des présidents de commission médicale et des chefs de service. Des repères et des référents doivent être proposés aux équipes confrontées à de telles situations, pour éviter qu’elles ne soient saisies d’une crainte irrationnelle.

M. le président : Votre cas illustre dramatiquement la performance de notre médecine, puisque votre fils, il y a trente ans, n’aurait pas survécu plus de quinze jours. Avec le recul, vous pensez sans doute qu’il aurait mieux valu interrompre les traitements dès que la réanimation s’est révélée incapable de lui rendre une vie autre que biologique.

M. Paul Pierra : Je me vois encore dans le bureau du général commandant la brigade des sapeurs-pompiers de Paris, le priant de téléphoner au chef du service de réanimation de l’hôpital Percy pour lui demander d’abréger les souffrances et les jours d’Hervé. Dès le premier mois, nous avons refusé l’acharnement, nous nous sommes battus pour libérer Hervé définitivement.

Mme Danièle Pierra : Il est indécent de demander à des parents s’ils désirent la mort de leur enfant. Une fois la déstructuration cérébrale d’Hervé avérée, il n’y avait même pas à nous poser la question et à nous faire porter le poids de cette décision.

M. le président : La loi dispose justement que l’initiative vient du corps médical, qui effectue un pronostic définitif et recueille collégialement l’avis de la famille. Mais la famille, ou une partie d’entre elle, n’est pas toujours prête à accepter l’arrêt des soins inutiles ou disproportionnés. La loi repose sur trois éléments : la responsabilité de la collégialité ; l’avis de la famille ; les directives anticipées. Dans le cas d’Hervé, les directives anticipées étaient inutiles, sa volonté était indéniable puisqu’il avait voulu mettre fin à ses jours.

À toutes les étapes, les choses auraient pu mieux se passer. Peut-être n’aurait-il pas fallu pousser la réanimation aussi loin. Sans doute aurait-il fallu associer des sédations à l’arrêt du traitement, car personne ne sait avec certitude ce qu’un état végétatif peut ressentir, et arrêter un respirateur ou ôter une sonde gastrique est aussi un geste actif. Je rappelle que le texte de 2005 n’est pas une loi pour laisser mourir mais une loi pour le changement de stratégie thérapeutique. Il faut continuer à soigner la personne jusqu’au bout pour respecter son corps, même s’il ne reste que le corps. La doctrine du double effet, qualifiée d’hypocrite, revient à administrer un traitement apaisant pour le corps et pour l’entourage – qui compte aussi –, avec la certitude absolue d’un départ sans aucune souffrance.

Si Hervé était parti en vingt-quatre heures au lieu de six jours, vous n’auriez pas connu l’heure précise de son départ, mais, après huit ans et demi, est-ce si important ? L’acte d’endormir est moins violent que l’acte de donner la mort. Si les choses s’étaient passées ainsi, je suis persuadé que vous ne seriez pas là.

M. Paul Pierra : C’est fort probable.

M. le président : Je vous remercie car chaque cas nous éclaire sur la complexité et la diversité des situations. Gaëtan Gorce a raison : avant de déterminer si la loi est suffisante ou non, il faut tenir compte du fait qu’elle est de toute évidence méconnue, mal appliquée, souvent perçue par le corps médical comme une agression ou une mise en danger. Pourtant, jamais la justice française n’a inquiété un médecin qui avait arrêté des traitements manifestement disproportionnés, il n’est pas inutile de le rappeler. Ce fantasme incite le corps médical à rechercher des protections violentes pour les familles et pour lui-même, car croyez bien qu’il doit être torturé. Si les idées contenues dans la loi – pas de souffrances et pas d’abandon – complétées par les principes de transparence et de dialogue, avaient été respectées, bien des douleurs inutiles vous auraient été épargnées.

M. Paul Pierra : À mon sens, dans la loi, un verbe devrait être changé : il faudrait remplacer « peut décider de limiter ou d’arrêter un traitement » par « doit décider de limiter ou d’arrêter un traitement ».

M. le président : Si ce n’est que les termes « inutiles et disproportionnés » sont sujets à appréciation. La réanimation peut d’abord apparaître proportionnée puis disproportionnée. Il y a un temps pour s’acharner à sauver une vie puis un temps pour constater que l’acharnement devient déraisonnable, et la frontière entre ces deux moments doit s’imposer par consensus. Remplacer le verbe « peut » par le verbe « doit » obligerait à définir juridiquement un traitement inutile et disproportionné, ce qui pourrait provoquer des situations conflictuelles. La décision d’arrêter se prend ensemble ; personne n’est gagnant, mais il apparaît que tout espoir s’est échappé. Le corps médical doit être certain, après avoir pris l’avis de la famille, que l’arrêt des traitements est parfaitement légal et que l’anticipation de la mort au prix d’une meilleure qualité de fin de vie est recommandée, voire obligatoire.

Nous y arriverons, monsieur Pierra.

M. Paul Pierra : Je l’espère.

M. le président : Merci encore.

Audition de Mme Marie de Hennezel
psychologue, auteur du rapport « La France palliative »



(Procès-verbal de la séance du 28 mai 2008)

Présidence de M. Jean Leonetti, rapporteur

M. Jean Leonetti : Nous avons le plaisir d’accueillir Mme Marie de Hennezel, psychologue clinicienne, spécialiste de la fin de vie. Mme de Hennezel, vous avez été chargée par le ministère de la santé de deux études, l’une en 2003 intitulée « Fin de vie : le devoir d’accompagnement », la seconde en 2007 appelée « La France palliative ». Vous avez par ailleurs publié de nombreux ouvrages, parmi lesquels La Mort intime en 1995, L’Art de mourir en 1997 et Mourir les yeux ouverts en 2005, et Nous ne nous sommes pas dit au revoir, dont je ne me rappelle pas la date, et qui mérite d’être lu.

Dans un article publié dans Le Monde du 22 mars 2008, vous avez dénoncé « les contrevérités dites à propos de la loi Leonetti » et vous vous êtes également interrogée sur la volonté politique de faire de « la pédagogie de la loi une priorité, dénonçant ainsi la méconnaissance du dispositif législatif actuel par le corps médical ».

Notre mission d’information a été chargée de procéder à une évaluation de la loi, de mesurer concrètement son application et d’en déceler les insuffisances éventuelles. Nous sommes donc dans une démarche d’écoute et, même si nous ne partons pas de rien, nous cherchons sans a priori à améliorer le dispositif, en en favorisant l’application ou en le modifiant.

Pourquoi cette loi est-elle aujourd'hui mal comprise et mal appliquée ? Faut-il la changer ?

Mme Marie de Hennezel : Je vous remercie de m’avoir conviée à cette audition à laquelle je participe avec une double casquette : en tant que chargée de mission auprès de différents ministres de la santé depuis 2002, et en tant que psychologue clinicienne ayant une expérience de dix ans de soins palliatifs.

Lors de ma dernière mission, qui m’a été confiée dans le sillage du vote de la loi relative aux droits des malades et à la fin de vie, j’ai fait le tour de France des régions, pour évaluer l’avancée de la culture palliative et la connaissance de la loi. Dans ce cadre, j’ai animé des forums, fait le point avec les tutelles, notamment les agences régionales de l’hospitalisation, et fait passer des messages. Philippe Douste-Blazy m’avait chargée de la pédagogie de la loi Leonetti.

Mon premier constat est celui de l’inégalité d’accès aux soins palliatifs, non seulement d’une région à l’autre, mais surtout d’un service à l’autre.

J’ai aussi été frappée par le fait que l’effort financier en faveur des lits identifiés, prévu au titre de la loi de 2005 afin de valoriser l’activité palliative, a été réservé aux services de médecine, chirurgie, obstétrique de court séjour, dans le cadre du Plan cancer. Il n’y a eu pratiquement aucune aide financière dirigée vers les services de gériatrie, les services de soins de suite et de réadaptation : seulement 147 lits en 2007. Il n’y a évidemment rien eu pour les établissements d’hébergement des personnes âgées dépendantes et les maisons de retraite, malgré l’article 13 de la loi.

Bien que les moyens aient été dirigés vers les CHU, la culture palliative n’y est pas diffusée. Certains services ont reçu des moyens sans mettre en place la démarche palliative. Là où des forums avaient été organisés, il a été très difficile, voire impossible, de mobiliser l’ensemble des services. Plus l’établissement était pointu sur le plan technique, moins le personnel était sensible à l’accompagnement de la fin de vie. En revanche, dans les hôpitaux locaux, les établissements de proximité, l’affluence était à son comble. Les personnels des EHPAD voisins faisaient parfois plusieurs centaines de kilomètres pour assister à ces forums. Ils exprimaient une véritable soif d’en savoir plus, d’être reconnus et encouragés dans les efforts faits pour diffuser la culture palliative. Il existe donc un décalage : là où les moyens ont été distribués, la culture n’est pas toujours au rendez-vous ; et là où elle existe, on est réticent à l’encourager par une reconnaissance financière. Rares sont les hôpitaux locaux qui disposent de lits identifiés de soins palliatifs, alors que la plupart ont une activité palliative. Quant aux EHPAD et aux maisons de retraite, encore une fois, l’article 13 n’est tout simplement pas appliqué.

Deuxième constat : la loi est mal connue, donc mal interprétée et mal appliquée. Je l’ai observé dans le cadre des soixante-dix forums intra-hospitaliers, au sein des CHU, des centres hospitaliers généraux, des hôpitaux locaux, en particulier au cours des tables rondes organisées sur la mort en réanimation et aux urgences. À cette occasion, j’ai diffusé le film de Bernard Martino La Mort n’est pas exclue, qui montre que la démarche palliative peut être adaptée à un service de réanimation. Je me suis aperçue que la compréhension de la loi était floue et qu’une véritable pédagogie était nécessaire. Ainsi, l’article concernant le double effet est généralement mal compris. La frontière entre le faire-mourir et le laisser-mourir est floue, et parfois jugée hypocrite. J’ai constaté que les procédures collégiales permettant, entre autres, de s’assurer que toutes les approches avaient été explorées, notamment le soutien psychologique du patient et de sa famille, n’existaient pas dans les faits, non plus que les discussions éthiques pluridisciplinaires au sein des équipes. L’article concernant le refus de tout traitement est mal accepté par la plupart des soignants, surtout en gériatrie, dont il heurte les consciences et les pratiques. Il faudrait toute une pédagogie pour faire évoluer les équipes réticentes et les cultures. Le dispositif de la personne de confiance et des directives anticipées n’est pas entré dans les mœurs hospitalières. Souvent, les représentants des usagers ne le connaissent pas et les services d’accueil chargés de recueillir le nom de la personne de confiance la confondent avec la personne à prévenir. Bref, la mise en œuvre de la loi doit être accompagnée.

Troisième constat : la diffusion de la culture palliative rencontre de solides résistances. Plus les établissements sont voués à une culture technocentrée, plus ils sont hermétiques à la démarche palliative, ce qui peut se comprendre puisqu’ils sont dans le déni de la mort et de l’échec. Les équipes mobiles de soins palliatifs dans les CHU ont souvent d’immenses difficultés à assumer leur mission. Le défaut de connaissance s’adosse à un appauvrissement de la culture de l’accompagnement dans son ensemble.

Mal informée, la société est très sensible à la manipulation médiatique. Je suis atterrée par les confusions et les contrevérités qui se sont exprimées au cours des émissions auxquelles j’ai participé. Les médias jouent sur l’image, l’impact émotionnel ; ils invitent rarement à penser. L’agonie n’est plus acceptée de nos jours, elle est perçue comme un temps pénible et inutile. La bonne mort, c’est la mort rapide, discrète, ou, à la rigueur, la mort anticipée, quand on l’a décidée. Il n’y a guère que ceux qui ont une expérience positive et enrichissante de l’accompagnement d’un proche qui soient convaincus que ce temps a une valeur : les professionnels formés aux soins palliatifs, les bénévoles des associations d’accompagnement, les aides-soignants que la proximité avec les mourants a initiées à leurs besoins profonds, pour défendre le respect de ce temps. Les autres, démunis devant cette expérience trop anxiogène pour eux de l’impuissance et de l’échec, ont perdu les gestes, les mots qui apaisent. Pourquoi en effet attendre la mort, quand elle est certaine, et quand on est convaincu qu’il n’y a plus rien à vivre et à échanger ? À quoi bon une sédation qui maintient entre la vie et la mort lorsque l’on ne sait pas que ce sommeil agonique n’empêche pas la perception de ce qui est dit ? Lorsqu’aucune personne initiée n’est là pour valoriser ce temps et encourager les proches à maintenir un contact, aussi limité soit-il, à donner à haute voix la permission de mourir, l’agonie n’a aucun sens.

Mon expérience au lit des mourants m’a convaincue qu’il n’y a pas que le médicament qui délivre, la parole aussi. Les mourants en coma agonique meurent souvent après une visite ou une parole attendue, comme si – j’insiste sur ce « comme si » parce que mon observation n’est pas scientifique – ce qui était dit était entendu et perçu. Je me souviens ainsi d’un patient atteint d’un cancer ORL qui est resté vivant plusieurs semaines sans être alimenté. Personne ne comprenait pourquoi il ne mourait pas. On a découvert qu’il avait eu une fille d’un premier mariage qui n’était jamais venue le voir, la mère, passant outre la volonté de sa fille, préférant que sa fille ne voie pas son père dans cet état. En tant que psychanalyste, je crois que les inconscients communiquent et que le père attendait probablement que sa fille vienne lui dire au revoir. Finalement, j’ai convaincu la mère de laisser venir sa fille au chevet de son père. L’équipe a bien sûr été soucieuse de présenter cet homme de la façon la moins impressionnante possible. Cette jeune fille est venue et a été encouragée à parler à son père, à lui dire au revoir. On lui a montré comment lui masser les pieds pour lui procurer une sensation de bien-être. Le père est mort la nuit suivante. Les exemples de ce type abondent. Ce savoir psychologique existe partout où la culture palliative a pénétré. Ailleurs, l’indigence règne et les personnes sont favorables à une modification de la loi qui permette que l’agonie soit abrégée.

J’avais fait des propositions en 2003 et j’en reprendrai trois.

Un document d’information sur la loi Leonetti de quatre pages va être distribué dans les établissements hospitaliers. C’est bien, mais les papiers terminent souvent dans les tiroirs, surtout si les résistances inconscientes sont à l’œuvre. Pour moi, le seul levier efficace est de contraindre les professionnels de santé à se mettre autour d’une table. On l’a bien fait pour les maladies nosocomiales. On le ferait, s’il le fallait, en cas d’épidémie de grippe aviaire. Je ne vois pas pourquoi on ne le ferait pas pour appliquer la loi sur la fin de vie. Je prends souvent pour exemple la table ronde organisée par le directeur de l’ARH d’Alsace et le directeur du CHU de Strasbourg, lors de ma venue en 2005. Le directeur des soins avait exigé de chaque chef de service qu’il envoie une délégation de médecins et de soignants, avec l’obligation de prendre la parole cinq minutes pour expliquer comment la loi était appliquée dans leur service. C’était la première fois que l’équipe mobile de l’établissement avait l’occasion de présenter devant tout le monde ce qu’elle pouvait faire. Se réunir, se parler, se poser des questions ensemble, c’est cela qui crée une culture. Une des propositions que j’avais déjà faite en 2003 et que j’ai réactualisée dans La France palliative était d’adresser un message fort par l’intermédiaire du Président de la République ou du ministre de la santé en direction des établissements, pour leur demander d’organiser une table ronde sur le sujet dans un délai très bref. Ce serait une mesure efficace. En tout cas, elle ne coûterait pas cher. La première table ronde d’information devrait être suivie d’une seconde, six mois plus tard, pour évaluer les progrès qui auraient été faits dans l’intervalle ou recenser les obstacles rencontrés dans l’application de la loi.

La deuxième proposition concerne le défaut d’écoute du patient en fin de vie. Que demande-t-il lorsqu’il demande la mort ? Est-il vraiment libre dans sa demande ? Cette demande ne masque-t-elle pas une autre demande ? Les médecins devraient être formés à l’entretien de fin de vie, comme ils l’ont été à l’entretien d’annonce dans le cadre du Plan cancer. Je cite mon rapport de 2003 : « Tout médecin devrait aborder avec une personne en fin de vie, et suffisamment tôt, la manière dont cette personne désire que sa fin de vie se déroule. Cette conversation devrait être obligatoire dès lors que le patient pose une question sur son pronostic ou sur le temps qui lui reste à vivre, ou dès lors qu’il exprime quelque chose qui révèle son angoisse face à sa mort prochaine. Plus les conditions de la fin de vie sont incertaines, faute d’un vrai dialogue avec le médecin, plus l’anxiété grandit. Le désir de maîtriser sa mort semble proportionnel au manque de confiance dans la capacité des équipes médicales à soulager et à accompagner. » Cette mesure de formation à l’entretien de fin de vie, que j’avais essayé de « vendre » il y a trois ans à l’Institut National du Cancer, a fait long feu.

Le troisième levier concerne l’information et la sensibilisation du grand public qui ne connaît pas bien la loi Leonetti, et dont la culture de l’accompagnement s’appauvrit. Le grand public a une image faussée des soins palliatifs. Surtout, les gens se sentent extrêmement démunis face aux fins de vie difficiles. Je regrette que le numéro Azur – 0811 020 300 – ouvert sur ma proposition par Philippe Douste-Blazy en 2005 n’ait pas bénéficié d’une campagne d’information d’envergure. Depuis trois ans, c’est une véritable gabegie de fonds publics : les écoutants sont formés à informer sur la loi, à orienter vers les structures de soins palliatifs, à écouter les détresses. Ils attendent des appels qui ne viennent pas. Et pour cause : le public ignore l’existence de ce numéro. Je l’ai vérifié au cours de mon tour de France. Lorsque j’étais invitée en région par France 3 et que je rappelais le numéro, les appels se multipliaient, ce qui prouve bien que, si communication il y avait eu, le numéro aurait servi, car la demande, les besoins existent. Pendant une conférence, j’ai demandé au public qui connaissait ce numéro. Sur 600 personnes, une dizaine de mains se sont levées. Pourquoi le ministère de la santé n’a-t-il pas donné à ce numéro national les moyens de son efficacité ?

Je m’appuie maintenant sur mes dix ans d’expérience à l’écoute des patients et de leurs familles pour vous proposer quelques réflexions.

Une des raisons à la difficulté d’appliquer la loi et à diffuser la démarche palliative réside dans le mécanisme inconscient du déni de la mort. Avant même le vote de la loi, la mission parlementaire avait pris la mesure de la complexité du sujet. Rien n’est simple quand la vie et la mort sont en jeu. Or la tendance actuelle à simplifier, présente dans le débat actuel, m’inquiète. Il y a quelques années, Jacques Pohier, un ancien dominicain qui avait adhéré à l’Association pour le droit de mourir dans la dignité, avait déclaré : « L’euthanasie est une solution simple à un problème simple. » On voudrait nous faire croire que, dès lors qu’une personne consciente demande la mort, il suffit de respecter sa volonté. On voudrait nous faire croire que l’acte d’euthanasie est un geste simple, banal, sans aucune conséquence psychologique. Et pour mieux l’habiller, on revêtira l’acte de cette fameuse compassion.

En effet, rien n’est plus simple que de donner la mort. Une injection suffit. Mais je m’insurge contre l’idée que cet acte serait sans conséquence pour ceux qui l’accomplissent. Il y a là une forme de déni très grave. Les psychanalystes, les psychologues et les psychiatres savent que cela ne laisse pas indemne. La culpabilité inconsciente fait des ravages : les gens font des cauchemars, ils traînent des dépressions. Dépénaliser cet acte ne changera rien à son poids psychologique et ontologique. D’ailleurs, la plupart des médecins - voyez le texte commun signé par les sept sociétés savantes - refusent que donner délibérément la mort relève, même à titre exceptionnel, de leur mission. Si on institue, même à titre exceptionnel, un droit à mourir, si l’aide active à mourir devient une prescription comme une autre, alors, qu’est-ce qui protégera les médecins de la pression exercée par les familles ? Et de leur propre pulsion de mort ? Ils ne sont pas plus à l’abri que quiconque de ces désirs de mort sur autrui, surtout lorsqu’ils sont aux prises d’un sentiment d’échec, d’impuissance, et qu’ils sont fatigués, lassés par des situations sans issue. Le rôle d’une loi est de protéger. Elle donne un cadre à l’intérieur duquel chaque médecin peut évidemment être confronté à un dilemme éthique, au doute, à la solitude de sa conscience. La plupart des médecins sont opposés à une dépénalisation de l’euthanasie. Quelques-uns reconnaissent avec humilité qu’ils ont pu, ou qu’ils pourraient être confrontés un jour, à une situation telle qu’il peut être plus humain de transgresser l’interdit de tuer. Mais ces médecins sont bien conscients que cette transgression doit être assumée comme telle.

La deuxième réflexion est que, si elles étaient entendues dans leur complexité – ce qui suppose très certainement une écoute multidisciplinaire –, la quasi-totalité des demandes de recevoir une aide active à mourir trouveraient une réponse dans le cadre de la loi, soit par l’ajustement des antalgiques et des sédatifs, soit par le soutien psychologique des proches, soit par le respect du refus de prolonger les traitements, soit par la sédation terminale. Cette écoute demande du temps et de la compétence. Toutes les équipes de soins palliatifs vous diront qu’elles finissent toujours par trouver une solution. Ce sont cette compétence et cette créativité qui font défaut. Je crois pouvoir affirmer aujourd'hui que le problème réside dans ce défaut d’écoute et d’anticipation. J’aimerais vraiment attirer votre attention sur ce point.

Si la loi institue, d’une façon ou d’une autre, un droit à mourir, même exceptionnel, qui se donnera la peine de décoder les demandes quand il sera devenu si facile d’y répondre, sans chercher plus loin ? La demande de mourir masque, dans la grande majorité des cas, une autre demande. De nombreuses études ont été faites, par exemple celle du professeur Chochinov, aux États-Unis, qui montrent que 80 % des demandes de mort sont motivées par le fait que les douleurs sont mal soulagées et que 60 % des personnes qui réclament la mort sont gravement déprimées. L’étude d’Édouard Ferrand sur les conditions du décès à l’hôpital, publiée récemment, montre qu’aujourd'hui encore 32 % des patients sont perçus comme douloureux. La perte d’estime de soi, le sentiment d’être une charge pour son entourage, la honte de devoir offrir aux autres une image dégradée donnent le sentiment que la vie ne vaut plus la peine d’être vécue. Ce sentiment peut être renforcé par l’entourage qui, confronté à sa propre angoisse, ne sait pas toujours le combattre. Les malades perçoivent tout, les visites qui s’espacent, les regards qui se détournent. Ils sont extrêmement sensibles. Et je crois que beaucoup préfèrent anticiper leur mort, plutôt que de peser sur leur entourage. À l’inverse, et je le sais d’expérience, les patients qui arrivent dans les unités de soins palliatifs dans cet état d’esprit changent d’avis au bout de quelques jours ou de quelques semaines, lorsque leurs proches osent leur dire que leurs derniers instants, malgré le fait qu’ils soient dégradés, comptent pour eux. Pour en arriver là, il faut évidemment tout un climat d’accompagnement. Il faut du temps, et ne pas s’arrêter au premier niveau de la demande. Tous les psychologues vous le diront, chez les personnes qui aspirent à la mort, le désir de vivre et de mourir fluctue constamment. Ces personnes sont donc susceptibles de changer d’avis à tout moment, notamment en fonction de la qualité des soins et de la disponibilité des familles. En écoutant le patient et son entourage, en repérant les raisons sous-jacentes à sa demande, en dialoguant, en offrant des propositions adaptées, la quasi-totalité des demandes d’en finir disparaissent.

Manifestement, toutes les propositions qui ont été faites ces dernières années, pour former les équipes à l’écoute de ces demandes, pour leur permettre de les prendre au sérieux, sans pour autant les mettre en acte, n’ont pas été suivies d’effet, ou si peu. La proposition de créer un observatoire de la fin de vie, susceptible d’être sollicité dans les situations limites et d’intervenir suffisamment tôt pour venir en aide aux équipes en difficulté, et les aider à entendre la véritable demande, me semble intéressante. Si un tel observatoire avait existé, il aurait pu évaluer la situation du jeune Vincent Humbert au moment où il avait écrit au président Chirac. Si l’équipe de l’observatoire s’était rendue sur place, avait pu rencontrer le jeune homme – seul –, les soignants, mesurer la part éventuelle de pression, le rôle joué par la médiatisation de sa demande, je me demande sincèrement si la situation aurait évolué de la même manière. Et je pense la même chose du cas de Chantal Sébire.

Deux aspects de la demande de mourir sont rarement analysés. Il s’agit tout d’abord la violence avec laquelle la requête est revendiquée auprès du médecin et de la société. Françoise Dolto avait signalé l’agressivité « visant l’autre qui déçoit ». Tous les psychanalystes sont d’accord sur le fait que la demande d’en finir, adressée à autrui – au médecin, au président de la République, à la société – est une demande de communication, une façon de provoquer l’autre, de l’atteindre, de l’obliger à s’impliquer : une façon d’exister fortement aux yeux des autres. Or cet aspect n’est jamais mis en avant. Peut-être parce que les médecins, la société se sentent coupables devant ces souffrances. Ils se laissent alors instrumentaliser, n’osant plus se positionner devant cet appel abusif à leur compassion.

L’autre aspect, qui n’est jamais abordé non plus, est la prétendue liberté de la demande. Je m’interroge sur la réelle liberté d’une personne malade, vulnérable, en fin de vie, à qui l’entourage familial et soignant, de façon consciente ou inconsciente, fait sentir que son existence pèse très lourd, et qu’elle devient trop anxiogène. Quel espace de liberté reste-t-il lorsqu’on sent qu’on est un poids pour les autres et que l’on n’a plus, finalement, sa place parmi les vivants ?

Voilà des angles du sujet qu’un observatoire pourrait examiner. Il pourrait veiller aussi au traitement médiatique de ces histoires dramatiques. Est-il déontologique de ne présenter toujours qu’un seul point de vue de la question et de ne découvrir qu’après coup les aspects cachés d’un dossier ?

En conclusion, si le débat focalise notre attention sur des cas extrêmes, dont on voudrait tirer des leçons pour tous, il ne faut tout de même pas oublier que l’immense majorité des personnes malades, âgées, en fin de vie, veulent seulement être rassurées quant au fait qu’elles ne seront pas abandonnées. On a certainement beaucoup plus peur aujourd'hui, quand on est âgé et malade et qu’on entre à l’hôpital, d’être tué à son insu que prolongé dans une agonie interminable.

M. Jean Leonetti : Votre tour de France a forgé votre sentiment que la loi suscitait l’incompréhension, la résistance à accepter l’idée de soins palliatifs. Lorsque nous avons commencé à élaborer la loi, en 2003, moins d’un département sur deux était doté d’une structure de soins palliatifs. Après les élections présidentielles, le président de la République s’était engagé à rattraper le retard. La situation s’est-elle améliorée entre 2004 et 2007 ? Une accélération de ce rattrapage à l’échelle du territoire est-elle envisagée ? N’avons-nous pas reculé dans certains domaines, toutes structures – fixes et mobiles – confondues ?

Par ailleurs, nous nous interrogeons sur la sédation terminale. Le principe de la loi, c’est de supprimer la souffrance, même si le traitement a pour conséquence de raccourcir la vie. On nous rétorque que, dans certains cas, le malade ne souffre pas, parce qu’il est dans le coma ou dans une situation où la souffrance physique n’est pas évidente. Est-il légitime à vos yeux d’utiliser, dans certains cas, une sédation terminale, c'est-à-dire d’endormir le malade en fin de vie, dans des buts qui ne sont pas uniquement l’abolition de la douleur ? Je pense en particulier à des sédations terminales qui peuvent accompagner un arrêt de traitement, du respirateur, en cas d’angoisse particulière du malade ou de son entourage.

Vous avez parlé de l’exception d’euthanasie, en retenant la définition qu’en avait donnée le Comité Consultatif national d’éthique, c'est-à-dire que la transgression est assumée car l’interdit demeure. Comment gérer cette exception qui place le responsable devant un juge qui demande des comptes ? Cet observatoire que d’aucuns réclament, doit-il, selon vous, observer, tel un vigile qui décèlerait les insuffisances de la structure ? Intervenir dans les situations difficiles, et le plus en amont possible, pour, non pas autoriser ou interdire l’euthanasie, mais dédramatiser une situation qui s’enkyste ensuite à cause de la médiatisation ? Cet observatoire ne pourrait-il pas être utile au juge qui le consulterait en tant qu’expert une fois l’euthanasie accomplie, pour éviter de traiter son auteur comme un criminel de droit commun ?

Mme Marie de Hennezel : Il y a certainement eu des progrès entre 2004 et 2007, mais un coup d’arrêt a été porté à la création de nouvelles unités de soins palliatifs au profit des lits identifiés et du renforcement des équipes mobiles.

M. Jean Leonetti: Telle était l’intention initiale.

Mme Marie de Hennezel : On s’est limité à une unité de soins palliatifs par région, ce qui, de l’avis de tous, n’est pas suffisant. L’unité de soins palliatifs, même si elle n’est sollicitée qu’en cas de fin de vie très difficile, est la tête du réseau et il serait souhaitable qu’il y en ait une par département car les lits identifiés ont été créés, je l’ai dit, dans des établissements sans culture palliative. Il faut revoir la direction qui a été prise. Je ne suis pas dans le secret du plan qui est prévu, mais il serait dommage que l’on se contente de travailler à la diffusion de la culture palliative sans un maillage solide. Il y a surtout l’inégalité dont j’ai parlé. À ma connaissance, depuis la déclaration de Nicolas Sarkozy, rien n’a été fait.

M. Jean Leonetti : Je précise ma question sur la sédation terminale. Nous venons d’entendre M. et Mme Pierra qui ont perdu leur fils. On a arrêté tout traitement, comme la loi l’indique, mais après une revendication forte de la famille, et dans un climat d’opposition avec le corps médical. On a abouti à un « laisser-mourir » qui est souvent mal compris, malheureusement, et qui est ressenti et vécu comme un abandon. Je leur ai demandé s’ils réclameraient aujourd’hui le droit à l’euthanasie si leur fils avait été endormi et s’il était mort dans les quarante-huit heures. À deux reprises, la réponse a été : probablement non. Cela vous paraît-il licite ? Le corps médical a jugé la sédation inutile puisque le patient, dans un état végétatif, ne souffrait pas, d’après lui. Au cours de l’agonie, n’y a-t-il pas un espace entre la mort donnée et le laisser-mourir sans accompagnement de sédation, même s’il n’y a très probablement pas de souffrance ? Le jeune Pierra n’a sans doute pas, pendant ces six jours, connu une agonie douloureuse, mais la famille, elle, l’a ressentie comme telle, éprouvant une culpabilité insoutenable.

Mme Marie de Hennezel : Dans la plupart des fins de vie en soins palliatifs, on ne donne pas de sédation. Les personnes sont soulagées de leur douleur ; pas toutes, parce que tous les cancers ne sont pas douloureux. Il y a un traitement au cas par cas, on s’adapte. Généralement, les personnes, la moitié environ, sombrent dans les derniers moments dans un coma vigile, qui n’est pas très profond. C’est un coma naturel, il n’est pas médicalement induit. Les personnes ne souffrent pas parce que les soignants sont formés à repérer les signes de souffrance : sur le visage, à la crispation de la main,… Les familles sont fondées à se demander si cette période, pendant laquelle le patient ne communique plus et qui peut durer longtemps, a du sens. Oui, elle a du sens, parce que les familles se mettent souvent à dire des choses qu’elles n’avaient jamais dites. On assiste à des scènes vraiment étonnantes. Nous savons que le malade perçoit quelque chose, parce qu’une connaissance clinique fine de l’agonie décèle une modification du souffle, des gestes infimes, une main qui se serre. J’ai vu des larmes couler le long de la joue de l’agonisant après une déclaration d’amour. Quand on a vu cela, on considère que l’accompagnement des derniers moments a du sens. Combien de familles, qui ont du mal à se préparer à la mort de l’un des leurs membres, se rendent compte qu’il est important de donner la permission de mourir ! Dire à quelqu’un qu’il peut partir peut être pour celui qui l’entend une délivrance. Il arrive qu’il meure dans la demi-heure qui suit, comme si les personnes dans le coma attendaient que leur entourage soit prêt. Cette observation clinique, que font les psychologues, les bénévoles, les soignants, n’est pas connue, ni transmise. C’est dommage !

La sédation est proposée dans les cas de souffrance psychique. Les antalgiques ne calment pas les grandes détresses psychologiques, les cas de personnes qui voudraient mourir et qui n’y arrivent pas. J’ai vu des médecins proposer des sédations limitées, qu’ils appellent des rails d’Hypnovel, qui endorment pendant quarante-huit heures. Il s’agit d’une mini-cure de sommeil. La personne se détend et, quand elle se réveille, entourée de sa famille qui a eu très peur que ce soit la fin, et qui dit ce qu’il y a d’important, elle peut mourir, sans que l’on intervienne, dans les heures qui suivent.

M. Jean Leonetti : Vous nous décrivez là une sorte de mort idéale, si l’on peut dire, qui se déroule dans des structures attentives et compétentes. Dans les autres structures qui ne connaissent ni la loi ni la culture palliative, cet accompagnement n’est pas fait.

Mme Marie de Hennezel : C’est bien le problème.

M. Jean Leonetti : Si vous arrêtez un respirateur, parce que vous jugez qu’il maintient artificiellement en vie le patient, parce qu’il est manifestement disproportionné et inutile, et que la mort va intervenir, pensez-vous qu’il soit licite, compte tenu de la présence de l’entourage, de donner l’apparence d’une mort apaisée et sereine, par un traitement sédatif, pour éviter des étouffements et des convulsions, même si vous considérez que le patient ne souffre pas ?

Mme Marie de Hennezel : Je ne suis pas médecin, mais je pense que la souffrance de la famille doit être prise en compte. La mort est un tout : il n’y a pas seulement la souffrance du malade, il y a aussi celle de la famille.

M. Jean Leonetti : Cette réponse, que je n’ai pas forcée, me satisfait.

L’observatoire, dont vous avez parlé, pourrait avoir plusieurs fonctions. La première serait de faire en quelque sorte du « Marie de Hennezel » de façon pérenne. Il superviserait la mise en place de la France palliative. La deuxième serait de venir en aide aux structures qui ne sont pas habituées, et qui ne s’habitueront peut-être jamais, à accepter la mort en leur prodiguant des conseils, voire en réglant des situations potentiellement dramatiques. La troisième consisterait à fournir une expertise au juge chargé d’apprécier l’opportunité des poursuites. Pensez-vous qu’une même structure pourrait concentrer les trois missions ?

Mme Marie de Hennezel : Oui. Mais si, vraiment, on travaillait à faire connaître la loi et les bonnes pratiques, si les services en difficulté avaient le réflexe d’appeler les équipes mobiles, la plupart des situations qui paraissent à première vue difficiles seraient réglées. Certes, il restera toujours des cas limites, mais ceux-ci sont très rares. On pourrait alors imaginer qu’une instance vienne s’assurer que l’évaluation a été bien faite. Quand les médias se sont emparés de la question, il est trop tard pour intervenir.

M. Jean Leonetti : Et on apprend a posteriori que la situation n’était pas exactement celle qui nous avait été présentée.

Mme Marie de Hennezel : Oui, il faut vraiment intervenir en amont. Si l’intention des protagonistes est sincèrement que la personne termine sa vie dans des conditions humaines et dignes, et pas nécessairement d’obtenir un changement de la loi, on fera appel suffisamment tôt à l’observatoire pour ne pas se retrouver dans les impasses que nous avons connues.

M. Gaëtan Gorce : Vous avez évoqué des situations où la préoccupation première est le souci d’humanité pour aborder la mort, la situation de la famille, la souffrance du patient, les interrogations des équipes dans les conditions les meilleures possible. Il s’agit en quelque sorte de passer un compromis avec l’inévitable. Mais il y a des situations – d’où le débat, les passions et la question de la modification de la loi – où des hommes et des femmes qui, ayant un rapport conflictuel avec la mort, entendent remporter la victoire à leur façon en décidant de la manière dont ils vont mourir. On peut comprendre que la question soit posée en ces termes. C’est sans doute une des difficultés auxquelles nous sommes confrontés. Il existe d’autres revendications que l’assurance d’un accompagnement attentif et humain, qui sont une forme de rébellion contre la maîtrise de la fin de vie, dévolue de fait au pouvoir technologique et médical incarné par la médecine. Ces malades, ou futurs malades, ne veulent pas être dessaisis de leurs derniers moments par des moyens que d’autres vont maîtriser à leur place. La difficulté pour nous consiste à préserver une humanité indispensable et à entendre l’interpellation qui nous est adressée, qui soulève la question de la liberté du sujet.

Un observatoire aurait bien sûr un rôle d’observation et de conseil dont le cas de la famille Pierra a montré combien il était indispensable. Vous avez vous-même insisté sur la faiblesse de la culture palliative. Il est important que des médecins, confrontés à des situations qu’ils ne savent pas gérer, y compris au plan juridique, puissent trouver le conseil et l’accompagnement dont ils ont besoin, ne serait-ce que pour leur éviter de commettre des fautes qui conduisent à des situations inhumaines. L’observatoire pourrait aussi être ce lieu où, à un moment donné, dans des contextes bien particuliers, la transgression serait exceptionnellement autorisée. Le Comité Consultatif national d’éthique a envisagé d’intervenir une fois que le juge est saisi, mais on pourrait imaginer en amont que cet observatoire, après avoir vérifié que les garanties ont été réunies, aille, toujours dans un souci d’humanité et en l’absence de toute autre solution, jusqu’à autoriser la transgression que vous avez évoquée.

Mme Marie de Hennezel : Une chose me gêne dans vos propos, qui tient à la confusion entre ce qui relève de l’euthanasie et du suicide assisté, confusion à laquelle les lobbies qui militent en faveur d’un changement de la loi ont tout intérêt. Or, à mon sens, le débat sur le suicide assisté est complètement différent. Vous avez évoqué les personnes qui, pour des raisons philosophiques, souvent bien portantes, n’imaginent pas être dépossédées de leur mort, pour rester sujet jusqu’au bout. Leur position est tout à fait respectable, mais impliquer un tiers dans son suicide alors qu’on peut le commettre soi-même, est une question dont il faut vraiment débattre. Elle n’a rien à voir avec la transgression sur laquelle s’interrogent des équipes qui sont dans des situations rarissimes. Vous vous souvenez du film espagnol Mar adentro dont le personnage tétraplégique depuis fort longtemps souhaitait mourir, mais ne pouvait pas se suicider. Là, c’est un vrai dilemme. Il s’agit d’un de ces cas limites qui pourraient entraîner une transgression. Mais aider quelqu’un qui pourrait agir lui-même soulève une question d’une autre nature. Je ne vois pas pourquoi la société devrait s’impliquer dans un acte de liberté que les personnes n’auraient pas le courage d’assumer toutes seules. Pourquoi impliquer un tiers qui devra vivre tout le reste de sa vie avec ce souvenir ? Je répète que cet acte n’a rien de banal et il ne faudrait pas croire qu’il n’a aucun impact. Tous les psychanalystes vous le diront, il y a des personnes qui, quinze ans après, sont encore en dépression parce qu’elles ont poussé la seringue, sans compter ce qui passe de mortifère dans leur entourage, allant jusqu’au suicide inexpliqué d’un enfant. L’acte de mort a des conséquences sur des générations. C’est un acte grave.

M. Jean Leonetti : Il y a autant d’interprétations que de membres du Comité Consultatif national d’éthique ayant participé à l’avis de 2000. Cet avis maintient l’interdit de tuer et introduit a posteriori une procédure judiciaire allégée pour ne pas traîner devant les assises des gens qui ne le méritent pas, d’autant que, le plus souvent, le jury populaire les acquitte. D’aucuns préconisent de faire intervenir un comité a priori qui reconnaîtrait que l’équipe médicale est dans une impasse et que la moins mauvaise solution serait de donner la mort. Il reste la question – de taille – de la composition de ce comité, l’origine de ses membres étant de nature à infléchir la décision dans un sens ou dans un autre. Il faudrait encore l’unanimité sur chaque décision. Enfin, la loi pénale fait que ce comité n’aurait pas d’« autorisation » à donner : aucun comité nommé n’a le droit de vie et de mort sur quiconque. Il n’a pas de légitimité particulière. Imaginons que ce comité ne soit pas d’accord pour qu’une euthanasie soit pratiquée. De quel recours cette décision serait-elle susceptible ? Cela soulèverait d’autres difficultés. Mais on pourrait déjà faire de cet observatoire, ou de ce comité, un recours pour les équipes médicales, de façon à les orienter dans l’application de la loi. Cela étant, quels en seraient les membres ? Ceux des comités d’éthique, bien sûr, les représentants des services de soins palliatifs, dont il faudrait avoir au moins une antenne par département, pour régler les cas au plus près. Mais, quand la structure palliative est dans une impasse, une structure de réflexion pourrait-elle, sans imposer des solutions, l’apaiser, répondre à des questions qui se posent ou éliminer celles qui se posent abusivement ?

Cet observatoire, on en parle. Encore faut-il savoir à quoi il sert et de quoi il est fait. On imaginerait mal qu’interrogé en amont, ayant légitimé une euthanasie, il soit ensuite consulté comme expert a posteriori. Il serait alors juge et partie. Toutefois, faute de structures suffisantes et de culture palliative, on ne peut imaginer qu’il n’y ait pas une instance de recours, dont il faudra préciser les missions, pour apporter cet éclairage aux médecins et éviter des drames.

M. Gaëtan Gorce : L’impasse dont parle Jean Leonetti peut aussi être la conséquence d’une volonté qui refuse la solution autorisée par la loi, sans qu’il s’agisse pour autant d’un suicide assisté. Je pense en particulier au refus de la sédation. Il arrive que le patient ne veuille pas finir de cette manière.

Mme Marie de Hennezel : Vous pensez sans doute à Chantal Sébire. On retombe dans le cas de la personne qui peut elle-même se donner la mort. Je ne vois pas pourquoi une équipe médicale serait sommée de pratiquer l’euthanasie d’une personne qui peut abréger elle-même sa vie. La tribune dans Le Monde, que j’ai rédigée avant la mort de Chantal Sébire, faisait état de mon étonnement quant à la vision très négative que l’on donnait de la sédation. De quelqu’un qui ne veut pas être endormi et qui demande qu’on le tue, on peut s’interroger sur sa connaissance de la valeur que peut représenter la sédation. Chaque fois que l’on explique à quelqu’un que, faute de pouvoir le soulager autrement, on va l’endormir mais qu’il aura sa famille autour de lui et que l’on pourra le réveiller, il se sent accompagné, il sait que ces moments ont de la valeur pour les autres. Je n’ai, dans ce cas, jamais vu personne refuser la sédation. Il y a aussi un manque d’information sur ce que l’on peut vivre. Les journaux se demandent pourquoi attendre puisque l’on dort. Ils ne relatent jamais le point de vue des gens qui ont accompagné un proche sous sédatifs.

M. Jean Leonetti : Il semblerait que Mme Sébire ait refusé toute activité médicale – la chirurgie initiale, apparemment, parce qu’il y avait un risque vital, puis les traitements qui soulagent, enfin l’hospitalisation en soins palliatifs. Comment admettre dans ce cas que le médecin ait sa place ? Pourquoi aurait-il fallu une blouse blanche pour lui administrer la mort ? On peut avoir avec son médecin un dialogue, qui n’a rien d’exceptionnel, sur la demande de mort, mais on peut difficilement convoquer le corps médical pour administrer la mort tout en refusant les soins. Il y a vraiment instrumentalisation. À la limite, même si l’euthanasie devait être autorisée, pourquoi le corps médical devrait-il la pratiquer ?

Mme Marie de Hennezel : Je partage tout à fait votre avis sur ce point.

Sur la mission de l’observatoire, j’insiste vraiment sur l’écoute de la demande. Les équipes qui sont confrontées aux demandes de mort ont parfois tellement le nez dessus qu’elles ne voient tout simplement plus certaines choses. Une instance qui aurait du recul pourrait pointer des solutions auxquelles on n’avait pas pensé. Je conçois cet observatoire plutôt comme une instance qui vérifierait que les différentes voies possibles ont été explorées, mais elle n’aurait pas à décider ce qu’il faut faire.

M. Jean Leonetti : Ce serait difficile. N’ayant aucun pouvoir hiérarchique, cette instance ne pourrait pas se substituer au corps médical qui prend en charge le malade. Ce serait une aide.

Mme Marie de Hennezel : Et, dans ce cas de figure, il n’y aurait pas d’incompatibilité avec le rôle d’expert auprès du juge, puisque la mission n’aurait pas pris la décision.

M. Jean Leonetti : Il ne me reste plus, madame, qu’à vous remercier de nous avoir fait partager votre expérience qui est grande dans ce domaine. S’il n’y avait pas eu votre rapport avant la mission sur la fin de vie, la loi n’aurait pas été ce qu’elle a été. Et, avec celui sur la France palliative, vous avez fait tout votre possible pour faire que le droit aux soins palliatifs, conféré par la loi, devienne bientôt une réalité pour tous.

Audition de M. Jean-Luc Romero et de Mme Claudine Lassen,
président et vice-présidente

de l’Association pour le droit de mourir dans la dignité (ADMD)


(Procès-verbal de la séance du 4 juin 2008)

Présidence de M. Jean Leonetti, rapporteur

M. Jean Leonetti : Nous accueillons aujourd'hui M. Jean-Luc Romero, président depuis juin 2007 de l’Association pour le droit de mourir dans la dignité (ADMD).

Monsieur le président, votre association plaide pour une légalisation de l’euthanasie Elle déclare sur son site Internet : « le vote de cette loi mettrait la France au diapason des législations et des pratiques belges et hollandaises. » Depuis que la loi sur les droits des malades et la fin de vie a été adoptée en 2005, certains pays d’Europe du Sud et d’Europe centrale souhaitent aligner leur droit sur la législation française, tandis que le Luxembourg s’est jusqu’à présent orienté vers les lois hollandaise et belge.

Le débat est ouvert. La Conférence des Présidents de l’Assemblée nationale ainsi que le Premier ministre m’ont chargé d’une mission d’évaluation et de proposition. Il m’incombe, d’une part, de vérifier que la loi est bien comprise et bien appliquée ; d’autre part, d’en déceler les insuffisances, pour suggérer des propositions. J’ai souhaité, dans cette mission, être accompagné d’un membre de chacun des groupes de l’Assemblée – M. Gaëtan Gorce, pour le groupe socialiste, radical, citoyen et divers gauche, M. Vaxès, pour le groupe de la gauche démocrate et républicaine et M. Olivier Jardé, pour le Nouveau centre – sans qu’aucun d’entre eux ne représente leur parti politique.

M. Jean-Luc Romero : Monsieur le président, messieurs les députés, je vous remercie de me recevoir ainsi que notre première vice-présidente, Mme Claudine Lassen, qui est médecin, et M. Philippe Lohéac, responsable de la communication.

L’ADMD a été créée par un universitaire franco-américain, Michel Landa, en avril 1980, à la suite des réactions positives à sa tribune libre, parue dans Le Monde, qui défendait le droit de mourir dans la dignité. Aujourd’hui, notre association réunit 45 491 adhérents, dans le cadre de 105 délégations départementales. L’ADMD est membre de la Fédération mondiale pour le droit de mourir dans la dignité, qui regroupe quarante-cinq associations en provenance de vingt-cinq pays, soit environ 1 million d’adhérents. Nous organiserons d’ailleurs au mois d’octobre à Paris le Congrès mondial des associations pour le droit de mourir dans la dignité, et lancerons le 2 novembre la Journée mondiale pour le droit de mourir dans la dignité.

Contrairement à ce que l’on entend dans la bouche de nos adversaires, nous ne sommes pas une association de bien-portants, qui tiennent un discours idéologique totalement décalé des réalités de la fin de vie. La moyenne d’âge de nos adhérents baisse de plus en plus, malgré l’allongement de la durée de vie, et nos nouveaux adhérents ont souvent connu des cas douloureux autour d’eux. Nous avons de plus en plus d’adhérents jeunes, atteints du SIDA ou de maladies génétiques graves, progressivement invalidantes, qui se savent condamnés à mourir jeunes. Nous avons d’ailleurs créé une commission « jeunes » au sein de notre association. À titre personnel, je vis avec le SIDA depuis vingt ans. Plusieurs responsables de notre association sont condamnés par leur médecin et le responsable de notre commission « jeunes », Damien, âgé seulement d’une vingtaine d’années, est atteint d’une pathologie incurable. La douleur et la mort, nous y avons été confrontés. Je les ai connues dans ma vie, dans mes combats de militant de la lutte contre le SIDA, c'est-à-dire pour la vie. J’ai accompagné tant de personnes de mon entourage, parents ou amis, dans des morts aussi atroces qu’insoutenables. Ces expériences m’ont marqué à tout jamais, et m’ont conduit à m’engager pour cette dernière liberté que porte l’ADMD.

La fin de vie nous concerne chacun d’entre nous. Précisément parce que la mort est l’affaire de tous, il appartient au législateur de fixer un cadre qui tienne compte, dans une république laïque, du respect de la volonté de la personne, du respect de la liberté et du respect des consciences.

Dans notre pays, 500 000 à 530 000 personnes meurent tous les ans, dont 150 000 d’une affection de longue durée. Ces dernières décennies, la mort a changé. Auparavant, nous mourions chez nous, si bien que chacun était confronté à la mort. Aujourd'hui, nous mourons surtout à l’hôpital – dans 75 % des cas selon l’enquête nationale de 2005 – et la mort est de plus en plus taboue. Parmi ceux qui meurent à l’hôpital, 24 % meurent en présence de leurs proches. A contrario, 76 % des patients – et cela nous interroge beaucoup – meurent sans les êtres qu’ils chérissent et qu’ils aiment. Les demandes d’euthanasie ne peuvent être exceptionnelles ou marginales. Il suffit de se référer aux chiffres des pays où elle existe. En Belgique, en 2007, les euthanasies représentaient 0,5 % des décès, soit 495 cas, et 2 % aux Pays-Bas, c'est-à-dire 2 120 cas. Mutatis mutandis, de 2 500 à 10 000 personnes par an seraient concernées en France. Dans les pays où elle a été légalisée, l’euthanasie n’est pas marginale.

Un dernier chiffre : entre 80 % et 90 % des Français demandent la légalisation de l’euthanasie, depuis vingt ans. Ce n’est pas sous le coup de l’émotion, après les différentes affaires que nous avons connues ces dernières années. De plus, les questions posées à l’ensemble des Français – et non aux adhérents de l’ADMD – par des sondeurs indépendants ne laissent planer aucun doute. Il y a donc un véritable décalage entre la loi, qui fait de l’euthanasie un crime, et la volonté affirmée des Français, qui est d’ailleurs confirmée par le verdict des cours d’assises qui ne sanctionnent jamais l’auteur d’une mort donnée pour des raisons compassionnelles. Or les jurés sont des citoyens.

Que demande l’ADMD ? Nous voulons que le citoyen soit au centre de la question de la fin de vie, au centre du dispositif d’accompagnement de la fin de vie. Avant d’être une question médicale, c’est d’abord une question humaine, une question citoyenne. N’ôtons pas aux Françaises et aux Français la maîtrise d’une partie exceptionnelle de leur propre vie.

Nous voulons une législation républicaine maintenant. On ne peut pas invoquer en permanence l’impossibilité de légiférer dans l’urgence. Des affaires comme celles que les médias portent régulièrement à notre connaissance, il en existe tous les jours. Mais, pour pouvoir témoigner comme l’ont fait Vincent Humbert, Maïa Simon, Chantal Sébire, il faut une force extraordinaire. Ils ont réussi à dépasser leur souffrance alors que la plupart des gens, arrivés à la fin de leur vie, préfèrent s’isoler avec leurs proches. Témoigner est souvent extraordinairement difficile. L’année dernière, l’Association a publié un livre blanc ; celui-ci reprend les témoignages anonymes de nombreuses personnes racontant la fin de vie d’un de leurs proches ou même la leur. Au siège de l’Association, nous recevons plusieurs témoignages, plusieurs cris de désespoir par jour.

Nous voulons que notre dernière liberté soit respectée. Nous demandons un droit de mourir dans la dignité. Il ne s’agit évidemment pas d’une obligation. Ce serait un choix libre, personnel, accordé dans une république laïque et démocratique. La dignité que nous invoquons, c’est exclusivement le patient qui la définit. C’est à lui de décider ce qu’est sa dignité. Nous demandons non pas un choix entre la vie et la mort, qui, elle, viendra de toute façon, mais un choix entre deux façons de mourir : l’une respectant nos principes et nos convictions ; l’autre imposée, subie, douloureusement éprouvée. Nous souhaitons que les Français puissent, s’ils le désirent individuellement, et même s’ils ont accès aux soins palliatifs, bénéficier d’une aide active à mourir. Le débat ne se résume pas en une alternative entre l’euthanasie et les soins palliatifs. Ils sont complémentaires. Nous sommes favorables à une législation qui marche sur ses deux pieds : des soins palliatifs accessibles à tous, et une aide active à mourir.

La Belgique, et le Luxembourg tout récemment, ont voté une grande loi sur les soins palliatifs en même temps qu’ils dépénalisaient ou légalisaient l’euthanasie. Les uns ne vont pas sans l’autre. Aucun choix ne doit être imposé. En matière de soins palliatifs, la Belgique est largement en avance sur la France, différents rapports le prouvent. Il est un rapport dont on parle très peu, c’est celui de la Cour des comptes de 2005, qui n’a été publié qu’en 2006 et dans le silence des médias. Il révélait une certaine régression des soins palliatifs de 2002 à 2004. Et le récent rapport de Marie de Hennezel montre que le paysage idyllique que l’on nous présente parfois est malheureusement éloigné de la réalité, même si des progrès ont été faits ces toutes dernières années.

Je profite du cadre de cette mission pour vous demander instamment de mieux organiser les interruptions d’activité professionnelle pour celles et ceux qui choisissent d’accompagner durant de longs mois un de leurs proches en fin de vie. C’est vraiment une demande récurrente qui nous est faite et que notre association relaie auprès de vous. Certes, des progrès ont été faits ces dernières années, mais il faut aller beaucoup plus loin. C’est un moment important et qui peut être aussi, d’une certaine façon, un moment privilégié.

Nous réclamons des soins palliatifs accessibles à tous – ce qui n’est pas le cas aujourd'hui –, et la légalisation de l’aide active à mourir. Pour nous, il faut une loi qui repose sur une triple exigence : mettre au centre du dispositif la volonté de la personne, éviter les dérives actuelles qui sont liées à une législation qui, selon nous, ne va pas assez loin, et agir dans le respect des consciences de chacun. La proposition que nous faisons, et qui a été élaborée par notre commission juridique, s’inspire des exemples néerlandais et belge. Elle permet au corps médical d’aider de manière active à mourir les patients qui sont en situation d’impasse thérapeutique, c'est-à-dire en phase avancée ou terminale d’une affection grave et incurable, et qui se trouvent dans un état qu’ils estiment incompatible avec leur dignité, par exemple Vincent Humbert, les personnes qui se trouvent dans un coma végétatif chronique, reconnu irréversible, et les personnes qui en expriment clairement la volonté.

Comment cette volonté s’exprime-t-elle ? Soit directement, lorsque le patient est en état de le faire, soit par l’intermédiaire de son mandataire, conformément aux directives anticipées. Quelle forme cette aide pourrait-elle prendre ? Une euthanasie active ou une aide à l’auto-délivrance, que certains appellent le suicide assisté. Une clause de conscience serait prévue pour les médecins qui ne souhaiteraient pas appliquer cette loi, à l’instar de ce qui existe pour l’IVG.

Une loi est aujourd'hui nécessaire parce que l’on n’entend pas assez les Français et les patients, et que l’on entend un peu trop les médecins, indépendamment du respect que nous leur devons. C’est la volonté du patient qui doit primer. La loi devra fixer un cadre juridique précis, même s’il restera toujours des situations à la marge qui ne seront pas réglées. En cela, ce texte ne ferait pas exception, mais sanctionnerait toutefois les dérives éventuelles, comme cela est le cas en Belgique et aux Pays-Bas, où trois affaires ont été déférées devant les tribunaux en 2007. Précisions que les dérives existent aussi en l’absence de loi, quand les familles, les soignants et les magistrats sont laissés en première ligne. Je pense à l’affaire Morten Jensen à Angers et à l’affaire de Périgueux. Une loi permettrait aussi de ne pas abréger la vie précocement, voire de sauver des vies et d’éviter des morts traumatisantes. En effet, actuellement des personnes souffrant de maladies très graves, certains seniors en fin de vie, parce qu’ils savent qu’il ne sera pas accédé à leur demande, préfèrent anticiper leur mort et se suicident.

On parle souvent du suicide des jeunes, mais celui des seniors aussi est très préoccupant : chez les plus de quatre-vingt-cinq ans, il est dix fois plus important que la moyenne. Il faut savoir que 45 % des hommes se pendent, un geste extrêmement traumatisant à la fois pour son auteur – quand on pense que certains trouvent inhumain d’absorber un produit et de partir tranquillement avec ses amis ! – et pour ceux qui découvrent le corps. Oui, une loi permettrait à des gens de vivre plus longtemps parce qu’elle rassurerait. D’ailleurs, dans les pays qui ont légalisé l’euthanasie, 50 % des demandes ne vont pas à leur terme. Apaisés, les patients meurent tranquillement, sans avoir besoin d’aller au bout de leur démarche. En Suisse, deux tiers des demandeurs auprès de l’association Exit ne persévèrent pas parce qu’ils savent que, si vraiment leurs souffrances physiques ou psychiques deviennent insupportables, ils auront la possibilité d’être aidés. Une loi rend l’approche de la mort moins inquiétante et moins douloureuse.

La loi qui porte votre nom, monsieur le rapporteur, et ce ne sera pas une surprise, ne répond pas à la demande de l’ADMD, même si elle constitue un progrès incontestable. L’Association a d’ailleurs adopté une attitude extrêmement constructive à son égard. Ainsi, elle est la seule à avoir diffusé très largement un document destiné au grand public pour présenter les droits des malades, tels qu’ils découlent de la loi. On le retrouve d’ailleurs souvent dans les services hospitaliers parce qu’il est unique en son genre, bien que l’État soit en train de préparer une brochure comparable. Il y a un an, nous étions reçus à Matignon où l’on a été très surpris de voir que l’ADMD faisait connaître à aussi grande échelle les droits des malades. L’une des carences actuelles est bien le défaut d’information. Nous avons, en ce qui nous concerne, joué pleinement notre rôle. Tous les ans, nous imprimons et distribuons à nos adhérents 200 000 exemplaires de notre documentation.

L’ADMD a souhaité prendre sa part dans la défense des usagers des établissements de santé en demandant son agrément au ministère de la santé, pour représenter les usagers dans les conseils d’administration et les commissions d’usagers des hôpitaux – ce que nous faisons dans la moitié des départements environ – afin de faire connaître et respecter la législation actuelle. Nous faisons évidemment la part entre notre combat citoyen et militant que nous menons dans la cité et la vie politique, et celui que nous menons à l’hôpital pour défendre les usagers. Nous avons été aussi parmi les premiers à faire une évaluation de la loi, notamment auprès de l’Office parlementaire d’évaluation des politiques de santé. Nous sommes intervenus auprès du Président de la République, du Premier ministre et des différents ministres de la santé. Nous avons donc essayé, à la mesure de nos moyens, de faire connaître les avancées de la loi.

Parallèlement, nous avons accompli notre travail de militant associatif en mettant en évidence les lacunes et les failles de la législation en vigueur. Aujourd’hui, seul le médecin peut enclencher la procédure collégiale. Or il nous paraît important que le mandataire ou la famille puisse aussi le faire, parce que les médecins qui agissent sont seulement ceux qui y sont favorables et que ceux qui y sont opposés l’ignorent. Cela est constaté régulièrement. Le docteur Claudine Lassen, quand elle est sollicitée par nos militants, téléphone en expliquant qu’elle est médecin et responsable de l’ADMD. En général, cela fait avancer les choses, mais ce n’est pas tout à fait normal : même si nos adhérents sont nombreux, il reste beaucoup de gens qui n’ont personne à qui s’adresser.

Le « laisser-mourir », même si le terme ne vous plaît guère, est une mauvaise réponse pour les cas comme celui de Vincent Humbert, de Chantal Sébire ou de Hervé Pierra. Pour ce dernier, il y a eu des dysfonctionnements, ses parents vous l’ont confirmé. Ils ont vécu des moments atroces, ce qui prouve bien que le retrait d’une sonde gastrique qui alimente un patient est un geste médical, et non un geste de confort. Le médecin sait qu’il va provoquer la mort du patient. Il y a pour nous plus qu’un laisser-mourir, il y a une euthanasie différée puisque la mort surviendra en quelques jours. Si différence il y a, elle est bien mince. Le père Patrick Verspieren, du département d’éthique biomédicale du Centre Sèvres, qui ne peut être soupçonné d’être favorable à la légalisation de l’euthanasie, a ainsi constaté « la tendance actuelle, dans certains services hospitaliers, à utiliser de tels traitements dans le but d’abréger la vie. Cela représente des pratiques d’euthanasie masquées par un objectif apparemment antalgique.

La sédation palliative terminale est une solution dans bien des cas. Elle est utilisée depuis très longtemps en Hollande, mais elle peut aussi être une source de souffrance pour les proches. Elle enlève au patient sa lucidité, le prive des derniers échanges qu’il pourrait avoir avec son entourage. Enfin, certains patients veulent mourir debout, en pleine conscience, jusqu’au bout. C’est un droit qui doit pouvoir leur être accordé. Peut-on dire par ailleurs qu’il ne s’agit pas d’un acte d’euthanasie active alors que le médecin est responsable des conséquences prévisibles et parfaitement connues de la prescription de fortes doses de sédatif ?

Les soins palliatifs que nous soutenons, je le répète, peuvent être considérés par certains comme ayant un caractère disproportionné ou insuffisant. Le principe du nécessaire consentement pour les traitements doit leur être appliqué. L’exemple des pays qui proposent à la fois des soins palliatifs et l’aide active à mourir montre qu’ils ne peuvent pas suffire. Par exemple, dans l’unité de soins palliatifs de l’Université libre de Bruxelles, sur 510 patients, 35 ont demandé l’euthanasie et 16 sont allés au bout de leur démarche. Je vous renvoie, sur le site de l’ADMD, au texte de Michaël Dubois qui est décédé il y a quelques semaines à la maison Jeanne Garnier. Il était très satisfait des soins qui lui étaient prodigués, mais, en même temps, les soins palliatifs ne correspondaient pas à la mort qu’il souhaitait. Il l’avait dit aux équipes soignantes qui lui avaient répondu qu’elles ne pouvaient pas accéder à ses souhaits, contraires à la loi et à leurs convictions. Dès lors, étant en position de faiblesse, il a renoncé, se contentant d’appeler l’ADMD pour qu’on vienne le voir et rester avec lui jusqu’au bout. L’argument souvent avancé, selon lequel les demandes cessent quand la prise en charge est bonne, rencontre des limites.

Autre voie d’amélioration, l’instauration d’un fichier national des directives anticipées. L’ADMD, qui n’a pas les moyens d’un État ni d’un gouvernement, archive les directives anticipées de ses adhérents, ce qui permet de répondre aux demandes des familles des membres quand elles n’ont pas pu discuter de ce sujet avec leurs proches. En outre, les directives anticipées n’ont pas force de loi et le médecin peut ne pas les respecter. C’est pour nous un vrai problème.

Nous considérons que la clause de conscience devrait être introduite parce que certains actes, telle la sédation palliative terminale, relèvent de l’euthanasie active. Certains médecins, au nom de leurs convictions, devraient être autorisés à refuser de les pratiquer et à orienter les patients et les familles vers leurs confrères.

Enfin, tout le monde le reconnaît, les statistiques concernant les fins de vie ne sont pas suffisantes. Un observatoire des fins de vie serait un outil important pour connaître clairement et objectivement la situation. Nous sommes toujours obligés de nous référer à des pays qui ont légalisé l’euthanasie et d’extrapoler, même s’il n’y a pas de raison de penser que nos morts soient très différentes de celles de nos voisins. Cet observatoire devrait réunir non seulement des personnels soignants et des chercheurs, mais aussi des représentants d’associations.

Pourquoi l’exception d’euthanasie n’est-elle pas la bonne solution ? Parce que, je le répète, les demandes d’euthanasie ne sont pas exceptionnelles. Aux Pays-Bas, elles représentent 2 % des décès, pourcentage qui correspondrait, en France, à 10 000 décès par an. Une commission nationale ne pourra jamais traiter de 5 000 à 20 000 demandes par an, d’autant qu’il faudrait souvent instruire dans l’urgence. Les moyens financiers pour les soins palliatifs étant déjà insuffisants – même si le président de la République va annoncer dans quelques jours qu’ils vont doubler –, ils le seront a fortiori pour monter une structure qui devra traiter près de 20 000 demandes par an. Je rappelle que la Haute Autorité de Lutte contre les Discriminations et pour l’Égalité, qui en instruit beaucoup moins, a beaucoup de mal à absorber le flux de ces demandes. En outre, les décisions qui seraient prises seraient la source d’un contentieux difficile, voire dans certains cas, sordide, et toujours pénible pour les familles. Il s’ensuivrait une rupture de la relation de confiance entre le médecin et son patient. Sur quels critères la commission se prononcerait-elle ? Serait-elle composée d’experts qui ne connaissent pas les malades et qui décideraient après examen d’un dossier ? Les médecins qui ont le patient en charge seraient dépossédés. Cela pose un vrai problème. De nouveau, le patient ne serait pas maître de son propre parcours et il ne serait qu’un objet passif entre les mains d’experts qui instruiraient un dossier. Bref, pourquoi envisager une procédure complexe là où les exemples belges et néerlandais montrent la voie ? À l’heure de l’harmonisation européenne des règles de l’économie, de la monnaie, de l’hygiène, pourquoi ne pas uniformiser nos pratiques dans ce domaine, puisque déjà trois pays de l’Union peuvent se prévaloir d’une expérience positive et humaniste ? Si seule une « exception d’euthanasie » était légalisée, il y a fort à craindre, la loi de 2005 le prouve, qu’il faille remettre rapidement l’ouvrage sur le métier. Entre-temps, bien des malades, bien des familles, se seront retrouvés seuls face à des fins de vie insupportables.

L’unanimité parlementaire est-elle un préalable indispensable à une telle réforme ? Ce serait la solution idéale, mais non sine qua non, pour avancer sur une question aussi grave. Au Luxembourg, en Belgique, aux Pays-Bas, qui ont légiféré, les débats ont donné lieu à des affrontements. Pourtant, aujourd'hui, la loi est très appréciée et rares sont ceux qui demandent son abrogation. En France, il suffit de se souvenir des grandes lois de société : l’abolition de la peine de mort, l’IVG et le PACS. Elles n’ont pas été votées dans le consensus, bien que les clivages politiques traditionnels aient été dépassés. Il s’agissait de demandes exprimées par une majorité de Français, sauf pour l’abolition de la peine de mort. Aujourd'hui, ces lois font l’unanimité, à l’exception d’une poignée d’extrémistes. Le consensus s’est fait a posteriori.

En conclusion, nous sommes, à l’ADMD, étonnés que les grands débats ne débouchent pas toujours sur de vraies réponses laïques et républicaines. Assez de discours ! C’est une question de vie, pas une question virtuelle. Le débat philosophique et religieux ne doit pas dissimuler les hommes et les femmes qui sont derrière. Nous ne portons pas la revendication de gens bien-portants. C’est celle de Français, de tous âges et de toutes conditions, qui veulent choisir et ne pas subir la loi des médecins, du moins des mandarins tout-puissants. Plutôt que de subir la mort, ces Français veulent la contrôler. Leur demande n’est pas non plus celle de gens qui aiment la mort. Au contraire, ils aiment profondément la vie, ils veulent en jouir le plus longtemps possible, mais, le moment venu, ils souhaitent ne pas confondre vie et survie, au détriment de leur propre santé psychologique et de celle de leurs proches.

Nous voulons une loi républicaine qui reprenne la devise « Liberté, Égalité, Fraternité » et qui s’oppose à tout argument économique. Nous voulons la liberté pour celui qui veut mourir le plus tard possible et ne demande pas une aide active à mourir, la liberté pour le médecin qui ne veut pas pratiquer d’actes contraires à son éthique, la liberté enfin pour celui qui veut partir car, sa vie n’ayant pour lui plus de sens, il refuse la survie. Nous voulons l’égalité parce que si vous êtes dans certains milieux, vous pouvez être aidés plus facilement. Actuellement, avec des moyens, on peut partir à l’étranger. Mais ce n’est pas le cas de tous les Français. Nous voulons la fraternité parce que les souffrances doivent être soulagées. Aujourd’hui, elles ne le sont pas toutes. Les traitements ont souvent des effets secondaires. J’ai commencé un nouveau traitement hier, et j’ai été terriblement malade cette nuit. Certaines souffrances ne sont pas soulagées et il faut y être attentif.

N’oublions pas que le patient doit rester au centre de la question dont nous débattons aujourd'hui. C’est sa volonté qui doit être respectée. Face à certaines équipes médicales, le malade ne se fait pas entendre, il n’essaie plus parce qu’il sait qu’il n’obtiendra pas gain de cause, car sa demande est contraire à la loi et à la volonté de ceux qui le soignent. La vie appartient effectivement à celui qui souffre, et non à celui qui se tient au pied du lit, comme l’a si bien dit le chef de l’État. Donnons à la personne malade les moyens de contrôler sa vie jusqu’à son terme comme les lois françaises lui ont permis de le faire depuis sa naissance. Pourquoi devrions-nous ôter aux Français, au moment où ils en ont le plus besoin, leur libre-arbitre ? Dans une démocratie, quel principe supérieur oblige à subir la mort sans pouvoir, au moins pour ceux qui le souhaitent, la contrôler ? Je terminerai par cette citation du docteur Chaussoy, extraite de son livre Je ne suis pas un assassin : « Il faut une sage-femme pour mettre l’homme au monde. Il faut aussi des passeurs, des hommes et des femmes sages, pour l’accompagner dans ce monde et l’aider à bien le quitter. »

M. Jean Leonetti : Quelques précisions. Personne n’est contre le fait d’accompagner ceux qui quittent ce monde, de même que tout le monde est pour accompagner ceux qui y viennent. La loi dont vous m’attribuez le mérite est le fruit d’un travail parlementaire largement collectif. Je précise que si le consensus n’est pas nécessaire pour voter les lois, ça n’est pas non plus un défaut d’y aboutir. Vous avez noté que, lors de l’adoption de cette loi, une partie du Sénat avait quitté l’hémicycle parce qu’elle considérait qu’il s’agissait d’un texte euthanasique, une autre parce qu’elle n’allait pas assez loin. Ceci étant, il ne s’agit pas forcément d’une bonne loi et nous sommes ici pour réfléchir le plus objectivement possible à la situation. Par ailleurs, je note que l’harmonisation européenne à laquelle vous aspirez nous conduirait, en l’état actuel des législations et en respectant la règle de la majorité, à ne pas dépénaliser l’euthanasie au Benelux.

M. Jean-Luc Romero : Le ton de ma remarque s’apparentait à celui d’une boutade.

M. Jean Leonetti : Le mien aussi.

La question du fichier des directives anticipées est moins l’objet d’un débat que d’une mise en œuvre difficile. Même en Hollande et en Belgique, il a fallu plusieurs années pour le mettre en œuvre. C’est pourquoi nous avons préféré attendre l’informatisation de la carte santé qui permettrait d’avoir accès aux informations même si le malade est inconscient. Ce serait plus facile, moins onéreux et moins long.

L’observatoire des fins de vie est une de nos préoccupations. On ne pourra s’en dispenser si l’on veut éviter une vision parcellaire, telle que celle du rapport de M. Ferrand sur la mort à l’hôpital, qui montre que les gens sont peu accompagnés et peu calmés en fin de vie. Il faut des éléments objectifs. Sur ce point, on devrait évoluer positivement.

Par ailleurs, tous les députés sont laïcs et républicains et les lois qu’ils produisent le sont aussi. Il n’en est pas de plus républicaines que d’autres. Nous avons su nous défaire des éventuelles références à la vie sacrée et autres références religieuses.

La volonté, là est la question, à la fois philosophiquement et pratiquement. On fait du malade le pilote, car il est citoyen. Il reste ensuite à réfléchir aux conditions dans lesquelles cette volonté s’exprime. Il faut, et ce n’est pas simple, qu’elle soit libre de toute contrainte et de toute pression. Autour du lit, le sublime peut le disputer au sordide. On sait par ailleurs, que même ceux qui ont fait une tentative de suicide avec l’objectif avéré d’en finir, en utilisant des méthodes qui traduisent une volonté forte, peuvent changer d’avis puisque plus de la moitié de ceux qui ont survécu malgré eux ne tentent pas à nouveau de mettre fin à leurs jours. Comment, selon vous, apprécier la volonté de celui qui dit vouloir mourir dans sa pérennité ? On observe en effet que la demande de mort fluctue au cours de la maladie, notamment en fonction des effets secondaires des traitements et de la pression de la famille.

Au fond, et pardon pour ma brutalité, donner la mort à quelqu’un qui la demanderait et qui serait en phase terminale n’abrégerait la vie en question que de quelques heures ou quelques jours, en respectant la volonté du patient. Mais qu’advient-il si l’horizon de la vie se compte en mois, voire en années ? Comment éviter de se placer dans la situation de commettre un geste, certes réclamé, mais irréversible, tout en se disant que la personne aurait pu changer d’avis pour une raison ou pour une autre ?

Ensuite, si j’accède à cette volonté, quelles sont les restrictions qu’il faut y mettre ? Toute personne demandant la mort, pour des raisons qui lui sont propres – sa dignité relevant de sa propre appréciation – doit-elle être satisfaite ? Le principe serait alors de reconnaître cette liberté, mais en en limitant l’accès. Faut-il réserver cette faculté à des gens frappés de maladies incurables ? Lesquelles ? Par exemple, si quelqu’un apprend qu’il est atteint de la maladie d’Alzheimer et qu’il réclame d’en finir, serait-on en droit d’accéder à sa demande ? Autre exemple, une personne souffre de psychose mélancolique, et déclare, en période stable, qu’elle ne veut plus revivre l’expérience des crises. Que faut-il faire ? Nos collègues néerlandais, que nous avons rencontrés en 2004, se posaient la question pour les mineurs conscients.

M. Gaëtan Gorce : Je suis très attentif à la réflexion à laquelle vous contribuez et je tiens à en souligner l’utilité. Je n’ai pas d’objection de principe à une évolution de la législation dans le sens de ce qui se fait aux Pays-Bas et en Belgique. À ceux qui pensaient que la loi de 2005 était un aboutissement, j’ai répondu qu’elle n’était qu’une étape.

Nous ne trouverons jamais une solution définitivement satisfaisante – les mœurs et la médecine évoluent – mais notre devoir est de veiller à ce que les options qui sont prises soient les plus justes et les plus protectrices. Je me pose donc aussi la question des limites que l’on doit poser. C’est pourquoi je suis réticent à la notion de droit à mourir. Un droit, c’est par définition, opposable. On peut le revendiquer. Mais alors, dans quelles conditions peut-on, doit-on permettre de le revendiquer ? Il y a là une contradiction difficile à résoudre. Les limites concerneront-elles l’âge ? La nature de la maladie ? Le stade de la maladie ? De l’état de conscience ? Bref, comment faire en sorte de concilier un droit tout en fixant les limites qui sont autant de précautions indispensables ? Ce qui me frappe dans la mise en œuvre de la législation hollandaise tient non pas à son contenu, mais au fait qu’elle n’a malheureusement pas mis fin aux dérogations et aux exceptions. Les pratiques clandestines persistent.

On ne peut pas voter une loi qui franchirait une nouvelle étape sans s’interroger sur son application. La loi de 2005 est mal appliquée parce qu’elle est mal connue ; peut-être aussi parce qu’elle n’est pas forcément acceptée, ce qui implique de rechercher un consensus. Celui-ci n’est pas tout à fait nécessaire, mais il est utile et il faut y tendre le plus possible. On peut supposer qu’un texte consensuel, ayant fait l’objet d’un vaste débat, serait mieux compris et accepté par l’opinion. La loi actuelle en est malheureusement un contre-exemple, qui tient aussi à un défaut d’information.

Bref, comment affirmer et respecter une liberté tout en posant des limites, de sorte que l’on n’aboutisse pas à un résultat à l’opposé de l’intention de départ ? Comment éviter que la recherche d’une solution humaine aboutisse à une solution qui ne le serait plus ?

M. Jean-Luc Romero : Le problème du changement de la volonté se pose déjà dans le cadre actuel. La loi prévoit que les directives anticipées doivent être renouvelées tous les trois ans. Que les gens soient lucides ou non, les directives sont claires. Elles doivent être respectées. Des délais de mise en œuvre sont prévus dans les procédures hollandaise et belge.

M. Jean Leonetti : Nous sommes d’accord là-dessus.

En phase terminale, il y a peu de remord à avoir, parce que, même si le malade avait changé d’avis, la différence n’aurait été que de quelques heures. En revanche, si la demande provient de quelqu’un qui vient d’apprendre qu’il est atteint d’une maladie grave ou dégénérative, faut-il respecter sa liberté ? Faut-il la restreindre ? Sachant qu’elle peut fluctuer, voire qu’une thérapie puisse apparaître. La liberté est-elle la seule référence ?

M. Jean-Luc Romero : Dans notre proposition, nous avons posé des critères, qui reprennent les restrictions apportées par les législations belge et hollandaise. Il ne s’agit évidemment pas d’un droit à aider toute personne qui souhaiterait se suicider. Il ne s’agit pas d’aider les « petits jeunes » qui ont des chagrins d’amour. Il faut poser des conditions, c’est une évidence.

Mme Claudine Lassen, vice-présidente de l’ADMD : À propos des pratiques clandestines en Hollande, qui sont invoquées régulièrement, je rappelle tout de même que c’est le seul pays à avoir mis en place un observatoire, donc le seul à disposer de chiffres. Cela ne veut pas dire que cela soit le seul où de telles pratiques existent.

Quant à la possibilité de concilier des droits et des précautions, le code de la route me paraît un bon exemple. Il n’évite pas les accidents, mais il protège les plus faibles. Un enfant qui traverse au feu rouge est mieux protégé que s’il passe au feu vert.

En ce qui concerne les limites, M. Leonetti a raison, c’est le vrai problème. Les Néerlandais se posent beaucoup de questions à ce sujet : ils s’interrogent sur le cas des mineurs et des malades mentaux. Pour l’instant, nous nous sommes cantonnés à la loi Leonetti, ce qui élimine tous les autres problèmes. En tant que médecin de l’ADMD, je reçois quinze à vingt appels au secours par mois. Ils émanent toujours de personnes en fin de vie ou de leurs familles. Je commence par leur répondre de faire appliquer la loi et je suis étonnée de constater que dans 80 % des cas, elle n’est pas appliquée.

M. Jean Leonetti : Avant les élections présidentielles, j’étais venu à l’ADMD. Vous m’aviez présenté dix cas, et vous aviez vous-même souligné, monsieur le président, que huit d’entre eux illustraient la non-application de la loi.

Mme Claudine Lassen : Tout à fait. Nos observations corroborent les vôtres. Il reste néanmoins 20 % de demandes de mort authentiques. Les limites dont vous parliez, ce sont les malades qui se les fixent. Les études belges révèlent une distorsion de comportement entre les néerlandophones qui déclarent les cas d’euthanasie à la commission de contrôle et les francophones qui ne les déclarent pas. Curieusement, les sédations terminales pratiquées par les médecins francophones ont connu une augmentation exponentielle.

C’est en cas de sclérose latérale amyotrophique que la demande de mort est la plus prégnante. C’est épouvantable de se paralyser progressivement jusqu’à ne plus pouvoir respirer en gardant toute sa lucidité. L’étude de la commission de contrôle belge révèle en creux que les sédations terminales sont administrées sans donner lieu à déclaration. On ignore dans quelles conditions elles se déroulent. Peut-être le malade n’est-il pas consulté. On n’en sait rien. Cela étant, chez les malades atteints de pathologies neuro-dégénératives très graves qui se développent lentement, en plusieurs années, la demande de mort existe et elle est la même partout. La limite fixée par les patients, c’est, dans 90 % des cas, la capacité à respirer.

M. Jean Leonetti : Nous avons auditionné la famille d’un homme jeune qui est mort d’une sclérose latérale amyotrophique. Sa volonté a fluctué. Il est allé en Belgique, il est rentré. Finalement, il est mort dans une unité de soins palliatifs. La sédation terminale dans les toutes dernières heures n’a que peu d’impact, même si le malade devrait changer d’avis. Le cas est différent quand les malades ont plusieurs années à vivre. L’épouse de cet homme a témoigné qu’il était passé par des phases où il demandait la mort, et d’autres où il réclamait la vie. Il faut distinguer, en cas de maladie grave, la phase terminale et la phase avancée au cours de laquelle le désir de mort alterne avec le désir de vie. Le cas cité l’illustre parfaitement. Que faire dans ces circonstances ?

M. Jean-Luc Romero : Ce qui compte, c’est qu’il ait pu changer d’avis. Claudine Lassen vient de vous le dire, ce ne sont pas des gens qui viennent d’apprendre qu’ils ont un cancer qui font la demande. Les demandeurs arrivent au bout de leur maladie et ils sont épuisés.

Il faut se garder de se méprendre sur le cas hollandais. Parce qu’il y a recensement, on a calculé qu’il y aurait 20 % à 30 % des euthanasies qui ne seraient pas déclarées. Chez nous, c’est 100 % des euthanasies actives. Or elles existent.

M. Gaëtan Gorce : Ma question n’était pas polémique. Elle entendait seulement souligner qu’il ne suffit pas de voter une loi pour régler l’ensemble des questions. Notre meilleure garantie est que la loi ait été mûrement réfléchie, qu’elle soit acceptée par le corps social et intégrée par ceux qui vont la mettre en œuvre.

M. Jean-Luc Romero : Telle est votre intention en invoquant cet argument. Mais il nous est constamment opposé par les détracteurs de l’euthanasie alors que les Pays-Bas sont les seuls à avoir l’honnêteté de publier les chiffres.

M. Jean Leonetti : La tendance est forte de simplifier le débat, y compris en disant que la loi hollandaise est très simple. Les Pays-Bas continuent de s’interroger et, s’il y a là-bas plus de sédations terminales que d’euthanasies actives, cela veut bien dire que la recherche de solutions alternatives se poursuit. Il n’y a pas de vérité au-delà et d’erreur en deçà. Nous ne sommes plus au temps de Pascal.

Quant au consensus, Gaëtan Gorce pointait les limites d’une loi votée dans le consensus, mais qui ne serait pas totalement admise par la société. À quoi bon que les députés soient un peu avancés par rapport au corps médical et au corps social ?

M. Jean-Luc Romero : Le législateur peut être en avance sur son temps.

M. Jean Leonetti : Vous convenez toutefois que la loi est mal connue et mal appliquée ?

M. Jean-Luc Romero : L’État n’a sans doute pas joué son rôle en ne contribuant pas à la faire connaître. Nous avons fait ce que nous pouvions, parce que cette loi résout beaucoup de cas. Mais je ne partage pas du tout votre constat quant à l’absence de consensus dans le pays et le corps médical. Les sondages sont clairs, ce dont attestent tant les questions posées – qui parlent d’euthanasie active – que les résultats, y compris chez les médecins, qui sont 60 % à y être favorables. On n’entend jamais cela dans les médias.

M. Jean Leonetti : La méconnaissance de la loi est telle chez les médecins que certains appliquent la loi en croyant l’enfreindre, tandis que d’autres l’enfreignent en croyant rester dans le cadre légal. Il faut vraiment clarifier les choses, y compris les termes utilisés, pour pouvoir s’entendre. Les mots ont de l’importance. Par exemple, l’euthanasie active pour nous ne veut rien dire ; c’est un pléonasme.

M. Olivier Jardé : La fin de vie fait-elle partie de la vie ?

M. Jean-Luc Romero : Oui, elle fait partie de la vie !

M. Olivier Jardé : La dernière année de la vie coûte excessivement cher à la sécurité sociale. L’euthanasie est-elle pour vous uniquement une liberté ? Ou est-elle accompagnée d’une conséquence économique ?

M. Jean-Luc Romero. J’ai beaucoup de mal à entendre ce genre de discours parce que je le trouve scandaleux. Je suis déjà, en ce qui me concerne, opposé aux franchises médicales car je n’admets pas que les malades payent pour leur santé. Si nous nous battons pour une loi de liberté, c’est pour tout le monde, y compris pour ceux qui veulent mourir le plus tard possible et même, si j’ose dire, pour ceux qui ont envie de souffrir par conviction religieuse. Leur volonté doit être respectée. Les considérations économiques existent. Certains médecins le reconnaissent. Ce n’est pas un mythe. L’argument économique est inacceptable pour l’ADMD qui place, avant toute chose, la volonté de la personne.

M. Jean Leonetti : Ne vous offusquez pas de la question. Elle a été posée par André Comte-Sponville, philosophe pour lequel j’ai beaucoup de respect. Il nous a expliqué que tout ça coûtait très cher et qu’il faudrait y réfléchir. Il faut d’emblée écarter l’élément économique de tout argumentaire sur la fin de vie. Sinon, on ne fait même pas de soins palliatifs et on glisse vers des solutions qui ne sont pas humaines.

M. Michel Vaxès : Nous ne sommes pas ici pour nous convaincre mutuellement. Nous recherchons les solutions les mieux adaptées aux questions que nous nous posons. La seule certitude que j’aurais, c’est notre volonté commune de créer les conditions d’une mort apaisée pour le maximum de gens. Mes interrogations subsistent malgré les auditions qui se succèdent. Il ressort que les personnes qui se déclarent pour l’euthanasie ne mettent vraisemblablement pas les mêmes contenus derrière ce terme, car les positions évoluent quand nous apportons des éléments d’information. Il faut être extrêmement prudent dans les interprétations. Outre la question des limites qui nous préoccupe tous, il semble que la majorité des médecins qui exercent en milieu hospitalier ne connaissent pas la loi et ne l’appliquent pas. Certains même ne veulent pas l’appliquer, comme l’a montré l’audition de la semaine dernière.

Avec pareille méconnaissance, avec une telle résistance, qu’arriverait-il si une autre loi offrait la possibilité à un tiers de répondre à la demande de mort d’un malade ? Je ne vous cacherai pas que cela m’inquiète. À quoi ouvrirait-on la porte ? Comment arrivera-t-on à concilier l’autorisation de l’euthanasie et du suicide assisté avec la clause de conscience des médecins ? C’est un vrai problème. Si des médecins n’acceptent pas la demande du patient, il y aura une rupture d’égalité selon les services, les régions, les mentalités. C’est une question de droit.

En même temps, j’ai cru sentir dans les réponses émouvantes des parents Pierra que, si la loi avait été appliquée, il n’y aurait pas eu de cas Pierra.

M. Jean Leonetti : Le cas Pierra entrait tout à fait dans le cadre de la loi.

M. Michel Vaxès : Doit-on alors ouvrir la porte, ou améliorer l’existant ? Il faut, de part et d’autre, se défendre des raccourcis simplificateurs qui empêchent d’aller au fond. Au fur et à mesure de la réflexion, les solutions examinées soulèvent d’autres questions.

Mme Claudine Lassen : C’est le propre de la démarche scientifique qui fait avancer la connaissance.

M. Michel Vaxès : Autrement dit, il faut essayer d’avancer ensemble au lieu de tenter de se convaincre les uns les autres. Je vais réunir des citoyens ayant des avis opposés car, quand je rencontre des médecins à l’hôpital, ils n’ont pas les positions que vous défendez. Pourtant, ils sont extrêmement généreux.

M. Jean Leonetti : Nous n’avons pas parlé de la Suisse. Sans vouloir vous tendre un piège, j’ai cru relever une contradiction entre l’éloge que vous avez fait de l’association Dignitas et les critiques dont elle était l’objet de la part de certains de vos membres. Quelle est votre position ?

Bien que la demande de mort ne s’éteigne pas dans les services de soins palliatifs, elle y est moins importante. La première égalité ne serait-elle pas d’ouvrir à tous l’accès aux soins palliatifs, avant d’offrir l’euthanasie ailleurs où la demande de mort est plus forte ?

M. Jean-Luc Romero : Si la loi n’est pas connue au bout de trois ans, il ne faut pas s’en étonner. Les pouvoirs publics en sont responsables. Ils n’ont joué leur rôle ni dans la formation des soignants, ni dans l’information du grand public. Nous sommes les seuls à avoir diffusé un document grand public. La situation actuelle ne doit absolument pas être interprétée comme le résultat d’une résistance des médecins, même si certains d’entre eux sont hostiles à la loi. Je vous ai même proposé une clause de conscience pour eux, à législation constante.

Non, la loi ne s’imposera pas à tous. Elle s’appliquera à ceux qui le souhaitent et qui réitéreront leur demande. Je rappelle que les personnes qui ne sont pas en phase terminale devront respecter des délais et rencontrer deux ou trois médecins spécialistes de leur pathologie. Elles auront tous les éléments en main. Quant à la clause de conscience, elle existe déjà pour l’IVG. Même si certaines jeunes femmes ont parfois un peu de mal à trouver un centre, notamment en Île-de-France, la loi est appliquée.

M. Jean Leonetti : Ne faites pas cette comparaison, s’il vous plaît.

M. Jean-Luc Romero : À propos de Dignitas, vous vous référez sans doute à l’article du Nouvel Observateur qui sort les propos de leur contexte. Nous avons demandé un droit de réponse, il nous a été répondu qu’il ne s’appliquait pas en l’espèce. Aujourd’hui, je n’ai aucune raison de douter de l’honnêteté de cette association. Toutes les familles des personnes qu’elle a accompagnées et que nous connaissons ont été tout à fait satisfaites. Les moments qu’elles ont vécus ont été très touchants. Dans ce domaine, nous n’avons entendu aucune critique et nous connaissons beaucoup de monde.

Après ce qui a été dit, nous avons décidé, avec Claudine Lassen, d’aller en Suisse, non pas pour apporter notre soutien, mais pour avoir des informations, à la fois sur le prix demandé – 10 000 francs suisses, soit un peu plus de 6 000 euros – et sur l’utilisation de l’hélium. L’ADMD n’organise pas de charter pour la Suisse.

M. Jean Leonetti : Gilles Antonowicz, qui fait partie de votre association, a parlé de méthodes contestables.

En outre, la législation suisse n’est pas la même que la législation néerlandaise. Elle privilégie le suicide assisté tandis que la législation néerlandaise privilégie l’euthanasie. Pour schématiser, laquelle de ces options a votre préférence ?

M. Jean-Luc Romero : Les législations hollandaise et belge car elles sont positives et complètes, tandis qu’en Suisse, il s’agit d’une interprétation a contrario d’un article du code pénal.

Quant à Dignitas, nous n’en sommes pas des inconditionnels hébétés. Nous avons connu des personnes qui nous en ont dit beaucoup de bien. Cela étant, les questions que nous nous posons, nous allons les poser à M. Minelli.

Mme Claudine Lassen : C’est moi qui ai demandé à Jean-Luc Romero de contacter M. Minelli. Les questions que nous nous posons sont d’ordre financier. J’ai reçu quatre courriers qui s’étonnaient que le règlement soit fait au nom de M. Minelli. J’ai été interloquée parce que les échos que nous avions eus jusque-là étaient bons.

M. Jean Leonetti : Nous nous intéressons surtout à la législation. Comme M. Romero l’a dit, en Suisse, il s’agit d’une législation par défaut qui est excessivement large et qui autorise le suicide assisté en se fondant sur la seule volonté de la personne.

M. Jean-Luc Romero : Ce n’est pas ce que nous voulons.

Nous ne souhaitons pas le développement en priorité des soins palliatifs, d’abord parce que nous doutons qu’ils soient accessibles à tout le monde en quelques années seulement. Nous ne voulons pas les uns ou l’autre, nous voulons les soins palliatifs et l’euthanasie active. Je rappelle que la Belgique et les Pays-Bas, et maintenant le Luxembourg, ont voté en même temps une loi sur les soins palliatifs et une autre légalisant l’euthanasie car elles sont complémentaires. Certes, les demandes de mort sont moindres dans les unités de soins palliatifs, mais il faut préserver le choix du patient.

M. Michel Vaxès : En parlant d’égalité devant la loi, j’avais en tête, non la demande du patient, mais la réponse du médecin qui pourrait refuser.

M. Jean-Luc Romero : En Belgique et en Hollande, il n’y a pas de difficulté.

M. Michel Vaxès : Je suis persuadé du contraire. La loi s’applique à tous, mais des médecins peuvent refuser de l’appliquer. Si l’euthanasie est autorisée, il y aura des inégalités territoriales, entre établissements. Je m’interroge sur la réelle portée d’une telle loi.

M. Jean-Luc Romero : Ma réponse consiste à vous renvoyer aux exemples belges et néerlandais. Vous verrez que les personnes qui réitèrent leur demande d’aide active à mourir sont orientées vers un autre praticien, si le leur refuse de pratiquer un tel acte. Cela ne pose aucun problème.

M. Jean Leonetti : Nous nous sommes rendus en Belgique et les députés belges ont failli en venir aux mains devant nous. Visiblement, le débat n’était pas très apaisé. En Hollande, la situation était plus consensuelle, mais nos homologues nous ont mis en garde contre une transposition pure et simple de leur législation, comme les Belges l’avaient fait. Ils nous ont conseillé de tenir compte du contexte en insistant sur le fait que le vote de la loi avait été précédé d’un débat qui avait duré vingt ans et d’une dépénalisation de fait par le biais des instructions données aux parquets. Pour résumer, la loi était entrée dans les mœurs avant d’avoir été votée. C’est une des raisons pour lesquelles nous avons recherché le consensus, en espérant éviter les conflits entre les pour et les contre, les laïcs et les religieux, les patients et les médecins… et attiser de vieilles querelles. Il s’agit non pas de trouver une solution idéale, qui n’existe pas compte tenu du sujet, mais de faire en sorte que le respect de l’autonomie de la personne et de sa vie soit la préoccupation principale. Vous l’avez dit, le mourant est un vivant, et cette vie mérite de ne pas d’être considérée comme une sous-vie. On n’est pas obligé de chercher le consensus, mais ce serait bien si la société pouvait avancer globalement.

Je ne considère pas que des pays soient en avance sur d’autres. Chacun réfléchit. Je ne pense pas, par exemple, qu’étouffer quelqu’un dans un sac en plastique plein d’hélium soit particulièrement digne. Ce n’est pas forcément la bonne solution alternative à une sédation profonde ou à des soins palliatifs.

Monsieur Romero, je vous remercie du climat dans lequel s’est déroulé cet échange. Nous ne sommes pas forcément d’accord sur tout, mais nous avons constaté que nous l’étions sur plusieurs points. Évitons le débat caricatural qui monte les uns contre les autres. Je comprends Michel Vaxès qui voudrait confronter des gens sincères, mais la sincérité ne doit pas empêcher de reconnaître les divergences, ni la part de vérité de l’autre. Nous nous sommes toujours méfiés de ceux qui savaient, et nous respectons toujours ceux qui s’interrogent.

M. Jean-Luc Romero : Un mot de conclusion pour dire que nous nous réjouirions d’un consensus. Je vous rappelle qu’au moment du PACS, des hommes et des femmes ont été humiliés par certains parlementaires. Pourtant, des vies étaient en jeu. La loi n’a pas été votée dans le consensus. Aujourd'hui, il existe. Rechercher le consensus est tout à votre honneur, mais ce n’est pas un but en soi. Il faut parfois savoir prendre ses responsabilités.

M. Jean Leonetti : La conviction n’est pas opposée à la modération. Au contraire.

M. Jean-Luc Romero : Le président Sarkozy devrait annoncer dans les jours qui viennent un plan en faveur des soins palliatifs. J’espère que ce n’est pas la conclusion définitive de vos travaux. Ce serait dommage. Il aurait peut-être fallu attendre quelques semaines de plus, que vous acheviez votre travail.

M. Jean Leonetti : Nous appelons tous ce plan de nos vœux. Vous avez vous-même souligné qu’il ne fallait pas confondre les problèmes. Nos travaux se poursuivent et il n’y a aucune contradiction avec l’annonce par le président de la République d’un plan 2008-2012 pour les soins palliatifs. Nous nous réjouissons tous qu’il arrive enfin. Je vous remercie.

Audition de Mme Laure Marmilloud,
infirmière dans une unité de soins palliatifs



(Procès-verbal de la séance du 4 juin 2008)

Présidence de M. Jean Leonetti, rapporteur

M. Jean Leonetti : Nous avons le plaisir d’accueillir Mme Laure Marmilloud, infirmière en soins palliatifs.

Nous privilégions, dans cette deuxième phase d’auditions, le témoignage des acteurs de terrain, pour évaluer le plus précisément possible l’application de la loi du 22 avril 2005 sur les droits des malades en fin de vie.

Vous êtes infirmière depuis huit ans dans une unité de soins palliatifs, à l’hôpital des Charmettes, à Lyon. Parallèlement, vous enseignez dans un module consacré à l’éthique dans un institut de formation aux soins infirmiers. Vous avez également écrit un livre, Soigner, un choix d’humanité. Votre triple expérience de soignante, d’enseignante et d’éthicienne et les allers-retours permanents entre la pratique et la théorie que vous êtes conduite ainsi à faire nous sont très utiles.

Mme Laure Marmilloud : Merci de m’avoir invitée. J’aimerais tout d’abord relever les apports de la loi Leonetti, en abordant, par exemple, la question de l’arrêt de l’alimentation parentérale, considérée comme un traitement, quand elle ne se justifie plus ou provoque des effets secondaires chez les personnes vulnérables. Comment l’accompagner, compte tenu de la symbolique de l’alimentation ?

La loi permet d’encadrer l’attitude d’un « laisser mourir », dans une démarche de soins adaptés et de respect de la volonté des patients, tout en maintenant l’interdit fondamental de tuer autrui. Les professionnels de santé ont besoin de garde-fous, de repères, d’interdits dont la loi aide à dire qu’ils ne se relativisent pas.

Cette loi permet encore de clarifier l’usage des médicaments à double effet, et aide à prendre la décision du « moins mal ». Il ne s’agit plus en effet de décider entre le bien et le mal ; on est dans une éthique, en situation. La loi encourage à mieux s’emparer de ce principe directeur dans les décisions délicates, encouragement qui ouvre sur le jugement pratique, mais qui ne le remplace pas. D’ailleurs, l’usage du double effet est souvent attaché à la critique d’une hypocrisie. Cette critique est souvent malheureuse car elle tient pour peu de chose la réalité vécue d’une responsabilité morale, de l’intention mais aussi de l’action. Au-delà du légalement permis ou défendu, nous sommes des êtres conscients qui assumons notre responsabilité. Cette problématique renvoie à la formation des professionnels de santé. Ainsi, la décision d’une sédation terminale dans des situations devenues ingérables n’est pas anodine. Il est important de bien nommer ce que nous sommes en train de faire, pas seulement en tant qu’instrument humain qui pousse la seringue, mais aussi comme sujet moral et membre d’une équipe de soins.

Cette critique d’hypocrisie a toutefois le mérite de nous indiquer la voie dans laquelle il faut progresser. Même en soins palliatifs, où nous essayons d’avoir une culture de parole, des situations particulièrement difficiles nous mettent à mal et nécessitent de prendre le temps de bien se comprendre sur le but recherché. J’imagine alors les difficultés que doivent rencontrer les équipes lorsque la prescription n’est pas assez lisible et que la parole manque !

Des efforts ont été accomplis, mais l’on peut encore s’interroger sur des situations où les prescriptions sont peu rationnelles, où la parole manque. Ce ne sont pas forcément des cas d’euthanasie déguisée, mais des situations trop floues. Pourquoi prescrire de la morphine au pousse-seringue à une personne âgée qui ne va pas bien ? S’agit-il réellement d’un problème de douleur ? Comment l’avons-nous évaluée ? Comment avons-nous mesuré le bénéfice escompté après l’injection de la morphine ? L’usage de la morphine n’est pas toujours très rationnel dans un contexte de fin de vie, par manque de lisibilité. Ces pratiques non suffisamment suivies ou évaluées contribuent à maintenir la confusion, et ce n’est sain pour personne.

Les bonnes pratiques sont affaires de prescription, mais surtout d’accompagnement. Il ne suffit pas de comprendre la loi Leonetti comme une autorisation à décélérer rapidement une prise en charge jusqu’alors active, voire très active, sans aucune forme d’accompagnement de la famille. Je citerai ainsi l’exemple d’un entretien en réanimation, où étaient annoncés en même temps à la famille la gravité de l’état du proche, le diagnostic d’un coma végétatif chronique, avec 5 % de chances que le malade se réveille, et la proposition d’extuber. Ce qui dysfonctionne, c’est la brutalité. Peut-être qu’à un moment donné, la question – extuber ou pas – se serait posée, mais en l’espèce, tout s’est dit dans le même temps d’entretien. Qu’entend la famille ? Que le malade a 5 % de chances de se réveiller.

S’interroger sur les bonnes pratiques en fin de vie soulève aussi le problème de la prise en charge de la souffrance, laquelle n’est pas seulement une affaire de bonne gestion ou de bon dosage des antalgiques. Il est évident qu’il faut prendre en compte la détresse morale mais de là à penser que la souffrance doit être évitée à tout prix, il y a une déviance qui pose question comme si, après l’hôpital sans douleur, nous voulions un hôpital sans souffrance. Faudrait-il donc que tout aille vite et bien à partir du moment où il n’y a plus rien à faire ? Le couplage de la morphine et d’un anesthésiant a tendance à devenir ordinaire, voire systématique, pour que le malade « parte tranquille ». Qui tranquillisons-nous ? Nous ne sommes pas à l’aise avec la fragilité, la faiblesse, la mort, peut-être encore moins aujourd’hui qu’hier mais que faisons-nous collectivement, comment nous organisons-nous, que demandons-nous aux professionnels de santé ? Faut-il que les mêmes fassent le pari du soigner, du prendre soin et tuent ?

Ce n’est pas seulement une question technique. Il s’agit de voir comment arracher à la mort ce qu’elle a d’humanisant.

À mon sens, nous devons continuer à améliorer et diffuser les bonnes pratiques en matière de fin de vie, dans le cadre de la loi.

C’est vrai, la loi est mal connue. Il faut la faire mieux connaître et à l’occasion réparer le défaut de parole chez les professionnels de santé par rapport aux fins de vie. Mettre de la parole, c’est mettre de la pensée, de la réflexion, de la distance par rapport à la charge émotionnelle et subjective. Il n’est en effet pas évident, dans des services où l’on s’est battu contre le cancer, de se décider, quand tout est perdu, à penser autrement pour affronter un autre temps.

C’est parce que l’on peut parler que l’on peut ensuite chercher à se former. Un groupe de travail a ainsi mis en place une initiative intéressante aux Hospices civils de Lyon pour diffuser et vulgariser la loi auprès des professionnels. Les équipes mobiles de soins palliatifs jouent un rôle éminemment important dans ce contexte. Dès lors qu’elles peuvent accompagner, au sens de « marcher avec », et non arriver en donneuses de leçons, leur influence en termes de formation est réelle et les progrès dans les services sont significatifs. Il est essentiel pour des équipes de pouvoir faire signe à d’autres lorsqu’elles sont dépassées par une situation, de ne pas se sentir complètement seules – je pense notamment à la solitude des médecins face à la responsabilité de la prescription, en particulier des médecins libéraux – mais cela suppose d’être convaincu que demander de l’aide n’est pas disqualifiant, ce qui n’est pas gagné.

Nous avons presque le sentiment que la médecine palliative souffre d’un manque d’autorité dans le champ médical et peut-être dépend-il des professionnels des soins palliatifs de redresser la barre. Ne faudrait-il pas davantage de publications ou d’études qui entrent dans le cadre d’une démarche scientifique ? Des efforts pour diffuser des expertises et faire de la pédagogie sont également nécessaires auprès des infirmiers.

J’aimerais à présent vous expliquer ce que soigner dans un service de soins palliatifs me donne à appréhender. Les personnes rencontrées et soignées dans ce contexte sont d’abord des personnes en désir de vivre, qui ont bien du mal à se résoudre à mourir et qui ont besoin d’être rassurées sur les conditions de leur fin de vie. Elles demandent à ne pas avoir mal, elles ont peur de souffrir, d’être abandonnées, elles s’affrontent à l’épreuve de la dépendance, elles luttent avec elles-mêmes entre refus et acceptation de l’inéluctable, elles sont en quête d’apaisement, de consolation, de lien, elles ont besoin de calme, mais aussi de vie, de lenteur, de douceur, d’attentions. Et s’il y a bien quelque chose qui laisse démuni, c’est la souffrance, souvent extrêmement complexe, multipolaire, impartageable, même si elle appelle une présence, une écoute.

La vulnérabilité de ces personnes impose chez les soignants un engagement professionnel et humain important. Les soins palliatifs ne sont pas une technique parmi d’autres. La guérison est un symbole magnifique pour nos sociétés et il est tout à fait justifié d’investir en moyens financiers, humains pour que la vie soit victorieuse sur la mort. Nous pouvons nous nourrir collectivement de ce signe-là qui nous rend plus forts. Prendre soin n’est pas exactement le même symbole, mais nous avons humainement besoin des deux. Peut-être est-ce un symbole de résistance par rapport à la tentation de situer la vérité de l’humain du côté de la performance ou de la toute grande autonomie. Oui, nous cherchons à être autonomes, mais nous dépendons aussi les uns des autres, nous avons besoin de faire confiance aux autres, de nous remettre entre les mains d’autrui. La toute grande autonomie est un leurre.

Devons-nous continuer à confier à la médecine le « prendre soin » comme symbole collectif ? Je ferai le lien avec le système actuel d’évaluation de l’activité hospitalière par la tarification à l’activité qui privilégie la comptabilisation d’actes techniques relatifs à l’activité de diagnostic et de traitement, relatifs au guérir. Quelles sont alors les missions de l’hôpital public ?

Pour ce qui est du désir de mort, très souvent les personnes soignées disent n’en plus pouvoir et demandent à ce que l’on fasse quelque chose : « Je voudrais dormir pour toujours ; donnez-moi le bouillon de onze heures ; faites-moi la piqûre et qu’on en parle plus… ». Chacun, suivant son âge, sa culture, a ses représentations et exprime son désir de mort. Il est capital de pouvoir l’entendre. L’écoute, ce n’est pas magique. Ce n’est pas parce que l’on va pouvoir entendre cette demande qu’elle va s’envoler mais il s’est passé quelque chose : on a pu en parler, aborder la peur, le caractère irreprésentable de la mort dont la pensée nous accompagne tous et, à certaines heures, obsède.

Enfin, c’est parfois à se demander si la demande de mort ne vient pas secrètement chercher la réponse négative que nous ne ferons pas de geste euthanasique. L’on ne peut tenir pour nulle cette peur d’être euthanasié, surtout chez les personnes âgées, particulièrement sensibles à ce que disent les médias et qui craignent de devenir un poids et ne plus rien valoir. La vie n’est pas une valeur marchande. Il est en revanche important d’assurer à ces personnes qu’elles pourront être endormies, par exemple lorsqu’il y a un risque de détresse respiratoire majeure.

Quand je pense aux demandes d’euthanasie, ce ne sont pas tant celles des patients qui me viennent à l’esprit que celles des familles, qui interviennent souvent lorsque le patient est en état d’inconscience ou d’incommunicabilité depuis un certain temps. Dans un monde où tout va vite, la durée met à l’épreuve. Comment habiter ce temps qui dure ? Certains lui trouvent un sens, s’organisent, supportent, quand d’autres ont le sentiment de subir, et peuvent être dans une demande agressive, voire acharnée, « c’est insupportable, vous le faites souffrir », avec une projection de la souffrance.

M. Jean Leonetti : Je vous remercie de ce témoignage très riche.

Je voudrais revenir sur le « laisser mourir » et l’arrêt de l’alimentation, souvent caricaturé comme un abandon ou entendu comme laisser mourir de faim ou de soif. Comment faut-il accompagner le renoncement de guérir mais la poursuite des soins ?

Par ailleurs, selon le rapport MAHO (Mort à l’hôpital) sur les pratiques médicales, les malades ne seraient pas assez soulagés – en témoigne le fait qu’ils ne prennent pas d’antalgique ni de morphine. Au contraire, vous venez d’appeler à un discernement nécessaire dans l’administration de la morphine. S’agissant de la sédation profonde terminale – et je force volontairement les termes de ma question – ne vaut-il pas mieux standardiser les situations dans lesquelles on calmerait peut-être abusivement les patients plutôt que de laisser des personnes mourir en souffrant ?

Enfin, vous avez bien décrit l’impatience que le temps de l’agonie pouvait faire naître dans l’entourage beaucoup plus que chez le malade, leurs difficultés à habiter ce temps d’autant plus que la décision qui en donne le départ est médicale. Une fin de vie qui se déroule et suit son cours peut être acceptée dans la longueur de sa fin mais lorsque l’on explique à des proches que l’on va extuber, arrêter des traitements qui maintiennent artificiellement en vie, l’attente s’ajoute à la souffrance. Avez-vous des difficultés pour habiter ce temps, dont on peut se demander s’il est utile de le prolonger ?

Mme Laure Marmilloud : Ces situations sont beaucoup plus courantes en réanimation qu’en soins palliatifs. Nous accueillons des personnes déjà fragilisées, il n’y a pas vraiment de rupture.

M. Jean Leonetti : Mais vous pouvez, par exemple, être amenée à retirer une sonde gastrique jugée inutile et pénalisante pour le malade. Laisser une maladie suivre son cours et voir la vie s’estomper naturellement n’est pas perçu de la même façon qu’assister à ce qui se passe après une décision d’arrêt de traitement ; l’intervalle de temps entre cette décision – « on lui a retiré ce qui le faisait vivre » – et la survenue de la mort peut apparaître à l’entourage comme inutile s’il dépasse une certaine longueur. Comment ce temps est-il abordé ?

Mme Laure Marmilloud : S’agissant de l’alimentation, il est rare que nous proposions une alimentation parentérale aux personnes qui ne peuvent plus s’alimenter par la bouche. Ces personnes ne meurent pas pour autant de faim, car il arrive un moment où les calories qui seraient artificiellement apportées sont « mangées » par le cancer. En revanche, les familles nous reprochent parfois de ne pas nourrir leur proche. Ces questions légitimes sont pour nous l’occasion d’expliquer notre position – la personne ne prendra peut-être plus de repas matin, midi et soir, mais pourra avoir envie de certains aliments. Nous nous fondons alors davantage sur le plaisir, car l’alimentation crée aussi du lien. Beaucoup de proches s’organisent pour être présents au moment des repas, aider à les prendre. Nous réfléchissons à la manière de donner symboliquement à la vie contenue dans l’alimentation d’autres moyens d’expression.

Il est très rare que des personnes en fin de vie se plaignent d’avoir faim mais elles peuvent avoir la bouche sèche, auquel cas elles sont hydratées. Il arrive cependant que cette hydratation doive être arrêtée lorsque l’eau pénètre dans les poumons et provoque un encombrement pulmonaire. Les prescriptions sont adaptées à chaque personne. Des moyens alternatifs peuvent être aussi proposés comme brumiser une bouche sèche.

M. Jean Leonetti : Dans un monde où beaucoup plus de malades meurent en souffrant que d’abus de thérapeutique comme l’hypnovel ou la morphine, ne vaut-il pas mieux prôner leur usage pour ne pas se trouver en deçà de la demande ?

Mme Laure Marmilloud : Nous sommes dans une culture de protocole.

M. Jean Leonetti : Pensez-vous qu’il serait dangereux de diffuser l’idée que le malade ne doit pas souffrir en mourant et qu’en cas de souffrance, mieux vaut utiliser un protocole particulier plutôt que d’en priver les malades qui ne sont pas dans des structures spécialisées ?

Mme Laure Marmilloud : Qu’entend-on par souffrir ? Nous savons calmer la douleur physique mais la morphine, qui est un antalgique, ne doit être administrée qu’après avoir évalué la douleur. Il faut travailler correctement pour mieux utiliser la morphine, notamment dans des situations où elle l’est encore insuffisamment. La morphine est en effet souvent considérée comme un médicament dangereux, le médicament de la fin, alors que ce n’est pas le cas.

M. Jean Leonetti : Voulez-vous dire qu’un protocole « fin de vie » pourrait priver des personnes qui ne sont pas en fin de vie de la morphine ?

Mme Laure Marmilloud : Je ne suis pas certaine que la morphine doive être utilisée systématiquement en fin de vie.

M. Jean Leonetti : Vous dites que la famille réclame souvent que la fin arrive vite, une fois le diagnostic et le pronostic posés. Comment, justement, résister à cette demande ? Comment habiter ce temps qui dure et qui peut paraître inutile à la famille ?

Mme Laure Marmilloud : Ce temps qui dure, tout de même, ne s’éternise pas plusieurs semaines. Les soignants doivent développer une certaine créativité pour proposer des solutions à la famille, comme assister à un moment de toilette, nettoyer un visage, masser une main. Il faut aider les proches à trouver une forme de présence.

Dans certains services, le soignant fait sortir la famille quand il entre dans la chambre, sans que cela ne se justifie particulièrement. Les soignants doivent faire preuve de souplesse et ne pas être figés dans un protocole.

M. Jean Leonetti : Le corps médical, le corps soignant, est-il formé à s’adapter ?

Mme Laure Marmilloud : Là est toute la difficulté car la formation n’est pas seule en jeu, le contexte est également important. Du fait de la situation financière des établissements, il faut rationaliser, rentabiliser. C’est vrai, le temps ne fait pas tout mais il est tout de même nécessaire.

M. Olivier Jardé : Je vous remercie pour votre exposé. Il doit être très éprouvant d’être infirmière en soins palliatifs : combien de temps, en moyenne, un soignant y reste-t-il ? Combien de temps un patient reste-t-il en moyenne dans votre service ? Comment se forment les soignants ? Existe-t-il des protocoles ?

Mme Laure Marmilloud : Les personnes qui travaillent en soins palliatifs sont souvent très engagées humainement et restent un certain temps en ces lieux, en moyenne trois ou quatre ans. En revanche, beaucoup de soignants ne travaillent pas à temps plein, comme c’est mon cas. J’ai éprouvé à un moment donné le besoin de me former sur des questions fondamentales. J’ai étudié la philosophie. Le savoir médical ne suffit pas en soins palliatifs, il faut l’enrichir de sciences humaines, de sagesse. La médecine se situe entre science et existence.

S’il est très bien d’introduire des cours d’économie de la santé dans les études de médecine, il est dommage de revoir à la baisse la philosophie et l’éthique.

M. Olivier Jardé : Ce n’est pas le cas de toutes les facultés.

Mme Laure Marmilloud : En tout cas, la tendance n’est pas à l’élargissement des sources de connaissance, de réflexion.

S’agissant des malades, nous sommes un service de court séjour et les malades ont vocation à rester trois semaines, pas plus. La tarification à l’activité nous incite à multiplier les séjours de quinze à vingt jours car le séjour coûte environ 8 800 euros au bout de trois semaines. Si la personne a le malheur de rester moins de deux nuits, le coût du séjour tombe à moins de 1 000 euros. Nous n’avons pas économiquement intérêt à accueillir des personnes qui auraient souhaité rester chez elles le plus longtemps possible pour revenir mourir en soins palliatifs. Or, il est très important pour nous de maintenir une personne à domicile tout en lui assurant que nous la reprendrons dès que nécessaire.

Au-delà de ces trois semaines, le séjour coûte environ 400 euros la journée. Nous sommes donc incités à multiplier les entrées, ce qui fatigue les équipes.

M. Jean Leonetti : La tarification à l’activité est un outil et non un objectif. Personne ne gère le temps de manière à obtenir des moyens supplémentaires.

Mme Laure Marmilloud : Certes mais le langage économique a fait son apparition dans les salles de soin. Les médecins sont acculés. Il n’est pas évident de soigner tout en se préoccupant de la durée moyenne de séjour par mois.

M. Jean Leonetti : Les comportements médicaux sont-ils influencés ? L’économique pourrait-il prendre, dans les actes, la place de l’éthique ?

Mme Laure Marmilloud : Là est la responsabilité du légal. Les médecins, sans contourner la loi, trouvent parfois des astuces. Ainsi, l’on peut demander à d’autres services d’accueillir un certain temps des personnes dont le séjour se prolonge, avant de les reprendre, pour que la durée moyenne de séjour n’explose pas. Heureusement, les médecins négocient avec les contraintes économiques mais ne se laissent pas influencer. L’on peut cependant craindre que derrière la dépénalisation de l’euthanasie ne se cache un contexte économique qui facilite les déviances.

M. Michel Vaxès : Il est important de conserver une relation avec le malade, pour maintenir la vie, mais cette relation ne pourra exister que si le malade ne souffre pas trop. Or, pour calmer la douleur, vous êtes parfois amenée à administrer des produits qui peuvent aller à l’encontre du maintien de la relation. Il faut trouver le bon équilibre.

Mme Laure Marmilloud : L’objectif prioritaire est bien de calmer la douleur, sinon la relation est impossible.

M. Michel Vaxès : Selon certains médecins, la sédation ne garantit pas l’absence de souffrance. Qu’en pensez-vous ?

Mme Laure Marmilloud : Là encore, qu’entendons-nous par souffrance ? Il faut administrer des antalgiques à une personne qui souffre et non pas des calmants, comme l’hypnovel, qui resteront sans effet. C’est vrai que nous pouvons en arriver à des mélanges qui vont produire un double effet…

En cas de détresse morale, couplée parfois avec une maladie psychiatrique, on peut aussi faire dormir la personne pour l’apaiser. Mais des patients auxquels on administre des doses très importantes parfois résistent. Chaque situation est singulière.

Nous avons une représentation de la mort douce, presque esthétique, où tout se passe bien. Ce n’est pas si simple. A-t-on le droit de dire que mourir reste une épreuve ?

M. Jean Leonetti : Il y a la mort virtuelle, devant un lac canadien, et la mort réelle qui n’est jamais aussi apaisée qu’on le souhaiterait.

Mme Laure Marmilloud : Que vise-t-on quand on « tranquillise » ? A-t-on encore la liberté de gémir, de pousser un cri ?

M. Jean Leonetti : Nous avons souvent privilégié le malade, en particulier dans la loi d’avril 2005, laissant quelque peu de côté l’entourage : ne doit-on pas également prendre en compte sa souffrance, son épuisement, même quand le malade a été apaisé ? Nous avons reçu la famille du jeune Pierra, dont l’agonie a duré plusieurs jours, dans des conditions très éprouvantes pour la famille.

Mme Laure Marmilloud : Sans doute aurait-il fallu agir autrement pour que ce jeune homme ne parte pas dans de telles conditions, mais de là à vouloir que la personne meure avec le sourire aux lèvres, il y a une différence.

M. Jean Leonetti : Nous vous remercions, Madame, pour la qualité remarquable de votre intervention. Pour votre information, mes chers collègues, j’ai saisi le président du Comité consultatif national d’éthique sur son appréciation de l’adaptation de la tarification à l’activité dans les soins hospitaliers. Condamner l’acharnement thérapeutique et lier directement, comme cela pourrait le devenir, la tarification à des actes est contradictoire. La médecine est bien autre chose que des actes médicaux et techniques.

Audition de proches d’un patient décédé

d’une sclérose latérale amyotrophique (SLA)


(Procès-verbal de la séance du
11 juin 2008)

Présidence de M. Jean Leonetti, rapporteur

M. Jean Leonetti : Je vous remercie tout particulièrement, madame, messieurs, de nous apporter un témoignage personnel qui ne peut qu’être une épreuve après ce que vous avez vécu. Votre histoire vous appartient, mais elle peut alimenter la réflexion de la mission d’évaluation créée à l’initiative de la Conférence des présidents et du Premier ministre, et lui permettre de mieux évaluer la loi relative aux droits des malades et à la fin de vie.

Pendant quatre ans, votre époux et père a été atteint d’une sclérose latérale amyotrophique, ou maladie de Charcot. Il s’agit d’une atteinte neurologique qui laisse intacte la capacité intellectuelle, mais qui affaiblit l’organisme au point de provoquer sa paralysie presque totale. Votre époux et père est décédé l’an dernier à l’âge de quarante-sept ans au centre Saint-Thomas-de-Villeneuve dans les Bouches-du-Rhône. Il a séjourné trois jours au centre hospitalier d’Aix-en-Provence, qui, tout comme le CHU de la Pitié-Salpêtrière à Paris ou le centre hospitalier de Saint-Quentin dans l’Aisne, fait l’objet d’une étude de l’Association pour la recherche et la promotion de l’oncologie. Cette étude, financée par la direction générale de la santé, vise à définir « les besoins, ressources et perspectives en matière d’aide aux proches de personnes malades en soins palliatifs ».

Il nous a paru utile d’entendre votre témoignage et votre parcours dans cet accompagnement. Je précise que votre anonymat sera respecté.

L’épouse de Philippe : J’ai accepté de témoigner devant vous pour vous exposer les difficultés rencontrées quand un homme « accepte » sa maladie pour s’accrocher à la vie. Mais la maladie le rattrape et il se heurte à un mur quand il s’agit de trouver une structure qui accepte d’accueillir, même momentanément, un patient lourdement atteint.

Mon mari voulait continuer à voir grandir ses enfants, qui avaient quatorze et seize ans à l’époque. Philippe était un homme réservé, indépendant. Coureur de marathon, il aimait se surpasser, se prouver qu’il pouvait y arriver. Ses amis disaient qu’il avait des mains en or. Le bricolage le passionnait. C’était non pas un intellectuel, mais un manuel. Il était ouvrier d’entretien dans une maison de retraite médicalisée. La maladie l’a rapidement privé de tout ce qui le passionnait.

La maladie a commencé fin 2002 par des fasciculations dans les membres. La SLA a été diagnostiquée le 14 mars 2003. Nous n’avions jamais entendu parler de cette maladie. Nous avons été assommés. Deux questions se sont imposées à nous : combien de temps ? Les enfants risquent-ils quelque chose ? Le médecin était mal à l’aise. Il est resté évasif en déclarant que l’espérance de vie était entre six et vingt ans. Philippe est resté silencieux pendant plusieurs heures, puis a déclaré que ce serait vingt ans. On s’est aperçu après que ce ne serait pas du tout le cas. Il disait souvent : « Je ne suis pas malade, j’ai une maladie ».

À partir de ce jour-là, nous avons essayé de vivre le plus normalement possible. Nous n’avons pas dit la vérité aux enfants, nous sommes restés très vagues. Nous ne sommes pas allés sur Internet pour nous renseigner. Nous n’en éprouvions pas le besoin. Jour après jour, nous avons tenté de nous adapter aux changements physiques que subissait Philippe. Un an après le diagnostic, il tombait régulièrement. Il a décidé seul quand il arrêterait de travailler. C’était important pour lui. Sa voix changeait d’intonation. De mois en mois, il perdait un peu plus de sa motricité.

Deux ans et demi après, il était paralysé et muet. Il communiquait avec un ordinateur. Il grattait une pastille pour sélectionner les lettres qui défilaient. C’est une maladie qui vous prive de tout, sauf de la conscience de tout perdre.

À aucun moment il n’a demandé plus de précisions sur sa maladie. Il avait accepté de participer à un essai thérapeutique en phase 2. Puis le protocole a été stoppé au bout d’un an. Il passait ses journées dans son fauteuil devant la télé. L’ordinateur lui servait, au départ, pour nous indiquer comment améliorer son quotidien. Mais, très vite, il s’en est désintéressé. Nous communiquions avec les yeux. Parfois, son regard trahissait qu’il se posait des questions sur sa vie. Tout ce qu’il aimait – le sport, le bricolage – lui avait été enlevé et il restait assis devant la télé, incapable de bouger, même de changer de chaîne. Presque deux ans se sont écoulés selon la même routine : un infirmier venait le matin pour le lever ; le reste de la journée, nous nous en occupions avec mes enfants et une auxiliaire de vie pour assurer les repas, la douche, le coucher. Les nuits, il fallait se lever plusieurs fois, pour le changer de position.

Lors de nos visites tous les trois mois à l’hôpital de la Timone, où il était suivi, les médecins nous conseillaient d’ajouter des appareillages. À chaque fois, Philippe réagissait mal. Il commençait par refuser, puis il réfléchissait et finissait par accepter. Il s’était résigné au masque pendant la nuit, pour garder la tonicité des muscles respiratoires. Par contre, quand on lui a parlé de gastrostomie, il a refusé tout net. À chaque visite, il revenait déprimé. Quand le médecin m’a parlé de trachéotomie, j’ai refusé qu’on lui en parle directement : c’était trop tôt. Philippe respirait correctement et mangeait de la nourriture mixée. Il arrivait à faire un repas complet. Je savais que cette démarche l’anéantirait.

Début décembre 2006, tout s’est précipité. Nous avons entamé le parcours du combattant. Les fausses routes étaient nombreuses, il mangeait de moins en moins. Mon médecin m’a parlé du port-à-cath pour l’alimenter. Je le trouvais très faible, il avait de la température. J’ai voulu précipiter les choses et le faire hospitaliser à la Timone. On m’a répondu qu’il n’y avait pas de place. Il commençait à être encombré au niveau pulmonaire. J’ai téléphoné alors à l’hôpital d’Aix-en-Provence qui m’a dit que ce n’était pas son patient, et qu’il valait mieux que je m’adresse à la Timone. Tout le monde se renvoyait la balle et je ne savais plus quoi faire. J’ai appelé une ambulance et je l’ai emmené aux urgences car il n’était vraiment pas bien. Je les ai mis au pied du mur, pour qu’ils soient obligés de s’en occuper.

M. Michel Vaxès : Dans quel service ?

L’épouse de Philippe : En neurologie.

Dès que vous parlez de SLA, les soignants se crispent. On a l’impression qu’ils connaissent mal la maladie et qu’ils avancent à tâtons. Ils l’ont intubé. Le lendemain, ils lui ont mis le port-à-cath. C’était le point positif. Au bout de trois jours, aucun médecin n’était passé. Il n’avait reçu aucune alimentation, aucun médicament, aucun soin, aucune perfusion. Il s’encombrait de plus en plus. Je craquais. Philippe m’a demandé à partir en soins palliatifs dans le centre où il travaillait. Le lendemain, il y était. Normalement, ce centre est réservé aux personnes âgées, mais ils ont fait une exception pour lui. Malheureusement, son état ne s’était pas amélioré et, après une semaine de soins, il s’étouffait. Les médecins sont venus le voir et lui ont annoncé qu’il fallait pratiquer une trachéotomie. C’était un coup dur, mais il souffrait beaucoup. Il a donné son accord.

Il est resté trois semaines en réanimation. Quand je l’ai vu avec ce tuyau dans la gorge, j’ai serré les dents car il guettait ma réaction. Ce séjour a été le plus éprouvant de toute sa maladie : il restait seul toute la journée à regarder un écran sur lequel des courbes défilaient. Chaque fois que je venais le voir, soit une heure par jour car il n’y avait pas de dérogation, je répétais aux soignants qu’il avait toute sa tête et qu’il fallait lui parler pour lui demander s’il était bien installé. Mais tout est impersonnel. Ils ont du travail à faire et ils oublient l’être humain. Il a passé Noël et le Jour de l’An seul. Il n’avait jamais quitté la maison. J’étais en contact avec le réseau SLA de la Timone qui m’a conseillé d’apprendre à aspirer dans la trachéo, car mon but était de ramener Philippe à la maison. Les infirmières ont accepté. Je savais que les soins palliatifs de Saint-Thomas le reprendraient après la réanimation, pour assurer une transition qui était nécessaire, pour lui comme pour nous. Il fallait s’habituer à la nouvelle situation avant qu’il retourne à la maison. C’était trop lourd. Il est resté un mois en soins palliatifs : je dormais là-bas et j’apprenais en regardant les infirmières s’occuper de lui. Jour après jour, nous essayions d’accepter ce terrible appareil. Parfois, Philippe arrivait à respirer quelques heures sans être branché. Cela le rassurait parce qu’il avait toujours peur que les tuyaux se décrochent et qu’il s’étouffe. On lui a montré que, même si cela arrivait, il arriverait à se suffire à lui-même. Le service de Saint-Thomas faisait beaucoup d’efforts pour nous ; il n’avait pas l’habitude des patients appareillés comme mon mari. Il prenait en charge des personnes âgées en fin de vie. Nous, nous espérions que sa vie se prolongerait.

J’avais peur parfois de ne pas y arriver. Aussi me suis-je renseignée sur des endroits où j’aurais pu, si le besoin s’en était fait sentir, confier Philippe pour marquer une pause. Surprise ! Même les centres spécialisés refusaient quand ils apprenaient de quoi mon mari souffrait. Une SLA avec trachéotomie, c’était trop lourd. À ce moment-là, je me suis sentie vraiment seule. Si les soins palliatifs de Saint-Thomas ne l’avaient pas accepté, je ne sais pas comment nous aurions fait. Philippe appréhendait le retour à la maison. Il s’inquiétait, il était vraiment abattu. Nous communiquions avec un abécédaire. Il clignait des yeux sur les lettres choisies. Un jour, il m’a dit : « A quoi ça sert de continuer à vivre ? ».

Nous étions de retour à la maison la première semaine de février 2007. Le premier jour, l’angoisse était terrible : nouvelle équipe d’infirmiers, machines supplémentaires, des cartons de médicaments partout et notre malade très angoissé. Tout le mois de février a été très dur. Je voyais que Philippe renonçait. On lui avait enlevé le peu d’autonomie qui lui restait. L’étincelle qu’il avait dans les yeux s’était éteinte. Début mars, son état s’est aggravé.

J’ai eu du mal à trouver un médecin qui sache traiter la maladie. Je ne trouvais jamais les médicaments prescrits, j’étais renvoyée de pharmacie en pharmacie. On changeait les médicaments ; le médecin envoyait des fax aux pharmacies qui n’avaient jamais le bon médicament. Pendant ce temps, l’état de mon mari s’aggravait parce que l’on n’arrivait pas à trouver quelqu’un capable de dire ce qu’il lui fallait. Au fur et à mesure, ses intestins se sont bloqués et, un jour, mon fils m’a téléphoné au travail pour me prévenir que son père n’allait vraiment pas bien. On venait de lui injecter un médicament et il avait perdu connaissance. Quand je suis rentrée, il était blafard. J’ai pris peur et j’ai couru à Saint-Thomas voir le médecin. Il était absent. Je lui ai téléphoné et il m’a dit qu’il passerait le lendemain. Toute la nuit, j’ai veillé mon mari. J’ai appelé le médecin qui ne s’occupait que de la trachéo. Il est venu, mais il n’y avait pas grand-chose à faire. Mon mari était faible. Le lendemain, il a été hospitalisé en soins palliatifs. Il était presque inconscient. Enfin, il était pris en charge.

Mais, dans l’après-midi, il a décompensé et on m’a avertie qu’il allait partir. Nous étions tellement acharnés à lutter contre la maladie qu’on n’a pas compris ce qui arrivait. Cela a été un choc. Les enfants l’ont appelé et lui ont demandé de rester. Il est revenu pendant une semaine. Deux jours, il est resté conscient ; puis, doucement, il est parti. Il n’y a pas eu d’acharnement thérapeutique. Mon mari nous a quittés sereinement. Nous avions eu le temps d’accepter son départ. C’était le 14 mars 2007, quatre ans, jour pour jour, après le diagnostic de sa maladie.

M. Jean Leonetti : Je vous remercie d’avoir fait l’effort de nous raconter le parcours précis accompli par votre époux. Toutes les fins de vie ne se ressemblent pas.

Malgré sa maladie, votre époux voulait vivre. Il n’a jamais renoncé, même s’il s’est fatalement posé des questions sur la valeur de la vie qui lui était imposée par sa maladie. Ce qui domine dans votre témoignage, c’est le défaut de prise en charge : les portes fermées, la difficulté à obtenir une aide ou un secours en dehors d’un service de soins palliatifs, dont vous avez vous-même souligné qu’il avait dû faire un effort particulier puisqu’il n’était pas destiné à accueillir ce type de malade. En revanche, vous n’avez pas eu l’impression qu’il y avait eu un acharnement thérapeutique ou de gestes disproportionnés par rapport à son affection.

Aviez-vous un médecin généraliste qui le suivait en continu et qui pouvait vous orienter vers telle ou telle structure ? On a l’impression, à vous entendre, que vous avez été seule, avec vos enfants, à essayer de trouver des solutions jusqu’au point où, à un moment donné, son état de santé vous a obligée à le mettre dans une ambulance pour le faire admettre aux urgences, et ainsi forcer les portes.

L’épouse de Philippe : Il y a eu un concours de circonstances. J’avais un médecin généraliste, mais il ne venait pas souvent voir mon mari parce que nous allions tous les trois mois à la Timone. Pendant trois ans, nous avons connu une sorte de routine. On savait ce qu’il fallait faire et on n’appelait pas le médecin sauf en cas de rhume ou autre affection.

M. Jean Leonetti : Il était suivi en quelque sorte par le centre hospitalier ?

L’épouse de Philippe : Exactement.

Une fois que la trachéotomie a été pratiquée, on m’a prévenue qu’il fallait un médecin généraliste pour le suivre de très près. Or mon généraliste, qui me suivait depuis vingt-cinq ans, a changé de spécialité à ce moment-là. Il m’a adressé à un de ses confrères, qui a d’abord réfléchi avant d’accepter un patient atteint de SLA. Il est venu voir mon mari en soins palliatifs et il a donné son accord. Mais les généralistes ont du mal à comprendre cette maladie. En plus, la trachéotomie aggravait les choses.

M. Jean Leonetti : Il était réticent à prendre en charge un malade lourd à domicile ?

L’épouse de Philippe : Oui. Il avait été prévenu dès le début qu’il faudrait passer régulièrement. À partir du moment où Philippe est rentré à la maison, il n’y a eu qu’une semaine de répit. Après, il y avait toujours quelque chose qui n’allait pas. J’appelais souvent le médecin à cause des rejets continuels que l’on n’arrivait pas à arrêter. On a essayé plusieurs médicaments. C’est à ce moment-là que je me suis mise à faire toutes les pharmacies. Les unes répondaient que tel médicament ne se faisait plus, ou que tel autre n’était disponible qu’en hôpital… On a fini par lui donner du Vogalène, mais il ne l’a pas supporté. Il a fait une syncope. Quand j’ai téléphoné, le médecin m’a dit de continuer. Pourtant, il était évident que mon mari ne supportait pas ce médicament. L’infirmière a pris sur elle de diminuer les doses de moitié.

M. Jean Leonetti : Ce que vous décrivez montre qu’il est difficile d’avoir des malades lourds à domicile. Il faut un suivi et une compétence particulière.

L’épouse de Philippe : On entend souvent dire qu’on veut que les gens restent à domicile, mais il y a de grosses lacunes.

M. Jean Leonetti : Une petite précision. Votre mari a refusé la gastrostomie. Vous avez de votre côté repoussé la trachéotomie qui a fini par s’imposer et que votre mari a acceptée. À aucun moment, votre époux ne semble avoir demandé de ne pas aller plus loin dans les traitements, dans l’appareillage, même si c’était de plus en plus pénible.

L’épouse de Philippe : Il n’a refusé que la gastrostomie, mais notre démarche était particulière : la maladie, on n’en parlait pas à la maison. Nous vivions au jour le jour. À la Timone, on m’avait mise en garde : « Vous allez au-devant de l’accident et, le jour où il se produira, vous devrez prendre une décision ».

M. Jean Leonetti, président : Sur la trachéotomie ?

L’épouse de Philippe : Oui. On me disait que, si mon mari était en souffrance, ce serait à moi de décider. Et on me prévenait que ce ne serait pas facile. J’y pensais mais je me disais qu’on verrait bien. Finalement, c’est lui qui a décidé. À ce moment-là, il étouffait. Je crois que l’on ne peut pas ne pas demander d’aide lorsque l’on étouffe.

Chaque fois que nous allions à la Timone et qu’ils proposaient quelque chose, il refusait, quitte à accepter ensuite, comme pour le masque. Mais, pour la trachéotomie, il a décidé, même si ça a été très dur : il pleurait. Pourtant, mon mari était très fort. Mais, depuis deux jours, on lui faisait des aérosols. C’était la seule solution pour le soulager.

M. Jean Leonetti : Pardonnez-moi d’insister, mais votre mari a-t-il jamais exprimé le moindre désir de mort ?

L’épouse de Philippe : Non. Peut-être n’étions-nous pas prêts à l’entendre et a-t-il voulu nous éviter ça. C’est ce que les gens pensent autour de nous.

M. Jean Leonetti : Sa maladie a duré suffisamment pour qu’il ait pu, s’il avait vraiment ressenti un désir de mort, l’exprimer.

L’épouse de Philippe : Il n’a rien dit.

M. Jean Leonetti : Dans le parcours si difficile que votre mari, vous et votre famille avez accompli, qu’aurait-il fallu pour vous aider à supporter votre souffrance ?

L’épouse de Philippe : Je crois que nous ferions le même parcours, sauf les trois derniers mois, après la trachéotomie. Je ne sais pas si j’en parlerais avant à mon mari. Je sais qu’il y avait pensé, puisqu’il n’avait que ça à faire toute la journée. J’ignore ce qu’en pensent mes enfants, mais il voulait continuer et essayer de vivre normalement aussi longtemps qu’il pouvait. C’est pour cela que, même après la trachéo, je demandais aux infirmiers de le sortir de son lit, même quand les pompes fonctionnaient. Nous nous mettions à trois pour le bouger. On a fait tout ce que l’on pouvait et je ne vois pas ce que j’aurais pu changer. Je demanderais plus de compréhension, mais ce serait difficile à obtenir.

M. Jean Leonetti : Des équipes plus à l’écoute, peut-être, qui consacrent plus de temps à parler ou à écouter qu’à faire de la technique ?

L’épouse de Philippe : Ne pas être seule. Le jour où je l’ai fait hospitaliser en urgence, j’avais passé la journée au téléphone entre la Timone et l’hôpital qui refusaient de prendre mon mari. J’ai cru que je ne supporterais pas la pression. Quand je suis arrivée aux urgences, je me suis dit qu’ils allaient enfin devoir faire quelque chose. Je me suis adossée contre un mur, pour pleurer toutes les larmes de mon corps. Une infirmière s’est approchée pour m’expliquer que j’étais en train de faire une dépression. Non ! C’était la fin d’une après-midi pendant laquelle tout le monde m’avait dit non. On allait enfin soigner mon mari, faire quelque chose pour lui !

Florian, fils de Philippe : Si c’était à refaire, il faudrait plus de disponibilité de la part des soignants. C’est vraiment ça qui a manqué. Partout où nous allions, les portes étaient fermées. Encore avons-nous eu de la chance dans notre malheur. Mon père a travaillé quinze ans à Saint-Thomas-de-Villeneuve et c’est de là que nous avons reçu de l’aide. L’établissement n’était pas du tout adapté, l’environnement était surtout familial. On voyait que c’était la panique dans le service car mon père était un patient très lourdement atteint. Il y avait plus de personnes pour le rassurer que pour le soigner. Quand les malades n’ont pas de relations dans le milieu médical, je me demande comment ils peuvent faire. Personne ne s’est proposé pour nous aider. Partout où nous demandions, partout c’était non.

M. Jean Leonetti : À quel type d’établissement appartient Saint-Thomas-de-Villeneuve ?

L’épouse de Philippe : C’est une maison de retraite médicalisée, dans laquelle mon mari travaillait. Il n’y aurait jamais été admis, sinon. Et c’est elle qui nous a permis de tenir.

Florian, fils de Philippe : Il aurait été tout à fait impossible de passer directement de la réanimation à la maison. Après la trachéo, il fallait aspirer, et nous n’avions aucune formation. Nous n’étions pas équipés du tout, il y avait des médicaments partout. Il y a de quoi céder à la panique, et faire souffrir le patient.

M. Jean Leonetti : Je lis que Saint-Thomas possède dix lits de soins palliatifs, mais ils sont destinés à des personnes âgées. Il n’y a pas de structure lourde.

L’épouse de Philippe : Ils connaissaient mon mari, qui était un de leurs collègues. Sur ce point, nous avons eu beaucoup de chance. Saint-Thomas a été notre rayon de soleil dans notre brouillard. J’ai pu dormir là-bas pendant un mois ; ils m’ont laissé assister aux soins pour apprendre les gestes. Quand mon mari est rentré, nous avions pu nous préparer. C’était tellement lourd. Quand l’infirmier venait le soir, les pompes étaient déjà branchées, mais mon mari était toujours dans son fauteuil. L’infirmier n’aurait pas réussi tout seul à le coucher. Le soir, il fallait une heure pour le remettre dans son lit, nettoyer la trachéo, le laver, l’installer, mettre les sondes. À la fin, je renvoyais l’infirmier et je finissais. J’étais moins affolée parce que j’avais vu faire l’équipe de Saint-Thomas. C’est cette transition qui manque pour les autres familles.

Michaël, fils de Philippe : Il faut aussi laisser au malade le temps de se déshabituer car, en réanimation, les machines permettent de contrôler le pouls et la respiration. À la maison, le malade n’a plus ces repères pour s’assurer que tout va bien. Saint-Thomas restait une structure médicale où l’on prenait soin de mon père. À la maison, nous n’aurions pas pu lui apporter ce réconfort.

M. Jean Leonetti : Et quel a été le rôle de la structure associative SLA ? Elle n’a pas pu vous aider à vous orienter ?

L’épouse de Philippe : Non, pas vraiment. Ils m’ont conseillé d’exiger que l’on m’apprenne les gestes parce que j’étais dans mon droit. Comme l’hôpital ne me l’avait pas proposé, j’étais allée les voir, eux. J’avais peur qu’un jour mon mari s’étouffe et que nous restions impuissants, faute de connaître les gestes. Personne n’a un infirmier sous la main vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Quand j’ai fait la demande, les soignants m’ont appris. Mon mari était très angoissé. Il était resté trois semaines le regard fixé sur cet écran et on aurait pu croire que sa vie en dépendait. Quand on lui a dit qu’on allait le débrancher, il était inquiet. S’il avait dû rentrer à la maison, il ne l’aurait pas supporté. Il avait toujours l’impression que le tuyau qu’il avait dans la gorge allait se boucher ou se défaire.

M. Jean Leonetti : Dans le service de neurologie, on ne vous a pas proposé de soins palliatifs ?

L’épouse de Philippe : Le service de réanimation savait que mon mari allait partir à Saint-Thomas. En revanche, à l’hôpital, dans le service de neurologie, j’ai fait une démarche auprès de l’équipe mobile de soins palliatifs. Mais c’était un vendredi après-midi, il n’y avait plus personne. On m’a demandé de revenir le lundi mais le planning était déjà complet. En fait, tout au long de la maladie, on vous parle de dossiers à remplir, de papiers à fournir… Entre le moment où vous déposez le dossier et celui où la décision est prise, ceux qui s’en occupent oublient que la maladie évolue. Il est impossible de demander quelque chose six mois à l’avance : on ne sait pas ce qui va arriver, ni quand. Je me souviens avoir demandé une aide pour aménager une chambre au rez-de-chaussée. Nous avons sollicité une aide pour la vie autonome. On nous a dit que nous pouvions y prétendre, qu’il fallait déposer un dossier, mais que rien n’était sûr parce nous dépendions d’un établissement privé – nous habitions à Saint-Thomas. C’était à lui à faire les démarches. Mais nous pouvions toujours déposer un dossier, ce que j’ai fait. Et je n’ai jamais eu de réponse. J’ai téléphoné trois ou quatre fois, mais l’assistante sociale n’était pas là. Bref, je n’ai jamais eu de réponse. J’avoue que je n’ai pas compris. Finalement, ce sont les collègues de mon mari qui ont organisé une quête.

M. Michel Vaxès : Je tiens à vous remercier d’être venus jusqu’à nous car revenir sur le passé est douloureux.

Aux différentes étapes de la maladie, qu’aurait-il fallu faire pour mieux prendre en compte la situation ?

L’épouse de Philippe : Le réseau SLA nous a aidés dans les démarches pour solliciter des aides. Mais il faut ensuite en passer par les services officiels et l’on tombe dans la lourdeur. Il faudrait plus de souplesse en fonction de l’évolution de la maladie, qui peut être très rapide. En ce qui concerne la chambre, j’ai eu un rendez-vous fin août et, en décembre, je n’avais toujours pas de réponse. Or, à ce moment-là, il ne pouvait plus monter à l’étage. Donc, on a fait la chambre. Il aurait mieux valu me dire non, mais j’avais besoin d’une réponse.

Par ailleurs, tous les corps de métiers des services médicaux oublient qu’ils ont affaire à des personnes. Il s’agit souvent de petites choses mais elles sont importantes pour les patients et leurs familles. Les malades ne peuvent plus bouger, ni parler, mais ils comprennent et l’expression de leur regard est dix fois plus intense. Quand je conduisais mon mari chez l’ophtalmo, c’est à moi qu’il s’adressait. Au bout d’un moment, j’ai fini par lui dire que mon mari l’entendait, le comprenait, et qu’il fallait lui parler directement. Les gens oublient, et c’est très dur. C’est en réanimation que ça a été le pire. Il est resté trois semaines seul, sans communication. Or, dans cette maladie, toute position est pénible et les patients font une fixation là-dessus. Le soir, je passais vingt minutes à disposer sa tête parce qu’il allait rester des heures dans cette position. Autre exemple : il voulait avoir les mains sur les couvertures. Sinon, il ne pouvait pas dormir. Ce sont des détails que vous signalez aux infirmières. On leur demande, gentiment, toujours gentiment. Après quatre ans, j’étais la personne qui connaissait le mieux les besoins de mon mari. Or les soignants l’oublient parce qu’ils sont ceux qui savent. C’est vrai qu’ils lui ont sauvé la vie, en réa, mais tout le côté humain est ignoré. Ils n’admettent pas, même si on se fait tout petit – on sait bien que l’on n’obtiendra rien en ruant dans les brancards –, que l’accompagnant est celui qui connaît le mieux le malade et qu’il peut même les aider dans les petits gestes.

M. Jean Leonetti : Vous n’avez pas vécu cela en soins palliatifs ?

L’épouse de Philippe : Non, mais, là-bas, la situation était très particulière. Je pouvais entrer et sortir quand je voulais. J’ai pu continuer à travailler en partant à six heures du matin. Je les prévenais quand je partais. Ce sont des malades qui se sentent très seuls, puisqu’ils ne peuvent même pas appuyer sur une sonnette. C’est vrai que c’est très lourd pour un service parce qu’il faut passer régulièrement. Quand un patient ne sonne pas pendant la nuit, combien de fois le personnel de garde vient-il voir ? Très peu et le malade risque d’étouffer sans que personne ne se rende compte de rien.

M. Olivier Jardé : Je tiens à saluer votre dévouement et la cohésion de votre famille. Vous avez apporté à votre mari une grande preuve d’amour et il a été très courageux. Souvent, les patients souffrent d’un syndrome dépressif sous-jacent.

Ma question sera assez technique. Il est resté trois semaines en réanimation. Mais qu’était-il prévu ensuite ? D’habitude, on ne sort pas de réanimation pour rentrer chez soi.

L’épouse de Philippe : La question ne s’est pas posée car il était prévu qu’il retourne à Saint-Thomas. Sans doute en neurologie, mais ce n’est pas sûr car, quand il est sorti de réa, l’affection pulmonaire avait été soignée, la trachéotomie était faite et il pouvait respirer seul.

M. Jean Leonetti : Votre témoignage est important parce qu’il montre à quel point un malade souffrant d’une telle pathologie peut se heurter à des murs et à des portes fermées. Il souligne aussi l’importance de développer les soins palliatifs et la culture qui les accompagne, qui est nécessaire à l’intérieur des structures médicales classiques ou performantes. Il faut que l’accompagnement humain aille de pair avec la technique qui sauve.

Nous vous remercions d’être venus jusqu’à nous et de nous avoir fait part de votre expérience particulière qui, comme les autres, vient enrichir notre réflexion. Votre témoignage n’appelle pas de modification de la loi telle qu’elle est. Il appelle plutôt un changement dans le fonctionnement des structures qui devraient faire preuve de davantage de souplesse, de rapidité, et manifester plus de compréhension. Mais les lois ne règlent pas tout, il faut agir aussi par l’éducation et l’expérience. Que vous ayez dit que vous referiez le même parcours prouve que vous avez fait les bons choix : votre accompagnement, aussi lourd et angoissant qu’il ait pu être, a permis de respecter les choix que votre mari avait faits. Et c’est ce qui compte pour la suite de vos vies.

Audition du Professeur Umberto Simeoni,
chef de service de médecine néonatale
à l’Assistance publique des hôpitaux de Marseille,
président de la commission éthique de la société française de néonatologie,
et du Docteur Pierre Bétrémieux, chef du service de réanimation pédiatrique et néonatale du CHU de Rennes



(Procès-verbal de la séance du 11 juin 2008)

Présidence de M. Jean Leonetti, rapporteur

M. Jean Leonetti : Nous avons le plaisir de recevoir le professeur Umberto Simeoni et le docteur Pierre Bétrémieux pour réfléchir ensemble à l’application de la loi relative aux droits des malades et à la fin de vie. Olivier Jardé, Michel Vaxès, Gaëtan Gorce et moi-même essayons de répondre à l’objectif qui nous a été assigné à la fois par le Premier ministre et la Conférence des présidents de l’Assemblée nationale d’évaluer cette loi. Pourquoi est-elle parfois mal comprise, mal interprétée ou mal appliquée ? Quelles en sont les éventuelles insuffisances et comment les corriger ?

Vous êtes, messieurs, particulièrement compétents pour nous exposer les pratiques en matière de néonatologie et l’état des réflexions en ce domaine. Monsieur Umberto Simeoni, vous êtes professeur de médecine, chef du service de médecine néonatale à l’Assistance publique des hôpitaux de Marseille et président de la commission éthique de la société française de néonatologie ; monsieur Pierre Bétrémieux, vous êtes chef du service de réanimation pédiatrique et néonatale au centre hospitalier universitaire de Rennes. Par ailleurs, vous êtes tous deux membres du groupe de réflexion sur les aspects éthiques de la périnatologie, auquel participent trois sociétés savantes : la société française de néonatologie, la société française de médecine périnatale et le collège national des gynécologues-obstétriciens de France. Ce groupe de réflexion a fait paraître dans les Archives de pédiatrie en 2007 un article intitulé « Fin de vie en médecine néonatale à la lumière de la loi », à la rédaction duquel a participé le docteur Pierre Bétrémieux. La société française d’accompagnement et de soins palliatifs rédige actuellement des recommandations sur le même sujet ; le docteur Bétrémieux participe aussi à cette réflexion dans le cadre d’un groupe de travail sur les soins palliatifs et la néonatologie.

À la lumière de votre expérience et de votre connaissance des problèmes qui se posent, vous nous direz quels sont les apports la loi de 2005 et quelles sont les zones d’ombres qu’elle peut laisser ou les difficultés qu’elle peut poser dans la pratique de votre discipline.

M. Umberto Simeoni : Nous vous remercions d’avoir souhaité nous entendre.

Il naît environ 800 000 enfants par an en France. Dans 2 % des cas – ce qui représente un nombre important en valeur absolue –, ces enfants ont besoin de soins intensifs ou de réanimation à la naissance ou dans la période néonatale, c'est-à-dire dans les vingt-huit premiers jours de vie. Le nombre de patients fait de ce champ un des plus importants de la pédiatrie.

Le nouveau-né est un patient particulièrement vulnérable et exposé. En cela, il rejoint l’autre extrémité de la vie. Cette particularité donne lieu, dans un certain nombre de cas, à des dilemmes sur le bon choix dans l’intérêt du patient et dans l’intérêt de la société.

La société française de néonatologie se préoccupe de ces questions depuis plusieurs décennies. Parallèlement, les gouvernements successifs ont adopté des plans en faveur de la périnatalité pour améliorer des indicateurs de mortalité maternelle et néonatale jugés insatisfaisants.

En médecine néonatale, trois types de situation sont à l’origine d’un questionnement éthique sur la fin de vie.

La première situation type est celle de la réanimation du nouveau-né à la naissance ou dans les premiers jours de sa vie après une difficulté liée à l’accouchement, notamment l’anoxie. De telles situations ne sont malheureusement pas exceptionnelles. Dans la plupart des cas, les techniques de réanimation permettent la survie mais, très vite, se pose la question de savoir si cette approche de première ligne est appropriée à l’intérêt du patient : qu’en sera-t-il si la survie intervient au prix de troubles définitifs – dus notamment à des lésions cérébrales – et compromet gravement la qualité de vie de l’enfant et du futur adulte, sans que l’on puisse espérer, en l’état actuel de la médecine, revenir sur ce pronostic ?

Bien entendu, l’attitude le plus souvent adoptée, lorsque l’on dispose de signes qui font penser que le pronostic sera particulièrement défavorable sur le plan fonctionnel à long terme, consiste à décider, après avoir consulté les parents et en respectant toutes les mesures prévues dans la loi d’avril 2005 – mais de tels choix se pratiquaient avant cette loi –, d’interrompre ou de s’abstenir d’une escalade thérapeutique qui pourrait confiner à une obstination déraisonnable. Dans de nombreux cas, cela aboutit malheureusement au décès de l’enfant mais l’on peut se dire que c’est peut-être un moindre mal par rapport à une survie avec des séquelles majeures.

Il est des cas où le choix est plus difficile, d’abord parce que le pronostic n’est pas facile à établir, ensuite parce que le nouveau-né a ceci de particulier que, malgré une anoxie importante du système nerveux central, il possède des facultés de récupération qui sont, sur le plan médical, très fortes et très rapides. Même avec les moyens sophistiqués d’imagerie cérébrale dont nous disposons, on ne peut établir le mauvais pronostic qu’à un moment où l’enfant n’est plus dépendant des soins intensifs, si bien que l’interruption des soins aboutira, à l’encontre de la conviction des parents et des soignants, à une survie qui se fera au prix des séquelles redoutées. Ces cas ne sont pas les plus fréquents, mais ils existent.

La deuxième situation type est celle qui résulte de la détection prénatale d’anomalies constitutionnelles du nouveau-né. Lorsque ces anomalies sont suffisamment graves, la future mère a la possibilité de demander une interruption volontaire de grossesse pour raisons médicales. Il arrive parfois qu’une anomalie sévère ne soit pas identifiée au diagnostic anténatal, mais aussi que la mère ou le couple parental choisissent de laisser la grossesse aller à terme plutôt que de recourir à une interruption et prennent le parti, en liaison avec les équipes soignantes, d’appliquer après la naissance une approche ne reposant que sur des soins palliatifs. La plupart du temps, l’issue est le décès de l’enfant. Il arrive cependant que l’enfant survive avec un handicap correspondant à la malformation.

La troisième situation type est celle de la grande prématurité, qui représente 1,5 % des naissances en France. Il s’agit des naissances qui ont lieu avant trente-deux semaines de gestation, alors que la durée normale est de quarante semaines. Certaines sont à la limite de la viabilité. C’est un sujet de débat actuellement et, suivant les pays, cette limite de viabilité se situe entre vingt-deux et vingt-six semaines d’aménorrhée et dans le cadre de l’extrême prématurité. On s’accorde à reconnaître qu’il existe des limites à ce que la technique peut faire. Il faut toutefois tenir compte des progrès de la médecine périnatale : dans quelques cas, il ne s’agit pas seulement de soigner un grand prématuré dont la naissance s’est produite sans intervention médicale, mais de déclencher une naissance prématurée, voire, lorsque l’on sait que l’on soignera mieux l’enfant dans un contexte post-natal, de l’extraire prématurément pour mettre fin à une souffrance chronique du fœtus détectée lors de la surveillance de la grossesse.

De telles situations font l’objet de nombreuses publications scientifiques. Elles ont aussi suscité un débat d’opinion dont la presse s’est fait l’écho. On l’a vu il y a quelques semaines encore à l’occasion de la parution d’une grande étude épidémiologique française. À chaque fois, un dilemme se pose quant à l’opportunité d’appliquer des soins intensifs, et jusqu’à quel degré.

M. Jean Leonetti : Pourriez-vous rappeler les grandes lignes de cette étude ?

M. Umberto Simeoni : Il s’agit de l’EPIPAGE – étude épidémiologique sur les petits âges gestationnels –, dont la publication dans The Lancet a donné lieu à plusieurs articles dans la presse généraliste. Cette étude très solide, menée à large échelle, visait à décrire le devenir à moyen terme, c'est-à-dire quelques années de vie, des enfants nés à trente-deux semaines de gestation ou moins. Elle a montré que, si la survie est possible, elle s’accompagne dans un certain nombre de cas de séquelles à long terme dues à la prématurité. Il s’en est suivi un débat dans la profession. Quel sens donner à ces chiffres ? Il faut certes en tirer des conséquences en termes de prudence, mais l’étude n’indique pas à partir de quand les soins ont un sens et à partir de quand cela devient de l’obstination déraisonnable. Elle a, comme toute étude statistique, son intérêt et ses limites. Elle montre que 10 à 15 % de ces enfants ont des séquelles graves – ce qui signifie que 85 à 90 % n’en ont pas – et que 40 % présentent des troubles à long terme. Les résultats obtenus dans d’autres pays sont comparables.

Au total, je crois que le mérite de ce travail est de montrer qu’il ne suffit pas de donner des soins périnataux performants à ces enfants, ce qui est le cas dans notre pays, mais qu’il faut une prise en charge et un suivi adapté pour détecter d’éventuels troubles bien après leur hospitalisation.

Chacun convient que la réanimation néonatale doit s’appliquer avec des limites et avec un grand discernement afin d’éviter tout excès thérapeutique. Il faut néanmoins souligner que, malheureusement ou heureusement, les données de la médecine ne permettent pas de définir un seuil scientifiquement établi. On ne peut déterminer, par exemple, qu’en dessous de mille grammes ou de vingt-six semaines de gestation, l’état d’un enfant sera bien pire. On a affaire à un continuum : plus la prématurité est importante, plus elle constitue un risque, mais il n’existe pas vraiment de rupture de pente. Nous savons maintenant que le pronostic, pour un enfant prématuré, est multifactoriel et ne saurait se résumer au poids à la naissance ou à la durée de gestation.

S’agissant des performances scolaires de ces enfants, d’autres études épidémiologiques tout aussi solides ont établi que le pronostic dépend davantage du milieu dans lequel grandit l’enfant. Le contexte éducatif et affectif compte au moins autant que l’âge gestationnel.

Le sujet suscite une certaine incompréhension. La première réaction du grand public ou des professionnels de santé – lesquels ne sont pas toujours les premiers informés sur ce problème – est qu’il faut poser une limite claire. Or, définir une limite a priori et de portée collective est très difficile. Comme toujours en médecine, c’est dans la relation singulière entre le médecin et le patient, guidée par les statistiques, que l’on peut tenter de l’établir tout en intégrant les derniers acquis de la science. Il faut ajouter que ces enfants n’ont souvent pas besoin de réanimation au sens propre à la naissance. Ils présentent des complications graduelles qui nécessitent des réponses graduelles, chaque cas étant différent.

J’en viens maintenant aux éléments de réponse que l’on peut apporter à ces trois types de situation.

Depuis plusieurs décennies, en France en particulier, la réflexion sur ce sujet est active. Plusieurs articles parus dans la littérature médicale en témoignent, tout comme les deux avis du Comité consultatif national d’éthique.

La médecine néonatale est, somme toute, une discipline assez jeune dont le développement remonte à une quarantaine d’années. Comme pour la réanimation des adultes – mais le nouveau-né a une charge symbolique supplémentaire –, les médecins ont disposé de moyens exceptionnels pour faire survivre les patients, mais ils ont vite compris que c’était à double tranchant et que, dans certains cas, on allait faire plus de mal que de bien. L’idée de s’abstenir de soins intensifs ou de pratiquer un retrait thérapeutique dans les cas où le pronostic fonctionnel est trop défavorable a été d’emblée présente. La période néonatale a ceci de spécifique que le pronostic ne se révèle pas toujours à un moment où le patient est dépendant de soins intensifs – d’une machine qui le fait respirer, par exemple. Il est inévitable de se demander si la réanimation éventuellement entreprise auparavant était appropriée, maintenant que l’imagerie cérébrale révèle des lésions graves mais que le patient, paradoxalement, va par ailleurs mieux. Chez un adulte, on se trouverait face à des situations de coma persistant ou de dépendance plus marquée à l’égard des soins intensifs.

Cette spécificité a donné lieu à des attitudes débattues et adoptées dans la transparence, consistant à interrompre autant que possible toutes les thérapeutiques dans ces cas exceptionnels où le pronostic allait être jugé catastrophique si l’enfant survivait, et à mettre en place un traitement sédatif. Il est important de savoir que des pratiques ont existé, en France et dans d’autres pays, qui ont abouti au décès d’enfants dont le pronostic était jugé exceptionnellement défavorable, avec une proportionnalité dans la technique sédative qui n’était pas en rapport avec les besoins réels du patient. La crainte est de faire survivre des enfants avec un handicap majeur. Les décisions sont prises dans des conditions strictes de réflexion médicale et de dialogue avec les parents. La littérature scientifique a rendu compte et débattu de ces situations. La loi d’avril 2005 a également permis de bien situer la question des soins palliatifs.

Historiquement, donc, ces attitudes ont existé. Je pense que le problème peut encore se poser. Il est en tout cas évoqué par des parents qui se sentent en détresse et ne trouvent pas de sens à une survie dans ces conditions, alors que l’on n’a plus les moyens d’agir, ou par des professionnels qui s’interrogent en conscience sur le sens de ce qu’ils ont fait et ne peuvent plus défaire. C’est un point que l’on ne peut éluder dans une réflexion telle que la vôtre.

Le Comité consultatif national d’éthique, saisi par les néonatologistes, a reconnu cette « exception d’euthanasie » comme une transgression. Il a indiqué dans son avis qu’il n’était pas souhaitable de légiférer sur ce point mais a convenu que ce problème pouvait se poser spécifiquement en période néonatale.

Du point de vue médical, on sait que le nouveau-né est dans une phase critique du développement et que toute agression ou lésion, notamment cérébrale, peut avoir des conséquences plus graves que sur un cerveau développé. En même temps, le nouveau-né possède une grande force de récupération pour ce qui est des principales fonctions vitales autres que neurologiques, si bien que la question de l’arrêt des soins se pose souvent à un moment où le patient n’est plus dépendant des soins intensifs.

De plus, la période néonatale a une force symbolique toute particulière tant dans l’esprit du public que dans celui des professionnels. C’est ce qui explique que le débat revienne régulièrement. On peut trouver choquant que l’on soigne des grands prématurés au prix d’un certain risque dans la survie à long terme. D’un autre côté, on peut être choqué que, lorsque les professionnels se retrouvent dans de tels dilemmes il existe des attitudes d’euthanasie – si du moins on peut employer ce mot qui, dans son acception la plus courante, présuppose que le patient exprime une demande, ce qui n’est pas le cas ici.

Mais le fond du problème est qu’il existe des cas, exceptionnels mais réels, où les parents et les soignants ont la perception que quelque chose ne va pas et que la survie du nouveau-né sera un réel drame. Si la question est plus aiguë dans cette période, c’est peut-être parce que nous sommes au seuil de la vie, à l’instant zéro d’un être. Bien que tout proche de la condition foetale, le nouveau-né a un statut de personne et il est important de garder à l’esprit que la médecine doit prendre chaque cas dans toute son individualité, et non en appliquant des règles de portée collective posées a priori. Le fœtus n’a pas ce statut : on parle de « condition fœtale », ce qui n’est pas sans paradoxe puisque les futures mères parlent de leur « bébé », le voient à l’échographie, le sentent… Or, il est possible d’interrompre une grossesse pour une malformation grave pratiquement jusqu’au terme. Après la naissance, pour le même problème, le cadre juridique est tout à fait différent. Sur un plan philosophique toutefois, il est acceptable de se demander si, à quelques instants près, les choses se trouvent changées à ce point.

Pour en revenir à l’extrême prématurité, on décide dans certains cas, avec la patiente, d’extraire prématurément un bébé qui va mal in utero¸ aux prix de séquelles importantes. Il peut apparaître paradoxal que, dans d’autres cas, des nouveau-nés arrivés à terme survivent dans des conditions bien plus graves et qu’il ne soit pas possible d’agir pour ne par permettre cette survie. Les parents et les professionnels sont souvent mal à l’aise face à de tels contrastes.

Je voudrais maintenant me faire l’écho de la réflexion de notre profession en m’efforçant de ne pas la teinter d’opinions personnelles. Nous sommes convaincus que la loi de 2005 a déjà apporté beaucoup : elle place les médecins dans une position bien plus claire, voire plus confortable, pour éviter, en dialogue avec les parents, l’obstination déraisonnable. Nous sommes sensibles à l’intérêt que vous portez aux nouveau-nés. Je ne sais dans quelle mesure la prise en compte de ces patients spécifiques a déterminé la rédaction de la loi. Néanmoins, nous avons le sentiment que, si ce texte devait être révisé, peut-être l’enfant nouveau-né pourrait-il être explicitement mentionné, étant donné la fréquence des situations que j’ai évoquées. Cela constituerait sans doute un progrès car le contenu de la loi s’appliquerait alors clairement.

Pour cet âge de la vie, on entend réclamer des limites : limites de poids, d’âge gestationnel, qui résulteraient de décisions collectives prises a priori et pourraient empêcher certains patients d’accéder aux soins alors qu’ils naissent vivants. Or, ce n’est pas le fait de naître avec un poids de quelques grammes en dessous d’une limite qui compte : un mauvais pronostic peut conduire à éviter de dispenser des soins trop intensifs à des enfants ayant un poids largement supérieur. Le message que je veux faire passer est qu’il faut garder une approche individualisée pour chaque nouveau-né. Cela va de soi mais, lorsqu’il s’agit d’un tout petit bébé, très immature, on peut avoir tendance à tenir des raisonnements schématiques. Il faut protéger ces patients en disant que, certes, il faut éviter l’obstination déraisonnable, mais que chaque patient a droit à une réflexion individuelle et non pas catégorielle.

Les parents ont un rôle tout particulier puisque le nouveau-né ne peut exprimer de volonté et se trouve en situation de totale dépendance par rapport à toutes les personnes qui vont penser pour lui. Ce sont les parents qui sont en première ligne pour représenter l’enfant. Si une décision ne peut, bien entendu, être directement de leur responsabilité alors qu’ils sont eux-mêmes en pleine souffrance, il faut les écouter et établir un dialogue qui peut prendre beaucoup de temps, allant jusqu’à impliquer la prolongation des soins dispensés à l’enfant, même si l’on envisage de les retirer ensuite. Il doit s’instaurer une dialectique permettant tout à la fois d’informer les parents le mieux possible et de recueillir leur choix ou leur souhait. Quelle que soit la décision prise, ce sont eux qui en subiront en premier les conséquences.

Bien que le concept selon lequel il faut éviter l’obstination déraisonnable soit très utile à la profession, toute comme la possibilité de s’orienter vers des soins palliatifs, il reste des situations que l’on peut considérer comme non résolues, du moins dans la perception qu’en ont les parents et les professionnels. Parfois, même en s’abstenant de soins déraisonnables, on se trouve confronté à une survie débouchant sur un handicap majeur qui fait peur à tous quant à la qualité de vie du patient. Ces cas sont devenus rares mais ils existent. Ils se compliquent du fait que ces maladies graves et incurables ne sont pas évolutives, contrairement à ce que l’on rencontre dans les situations qui justifient, chez l’adulte, le recours aux soins palliatifs. Les séquelles, notamment neurologiques, sont gravissimes mais elles n’évolueront pas et n’entraîneront pas le décès du patient. D’autre part, elles ne s’accompagnent pas, le plus souvent, de douleurs nécessitant un traitement sédatif ou analgésique fort, dont on sait qu’il peut avoir un double effet. On se trouve donc, dans quelques cas, démuni face à la détresse des parents et des soignants. Peut-être est-ce, tout simplement, la loi de la vie, qui ne peut être traitée dans un cadre juridique, mais l’on se doit de dire que certains professionnels pensent encore, en France et dans d’autres pays, qu’une « exception d’euthanasie » pourrait se justifier dans des cas extrêmes, d’une gravité exceptionnelle.

Il n’en demeure pas moins qu’il est nécessaire d’encourager fortement le développement des soins palliatifs dans le domaine de la néonatologie et de lui attribuer les moyens nécessaires, notamment en matière de formation et de sensibilisation dans les unités qui soignent ces enfants.

Les études menées en Europe et outre-Atlantique montrent que les réponses sont très différentes d’un pays à l’autre face aux situations difficiles rencontrées au début de la vie. Elles révèlent, d’une certaine manière, la tolérance qu’a une société donnée vis-à-vis de l’enfant différent, de l’enfant porteur d’un handicap, surtout lorsqu’il s’agit d’un être dont toute la vie est devant lui. Cette donnée est sans doute le principal déterminant des tensions éthiques et médicales qui se posent dans le domaine de la néonatologie. L’aide que l’on apporte à la prise en charge des personnes porteuses de handicap et la place psychologique et affective que l’on accorde au handicap conditionnent le type de réponse que l’on apporte à des situations médicales susceptibles de créer un handicap en période néonatale. Comme l’a remarqué un collègue philosophe au cours d’un débat, « si je suis porteur d’un handicap, c’est difficile, mais si je sais que je suis aimé et accepté, je veux bien vivre ainsi ». Si ce n’est pas le cas, il est à craindre que chacun fasse un pas en arrière, estimant que quelque chose est intolérable.

M. Pierre Bétrémieux : La loi de 2005 a fait prendre conscience aux néonatologistes qu’il leur était obligatoire dans certains cas de recourir aux soins palliatifs. Nous ne le savions pas auparavant. Les services de réanimation abordaient les fins de vie sans cette notion.

Depuis plus de deux ans, nous sommes plusieurs confrères à réfléchir à la façon d’appliquer les différents concepts de soins palliatifs à la période néonatale.

Le cas de figure dans lequel une mère, après un diagnostic anténatal, décide de continuer la grossesse, de rencontrer son enfant gravement malformé puis de demander que l’on s’abstienne de pratiquer une obstination déraisonnable commence à se répandre dans les maternités et les unités de néonatologie. Les choses se passent d’habitude bien car il existe un fort soutien parental et les professionnels sont très impliqués. La prise en charge peut être longue, avec des allers et retours de l’enfant entre la maison et l’hôpital. La malformation n’est traitée qu’au niveau symptomatique et le patient finit par décéder dans des conditions qui nous semblent généralement acceptables.

M. Jean Leonetti : Ce cas se rencontre-t-il fréquemment ?

M. Pierre Bétrémieux : Il est rare mais tend à se répandre très rapidement. Dans les maternités de niveau 3, on en rencontre plusieurs par an.

M. Jean Leonetti : Il s’agit donc de mères qui savent que leur enfant a une malformation grave qui n’est pas compatible avec une vie normale ou même une survie mais qui ne demandent pas l’interruption médicale de grossesse.

M. Pierre Bétrémieux : C’est exact. Ce phénomène est apparu depuis deux ou trois ans. Le cas principal est l’hypoplasie du ventricule gauche, contre laquelle nous ne disposons pas de thérapeutique active : l’enfant mourra d’une mort généralement sereine, accompagné par ses parents.

M. Jean Leonetti : Quelles peuvent être leurs motivations ?

M. Pierre Bétrémieux : Les motivations religieuses sont somme toute assez rares. Il s’agit plus souvent de motivations philosophiques : les parents veulent rencontrer l’enfant et refusent de subir l’agression que représente l’interruption de grossesse.

Au début, les professionnels, en particulier les obstétriciens, ont été assez choqués. La loi Veil permettant l’interruption volontaire de grossesse pour motif médical avait constitué un énorme progrès pour les femmes il y a trente ans. L’idée d’aller jusqu’au bout de la grossesse pouvait apparaître comme un retour en arrière. Néanmoins, en appliquant les principes généraux des soins palliatifs, on arrive à s’inscrire dans une démarche humaniste correspondant aux attentes des parents, sans que les enfants en souffrent.

Pour ce qui est des extrêmes prématurés, la décision de ne pas mettre en œuvre un certain nombre de thérapeutiques conduit à une situation de soins palliatifs. Beaucoup de ces enfants décèdent spontanément mais un petit nombre survit. Se pose alors la question de la prolongation de ces soins intermédiaires dont nous avons du mal à cerner les limites actuellement.

S’agissant enfin des enfants ayant été réanimés activement parce que l’on a considéré que leur survie pouvait être compatible avec une vie correcte, il arrive que l’on s’aperçoive au fil du temps de très graves lésions cérébrales. On envisage alors que la vie sera pire que la mort. C’est dans ces cas que l’on va mettre en œuvre des soins palliatifs mais que l’on va aussi rencontrer des problèmes importants : ces soins sont longs, la mort n’est pas imminente, la maladie est grave et incurable mais elle n’est pas évolutive. On finit par transférer les enfants vers des institutions, dans des conditions souvent assez tristes. Il est parfois nécessaire de pratiquer des gastrostomies et des trachéotomies. L’enfant, qui est dans un état grabataire, finit par mourir un jour d’infection pulmonaire. C’est une situation très difficile à supporter pour l’enfant, pour la famille et pour les professionnels qui s’en sont occupés.

À côté de cela, il existe toute une série de situations où l’on a pu, grâce à la loi d’avril 2005, prodiguer des soins dans une optique humaniste, avec le soutien des parents et des professionnels, de façon à ce que l’issue se produise dans des conditions que chacun reconnaît comme sereines.

M. Jean Leonetti : En pratique, cela signifie-t-il que l’on arrête les traitements, la gastrostomie, etc., comme le prévoit la loi ?

M. Pierre Bétrémieux : La suspension de l’alimentation pose un problème en néonatologie. Le rôle des mères, des pédiatres et des infirmières a toujours été de nourrir. Une réflexion s’est engagée et certaines équipes ont commencé à pratiquer le retrait de l’alimentation artificielle tout en proposant l’alimentation naturelle.

M. Jean Leonetti : S’il s’agit d’enfants sous gastrostomie ou trachéotomie, nous ne sommes pas dans l’alimentation naturelle.

M. Pierre Bétrémieux : Les choses sont en effet différentes dans ce cas de figure. Mais il existe aussi des enfants qui sont capables de succion et de déglutition et auxquels on se contentera de proposer une alimentation naturelle. L’évolution pourra être longue. Le pouvoir symbolique de l’alimentation du nouveau-né est très fort, ce qui fait que la question n’est pas résolue.

L’organisation des soins palliatifs en néonatologie se heurte à plusieurs difficultés. La formation en amont, dans les écoles d’infirmières et dans les écoles paramédicales, n’est pas vraiment assurée et elle est encore insuffisante en faculté de médecine. C’est souvent sur l’initiative des néonatologistes que des enseignements sont dispensés, afin que les élèves ne soient pas traumatisés lorsqu’ils effectuent des stages et qu’ils comprennent dans quelle éthique les situations sont abordées.

Outre ce déficit de formation initiale, on ne sait comment financer le temps de formation dans les équipes. Le temps passé avec les familles est extrêmement long. Il nous faut des relais et l’intervention des psychologues dans les services est insuffisante.

En outre, comment coter le temps passé en soins palliatifs dans un service de réanimation assujetti à la tarification à l’acte – T2A – et qui doit, de ce fait, assurer sa survie financière par un certain nombre de gestes ? Les enfants en question occupent un lit de réanimation mais il n’y aura pas de geste technique permettant une cotation. Nous ne sommes pas, pour l’instant, soumis à des pressions de cet ordre mais il faudra bien se demander un jour comment payer ce temps-là.

Se pose enfin le problème du soutien dispensé aux équipes. Comment financer, par exemple, des groupes de parole qui permettraient aux personnels de déverser le trop-plein émotif que provoquent ces situations extrêmement lourdes ?

Il n’existe que deux réseaux de soins palliatifs pédiatriques en France, un à Toulouse et un autre à Rennes. Un troisième est en cours de constitution en Île-de-France. Dans les régions qui en sont dépourvues, l’appui sur les réseaux de soins palliatifs d’adultes se révèle difficile car la nouvelle problématique des soins palliatifs en néonatologie est assez méconnue. Malgré la bonne volonté dont les praticiens de ces structures font preuve, les pédiatres estiment que la spécificité est telle que la généralisation des réseaux de soins palliatifs pédiatriques serait très souhaitable.

M. Jean Leonetti : Vous avez bien décrit, messieurs, la spécificité de la fin de vie du nouveau-né. Si, comme vous l’avez dit, la loi a apporté quelque chose, on mesure aussi la difficulté de l’appliquer sur des critères très particuliers.

Je voudrais aborder en premier lieu la question de l’alimentation. Le nouveau-né est un être qui n’exprime pas sa volonté. Pour autant, il existe une différence entre une alimentation considérée comme naturelle et une alimentation effectuée par sonde gastrique. Il est déjà difficile de faire accepter que l’arrêt de l’alimentation puisse être un moyen d’aller doucement vers la mort : à plus forte raison chez le nouveau-né. Il n’est pas question d’envisager cet arrêt pour un nouveau-né qui n’a pas besoin d’une alimentation artificielle.

Entre 1 000 et 1 500 enfants meurent chaque année. Lorsque la mort est rapide et a lieu en structure hospitalière, le problème de l’accompagnement familial ne se pose pas. En revanche, un certain nombre d’enfants plus âgés sont accompagnés par leur mère. Avez-vous eu connaissance de difficultés rencontrées par des mères qui travaillent ? Au cœur de la problématique des soins palliatifs, nous plaçons le congé d’accompagnement de fin de vie. Il me semble évident que l’on devrait accorder un tel congé aux mères qui sont dans cette situation.

M. Umberto Simeoni : Le problème se rencontre surtout pour les enfants plus âgés.

M. Jean Leonetti : Le CCNE n’a pas évoqué l’exception d’euthanasie spécifiquement au sujet de la néonatologie, à laquelle il n’a d’ailleurs pas réservé un traitement spécial.

Le cas des naissances avec une malformation grave est nouveau. Je m’attendais à ce que vous m’expliquiez qu’il résultait de convictions religieuses très fortes. Or, ce n’est pas toujours le cas.

S’agissant des enfants réanimés, on constate parfois que l’intervention médicale a abouti à une vie qui n’est qu’une survie. On introduit alors toute une série de choses qui sont à la limite de la légalité. Ainsi, on décide d’arrêter le traitement en raison d’une qualité de vie future jugée inacceptable, et non parce que la vie est en train de finir. Apprécier si une vie ne vaut pas la peine d’être vécue parce qu’elle sera trop invalidante, parce qu’elle constituera une charge trop importante pour la famille, au point qu’on ne donne pas suite à cette vie, c’est une situation propre à la néonatologie.

Vous avez mentionné les cas de réanimations réussies mais qui aboutissent à des vies que l’on qualifiera, pour simplifier, de purement végétatives. L’arrêt des traitements se révèle insuffisant pour entraîner la mort. Vous utilisez donc des médicaments qui entraînent la mort. On est là à la marge de la légalité, puisque l’on n’est plus dans le « laisser mourir » accompagné mais dans le « faire mourir » accompagné, et même le « faire mourir » décidé, non pas pour anticiper une mort mais au nom du respect d’une qualité minimale de vie. Si le nouveau-né est une personne humaine à part entière, ce donc chacun est bien conscient, nous nous trouvons dans une situation où nous créons une spécificité pour le début de la vie de la personne humaine : on serait à même de considérer que, puisqu’on lui a donné la survie, on a le droit de faire machine arrière et d’arrêter cette vie que l’on aurait abusivement maintenue : alors que l’enfant devait mourir, il a été réanimé ; il est vivant mais sa vie est incompatible avec une vie humaine considérée comme acceptable. Considérant que c’est nous, la société humaine, qui l’avons réanimé, nous faisons le chemin inverse. C’est une tradition assez américaine – mais aussi française –, qui donne sa chance à la vie puis, après avoir évalué la qualité de vie, décide de ne pas donner sa chance, ou plutôt sa malchance, à cette mauvaise vie.

Je passe sur d’autres éléments : les décisions se prennent quelquefois en urgence, sans collégialité…

M. Pierre Bétrémieux : Très rarement. La collégialité s’est installée dans la pratique courante.

M. Jean Leonetti : La décision de ne pas réanimer un nouveau-né est prise collégialement ?

M. Pierre Bétrémieux : Oui.

M. Jean Leonetti : S’il est indispensable que les relations avec la famille soient très étroites, on ne peut solliciter un avis de sa part : il s’agit plutôt d’obtenir une adhésion à la décision médicale. On ne peut faire peser sur la mère la responsabilité de la décision de la non-survie de l’enfant qu’elle vient de mettre au monde. Comment demander à une mère, même avec la plus grande délicatesse, de choisir pour son enfant entre une existence de « mauvaise qualité » et un arrêt de la vie ? Mais peut-être pensez-vous que les familles sont capables de prendre de telles décisions.

Dernière question : une interruption médicale de grossesse peut intervenir dans des délais qui correspondent à une naissance prématurée. Dans un cas, le but est l’élimination du fœtus, dans l’autre, la naissance de l’enfant. Si l’enfant naît et s’il n’a pas de réanimation pour vivre, le législateur a oublié d’expliquer ce que l’on fait de ce nouveau-né légalement prématuré. Or il n’est pas si rare que l’interruption médicale de grossesse soit pratiquée à trente-deux semaines.

M. Umberto Simeoni : Sur ce point précis, l’interruption médicale de grossesse pratiquée dans la période de viabilité du fœtus s’accompagne d’un fœticide, c'est-à-dire de l’injection in utero d’une substance qui fera décéder le fœtus avant sa naissance.

M. Jean Leonetti : Donc il naît mort.

M. Umberto Simeoni : En revanche, il peut exister un risque d’ambiguïté dans les cas où, au lieu d’opter pour l’interruption médicale de grossesse, une femme ou un couple décide de laisser la naissance se dérouler et adopte une démarche de soins palliatifs pour le nouveau-né. Il faut que la mère ou le couple soit parfaitement informé du fait que l’intentionnalité change : après la naissance, si l’anomalie n’est pas létale, l’enfant qui en est porteur va survivre.

M. Jean Leonetti : Même si elle est gravissime.

M. Umberto Simeoni : Oui. Beaucoup d’anomalies congénitales et beaucoup d’atteintes cérébrales par manque d’oxygène à la naissance ne sont pas forcément létales et ne sont pas évolutives.

M. Pierre Bétrémieux : C’est tout le sens de notre démarche auprès des parents dans la phase anténatale. S’ils choisissent de rencontrer leur enfant vivant, il nous appartient, à nous pédiatres, de les informer que cet enfant pourra vivre malgré la gravité de la malformation et qu’il est impossible de livrer un pronostic de durée. Nous accompagnerons bien sûr cet enfant et nous ne proposerons pas de soins disproportionnés ; néanmoins, il est hors de question d’attenter à sa vie. Toutes les équipes, en France, sont très claires sur ce point.

M. Umberto Simeoni : Le fond du débat est d’ordre éthique. Fait-il donner au fœtus un statut de personne – c’est ce que la mère ressent –, ce qui interdirait d’interrompre cette grossesse à moins de repenser une telle interruption de façon appropriée ? Faut-il au contraire que le nouveau-né n’acquière un statut qu’à partir du moment où il s’avère viable, ce qui est le cas dans d’autres pays et ce qui était le cas jadis, quand on considérait la mortalité des bébés comme une fatalité ? Bien entendu, aucune de ces deux solutions n’est satisfaisante mais c’est dans cette zone grise qu’apparaissent des contradictions. On peut par exemple extraire un bébé à vingt-sept semaines d’aménorrhée parce que l’on pense qu’il va mourir in utero et que la mère veut absolument que l’on tente quelque chose, lui prodiguer des soins intensifs malgré le grand risque de séquelles, alors que la loi française permet d’interrompre médicalement une grossesse au même stade de développement.

M. Jean Leonetti : Qu’en est-il de la mort donnée ? Je précise que M. Axel Kahn et d’autres personnalités entendues par la mission d’information ont estimé qu’il ne s’agit pas d’une pratique euthanasique dans la mesure où cette vie n’est pas encore réelle. Ne pas laisser un enfant survivre dans ces conditions ne relèverait pas, selon eux, de l’euthanasie, même si l’on effectue une sédation profonde qui entraîne la mort. Vous avez parlé pour votre part d’exception d’euthanasie…

M. Umberto Simeoni : Sans doute faut-il s’entendre sur les termes. J’ignore ce qu’a voulu dire exactement M. Axel Kahn, même si j’ai eu par ailleurs l’occasion de débattre avec lui, mais je pense que la différence tient à l’intentionnalité. Dans la plupart des cas, l’approche de la fin de vie s’est apparentée aux soins palliatifs sans en porter le nom et a permis de répondre aux questions posées. Dans les autres cas, cela a donné lieu et donne probablement encore lieu aujourd'hui, mais beaucoup moins, au choix de mettre fin intentionnellement à la vie d’un enfant lorsque le soignant et les parents pensent que, même en interrompant toutes les thérapeutiques curatives, celui-ci risque de survivre dans des conditions qu’ils considèrent comme épouvantables. Vous avez dit que ces attitudes sont à la marge de la légalité, monsieur le président. En réalité, elles ne sont pas légales. Néanmoins, elles sont considérées comme humaines et sont accompagnées d’un souci de bienfaisance extrême.

M. Jean Leonetti : Et, pour vous comme sans doute pour l’ensemble de la population, elles sont conformes à l’éthique…

M. Umberto Simeoni : En termes éthiques, et non juridiques, elles sont reçues et débattues dans la littérature depuis des décennies. Elles ne sont admises que pour des cas extrêmes. Ce sont ces cas qui ont amené et amèneront encore à envisager cette option sur le plan de l’éthique.

Je crois cependant que les réponses sont hétérogènes. La majorité des centres a évolué d’une position consistant à éviter l’obstination déraisonnable vers une approche de soins palliatifs consistant, dans les cas exceptionnels où le patient va survivre dans des conditions jugées inacceptables en termes de qualité de vie, à retirer tous les traitements et à laisser le patient survivre s’il doit survivre, en l’aidant du mieux possible. C’est loin d’être une évidence, car cet arrêt thérapeutique est dicté par la crainte d’une survie. Il arrive souvent que les parents demandent que l’on ne laisse pas l’enfant survivre ainsi.

M. Jean Leonetti : Le caractère hétérogène des réponses – puisqu’il semblerait que la décision médicale puisse varier d’un centre à un autre – pose un problème au législateur. Des sociétés savantes n’ont-elles pas essayé de poser un certain nombre de règles pour rendre ces réponses homogènes, même si l’on se situe parfois aux frontières de la légalité ? Le fait d’accompagner un enfant vers sa mort prévue, quelque inhumaine et inacceptable que soit cette mort, est conforme à un certain cheminement logique ; en revanche, lorsque l’acte médical est le retrait de toute thérapeutique et que le souhait de la famille et du corps médical est que l’enfant ne vive pas, la pratique médicale entre en contradiction avec l’intentionnalité. Il existe là un conflit de valeurs et une certaine ambiguïté dans l’attitude. Si je pense que l’enfant ne doit pas vivre parce que sa vie est purement végétative, tellement médiocre qu’elle n’est pas humaine, je dois arrêter les traitements de survie ; mais si l’enfant survit, mon attitude ne doit-elle pas être d’aller jusqu’au bout de mon intentionnalité et de faire en sorte que cette « mauvaise » vie ne soit pas vécue ?

M. Umberto Simeoni : C’est en effet une option. La commission éthique de la SFN a rédigé en 2001 des recommandations destinées à donner quelques lignes de conduite et à codifier toute une série d’éléments dans la prise de décision et dans l’application de la décision. Nous recommandions notamment de ne prendre aucune décision irréversible seul ou dans l’urgence. Dans le doute, il faut soigner l’enfant. Il est généralement possible, dans le court terme, de défaire ce qui a été fait…

M. Jean Leonetti : Cela signifie-t-il que, si je m’oblige à donner systématiquement sa chance à la vie, cela me donne implicitement le droit de défaire ce que j’ai fait ?

M. Umberto Simeoni : Éventuellement, si défaire signifie renoncer à des traitements que l’on a mis en route. Faut-il aller plus loin ? C’est à mes yeux un vrai choix de société. La question de l’hétérogénéité des attitudes est en effet importante, mais peut-être celle-ci n’est pas aussi forte que je l’ai laissé entendre. Il existe une grande évolution au sujet de la pratique que l’on nommait l’« arrêt de vie », c'est-à-dire l’interruption intentionnelle de la vie d’un nouveau-né dans les cas extrêmes. Bon nombre de ces cas sont désormais résolus par des approches purement palliatives. Mais un nombre accru d’enfants survivra avec un grand handicap.

M. Jean Leonetti : L’hétérogénéité concerne donc ces cas extrêmes.

M. Umberto Simeoni : Oui. Elle porte sur des cas précis. Des médecins ne se sentent pas ou ne se sentent plus d’aller jusqu’à interrompre intentionnellement la vie d’un enfant lorsque le simple retrait des thérapeutiques ne suffit pas. Dans nos recommandations de 2001, nous avons choisi de reconnaître que cette option existait, non pour la recommander mais pour constater que le problème se posait. Nous ne l’avons pas non plus condamnée. Ce qu’il faut savoir, c’est jusqu’où une société autorise ses médecins à aller, sachant que, dans le cas du nouveau-né, le patient n’a pas pu demander lui-même la mort. Pour la profession que nous représentons, l’option de ne pas poser la question sur un plan juridique – ce qui est le cas jusqu’à présent – et l’option de reconnaître que la question peut se poser seraient également recevables, tant les situations sont difficiles.

M. Jean Leonetti : Lorsque cela se pratique, est-ce dans la transparence et après avoir recueilli l’avis des parents ?

M. Pierre Bétrémieux : À ma connaissance, oui. Dans la sphère professionnelle qui participe à cette réflexion, les comportements personnels et les décisions solitaires ont disparu. La loi de 2005 a constitué un apport majeur pour étendre la collégialité.

Fondamentalement, l’intentionnalité des soins palliatifs est tout sauf aller vers la mort. Lorsque les néonatologistes ont essayé de se couler dans les protocoles de soins palliatifs des adultes, ils ont butté sur une contradiction car, dans des cas rares mais gravissimes, l’intentionnalité est bien d’aller vers la mort et non de dispenser des soins palliatifs débouchant, le cas échéant, sur une survie longue dans des conditions que l’on juge désastreuses. Certains parmi nous reconnaissent que notre intentionnalité de médecins peut parfois être la mort, ce qui est bien entendu très culpabilisant : nous sommes d’abord là pour nous battre en faveur de la vie.

M. Jean Leonetti : Surtout les pédiatres !

M. Pierre Bétrémieux : Nous rencontrons cependant des cas insolubles et la responsabilité humaine, par-delà les lois, est malgré tout de ne pas participer à la prolongation de cette vie végétative.

Sans doute gagnerions-nous à expliciter ce que nous entendons par ce terme : il s’agit de lésions cérébrales majeures entraînant une vie grabataire sans aucun mode relationnel. L’enfant restera sourd, aveugle, généralement tétraplégique. Il devra subir des interventions chirurgicales répétées – ténotomies, notamment – pour éviter que ses articulations ne se luxent. C’est une situation véritablement horrible qu’il ne faut en aucun cas assimiler à du handicap banal.

M. Jean Leonetti : Vous avez raison de le préciser.

M. Pierre Bétrémieux : Dans les services de réanimation polyvalents, qui soignent aussi des enfants plus grands, de telles lésions se rencontrent chez les noyés ou à la suite d’arrêts cardiaques.

M. Jean Leonetti : Ce qui nous taraude, c’est que toutes ces personnes humaines n’auraient pas survécu si elles n’avaient pas bénéficié d’une médecine performante. Notre action médicale et notre réflexion éthique rencontrent là une contradiction. Vais-je m’interdire de réanimer pour ne pas prendre le risque de provoquer des situations de handicap majeur que je suis incapable d’assumer ? L’idée mécaniste selon laquelle on pourrait défaire ce que l’on a fait pour donner sa chance à la vie est choquante car elle « chosifie » quelque peu l’être humain, mais elle a l’avantage, du point de vue de l’efficacité, d’éviter que l’on se refuse à réanimer pour se soustraire à un risque ultérieur : dans tous les cas, on choisit d’abord de réanimer.

Cette intervention massive de la médecine conduit à des situations où nous considérons que des vies ne doivent pas être poursuivies. La plupart du temps, les soins palliatifs accompagnent l’arrivée de la mort, mais la mort ne survient pas toujours. Dans le cas du nouveau-né, il s’agit d’une vie entière à vivre alors qu’il n’existe plus ni sensations ni relations ni pensée. On se demande alors s’il ne vaut pas mieux aller au bout de l’intentionnalité et empêcher cette vie qui n’a pas vraiment commencé et dont on ne saurait dire qu’on l’arrête. C’est le sens des propos qu’Axel Kahn nous a tenus : j’ai donné à cette vie sa chance d’être une vie humaine ; comme je n’y suis pas parvenu, j’empêche que ce soit une vie inhumaine.

M. Pierre Bétrémieux : Des parents m’ont dit que la vie future de leur enfant telle que je la décrivais était « pire que la mort ». Si c’est ainsi que l’on caractérise ces cas, la mort semble en effet préférable.

M. Michel Vaxès : Les situations décrites semblent relever du maintien artificiel en vie.

M. Pierre Bétrémieux : À ceci près qu’il arrive, après le retrait de toutes les procédures de réanimation, que l’organisme du nouveau-né poursuive sa vie biologique, avec des battements de cœur, des mouvements respiratoires, parfois même des mouvements de déglutition, alors que le cerveau est détruit et ne commande plus rien.

M. Michel Vaxès : Cependant, si l’on se projette à moyen terme, on peut considérer ces cas comme un maintien en vie artificiel tel que défini par la loi de 2005.

M. Jean Leonetti : Ce n’est pas faux.

M. Michel Vaxès : Ces enfants se trouveront de toute façon, quelques années après, dans le cadre du maintien en vie artificiel.

M. Pierre Bétrémieux : Ce sont bien ces quelques années qui nous posent un problème.

M. Jean Leonetti : La vie de ces enfants dépend tout de même des soins…

M. Umberto Simeoni : Pas toujours. Les attitudes extrêmes d’arrêt de vie que l’on a pu constater et qui existent peut-être encore concernaient dans leur majorité des enfants pour lesquels le tabou de la nutrition avait été respecté : on n’a pas considéré la sonde gastrique comme une mesure artificielle que l’on pourrait retirer.

Il faut bien avoir à l’esprit la rapidité avec laquelle le nouveau-né récupère non seulement sa respiration, mais aussi les signes extérieurs d’une conscience : il a les yeux ouverts, il réagit. Arrêter l’alimentation a longtemps été considéré comme presque impossible. Actuellement, le chemin se fait peu à peu et de nombreuses équipes commencent à se poser la question de cette interruption, en accompagnant ce geste d’une sédation permettant de s’assurer que l’enfant ne souffre pas – ce qui est en général le cas du fait des atteintes cérébrales. Du coup, si l’on fait abstraction des cas où l’on interrompt une alimentation artificielle très simple – c'est-à-dire dire si l’on juge que l’administration de lait par une sonde gastrique est, en quelque sorte, trop obstinée –, les situations où la décision de mettre délibérément et intentionnellement fin à la vie de l’enfant pourrait se présenter se réduisent à l’exception.

M. Michel Vaxès : Selon M. Axel Kahn, il peut se trouver des circonstances qui poussent à aller jusqu’au bout de ses responsabilités, mais cela ne justifie pas que le législateur aille au-delà de la loi existante. Dans les cas extrêmes que vous évoquez, il devrait être possible d’apporter des réponses humaines renvoyant à l’éthique et à la collégialité, en associant la famille et en l’accompagnant. Il s’agit avant tout de prendre la décision sage.

La fin de vie des adultes et la fin de vie dans un contexte néonatal sont deux situations très différentes auxquelles il ne semble guère envisageable d’apporter une réponse globale. Il faut prendre en compte la spécificité de la néonatologie, peut-être en l’écrivant. De ce point de vue, vos recommandations éthiques me paraissent adaptées aux choix qu’il faut opérer dans ces cas.

M. Jean Leonetti : Les pensées et les pratiques ont évolué à la suite de la loi, probablement imparfaite, que nous avons adoptée en 2005. On constate un cheminement dans les attitudes : on n’est plus forcément dans l’opposition entre la vie et la mort.

M. Michel Vaxès : Si nous en arrivons à une certaine clarté sur ces questions, c’est que nous y réfléchissons tous depuis longtemps. Mais lorsque l’on rencontre dans d’autres contextes des médecins, des personnels soignants ou des familles, on peut mesurer l’écart qui existe avec les solutions dont nous discutons ici, sans même parler de la méconnaissance de la loi. Comment faire en sorte que la connaissance que vous avez accumulée puisse être partagée par tous ceux qui rencontrent ces situations ?

M. Umberto Simeoni : Il faut en effet beaucoup travailler à l’information du public et des professionnels, de manière à ce que ces concepts soient bien compris et appliqués. Il existe peut-être une limite à cette action : si, d’une certaine manière, laisser certaines situations dans un cadre illégal peut constituer le moindre mal, cela expose aussi les professionnels à d’éventuels revirements d’opinion. Qui sait quel sera l’état d’esprit en France dans vingt ans ? Ne verra-t-on pas des proches se retourner contre les personnes qui ont soigné un enfant, l’ont accompagné vers la mort, voire ont provoqué celle-ci avec l’adhésion des parents ? Plus important encore, les parents ne sentiront-ils pas peser sur eux un poids encore plus lourd pour avoir adhéré à cette démarche ?

M. Jean Leonetti : M. Bétrémieux a bien fait de rappeler les conditions de survie des enfants concernés car elles sont de nature à déculpabiliser les parents : c’est un véritable calvaire qui de toute façon aboutit à la mort. On ne peut imaginer des survies très longues pour ces patients.

M. Pierre Bétrémieux : Oui et non. Il existe aussi une pression éthique dans les institutions qui les accueillent. On ne les laisse pas mourir dans l’indifférence.

M. Jean Leonetti : Mais ils ne parviennent pas à l’âge adulte…

M. Pierre Bétrémieux : Généralement non, mais cela peut arriver.

M. Umberto Simeoni : Malheureusement, tous les cas ne sont pas aussi caractérisés. Notre capacité de pronostic est insuffisante pour prédire avec certitude l’évolution à long terme. En outre, il n’y a pas que des cas de lésions cérébrales. Dans le cas d’une affection neuromusculaire constitutive, qui se révèle dans les premières semaines de vie, voire plus tard, l’enfant est paralysé et sa qualité de vie est très gravement compromise, mais il est conscient. Or, la définition de ce qu’est la conscience d’un nouveau-né est très floue. Nous ne nous souvenons pas de notre période néonatale. Envisager d’interrompre des soins pour une myopathie chez un nouveau-né n’est pas la même chose que de l’envisager pour un enfant de cinq ou dix ans.

M. Jean Leonetti : Bien sûr. La charge relationnelle, émotionnelle et affective est différente.

M. Umberto Simeoni : La charge affective vis-à-vis d’un nouveau-né a-t-elle une valeur différente ? D’un point de vue éthique, non.

M. Jean Leonetti : En termes légaux, il n’y a pas de différence. En termes affectifs, en revanche, la différence est évidente entre perdre un enfant à la naissance et perdre un enfant à cinq ans.

Par ailleurs, vous savez de mieux en mieux établir les pronostics, notamment grâce aux IRM.

M. Pierre Bétrémieux : Les IRM laissent tout de même subsister des points d’interrogation.

Pour en revenir à la question de M. Michel Vaxès sur la formation, je prendrai l’exemple de la suspension de l’alimentation artificielle, que les infirmières, les puéricultrices ou les jeunes internes jugent très transgressive. « Vous n’allez tout de même pas le laisser mourir de faim ! » entend-on. Or, il s’agit de professionnels déjà sensibilisés. On imagine quel impact peut avoir sur les parents et sur le public l’idée que l’on ne propose plus à l’enfant qu’une alimentation naturelle dont on sait qu’elle sera insuffisante.

M. Michel Vaxès : Il me semble normal que les soignants d’une maternité ou le grand public ne puissent supporter l’idée de l’arrêt de l’alimentation. Je ne faisais que souligner la différence avec le maintien en vie artificiel des personnes adultes, dont l’arrêt est couvert par la loi.

Vous reconnaissez par ailleurs que des décisions prises dans la collégialité, avec l’adhésion des parents, sortent de la légalité. Ne serait-il pas possible de prendre en compte cette préoccupation spécifique à la néonatalité afin d’éviter tout retournement de situation ?

M. Jean Leonetti : La période de l’agonie apparaît déjà comme inutile aux yeux de notre société. Elle peut porter sens lorsqu’elle concerne un sujet adulte en fin de vie : entre celui qui part et ceux qui restent, il peut y avoir une transmission. Mais le nouveau-né, lui, n’a pas d’histoire. L’agonie provoquée par l’arrêt de l’alimentation paraît dès lors insupportable : elle est encore plus inutile, et elle se fait de surcroît par le biais de la suspension de ce qui est la base de la transmission. Nous sommes là dans une impasse symbolique.

M. Olivier Jardé : Comme vous l’avez souligné, le pouvoir de récupération du nouveau-né et de l’enfant est considérable. Disposez-vous, à cet égard, de normes qui pourraient vous éviter des excès thérapeutiques ? Y a-t-il des standards universels comme l’échelle de Glasgow ? La seule expérience des praticiens et le faisceau des preuves paracliniques peuvent-il à eux seuls motiver la décision de se tourner vers les soins palliatifs ?

M. Umberto Simeoni : La médecine est d’abord l’art de soigner chaque cas particulier. Nous n’avons pas de normes mais des lignes de conduite ayant une valeur statistique, notamment en ce qui concerne l’anoxie au moment de l’accouchement. Pour certaines catégories nous savons que le pronostic sera mauvais. Même si l’échelle de Glasgow ne s’applique pas bien en néonatalogie, il existe d’autres approches. Lorsque le pH sanguin est inférieur à 7, par exemple, et que l’on assiste à une défaillance d’autres organes que le système nerveux central, le pronostic sera défavorable dans 90 % des cas. C’est en général à ce stade que l’on peut interrompre les soins intensifs. L’enfant passera éventuellement par une phase de soins palliatifs mais il décédera, dans la mesure où il est encore dépendant des soins intensifs.

Cependant, dans d’autres cas graves, l’incertitude est très grande car le pronostic peut être très défavorable sans être aussi nettement caractérisé. Les normes de pronostic font défaut. D’importants progrès restent à faire dans ce domaine, mais cela n’est pas propre à la néonatologie.

M. Jean Leonetti : Messieurs, je vous remercie pour la qualité de votre réflexion. Nous constatons que les nombreux sujets que nous avons abordés sont sujets à évolution. Il y a seulement quelques années, qui aurait pu penser que des soins palliatifs pourraient être dispensés en pédiatrie ? En néonatologie, même si les situations restent hétérogènes, les recommandations de bonne pratique commencent à s’affiner. Les progrès de la médecine nous mettent dans des situations que l’on n’aurait pas imaginées il y a trente ans, mais ils peuvent aussi nous apporter des éléments de pronostic qui s’amélioreront au fil du temps et nous permettront peut-être, non pas de tout codifier, mais de mieux organiser notre attitude thérapeutique face à des situations difficiles.

Audition de l’épouse d’un patient décédé d’un cancer


(Procès-verbal de la séance du 18 juin 2008 )

Présidence de M. Jean Leonetti, rapporteur

M. Jean Leonetti : Madame, nous vous remercions d’avoir accepté de témoigner devant nous, ce qui n’est jamais facile après un deuil douloureux. Nous vous sommes donc reconnaissants d’apporter votre contribution à la mission d’évaluation de la loi relative aux droits des malades et à la fin de vie.

Votre mari est décédé en 2004 dans le service de soins palliatifs du centre hospitalier universitaire de Besançon. Il était suivi à Paris pour un cancer auquel s’est superposé un cancer secondaire. Les difficultés rencontrées pour le maintenir à domicile ont conduit son médecin à suggérer une hospitalisation. Cette démarche s’est heurtée à la volonté de votre mari qui niait sa maladie et entendait continuer à mener pleinement sa vie. Quand il est arrivé dans l’unité de soins palliatifs, la révélation d’un diagnostic médical à ce stade très avancé de la maladie a donc été à la fois douloureuse et difficile. Mais les soins palliatifs ont joué un rôle important et le médecin, dans la phase ultime, a réussi à nouer un contact et à faire admettre une réalité qui s’imposait malheureusement à tous. Votre histoire est aussi celle d’un cheminement médical entre la réalité qui finit par être prise en charge par un malade jeune qui avait envie de continuer à vivre. En ce qui vous concerne, vous avez dû traverser l’épreuve d’accepter la réalité médicale et celle de votre mari.

Nous sommes ici pour vous écouter et pour apprendre ce que nous n’avons pas totalement appréhendé après la première mission qui était plutôt consacrée aux points de vue des médecins et des juristes. Le Premier ministre nous a demandé de mesurer comment la loi de 2005 était appliquée et comment elle était vécue par les patients eux-mêmes. Nous avons donc privilégié l’écoute des familles de malades, pour faire apparaître une autre réalité, celle de ceux qui doivent accompagner un proche dans sa fin de vie, et pour savoir si nous devons améliorer notre dispositif législatif ou la communication sur le dispositif législatif existant.

Madame, vous avez la parole.

Sylvie : Je ne vous cache pas que je suis très émue d’apporter mon témoignage aujourd’hui.

M. Jean Leonetti : Il est normal que des événements aussi douloureux remontent à la surface, et ce cadre est bien solennel.

Sylvie : J’y vois une façon de remercier le service qui s’est occupé de mon mari.

Tout a commencé un jour de février 2003 où mon mari m’a appelé affolé pour me dire qu’il avait des troubles psychomoteurs et qu’il n’arrivait pas à éviter une chaise que, pourtant, il voyait. Il a alors passé un scanner qui a révélé une tumeur cérébrale. Une exérèse chirurgicale de la tumeur a été pratiquée. Elle a été suivie d’une chimiothérapie et de séances de rayons. En deux mois, il a perdu trente kilos. Il n’était pas très en accord avec son cancérologue bisontin et ils se sont disputés. Mon mari avait beaucoup de caractère et il n’était pas facile à gérer. Ce n’était pas un « bon » malade.

Il a alors décidé de se faire suivre par un cancérologue parisien, ami de son père. Pendant un an, il a dû se rendre à Paris pour ses séances de chimio et d’autres traitements. Son état est resté à peu près stable. En tout cas, il était beaucoup mieux que quand il était suivi à Besançon. En plus, son nouveau cancérologue lui disait qu’il allait mieux et qu’il était en rémission complète. Son état, déclarait-il, venait de ce que les traitements avaient été lourds ; il lui suffisait juste de se retaper. Il gardait bon espoir.

Après des hospitalisations à Paris, il a dû être hospitalisé à Besançon parce qu’il n’était plus transportable aussi loin, d’abord dans la clinique où il travaillait comme kinésithérapeute. Il était suivi par des gens qui n’avaient pas les compétences qu’il aurait fallu mais qui acceptaient de le prendre dans leur service parce qu’ils le connaissaient. Personne ne savait quoi faire car son parcours était très atypique. Du coup, son médecin traitant a appelé le service de soins palliatifs et, après trois jours à la maison où il était vraiment très mal, nous sommes arrivés dans ce service. Mon mari m’accusait de vouloir le tuer et me débarrasser de lui. Il était vraiment très agressif quand il est entré. Il n’avait qu’un désir : repartir au plus vite puisque, pour lui, il n’était question que de se retaper quelques jours. Il n’avait à la bouche que le nom de son cancérologue parisien et nous disait sans arrêt : « Appelez-le ! Vous verrez avec lui. Je veux retourner à Paris car il est hors de question que je sois soigné ici ! ».

Dès notre arrivée, nous avons été reçus, mon mari et moi, dans un salon de famille où l’on nous a expliqué comment fonctionnait le service. J’ai remarqué des choses que je n’avais pas vues ailleurs car j’avais suivi mon mari à Paris et dans les différents services qui l’avaient pris en charge à Besançon : une souplesse très grande dans les horaires de visite et de repas, ainsi que pour la toilette. Le service était accueillant – il y avait des fleurs alors qu’il n’y en avait nulle part ailleurs – et beaucoup plus convivial. Il y avait aussi des expositions d’artistes peintres, des lampes de chevet colorées dans les chambres. Ça a l’air tout bête, mais c’est important. Les patients ont le droit à une télévision et à un lecteur de DVD. Ils sont mis à leur disposition alors qu’ailleurs, il faut payer. C’est un autre espace dans l’hôpital. On est à l’hôpital, mais sans avoir l’impression d’y être. C’est un lieu qui permet d’établir un lien social parce que les visites sont possibles à tout moment, sauf pendant les soins. Les gens passent quand ils veulent. L’atmosphère était très différente de celle du service de cancérologie.

Les personnes qui travaillent dans ce service de soins palliatifs sont volontaires. Elles ont choisi d’y être et leur implication est très forte, à tous niveaux, de l’agent de service hospitalier au grand docteur. Ils ont une dimension humaine, une vraie capacité d’écoute, une disponibilité. Quand ils ne sont pas disponibles, ils le disent, mais ils vous dirigent vers quelqu’un d’autre ou viennent vous voir plus tard. Ils possèdent un vrai savoir-faire dans leur façon d’être avec les patients. Mon mari était quelqu’un de difficile à cadrer et ils l’ont comme « apprivoisé ». C’est vraiment le terme qui convient. Quand il est arrivé, il refusait tout, même la toilette, vraiment tout. Ils ont aussi un savoir-être parce que, autant j’avais besoin de parler et de m’exprimer, autant mon mari avait besoin de silence. Tout le monde, même le petit personnel, savait respecter son silence en se taisant, en ne le touchant pas quand il n’en avait pas envie. Ils faisaient tous preuve d’un véritable respect envers les malades et leurs proches. Il s’agissait entre eux d’un véritable travail d’équipe, ils tenaient des réunions où tout le personnel était convié et avait droit à la parole. Je trouve que c’est très important vu ce qui se passe dans d’autres services. Il y a une vraie prise en charge, globale. Les choses ne traînent pas comme ailleurs, où on manque de personnel. Dans ce service, il y avait beaucoup de personnel et les patients étaient vraiment bien entourés. Rien ne traîne. Quand il faut faire un scanner, consulter un urologue, on l’obtient, plus vite qu’ailleurs. En tant que patient et proche de patient, on se sent vraiment rassuré.

Le service a pris contact avec le cancérologue de Paris qui, à partir de ce moment-là, n’a plus donné aucune nouvelle. Il était injoignable. Il en était resté au fait qu’Hervé était en rémission et que tout allait bien. À partir du moment où les médecins du service de soins palliatifs l’ont appelé pour savoir quel traitement mon mari avait suivi, comment il l’avait supporté, et pour demander ce que lui, médecin, proposait, il n’y a plus eu de contact. Ce moment a été très difficile, et pour moi, et pour mon mari qui était devenu un peu paranoïaque. Il nous accusait de ne pas dire la vérité à ce sujet et de lui mentir. Il pensait que ses nouveaux médecins n’avaient pas envie d’entrer en contact. Nous nous sommes sentis abandonnés par le cancérologue parisien.

Chaque jour, nous étions tenus au courant de l’évolution des investigations, des questions qui se posaient : « Est-ce que l’on continue le traitement ? Quoi faire d’autre ? ». Tous les jours, on demandait à mon mari ce qu’il souhaitait. Il était acteur des décisions qui étaient prises. Le personnel ne fuyait pas devant les questions qui dérangent, ce qui n’est pas toujours le cas ailleurs.

M. Jean Leonetti : Quel genre de questions ?

Sylvie : « Est-ce que mon mari va mourir ? » par exemple. On en parle. Ailleurs, on vous dit que vous allez avoir rendez-vous avec le médecin, qu’il faut voir. Et les réponses ne viennent pas. Là, les réponses, on les avait, et droit dans les yeux, même si c’était difficile. C’est important. En même temps, le personnel ne nous a jamais lâchés, à aucun moment. Il a été là jusqu’au bout. J’ai eu la chance d’accompagner mon mari jusqu’à la fin. C’était la nuit, mais les soignants étaient là, même s’il y avait aussi d’autres patients. Ils ont pris le temps et ont fait preuve d’une grande présence. Grâce à cet environnement, on avait l’impression que le fardeau était moins lourd. Cela permettait de se reposer. On trouve toujours à qui parler, entre les psychologues, les assistantes sociales… On sent vraiment le travail d’équipe. Ailleurs, à Paris comme à Besançon, les réponses ne venaient pas très vite. Dans cette unité de soins palliatifs, si la réponse n’était pas immédiate, on nous expliquait pourquoi et on nous donnait un délai. Ils ont sans doute les moyens en personnel pour le faire, mais, pour la famille et les patients, c’est très important.

Ils s’attachent aussi au bien-être de la personne, c'est-à-dire qu’ils s’efforcent de faire au mieux et de satisfaire les menus plaisirs. Ils tiennent compte des envies. Mon mari aimait tout ce qui était interdit ailleurs : il aimait la « bonne bouffe » ; on pouvait en apporter de l’extérieur et même la cuisiner sur place. Une fois, nous lui avons apporté le plateau d’huîtres dont il avait envie. Tous ces à-côtés permettent aussi de mieux supporter la maladie. De même, nous pouvions sortir quand nous le voulions. Si, à six heures du soir, après le départ des médecins, nous avions envie de nous balader, nous signions une décharge et nous partions une heure. Ailleurs, c’est difficile. Mon mari était un gros fumeur. À l’hôpital, on n’a pas le droit de fumer. Pourtant, il avait le droit de fumer. Les infirmières avaient son paquet de cigarettes sur elles et il avait droit à trois cigarettes par jour, quand il ne pouvait pas descendre. Elles restaient dans la chambre pendant qu’il fumait. Elles ont aussi respecté ses coups de gueule, pendant les quinze premiers jours. Il est resté un mois et demi, mais, ensuite, il était plus calme. Cela ne l’a pas empêché de se battre jusqu’au bout et ils l’ont aidé à se comporter comme il en avait envie.

M. Jean Leonetti : Votre mari, compte tenu du tempérament impétueux que vous décrivez – on l’appelait le Capitaine, n’est-ce pas ? Il avait donc une capacité à commander – a-t-il vécu négativement le fait d’être hospitalisé dans ce type de service ? Ou bien l’a-t-il ressenti comme un soulagement, au stade de la maladie où il se trouvait ? Vous avez utilisé le verbe « apprivoiser ». Saint-Exupéry écrit dans Le Petit prince qu’apprivoiser, c’est « créer des liens ». Avez-vous eu l’impression que votre mari a pu tisser de nouveaux liens avec d’autres personnes et que c’est ce type de relations qui lui a permis d’assumer son tempérament, d’exercer sa liberté, tout en faisant en sorte qu’il soit entouré, en dehors même de la présence familiale ? Quand il est entré, avait-il compris la gravité de sa maladie, l’impossibilité de faire une nouvelle chimiothérapie, l’impasse thérapeutique dans laquelle il se trouvait ?

Sylvie : Pas quand il est arrivé.

M. Jean Leonetti : En entrant en soins palliatifs, il imaginait qu’il pouvait encore guérir ?

Sylvie : Oui.

M. Jean Leonetti : Et l’accompagnement qui l’a entouré a été respectueux de cette illusion ?

Sylvie : Oui, mais sans jamais lui mentir. Jamais. Ils disaient qu’ils avaient bien compris qu’il avait envie de se battre et qu’ils feraient tout pour l’aider à se battre jusqu’au bout. Mais ils ne cachaient pas l’état où il en était. Ils ont toujours dit la vérité, sans jamais dénigrer le cancérologue parisien.

M. Jean Leonetti : Si j’ai bien compris, ce cancérologue n’était là qu’épisodiquement. Ensuite, il a cessé de se manifester. Quand votre mari s’est rendu compte que son entourage n’était pour rien dans ce silence, a-t-il éprouvé un sentiment d’abandon ?

Sylvie : Oui, mais il ne l’a pas formulé parce qu’il s’agissait d’un ami de son père. Nous nous sommes efforcés d’atténuer les choses.

M. Jean Leonetti : Au cours de son séjour en soins palliatifs, est-il passé du déni de la mort à son acceptation ? Ou bien a-t-il conservé jusqu’au bout la volonté farouche de se battre ? Autour de lui, a-t-on respecté à la fois la vérité et sa détermination ?

Sylvie : Son attitude a été respectée, et il s’est battu jusqu’au bout.

M. Jean Leonetti : Il n’a donc pas eu le sentiment qu’il était là pour mourir ?

Sylvie : Si, mais il s’est battu jusqu’au bout.

M. Jean Leonetti : Il est vrai que ce n’est pas incompatible.

Sylvie : En tout cas, mon mari n’a rien laissé paraître.

M. Jean Leonetti : Voulez-vous, madame, ajouter quelque chose, avant que nous en venions aux questions ?

Sylvie : Oui, pour souligner les spécificités de ce service de soins palliatifs.

C’est à propos de mes enfants. L’un a dix-neuf ans aujourd'hui, l’autre quatorze ans. Ils avaient alors respectivement quinze et dix ans. Eux aussi ont été bercés dans l’illusion que leur père allait guérir. J’ai beaucoup apprécié que les enfants aient été pris en charge par la psychologue qui a eu le courage de leur dire la vérité. J’étais présente quand elle leur a dit que leur papa allait mal et qu’il allait bientôt mourir. Pour moi, il était impossible de dire ça à des enfants. Et je me suis rendu compte qu’ils s’en doutaient. Nous étions à quinze jours de la mort de mon mari. Les enfants avaient bien senti que j’étais de moins en moins disponible parce que j’étais plus souvent à l’hôpital. Et je les remercie de l’avoir dit parce que je n’ai pas eu à le faire. Ils l’ont dit avec les mots qu’il faut, tout simplement, sans mentir.

Je voulais remercier ces personnes qui m’ont permis d’accompagner mon mari jusqu’au bout. Le dernier mois, j’ai pu dormir là-bas tous les soirs, sauf les quelques fois où sa sœur m’a remplacée auprès de lui. Mon fils puîné a pu dormir aussi avec nous, pendant trois nuits. Il a voulu ensuite recommencer mais c’était à la fin, et je ne l’ai pas souhaité pour lui. Mes enfants aussi ont été respectés, aucun jugement n’a été porté sur eux. L’aîné, ne souhaitait pas voir son père du tout. Mon mari souffrait énormément de son attitude. Et la psychologue a réussi à le faire venir une fois par semaine. Au contraire, son frère venait très souvent. Il était très proche de son père et un lien très fort les unissait. En revanche, l’aîné était dans le déni et le refus. Ils l’ont aidé à en parler, pendant et après, sans le culpabiliser, ce que je n’arrivais pas à faire. En tant que mère, je lui disais : « Tu ne peux pas faire ça à ton père ! Il est malade, il a besoin de te voir. » C’était le discours que je lui tenais.

Notre intimité, à mon mari et à moi, a été respectée. J’avais besoin d’être auprès de mon mari, proche de lui. Or, dans les hôpitaux, il n’y a pas de lit pour deux personnes et il n’était pas possible de s’en procurer. Ils sont donc allés chercher un autre lit de malade qu’on a collé à celui de mon mari. Comme ça, nous avons pu rester ensemble et c’était très important, pour mon mari comme pour moi. L’équipe nous a dit, ce qui m’a beaucoup touché, que nous n’étions pas un cas fréquent. Beaucoup de malades étaient seuls. Et, dans les couples, le conjoint en bonne santé a peur de la mort. Il arrive souvent qu’il ne soit pas capable d’accompagner son mari ou sa femme. Du coup, nous avons presque été portés par le service qui faisait tout son possible pour que les choses se passent au mieux pour nous. Nous avons été « cocoonés ». Nos amis venaient. Deux heures avant la mort de mon mari, à vingt-deux heures, nous étions encore une dizaine dans le salon et chacun allait le voir à son tour, pour lui dire au revoir. Cela a été un moment très fort. Quand son père est arrivé, les amis nous ont laissés. Je suis restée avec ma belle-sœur et nous sommes demeurés avec mon mari jusqu’à la fin. Et je sais que cela n’aurait pas été possible dans un autre service, et encore moins à la maison. J’aurais eu trop peur.

M. Jean Leonetti : En évoquant la qualité de l’accompagnement qui vous a été proposé, vous avez insisté sur le nombre des soignants, mais, en même temps, vous avez signalé des détails qui n’ont pas grand-chose à voir avec la quantité de personnel : utiliser les mots justes, parler aux enfants, dire la vérité, ne pas fuir la réalité, disposer d’un salon où l’on peut se réunir, préserver une qualité de vie en quelque sorte familiale,… Bien sûr, l’effectif compte, mais cette atmosphère n’était pas le résultat de la quantité de personnel. Ce qui comptait, c’était la qualité de l’écoute et du dialogue.

Sylvie : Tout ça est possible parce que le personnel a plus de temps qu’ailleurs. Il est plus disponible. Je suis infirmière ; je sais ce que c’est que de ne pas avoir le temps.

M. Jean Leonetti : Travailliez-vous pendant la maladie de votre mari ?

Sylvie : Oui.

M. Jean Leonetti : Avez-vous bénéficié du congé d’accompagnement ?

Sylvie : Je n’en avais pas envie.

M. Jean Leonetti : Pourriez-vous nous expliquer pourquoi ?

Sylvie : Le travail représentait pour moi une bouffée d’oxygène. Je dormais dans le service de soins palliatifs, je prenais ma douche là-bas avant de partir travailler. Je rentrais ensuite à la maison pour m’occuper des enfants. J’attendais qu’ils soient endormis et, à vingt et une heures, je retournais dans le service. Le travail me faisait voir autre chose.

M. Jean Leonetti : Où travailliez-vous ?

Sylvie : Je travaillais au bloc opératoire, dans une polyclinique, de jour.

M. Jean Leonetti : Avez-vous envisagé de prendre un congé ?

Sylvie : Non. Je n’en avais pas envie même si je l’ai envisagé. Mais, la dernière semaine, je n’ai pas travaillé. Le travail, c’était pour moi une façon de tenir le coup.

M. Jean Leonetti : Votre profession vous offrait la possibilité de vous investir dans une occupation, d’avoir des collègues. Avez-vous envisagé à un moment de vous mettre à mi-temps ?

Sylvie : J’avais déjà diminué mon rythme de travail et je faisais un mi-temps. Je travaillais deux grosses journées par semaine au bloc opératoire, le mardi et le vendredi.

M. Jean Leonetti : Ce mi-temps ne s’inscrivait pas dans le cadre de la loi. Vous l’aviez seulement choisi, dans le contexte dans lequel vous vous trouviez.

Sylvie : Dès que mon mari est tombé malade, j’ai diminué de moitié mon temps de travail parce que j’en avais la possibilité. J’ai choisi de ne travailler qu’avec un seul chirurgien qui m’a beaucoup soutenue.

M. Jean Leonetti : Quand vous avez arrêté votre travail, vous avez pris un congé normal ?

Sylvie : Je n’en sais rien ! J’ai un employeur formidable et je n’ai eu aucun souci.

M. Jean Leonetti : La mission réfléchit aussi à comment faire pour aider, en termes de disponibilité ou en termes financiers, les accompagnants qui travaillent. Mais je comprends votre attitude. Avoir une activité autre que l’accompagnement vingt-quatre heures sur vingt-quatre, 365 jours par an, n’est pas forcément négatif car l’épuisement peut guetter et avoir des répercussions néfastes, y compris sur le malade.

Sylvie : Quand mon mari était hospitalisé à Paris, je ne travaillais pas, en accord avec le chirurgien pour lequel je travaille.

M. Jean Leonetti : Vous aviez trouvé un accord très souple.

Sylvie : On m’avait proposé de prendre un congé d’accompagnement. Nous avons eu beaucoup de chance car nous avions de très bons amis et une famille très présente, ce qui m’a permis d’être le plus souvent possible avec mon mari. Je n’avais à gérer que la sortie d’école et le coucher des enfants. Ils étaient pris en charge après. Et je ne peux pas m’empêcher de me demander comment font ceux qui n’ont aucun soutien extérieur.

M. Jean Leonetti : C’est en effet une question que nous devons nous poser.

Sylvie : Nous avons eu beaucoup de chance, j’en suis consciente, à commencer par la chance d’avoir à ce moment-là, une place dans ce service qui ne compte que six lits pour toute la Franche-Comté…

En conclusion, cette expérience des soins palliatifs a été pour moi une grande leçon de vie. J’y ai rencontré beaucoup de générosité, de disponibilité et d’humanité. Nous avons été entourés de respect, de confiance, de sincérité, le tout accompagné d’un grand professionnalisme. J’espère sincèrement qu’il y aura beaucoup de soins palliatifs en France, et pour tout le monde, surtout pour ceux qui sont seuls. Je me souviens d’une dame qui était toute seule. C’était pour moi difficile de passer devant elle, en sachant mon mari si entouré.

M. Jean Leonetti : Parmi les témoignages que nous avons entendus, votre parcours est malheureusement exceptionnel. Certains professionnels et certaines familles ont insisté sur la solitude des malades. Partagez-vous cette impression ?

Sylvie : Oui, tout à fait. J’étais souvent là, sauf quand mon mari souhaitait être seul. Sinon, quand je ne pouvais pas, il y avait toujours un membre de la famille ou un ami disponible pour rester. C’était vraiment très bien géré.

M. Jean Leonetti : Et, autour de vous, qu’avez-vous observé ?

Sylvie : Les autres familles étaient souvent absentes et les malades étaient seuls.

M. Jean Leonetti : Y avait-il, dans ce service, des bénévoles qui venaient pour parler avec les malades et les accompagner ?

Sylvie : Oui.

M. Jean Leonetti : Est-ce qu’ils vous ont apporté quelque chose de plus ?

Sylvie : Non. En ce qui me concerne, cela aurait été possible, mais pour mon mari, pas du tout. Il n’a pas adhéré. Il n’en avait pas besoin, il était extrêmement entouré. Mais je pense que cela peut aider les personnes qui sont seules.

M. Olivier Jardé : Je tiens à vous remercier pour la sincérité de votre témoignage. Travaillant aussi dans un bloc opératoire, je comprends bien ce que vous décrivez. Votre mari a-t-il jamais exprimé une demande de mort ?

Sylvie : Non.

M. Olivier Jardé : Compte tenu de l’objet de la mission, pensez-vous qu’il faille renforcer les soins palliatifs ou plutôt accepter une exception d’euthanasie ? Je vous pose la question bien que la teneur de vos propos laisse augurer de la réponse.

Sylvie : Je confirme ce que je vous ai dit dans ma conclusion.

M. Jean Leonetti : Mon cher collègue, vous induisez les réponses ! (Sourires.)

M. Olivier Jardé : Je souhaitais aussi vous interroger sur la dignité de la personne en fin de vie. Avez-vous l’impression qu’avec l’amour que vous lui avez prodigué et qu’il vous a donné, votre mari a gardé toute sa dignité ?

Sylvie : Oui, vraiment.

M. Michel Vaxès : Je vous remercie, madame, pour votre témoignage très émouvant. Il semble que, dans votre cas, aucune demande de précipiter la fin, de mettre un terme à une situation devenue intolérable n’a été exprimée, ni de la part de votre mari, ni de la vôtre. Vous avez souhaité aller ensemble jusqu’au bout de la vie. Et c’est ce qui s’est passé. Mais comment auriez-vous fait s’il n’y avait pas eu les soins palliatifs ? Je sais que la question est difficile, d’autant que vous avez vous-même conclu en souhaitant que tous ceux qui en ont besoin puissent disposer d’une telle qualité d’accueil. Auriez-vous réagi différemment ? Vos attentes auraient-elles été différentes ?

Sylvie : Quand je suis arrivée avec mon mari dans le service de soins palliatifs, je m’interrogeais sur l’euthanasie. En sortant, non. Voilà ! Ce qui est important, c’est que les malades ne souffrent pas et qu’ils soient écoutés. Je crois sincèrement que l’important est là. Si ces conditions sont respectées, alors les malades n’ont pas envie de partir. Ou bien, s’ils ont envie de partir, ils ont aussi envie d’être accompagnés. Je ne sais pas si j’ai répondu à votre question.

M. Michel Vaxès : Tout à fait.

M. Jean Leonetti : Vous posez la question, madame, en des termes qui sont à la fois plus simples et plus difficiles que la mission. Vous dites que la question de l’euthanasie ne se pose pas vraiment quand on est accompagné et aimé, et que l’on ne ressent pas de douleur, et, en même temps, qu’il faut des services de soins palliatifs partout et pour tout le monde. La question est de savoir dans quelles conditions et à qui doivent s’adresser les soins palliatifs : à des malades très jeunes en fin de vie ? À des malades complexes qui ne peuvent pas être pris en charge dans un autre service ? J’ai essayé de vous demander – mais ne vous sentez pas obligée de répondre – s’il n’était pas possible d’introduire dans un service de cancérologie, de neurologie, de chirurgie, cette culture de l’écoute ; d’aménager un salon d’attente ou d’accueil ; de respecter le malade ; de dire la vérité, mais sans brutalité. Paradoxalement, on a toujours l’impression que la révélation de la vérité transperce les cœurs et les âmes. Pourtant, elle peut être dite, comme vous l’avez souligné, à des enfants, à des proches d’une façon, sinon tendre, du moins claire et douce. La vérité n’est pas forcément synonyme de brutalité. Mais cela s’apprend.

L’idéal serait bien sûr qu’il y ait des services de soins palliatifs en plus grand nombre, mais ce serait aussi que la culture palliative imprègne l’ensemble des soignants pour ne pas susciter le sentiment d’abandon. Certes, il y a loin de Paris à Besançon, mais on a bien senti que le cancérologue parisien considérait qu’il avait fini son travail. Il était là pour prescrire la chimiothérapie et pour guérir. Dès que votre mari est entré dans une structure de soins palliatifs, il ne relevait plus de sa compétence. Probablement votre époux en a-t-il souffert, ce qui veut bien dire que, quand vous avez confiance dans votre médecin, il doit être capable de vous accompagner jusqu’au bout. La rupture n’est pas obligatoire. Sur ce point, votre témoignage est très fort, d’autant qu’il ne concerne pas un sujet « docile ». Pourtant, son caractère et sa nature ont été respectés. Votre mari est resté ce qu’il était jusqu’au bout, dans son authenticité, avec ses qualités et ses défauts. Le respect est aussi fait de cette distance : apprivoiser, ce n’est pas asservir ; c’est au contraire établir des liens, un contact. À cet égard, votre témoignage est très important. Le respect consiste à laisser jusqu’à la fin sa dignité à l’individu. Cela veut dire qu’il doit rester ce qu’il est, sans être dénaturé ni dépersonnalisé. L’individu ne devient pas un numéro ou un objet.

Sylvie : Mon mari était d’origine russe et le kiné qui le massait lui chantait des chants orthodoxes russes. Quand mon mari est décédé, ma mère est allée demander à cet homme s’il accepterait de chanter à l’église, ce qu’il a fait. J’en ai été très touchée. Cela prouve que les soignants vont avec vous jusqu'au bout. Après le décès, nous avons été invités à revenir pour une prise en charge. J’y retourne encore de temps à autre, juste pour parler.

M. Jean Leonetti : Vous y allez sans douleur ?

Sylvie : Au contraire, j’y vais avec beaucoup de douleur. Mais je n’y vais pas pour me faire du mal. J’y vais chaque année, à la date anniversaire du décès, pour leur apporter quelque chose, et rencontrer le médecin, M. Régis Aubry, pour discuter avec lui quand j’en ai besoin. Mais c’est toujours aussi douloureux.

M. Jean Leonetti : Vous travaillez ?

Sylvie : Oui, à 75 %. J’ai encore cette chance de pouvoir le faire.

M. Michel Vaxès : Votre mari a-t-il été confronté à des douleurs difficilement traitables ?

Sylvie : Il y a eu de la souffrance, mais elle a été traitée avec des protocoles.

M. Michel Vaxès : Il ne s’est jamais plaint ?

Sylvie : Quand il se plaignait, ils arrivaient toujours à trouver une solution.

M. Jean Leonetti : La prise en charge de la douleur, c’est une technique et tout le monde ne sait pas faire.

Sylvie : L’unité de soins palliatifs jouxte un service antidouleur. C’était facile.

M. Michel Vaxès : Considérez-vous qu’un accompagnement des enfants, des proches, soit nécessaire après, pendant la période de deuil ?

Sylvie : J’en ai éprouvé le besoin. Pour les autres, je ne sais pas, mais cela m’a été utile. En plus, je vous l’ai dit, là-bas, on est comme « cocooné ». Après, on se sent désemparé, même si, en ce qui me concerne, j’étais très entourée. Le service reste le lien avec ce que l’on a vécu. Il y a une sorte d’envie de prolonger, et d’y retourner.

M. Jean Leonetti : Merci encore, madame.

Sylvie : C'est moi qui vous remercie.

Audition de Mme Marie Humbert et de M. Vincent Léna,
président de l’association Faut qu’on s’active !



(Procès-verbal de la séance du 18 juin 2008)

Présidence de M. Jean Leonetti, rapporteur

M. Jean Leonetti : Nous recevons aujourd’hui, dans le cadre de l’évaluation de la loi du 22 avril 2005, Mme Marie Humbert, accompagnée d’un représentant de l’association « Faut qu’on s’active ».

Madame, vous avez vécu le drame de Vincent Humbert, votre fils, qui a conduit à la création de la première mission sur l’accompagnement de la fin de vie et le droit des malades.

Le 24 septembre 2000, Vincent est victime d’un grave accident de la circulation qui le rend aveugle, muet et tétraplégique. Dans une lettre adressée au Président de la République, il demande en novembre 2002 le droit de mourir.

Le 24 septembre 2003, vous tentez de l’aider à mettre fin à sa vie, mais cette tentative échoue et vous êtes placée en garde à vue par la justice. Votre fils est transféré en réanimation. Il décède le 26 septembre après que le médecin réanimateur, avec l’accord de votre famille, met fin à la réanimation et injecte un produit létal.

Les poursuites judiciaires engagées contre vous et contre le médecin sont abandonnées suite au prononcé d’un non-lieu en février 2006.

Depuis, vous vous êtes engagée dans l’association « Faut qu’on s’active » pour faire reconnaître le droit de mourir qu’avait demandé votre fils.

Quelle est votre position aujourd’hui ? Que pensez-vous de la loi actuelle ?

Mme Marie Humbert : Je vous remercie de m’avoir invitée. J’aurais aimé vous rencontrer il y a quatre ans, mais j’étais mise en examen.

Je suis venue avec mon association, car nous souhaiterions vous soumettre une proposition d’amendement.

Permettez-moi de vous raconter en quelques mots ce que j’ai vécu avec mon fils qui, après un terrible accident, a sombré dans un coma dont il n’est ressorti qu’au bout de neuf mois et demi, aveugle et capable de ne remuer qu’un pouce. J’ai peu à peu appris à communiquer avec lui. Dès qu’il a pris conscience de son état, il m’a demandé à mourir. Il pensait s’adresser en premier lieu au président de la République. Si cette démarche échouait, il pensait même engager un tueur. Enfin, il a demandé à sa maman.

J’ai eu beaucoup de mal à accepter de donner la mort à mon fils. Pendant plus de trois ans, j’ai tout fait pour lui redonner goût à la vie ; mais comment voulez-vous qu’un enfant, qui fut pompier, qui jouait parfaitement au tennis, accepte de rester aveugle, de ne plus jamais parler, ni bouger, ni manger ? J’ai eu beau lui expliquer que malgré ses handicaps il pourrait retrouver un sens à la vie, il m’a dit un jour que, si je l’aimais, je ne le laisserai pas dans cet état. Puis, il m’a demandé de ne plus venir le voir. J’ai passé une nuit blanche à me reprocher mon égoïsme et j’ai pris la décision de l’aider à mourir. J’en ai parlé à mes enfants et au père de Vincent. Tous étaient d’accord pour ne pas le laisser dans cet état.

J’ai réussi à obtenir les produits nécessaires pour aider mon fils à partir.

Ce fut horrible. Mon fils aurait souhaité, le jour de son départ, avoir son père, ses deux frères, tous les gens qui l’aimaient, à ses côtés. Ce ne fut malheureusement pas possible car je ne voulais pas que mes enfants prennent aussi le risque d’aller en prison. Les enfants sont donc venus à des jours différents pour dire au revoir à leur petit frère, et ce fut affreux. Je me suis retrouvée dans cet hôpital, les produits dans la poche, avec le sentiment d’être une criminelle, alors que je voulais juste aider mon fils. Et seulement trois quarts d’heure après que ce fut fait, on est venu me chercher pour me mettre en prison ! Je ne comprendrai jamais pourquoi l’on doit subir tous ces tourments. Lorsqu’une personne demande le droit de partir, il faut le lui accorder. Les choses doivent changer. N’oublions pas Chantal Sébire que je rassurais régulièrement en lui promettant que la justice qui avait commis une erreur avec Vincent ne recommencerait pas. Malheureusement si….

Notre association ne cesse de recevoir des courriers de mamans qui nous appellent à l’aide. Récemment, une maman a sorti de l’hôpital son fils atteint d’un cancer en phase terminale. Il n’en avait plus que pour une quinzaine de jours, et il souffrait tellement qu’il se tapait la tête contre les murs. Sa maman a supplié les médecins d’aider son fils mais ceux-ci ont refusé, de peur d’aller en prison. Elle a donc sorti son enfant de l’hôpital ; un médecin lui a alors donné une ordonnance pour que tout puisse se passer chez elle. Ce n’est pas un cas isolé. Depuis qu’elle a aidé son fils à mourir, cette maman est en hôpital psychiatrique.

Arrêtons cette hypocrisie autour de la mort comme si elle était un tabou. On vit, on meurt, point final.

Notre association se bat pour que les soins palliatifs se développent, et que les gens puissent choisir. Je vous le dis honnêtement, je suis atteinte d’un cancer. S’il arrive qu’un jour je ne puisse plus me soigner, je refuserai les soins palliatifs car mes enfants n’ont pas à subir ma déchéance. Il est tellement perturbant pour une famille de perdre un être cher qu’on ne peut pas leur faire subir l’attente de la mort, sauf pour ceux qui le souhaitent bien sûr.

M. Vincent Léna : Nous vous remercions, au nom de l’association, de nous recevoir. Depuis le début de notre combat, nous constatons que le thème de l’euthanasie intéresse toujours beaucoup de monde. À chaque fois que Marie intervient dans un débat, les salles sont pleines. En général, les gens se plaignent de ne pas être écoutés des politiques, qu’ils soupçonnent d’indifférence. Nous leur répondons que nous pouvons obtenir des résultats en nous mobilisant. Nous n’avons jamais mené notre combat de manière idéologique, nous réclamant d’un nouveau droit à mourir dans la dignité. Nous voulons relayer les personnes qui, comme Marie, ont vécu des expériences douloureuses de mort sale dans leur famille et qui considèrent que la loi ne permet pas aujourd’hui de respecter la volonté des patients.

Nous avons commencé par rédiger avec des juristes un texte de loi, pompeusement intitulé « Loi d’initiative populaire », et qui a été signé par près de 400 000 citoyens ! Depuis, la loi Leonetti a permis d’avancer. Nous en avons tenu compte et nous allons vous proposer quelques amendements.

Nous regrettons tout d’abord que la loi ne s’adresse qu’aux patients en fin de vie alors que les hôpitaux comptent nombre de jeunes qui, comme Vincent, peuvent vivre de nombreuses années en exprimant clairement leur volonté d’en finir.

Par ailleurs, si la notion de « laisser-mourir » a pu permettre de couvrir juridiquement des pratiques qui existaient, elle nous semble hypocrite, voire contre-productive, barbare, source de souffrance pour les malades que l’on peut cesser d’hydrater ou de nourrir.

Enfin, la loi Leonetti a beau introduire la déclaration anticipée, qui est une avancée, elle ne va pas jusqu’au bout de la logique de la loi Kouchner de 2002.

Nous refusons d’opposer la logique des soins palliatifs à celle de l’euthanasie. Nous ne nous battons pas pour la légalisation de l’euthanasie, encore moins du suicide assisté. Nous sommes des défenseurs des soins palliatifs, qui ne sont malheureusement pas assez développés. Posons plutôt le problème du côté de la volonté des malades, en essayant de respecter leur choix. Certains demandent des soins palliatifs, d’autres que l’on abrège leurs souffrances. Il n’y a aucune raison de les traiter différemment. Notre amendement viserait à créer un droit opposable à mourir dans la dignité, sans que le législateur ne définisse lui-même la notion de dignité, profondément subjective. Chaque patient, dans une déclaration anticipée ou de façon claire et expresse, pourrait exprimer son souhait de bénéficier de soins palliatifs ou d’une aide médicalisée à mourir, et se retourner, lui ou sa famille, contre un établissement de santé qui n’aurait pas tout mis en œuvre pour respecter sa volonté. Je parle bien d’établissement de santé, et pas forcément d’un médecin, qui doit pouvoir faire jouer une clause de conscience, comme en matière d’avortement. Il lui sera simplement demandé, le cas échéant, de diriger son patient vers un confrère qui acceptera de l’aider à mourir.

Outre que la notion de droit opposable permet de garantir le respect de la volonté des patients quand ils sont dans un certain état de détresse et de souffrance, elle oblige le système à s’adapter. C’est également vrai pour les soins palliatifs. Ce droit aurait enfin le mérite d’inverser la charge de la preuve.

Nous avons le sentiment que la responsabilité incombe au corps médical. Les progrès fulgurants des sciences et de la médecine ont fait apparaître ces nouveaux problèmes éthiques. La médecine, qui a permis au malade de prolonger presque indéfiniment sa vie, ne peut pas, lorsqu’il demande à mourir, l’abandonner à son sort. Elle doit assumer sa vocation d’accompagnement jusqu’au bout.

Même si la loi Leonetti a permis d’avancer, les euthanasies clandestines existent encore. Il est impératif que le législateur intervienne pour les encadrer.

M. Jean Leonetti : Nous avons reçu l’Association pour le droit de mourir dans la dignité. À une question posée par Gaëtan Gorce sur l’exception d’euthanasie, la réponse fut négative, l’association souhaitant une dépénalisation.

Vous avez repris le terme d’exception d’euthanasie, tout en évoquant un droit opposable à l’aide médicalisée à mourir. Si c’est un droit, il est universel et s’applique à tout citoyen. Si c’est une exception, il faut définir les conditions dans lesquelles elle s’exerce. Si l’exception d’euthanasie ne relève que de la volonté du patient, ce n’est pas une exception, mais un droit.

Pourriez-vous me lire votre amendement car vos deux propositions, qui ne sont pas forcément compatibles, ne relèvent pas d’un amendement mais d’une refonte du code pénal.

M. Vincent Léna : Nous n’avons pas inventé la notion d’exception d’euthanasie, qui a été créée par le Comité Consultatif national d’éthique.

M. Jean Leonetti : Justement, le Comité Consultatif d’éthique la définit comme une exception de procédure judiciaire après une euthanasie et non un droit opposable a priori.

M. Vincent Léna : La notion d’exception d’euthanasie n’a pas, pour nous, valeur juridique. Elle signifie que nous ne nous plaçons pas dans le cadre de la légalisation de l’euthanasie mais dans une perspective qui dépénalise l’aide médicale à mourir dans certaines circonstances. Il s’agirait d’une dépénalisation très limitée et encadrée. Ce droit nouveau devrait s’appliquer de manière exceptionnelle.

M. Jean Leonetti : Quelles limitations envisagez-vous ?

M. Vincent Léna : Ce n’est pas à la loi de tout définir. Nous proposons qu’un collège se réunisse, et que la décision soit collective. Il faut en revanche que le patient souffre de manière constante et insupportable, sans que cette douleur puisse être maîtrisée, suite à un accident, une affection pathologique ou une maladie dégénérative. N’importe qui ne peut pas demander à bénéficier d’une aide médicalisée à mourir, même s’il peut écrire sa demande en prévision de ce qui pourrait lui arriver. La décision doit être collégiale et reposer sur un avis médical.

M. Jean Leonetti : 100 000 personnes sont dans cette situation.

M. Vincent Léna : Non, parce qu’elles ne formuleraient pas toutes cette demande.

M. Jean Leonetti : Si toutes les personnes atteintes d’une maladie dégénérative formulaient cette demande, qui déciderait ?

M. Vincent Léna : Ces personnes devraient subir une souffrance constante et insupportable. La lutte contre la douleur a beaucoup progressé et très souvent la question ne se pose pas.

Il est très difficile d’évoquer un chiffre, mais vraisemblablement quelques centaines de personnes seraient annuellement concernées.

M. Jean Leonetti : Le cadre que vous avez initialement défini est tout de même extrêmement large. Comment le limitez-vous ?

Admettons qu’une personne souffre mais préfère mourir qu’être calmée. Votre loi pourrait-elle lui être appliquée ?

M. Vincent Léna : On accorde aujourd’hui aux malades le droit de refuser d’être soignés ou soulagés. Notre amendement vise les cas où la douleur ne peut pas être médicalement soulagée.

M. Jean Leonetti : Une fois la demande formulée, qui décide et sur quel fondement ?

M. Vincent Léna : L’appréciation serait collégiale, basée sur plusieurs avis médicaux croisés et la réunion de certains critères, que le législateur n’a pas à définir. La commission n’aurait pas pour mission d’autoriser ou non l’aide médicalisée à mourir mais de déterminer si le patient remplit les conditions pour être éligible. La même procédure pourrait s’appliquer à l’accès aux soins palliatifs.

Il faudra par ailleurs apporter la preuve de l’expression claire et répétée de la volonté du patient.

Une fois ces conditions remplies, le médecin, ou l’un de ses confrères, serait obligé d’accéder à la volonté du malade.

M. Jean Leonetti : Au final, qui prend la décision ?

M. Vincent Léna : Le patient.

M. Jean Leonetti : Afin d’éviter des décisions arbitraires, il faudra définir certains critères. Ce n’est pas un amendement que vous proposez mais une loi. On ne peut dépénaliser l’acte de tuer dans des circonstances particulières, déterminer la composition et les missions d’un tel comité, définir les critères sur lesquels il fondera en partie sa décision par un simple amendement.

M. Vincent Léna : Je voulais simplement dire que notre proposition pourrait relever de la philosophie de la loi.

M. Jean Leonetti : J’aimerais comprendre quelle est la différence entre votre proposition et celle de l’ADMD. Prenons les législations actuelles. Votre proposition reprend-elle la législation suisse qui autorise le suicide assisté ? La législation belge ou hollandaise qui pose des critères de minutie ?

M. Vincent Léna : Nous nous sommes largement inspirés du modèle belge, ce qui nous différencie d’ailleurs de l’ADMD car le suicide assisté ne fait pas partie de nos propositions.

M. Jean Leonetti : Je ne suis pas là pour vous réconcilier, mais ils nous ont dit la même chose il y a quelques jours.

M. Vincent Léna : Cette proposition est pour nous un objectif en tant que tel alors que l’ADMD a compris qu’il fallait cheminer par étapes et qu’elle ne pourrait pas obtenir aussi vite qu’elle l’espérait la loi dont rêvent leurs adhérents, qui légaliserait l’euthanasie et le suicide assisté.

Notre combat, au contraire, n’est pas idéologique. Nous ne nous battons pas pour un droit universel à mourir dans la dignité qui n’a pas grande signification.

M. Jean Leonetti : Chantal Sébire, qui refusait que les médecins calment sa douleur, entrait-elle dans le cadre de votre loi ?

M. Vincent Léna : Oui.

M. Jean Leonetti : Vous venez pourtant de nous dire qu’un patient dont la douleur pouvait être calmée n’y entrait pas...

M. Vincent Léna : Il faut également tenir compte de la détresse morale. Il n’est pas difficile d’imaginer quelle pouvait être celle de Chantal Sébire.

M. Jean Leonetti : Admettons que la détresse soit un critère éligible, mais que l’équipe médicale considère que la patiente qui en souffre ne relève pas du droit opposable à l’aide médicalisée à mourir. De quel recours dispose-t-elle ?

M. Vincent Léna : Dès lors qu’il s’agit d’un droit opposable, des recours existent devant les tribunaux.

La notion de détresse peut sembler floue alors qu’elle recouvre une autre forme de souffrance qui pourrait être appréciée par un psychiatre ou un psychologue. Petit à petit pourrait se constituer une sorte de jurisprudence comme en Belgique et en Hollande.

M. Jean Leonetti : Admettons que je vienne d’apprendre que je suis atteint de la maladie d’Alzheimer. Je demande que l’on me donne la mort. Mon cas entre-t-il dans le cadre de votre loi, même si l’on ne sait pas à quel rythme la maladie évoluera ou si des traitements ne seront pas découverts ?

M. Vincent Léna : Cela dépend du moment où la demande est formulée. Si la personne n’est plus en possession de toutes ses facultés…

M. Jean Leonetti : Elle l’est parce qu’elle vient de l’apprendre.

Mme Marie Humbert : Chantal Sébire était atteinte d’une maladie orpheline que personne ne pouvait soigner, elle n’avait plus que quelques semaines à vivre. Elle ne voulait pas que son cerveau éclate et elle ne voulait pas davantage intégrer un centre de soins palliatifs…

M. Jean Leonetti : Madame, n’employons pas d’expressions comme « le cerveau qui éclate » ou « une maladie incurable ». La chirurgie lui a été proposée à un moment où la maladie n’était pas encore incurable. Ne raisonnons pas sur un cas particulier.

Lorsqu’une personne apprend qu’elle est atteinte de la maladie d’Alzheimer, sa détresse légitime lui permet-elle de faire valoir un droit à l’aide médicalisée à mourir ?

Mme Marie Humbert : Rien n’interdit à une personne qui vient d’apprendre qu’elle est atteinte d’une maladie très grave de se donner la mort. Nous n’avons pas besoin de loi pour cela.

M. Jean Leonetti : Il ne s’agit donc pas de calquer la législation belge.

M. Vincent Léna : Ni la législation hollandaise qui commence à se poser la question des mineurs. Nous les excluons de notre dispositif qui repose sur la volonté clairement exprimée du malade. Il ne peut concerner qu’une personne majeure.

M. Jean Leonetti : Votre dispositif ne repose pas sur la seule volonté puisque vous en excluez une personne qui viendrait d’apprendre qu’elle est atteinte de la maladie d’Alzheimer. Il faut donc définir les autres critères.

Admettons qu’il ne me reste que trois heures à vivre. Ma demande de mort n’est pas perçue de la même manière que s’il me restait trois ans ou trente ans à vivre. S’il ne me reste que trois heures, la qualité de la vie l’emportant largement sur sa durée, l’on peut m’endormir, me soulager sans que cela ne pose plus vraiment problème. S’il me reste en revanche trente ans et que je ne veux plus vivre ce que je vis aujourd’hui, cela signifie que l’on ne se fonde que sur la volonté du malade et que l’on fait éclater les critères.

Mme Humbert vient de poser la question : quelqu’un qui vient d’apprendre qu’il était atteint d’une grave maladie a-t-il besoin de la société pour se donner la mort ? C’est un choix individuel. L’on peut se demander si l’on a le droit de donner la mort à quelqu’un qui peut se la donner lui-même et qui n’est pas en fin de vie. Le seul critère de la volonté ne suffit pas car le cercle des personnes qui peuvent faire valoir ce droit serait alors trop large. Si l’on veut poser une exception, il faut définir des critères très fermes et très limités. Il ne peut s’agir en même temps d’un droit universel et d’une exception.

M. Vincent Léna : C’est un droit auquel tout le monde peut prétendre mais auquel peu de personnes sont éligibles.

M. Jean Leonetti : Il faut alors déterminer les conditions de l’éligibilité.

M. Vincent Léna : Bien sûr, mais il ne revient pas nécessairement au législateur de tout préciser. Il doit donner la focale, en choisissant par exemple d’introduire la notion de détresse morale ou celle de souffrance. Nous préfèrerions que la focale soit resserrée.

M. Jean Leonetti : Pourtant, en retenant la détresse, vous l’élargissez considérablement.

M. Vincent Léna : Certes, de même que si on l’ouvrait aux personnes qui ne sont pas en fin de vie.

M. Olivier Jardé : Vous parlez de souffrance physique et morale, mais qu’en est-il des malades dans le coma, parfois décérébrés ? L’audition des néonatologistes a mis en évidence le problème des séquelles graves à la naissance de ces enfants qui n’ont pas encore vraiment vécu. Que faire dans ces cas-là ?

M. Vincent Léna : Nous ne souhaitons pas aller aussi loin, même si ces cas sont très douloureux. Pour qu’une telle loi soit comprise, elle doit rester simple et restrictive afin d’éviter des débordements.

Nous nous attachons aux cas où la volonté s’exprime clairement, notamment au travers des directives anticipées. Ainsi, pour les personnes dans le coma, il est essentiel de savoir ce qu’elles ont pu exprimer avant de sombrer dans le coma ou avant que leur état ne s’aggrave. Même s’il peut paraître absurde de maintenir une personne dans le coma de très nombreuses années, nous avons choisi de ne pas ouvrir notre proposition à ces personnes pour éviter les dérives.

M. Gaëtan Gorce : Le critère est-il la volonté du malade ou sa souffrance ? La souffrance physique, lorsque l’on ne peut pas la soulager, pourrait ouvrir ce droit. La loi que nous avons votée s’efforce de soulager la souffrance, grâce notamment aux soins palliatifs. Il arrive que les traitements utilisés pour soulager la souffrance provoquent la mort. La loi a légalisé ce que l’on appelle le « double-effet ».

Si l’on considère que la volonté du malade doit primer, et non pas forcément la souffrance, cette volonté peut s’exprimer indépendamment d’une souffrance. Dans ce cas, la loi prévoit que l’on peut interrompre les traitements, avec les conséquences que cela peut entraîner et l’accompagnement nécessaire. La loi me semble répondre à votre demande. Ce n’est que dans l’hypothèse où le malade refuserait de mourir dans ces conditions que l’exception pourrait jouer, comme dans le cas de Chantal Sébire. La difficulté serait alors de définir les situations dans lesquelles cela peut se produire.

M. Vincent Léna : Nous avons cependant identifié un certain nombre de cas où les malades ne sont pas en phase terminale, comme dans le cas de Vincent Humbert.

M. Gaëtan Gorce : Si la loi avait existé, elle aurait pu lui être proposée et il aurait pu refuser. Est-ce ce cas que vous décrivez ?

M. Vincent Léna : Oui. Permettez-moi cependant d’insister sur la nécessité de développer les soins palliatifs qui ne sont pas toujours accessibles, alors qu’ils permettraient de répondre à un certain nombre de situations dramatiques.

M. Michel Vaxès : Je ne comprends pas bien le sens de votre proposition. Je crains qu’elle ne rende caduque la loi Leonetti. Si l’on veut régler par la loi les cas des patients qui refusent l’application de la loi Leonetti, il faudrait prévoir une loi pour chaque cas afin d’envisager la multiplicité des situations. Ou bien, il faudrait ouvrir plus largement ce droit, avec toutes les questions que cela pose.

M. Jean Leonetti : Soit l’on pose une exception pour régler les rares cas auxquels la loi ne peut répondre, soit l’on considère qu’il y a d’une part la loi et de l’autre la possibilité de demander la mort quand on le veut, sur ses propres critères.

Vous voyez la contradiction ! Alors que selon vous, Mme Chantal Sébire entre dans le cadre de la loi, celui qui vient d’apprendre qu’il est atteint de la maladie d’Alzheimer n’y entre pas.

Même les lois les plus permissives ont posé des critères stricts. Si ce n’était pas le cas, il faudrait laisser au juge le soin d’apprécier les situations ; il est probable qu’il n’accorderait pas ce droit, faute de critère précis dans la loi.

M. Vincent Léna : Nous voulons compléter la loi Leonetti qui n’est pas allée jusqu’au bout de sa logique. Je ne vois pas où est le problème.

M. Jean Leonetti : On ne peut pas ouvrir un droit universel opposable à mourir tout en prétendant qu’il s’agit d’une exception d’euthanasie. Je ne sais pas qui vous a conseillé sur le plan juridique mais même les plus ardents partisans de l’euthanasie vous diront que l’on doit choisir entre la voie d’une exception qui peut compléter la loi et un droit universel qui ne saurait être exceptionnel. Si le travail du comité est simplement de déclarer que telle personne remplit les critères pour accéder à ce droit, ce droit reste universel, ouvert et large. Il s’agirait alors d’une dépénalisation globale du droit de tuer par compassion à la demande d’un tiers et non d’une exception d’euthanasie.

M. Gaëtan Gorce : J’avais bien senti cette contradiction, mais je n’en étais pas certain, car on peut aussi comprendre ce droit opposable comme la réaffirmation du droit à être soulagé de sa souffrance, au travers des soins palliatifs.

M. Jean Leonetti : La proposition est complémentaire ou alternative. Une personne peut vouloir être tuée si l’on ne parvient pas à la calmer, une autre peut vouloir être tuée. Ce n’est pas la même démarche. La première est complémentaire du processus de la loi, la deuxième est une alternative et se règle encore moins par un amendement.

M. Vincent Léna : Un droit universel s’adresse à tout le monde mais il peut ne s’appliquer que sous conditions. Le droit aux soins palliatifs ne s’adresse pas plus à vous qu’à moi, mais aux patients qui se trouvent dans une certaine situation. Je ne vois pas où est la contradiction. La question est en vérité celle du choix que l’on laisse aux malades.

M. Jean Leonetti : Admettons que je sois atteint d’une tumeur cérébrale incurable. Je n’ai plus que trois ou quatre ans à vivre et je refuse de vivre cette vie-là. Je demande que l’on me donne la mort. Est-ce que j’entre dans le cadre de votre loi ?

M. Vincent Léna : Non, car ce serait du suicide assisté. Vous auriez en revanche le droit d’écrire une déclaration anticipée.

M. Jean Leonetti : Chantal Sébire, après avoir refusé une intervention chirurgicale, voit sa tumeur évoluer et veut être tuée et non soulagée. Relève-t-elle de votre loi ?

M. Vincent Léna : Vu son état, c’est évident.

M. Jean Leonetti : Quel était cet état ?

M. Vincent Léna : Une souffrance et une détresse morale inimaginables.

M. Jean Leonetti : Pourquoi différenciez-vous sa détresse morale de celle de la personne qui apprend qu’elle est atteinte d’une tumeur cérébrale ?

M. Vincent Léna : Je ne juge pas, je recommande simplement de ne pas ouvrir largement notre proposition en fixant des critères qui ne soient pas simplement la détresse personnelle, l’envie suicidaire.

M. Jean Leonetti : Vous venez de nous dire que le critère devenait la détresse morale.

M. Vincent Léna : Entre autres. On ne peut pas prendre en compte la seule souffrance physique.

M. Jean Leonetti : Comment allez-vous différencier la détresse morale d’une malade dont la tumeur déforme le visage et celle d’un autre malade atteint d’une tumeur cérébrale ? Quels critères allez-vous retenir ?

M. Vincent Léna : Vous êtes médecin, c’est assez facile de fixer de tels critères.

M. Jean Leonetti : Je me méfie beaucoup des gens qui pensent que c’est facile.

M. Vincent Léna : Ce n’est pas facile dans l’absolu mais l’idée est simple à comprendre. Il ne s’agit pas de légaliser le suicide assisté, mais d’aider des personnes qui se trouvent dans une situation intolérable.

M. Jean Leonetti : Vous avez dit, et je suis d’accord, que la médecine génère des situations qui n’existaient pas auparavant. On peut imaginer ainsi qu’il y a dix ans, Vincent serait mort des suites de son accident. Plutôt que de poser le problème en aval, ne vaudrait-il pas mieux que les médecins s’interrogent sur la légitimité de réanimer dans certaines circonstances ? Je ne parle pas des situations d’urgence mais parfois, face à des dégâts cérébraux très importants, il serait peut-être légitime de ne pas réanimer et d’accompagner ces patients en les endormant plutôt que de les amener vers des situations qui posent des problèmes de vie dans des conditions inhumaines. Qu’en pensez-vous ?

Mme Marie Humbert : Je suis bien d’accord. Vincent s’est trouvé, les trois premiers jours, entre la vie et la mort. Au bout de trois jours, le professeur du CHU m’a annoncé que s’il sortait un jour du coma, il serait un légume. Cela n’a pas empêché l’équipe médicale de le réanimer encore cinq fois. Il fut réanimé en tout huit fois, après des arrêts cardiaques.

Je leur ai alors demandé de tout arrêter, mais ils m’ont répondu que mon fils était majeur et que ce n’était pas à moi de décider.

M. Jean Leonetti : Aujourd’hui, dans le cadre de la loi, l’équipe serait obligée de s’interroger sur la proportionnalité des traitements.

Mme Marie Humbert : La loi Kouchner était déjà en vigueur à cette époque pourtant !

M. Jean Leonetti : La loi Kouchner n’a jamais autorisé à mettre un terme à des traitements disproportionnés.

Mme Marie Humbert : Elle permettait au moins d’arrêter l’acharnement thérapeutique.

M. Jean Leonetti : C’est tout de même la loi de 2005 qui a posé les termes de l’arrêt de l’obstination déraisonnable, de l’arrêt des traitements inutiles et disproportionnés, de l’arrêt des traitements dont le seul but est de maintenir artificiellement la vie.

Je suppose, Madame, que si les médecins vous avaient proposé de tout arrêter, vous auriez accepté.

Mme Marie Humbert : Oui.

M. Jean Leonetti : Il est plus facile de ne pas commencer des traitements plutôt que de les arrêter.

M. Vincent Léna : Il restera tout de même des cas auxquels la loi, telle qu’elle est écrite aujourd’hui, ne pourra pas répondre.

M. Jean Leonetti : Ce serait déjà bien de ne pas les multiplier.

M. Olivier Jardé : Je voudrais revenir sur les déclarations anticipées et la notion de dignité, qui évolue avec le temps. On connaît tous des personnes qui, devenues paraplégiques, ont tout de même trouvé un sens à leur vie, contrairement à ce qu’elles auraient pu penser avant.

M. Jean Leonetti : Les directives anticipées ne peuvent être précises et, d’une certaine manière, opposables qu’à partir du moment où leur auteur est malade et peut prévoir l’évolution de sa maladie.

Imaginons que lorsque Vincent Humbert demande la mort, on lui propose d’arrêter les soins, de l’endormir et de partir au bout de quelques jours, après avoir salué sa famille. Ces conditions vous auraient-elles paru inhumaines ? Auriez-vous préféré une injection létale ?

Mme Marie Humbert : C’est une question difficile car Vincent n’est plus là pour me dire ce qu’il aurait voulu. Avec le recul, je n’aurais sans doute pas accepté, sauf si Vincent l’avait souhaité. Je ne peux pas vous répondre correctement.

Si Vincent n’avait pas repris ses esprits et ne m’avait rien demandé, je serais toujours en train de le soigner.

M. Jean Leonetti : A-t-il parlé de la mort avec le corps médical ?

Mme Marie Humbert : Oui, surtout avec des infirmières.

M. Jean Leonetti : Y a-t-il eu une écoute ? Des solutions proposées ?

Mme Marie Humbert : Non. Tout le monde, à l’hôpital, essayait de donner un peu de bonheur à Vincent, et personne ne l’a jamais poussé dans son envie de mourir, bien au contraire.

M. Jean Leonetti : Nous avons reçu une lettre d’une personne qui nous dit avoir voulu, pendant un temps, mourir. Sa demande ayant été refusée par les médecins, elle a fini par ne plus réclamer la mort parce qu’elle avait trouvé un sens à sa vie. En avez-vous discuté avec Vincent ?

Mme Marie Humbert : Bien sûr. Quand Vincent m’a demandé de l’aider à partir, je ne lui ai dit oui qu’au bout d’un an et demi. Je lui ai simplement demandé d’attendre huit mois parce que je n’étais pas encore prête et que je pensais que ce délai pourrait lui permettre, peut-être, de faire des progrès ou de changer d’avis. Nous lui avons proposé beaucoup de choses, mais il faut bien vous rendre compte que Vincent passait sa vie allongé sur le dos, retourné toutes les trois heures. Il était couvert d’escarres, aveugle, il ne pouvait plus avaler. Il ne voulait pas de cette vie-là. Il était pompier et avait pleinement conscience de son état, d’autant plus qu’avant qu’il ne puisse communiquer, il entendait les gens, à son chevet, déplorer que sa vie était perdue.

Il avait peur que du jour au lendemain son pouce ne puisse plus marcher et qu’il ne puisse plus communiquer.

Croyez-moi, quand il demandait à mourir, ce n’était pas du cinéma. Il l’a réclamé durant deux ans et demi. Si un seul jour il avait hésité, je l’aurais fait attendre encore un ou deux ans.

M. Jean Leonetti : Le corps médical n’a-t-il jamais proposé une solution alternative ? Sa demande n’a pas été respectée, mais avez-vous le sentiment qu’elle n’a pas été davantage entendue ?

Mme Marie Humbert : M. Chirac a demandé à l’un de ses collaborateurs de rencontrer Vincent. Ils ont discuté un certain temps, je n’étais pas présente. Il a demandé à Vincent de réécrire une lettre au Président, sans doute avaient-ils des doutes sur l’authenticité de la première lettre.

Le Comité consultatif national d’éthique a également rencontré Vincent, mais lui a refusé le droit de mourir au prétexte qu’il était trop jeune. Ce fut très difficile pour Vincent.

M. Michel Vaxès : La sédation n’a-t-elle jamais été proposée ?

Mme Marie Humbert : Jamais.

M. Jean Leonetti : Ce n’était pas dans les habitudes de l’époque, et la loi n’existait pas encore.

M. Michel Vaxès : J’ai le sentiment que la loi répond à vos préoccupations.

M. Vincent Léna : Vous voulez vous en persuader.

M. Michel Vaxès : Non. En revanche, beaucoup de médecins ne connaissent pas la loi.

Mme Marie Humbert : Il existe également des établissements et des médecins qui refusent d’appliquer la loi.

M. Jean Leonetti : Pourquoi ?

Mme Marie Humbert : Certains médecins refusent d’appliquer la loi, tout comme certains médecins refusaient, et refusent encore, de pratiquer des avortements.

M. Gaëtan Gorce : Je voudrais encore vous remercier de votre témoignage.

Vous écartez l’idée d’un droit général et vous cherchez, comme nous, des solutions humaines, en vous heurtant à plusieurs difficultés : s’assurer que la loi de 2005 est bien comprise et appliquée – la question doit être posée avant de procéder à une quelconque réforme – et répondre à des situations exceptionnelles dans le respect du droit. Là est le nœud du problème : ne pas laisser sans réponse des drames comme celui de Chantal Sébire sans pour autant affirmer un droit auquel notre société n’est pas encore préparée.

M. Jean Leonetti : Madame, monsieur, nous vous remercions.

Audition du Professeur François Goldwasser, professeur en médecine à l’université de Paris V-René Descartes,
chef de l’unité médicale d’oncologie du groupe hospitalier Cochin



(Procès-verbal de la séance du 24 juin 2008)

Présidence de M. Jean Leonetti, rapporteur

M. Jean Leonetti : Nous accueillons M. François Goldwasser, professeur en médecine à l’université de Paris V-René Descartes, chef de l’unité médicale d’oncologie du groupe hospitalier Cochin. Après avoir auditionné les spécialistes des soins palliatifs, puis les néonatologues, nous poursuivons notre mission d’évaluation de la loi de 2005 relative aux droits des malades et à la fin de vie en abordant le domaine de la cancérologie. Le cancer est la première cause de mortalité en France, avec 150 000 décès par an, soit 30 % du total des décès. Toute mort est singulière, mais rien n’est plus symbolique que l’annonce d’un cancer : tous les sujets atteints imaginent aussitôt, à tort ou à raison – et heureusement, parfois, à tort – que leur vie va être amputée.

Votre expérience, professeur, dans la spécialité médicale qui est la vôtre, et votre regard critique sur la fin de vie à l’hôpital, sont un apport particulièrement précieux pour notre mission qui comprend deux volets : le premier consiste à comprendre pourquoi la loi du 22 avril 2005 serait mal connue et, éventuellement, mal appliquée ; le second à déceler ses possibles insuffisances et à envisager comment les corriger.

Professeur, vous avez la parole.

M. François Goldwasser : Messieurs les députés, je commencerai par évoquer mon parcours et mon expérience de la gestion de la fin de vie en cancérologie, avant de dresser le constat de l’application de la loi Leonetti et de la prise en charge de la fin de vie. Je terminerai en vous faisant quelques propositions pour faire évoluer les choses.

Je suis, vous l’avez dit, chef de l’unité de cancérologie de l’hôpital Cochin et professeur en médecine. C’est donc avec la double casquette de clinicien et d’enseignant que j’interviens devant vous. Au cours de mon parcours, long de près de vingt ans, j’ai été amené à accompagner environ 1 500 décès et j’ai eu l’occasion, de l’externat à aujourd'hui, de connaître trois modes de gestion de la fin de vie.

Le premier, et qui représente pour moi ce qu’il ne faut pas faire, correspondait à une prise en charge par la fuite. Lorsque j’étais étudiant en médecine, j’ai vu des chefs de service passer devant la chambre d’un malade qui était en fin de vie, parce qu’ils considéraient que la fin de vie n’était pas un problème médical mais un problème purement paramédical. Ils ne s’engageaient pas. Dans ces conditions, l’attitude médiatisée par le professeur Schwartzenberg, c'est-à-dire l’euthanasie par empathie, entraînait l’adhésion dans la mesure où il s’agissait d’une démarche de non-abandon visant à soulager les souffrances du patient. En cancérologie, durant tout mon internat, c’était la pratique commune de ceux qui avaient le souci de ne pas laisser une personne dans une situation inextricable.

Lorsque j’ai commencé mon clinicat, j’ai constaté en faisant le bilan de mon internat que les situations qui avaient posé problème, sur le plan clinique ou en termes de gestion des équipes soignantes, étaient les fins de vie, de sorte que j’ai fait un diplôme universitaire de soins palliatifs.

M. Jean Leonetti : Sans vouloir être indiscret et vous demander votre état civil, pourriez-vous nous préciser quand ces événements se sont déroulés, pour que nous puissions situer dans le temps cette culture de l’euthanasie empathique, par souci de non-abandon ?

M. François Goldwasser : J’ai passé mon internat en 1989, et le clinicat a débuté en 1995.

Pendant mon internat, il y avait en moyenne, dans le service de cancérologie, une euthanasie par mois. Depuis 1996, en douze années de pratique, je n’ai vu ni pratiqué aucune euthanasie dans mon service. Quelle est la différence entre avant et après ? La seule différence, c’est la compétence médicale acquise, de sorte que, en cancérologie, l’euthanasie est, à mes yeux, un acte d’incompétence. L’état des lieux plaide clairement dans ce sens puisque, en tant qu’enseignant, je suis amené à évaluer les formations. Or, actuellement, en Ile-de-France, sur 150 cancérologues, trois seulement sont formés aux soins palliatifs. À l’occasion d’un cours à des médecins généralistes sur la douleur, j’ai réalisé que, sur soixante qui étaient intéressés par le sujet et étaient assez motivés pour venir, aucun ne connaissait ni la loi Leonetti, ni le principe du double-effet. Une enquête faite auprès de cancérologues m’a révélé que moins de 10 % d’entre eux étaient en mesure d’expliquer la loi Leonetti.

Deuxième constat, après celui de l’ignorance : « l’obstination déraisonnable » est, en cancérologie, le mode de fonctionnement habituel. C’est la règle, et non l’exception. Les médecins, aujourd'hui, ne savent pas bien comment naviguer entre le devoir de ne pas donner d’illusion, c'est-à-dire de ne pas verser dans le charlatanisme, et celui de ne pas désespérer. Pour éviter ces deux écueils, beaucoup vont opter pour la chimiothérapie de plus, la chimiothérapie de trop, ce qui, en cancérologie, relève de l’obstination déraisonnable.

Troisième constat : d’un point de vue purement clinique, aujourd'hui, dans la vraie vie, la première difficulté éthique, c’est de trouver un lit pour les patients. Le premier temps de l’éthique médicale, c’est d’offrir une capacité d’accueil. Le déficit d’accueil est plurifactoriel, mais il tient en particulier à l’hypervalorisation du fonctionnement en flux tendus et au développement des hôpitaux de jour. Le lit disponible est dévalorisé car il pèse sur la rentabilité de l’hôpital. Résultat : on aboutit à un déficit de réactivité. Un patient qui se présente aux urgences pour une douleur a une probabilité aléatoire d’accéder à un lit.

Deuxième difficulté que rencontre le patient dans son parcours : la capacité éthique des médecins. Au cours de leurs études, ils n’ont pas appris l’éthique médicale, ni eu l’occasion de pratiquer la modestie. Ils ne se sont donc pas le plus souvent interrogés sur la notion de proportionnalité des soins, sur le principe d’autonomie. Ils ne sont pas habitués à recueillir le consentement éclairé d’une personne. Le patient va donc, selon toute vraisemblance, tomber sur un médecin qui, ayant eu une formation en éthique nulle, en aura une pratique incertaine.

Troisième difficulté : la capacité technique, c'est-à-dire la formation à la prise en charge de la douleur et à la médecine palliative. Comme je l’ai dit, elle est réduite.

Dans un tel contexte, les demandes d’euthanasie sont assez fréquentes en cancérologie. Il s’agit très communément de demandes réductibles, à la condition de mobiliser très rapidement une expertise appropriée au lit du malade. Les motifs les plus communs de demande d’euthanasie sont une réaction à l’acharnement thérapeutique qui, comme je vous l’ai dit, est une tendance lourde en France, à des douleurs mal contrôlées et au discours médical. En effet, un médecin qui tient un discours désespérant du type « je ne peux plus rien pour vous, il n’y a plus de solution » peut susciter en réaction une demande d’euthanasie. Un quatrième motif réside dans l’impression du patient d’être un fardeau pour sa famille, ou de ne pas être à sa place. Telles sont les quatre causes les plus fréquentes des demandes d’euthanasie formulées.

M. Jean Leonetti : Ce constat résulte-t-il d’une enquête à grande échelle, d’un chiffrage quelconque, ou de votre expérience de terrain ?

M. François Goldwasser : C’est une expérience à la fois personnelle et chiffrée dans la mesure où, depuis mai 2002, à l’hôpital Cochin, nous avons créé un staff pluridisciplinaire qui réfléchit à l’arrêt des traitements. L’échantillon est de plus de 1 000 patients. L’équipe s’interroge sur l’opportunité de poursuivre les traitements et examine les situations qui mettent en difficulté les équipes soignantes, parmi lesquelles les demandes d’euthanasie exprimées. Quand on mobilise rapidement l’expertise, ces demandes, j’insiste, sont réductibles.

Étant donné les difficultés d’accueil, les limites de compétences médicales qui sont observées, une loi qui, aujourd'hui, autoriserait l’euthanasie, au nom d’une hypothétique situation exceptionnelle, reviendrait en cancérologie à donner le permis de conduire à des personnes mineures ou ne sachant pas conduire. Autant autoriser les excès de vitesse.

En revanche, l’exception d’euthanasie peut avoir un sens. Juste deux ou trois remarques à ce sujet. D’abord, en cancérologie où les médicaments sont très onéreux et où apparaissent de nouvelles molécules, tout patient s’attend à avoir accès à l’exception. Tout patient se considère comme unique et fondé à avoir accès à l’exception. Si exception d’euthanasie il y a, tout patient considérera pouvoir la revendiquer, si bien qu’il n’y aura plus d’exception, mais ce sera l’euthanasie pour tous. Quel praticien du soin serait en mesure de juger du bien-fondé de la demande, voire d’y accéder, sachant que les praticiens en cancérologie ont aujourd'hui une formation à l’éthique inexistante, et une formation à la prise en charge de la douleur et à la médecine palliative très faible ? Enfin, si instance de recours il y a, elle ne pourra pas se contenter d’examiner un dossier, et de mener une réflexion bureaucratique en vérifiant que toutes les cases du questionnaire sont bien remplies : le malade a réitéré sa demande, le malade est incurable, etc. On s’aperçoit que les euthanasies ne sont réductibles qu’au lit du malade. Le recours, c’est une expérience clinique, avant d’être une autorité morale. Le recours doit être au lit du malade, pour une raison simple, c’est que le désespoir est inductible.

Je terminerai en vous faisant des propositions pour aboutir à des changements de pratique puisqu’il découle de mon constat que la situation actuelle n’est pas satisfaisante.

Premièrement, il existe chez les patients une angoisse légitime de l’acharnement thérapeutique. Ils redoutent aussi la douleur et la déchéance. C’est pourquoi je serais favorable à une information du grand public, sous forme de spot télévisé. Je dois reconnaître que j’ai été très impressionné par l’impact de la campagne « les antibiotiques, c’est pas automatique ». Un spot télé pourrait expliquer qu’il y a moyen, grâce au droit que donne la loi Leonetti, de se protéger de l’acharnement thérapeutique. Beaucoup de gens réagissent comme s’il n’y avait qu’une alternative, entre la souffrance et l’euthanasie. Ils n’ont pas la notion qu’une autre voie est possible. Il faut faire connaître les droits des malades qui sont, après tout, le meilleur aiguillon pour faire évoluer les médecins.

Deuxièmement, je m’inspirerai de la procédure de recours en cas d’arrêt cardiaque. Je suis impressionné de voir à quel point elle est bien connue de tous les postes de soins. Pourquoi ? Parce qu’elle est affichée. Tout le monde trouve normal, quand on ne sait pas très bien intuber ou masser, de faire appel à un réanimateur et de faire preuve, en situation de crise, de modestie. La même modestie me semble indispensable dans le contexte d’une fin de vie difficile. Une procédure qui serait affichée dans tous les postes de soins, et qui prévoirait de recourir, en cas de besoin, à une expertise palliative participerait à l’information des professionnels. Cela accélérerait la diffusion de la culture palliative et contribuerait à mieux contrôler la douleur.

En tant qu’enseignant, je suis forcé de reconnaître que, en matière de formation, la faculté de médecine est sans doute ringarde et en retard compte tenu des besoins. Il faut enseigner l’éthique de la décision. Les médecins sont d’abord et avant tout des gens à qui l’on confie des responsabilités et à qui on demande de prendre des décisions. Aujourd'hui, l’éthique médicale n’est pas connue, pas enseignée. Il faut qu’elle soit déclinée par spécialité et présentée sous forme de cas cliniques et de mises en situation. À mon avis, il faut très rapidement, et plusieurs années de suite, poser à l’examen national classant des questions en rapport avec l’obstination déraisonnable, pour qu’elle devienne un sujet de bachotage comme un autre, et non pas une question floue et abstraite. Modestie et éthique de la décision : ce sont, à mon avis, les deux grandes lacunes actuelles de l’apprentissage de la médecine à la faculté.

L’autre lacune que j’observe en tant que coordonnateur du diplôme d’études supérieures d’oncologie médicale, c’est la relation médecin-malade, à laquelle les internes demandent à être formés. Il faut apprendre à annoncer des mauvaises nouvelles, précisément pour gérer cet écart entre illusion et désespoir. On prépare actuellement des mises en situation avec des comédiens, pour aider les étudiants à gérer ces situations de stress.

Cela étant, la pédagogie a des limites. Il ne faut pas rêver. Le permis de conduire et le code de la route n’ont pas empêché les excès de vitesse et la mortalité sur la route a baissé surtout grâce à l’installation des radars. Ce qui est frappant, c’est qu’il n’y a pas de radar en médecine.

On peut envisager de réconcilier la logique médico-économique, qui a sa raison d’être, et l’humanisme. Les médecins sont aujourd'hui prêts à accueillir des indicateurs qualitatifs, parce qu’ils voient bien les excès potentiels de la tarification à l’activité et d’un raisonnement exclusivement quantitatif consistant à analyser les patients en termes de flux d’entrée et de sortie, de recettes et de dépenses. Il faut des critères qualitatifs pour nuancer et contrebalancer. Parmi ces indicateurs, on pourrait intégrer l’application de la loi. Je vous propose des indicateurs qualitatifs indirects, simples qui seraient susceptibles de déclencher un changement dans la démarche des médecins : le pourcentage de décès aux urgences et le pourcentage de malades en situation palliative réorientés hors de l’hôpital. A priori, on peut considérer qu’avant le droit à l’euthanasie, le patient ait un droit opposable à disposer d’un lit dans un hôpital en cas de détresse. On pourrait donc, comme on affiche les infections nosocomiales ou autres, afficher l’aptitude à l’accueil et la capacité des hôpitaux à faire face à la détresse, ou, au contraire, à s’en délester. En cancérologie, la chimiothérapie de trop se repère facilement par le biais du délai qui la sépare du décès. Il est difficile de savoir si une chimiothérapie prescrite trois mois avant le décès était appropriée, ou non, mais une chimiothérapie prescrite une semaine ou quinze jours avant est très vraisemblablement inappropriée. Un indicateur de cette nature inviterait les médecins à réfléchir chaque année à leurs pratiques : si x % des patients sont décédés dans les quinze jours qui ont suivi une chimiothérapie, ils se demanderont si ces actes médicaux étaient fondés. Avoir pour objectif d’améliorer cet indicateur d’année en année pourrait contribuer à diffuser la réflexion sur l’obstination déraisonnable.

On pourrait aussi s’inspirer des réunions de concertation pluridisciplinaires imposées au moment du diagnostic de cancer par le décret du plan Cancer, pour regrouper les expertises diagnostiques et thérapeutiques. Le point de départ se trouvait dans le constat que la médecine solitaire est moins bonne que la médecine collégiale. Paradoxalement, dans le cas d’une maladie avancée, lorsqu’il y a donc plus de stress, plus de dilemme, plus d’émotion, le médecin redevient solitaire. Qu’un autre décret introduise dans la bonne pratique clinique une réunion de concertation pluridisciplinaire obligatoire en situation de maladie incurable contribuerait à faire avancer les choses.

Dans la catégorie des expériences réussies, ressortant du plan Cancer, il y a aussi le dispositif d’annonce. Il a validé le fait que les médecins et les malades ont besoin de lenteur. Le dispositif d’annonce a finalement souligné que l’annonce d’une mauvaise nouvelle était un processus, qu’il fallait distinguer le temps médical de la consultation et le temps paramédical de reformulation et d’écoute des interrogations du patient. Dans le même ordre d’idées, il manque une « consultation Leonetti » qui, elle, aurait pour objectif de poser la question de la cohérence entre le projet médical proposé rapidement au malade en consultation, sans qu’il ait forcément le temps de réagir, et ses priorités, ses valeurs, le sens que revêt pour lui sa maladie. Cette étape, qui nécessite du temps, peut être confiée à une autre personne que le médecin. Ce serait un investissement rentable, j’ai fait le calcul. S’il s’agissait d’un praticien hospitalier, il en coûterait 6 000 euros par mois, a fortiori moins si le praticien était remplacé par une infirmière spécialement formée. Si cette personne faisait vingt consultations par semaine au cours desquelles il serait demandé au malade s’il a bien évalué le rapport bénéfice-risque, et si, sur les quatre-vingts personnes rencontrées tous les mois, seulement 10 % considéraient le projet inapproprié, l’économie serait de 30 000 euros, soit largement plus que l’investissement. Cela signifie que l’on peut réconcilier l’éthique médicale, la logique humaniste et la lenteur avec la logique médico-économique.

M. Jean Leonetti : Merci, d’abord, pour la clarté de votre intervention et, ensuite, pour vos propositions. C’est toujours agréable, à la place qui est la nôtre, d’auditionner quelqu’un qui termine par des propositions.

Tout votre propos est sous-tendu par une remise en cause de l’approche des soins palliatifs uniquement en termes de coût, qui était d’ailleurs celle du plan annoncé récemment par le Président de la République et la ministre de la santé, puisqu’il était chiffré. On évoque toujours des dépenses supplémentaires qui correspondent à du temps humain. Mais on n’a jamais évalué ce qu’économise en temps humain et en souffrance pour le malade une lutte équilibrée contre l’obstination déraisonnable ou l’acharnement thérapeutique. Je retiens donc la piste de la chimiothérapie prescrite à un mourant. Ce cas n’est pas rare, mais ce traitement n’est pas proposé, à mon avis, uniquement pour faire du chiffre ou gonfler l’activité. C’est aussi une façon de ne pas répondre à la désespérance du malade, et d’éviter de lui dire que la chimiothérapie ne lui sera pas utile, et qu’elle lui sera même néfaste. On pourrait aussi envisager des indicateurs chirurgicaux, mesurés à partir de la chirurgie délabrante et très lourde. Nous avons eu un témoignage il y a peu de temps qui relatait une intervention en ORL pratiquée deux mois avant le décès, et qui n’était probablement pas utile. Cela peut se justifier dans un cas, mais pas à plus grande échelle. Les soins palliatifs, comme solution alternative à l’acharnement thérapeutique, sont, d’après vous, rentables humainement et financièrement. Quels que soient les indicateurs qui pourraient être mis au point, on ne mesurera jamais la façon dont le médecin, face à son malade, hésitera à entretenir l’illusion consistant à continuer les chimiothérapies alors qu’il sait très bien qu’elles n’aboutiront pas à la guérison, ou à faire preuve d’un courage brutal, susceptible de détruire psychologiquement un malade, en annonçant l’arrêt de la chimiothérapie car elle ne sera d’aucun effet.

M. François Goldwasser : En ce qui concerne les économies générées par les soins palliatifs, à Cochin, nous avons des données. Du fait de l’existence du staff dont je vous ai parlé, nous avons suivi le devenir des patients. Le premier constat, c’est que, à l’inverse du reste de la population française, 80 % de nos patients décèdent non pas en services d’aigus, mais à domicile ou en soins palliatifs. Cela est dû uniquement à la réponse que nous apportons en termes d’accompagnement : nos patients continuent d’être suivis en cancérologie et ils sont vus exactement au même rythme que quand ils suivent une chimiothérapie. En respectant cette périodicité, on peut anticiper la crise et le moment où il faut trouver un lieu de décès. En n’abandonnant pas, en anticipant, nous avons réussi à inverser la proportion des décès survenant dans les services d’aigus, où les séjours sont plus « onéreux ».

Deuxième donnée qui prouve que les soins palliatifs sont source d’économies : les recours aux urgences se sont effondrés de 80 % dans notre cohorte. Un projet construit évite de faire appel aux urgences. Mais, pour le montrer, il faut s’attacher à des parcours. La démarche pour se procurer ce type de données est plus laborieuse. À Cochin, nous les suivons depuis 2002, soit un recul de six ans et plus de 500 malades.

M. Jean Leonetti : Aujourd’hui, l’ensemble des soins hospitaliers, publics ou privés, convergent vers un financement à l’activité. De ce fait, et c’est un autre paradoxe, l’acharnement thérapeutique est mieux financé que l’accompagnement de qualité.

M. François Goldwasser : Eh oui !

M. Jean Leonetti : Nous avons saisi le Comité Consultatif national d’éthique sur cette problématique qui ne peut pas ne pas influencer l’activité médicale. Sous la pression des directeurs d’établissement, les médecins seront invités à agir en priorité par des actes comptabilisés. Comment inverser cette culture, pour rester dans le juste soin, le soin équilibré, proportionné et épargner aux malades en fin de vie les actes inutiles, disproportionnés, humainement contestables et financièrement coûteux ?

M. François Goldwasser : Je suis tout à fait d’accord avec vous. Et c’est ma principale inquiétude. Mais cette pression n’est pas uniquement le fait de l’injonction des directeurs d’hôpital. Faute de culture, les médecins ont spontanément tendance à privilégier une démarche finalement avantageuse en conférence budgétaire, ne serait-ce que pour avoir plus d’infirmières ou pour assurer une meilleure carrière à leurs collaborateurs. Leurs directeurs n’ont pas besoin d’exercer une pression très forte.

Il est donc indispensable que tout ou partie des indicateurs qualitatifs ait un impact budgétaire. Dans les conférences budgétaires, il ne faut pas raisonner qu’en termes quantitatifs. Il faut prévoir soit une prime soit, au contraire, une sanction financière concrète en fonction de l’évolution des indicateurs qualitatifs. Sinon, il ne faut pas rêver, les options seront prises d’après les critères imposés.

M. Jean Leonetti : Est-ce à dire qu’il faut installer des radars sur les routes ? On peut faire toute la prévention que l’on veut, ce sont eux qui ont fait baisser la vitesse des véhicules.

M. François Goldwasser : Exactement. C’est la seule manière d’obtenir des résultats. Faire connaître la loi Leonetti, éditer des plaquettes, donner des cours, c’est bien gentil mais ça ne suffit pas. Pour faire entrer une connaissance ou une information avérée en pratique, il faut en moyenne vingt ans.

M. Jean Leonetti : Avec de tels propos, vous nous incitez au désespoir plutôt que vous ne nous bercez d’illusions !

M. François Goldwasser : Non, puisque je vous fais des propositions !

En changeant les règles du jeu budgétaire, les pratiques changent du jour au lendemain. On a bien vu l’impact du programme de médicalisation des systèmes d’information. Si demain on envoie un courrier qui signale que le budget augmentera ou diminuera de 5 % selon que tel ou tel indicateur sera mis en place, tout d’un coup, des gens qui n’ont jamais entendu parler de la loi vont se réveiller et auront à cœur d’être vertueux. C’est la direction à prendre.

M. Jean Leonetti : Le danger, aujourd'hui, c’est d’en faire trop. Si on introduisait des indicateurs qualitatifs, ne risquerait-on pas de ne plus en faire assez ?

M. François Goldwasser : On en est loin. Actuellement, on est largement dans l’excès. La marge de manœuvre est énorme. Mais il faut être raisonnable en choisissant le niveau des indicateurs. On peut là aussi se donner une marge. Ainsi, il n’y a vraisemblablement pas de chimiothérapie toxique pertinente à trois mois du décès. Si on place le curseur à quinze jours, on ne prend pas beaucoup de risque en disant que c’est une mauvaise pratique de prescrire une chimiothérapie à ce stade.

M. Jean Leonetti : L’effet masse des statistiques joue aussi. Si 50 % des chimiothérapies d’un hôpital se font dans les trois derniers mois de la vie des patients, on peut raisonnablement en déduire que les pratiques ne sont pas bonnes, conclusion qui peut se révéler erronée si un seul patient décède après une chimiothérapie. Il peut s’agir d’un accident, d’une embolie par exemple.

M. François Goldwasser : Tout à fait.

Mais il y a aussi le risque inverse, c'est-à-dire, s’agissant d’un patient souffrant d’une maladie incurable, le non-accès à l’innovation et un accès trop rapide aux soins palliatifs. Une fois qu’un malade est transféré en soins palliatifs, on ne s’interroge plus sur les médicaments qu’il a pris. J’ai souligné l’intérêt, au moment du diagnostic, d’une réunion de concertation pluridisciplinaire, qui comprendrait obligatoirement un chirurgien, un cancérologue et un radiologue. Ce sont les expertises minimales qui sont requises par le plan Cancer, pour éviter une perte de chance. De la même manière, en situation d’incurabilité, on pourrait considérer que, s’il n’y pas de cancérologue ni de médecin de soins palliatifs, il y aurait une perte de chance. En l’absence de cancérologue, le malade risquerait de partir trop tôt en soins palliatifs, alors qu’une nouvelle molécule vient d’apparaître qui pourrait apporter survie ou confort. Ce ne serait pas normal, d’autant qu’il n’y a pas de rétro-contrôle par la suite. Réciproquement, la présence du spécialiste de soins palliatifs ouvrirait l’accès aux soins palliatifs et au contrôle de la douleur si le cancérologue ne s’en préoccupait pas suffisamment. Cette double expertise concomitante serait le gage de la protection des personnes et de l’accès aux meilleurs soins.

M. Olivier Jardé : Merci pour cet exposé particulièrement clair. J’ajoute une remarque sur l’organisation des hôpitaux et des CHU. Je suis chirurgien orthopédiste et médecin légiste et j’ai la responsabilité de deux services. Dans le premier, la chirurgie du cancer entre très bien dans la T2A et je pourrais presque dire qu’il fait du bénéfice. En revanche, l’autre, la médecine légale, est très proche des soins palliatifs. En 2007, le bilan fait état d’un déficit de 500 000 euros ; d’où la pression – forte – des directeurs qui m’ont demandé de faire plus de chirurgie orthopédique et un peu moins de médecine sociale. Ne touche-t-on pas là aux limites de la T2A ? La tarification à l’activité a eu un rôle vertueux puisqu’elle a mis en parallèle l’hospitalisation publique et privée. Ne faudra-t-il pas revenir un peu en arrière pour réhabiliter les missions d’intérêt général – la médecine sociale qui s’adresse aux femmes battues, traite la souffrance au travail et la médecine pénitentiaire qu’il ne faut pas oublier – pour des raisons humanistes. Ne faut-il pas y inclure les soins palliatifs ?

M. François Goldwasser : C’est une question centrale. La T2A exclut les exclus. Plus une personne est précaire, plus elle est fragile, et plus elle restera longtemps, plus aussi elle condamne la performance du service. De même que, pour un lycée, la meilleure façon de présenter les meilleurs scores au bac, c’est de ne pas prendre les mauvais élèves, les hôpitaux auront tendance à ne pas prendre les malades les plus lourds, les plus graves, ou ceux pour lesquels « l’après-acte thérapeutique » est le plus difficile. C’est une réalité. La principale parade réside dans l’anticipation. Les soins palliatifs sont, paradoxalement, une source majeure d’économie dès lors que le médecin en soins palliatifs n’est pas appelé juste avant l’aumônier. Il vaut mieux qu’il soit saisi très en amont, pour que la réflexion sur le parcours de soins du malade ne se limite pas à la durée de la présence dans le service de chirurgie. Il faut réfléchir à l’avant et à l’après. Ce qui me frappe beaucoup, c’est qu’on parle de soins de suite. C’est très dévalorisant tout de même ! Par définition, le soin de suite, c’est celui qui fait suite à l’acte important, à l’acte noble. Tels qu’ils sont désignés, les soins de suite apparaissent comme une forme de sous-médecine. Pourtant, au fur et à mesure de la maladie, les patients sont de plus en plus fragiles, et souffrent de plus en plus de comorbidités. Le fait de raisonner non par parcours mais par séjour est extrêmement pénalisant. Ce n’est même pas un problème de T2A. Le fait de ne pas avoir de compte à rendre sur le parcours est une forme d’incitation à l’irresponsabilité.

M. Olivier Jardé : Ne pensez-vous pas qu’il s’agit tout simplement de réorganiser certains pôles ? Pour faire le parallèle avec la chirurgie cancéreuse et les soins de suite, ne faut-il pas intégrer dans votre service les soins palliatifs de sorte à équilibrer les coûts ? Inclure les soins palliatifs dans la cancérologie ferait diminuer les coûts de ces services, alors qu’isolés, les soins palliatifs, comme la médecine légale, apparaissent comme très onéreux. En réalité, il s’agirait seulement d’un transfert. Pourtant, aujourd'hui, ces services sont clairement montrés du doigt.

M. François Goldwasser : Je suis d’autant plus d’accord que les hôpitaux sont nombreux à avoir non pas un service de soins palliatifs, mais des équipes mobiles de soins palliatifs. Pour le coup, quel que soit le pôle auquel elles sont rattachées, elles sont considérées comme une dépense qui ne génère pas d’activité, alors que l’accompagnement, en anticipant le parcours et en prévenant les catastrophes, contribue en réalité à réduire la durée moyenne des séjours, donc à faire des économies. Mais elles n’apparaissent pas. En tout état de cause, il n’y a pas de retour sur investissement pour le pôle dont dépend cette équipe.

M. Jean Leonetti : Est-ce que, dans votre service, vous appliquiez la loi du 22 avril 2005 avant l’heure ? Cette loi a-t-elle changé quelque chose dans vos pratiques ? Dans l’attitude médicale vis-à-vis de la fin de vie, en respectant plus l’autonomie du patient, en portant plus d’attention aux dispositions prévues ? Vous avez donné des chiffres effroyables à propos de la méconnaissance de la loi : des médecins intéressés par la douleur et la fin de vie, convoqués à une séance d’information ne connaissaient pas du tout la loi et 10 % seulement des médecins cancérologues en avaient entendu parler. Cette loi n’a-t-elle rien changé ?

M. François Goldwasser Honnêtement, je pense qu’actuellement, elle n’a rien changé. Le révélateur qui a motivé mon changement de pratique, lequel s’est fait quasiment du jour au lendemain, a été ma formation aux soins palliatifs. Il y a un déficit de formation aux soins palliatifs parce que celle-ci est optionnelle. Il s’agit d’un diplôme universitaire ou d’un diplôme interuniversitaire selon les endroits. L’immense majorité des médecins ne l’a donc pas. Le déficit de personnes formées aux soins palliatifs dans les services d’aigus explique les pratiques euthanasiques qui persistent comme moyen de gestion de la souffrance, à cause de l’ignorance des solutions alternatives existantes. Cela reste une réalité.

La réunion de concertation pluridisciplinaire que l’on a créée est le lieu d’une réflexion partagée entre cancérologues, paramédicaux et équipes de soins palliatifs pour savoir si nous ne sommes pas en train de faire la chimiothérapie de trop. Une telle réunion, pour savoir s’il faut envisager un projet de soins palliatifs, pourrait être considérée comme un moyen de faire vivre cette loi. Mais, honnêtement, aujourd'hui, peu de médecins savent faire vivre le principe d’autonomie. D’ailleurs, on le voit bien dans les domaines où le consentement éclairé a été formalisé, en particulier les essais thérapeutiques. La plupart des malades expliquent qu’ils ont signé mais que l’information vraie, le rapport bénéfice-risque n’a pas été clairement explicité. Et, en dehors des essais thérapeutiques, c’est encore plus net. Il y a un très grand déficit dans la prise en compte du principe d’autonomie dans les hôpitaux.

M. Jean Leonetti : Vous aviez l’air de dire que, finalement, l’euthanasie, tout comme l’acharnement thérapeutique, est un problème d’incompétence.

M. François Goldwasser : En cancérologie, c’est clair. Je ne vois pas d’autre raison à un changement de pratique aussi net, alors que je traite les mêmes malades. Avant 1996, il y avait une euthanasie par mois, depuis, il n’y en a plus. Quelle est la différence, sinon que j’ai acquis une formation ? Je n’avais pas d’a priori contre l’euthanasie. Au contraire, j’étais un externe du professeur Schwartzenberg. Je l’avais pris comme modèle. J’ai acquis une formation qui m’a fait me rendre compte que l’euthanasie était inappropriée et qu’il existait des solutions alternatives. Le déficit de formation, c’est la clef, au moins pour la pratique cancérologique.

M. Jean Leonetti : On constate que, en Hollande, l’introduction des soins palliatifs a diminué le recours à l’euthanasie dont vous nous dites qu’elle répondait à un principe primitif de non-abandon et qu’elle peut être remplacée par une prise en charge confortée par une connaissance spécifique. La bonne volonté ne suffit pas.

M. François Goldwasser : C’est exactement ça. La prise en charge a connu trois phases : l’abandon, le non-abandon avec la culture médicale enseignée à la fac – celle du médecin tout-puissant qui n’abandonne pas et qui achève son malade par souci de non-abandon, puis, la culture du lien, de la solidarité, de la gestion des symptômes, de l’accueil et de la réponse à la souffrance. L’euthanasie, aujourd'hui, est un ex-progrès devenu complètement ringard.

M. Michel Vaxès : Je suis un peu gêné par l’idée d’une régulation par l’intérêt ou la sanction financière. Je ne suis pas convaincu, mais nous aurons l’occasion d’en débattre dans une autre enceinte, que la carotte ou la peur du gendarme doive être au centre de nos réflexions.

J’en reviens à votre remarque sur la croyance répandue qu’entre la souffrance et l’euthanasie, il n’y aurait rien. Tel n’est pas votre point de vue, ni le nôtre, mais je souhaiterais que vous mettiez des termes plus précis sur ce quelque chose qui ne serait pas rien. N’étant pas médecin, j’ai sans doute besoin, plus que d’autres, de savoir comment ça se passe concrètement. Que s’est-il produit pour que vous passiez d’une euthanasie par mois à zéro ? Pourquoi n’y a-t-il plus de demande, malgré la souffrance, la douleur, la pression ou non de l’entourage ? Je suis curieux de vous entendre.

M. François Goldwasser : En ce qui concerne l’analyse des systèmes de santé, à chaque fois qu’une mesure a eu un impact sur le revenu des médecins, ils ont modifié leurs pratiques. Je vous citerai l’exemple fameux des médecins britanniques qui se sont vus proposer une prime s’ils réduisaient leur prescription de médicaments. Au bout de six mois, il a fallu supplier les généralistes anglais de recommencer à prescrire. C’est un fait. C’est peut-être triste, mais les médecins sont des professionnels au sens étriqué du terme. Ils se préoccupent de leur gagne-pain, puis, soulagés de ce souci, s’inquiètent de la personne à soigner. On ne peut malheureusement pas faire l’impasse sur ce constat. Les exemples sont nombreux dans l’histoire des systèmes de santé.

Entre la souffrance et l’euthanasie, il y a l’accompagnement qui ne se réduit pas à « marcher à côté de ». Il faut s’adapter à la personne. C’est en quelque sorte danser avec elle. Cela veut dire épouser les préoccupations du malade, entendre ses difficultés et adapter l’objectif du soin à ses attentes. Il s’agit d’une pratique soignante.

Le changement radical de pratique provient aussi d’une expertise clinique. La question de l’euthanasie ne se situe pas seulement sur le plan moral ou philosophique ; elle exige aussi une compétence clinique. Par exemple, le cas typique où un médecin qui n’est pas formé aux soins palliatifs est tenté par l’euthanasie, c’est celui d’une personne qui s’asphyxie. Il ne sait pas quoi faire, il ne veut pas la laisser comme ça parce que c’est insupportable. Il va donc proposer de provoquer une euthanasie. C’était une indication classique en cancérologie. En se formant aux soins palliatifs, on apprend à soulager le malade, mais sans induire le décès. C’est vraiment un problème de compétence clinique. À un moment où à un autre, il faut bien l’acquérir. La perspective d’une issue fatale ne la rend pas moins nécessaire.

M. Jean Leonetti : Professeur, nous vous avons trouvé un peu sévère quand vous avez conseillé de miser sur l’utilitarisme financier des médecins, d’autant que les médecins hospitaliers ne trouvent aucun intérêt financier personnel dans l’activité de leur service.

M. Olivier Jardé : Ce que vous avez dit sur le Royaume-Uni est à la fois vrai et faux. Les patients ont été globalisés si bien que les médecins se sont lancés à fond dans la prévention. Si l’on prend pour exemple les diabétiques, ils ont des problèmes au pied. Là-bas, ils ont tous des semelles thermoformées de protection. Il y a donc moins de maux perforants plantaires, donc moins de chirurgie et de complications. Du coup, les médecins britanniques, du fait de leur forte implication dans la prévention, ont fait baisser très nettement le nombre de thérapeutiques, si bien que leurs revenus ont augmenté. Mais ils n’ont tout de même pas diminué les traitements nécessaires pour gagner davantage !

M. Jean Leonetti : Il n’empêche que la question posée par Michel Vaxès demeure : faut-il toujours des indicateurs incitatifs ou dissuasifs pour aboutir aux bonnes pratiques ? Le juste soin ne pourrait-il pas émaner d’une formation et d’une compétence médicales, plutôt que d’une carotte ou d’un bâton financier ? Cela étant, même si l’on ne lie pas l’indicateur et le financement, l’évaluation des pratiques est obligatoire. Plutôt que conditionner le financement à l’évaluation, commençons par dire que l’évaluation qualitative doit être mise en place. Ensuite, si l’on constate que 50 % des chimiothérapies sont faites dans les quinze jours qui précèdent la mort, on pourra se poser la question a contrario : faut-il financer des thérapies qui sont apparemment, pour la plupart, inutiles, pénibles et même dangereuses ? C’est peut-être de cette façon-là que l’on pourra faire évoluer les pratiques, pour atténuer par le qualitatif la force de la tarification à l’activité. Payer l’activité, c’est normal ; payer l’activité utile et humaine, c’est juste. Plutôt que de coupler un indicateur positif et un indicateur négatif, peut-être peut-on se contenter d’une évaluation objective du qualitatif pour atténuer la dureté du quantitatif.

M. Olivier Jardé : N’oubliez pas la théorie du parapluie en vertu de laquelle sont prescrits des examens tels que des IRM, qui ne sont pas toujours utiles. Responsabiliser les gens peut contribuer aux bonnes pratiques.

M. Michel Vaxès : Il y a un indicateur à mes yeux bien plus important que tous les autres : le médecin qui constate que, hier, on demandait à mourir et que, aujourd'hui, dans son service, on ne demande plus. Dès lors, comment faire en sorte qu’un cancéreux puisse aller au bout de sa vie, en cancérologie ou en soins palliatifs ? Comment est organisé le passage d’un service à l’autre ? Quels sont les moyens que vous utilisez ? Des précédentes auditions, il ressort le refus de la souffrance. Peu importe l’euthanasie, à la limite, du moment qu’il n’y a pas de souffrance et de douleur. Alors, je pose la question au cancérologue que vous êtes : est-il possible de partir sans douleur et sans souffrance ? La réponse que vous allez faire est extrêmement importante car elle est de nature à rendre l’espoir à ceux qui ont vu des patients dont on n’avait apaisé ni la souffrance, ni la douleur. J’ai été effaré tout à l’heure quand vous avez déclaré que les médecins étaient très nombreux à ignorer la théorie du double-effet.

M. Jean Leonetti : La question que vous a posée Michel Vaxès est importante. C’est celle que se posent tous ceux qui sont atteints d’une maladie incurable. Selon le contrat qu’ils passent avec leur médecin, celui-ci va tenter de les guérir mais, s’il n’y arrive pas, il ne les abandonnera pas et il soulagera leurs souffrances. Le médecin garantira-t-il le non-abandon et la non-souffrance ? Tel est bien l’esprit de la loi du 22 avril 2005.

M. François Goldwasser : Je suis d’accord pour dire qu’il faut un contrat d’objectifs. Parmi les rares objectifs que je peux tenir, il y a précisément celui que le patient ne mourra pas dans les souffrances qu’ont endurées ses parents, ou grands-parents, quand l’usage de la morphine était timide, voire nul. Actuellement, la douleur est parmi les champs thérapeutiques où les progrès ont été les plus significatifs. Aujourd'hui, les douleurs réfractaires, strictement incontrôlables, qui nécessitent une sédation pour permettre à la personne de se reposer sont exceptionnelles en cancérologie. Dans le contrat d’objectifs qu’on peut conclure avec une personne qui ne peut pas guérir, il y a celui qu’elle ne souffrira pas.

La continuité du soin est fonction de la culture de soins. Certains médecins sont plus humanistes et s’engagent dans un parcours quelle qu’en soit l’issue, tandis que d’autres revendiquent seulement une partie de la prise en charge : l’innovation, la chimiothérapie, la radiothérapie ou la chirurgie. C’est aussi la raison pour laquelle je considère que l’enseignement de la modestie est important. Aujourd'hui, beaucoup de médecins, quand ils sortent de la faculté, ont à cœur de mobiliser ce qu’ils ont appris. Ils sont dépités qu’il n’y ait pas que des succès, qu’il faille accompagner des patients vers une issue qu’ils savent fatale. C’est une affaire de culture de soins, de modestie et de souci de l’autre.

M. Michel Vaxès : On peut donc dire aujourd'hui qu’il est possible de ne pas souffrir ?

M. François Goldwasser : Oui, clairement. D’ailleurs, je défie quiconque de trouver une situation, avec ou sans médias, où l’euthanasie soit une indication pour remédier à la douleur. Je demande à voir.

M. Michel Vaxès : Ce qui signifie qu’il reste beaucoup à faire pour éduquer le corps médical au traitement de la douleur.

M. François Goldwasser : Je crois beaucoup à l’aiguillon que constitue l’information. Si les gens savent que le contrat « zéro douleur » est possible – il faut tout de même laisser aux analgésiques le temps d’agir – le processus de prise en charge de la douleur s’accélérera. Qu’un médecin propose une euthanasie parce qu’un malade souffre de douleurs incontrôlées est quasiment un aveu de mauvaise pratique. Je vous rappelle que l’autopsie de Chantal Sébire n’a révélé la présence que de paracétamol, un antalgique mineur.

M. Jean Leonetti : Nous vous remercions pour cet échange empreint de clarté, qui nous a mis en présence d’une expérience très particulière puisque votre parcours vous a conduit à vous détourner de la pratique euthanasique expérimentée sous l’impulsion du professeur Schwartzenberg pour vous engager dans une démarche purement palliative. Nous vous sommes également reconnaissants des propositions que vous nous avez faites. Il est rare qu’une audition, indépendamment de la force du témoignage qu’elle nous apporte, nous ouvre des pistes. Nous explorerons celles que vous nous suggérez même si elles doivent encore être affinées.

Audition du Docteur Édouard Ferrand
praticien hospitalier au service de réanimation chirurgicale à l’hôpital Henri Mondor



(Procès-verbal de la séance du 25 juin 2008)

Présidence de M. Jean Leonetti, rapporteur

M. Jean Leonetti : Nous accueillons maintenant le docteur Édouard Ferrand, praticien hospitalier au service de réanimation chirurgicale de l’hôpital Tenon (AP-HP).

Depuis plusieurs années, docteur Ferrand, vous animez le groupe de recherches LATAREA – limitation et arrêt des thérapeutiques actives en réanimation. Votre première étude, réalisée en 1997 dans des services de réanimation, évaluait à 53 % le nombre de décès liés à une décision de limitation ou d’arrêt de thérapeutique. Nous savons en effet que la plupart des individus, dans nos pays, mourront à l’hôpital d’une limitation ou d’un arrêt de thérapeutique. Votre deuxième étude, en 2005, portait sur les modalités selon lesquelles les décisions d’arrêt de réanimation sont prises.

De plus, vous êtes l’initiateur des enquêtes MAHO – Mort à l’hôpital –, qui ont connu un retentissement médiatique important et dont la dernière a été publiée en avril 2008. Elles décrivent, sur la base des témoignages des personnels soignants, les conditions dans lesquelles les patients meurent à l’hôpital.

Certaines données émanant de ces études sont très significatives. En 2004, c’est-à-dire avant l’adoption de la loi du 22 avril 2005, vous constatiez que 74 % des décès décrits étaient survenus dans des services ne disposant pas de procédures spécifiques concernant les situations de fin de vie. En 2008, vous relevez que, parmi les cas étudiés, seuls 44 % des patients en état de détresse respiratoire dans les dernières heures de leur vie ont bénéficié d’analgésiques et que seulement 35 % des infirmières jugent satisfaisante la qualité de la fin de vie de leurs patients.

J’espère que le plan soins palliatifs 2008-2012 compensera en grande partie notre retard. Dans les structures hospitalières et médico-sociales françaises, on meurt mal, en raison d’une culture défavorable aux soins palliatifs.

Notre mission d’information a pour tâche d’évaluer la loi mais aussi de proposer des initiatives. Nous serons donc attentifs à vos suggestions.

M. Édouard Ferrand : Nos études tendent à évaluer les pratiques mais aussi à faire émerger des propositions pour les modifier.

Même si la recherche clinique paraît antagoniste avec la notion d’éthique médicale, son but est d’améliorer les pratiques. Or l’éthique médicale est le seul champ de la médecine à échapper à l’évaluation. Cette lacune conduit à des dérives et à des mauvaises pratiques. L’acharnement thérapeutique qui en découle représente un gâchis humain pour les patients, les proches et les équipes, mais aussi un gâchis financier pour la société.

Je précise que les équipes ayant participé à nos études étaient déjà très motivées par la question. Ce benchmarking doit donc nous conduire à entamer une réflexion sur les pratiques en vigueur dans les autres services.

Par ailleurs, chaque cas est complexe, unique et doit le rester. La recherche clinique ne doit pas s’attacher à l’étude d’un cas mais améliorer tous les cas. Son but n’est pas de chosifier la prise en charge ou la relation médecin-malade mais d’ouvrir toutes les portes possibles, de la prise en charge du malade au début de son parcours jusqu’à sa fin de vie. Il est inutile d’imaginer une procédure de fin de vie adéquate si l’autonomie du malade, l’implication des proches et l’idée de décision partagée ne sont pas respectées tout au long du parcours de soins.

Les études permettent de cerner l’acharnement thérapeutique avec de plus en plus de précision. Elles ont notamment porté sur le processus décisionnel de fin de vie. Chaque prise de décision comporte une part subjective importante ; ce sujet a fait l’objet de publications très remarquées dans les grandes revues américaines. Le critère de lutte contre l’acharnement thérapeutique ou d’inutilité thérapeutique est insuffisant mais les critères objectifs de pronostic le sont tout autant. Cette incertitude plaide pour la procédure collégiale, cadrée par la loi Leonetti, qui fait suite de façon cohérente à la loi Kouchner sur les droits des malades. Le malade n’est plus isolé mais accompagné de ses proches, extrêmement présents en fin de vie. Le médecin n’est plus seul – même s’il y aura toujours un médecin référent – mais rattaché à une chaîne de médecins. Compte tenu de la mutation des structures hospitalières et du turn-over élevé des équipes soignantes, cette notion d’incertitude, mêlée au manque de collégialité, est le terreau de l’acharnement thérapeutique. La collégialité consiste à partager l’incertitude pour faire émerger une attitude raisonnable et comprise par tous. Plus la réflexion collégiale multidisciplinaire débute tôt dans l’histoire du malade, plus sa prise en charge en fin de vie sera raisonnable.

Certaines des données émergeant de nos études ont alerté les professionnels mais peuvent aussi éclairer et initier la réflexion sociétale.

Les études LATAREA s’intéressent aux arrêts et aux limitations thérapeutiques. Les arrêts thérapeutiques sont de plus en plus rares alors que les limitations deviennent plus fréquentes. Ces dernières consistent à éviter des traitements dont le malade ne tirerait pas bénéfice.

En 1997, le taux de décès imprévus était de 50 % en France mais il était beaucoup plus bas dans le reste de l’Europe et dans les pays anglo-saxons. À l’étranger, la plupart des décès intervenant en réanimation sont accompagnés d’une stratégie de soins palliatifs : le taux atteint 90 % aux États-Unis et 75 % en Europe. En France, trop de médecins prennent des décisions seuls, une infirmière sur deux est exclue du processus de décision alors qu’il lui est demandé d’arrêter les supports vitaux, et les proches ne sont pas associés aux décisions.

C’est pourquoi nous avons initié un autre projet – le projet RESSENTI – afin d’analyser, en commençant par les services de réanimation, les perceptions des équipes médicales et infirmières sur la qualité de prise en charge des malades en fin de vie, la qualité des décisions de fin de vie et la qualité de réflexion éthique dans les services. Il est apparu que 75 % des médecins jugeaient adéquates les procédures de leurs services alors que 75 % des infirmières les estimaient absolument insatisfaisantes. Nous avons aussi noté un « effet centre » : dans moins d’1 % des services, toutes les infirmières considéraient que tout se passait bien ; dans une centaine de services sur cent trente, toutes les infirmières considéraient qu’il n’y avait aucune réflexion éthique et aucun partage des décisions. Cela montre combien les médecins détiennent le pouvoir d’ouvrir ou non les portes et combien les équipes de soins sont démunies face à l’acharnement thérapeutique. La formation, la visibilité et la tarification sont conjuguées pour maintenir l’acharnement thérapeutique et même le valoriser. Les équipes de soins, en particulier les médecins, sont demandeuses d’outils et de structures d’aide à la décision.

Mais l’étude RESSENTI a mis en évidence des différences profondes d’approches de la fin de vie entre la France et les pays anglo-saxons : les infirmières et les médecins français sont en particulier réticents à accroître le niveau de sédation quand il risque de porter atteinte aux fonctions respiratoires. Parallèlement, nous avons décidé de mener une étude au Québec. Alors que les infirmières et les médecins français s’opposent à l’usage de la morphine, quelle que soit la dose, pour le confort du malade, 100 % des infirmières et médecins du Québec y sont favorables. La plupart des médecins et infirmières français considèrent l’extubation comme une manœuvre choquante alors que tous les médecins et infirmiers québécois jugent cette mesure naturelle.

Après avoir étendu l’étude RESSENTI aux autres services, nous nous sommes rendu compte que les tendances y étaient identiques : insatisfaction des infirmières, satisfaction des médecins et sentiment d’absence de collégialité. C’est ce qui nous a conduits à développer le projet MAHO. Celui-ci consiste à étudier les conditions de décès à l’hôpital : nous demandons aux médecins et aux infirmières de décrire ce qui s’est passé le jour de la mort.

Pour la prise en charge durant les dernières heures du malade, le constat est accablant : l’approche du confort est déficiente ; des malades qui étouffent ne sont pas traités ; d’autres restent seuls ou ne bénéficient que de soins palliatifs extrêmement modestes alors que leur décès est prévu depuis plusieurs jours. De plus, l’étude de faisabilité que nous avions menée initialement montrait que seuls 10 % des médecins pouvaient décrire les conditions de fin de vie de leurs malades le jour de leur décès. Ce taux est corroboré par les témoignages des infirmières. De la part des équipes médicales, il s’agit davantage d’impuissance que d’indifférence : qu’on ne puisse plus rien faire suffit à expliquer qu’on ne fera que passer devant la chambre du patient entrain de mourir. Tel est le propos de la culture palliative : il faut que les services curatifs soient sensibilisés et apprennent à prendre en charge la fin de vie des patients, en outre les soins palliatifs ne doivent pas être réservés aux cas les plus complexes et les plus difficiles. Je pense que c’est un axe majeur de réflexion, d’autant que l’épuisement professionnel des médecins et des infirmiers est dû en grande partie à la mauvaise gestion de la fin de vie dans leur service, d’autres études très pertinentes le prouvent.

L’étude MAHO a aussi fait ressortir des critères de satisfaction et de qualité de la prise en charge de la fin de vie. Dans toutes les études, les mêmes indicateurs se retrouvent et se recoupent.

La désignation d’une personne de confiance est recommandée dans l’avis du Comité consultatif national d’éthique de 2000. Elle apparaît dans la loi en 2002 et son rôle est renforcé dans celle de 2005 puisque, en cas de décision d’arrêt de traitement, l’avis de la personne choisie prévaut sur celui de tout autre membre de l’entourage. Or, dans les services, il n’y a pas de personnes de confiance. D’après une étude que nous venons de mener sur la traçabilité du projet thérapeutique pour les malades décédés dans les services curatifs et palliatifs d’un grand hôpital parisien, elle n’est jamais désignée, sauf dans deux services, où cette mesure est obligatoire lors de l’admission en urgence. La personne référente, interlocuteur principal désigné par l’équipe ou la famille, devient un facteur majeur de qualité en matière de décision de fin de vie et de satisfaction des infirmières. Elle facilite la communication et va contre l’acharnement thérapeutique.

Quant aux procédures de fin de vie, elles encadrent toutes les étapes de la réflexion susceptible de conduire à une prise de décision d’arrêt thérapeutique. Elles constituent également un critère de qualité pour la satisfaction des infirmières ou l’initiation précoce de la réflexion éthique concernant les malades.

Un autre critère est la traçabilité de la décision de fin de vie dans le dossier.

Certains éléments ne sont donc pas propres à la fin de vie mais directement reliés aux droits du malade. La fin de vie n’est que la relation médecin-malade dans des conditions extrêmes ; elle ne sera donc adéquate que si la relation, en amont, a été préservée et encouragée. Je crois vraiment que les équipes médicales, à cet égard, ont besoin de soutien et d’outils de réflexion.

Enfin, en 2005, nous avons mené une étude LATAREA 2, afin de voir si, face au changement de culture, à la médiatisation de la problématique, à l’évolution légale très favorable, les pratiques avaient changé. Les décès sont toujours aussi peu précédés d’une décision de fin de vie : une mort sur deux n’est pas liée à une décision de fin de vie. Cela signifie que la moitié des malades n’ont pas vu leur projet thérapeutique évoluer vers une stratégie palliative – c’est un signe indirect d’acharnement thérapeutique.

M. Jean Leonetti : Il y a aussi des décès inopinés.

M. Édouard Ferrand : Bien sûr, mais ce taux si élevé de décès non prévus est spécifique à la France. Dans le reste de l’Europe et les pays anglo-saxons, 80 à 90 % des décès sont prévus et accompagnés.

Par ailleurs, il n’y a pratiquement plus d’arrêts thérapeutiques mais des limitations thérapeutiques. L’incertitude sous-jacente plaide pour la collégialité. Or, même si les décisions de fin de vie sont toujours aussi peu fréquentes, la participation des proches et des infirmières est meilleure – les malades en fin de vie, pour leur part, sont inconscients quand ils sont en réanimation. Des analyses multivariées permettent de déterminer les critères grâce auxquels une réflexion sur les malades vulnérables peut être initiée, comme l’âge très avancé. Comment est-il possible, en 2008, de ne pas réfléchir à l’intensité thérapeutique appliquée à des patients très âgés, présentant une autonomie réduite ? Les études corroborent complètement la littérature étrangère : les critères les plus dignes de confiance sont la conviction de l’infirmière que le malade va mourir, puis la conviction du médecin, puis d’autres critères plus attendus et déjà connus dans la littérature. La collégialité n’est donc pas un artifice de précaution mais un atout pour lutter contre l’acharnement thérapeutique et faciliter la prise de décision – ce à quoi doit aussi contribuer la prise en compte de la personne référente.

Je considère le médecin généraliste comme un pivot de la prise en charge des malades. Lorsque j’ai présenté les résultats de l’étude RESSENTI dans un service parisien comprenant une dizaine de médecins et au moins soixante infirmières, seules deux d’entre elles étaient présentes ; le soir même, à la campagne, un réseau de soins m’avait invité : cinquante médecins de ville m’ont écouté pendant deux heures, dans une toute petite salle. Les études montrent que 80 % d’entre eux souhaitent être impliqués ; or, dans 90 % des cas, ils ne sont pas appelés. Le médecin traitant est une personne ressource que les familles continuent à aller voir durant l’hospitalisation ; pour améliorer le principe de collégialité, il pourrait être mieux impliqué.

M. Jean Leonetti : Le médecin traitant est-il souvent désigné comme personne de confiance ?

M. Édouard Ferrand : L’étude MAHO montre que la personne de confiance est désignée dans moins de 10 % des pathologies chroniques, terminales, longues. C’est généralement le conjoint, parfois un ami, très rarement le médecin traitant, qui peut pourtant émettre un avis pertinent et raisonnable.

Une étude sur la traçabilité montre que, un an et demi après l’adoption de la loi Leonetti, dans 50 % des cas, le dossier médical de la personne décédée ne contenait aucune référence au projet thérapeutique ; n’y figurait qu’une accumulation de traitements de complication. Dans 50 % des cas aussi, il n’y avait pas de référence à une décision de fin de vie. La collégialité est nécessaire mais requiert des outils afin que tous les acteurs de soins disposent d’un niveau d’information adéquat.

J’ajoute que le recours au médecin consultant n’est pas notifié dans les dossiers médicaux et infirmiers alors que c’est le garde-fou ultime pour la moins mauvaise décision possible.

La traçabilité peut être un argument très fort pour favoriser le changement de culture. Mais le sujet ne doit pas rester cantonné aux sociétés savantes ; un choc politique est nécessaire pour inciter les médecins à changer de culture. Cela a été fait pour l’hygiène hospitalière : il n’est pas demandé aux unités d’hygiène hospitalière de prendre des décisions pour traiter les infections mais d’assurer une veille pour généraliser les bonnes pratiques et de lancer l’alerte si les infections augmentent ou si les produits d’hygiène sont moins utilisés. Ce sont des structures transversales, qui s’occupent de la littérature, de la formation et de la sensibilisation au quotidien. Des structures équivalentes pourraient être imaginées pour les droits des malades, afin d’explorer les pratiques et de les améliorer.

Ces études sont utiles pour l’ensemble de la société car elles indiquent les mesures qu’il conviendrait probablement de suivre. J’ai grand espoir que votre mission d’évaluation puisse agir efficacement. C’est le seul domaine dans lequel le constat est accablant et qui ne fait pas l’objet de mesures. Une culture de prévention doit s’instaurer. Aujourd’hui, elle n’existe pas, bien qu’elle soit attendue par les équipes de soins.

M. Jean Leonetti : Je me suis déjà prononcé, à titre personnel, pour la création d’un observatoire de la fin de vie. Il ne faudrait pas en faire un « machin » supplémentaire. Quel fonctionnement préconiseriez-vous pour cet organisme ?

Les lois de 2002 et de 2005 restent manifestement largement ignorées par les soignants. Quelles décisions les décideurs politiques doivent-ils prendre pour instaurer une culture palliative ?

M. Édouard Ferrand : L’observatoire devrait faire partie des idées forces qui ressortiront de votre mission d’information. Ce serait un message puissant adressé à la population par les décideurs politiques, à condition que l’observatoire serve non seulement à observer mais aussi à changer les pratiques. Depuis les années cinquante, des comités d’éthique ont été créés aux États-Unis pour lutter contre l’abus de pouvoir médical et l’acharnement thérapeutique. C’est un échec total car les médecins entendent les médecins et ne parlent pas du malade. Des initiatives pilotes pourraient être imaginées pour mettre en pratique les expériences qui ont montré leur efficacité et fait émerger des critères d’évaluation. Il faut asseoir cette culture dans les services peu concernés par la recherche. En tout cas, un observatoire favoriserait le maillage et la traçabilité entre le médecin traitant, le réseau de soins, l’hôpital, la réanimation, etc.

M. Jean Leonetti : Si j’ai bien compris, vous ébauchez l’idée d’une évaluation qualitative de la fin de vie dans des sites pilotes.

M. Édouard Ferrand : Je crains qu’une politique générale n’aboutisse pas à du concret avant plusieurs années, voire jamais.

M. Jean Leonetti : Les données obtenues dans les sites pilotes pourraient déboucher sur des décisions applicables à l’ensemble du territoire.

M. Édouard Ferrand : Il conviendrait notamment de mesurer l’impact sur les proches et sur le recours aux équipes de soins palliatifs et aux centres antidouleur, qui restent insuffisamment sollicités. Cette question n’est jamais abordée : les décès se produisent sans qu’il soit question de démarche palliative. L’enjeu se situe en amont, dans les structures de soins curatifs.

M. Jean Leonetti : J’ai aussi retenu de votre intervention l’idée selon laquelle il ne faut pas attendre la fin de vie pour s’occuper de la fin de vie. La fin de vie est la loupe pour comprendre la nature de la relation médecin-malade, le degré de dialogue, de transparence et de confiance. Tout cela devient plus aigu en fin de vie mais le problème doit être saisi en amont pour assurer une continuité dans la démarche palliative. Au fond, vous êtes favorable au développement de la culture palliative très en amont plutôt qu’à la création d’unités de soins palliatifs en fin de vie.

M. Édouard Ferrand : Les unités de soins palliatifs resteront indispensables car il y a des cas suffisamment complexes et douloureux pour ne pas pouvoir être surmontés dans des services de soins conventionnels. Mais les services de soins palliatifs ne doivent probablement pas être les seuls à prendre en charge les malades en fin de vie.

M. Olivier Jardé : Le taux de 50 % de patients en fin de vie recevant des soins palliatifs – contre 80 % dans les pays anglo-saxons – est-il stable ?

M. Édouard Ferrand : Oui, malheureusement.

M. Olivier Jardé : Estimez-vous nécessaire d’associer un médecin référent à la collégialité de la réanimation ? En 2005, j’avais présenté un amendement en ce sens mais le président Leonetti l’avait jugé inutile, considérant qu’une hiérarchisation spontanée se produit dans les services de réanimation. Attention, un président a toujours raison… (Sourires)

M. Jean Leonetti : Il peut avoir la modestie d’admettre qu’il s’est trompé ou que la situation a changé ! (Sourires)

M. Édouard Ferrand : Une décision de fin de vie ne peut évidemment être prise contre les familles mais celles-ci ne peuvent non plus décider seules. Comment régler ce problème majeur ? Par la collégialité en amont. Le partage de l’incertitude tout au long du parcours de la personne vulnérable aboutit à une prise de décision consensuelle. La réanimation est la fin du chemin, au terme d’un parcours qui nous est inconnu. Il est utile de disposer d’une traçabilité de la réflexion. Il y a sept ans, les équipes ne pouvaient pas participer à l’étude faute de discussions internes et de traces écrites. La traçabilité suppose que les décisions soient prises à plusieurs, que les incertitudes soient écrites et que tout le monde, de l’aide-soignant au chef de service, puisse lire ce qui a été consigné les jours précédents.

M. Olivier Jardé : Un de vos collègues précédemment auditionné nous a fait remarquer que la collégialité est factice, du fait de la hiérarchie hospitalière : quand le chef de service a pris une décision, il serait très difficile, pour le chef de clinique, l’interne, voire l’infirmière ou l’aide-soignante, de s’y opposer.

M. Édouard Ferrand : Cette méthodologie du groupe de réflexion peut aussi être un gros apport de la culture des soins palliatifs. Face à l’acharnement thérapeutique, les chefs de service sont tout aussi démunis que les autres. Les services se sont approprié la procédure du guide de réflexion LATAREA, qui prévoit l’inscription dans le dossier de toute la réflexion des chirurgiens, des médecins et des infirmières. Cela a fédéré un espace de réflexion rassurant.

M. Jean Leonetti : Vous nous confirmez que tous les services ayant mis sur pied cet espace de dialogue et de concertation sur la fin de vie n’ont pas vécu de situations conflictuelles, au contraire.

M. Édouard Ferrand : Cela permet à chacun de jouer le rôle qui lui incombe. L’infirmière n’a pas à décider d’extuber le malade mais elle donne des outils pronostics au médecin : le malade souffre-t-il ? A-t-il exprimé des souhaits ? C’est cette communion de tous les avis qui forme une réflexion collégiale.

L’étude LATAREA 2 comporte un message novateur : lorsque le malade fait l’objet d’une discussion pour la première fois, dans un tiers des cas, un engagement thérapeutique maximal est poursuivi. Il faut changer de culture : s’asseoir autour d’une table ne signifie pas que le malade va mourir.

M. Jean Leonetti : Outre ses fonctions de veille, d’évaluation et d’expérimentation, l’observatoire pourrait-il jouer, en quelque sorte, un rôle consultatif de médiation, dans des situations très particulières, par exemple lorsque l’équipe médicale n’est pas encline à répondre à une demande d’arrêt des traitements émanant de la famille ?

Le médecin auditionné avant vous a dénoncé l’acharnement thérapeutique, surfinancé par la tarification à l’activité. L’évaluation qualitative pourrait-elle avoir une incidence financière ? Une chimiothérapie entreprise quinze jours avant un décès était-elle opportune ? Il conviendrait de ne pas donner de prime financière aux hôpitaux pratiquant de telles activités, mais au contraire de valoriser les bonnes pratiques médicales en leur donnant une incidence financière positive.

M. Édouard Ferrand : Il serait certes souhaitable que l’observatoire offre un modèle de médiation mais je crains que l’offre suscite la demande. Là encore, une étude pilote, dans une région donnée, pourrait être proposée, afin d’analyser les motifs de consultation de l’observatoire, de travailler en amont sur des sujets comme les demandes d’euthanasie ou les maltraitances et de définir des critères pour prévenir le besoin de médiation. Je crois beaucoup à l’impact futur de l’observatoire. Les soignants sont en souffrance et en attente. Les proches sont de plus en plus présents auprès des malades. Les médecins ne doivent pas être les derniers à acquérir la culture des droits des malades et de la fin de vie.

Le financement est évidemment une question majeure. Il n’est pas exclu que certains lobbies favorisent l’acharnement thérapeutique mais l’activisme, en la matière, est dû à la nécessité, pour les hôpitaux, de prescrire beaucoup d’actes en peu de temps afin de bénéficier de crédits, cette contrainte majeure s’exerçant sans garde-fou. La prise en charge des malades et la culture palliative devraient être prises en compte dans le financement. Les hématologues et les cancérologues répètent souvent que l’acharnement thérapeutique a des vertus – c’est d’ailleurs pourquoi nous parlons maintenant d’« obstination déraisonnable » – mais je ne peux que vous rejoindre : il est évident que la pression financière porte sur les mauvais indicateurs.

M. Jean Leonetti : Vous avez raison, l’acharnement thérapeutique est utile pour sauver des vies. C’est l’obstination déraisonnable et disproportionnée qui est condamnable.

M. Michel Vaxès : On est plus intelligent à plusieurs que tout seul. Un gros effort reste à accomplir, compte tenu du poids de la hiérarchie dans le milieu médical. Cet encouragement à la collégialité est essentiel, y compris pour apporter des réponses aux autres problématiques. Aujourd’hui, la décision de la procédure collégiale est généralement prise par le patron. Ne convient-il pas de modifier cet état de fait ? L’exercice de la collégialité ne doit-il pas devenir obligatoire ? Il ne s’agit pas de mettre en cause la compétence de qui que ce soit mais de reconnaître que la collégialité est le moyen de l’efficacité – j’ai pu le vérifier dans un autre domaine, celui de la réalisation d’équipements de requalification urbaine. La collégialité doit aussi permettre d’associer la personne référente.

L’observatoire de la fin de vie doit aller au-delà de la mission d’observation pour s’imposer comme un lieu de formation et d’incitation aux bonnes pratiques cliniques, pas seulement en fin de vie mais pour l’exercice clinique dans son ensemble.

M. Édouard Ferrand : La culture médicale ne peut changer spontanément et le contexte hospitalier ne plaide pas pour son évolution. Si la collégialité est imposée, cela ne marchera pas. Je suis persuadé qu’il faut d’abord un impact politique, une évolution des pratiques et la mise en place d’indicateurs permettant de contourner la hiérarchie médicale. Pour tel malade, une personne a-t-elle été désignée ? Son autonomie préalable a-t-elle été évaluée ? Ses souhaits ont-ils été analysés ? Ses proches ont-ils été impliqués ? Comment ? Est-ce consigné dans le dossier ? Il faut associer contrainte et sensibilisation. Les médecins veulent bien faire mais sont soumis à trop d’enjeux et manquent d’outils.

Le problème était identique pour l’hygiène hospitalière : quand le chef de service avait décidé qu’il n’était pas nécessaire de se laver les mains, personne ne le faisait. Dès lors que des unités d’hygiène ont constaté le retentissement, en aval, sur la culture du service, la hiérarchie a pu être contournée. Les dérives existent toujours mais elles sont cernées. Je crois beaucoup au travail de terrain de tous les jours.

M. Jean Leonetti : Un observatoire médiateur ne serait donc pas la bonne solution parce qu’il devrait répondre à une multitude de situations. Il est préférable de mener la révolution des idées en interne afin de ne pas greffer un nouveau conflit sur celui qui existe déjà. L’observatoire n’est pas un médiateur ; il observe, évalue et propose, à partir de pôles expérimentaux.

Par qui les critères qualitatifs sont-ils définis ?

M. Édouard Ferrand : Par les études. Il faut s’extraire des conflits idéologiques et des éthiques personnelles. L’évaluation permet de faire ressortir des facteurs significativement associés. Une fois les études réalisées, il reste à les diffuser dans les services qui n’y ont pas participé.

M. Jean Leonetti : N’est-ce pas à l’observatoire, à cette haute autorité, de décider comment les évaluations qualitatives doivent être orientées ?

M. Édouard Ferrand : Il faut à la fois changer la culture et faire en sorte que chacun comprenne ce changement. La simple contrainte par la haute autorité me semble inopérante. Les proches doivent être impliqués très tôt, l’infirmière doit les écouter, cela doit être noté pour pouvoir suivre, trois mois après, l’évolution de la réflexion de chacun. Il faut trouver des balises pour encadrer cette nouvelle démarche.

M. Jean Leonetti : Mais les contraintes négatives d’ordre financier ne peuvent-elles pas être atténuées ? Pourquoi continuer à financer des actes inutiles, disproportionnés ou maintenant artificiellement la vie, qui sont financièrement coûteux et humainement contestables ?

M. Édouard Ferrand : La collégialité intervient. Lorsque plusieurs personnes se réunissent autour d’une table, il s’en trouve toujours suffisamment pour ne pas raisonner sous l’angle de la tarification. Je m’appuie sur des dizaines d’exemples : la collégialité et sa traçabilité sont les meilleurs garde-fous.

M. Jean Leonetti : Si ce n’est que la collégialité ne rapporte pas d’argent et ne contribue pas à l’équilibre financier de l’établissement hospitalier. À la fin de l’année, le service qui aura adopté cette bonne démarche du soin équilibré, proportionné, percevra une dotation financière inférieure à celui qui aura poursuivi l’acharnement thérapeutique sans dialogue.

M. Édouard Ferrand : C’est pourquoi je crois aux expériences pilotes, qui mettent en évidence les dérives financières et cernent bien l’impact des mesures qualitatives.

M. Jean Leonetti : Je suis persuadé que ce n’est pas la dimension financière qui pousse à l’acharnement thérapeutique.

M. Édouard Ferrand : Mais elle y contribue.

M. Jean Leonetti : Elle récompense une mauvaise attitude qui procède d’une culture médicale insuffisante, négligeant le volet accompagnement. Tout concourt, dans la culture médicale, à agir, ce qui est souvent positif. La dimension financière renforce ce phénomène. Il faut trouver un moyen de supprimer la récompense lorsque les soins n’ont pas été proportionnés.

M. Michel Vaxès : Comment concevez-vous la collégialité dans les situations d’urgence ?

M. Édouard Ferrand : C’est une bonne question. Les situations d’urgence, elles aussi, ne peuvent-elles pas être prévenues ? Une étude sur les fins de vie dans les SAMU montre que, par manque d’informations, les équipes réaniment des malades en soins palliatifs mais pour lesquels aucune traçabilité n’existe, ou bien dont elles pensent à tort qu’ils sont en soins palliatifs. Le manque de respect des malades au sens large aboutit à cette prise en charge problématique.

Mais le SAMU peut constater que tous les organes vitaux d’un malade pris en charge sont défaillants et juger que tout traitement est déraisonnable, qu’il constitue un gâchis pour tout le monde, même si tous les éléments de la procédure collégiale ne sont pas disponibles. Je crois qu’il faut avancer dans cette démarche. De telles décisions peuvent être prises, mais la traçabilité est le meilleur garde-fou pour adopter une attitude raisonnable. Ce qui ne peut être écrit ne peut pas être fait : l’on ne peut pas écrire que l’on injecte du potassium, que l’on pratique du curage sans intubation ; l’on peut écrire que le malade souffre, que l’on monte le niveau de morphine à des limites adaptées.

M. Jean Leonetti : Je vous remercie de nous avoir fait partager votre expérience – la première en France – d’évaluation qualitative des soins en fin de vie dans le système hospitalier, prélude à la mise en place d’un observatoire. Celui-ci fournira des données objectives permettant de mener une réflexion générale sur la situation des Français face à la mort en milieu hospitalier – qui survient souvent à la suite d’une limitation ou d’un arrêt de soins – et nous évitera de devoir réagir à des situations individuelles dramatiques et forcément médiatisées.

Audition du Docteur Michèle Lévy-Soussan, responsable de l’unité mobile d’accompagnement et de soins palliatifs de l’hôpital La Pitié-Salpêtrière


(Procès-verbal de la séance du 25 juin 2008)

Présidence de M. Jean Leonetti, rapporteur

M. Jean Leonetti : Nous avons maintenant le plaisir d’accueillir le Docteur Michèle Lévy-Soussan.

Madame, vous êtes responsable de l’Unité mobile d’accompagnement et de soins palliatifs du groupe hospitalier Pitié-Salpêtrière depuis 2000. Vous êtes, en outre, chargée d’enseignement depuis treize ans en éthique médicale et chargée d’enseignements : module « douleurs-soins palliatifs » à l’Université Pierre-et-Marie-Curie, ainsi que de différents diplômes universitaires d’études spécialisées.

Vous êtes membre du Comité National de suivi du développement des soins palliatifs et de l’accompagnement, présidé par M. Régis Aubry, où vous vous êtes penchée plus spécialement sur la diffusion de la culture palliative et sur les spécificités des activités médicales concernées par les soins palliatifs.

À ces différents titres, vous êtes particulièrement habilitée pour nous exposer votre point de vue sur les conditions dans lesquelles s’applique aujourd’hui la loi du 22 avril 2005 dans le domaine des soins palliatifs à domicile. Quel est le fonctionnement concret d’une équipe de soins palliatifs à domicile, formule qui est appelée à se développer dans le cadre du plan soins palliatifs 2008-2012, annoncé par le chef de l’État, grâce à des conventions avec les établissements pour personnes âgées dépendantes ? Quelles sont les difficultés que vous-même et votre équipe rencontrez dans l’exercice de vos fonctions ? La loi de 2005 est-elle suffisante en matière de soins palliatifs ? Doit-on, éventuellement, y apporter des modifications ?

Au-delà de ces questions relatives aux unités mobiles de soins palliatifs, nous souhaiterions vous interroger plus généralement sur l’état de la politique des soins palliatifs. En quoi y a-t-il aujourd’hui une inadéquation entre une formation médicale très technique et la réalité de la fin de vie ? Comment peut-on mieux sensibiliser le personnel soignant à la loi de 2005 ? Que faut-il faire pour développer la culture des soins palliatifs ? Quelles actions peut-on mener pour améliorer l’accompagnement des malades et de leurs familles ? Comment améliorer la capacité des médecins à adopter une attitude à la fois de lucidité et de modestie pour éviter ce qu’on appelle communément l’acharnement thérapeutique et, plus juridiquement et plus médicalement, l’obstination déraisonnable ?

Docteur Lévy-Soussan, vous avez la parole.

Mme Michèle Lévy-Soussan : Monsieur le président, messieurs les députés, je tiens à vous remercier de l’occasion que vous m’offrez d’exprimer devant vous quelques réflexions issues de ma pratique médicale.

J’articulerai mon propos en quatre points. Le premier concernera la formation médicale et pourrait s’intituler : paradigme médical et démarche palliative, un clivage à traiter dans la formation médicale. Mon deuxième point aura trait à l’originalité française des équipes mobiles et des réseaux – équipes au chevet des patients et auprès des proches, et soignants – qui offre une position tierce permettant un questionnement partagé. Mon troisième point portera sur la politique de développement des soins palliatifs, qui semble une injonction paradoxale dans notre système de santé actuel avec la tarification à l’activité. Mon quatrième point concernera la loi d’avril 2005, qui donne un cadre pour penser les situations complexes générées par la médecine en toute responsabilité et en respectant la volonté du patient.

La formation médicale – « scientifique » dans ses débuts –, axée sur l’accumulation de connaissances autour du corps – anatomie, physiologie, pathologie – et allant des investigations diagnostiques aux différentes options thérapeutiques, nous forme essentiellement à dire et à faire. Il ne nous est pas appris à entendre et à être dans une démarche discursive. Il n’y a pas plus d’espace pour réfléchir sur ce que nous sommes venus chercher en faisant le choix, qui n’est pas anodin, du soin et du pouvoir de guérir – ou pas – au contact de la souffrance et de la mort possible.

Durant le long cursus médical, il n’y a point de réflexion sur la démarche médicale, ce permanent va-et-vient entre l’objectivation nécessaire de la maladie et le retour au sujet porteur d’histoire. Il n’y a point de formation non plus sur les enjeux ni de l’information médicale ni, comme l’a rappelé Édouard Ferrand ce matin, des déterminants – subjectifs et objectifs, rationnels et irrationnels – du processus décisionnel en situation d’incertitude, ni du vécu du patient souffrant d’une maladie chronique ou d’un handicap.

Si nous avons pu créer, grâce à la loi de 1995, un enseignement d’éthique clinique à la faculté, par petits groupes et par le biais de mises en situation, celui-ci reste trop limité et marginal. Il devrait s’intégrer, à la faculté comme à l’hôpital, à l’enseignement des disciplines concernées par ces questions, c’est-à-dire quasiment de l’ensemble des disciplines de la médecine.

Je formulerai, à ce propos, une première proposition : une volonté politique forte devrait permettre d’inscrire dans le cursus médical une formation aux sciences humaines et sociales – psychanalyse, philosophie, épistémologie – afin de permettre une réflexion sur le rapport aux savoirs et aux limites, ainsi que sur la relation de soin et le travail en interdisciplinarité. Les professionnels de soins palliatifs ont tenté de creuser ce sillon en organisant une pratique interdisciplinaire mais il faut aller plus loin et faire des soins palliatifs une discipline universitaire, nous engageant réellement dans l’enseignement et la recherche. Édouard Ferrand a exposé ce matin ses travaux. Élie Azoulay présentera ceux qu’il mène auprès des familles dans le cadre de la réanimation. Les champs de la recherche en soins palliatifs sont diversifiés : études cliniques, santé publique, pratiques et organisations, éthique, psychologie. Elle porte, comme vous l’avez rappelé, monsieur Leonetti, « sur toutes ces questions qu’on se pose quand on sait qu’on ne sait pas », avec des outils méthodologiques adaptés à chaque question. La recherche en ce domaine est très peu développée en France, comme en témoigne la très faible participation française au récent congrès européen de l’EAPC – European Association for Palliative Care.

Mon deuxième point porte sur l’originalité française des équipes mobiles et des réseaux. Nous intervenons, non seulement au chevet des patients et auprès de leurs proches, mais aussi auprès des équipes, dans un soutien et un questionnement partagés pour chercher ensemble une attitude juste et responsable.

Au début des années 1990, nous nous interrogions sur le devenir et la finalité des EMSP – équipes mobiles de soins palliatifs. Nous nous demandions si leur succès – à savoir la diffusion de la culture palliative – n’entraînerait pas à terme leur disparition. Mais elles gardent une posture décalée intéressante. Elles sont une oreille tendue aux difficultés et aux doutes des équipes directement impliquées dans la prise en charge des patients en soins palliatifs. De plus, elles donnent, par leur fonctionnement, une idée de l’interdisciplinarité dans une démarche d’accompagnement.

En dépit de la loi de 1999 qui consacre l’accès aux soins palliatifs, les EMSP restent fragiles du fait de la nouvelle gouvernance hospitalière, qui se conjugue mal avec l’esprit de la transversalité et des métiers d’interface et de coordination, pourtant de plus en plus nécessaires – que ce soit entre l’hôpital et la ville ou entre les différents secteurs sanitaires et sociaux. La maladie est déjà source de rupture. Nous ne devons pas en générer d’autres du fait de la discontinuité de nos pratiques professionnelles.

L’intervention des équipes mobiles dépend également des représentations que s’en font les équipes référentes. Même si les EMSP sont maintenant parfaitement intégrées et interviennent dans l’ensemble des services de la Pitié-Salpêtrière – je n’aurais pas parié, il y a quinze ans, qu’elles auraient gagné autant de terrain –, elles sont encore souvent regardées comme des objets bizarres. Un patient en soins palliatifs signifie, pour certains, qu’il doit vite quitter le service pour se rendre dans une structure de soins palliatifs, pour d’autres, qu’il est entré dans un temps de la maladie où l’on peut s’interroger sur la pertinence de la poursuite des traitements, pour d’autres encore, qu’un nouveau paradigme de soins doit être envisagé, privilégiant une démarche d’accompagnement du patient et des proches dans ce moment sensible.

C’est pourquoi, plutôt que de parler de soins palliatifs, il apparaît préférable de parler d’une démarche palliative car elle n’est pas limitée à une expertise dans le champ de la douleur ou du traitement des symptômes de souffrance et d’inconfort, mais réclame un véritable engagement de chacun au sein d’une équipe. La notion d’équipe est très importante car ces pratiques sont éminemment sensibles et difficiles. Il faut faire attention à la solitude des soignants. Les passages à l’acte euthanasique sont souvent le fait d’équipes qui dysfonctionnent et ont laissé des professionnels s’exposer seuls à ces suivis très sensibles.

La démarche palliative réclame un engagement de chacun au sein d’une équipe face à un patient, sujet d’histoire, confronté à l’expérience d’une maladie grave. Elle commence dès l’accueil du patient et accompagne celui-ci à tous les moments de son parcours de soins. Le dispositif d’annonce du plan cancer – qui devrait s’étendre à d’autres pathologies – en est l’exemple car il prévoit un véritable temps d’échange. L’accueil des familles doit avoir lieu dans un endroit spécifique et non à la volée dans un couloir. La démarche palliative permet une réflexion sur l’ensemble des temps du parcours de soin du patient confronté à une maladie grave et sur l’accompagnement de ses proches.

L’important est de penser les choses dans la continuité. François Goldwasser a montré, ce matin, qu’un changement de perspective thérapeutique peut se faire sans rupture ni abandon : le patient continue à être suivi. Il est vrai, aussi, que, dans ce temps de la maladie, d’autres symptômes viennent justifier sa présence ou sa venue régulière au sein de l’équipe.

Au départ, les soins palliatifs dans les hospices se faisaient de manière très simple sur le plan médical. Ils sont aujourd’hui, eux aussi, concernés par le grand mouvement de médicalisation de l’existence, du naître au mourir, au point – ce qui est un paradoxe – de promouvoir l’idée d’une forte médicalisation pour prévenir la souffrance de fin de vie. Nous devons rester attentifs à ce paradoxe, dont les enjeux dépassent la médecine. La fin de vie n’a pas qu’une dimension médicale. Elle concerne l’ensemble des citoyens, comme l’analyse des peurs citoyennes face à la médicalisation de la fin de vie réalisée par votre mission l’a bien montré.

Régis Aubry vous a expliqué que : « la médecine fabrique de la complexité de manière asymptotique ». J’ajoute à cette analyse que la médecine génère des situations inédites qu’elle a parfois du mal à penser elle-même car ces nouvelles formes d’existence la dépassent dans ses enjeux, non seulement existentiels – sens de la vie, rapport inscrit dans l’histoire à notre propre finitude – mais aussi politiques et sociaux : choix de société, évolution des liens sociaux et familiaux. C’est pourquoi l’on ne peut que se réjouir de la réflexion menée par votre mission.

Dans la troisième partie de mon propos, je porterai un regard un peu critique sur la politique de développement des soins palliatifs.

Dans le développement de ces derniers, nous avons calé l’offre de soins sur le modèle de la périnatalité, c’est-à-dire que nous avons gradué les dispositifs de soins en fonction de la complexité médicale de la fin de vie : la situation médicalement simple est prise en charge dans un environnement non spécialisé, la situation médicalement complexe devant être référée à l’unité de soins palliatifs, considérée comme lieu d’expertise. Mais, si l’on considère que les enjeux de la fin de vie dépassent la réponse médicale, ce schéma me paraît quelque peu critiquable. J’ai observé, dans plusieurs cas, que des patients dont la fin de vie était très complexe pour les professionnels ne souhaitaient pas quitter le lieu où ils avaient été suivis durant le processus de la maladie. Cela aurait été, pour eux, une grande violence. À l’inverse, des patients présentant une fin de vie calme aspiraient à vivre ce temps de leur existence en unité de soins palliatifs, qui représentait pour eux un espace social où la dimension spirituelle n’est pas escamotée. La seule complexité médicale ne devrait pas, selon moi, organiser le recours aux lieux d’accueil et de prise en charge de fin de vie.

Le dispositif des « lits identifiés » ne me paraît pas de nature à améliorer la fin de vie à l’hôpital dans sa forme actuelle. Nous avons créé à la Pitié-Salpêtrière un comité local de soins palliatifs, qui est devenu une commission du CCM – comité consultatif médical –, au sein duquel s’élabore la politique institutionnelle en matière de soins palliatifs. Pour les lits identifiés, nous avons procédé sous forme d’appels d’offres auprès des services les plus concernés par la fin de vie. Nous avons également créé un petit indicateur tenant compte du taux de mortalité et des résultats d’une enquête réalisée précédemment dans laquelle on avait demandé aux services quel était leur engagement actuel en termes d’accueil et de formation des professionnels et comment ils comptaient développer, s’ils identifiaient des lits, la prise en charge palliative. Nous sommes satisfaits des réponses mais le dispositif reste très fragile et compliqué. Les moyens dédiés sont absorbés dans le gouffre du déficit des pôles. Des postes sont gelés dans des pôles pourtant en « réchauffement ». Les ARH – agences régionales d’hospitalisation – nous aident à évaluer ces dispositifs de manière qualitative mais j’ai quelques inquiétudes. Pour de nouveaux dispositifs, mieux vaudrait, comme cela a été suggéré ce matin, conduire d’abord des expériences pilotes.

Le financement T2A nous inquiète également beaucoup car il incite à une inflation d’actes qui ne sont pas toujours pertinents pour le patient et à une fragmentation des séjours, source d’une extrême violence pour le patient et la famille. Le système ne s’adapte pas aux patients. Ce sont eux qui doivent s’y adapter, ce qui conduit souvent à des effets pervers.

Ce que nous appelons la « démocratie sanitaire », sur laquelle nous fondons certains axes de la politique de développement de la santé, illustre une mauvaise interprétation de la volonté des citoyens. Quand on leur demande où ils veulent mourir, ils répondent : « à la maison ». Il faut prendre cette réponse avec circonspection car, elle signifie, tout d’abord : « je ne veux pas mourir », et seulement ensuite : « Quand je serai sur le point de mourir, je préférerais que ce soit à la maison. » Il faut s’interroger également sur ce que signifie « entendre le patient » pour ceux qui emploient cette expression. Si un patient dont l’espérance de vie n’est plus que de quelques jours réclame une chimiothérapie – le cas n’est par rare –, ce n’est pas en prescrivant la chimiothérapie que nous nous engageons comme médecin aux côtés de cette personne souffrante qui nous dit qu’elle ne veut pas mourir ! Il s’agit d’un problème de culture médicale et citoyenne, tout comme les trois sujets que je vais maintenant aborder : la personne de confiance, les directives anticipées et la collégialité.

La question de la personne de confiance doit être posée, non seulement lors de la situation de crise, mais aussi en amont, dans la relation de confiance avec le médecin traitant, et même, comme cela m’a été demandé –, dans des espaces citoyens, comme les lycées ou les mairies.

Même si l’expérience nord-américaine pourrait nous rendre frileux vis-à-vis des directives anticipées et bien que les philosophes aient émis des critiques sur la permanence du sujet dans les moments où il est en bonne santé et ceux où il est confronté à l’expérience de la maladie, de l’accident ou du handicap, le travail autour des directives anticipées est un travail de citoyenneté qui peut faire avancer la culture et modifier les choses. Conjointement avec le service de réanimation de l’hôpital Saint-Joseph, nous avons déposé un PHRC – programme hospitalier de recherche clinique – sur ce sujet chez les personnes de plus de quatre-vingts ans. Nous sommes allés les interroger dans leurs foyers logements sur les représentations qu’elles attachent à l’hospitalisation en situation de crise, c’est-à-dire au moment où elles ne pourront plus s’autodéterminer. On procède ensuite à une étude lexicale pour monter des scénarios qu’on compte projeter à grande échelle par la Sofres auprès de personnes de plus de quatre-vingts ans, le but étant de voir quelle est leur réaction face à l’éventualité d’une admission en réanimation en situation de crise. Ce qu’il est déjà intéressant de noter, c’est la satisfaction des personnes de plus de quatre-vingts ans qui ont participé à ces moments d’échange d’avoir pu s’exprimer sur le sujet.

La collégialité a été présentée comme un garde-fou contre les déterminants subjectifs de la décision médicale. François Goldwasser a parlé de « consultation Leonetti » ce matin. Il faut étudier maintenant les pratiques de près car deux écueils doivent être évités : la substitution de l’expertise médicale à la prise de décision pour et avec le malade, et la fragmentation des décisions. Les réanimateurs, par exemple, devraient participer aux staffs d’onco-hématologie. Actuellement, nos pratiques sont très cloisonnées. Or des décisions médicales fragmentées sont lourdes de conséquences.

Le quatrième point de mon exposé concerne les situations complexes, voire extrêmes. La loi du 22 avril 2005 n’en a en rien réduit la complexité ni la sensibilité mais elle a donné un cadre permettant d’y réfléchir. Les questionnements qui nous occupent sont nouveaux car, jusqu’à présent, le recours à la technique médicale ne pouvait être que bienfaisant. Ce n’est que récemment que l’on s’interroge sur la pertinence d’une intervention médicale et que l’on en vient à limiter certains supports. La médecine manque de repères conceptuels et de repères cliniques pour penser ces situations. Ainsi en est-il des conséquences de la décision d’arrêt d’une hémodialyse. Il convient d’y être vigilant et de produire des recherches et des recommandations pour une bonne pratique.

Je m’attacherai particulièrement à deux de ces situations complexes parce qu’elles me semblent emblématiques : les EVC – les états végétatifs chroniques – et les maladies neuro-dégénératives.

Les états végétatifs chroniques réclament une décision en urgence, aux conséquences majeures – vivre en EVC ou non – dans un climat de haute incertitude. Les équipes mobiles de soins palliatifs sont parfois appelées par des équipes confrontées à ces situations complexes pour réfléchir ensemble et dégager les enjeux avant de pouvoir prendre une décision.

Les déterminants médicaux de ces décisions sont particulièrement complexes dans les cas d’atteintes neurologiques aiguës réanimées : traumatismes crâniens, accidents vasculaires cérébraux graves, anoxie cérébrale. En effet, malgré le développement de nouveaux outils pronostiques, les décisions initiales sont prises en situation de haute incertitude et, bien souvent, l’évolution vers un EVC intervient alors que le patient a récupéré une « autonomie » sur le plan respiratoire. En d’autres termes, l’état végétatif chronique a été « permis » par la réanimation initiale qui a été entreprise au « bénéfice du doute » – selon l’expression du professeur Louis Puybasset – et son maintien par une alimentation et une hydratation médicalement assistées.

Il me paraît, à ce propos, important de développer les échanges d’expériences entre les équipes qui exercent auprès des mêmes patients dans des moments différents de leur parcours de soins et dans des structures différentes. Le décloisonnement doit être le mot d’ordre. Des équipes de réanimation de mon hôpital vont à Hendaye ou à Berck, non seulement pour suivre les patients dont ils ont été amenés à s’occuper mais aussi pour partager leurs expériences, ce qui peut, à terme, conduire à modifier les déterminants décisionnels en amont. Il faut un cadre. Sinon c’est la logique économique qui l’emporte.

Les personnes en état végétatif chronique ou en état paucirelationnel peuvent vivre en moyenne quinze ans grâce à des pratiques de bon soin et à l’alimentation et à l’hydratation médicalement assistées. La loi du 22 avril 2005 a suscité de grandes interrogations sur ces dernières pratiques. Sont-elles un traitement ou un soin ? Quelques recherches – encore trop rares – ont été entreprises sur le sujet, y compris sur la symbolique attachée à ce moment tout à fait premier de l’existence qu’est le nourrir – qui n’est pas loin du mourir. Il importe de rappeler que, si les traitements d’une maladie peuvent être arrêtés, les soins que nous devons à une personne souffrante ou dépendante ne prennent jamais fin. Le récit des parents Pierra est à ce titre malheureusement édifiant. L’alimentation par une sonde est à différencier de l’aide donnée à une personne pour se nourrir : la sonde d’alimentation est une incursion dans la volonté de la personne, donc un traitement. Si la personne était consciente, son consentement serait obligatoire.

Après discussion collégiale et avis extérieur, on peut considérer l’alimentation et l’hydratation comme des traitements injustifiés, maintenant artificiellement en vie. Il peut être envisagé de les arrêter. La sédation doit permettre, de manière adaptée, avec une vigilance de tout instant quant aux manifestations cliniques pouvant survenir, d’accompagner cette limitation thérapeutique.

J’ai rencontré des familles, des mères notamment, qui, après avoir, pendant des années, accompagné à domicile, avec un courage extraordinaire et parfois dans une grande solitude, un enfant adulte en état paucirelationnel, arrivaient brusquement un jour à l’hôpital, en grande détresse. Elles en étaient presque arrivées au point de demander de l’aide pour ne pas tuer leur enfant. Nous devons pouvoir nous rendre disponibles pour ces personnes.

Si, sur la question de l’arrêt de l’alimentation et de l’hydratation, il me paraît très important d’entendre la famille, il nous revient d’assumer le choix du moment de cette limitation thérapeutique.

L’autre cas qui, pour moi, entraîne un dilemme moral est celui où l’intérêt de la famille et celui du patient s’affrontent. Je l’ai rencontré de manière très exceptionnelle mais j’en garde un souvenir très vif. Un père cherchait à faire réanimer son jeune fils adulte atteint d’une tumeur cérébrale. Après l’intervention du SAMU, le jeune homme était depuis quelques mois en réanimation. Comme cela se passait peu de temps après que la loi de 2005 fut votée, je voyais avec les membres de l’équipe de réanimation si celle-ci pouvait les apaiser dans leur pratique. En fait, la situation des soignants est plus compliquée parce que leur engagement est double : d’une part, vis-à-vis du patient, d’autre part, vis-à-vis de ses proches. Si la souffrance manifeste du père faisait l’objet de leur attention et de leurs soins, d’un autre côté, ils n’étaient pas sûrs que le jeune homme ne souffrait pas de cette réanimation. Face à de telles situations je n’ai pas de réponse. Bien sûr, ces situations d’aporie restent entières et ne nous dédouanent pas de nos responsabilités.

Dans le cas des maladies neurovégétatives, la mort est inscrite à l’horizon dès le début. La démarche d’accompagnement s’inscrit dans une écoute de la souffrance, souvent spirituelle, qui interroge douloureusement le sens de la vie.

Je citerai le cas d’un patient atteint d’une SLA – sclérose latérale amyotrophique. Au début, il a évolué pendant quelques années dans une forme essentiellement respiratoire qui a conduit à une assistance ventilatoire non invasive. Ce chef d’entreprise extrêmement actif pouvait vivre avec son masque une existence acceptable à ses yeux car il pouvait continuer à se déplacer et à conduire. Lorsque la maladie est devenue motrice et l’a confiné au lit et qu’il s’est vu développer des troubles de la phonation et de la déglutition, il fit la demande de ne plus vivre. Son médecin s’engagea à l’accueillir et à étudier avec toute l’attention requise sa demande en n’hésitant pas à élargir le cercle pour se faire aider dans cette situation difficile. Les soignants ont parfois besoin d’être aidés pour mieux aider. Il nous a demandé d’intervenir et nous avons préparé sa venue avec les membres du service de pneumologie qui allait l’accueillir afin d’éviter toute rupture. Comme l’a écrit magnifiquement Régis Aubry, « le temps d’écoute pour les soignants est un temps de souffrance pour le patient. Le temps nécessaire pour entendre la souffrance abyssale est un temps lent qui peut aggraver la souffrance spirituelle. » C’est pourquoi il est important d’assurer au maximum la cohésion du travail des différents soignants. Au moment où la vie du patient se délie, nous devons pouvoir inscrire dans le lien sa venue dans un service.

Cette prise en charge et le travail en équipe qu’elle a suscité ont été pour moi des moments très forts. Après avoir pris en compte le parcours du patient, sa souffrance et sa demande, nous avons entamé une sédation, non pas pour le priver de conscience mais pour le soulager par un abaissement de la vigilance. Cette sédation a eu, au début, des effets très inattendus puisqu’il s’est senti mieux et a même pu, parce qu’il était plus détendu, enlever son masque pendant quelques temps. Il arrivait à mieux s’exprimer et à se faire entendre et a eu des échanges avec sa famille et avec ses proches. Quelque temps plus tard, il a quand même demandé à être plus profondément endormi. Son décès est intervenu plus de vingt heures après l’arrêt de la ventilation. La mort n’a pas été donnée. Elle est advenue dans un processus de vie, de pensée, de parole. Régis Aubry insiste sur le fait que « la mort donnée est une mort violente, d’une violence qui peut intervenir longtemps après pour la famille alors que la fin de vie accompagnée peut permettre à l’homme de transcender sa propre souffrance, de grandir avec cicatrices, avec conscience de sa propre finitude. »

Des travaux sont en cours dans une commission de la SFAP – la Société française d’accompagnement et de soins palliatifs – pour revoir les situations extrêmes et la sédation palliative terminale, notamment dans des contextes de fin de vie.

En conclusion, la loi est bonne mais la voie dans laquelle nous sommes engagés est longue, fragile, et peut être mise à mal si nous ne la défendons pas plus fort. Une réforme en profondeur des études médicales se révèle nécessaire, ainsi qu’une protection contre les effets paradoxaux, voire pervers parfois, du financement de notre système de santé.

M. Jean Leonetti : Je vous remercie pour votre exposé, qui nous montre à la fois la complexité du problème et l’ambiguïté de certaines situations. Deux points ont retenu particulièrement mon attention.

Le premier – qui est évoqué pour la première fois devant la mission – est la relation subtile entre le soignant et un patient inconscient, d’une part, et sa famille, d’autre part. Est-ce que ce que fait le soignant est fait pour le malade ou pour l’accompagnant qui souffre de l’état du malade ? De cette interrogation peut naître deux dangers : si la famille veut que le soignant s’acharne, elle le poussera à l’obstination déraisonnable ; si elle n’en peut plus, elle le forcera moralement à abréger la vie du patient. L’affaire Pierra a montré l’importance du non-abandon et la non-pertinence de l’argument selon lequel, quand un malade est inconscient, il n’est pas besoin de traiter les symptômes visibles – hoquet, étouffement, convulsions – qui peuvent faire penser à son entourage qu’il est en souffrance. Le traitement de ces symptômes n’a pas pour but d’enlever la douleur, mais d’apaiser un corps et, en même temps, de prendre en compte la souffrance de l’entourage. Il est également une précaution car, comme vous l’avez dit, on est incapable de savoir quelle est la souffrance d’un patient inconscient.

Le second point concerne la sédation palliative terminale, dont la pratique doit être réfléchie, d’une part, par rapport à l’euthanasie, d’autre part, par rapport à la première situation.

La sédation palliative terminale n’a-t-elle pas quelque ressemblance avec l’euthanasie ? Certes, comme vous l’avez souligné, la mort donnée est brutale et sera vécue comme une brutalité par les survivants. Mais qu’en est-il si j’endors le malade qui me réclame la mort ? Ne serons-nous pas un jour accusés d’une certaine hypocrisie, compte tenu de l’espace étroit qui existe entre le fait d’endormir sans réveiller et le fait de donner la mort ? Tout est dans l’intentionnalité. Qu’est-ce que je fais quand j’endors un patient qui me réclame la mort ? Est-ce que je gomme ses souffrances ou est-ce que je réponds à sa demande ?

La sédation profonde terminale est liée à la première situation que j’ai évoquée. Au fond, est-ce que je n’ai pas le droit, et presque le devoir, de faire une sédation terminale quand je décide d’arrêter des traitements qui maintenaient artificiellement un patient en vie, sachant que la mort est la conséquence de cet acte thérapeutique ? Dans le doute de la souffrance du malade, pour son entourage et même par respect pour le corps de ce malade que, paradoxalement, je vais accompagner après la mort, la sédation palliative terminale ne doit-elle pas être, sinon la règle – rien ne peut être la règle – du moins recommandée ?

Mme Michèle Lévy-Soussan : Une situation de tension patient/famille, où la famille pourrait pousser les professionnels de santé soit dans l’obstination déraisonnable, soit vers un acte euthanasique, est rare si l’on s’inscrit dans une démarche d’accompagnement des familles. Les équipes mobiles sont fréquemment appelées – souvent par des jeunes internes – pour régler des rapports conflictuels avec une famille. On observe la plupart du temps que le jeune médecin s’évertue à expliquer le côté rationnel d’une attitude médicale. Nous leur faisons alors remarquer qu’il ne s’agit pas de rationalité, mais d’écoute. Nous leur disons qu’ils doivent accepter qu’il y ait des mouvements de colère et des expressions de détresse. Dès lors qu’est comprise cette démarche d’accompagnement – qui peut être douloureuse pour les soignants –, il y a un apaisement. C’est pourquoi la formation à l’écoute est indispensable.

Un travail multicentrique a été réalisé pour le ministère dans quatre centres. Une équipe de chercheurs a rencontré des familles d’accompagnants ou des familles endeuillées afin d’étudier à la fois les ressources qu’elles avaient trouvées et les difficultés qu’elles avaient rencontrées dans le but d’élaborer des outils permettant de développer une politique d’aide aux aidants.

M. Jean Leonetti : C’est un élément important du plan soins palliatifs présenté par le président de la République. Un aidant qui comprend peut introduire dans le dialogue une part de rationalité dans le vécu obligatoirement irrationnel d’une personne qui a la douleur de perdre un proche.

Mme Michèle Lévy-Soussan : Tout à fait. Il faut former les professionnels de santé afin qu’ils ne soient pas totalement démunis dans de telles situations.

Concernant la sédation palliative terminale dans le doute d’un état de souffrance après retrait de la médecine, j’avoue avoir du mal à l’admettre, tout comme le fait de dire qu’on remet la personne face à une situation naturelle, en laissant la maladie évoluer. Réintroduire la nature alors que la médecine se mêle de tout me paraît un artifice.

M. Jean Leonetti : C’est, pour nous, inacceptable. Quand j’ai vu ce que certains ont fait du concept que j’avais avancé de « laisser-mourir », je trouve totalement inacceptable que la médecine se retire à quelque moment que ce soit, à condition qu’elle soit au service du malade. Je partage votre réaction à l’idée de laisser la nature faire son œuvre au moment de l’agonie.

Que pensez-vous du recours alors à la sédation palliative terminale ? Comment expliquer à une famille que le corps du patient ne souffre pas parce qu’il n’a pas de cerveau ?

Mme Michèle Lévy-Soussan : Moi, je ne peux pas. Quand on sait que le retrait de la médecine va entraîner la mort dans les jours qui viennent, j’ai du mal à ne pas accompagner médicalement ce retrait.

M. Jean Leonetti : Le fait de prôner comme une possibilité et presque comme une recommandation une sédation vous choquerait-il ?

Mme Michèle Lévy-Soussan : Ma difficulté à répondre tient au fait que j’ai uniquement travaillé sur ces questions avec mes collègues et que je n’ai aucune expérience clinique acquise auprès des patients et des familles. Les équipes mobiles sont beaucoup plus souvent engagées auprès des patients atteints de cancer, dont l’évolution de la maladie ne nous confronte pas à ces questions-là.

M. Jean Leonetti : Ma question est sans ambiguïté. Il n’est pas question de prôner la sédation palliative terminale comme le mode habituel de fin de vie de tout citoyen. Mais, à partir du moment où un soignant décide d’arrêter des techniques médicales, non pas pour faire mourir le malade – même si la mort sera la conséquence de cet arrêt – mais pour avoir un soin juste parce que celles-ci apparaissent de toute évidence comme inutiles et vaines, je vois mal comment on peut rester passif. Autant je pense que la mort donnée brutalement crée des dégâts sur la famille, autant je pense que la sédation, c’est-à-dire voir un corps s’endormir et partir apaisé, est la moindre des choses que l’on doive à ce corps, à cet être qui s’en va et à cette famille qui souffre.

Mme Michèle Lévy-Soussan : Je partage tout à fait votre analyse.

M. Jean Leonetti : Deuxième question : le dispositif des « lits identifiés » a été introduit afin que la culture palliative pénètre l’ensemble des services et ne soit pas réservée à des spécialistes dans des unités transformées en mouroirs médicalement et techniquement de qualité. Pourquoi ne fonctionne-t-il pas ?

Mme Michèle Lévy-Soussan : L’idée est très bonne et je la partage entièrement. Mais je pense que nous n’étions pas prêts. Peut-être le cahier des charges n’était-il pas suffisamment exigeant. En tout cas, je ne suis pas sûre que la qualité de la prise en charge des fins de vie ait été améliorée par ce dispositif. Il est contrecarré par le cadre institutionnel, la nouvelle gouvernance étant contraire à tout esprit de transversalité.

Pour autant, l’intérêt des jeunes médecins pour ces questions me rend très optimiste. Pour beaucoup de jeunes cardiologues, pour ne pas dire la majorité, annoncer une mauvaise nouvelle fait autant partie de leur métier que de réussir l’acte technique qu’ils doivent effectuer. Nous assistons à une mutation profonde des mentalités.

M. Michel Vaxès : Je reviens brièvement sur la question de la sédation palliative terminale. La vie ne se résume pas au biologique. Sa composante humaine est essentielle. Dans l’état actuel de ma réflexion, je pense que, dans l’affaire Pierra, le geste d’humanité aurait été la sédation terminale corrélativement au débranchement de ce qui le maintenait artificiellement en vie. Être humain jusqu’au bout pour le médecin, n’est-ce pas entendre cette demande et y répondre – par la sédation ?

Mme Michèle Lévy-Soussan : Pour moi, le premier geste d’humanité est de prendre le temps de s’inscrire dans une rencontre avec le patient et sa famille. Demain après-midi, est organisé un travail sur la narration en médecine. Celle-ci s’est coupée de cette dimension, pour devenir purement informative. La femme et la fille du patient atteint de SLA dont j’ai parlé ont eu besoin de raconter plusieurs fois son parcours en sa présence. Ce temps a été très important pour restituer de l’histoire. Il n’est pas demandé au soignant de répondre immédiatement à une demande explicite. Il doit favoriser l’échange et, pour moi, ce n’est pas du tout inconciliable avec un engagement responsable passant par une sédation terminale accompagnant le retrait d’une alimentation et d’une hydratation.

M. Jean Leonetti : Je souffre de voir le « laisser-mourir » être opposé au « faire mourir ». Le « laisser-mourir », n’est pas arrêter des thérapeutiques sur prescription médicale, fermer la porte et partir. C’est, au contraire, le non-abandon.

Mme Michèle Lévy-Soussan : Il y a un énorme travail de formation à faire auprès des professionnels. Les repères de nos jeunes étudiants en enseignement d’éthique de cette année étaient plus flous que jamais sur ces questions. La loi est complexe et donne à réfléchir. Il faut continuer à travailler.

M. Olivier Jardé : Autant je conçois des directives anticipées pour le don d’organes, autant j’ai du mal à en concevoir pour la fin de vie. Je suis en train de faire faire une thèse sur ce sujet et il semble que les demandes soient toujours les mêmes : « Je souhaite terminer ma vie sans douleur, dans un lit, de façon paisible. »

Mme Michèle Lévy-Soussan : Dans ma pratique, il arrive que des familles se réfèrent, lorsque le patient n’est plus conscient, à des directives anticipées qu’il aurait rédigées. Mais c’est très exceptionnel.

Les directives anticipées sont l’expression d’une inquiétude consistant à penser que la médecine confisque les conditions du mourir et expose à des souffrances – perte du sens de la vie, de la dignité – et sont le fait de personnes debout et en bonne santé. Cette inquiétude citoyenne doit être entendue. Il y a, d’ailleurs, de quoi être inquiet aujourd’hui de la médicalisation de l’existence dans ses moindres détails.

Les membres d’un service neuro-vasculaire avec lequel nous travaillons beaucoup déploraient, l’autre jour, qu’une personne soit revenue sur les directives anticipées qu’elle avait rédigées. Pour une fois qu’ils en disposaient, ils auraient apprécié de pouvoir asseoir leur décision sur la volonté du patient. Les choses sont fragiles. On peut, en effet, s’interroger sur la permanence du sujet au moment où il rédige des directives anticipées et celui où il est confronté à l’expérience de la maladie.

M. Jean Leonetti : La notion de directive anticipée a été introduite pour deux raisons. Premièrement, pour les membres de la famille à qui l’on annonce la mort imminente de leur proche, ce document a un effet déculpabilisant. Le fait de savoir que le malade n’aurait pas accepté un acharnement rend la prise de décision moins difficile. Deuxièmement, dans le cas des maladies dégénératives comme la sclérose latérale amyotrophique, le malade, qui sait quelle va être l’évolution de son état, peut, dans un dialogue de confiance avec son médecin traitant, définir les traitements qu’il ne veut pas : intubation, sonde gastrique. La directive anticipée qu’il aura rédigée pèsera sur les décisions qui seront prises le moment venu et empêchera un acharnement thérapeutique parfois mécanique.

Les directives anticipées ne sont pas obligatoires mais elles peuvent être utiles dans les circonstances que je viens d’évoquer.

Mme Michèle Lévy-Soussan : Tout à fait. De plus, le fait de pouvoir évoquer ces situations critiques avec un professionnel de santé, un médecin traitant ou dans l’espace familial est important, comme le prouve l’accueil réservé par les personnes âgées aux membres du service de réanimation de l’hôpital Saint-Joseph.

M. Jean Leonetti : Qui, autour de cette table, a écrit des directives anticipées ?

Mme Michèle Lévy-Soussan : Dans notre unité mobile de soins palliatifs, nous avons tous écrit des directives anticipées afin de nous opposer à tel ou tel traitement. Cela étant, je me plais souvent à dire au chef de service d’hématologie qu’au sein de notre unité, nous refusons toute greffe de moelle dans tel contexte, mais que nous l’accepterions si c’était lui qui la faisait, pour bien montrer la part de subjectivité de la démarche et l’importance du lien thérapeutique à la personne.

M. Olivier Jardé : Certains spécialistes de soins palliatifs proposent de remplacer la T2A par un forfait initial de prise en charge et un forfait journalier, éventuellement dégressif par paliers, comme pour l’hospitalisation à domicile. Pensez-vous, premièrement, que la T2A est inadaptée aux soins palliatifs, deuxièmement, que différencier un forfait initial d’un forfait journalier pourrait être une solution ?

M. Jean Leonetti : J’entrevois quelques effets pervers dans ce système.

M. Olivier Jardé : La T2A induit, actuellement, un effet pervers : au bout de trois semaines, on fait sortir les malades d’un service, de façon à repartir à zéro !

Mme Michèle Lévy-Soussan : Pour en parler avec mes collègues des soins palliatifs et avoir recueilli des témoignages de patients qui reviennent dans le service ou vont dans d’autres unités de soins palliatifs, je vois les effets pervers des fragmentations de séjour entraînées par la T2A. À cause de cette tarification, les admissions en unités de soins palliatifs sont également de plus en plus tardives, les patients y arrivant souvent en toute fin de vie. Même si des exigences sur la durée de séjour conservent à ce système toute sa pertinence pour l’accompagnement des familles, il faudrait changer de système et tarifer selon la durée pour ne pas imposer des séjours trop brefs.

M. François Goldwasser a proposé ce matin d’essayer de contrebalancer les effets de la tarification à l’acte par des bonus en fonction d’un certain nombre d’indicateurs d’activité favorables, comme ne pas administrer de la chimiothérapie les derniers jours de vie, ou organiser des réunions de concertation pluridisciplinaires pour les malades atteints de maladies incurables, ou bien encore ne pas chasser de l’hôpital des patients qui viennent aux urgences en fin de vie. Cependant, je ne vois pas très bien comment on peut se passer d’indicateurs de qualité.

M. Jean Leonetti : Sans aller jusqu’à accorder un bonus à l’attitude qui consisterait à ne pas faire, il serait déjà bien de ne pas donner de bonus à l’attitude qui consiste à trop faire. C’est par l’évaluation qualitative que l’on peut déterminer si l’acte a été disproportionné ou inutile et s’il peut être qualifié d’obstination déraisonnable. Le travail sur la culture médicale est plus important que la distribution de bonus ou de malus. Ce qu’il faut, c’est se donner les moyens de la qualité, ce qui signifie parfois restreindre la quantité excessive.

Docteur, nous vous remercions pour votre intervention.

Audition du Professeur Élie Azoulay,

service de réanimation à l’hôpital Saint-Louis


(Procès-verbal de la séance du 25 juin 2008)

Présidence de M. Jean Leonetti, rapporteur

M. Jean Leonetti : Nous avons maintenant le plaisir d’accueillir le professeur Élie Azoulay, médecin réanimateur à l’hôpital Saint-Louis.

Il est très important pour notre mission parlementaire de nous interroger sur la phase de réanimation au regard de la législation mise en place sur les droits des malades et la fin de vie. On a d’ailleurs pu dire que cette loi avait été faite pour les réanimateurs. Ce sont en effet eux qui les premiers ont été confrontés à des limitations ou à des arrêts de traitements qui maintenaient artificiellement en vie. On s’interroge alors sur l’a posteriori. Donner la chance d’une réanimation peut en effet nous placer face à des situations dont la complexité est induite par la médecine et est tout à fait nouvelle.

L’éclairage que vous pourrez nous apporter sur ces moments décisifs de la réanimation, votre analyse de la façon dont les réanimateurs appliquent la loi du 22 avril 2005, constitueront un apport important à la réflexion que nous menons.

Vous êtes par ailleurs l’auteur d’études sur le vécu des familles dans ce type de situations. Comment sont-elles consultées avant un éventuel arrêt des traitements ? Comment communiquez-vous avec les familles à ce moment-là ? Comment leur explique-t-on qu’un acharnement thérapeutique qui était au départ salutaire peut apparaître ensuite délétère ? Telles sont les questions que nous souhaiterions vous poser.

M. Élie Azoulay : Nous fûmes, en effet, les premiers à bénéficier de la loi parce que nous sommes aussi, paradoxalement, des spécialistes de la mort. Nous sommes bercés dans une culture de la survie, la mission de réanimation étant définie comme une alternative à la mort. Nous constituons « un environnement médical et technique » chargé de soutenir les organes jusqu’à la guérison. Un quart des malades qui décèdent à l’hôpital décèdent en réanimation, un autre quart après un séjour en réanimation.

La mort est notre quotidien. La loi Leonetti est aujourd’hui la seule dans le monde à aider directement les réanimateurs, acteurs de la fin de vie. Les lois belge, suisse, la loi récente du Luxembourg et celle des États-Unis se rapportent au suicide assisté et à l’euthanasie, qui peut être considérée comme une faillite des soins palliatifs et ne nous concerne pas. La loi française nous permet d’expliquer aux familles les chances de survie de leur proche, dans quelles conditions il pourra vivre, et de les préparer, le cas échéant, au deuil.

Des études françaises et internationales ont révélé que le triangle malade-famille-soignants n’allait pas bien. Le malade est en train de mourir, la famille présente des symptômes d’anxiété et de dépression dans 80 % des cas, les infirmières sont dans un état d’épuisement professionnel caractéristique et sévère dans 30 % des cas et les réanimateurs dans 50 % des cas. La cause n’en est pas tant la contrainte physique, réduite ces dernières années, que la contrainte émotionnelle. Les soignants doivent gérer des événements difficiles, annoncer la mauvaise nouvelle, tenter d’accompagner alors qu’il est très difficile de passer du curatif au palliatif.

Jusque dans les années 1990-1995, les soignants, s’abritant derrière la fatalité, ne disaient rien aux familles, pour les protéger et éviter qu’elles ne se sentent coupables, suite à la décision de ne pas tout tenter pour sauver leur proche, d’avoir assisté au tribunal qui a décidé de la mort de leur proche.

Nous avons mis en place un groupe de recherche multidisciplinaire (infirmières, médecins, psychologues, psychiatres, sociologue, anthropologue, philosophe) pour analyser l’état des familles trois mois à un an après le décès d’un proche en réanimation et définir des stratégies susceptibles d’améliorer leur accompagnement.

Perdre un proche multiplie par deux les risques de mourir, sans compter les personnes qui développent un deuil pathologique, une maladie essentiellement caractérisée par le syndrome dépressif, le syndrome de stress post-traumatique.

Une personne sur deux, un an après le décès de son proche, ne sait pas de quoi il est mort, ce qui témoigne d’un grave problème de communication.

Par ailleurs, la famille est souvent persuadée que leur proche est mort dans la douleur.

Elle n’a pas non plus le sentiment que l’équipe a tout fait pour les accompagner. Les horaires des visites en réanimation, très restrictifs il y a quelques années, sont beaucoup plus souples aujourd’hui. 20 % des services de réanimation en France sont ouverts plus de 12 heures et 10 % 24 heures sur 24. Nous n’avons jamais aussi peu connu de problèmes avec les familles depuis que nous sommes ouverts 24 heures sur 24.

Nous avons essayé de développer une stratégie de communication. Les familles des malades sont systématiquement invitées à rester un maximum de temps dans le service, il n’y a plus de restriction sur leur présence. Un livret d’accueil leur explique l’environnement de la réanimation, les machines, notre jargon. Surtout, à partir du troisième jour, nous prenons régulièrement le temps de nous asseoir avec elles, loin du malade, dans un environnement spécifique, pour faire le point. Une fois sur deux les familles, qui peuvent très souvent présenter des symptômes anxieux et dépressifs, n’ont pas compris ce que nous leur disions. La reformulation les aidera à comprendre l’information et à construire un raisonnement.

Nous essayons de leur expliquer les chances de succès de la réanimation, si tant est qu’on puisse les évaluer, et de leur donner l’image de ce que serait le succès d’une réanimation. Lorsqu’il n’y a pratiquement pas de chance de survie, nous l’annonçons à la famille. Dans d’autres situations, nous préparons la famille à un délai d’attente nécessaire pour évaluer les récupérations neurologiques.

Lorsque la situation paraît irréversible, nous l’annonçons aux familles. Ce qui est aujourd’hui devenu la règle ne concernait que la moitié des cas dans les années 1990/1995 et moins de 10 % avant. La loi Leonetti nous a donné le pouvoir d’être visibles auprès des familles et de leur dire que leur proche allait mourir. La première phrase d’entretien est d’ailleurs assez violente : « La raison pour laquelle nous nous réunissons aujourd’hui est de vous annoncer le décès imminent de votre proche ». Nous avons évalué la portée de cette méthode pour être certains qu’elle était bénéfique aux familles et non l’inverse.

De même, nous remettons un livret d’accompagnement, inspiré des sources pédiatriques, dont la première phrase est : « L’équipe médicale vient de vous annoncer le décès imminent de votre proche ». Nous espérons répondre ainsi aux familles qui, toutes, nous ont dit vouloir connaître le moment où cela se produirait.

M. Jean Leonetti, président : Cette annonce n’est pas forcément faite au premier entretien ?

M. Élie Azoulay : Non, elle intervient au cours de l’entretien qui suit la décision de limitation thérapeutique, en moyenne cinq à sept jours après le premier jour de réanimation. Elle ne se fait jamais au premier entretien car il est impossible de voir la famille pour la première fois et de lui annoncer une telle nouvelle. L’infirmière doit être là. Elle joue un rôle essentiel, étant beaucoup plus présente que nous au chevet du malade. Si elle n’était pas là, la famille chercherait à recueillir auprès d’elle des informations contradictoires.

En Europe du Nord, cet entretien se déroule plutôt au troisième jour, aux États-Unis dès le premier jour car on n’y limite pas du tout l’admission en réanimation. Dès lors que sa mutuelle le permet, un malade peut entrer en réanimation, y compris pour mourir. Lorsqu’en France un malade a besoin d’être amputé pour limiter une infection, on demande à la famille si elle est d’accord pour ce type d’opération. Aux États-Unis, on lui demande si elle est d’accord pour payer. Les relations ne sont pas du tout les mêmes.

Les Suisses participent pour 68 % à la facture de soin, les Américains 24 %. La fin de vie n’est pas du tout comparable aux États-Unis et en Suisse. Les Suisses développent beaucoup moins de deuils pathologiques et ont le sentiment que leurs souhaits, leurs valeurs, sont respectés.

Plusieurs jours après le début de la réanimation, nous recevons donc à nouveau la famille, et nous essayons de répondre point par point à ce qu’on pense qu’elles souhaiteraient. Nous essayons en général de voir la famille au complet, pour qu’il ne revienne pas à un membre de diffuser au reste de la famille la mauvaise nouvelle, devenant ainsi « celui qui est responsable de la mort ».

Cet entretien permet de souligner des clés des soins palliatifs. Nous promettons ainsi que le proche ne souffrira pas et nous prenons le temps d’expliquer les modes de prise en charge. Les infirmières expliquent aux familles qu’elles titrent les dosages de sédatifs en fonction des symptômes en procédant très finement par paliers, conformément à un objectif thérapeutique clairement défini. On s’engage aussi, dans cette phase aiguë qui constitue notre cadre d’intervention, sur le maintien de la nutrition et de l’hydratation, la plupart des familles souhaitant que celles-ci soient maintenues.

Nous avons par ailleurs appris à nous taire. En général, durant plus de la moitié de ces entretiens, nous écoutons. Dix secondes de silence suffisent souvent pour que les familles expriment librement leurs émotions, le remord, la culpabilité. Certaines familles ne parleront jamais (ce sont celles auprès desquelles il faudra être le plus présent) tandis que d’autres prendront tout leur temps de parole. Cet entretien, qui dure en moyenne trente minutes, peut se poursuivre deux ou deux heures et demie.

J’ai listé quelques mots clés. Nous sommes terrorisés par le concept de « faire mourir ». Nombre de proches de malades que nous avons soignés comprennent bien qu’il s’agit là de la manifestation d’une faillite des soins palliatifs. C’est plus facile à entendre lorsque les familles le disent. Il faudrait organiser un mouvement d’usagers pour expliquer qu’il est certes terrible de voir un de ses proches en réanimation, mais que l’on peut réussir l’accompagnement.

J’espère qu’à l’avenir les structures de soins palliatifs seront mieux dotées, que les personnels seront plus nombreux et qu’ils pourront nous aider car il serait souhaitable d’introduire les soins palliatifs en réanimation.

S’agissant de la douleur, il faut distinguer la douleur mesurée de la douleur perçue. La douleur mesurée, objective, est traitée par antalgiques. Quant à la douleur perçue, beaucoup plus de personnes devraient s’y intéresser. Les médecins généralistes ne peuvent pas le faire. Ils peuvent éventuellement recevoir le conjoint d’une personne décédée en réanimation tous les trois mois, mais ils ne peuvent pas s’investir dans ce domaine. La prise en charge doit être multidisciplinaire. Certaines douleurs ne céderont jamais aux antalgiques, d’autres vont apparaître en présence de la famille. Ce sont des questions très difficiles à résoudre.

Concernant l’encadrement des équipes, nous devons progresser. Les équipes de soignants vont mal. Beaucoup souffrent de syndromes dépressifs, liés à la prise en charge de malades qui sont en train de mourir. Ces personnes, surtout les infirmières, ont besoin de signes qui leur montrent que ce qu’elles font est formidable. N’oublions pas que les familles les agressent souvent.

Pour ce qui est de la formation, personne dans mon équipe n’est capable de parler d’une « bonne mort », d’une « qualité de la mort », d’une « qualité de la fin de vie ». Ce sont encore des mots tabous, politiquement incorrects. Nous devons proposer aux équipes des formations, de huit à douze heures, une ou deux fois par an.

Nous devons également donner du pouvoir aux familles. Sans pour autant devenir des décideurs, facteur majeur de deuil pathologique, elles ne doivent plus rester de simples visiteurs. Nous devons davantage communiquer, structurer les paroles. Édouard Ferrand écrivait récemment que 70 % des personnes meurent seules à l’hôpital. Pourquoi ? Peut-on changer les choses ? Est-ce un souhait des malades eux-mêmes de mourir seuls ? C’est compliqué à comprendre.

Nous devons de surcroît développer des structures de dépistage de ces deuils pathologiques. Les psychiatres en parlent. J’envisage de créer une consultation infirmière où les infirmières pourraient détecter ces deuils, que certains antidépresseurs ou certains modèles de psychothérapie peuvent soigner.

Nous devons prendre garde à ne pas nous laisser influencer par la culture anglo-saxonne qui se préoccupe du rapport coût-bénéfice des structures de soins palliatifs. Nous avons montré que 90 jours après le décès d’un patient, la famille qui a bénéficié d’une stratégie pro-active de communication divise par deux la survenue de symptômes d’anxiété, de dépression et de stress post-traumatique. Mais là était notre seul objectif.

Les États-Unis veulent montrer au contraire que l’on peut diminuer la durée de séjour, que les gens peuvent rentrer chez eux. Or une stratégie de soins palliatifs efficace, un accompagnement réussi, une « bonne mort », sont sources d’économies en limitant la survenue de maladies chez les proches. Par exemple il est montré qu’il y a pour une personne hypertendue un risque multiplié par cinq d’insuffisance cardiaque quand elle est touchée par un deuil.

M. Jean Leonetti : La collégialité de la décision de limiter la thérapeutique pose-t-elle problème ?

Par ailleurs, les traitements peuvent être arrêtés en réanimation parce qu’ils sont inutiles ou disproportionnés, mais aussi parce que la vie qui pourrait résulter d’une réanimation serait purement végétative. Cette situation pose-t-elle des problèmes éthiques à la famille ? Ce qualitatif, acceptable quand il est extrême, ne risque-t-il pas de limiter des réanimations si le handicap n’est pas accepté par la famille, la société ? Si une personne est devenue inconsciente, sourde, aveugle, totalement paralysée, il apparaît normal à tous de ne pas s’acharner. En revanche, si une personne n’est paralysée que d’un côté, personne ne comprendrait que l’on mette fin à des traitements, provoquant ainsi la mort.

La vision pronostic, notamment des malades cérébraux lésés, s’est-elle affinée ? Les statistiques, les études, les examens complémentaires vous permettent-ils de mieux gérer une fin programmée parce qu’anticipée ?

Avez-vous rencontré des problèmes suite à l’inscription au dossier de l’arrêt des thérapeutiques, comme le préconise la loi ?

Enfin, ces morts programmées permettant de prélever des organes, vous heurtez-vous à des problèmes éthiques ?

M. Élie Azoulay : Nous n’avons pas de problème avec la collégialité, sauf si elle n’est pas organisée. Il serait impossible de travailler en réanimation si les décisions y étaient unilatéralement prises. Les études d’évaluation prouvent que les réunions qui ont permis aux soignants médicaux et paramédicaux de discuter ensemble du pronostic et de parvenir à un accord sur l’irréversibilité du pronostic peuvent être au nombre de deux ou trois et qu’elles n’impliquent pas les seuls infirmières et médecins de l’équipe. Dans 70 % des cas intervient un référent qui n’appartient pas au service de réanimation (le pneumologue traitant par exemple). Dans les 30 % de cas où il n’y a personne, le malade étant arrivé par le SAMU, personne ne le connaissant, nous nous adaptons.

Deux problèmes peuvent cependant se poser. Il faut convaincre les jeunes infirmiers et médecins que nous ne distribuons pas la vie et la mort. À chaque fois, nous devons tout réexpliquer comme au premier jour. Les réunions sont formelles. Le médecin le plus jeune raconte l’histoire du malade, qui il était avant, s’il a des enfants, son métier, son histoire, son état. L’infirmière relate l’environnement familial, et l’on aborde les questions de pronostic. Les deux dossiers, médical et paramédical, sont ouverts. Tout se qui est dit est écrit.

Nous devons prendre le temps d’organiser cette réunion pour être le plus clair possible à l’égard des plus jeunes. Si l’on est pressé, l’on risque de prendre une décision que pourraient mal percevoir certains membres de l’équipe. Il faut savoir, à l’issue d’une réunion, ne pas prendre de décision. Si quelqu’un ne se sent pas bien avec une décision thérapeutique, il ne faut pas la prendre. Ce n’est pas rare.

La deuxième difficulté est de faire passer cette décision auprès des personnes qui n’ont pas assisté à la réunion. Certes, tout est écrit dans le dossier, encore faut-il l’ouvrir. L’information peut être déformée lors de sa transmission à l’équipe de nuit. L’on demande au médecin de garde, en général le médecin de l’équipe qui a pris la décision, de renforcer le message, mais ceux qui ont participé à la réunion ne transmettront pas le même message et n’apporteront pas le même soutien à la famille que ceux qui n’y ont pas assisté. Je pense que les gens éprouvent des difficultés à se passer l’information parce qu’ils ont des problèmes à l’admettre. Nous devons encore évoluer.

Concernant la demande d’un avis extérieur, lorsque le malade n’a pas un référent hématologue, pneumologue ou autre, il n’est pas rare que l’on s’appelle les uns les autres. Les familles sont d’ailleurs rassurées de savoir que nous avons pris l’avis de tel médecin à la Pitié-Salpêtrière par exemple, spécialisé dans tel domaine. Cela étant, dans 25 % des cas, il n’est pas possible de consulter un confrère.

M. Jean Leonetti : S’il arrive que, pour certaines raisons, vous n’ayez pas pu vous réunir, et que la décision n’ait pas été prise collégialement, le risque d’un procès existe-t-il ? Peut-on vous reprocher de n’avoir pu consulter un médecin extérieur ?

M. Élie Azoulay : Je n’ai jamais connu de cas où une personne aurait menacé un médecin de procès parce qu’il n’aurait pas consulté une personne extérieure. Il est en revanche très difficile de prendre une décision lorsque l’on se trouve au domicile du malade, aux urgences, au SAMU. Il n’est pas toujours possible de respecter les recommandations de bonne pratique. Lorsque vous êtes seul à vous occuper d’un malade en arrêt cardiaque, vous ne pouvez pas discuter avec son épouse.

J’ai connu des personnes qui furent rassurées que l’on appelle un autre médecin, mais je n’ai jamais entendu personne se plaindre de ce que nous ne l’ayons pas fait. En revanche, certains vont brandir ce deuxième avis comme un étendard pour défendre leur concept, que je ne critique pas sur le fond, mais il ne me semble pas utile de recommander des pratiques qui ne sont pas applicables dans la vraie vie.

M. Jean Leonetti : Si elle est humainement exceptionnelle, cette plainte est juridiquement possible dès lors que la loi impose une décision collégiale, à charge ensuite pour le médecin de s’en expliquer, le cas échéant, devant le tribunal.

M. Élie Azoulay : Souvent, à l’hôpital du moins, les référents peuvent être joints. Ce n’est pas cette collégialité-là qui manque mais le temps de bien accompagner la décision, au détriment de la famille plus que du malade d’ailleurs.

Concernant la traçabilité des décisions, ce qui n’est pas facile à dire ou écrire ne doit pas être fait. Malheureusement, les équipes soignantes n’ont pas toujours le temps d’ouvrir le dossier, aussi est-il important de renforcer la transmission.

Pour ce qui est des prélèvements d’organes, tout est normalement écrit dans le dossier. Une étude française a révélé que 15 % des malades qui décédaient après une mesure de limitation thérapeutique sont des candidats potentiels au don d’organe.

Il faut dissocier le processus continu d’information auprès de la famille qui amène à lui faire prendre conscience que le malade va mourir et de la notion de don d’organe. Il n’est pas possible d’aborder la question du don d’organe avec la famille avant de lui expliquer l’imminence de la mort et les raisons de la mort. Il faut faire preuve de finesse en la matière, et les infirmières de coordination de transplantation jouent un rôle essentiel.

Sur le plan technique, ces malades, en général jeunes, sont de bons candidats pour le don de plusieurs organes.

Il est en revanche plus compliqué pour la famille de mélanger le deuil imminent et le besoin de s’organiser. Il est alors nécessaire de bien soutenir la famille et de mettre en place un relais entre l’équipe de coordination de transplantation et l’équipe de réanimation. En général tout se passe bien même si les refus sont fréquents.

M. Jean Leonetti : Lorsque vous arrêtez un traitement et que le malade ne meurt pas, le sédatez-vous, même s’il n’a sans doute pas conscience de la douleur ?

M. Élie Azoulay : Il faut distinguer entre le malade qui n’est pas conscient de la douleur, ce qui est rare, et le malade qui pourrait être amené à souffrir ou manifester des signes de souffrance respiratoire. Nous arrivons toujours à dissocier le besoin d’antalgiques du besoin d’anxiolise.

Il est néanmoins difficile de pratiquer une extubation terminale, c’est-à-dire de retirer la sonde d’intubation qui relie le malade à la machine assistant la respiration et de laisser respirer naturellement le patient. En général, dans les heures qui suivent, le malade décède. Alors que cette méthode peut paraître brutale, elle présente l’avantage de faire prendre conscience à la famille que la vie était artificielle. L’effet déculpabilisant est énorme, pour la famille comme pour l’équipe.

Soit l’on est persuadé que le malade ne souffre pas, et l’on n’apporte pas de sédation, soit l’on a un doute et l’on donne une sédation. On augmente la sédation par doses infinitésimales et l’on arrête quand le symptôme de douleur disparaît. La sédation ne vise jamais à arrêter la respiration mais à la rendre indolore.

Il est très important d’agir avec l’infirmière, devant la famille. Puisque l’on s’est engagé à prodiguer des soins palliatifs, qu’aurait-on à cacher ?

M. Jean Leonetti : Il reste le malade dont l’on est presque persuadé qu’il ne souffre pas (par exemple, la mort cérébrale), et pourtant il peut rester quelques heures…

M. Élie Azoulay : En cas de mort cérébrale, la mort survient dans les minutes qui suivent. Elle peut survenir en revanche dans les heures, voire les jours qui suivent dans d’autres situations comme l’accident vasculaire hémorragique.

M. Jean Leonetti : Dans ces cas-là, la potentialité de souffrance permet-elle la sédation ?

M. Élie Azoulay : Nous prenons bien garde à ce que ce ne soit pas la douleur de l’infirmière, du médecin ou de la famille que nous calmons par la sédation. À cette fin nous avons des stratégies de communication.

M. Jean Leonetti : Pour revenir au cas du jeune Pierrat, l’on peut supposer qu’il ne ressentait rien. Il n’a pas reçu les soins apaisants pour son corps et pour la famille qui a accompagné ce décès.

M. Élie Azoulay : Pour son corps, personne ne peut savoir. S’agissant de sa famille, nous devons dissocier leur anxiété de celle du malade. Si l’on donne un traitement sédatif pour calmer la douleur du patient, le traitement ne sera jamais suffisant. Il faut alors s’asseoir, parler, rassurer, et surtout expliquer à la famille.

M. Jean Leonetti : Vous dialoguez, vous n’abandonnez pas le malade.

M. Élie Azoulay : Oui. La stratégie palliative est une prescription, elle doit se faire avec l’infirmière et le plus possible avec la famille.

M. Jean Leonetti : Avez-vous l’impression que les techniques pronostic associées au juste soin permettent aujourd’hui d’empêcher des situations de survie et de handicap incompatibles avec une vie relationnelle ? Ou bien les progrès de la réanimation continueront-ils à peser lourdement sur le maintien en vie de personnes en état végétatif ?

M. Élie Azoulay : Le pronostic est toujours incertain. L’évolution technique peut-elle nous permettre de faire davantage confiance à nos outils pour établir un pronostic ? Cette question relève encore du domaine de la recherche. Des études scientifiques ont montré que dans telle situation, les chances de survie étaient de x %. Tant que x n’est pas nul, ce résultat ne veut rien dire. Une décision médicale n’est pas fondée sur un pourcentage. Chaque cas est différent.

Pour les maladies neurologiques, même si les techniques d’imagerie dynamiques sont prometteuses, on ne dispose pas encore de données d’études.

Nous agissons donc à chaque fois dans un cas singulier et nous en faisons toujours trop car le doute bénéficie au patient. Nous en faisons trop, non pour le malade, mais pour les familles.

Notre décision, souvent, n’est pas de suspendre ce qui est fait, mais de ne pas tenir compte d’un événement intercurrent nouveau, comme une infection, qui amputerait encore davantage le pronostic.

Je ne suis donc pas au courant d’avancées de la science qui nous permettraient d’affiner notre pronostic dans certaines maladies. Nous devons attendre que le pronostic devienne certain, même si cette attente est très douloureuse pour tout le monde. Beaucoup sont convaincus, comme moi, qu’au bout de trois jours, dans certains types d’arrêts cardiaques, on peut être convaincu de l’irréversibilité, mais en France, on réanime au-delà de ces trois jours.

M. Michel Vaxès. Vous dites qu’il faut prendre le temps d’échanger avec les familles, de leur expliquer la situation, et je suis bien d’accord. Cela étant, le personnel hospitalier en a-t-il le temps ? Quelles mesures faudrait-il prendre pour garantir cette présence ?

M. Élie Azoulay : En réanimation, la charge de travail est telle que nous sommes beaucoup plus débordés qu’ailleurs.

Nous avons lancé une étude dans les cent services de réanimation, qui montre qu’en dehors de tout contexte de fin de vie, l’information d’une famille se résume à seize minutes par jour. Dans un service de vingt lits en réanimation, il faudrait qu’une personne soit engagée à mi-temps pour parler avec les familles.

Cela étant, aller au-devant des familles ne prend pas beaucoup de temps. Admettons qu’un malade arrive le lundi, un médecin le voit rapidement, pose le diagnostic, le pronostic et les traitements, le tout en dix minutes généralement.

Le lendemain, l’information peut être brève sauf si un élément nouveau est survenu. Ne serait-ce qu’un « bonjour » courtois donne le sentiment à la famille qu’elle vous a vu.

En revanche, au troisième jour, il faut prendre le temps de s’asseoir avec la famille et de faire le point. Cet entretien prend du temps car elle doit pouvoir s’exprimer. Il faut lui montrer que l’on s’intéresse à elle mais que la personne soignée reste le patient. Ce temps accordé à la famille peut en faire gagner beaucoup car sans cet entretien, la famille pourrait comprendre des informations contradictoires et fantasmer. Gérer un conflit par la suite peut prendre des heures.

Ce temps fait partie du soin et ne saurait en être dissocié.

M. Michel Vaxès. Les jeunes médecins sont-ils formés en ce sens ?

M. Élie Azoulay : Ce n’était pas le cas il y a dix ans. Des efforts ont été réalisés depuis. Des cours d’éthique sont délivrés, des formations en communication existent. Arrêtons de nous plaindre. Des outils sont mis à notre disposition, mais nous pouvons apprendre aussi tous seuls.

Cela étant, il faudrait proposer à chaque soignant des services de réanimation ou de soins lourds une formation de huit heures par an.

M. Jean Leonetti : Merci. Tout n’est pas parfait, mais votre intervention nous montre qu’il vaut mieux être réanimé en France qu’aux États-Unis.

Audition du Docteur Anne-Laure Boch,
neurochirurgien à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière



(Procès-verbal de la séance du 1er juillet 2008)

Présidence de M. Jean Leonetti, rapporteur

M. Jean Leonetti : Nous avons le plaisir d’accueillir le docteur Anne-Laure Boch, neurochirurgien à l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière. La chirurgie du cerveau est probablement l’une des spécialités médicales dans laquelle le pronostic vital du patient opéré est le plus souvent engagé. De surcroît, les séquelles qui peuvent résulter de ce type d’opération peuvent être d’une gravité telle que le neurochirurgien ne saurait s’abstenir d’une réflexion éthique sur les actes qu’il entreprend. Or le fait que vous ne soyez pas seulement médecin mais aussi docteur en philosophie vous permet d’éclairer, aux moyens de concepts précis, votre pratique et de caractériser au plus près les situations de fin de vie telles qu’elles se présentent dans votre service. Vos analyses apporteront donc un éclairage précieux à nos travaux, d’autant plus que vous représentez une spécialité médicale que nous abordons pour la première fois dans le cours de notre mission d’évaluation.

Après votre exposé, votre audition se poursuivra par un échange de questions et réponses.

Mme Anne-Laure Boch : Je vous remercie de me donner la possibilité de développer une critique de la loi du 22 avril 2005, critique entendue au sens kantien, c’est-à-dire une analyse qui ne se prive pas de l’éloge, bien au contraire. C’est d’ailleurs par l’éloge le plus sincère et le plus enthousiaste que j’aurais souhaité débuter mon exposé, mais vous l’avez sans doute entendu plus d’une fois. Pour ne pas recouper ce que d’autres ont dit avant moi et avec plus d’éloquence, je m’en tiendrai à un exposé sur les particularités de ma spécialité, la neurochirurgie.

Ces réflexions n’engagent que moi, elles ne sont nullement le reflet d’une position corporatiste définie. Deux sources essentielles les ont nourries. Depuis plus de quinze ans, je pratique quotidiennement la neurochirurgie au sein d’un service de l’Assistance-Publique Hôpitaux de Paris. Plus récemment, j’ai entamé un travail philosophique qui a abouti à une thèse sur la médecine technique.

La neurochirurgie est la chirurgie du cerveau, de la moelle épinière, des nerfs et de leurs enveloppes. Cette petite spécialité touche à des domaines très divers qui vont de la traumatologie crânienne et rachidienne à la chirurgie des mouvements anormaux, de la douleur, de l’épilepsie, en passant par les tumeurs malignes ou bénignes, les malformations, les pathologies vasculaires et hémorragiques.

Plutôt que de chirurgie ischémique, je devrais parler de prise en charge car les modalités thérapeutiques de ces affections ont recours à des moyens divers dont beaucoup ne se déroulent pas au bloc opératoire. Le neurochirurgien, s’il ne maîtrise pas personnellement tous ces moyens, est tout de même au cœur de cette prise en charge. Il joue un rôle de coordonnateur des soins et du fait de son implication dans les stades précoces de la maladie, il est aussi l’interlocuteur privilégié des patients et des familles.

Le neurochirurgien rencontre souvent la fin de vie : la fin de vie prévisible, attendue, terminant une longue maladie, mais aussi la fin de vie brutale qui survient à l’improviste chez une personne jusque-là en bonne santé. C’est le coup de tonnerre dans un ciel serein des traumatismes crâniens et des hémorragies cérébro-méningées après une rupture d’anévrisme.

Le neurochirurgien rencontre aussi très souvent le handicap neurologique, trouble moteur ou sensoriel, trouble cognitif, trouble de la conscience même dans les formes les plus graves. Le coma est d’ailleurs la « voie finale commune » des malades qui vont mourir d’une affection neurochirurgicale.

En neurochirurgie, on meurt en perdant ses facultés fonctionnelles, intellectuelles, puis en sombrant dans l’inconscience, rapidement, voire d’un seul coup dans les pathologies aiguës ou progressivement dans les pathologies chroniques.

Tant que le malade est encore conscient, la perte de ses facultés est à l’origine pour lui d’une intense douleur morale ; mais tôt ou tard, son état s’altérant, il le délivrera, en quelques sortes, du spectacle de sa propre fin, et ce seront alors les proches qui devront porter le poids des décisions, parfois très difficiles, qui seront à prendre.

Mais grand handicap ne veut pas toujours dire fin de la vie. La neurochirurgie nous confronte à une situation peut-être plus difficile encore à assumer et qui ne trouve pas de solution naturelle à court terme. Je pense au problème de la perte définitive de la conscience, l’état végétatif et les états dits pauci-relationnels. Dans ces états qui font suite à une agression cérébrale sévère (traumatisme crânien, hémorragie cérébrale, arrêt cardiaque..), le malade passe par une phase critique où sa vie est suspendue à la réanimation. Puis, il retrouve une autonomie végétative qui lui permet de sortir de la réanimation. Les grandes fonctions vitales se rétablissent, ce qui donne une longue espérance de vie. Mais la conscience, du fait de lésions cérébrales extensives, ne revient pas ou seulement très imparfaitement. Ce n’est plus à proprement parler un coma car il y a des cycles veille/sommeil, mais la communication avec le patient reste impossible ou très sommaire. Le patient ne répond pas, ou seulement par des réactions stéréotypées. Il ne bouge pas spontanément ou seulement par des mouvements plus ou moins réflexes. Il ne manifeste pas d’activité mentale ou seulement très amoindrie. Sa vie relationnelle est détruite. De tels états sont le drame de la neurochirurgie. Ils entraînent dans leur sillage des familles entières, bouleversées par une situation qui peut durer des mois, des années sans que se profile la fin, qui serait une libération.

Grand handicap, perte des capacités intellectuelles, fonctionnelles, relationnelles, brutalité de la mort cérébrale et des demandes de don d’organe, lenteur de la déchéance, le neurochirurgien connaît bien tout cela. En revanche, il connaît mal la grande douleur physique, peu présente dans le champ de la neurochirurgie. Les tumeurs cérébrales, même malignes, ne sont pas à l’origine de ces métastases qui entraînent des douleurs atroces. Les céphalées dont souffrent les malades peuvent en général être calmées assez facilement par les antalgiques et les corticoïdes. En traumatologie et dans les pathologies vasculaires, les malades les plus graves sont plongés dans le coma. Pour toutes ces raisons, le neurochirurgien n’est quasiment jamais confronté à une demande de mort volontaire. En presque vingt ans de pratique, cela ne m’est tout bonnement jamais arrivé. Soit le malade désire gagner encore un peu de temps, quelques capacités physiques, au prix même souvent de ce que certains pourraient taxer d’obstination à la limite du raisonnable, soit il n’a plus les capacités intellectuelles, cognitives, relationnelles, pour exprimer un quelconque choix. La situation peut en revanche paraître intenable aux familles, surtout si elle s’éternise. Quant au personnel soignant, médical et paramédical, il est souvent guetté par l’épuisement car les soins prodigués à ces patients sont particulièrement ingrats. Quand on a perdu l’espoir d’une amélioration, d’un rétablissement du contact, de la relation, la question du sens même de notre action se met à nous tourmenter et nous n’aspirons parfois qu’à une seule chose : que cette situation insupportable, que nous supportons pourtant depuis si longtemps, prenne fin, d’une manière ou d’une autre.

Ainsi, en neurochirurgie, la question d’abréger la vie d’un patient se pose presque toujours en dehors de la volonté expresse du patient. Il faudra toujours garder en tête cette réalité essentielle de notre métier.

Dans ces conditions très particulières, la loi Leonetti fut un immense progrès. Par son refus solennel de l’euthanasie, la loi nous aide à résister à ceux qui brandissent le spectre de la mort indigne, par contraste avec la revendication impudente d’une mort digne. Je pèse mes mots. Comprenez-moi : je suis en permanence entourée de patients qui ont perdu leurs facultés physiques et mentales et qui ne réclament pourtant nullement qu’on les envoie ad patres. Sont-ils pour autant moins dignes que ceux qui proclament que le moindre handicap fait que la vie ne vaut plus la peine d’être vécue ? Prenons l’exemple, classique, du contrôle sphinctérien. C’est un lieu commun d’assurer que l’on préfèrerait la mort à l’indignité de faire sous soi, et que la nécessité de porter des couches et d’être torché comme un enfant doit faire recourir sans plus tarder à la ciguë. De même l’amoindrissement intellectuel serait insupportable à toute âme un peu noble, à toute conscience qui se respecte. Mais dans ma spécialité, l’on côtoie tous les jours des personnes incontinentes et d’autres démentes, souvent même les deux à la fois ! Et l’on se bat pour que ces personnes récupèrent un peu d’autonomie ou qu’elles ne perdent pas trop vite les quelques facultés qui leur restent. Entendre taxer ces fins de vie d’indignes nous fait cabrer, comme cela pourrait faire cabrer les malheureux que l’on déclare tranquillement indignes de continuer à vivre. Je m’étonne d’ailleurs que cette irritation n’ait pas été relayée par les associations de malades et de handicapés, qui seraient bien inspirées de révéler au public la stigmatisation dont ils sont les victimes.

Non, un handicapé, même très diminué, n’est pas indigne ! Pratiquer une euthanasie à cause de cette indignité prétendue serait une manière d’instaurer une indignité effective.

Ainsi, la loi nous protège et protège avec nous ceux si faibles, si menacés, sur lesquels ne manqueraient pas de s’exercer des pressions très dangereuses.

Notre refus de l’euthanasie se justifie surtout en raison des conséquences de cette pratique sur le plan symbolique comme sens ou non-sens de l’activité soignante. Ce que l’on ne veut pas faire porter à la famille, l’homicide volontaire, l’on ne peut pas davantage l’imposer aux soignants qui recevraient là une véritable injonction contradictoire, destructrice de leur vocation profonde. Si l’on se mettait à tuer nos malades les plus diminués, comment soignerait-on les suivants ?

Par ailleurs, l’expérience nous apprend que les malades sont solidaires les uns des autres et s’interdisent de revendiquer ce qui heurte la majorité. Le pire, à la fin de la vie, est sans doute cette solitude des mourants dont Norbert Elias a si bien parlé. Comment ne pas voir que cette solitude ne peut qu’être aggravée par le paradigme individualiste qui sous-tend la revendication d’euthanasie ? Paradigme égotiste ou égoïste, en tout cas paradigme qui voue à la solitude. Les grands malades, dans leur majorité, ne demandent pas à être considérés selon ce prisme individualiste, solitaire. Au contraire, ils demandent à faire partie encore un peu de la communauté humaine dont ils seront bientôt privés pour toujours.

Ce qui est vu comme intolérable, en fait, dans la fin de vie, c’est la perte totale d’autonomie et la passivité que cela semble signifier. Mais les grands handicapés, les mourants, les malades inconscients même, étrangement, ne sont pas seulement passifs. Ils ont eux aussi une activité à l’égard des autres, une activité spirituelle. Ils sont dispensateurs d’un bien très précieux pour les autres, le sens. Paul Ricœur l’avait étudié dans Soi-même comme un autre : « Par choc en retour de la sollicitude sur l’estime de soi, le soi s’aperçoit lui-même comme un autre parmi les autres (…) car il procède de l’autre souffrant un donné qui n’est précisément plus puisé dans sa puissance d’agir et d’exister mais dans sa faiblesse même ». Ce « donné », c’est le regard de cette personne âgée démente à l’infirmière qui vient de l’aider à faire sa toilette. C’est la diminution des contractures musculaires de ce jeune homme pauci-relationnel après sa séance de kinésithérapie. C’est l’apaisement de cette mère qui sait que l’aide-soignante en charge de sa fille en état végétatif fera tout avec douceur et avec le respect que l’on doit à ceux qui ont été et sont encore des êtres humains dignes d’amour. Les grands malades ont aussi des devoirs, devoirs avant tout de relations interhumaines. Ces devoirs, auxquels ils ne peuvent pas renoncer, sont à l’origine de leur dignité inaliénable. Pour cette raison il y a consensus autour du refus d’euthanasie administré par les proches, que même les militants de l’ADMD ne revendiquent pas. Réclamer un geste homicide à ses proches, ce serait pour tout le monde une demande intolérable, aussi destructrice qu’un suicide classique dont on sait qu’il plonge toujours la famille dans un sentiment terrible de culpabilité. Mais il faut inclure le personnel soignant dans les proches. À l’heure de la grande dépendance, qui aujourd’hui n’a d’autre place que l’institution hospitalière, qui est plus proche du malade que le personnel qui, inlassablement, fait sa toilette, l’aide à manger, le masse, lui donne ses calmants, prend soin de lui, de toutes les façons même les plus intimes ? En fin de vie, les proches ce sont surtout l’infirmière, l’aide-soignante, le kinésithérapeute, le médecin qui chaque jour sont au chevet du malade. Prétendre que ces professionnels sont indifférents à l’acte indicible, cet acte rejeté par la société tout entière qui, dans sa grande sagesse, a su bannir la peine de mort, me paraît relever de la méconnaissance la plus complète de notre métier.

Ainsi, ma première conclusion sera : surtout, maintenez l’interdiction de l’euthanasie, n’introduisez pas d’exception à ce principe directeur dont la force est avant tout symbolique ! Ce qui fait que nous vivons dignement et mourons de même, ce sont les symboles.

S’il n’existe pas dans notre spécialité de demande d’euthanasie émanant du malade lui-même, celles émanant de la famille ou du personnel soignant sont loin d’être exceptionnelles. Demandes à demi-mot, à entendre entre les lignes, les soupirs, demandes cachées derrière l’immense désir que tout cela s’arrête, que le repos soit enfin possible, pour le malade comme pour l’aidant.

Les responsabilités du corps médical dans ces demandes ne peuvent être éludées. Car c’est la médecine qui produit ces situations de grand handicap physique et intellectuel, de grandes souffrances morales. Ces situations ne sont pas naturelles. Aucune maladie n’évolue spontanément vers l’état végétatif ou pauci-relationnel car il y a toujours une phase aiguë où la survie n’est obtenue que par les moyens extraordinaires que sont la réanimation intensive et la chirurgie. Pourvoyeuse du grand handicap, la médecine moderne ne peut donc pas se dérober à la question de sa gestion.

La loi, qui refuse à juste titre l’euthanasie, nous donne les moyens d’éviter l’obstination déraisonnable par l’arrêt de traitements inutiles et disproportionnés. Dès lors, tout semble simple, il « suffit » d’arrêter les traitements excessifs. Mais la réalité est plus compliquée : il est loin d’être facile d’arrêter les traitements dans ces situations. À la phase aiguë de réanimation intensive, au début de la maladie, l’arrêt des soins ne pose pas de problème pratique. La vie du malade est suspendue à des moyens extraordinaires : chirurgie lourde, ventilation assistée, assistance respiratoire, hypothermie, dyalise etc. Suspendre ou ne pas initier ces techniques semble de bon sens dès lors qu’on n’a pas l’espoir de réussir un projet au-delà de la réanimation. Mais, à ce stade, l’espoir de succès existe encore, car le pronostic du patient est très incertain. Le malade que l’on réanime peut mourir malgré tous les efforts, guérir avec peu de séquelles, survivre avec de lourdes séquelles, et l’état actuel des connaissances scientifiques ne nous permet pas de le savoir à ce stade.

L’obstination thérapeutique à cette phase n’est donc pas déraisonnable, mais plutôt incertaine, reposant sur un espoir mal fondé, probabiliste, plutôt que sur une raison déterministe sûre de son fait ; le malade, lui, est dans le coma, incapable de participer à la décision dont son sort dépend à court et à long terme. On discute beaucoup avec la famille ; on peut s’aider des directives anticipées, si elles existent, mais cette aide ne repose pas sur des ordres binaires de type « réanimez-moi » ou «  interdit de me réanimer ». Il s’agit plus de savoir quelle position le malade aurait sur le handicap acceptable, handicap qui risque d’être la rançon de sa survie.

Ainsi la décision de l’arrêt de traitement est à ce stade très difficile à prendre mais si la décision est prise, elle est assez facile à mettre en œuvre. Il y a, bien sûr, en réanimation des protocoles d’accompagnement, notamment de sédation qui sont extrêmement importants en phase terminale pour éviter la souffrance, certaine ou probable, du malade ; la souffrance psychologique de la famille qui doit aussi être écoutée est si possible apaisée.

Durant la phase chronique, qui survient après plusieurs semaines, voire plusieurs mois d’évolution, le pronostic se précise. Plus le temps passe, plus le malade qui ne se réveille pas risque de ne jamais se réveiller, de rester en état végétatif. Il peut également se réveiller avec des séquelles majeures, en état pauci-relationnel, aussi effrayant, à bien des égards, que l’état végétatif, notamment parce que le sujet conserve probablement sa capacité à éprouver une intense souffrance physique et morale. À ce stade, le patient a retrouvé un équilibre végétatif, les grandes fonctions vitales se soutiennent d’elles-mêmes, sans plus de moyen extraordinaire que l’on pourrait arrêter pour lui permettre de mourir. Il faudrait arrêter les traitements de base, qui paraissent s’imposer d’eux-mêmes, tant ils sont élémentaires – donner un antibiotique en cas d’infection par exemple. Ces malades, souvent jeunes et en bonne santé générale – il faut être assez costaud pour en arriver là –, font rarement des complications impliquant le pronostic vital. Si la décision de l’arrêt de traitement est plus facile à prendre à ce stade, sa mise en œuvre est très difficile voire impossible.

Certes, la loi permet d’arrêter l’alimentation artificielle. De nombreux travaux ont été menés, notamment en gériatrie où le refus de s’alimenter est une manière fréquente pour les personnes de mettre un terme à leurs jours. La mort par arrêt d’alimentation est douce, sans aucun rapport avec la mort de faim, car la faim est une sensation subjective avec son cortège de sensations physiques pénibles. Il se produit un affaiblissement rapide, un glissement, qui provoque en quelques jours une mort assez proche de l’idéal de la « bonne mort ».

Mais ce qui est valable en gériatrie ne saurait être transposé tel quel dans notre spécialité. Tout d’abord du fait de la résistance de personnes jeunes, sans tare physique par ailleurs. Dans ces conditions, le simple arrêt de l’alimentation ne conduit que lentement à la mort, à condition d’avoir également arrêté l’hydratation. Même ainsi, les choses peuvent durer, trop longtemps si l’on en croit les familles. Cependant la vraie raison de la réticence à arrêter l’alimentation et l’hydratation est plus psychologique qu’organique, surtout chez les proches pour qui le patient, par sa maladie, a régressé à un stade infantile. Il est comme un petit enfant qui ne parle pas, qui est entièrement dépendant de sa famille pour les soins qui lui sont prodigués. L’alimentation fait partie de ces soins de confort. Les pédiatres, notamment les néonatologistes, trouvent d’ailleurs inadmissible d’arrêter l’alimentation.

Par ailleurs, les soignants eux-mêmes n’acceptent pas d’arrêter l’alimentation, surtout les infirmières et aides-soignants qui prennent soin au quotidien de ces malades. Le personnel paramédical a la hantise des escarres chez ces malades grabataires. Ils pensent, à tort ou à raison, que la dénutrition les provoquera ou les aggravera. Et ce spectre, pour parler crû, de patients se décomposant vivants, de chairs pourrissantes, les empêche d’avoir recours à un tel moyen pour abréger une vie, aussi terrible soit-elle.

Cette crainte est en grande partie d’ailleurs infondée, mais là n’est pas la question. Elle entre en résonance avec la réticence des familles à faire mourir leur enfant de faim.

La sédation pourrait aider ces malades à quitter la vie sans souffrance, mais à quoi s’adresse-t-elle chez un malade inconscient ? En phase aiguë, si l’on suspend les traitements actifs, elle est nécessaire pour éviter la douleur physique résiduelle et surtout les mouvements respiratoires agoniques, les « gasps », pénibles pour le patient et très éprouvants pour la famille. En phase chronique, le malade étant déjà privé de la conscience, il n’y a rien à endormir, et il est stable sur le plan respiratoire. La sédation aurait pour but de provoquer une dépression respiratoire et donc l’euthanasie pour objectif direct. Sauf à tomber dans l’hypocrisie d’une euthanasie qui ne dit pas son nom, la sédation terminale ne peut donc être administrée, selon moi, au stade végétatif ou pauci-relationnel. Pour rester dans l’esprit de la loi, elle doit être réservée au contrôle des symptômes des derniers instants de la vie, douleur et dyspnée. Elle ne se conçoit donc qu’en phase spontanément terminale, survenue par exemple à l’occasion d’une complication qu’on décide de ne pas traiter.

Comment avancer dans cette situation bloquée de tous côtés : au stade initial un pronostic incertain et au stade tardif une absence de moyens pour soulager le malade d’une vie qui lui est devenue un poids ?

Il convient tout d’abord d’améliorer les outils de pronostic. Nous y travaillons dans les services de réanimation chirurgicale. Aujourd’hui des progrès réels ont été réalisés grâce à l’imagerie, en particulier l’IRM avec des séquences en spectroscopie, le tenseur de diffusion qui permet pratiquement de voir les fibres qui entrent et sortent du cerveau et la neurophysiologie avec l’EEG cognitif qui étudie les réactions du cerveau à des sollicitations externes. Ces moyens permettent d’affiner le pronostic en phase aiguë, de distinguer les patients qui s’en sortiront et ceux qui garderont des séquelles majeures, notamment sur le plan de la conscience. Ils permettent de se concentrer sur l’obstination raisonnable et d’éviter l’obstination déraisonnable. Nous devons progresser encore vers plus de précision dans le diagnostic des lésions cérébrales et aussi vers un diagnostic plus précoce car plus on attend, plus il est difficile d’agir, pour les soignants comme pour les familles. Aujourd’hui, nous sommes obligés de réanimer intensivement d’abord, et nous ne pouvons utiliser ces outils que lorsque l’état s’est stabilisé, autour de la deuxième ou troisième semaine de l’accident en traumatologie crânienne. Nous disposons alors d’un petit créneau où le patient dépend encore de la réanimation et où le pronostic peut être précisé. Avancer la date de ce créneau serait un soulagement pour tous.

Malgré tout, il restera toujours un contingent de malades lourdement handicapés à la sortie de la réanimation, soit par insuffisance de l’outil pronostic, soit surtout par difficulté à définir les séquelles acceptables. Cette notion, hautement subjective, varie d’un individu à l’autre, d’une famille à l’autre, d’une société à l’autre, et aussi dans le temps. Telle situation qui semblait gérable de loin, avant de l’avoir expérimentée, devient insupportable à l’usage. Et le contraire est vrai. On s’habitue à l’insupportable comme brutalement on ne peut plus endurer un quotidien de plusieurs années, ce qui explique ces abandons de malades pour lesquels la famille s’était opposée à tout arrêt de traitement en réanimation. Au contraire, des familles qui avaient refusé d’emblée l’acharnement thérapeutique s’occupent ensuite admirablement d’un handicapé lourd, insistant pour que chaque complication soit traitée alors que l’équipe soignante a perdu espoir depuis longtemps. Ainsi continuera à se poser la question de l’accueil de ces malades lourdement handicapés, état végétatif ou état pauci-relationnel.

Permettez-moi à présent de m’affranchir de la position officielle de ma corporation. Cette position, c’est de réclamer des structures ! À savoir des lieux, si possibles éloignés, où la médecine technique rêve de caser ces malades grabataires qui représentent autant d’échecs qu’elle ne veut plus voir et qu’elle ne peut pas non plus supprimer. Que l’on parle de long séjour, de maison d’accueil spécialisée, de centre pour états végétatifs, le but reste de libérer le lit occupé par le malade qui n’en est plus au stade aigu, mais chronique. En effet, le malade chronique, qui « stagne dans nos services », « bloque une place » qui serait tellement mieux occupée par un malade ayant le bon goût d’en être encore au stade aigu ! Dans un grand service de neurochirurgie comme le mien, cinq à dix lits sur 75 sont en permanence occupés par des malades chroniques. Ces « séjours extrêmes » peuvent durer plusieurs mois, voire des années, pendant lesquelles le personnel médical supporte la lourde charge du nursing, tandis que les traitements médicaux se réduisent comme peau de chagrin. Inutile de préciser que dans nos hôpitaux désormais gérés par la tarification à l’activité, le calcul financier est désastreux. Malheureusement, le problème est si complexe que toutes les assistantes sociales réunies ne parviennent pas à le dénouer, le retour à domicile étant le plus souvent impossible du fait de la lourdeur de la tâche. Faut-il donc que la société crée davantage de structures spécifiquement dédiées à l’accueil au long cours de ces personnes pour décharger les services qui les ont produites par leur obstination thérapeutique et leur permettre de continuer leur travail en toute sérénité ? Je crains que, privé du retour sur expérience que représente la fréquentation quotidienne de ses catastrophes, le médecin devienne un peu plus un pur technicien qui s’abandonne toujours davantage à l’emballement technique, sans plus de souci pour les conséquences réelles de ses actes. La déshumanisation au profit d’une technique chaque jour plus autonome, ne portant ses buts qu’en elle-même, sans souci de ce qui vient après elle, menace la médecine moderne. En médecine, la technique pour la technique est un cauchemar. Et c’est ce cauchemar que veulent fuir ceux qui réclament de pouvoir choisir leur mort eux-mêmes.

Or, ce qui tempère ce pouvoir, ce qui l’empêche de devenir fou, ce n’est pas la loi, en tout cas pas seulement la loi. C’est avant tout que ceux qui pourraient l’exercer, à savoir les médecins, les chirurgiens, y renoncent volontairement par peur de ses conséquences terribles. En voyant les conséquences mauvaises de leurs actions, ils réfléchissent à deux fois avant de commettre de mauvaises actions lourdes de conséquences. Ils comprennent que des actions aux conséquences mauvaises doivent, en toute logique, être considérées comme des actions mauvaises. Et c’est ainsi que les réalités de l’aval nourrissent les décisions d’amont. Il est donc sain que les médecins gardent, à portée de vue, sur le cœur si j’ose dire, ceux qui sont devenus les témoignages vivants de cette technique débridée, cette technique qui n’est plus la servante de l’homme mais son ennemie. Malgré les difficiles problèmes économiques que cela pose, je pense donc que, jusqu’à un certain point, il est bon d’avoir, dans le même service, côte à côte, un mélange de stades aigus et chroniques, de succès et d’échecs. Cela nous évite « d’oublier » nos échecs et nos erreurs, nous rendant plus conscients de notre action. Cela peut paraître dur à dire, mais l’obligation de fréquenter, pendant des mois et des années, ces vivants reproches de notre obstination déraisonnable (déraisonnable avec des circonstances atténuantes, mais déraisonnable quand même, a posteriori), est ce qui nous apporte, malgré nous, sagesse dans nos indications et humanité dans nos choix. Cette obligation douloureuse est notre meilleur rempart contre l’emballement technique, qui fait le lit de l’acharnement thérapeutique.

En définitive, même s’il est couché, inerte, dans son lit, le patient cérébro-lésé a beaucoup à nous apporter : il nous met face à la quintessence de notre métier, qui est de prendre soin. Il nous oblige, malgré nous, à être à la hauteur de notre mission. Il n’est pas seulement passif, mais actif, de cette activité mystérieuse qui et le « choc en retour de la sollicitude » dont parle Ricœur. Et je ne peux m’empêcher de citer entièrement ce passage extraordinaire de Soi-même comme un autre, qui semble une référence explicite à l’état végétatif chronique :

« La souffrance n’est pas uniquement définie par la douleur physique, ni même par la douleur mentale, mais par la diminution, voire la destruction de la capacité d’agir, du pouvoir-faire, ressenties comme une atteinte à l’intégrité de soi. Ici, l’initiative, en termes précisément de pouvoir-faire, semble revenir exclusivement au soi qui donne sa sympathie, sa compassion, ces termes étant pris au sens fort du souhait de partager la peine d’autrui. Confronté à cette bienfaisance, voire à cette bienveillance, l’autre paraît réduit à la condition de seulement recevoir. (…)

Mais une sorte d’égalisation survient, dont l’autre souffrant est l’origine, grâce à quoi la sympathie est préservée de se confondre avec la simple pitié, où le soi jouit secrètement de se savoir épargné. Dans la sympathie vraie, le soi, dont la puissance d’agir est au départ plus grande que celle de son autre, se retrouve affecté par tout ce que l’autre souffrant lui offre en retour. Car il procède de l’autre souffrant un donner qui n’est précisément plus puisé dans sa puissance d’agir et d’exister, mais dans sa faiblesse même. C’est peut-être là l’épreuve suprême de la sollicitude, que l’inégalité de puissance vienne à être compensée par une authentique réciprocité dans l’échange. »

Et c’est sur cet hommage à tous ceux qui m’ont appris que mon métier n’était pas seulement d’opérer, et encore moins de tuer, mais d’assumer, d’écouter, d’aider, de soulager, de prendre soin dans tous les sens de ce noble terme, que je voudrais terminer.

M. Jean Leonetti : Merci, Docteur, pour la profondeur et la clarté de votre propos.

Quelle est la finalité de la sédation ? Elle peut tendre à endormir un malade qui souffre trop, qui est parfaitement conscient de sa souffrance et l’exprime. Cette finalité est assez claire.

Une autre forme de sédation est plus ambiguë : endormir un malade en fin de vie parce qu’on arrête un traitement qui le maintient en vie. Cette sédation n’est pas dictée par une expression douloureuse, mais par une souffrance supposée. En une sorte de pari pascalien de la douleur, dans l’ignorance qu’on est de la souffrance ressentie, on fait en sorte, en proposant un endormissement, de pouvoir dire avec certitude à la famille que le patient ne souffre pas.

Le recours à la sédation peut aussi être une forme de respect du corps. Vous avez parlé de ces « gasps » agoniques qui peuvent être ressentis douloureusement par le malade et certainement atrocement par la famille.

Enfin, la sédation peut offrir un corps apaisé à une famille à qui l’on a dit que l’on arrêtait le traitement qui maintenait en survie. L’arrêt de ce traitement n’aura pas pour but de tuer le malade mais entraînera sa mort. La sédation n’est-elle pas alors la moins mauvaise solution pour qu’une famille accepte une mort dans la sérénité, tout en excluant que cette sédation soit une euthanasie qui n’oserait pas dire son nom ?

Par ailleurs, quelle est la prédictivité du handicap inacceptable ? J’use du terme « inacceptable » car vous avez employé celui d’« acceptable ». Si l’on parvient un jour à prédire que le malade ne reprendra pas une activité normale, qu’il n’aura plus toutes ses capacités, pensez-vous qu’il est des traitements qu’on ne doit pas mettre en œuvre quand on considère que le handicap est trop lourd pour le patient ?

M. Olivier Jardé : Nous avions misé de grands espoirs dans le pronostic IRM. Le professeur Marie-Hélène Bernard m’avait montré l’IRM d’une personne qui venait juste de subir un traumatisme crânien violent. L’IRM présentait des trous au niveau cérébral. Avez-vous progressé quant au pronostic immédiat ?

M. Michel Vaxès : Les malades qui ont perdu toute leur conscience et leur capacité relationnelle ont, en quelques sortes, perdu leur « possibilité d’humanité ». N’y a-t-il pas un risque d’instrumentalisation de ce corps ? Il n’y a plus qu’un maintien artificiel de la vie, qui peut durer des années comme en témoigne le cas du jeune Pierrat. Les médecins, la famille, ne devraient-ils pas entamer un travail pour que cette situation ne s’éternise pas ?

M. Jean Leonetti : De surcroît, la loi dispose que l’on peut interrompre un traitement dont le seul but est de maintenir artificiellement la vie.

Mme Anne-Laure Boch : Le risque d’instrumentaliser ces malades est réel. En 1986, un projet d’expérimentation sur les malades en état végétatif chronique avait été rejeté par le Comité consultatif national d’éthique. Il avait rappelé l’inaliénabilité de ces malades et l’impossibilité de les utiliser, insistant sur la dignité ontologique de toutes ces personnes : elles appartiennent à l’espèce humaine, et ne peuvent en aucune façon revenir à un état d’inhumanité, quand bien même leur déficit cognitif serait majeur.

Les états végétatifs sont très rares – sans doute moins d’un millier en France aujourd’hui – et de plus en plus rares car on arrive tout de même de mieux en mieux à les prédire. Mais il existe un continuum entre le grand handicap et l’état pauci-relationnel, c’est-à-dire avec peu de relation. Un malade en état végétatif a les yeux ouverts, des mouvements d’errance du regard, mais si l’on fait du bruit, si on le sollicite, les yeux ne s’arrêtent pas. Si les yeux s’arrêtent lors d’un bruit ou d’une sollicitation, on parle d’état pauci-relationnel. Il suffit de peu pour passer de l’état végétatif à l’état pauci-relationnel. Une personne en état végétatif peut réagir à la douleur, mais ses réactions ne sont pas orientées. Dès lors que les réactions à la douleur sont orientées, on parle d’état avec peu de relation. Les personnes en état pauci-relationnel sont de très grands handicapés. Il est difficile pour les familles et les soignants de séparer artificiellement les personnes en état végétatif des personnes en état pauci-relationnel car il existe un continuum entre elles. Pour cette simple raison, mettre les uns du côté de l’inhumanité est insupportable vis-à-vis des autres.

Par ailleurs, il est vrai qu’il n’est pas souhaitable de maintenir artificiellement ces vies, mais le maintien de cette vie n’est plus si « artificiel ». À ce stade, les malades ont retrouvé une stabilité, ils respirent tout seuls, ils ne sont plus sous ventilation artificielle. Ils n’ont pas de médicament particulier. On peut en général arrêter d’administrer des anticoagulants car ils ne font pas d’embolie pulmonaire. Si le nursing est bon, ce qui est le cas dans nos services, les escarres guérissent relativement bien. On leur donne simplement à manger et à boire. Seule la sonde gastrique présente au final un aspect artificiel, qui n’est d’ailleurs pas si artificiel du fait du symbolisme attaché à la nourriture.

Au stade aigu, la survie est artificielle car elle est suspendue aux machines, mais ce n’est plus véritablement le cas au stade chronique, sauf à arrêter l’alimentation, avec toutes les difficultés que je vous ai exposées.

M. Jean Leonetti : Vous dites qu’il y aurait de moins en moins d’états végétatifs parce qu’on pourrait mieux les prédire. Qu’en est-il ?

Mme Anne-Laure Boch : Beaucoup de progrès ont été réalisés, notamment grâce à l’IRM, plus sensible que le scanner, qui fournit l’image des trous dans le cerveau, c'est-à-dire des structures coupées des autres ; le spectro-IRM permet de voir non seulement les neurones mais les axones et donc les voies de la conscience ; l’EEG cognitif montre la réaction du cerveau à des stimulations auditives. Nous pouvons savoir quels malades auront des séquelles lourdes, voire très lourdes. Il reste ensuite à déterminer le handicap acceptable ou inacceptable. Le débat n’appartient pas au médecin, ni aux familles, mais à la société dans son ensemble. La décision est très influencée par les conditions d’accueil de ces personnes. Plus les conditions sont mauvaises, plus le handicap devient inacceptable. Cette question dépasse le périmètre de la médecine.

M. Jean Leonetti : Le triptyque que la loi propose est-il suffisant dans le cas d’un malade qui ne peut plus exprimer sa volonté ou faut-il aller plus loin ?

Le traitement disproportionné est celui qui laisserait un handicap tel qu’il apparaît à la société et non au corps médical totalement inacceptable. La société doit-elle préciser les cas de handicap acceptable et de handicap inacceptable ?

Mme Anne-Laure Boch : Je n’y suis pas favorable car cela reviendrait à énoncer des listes de handicap acceptable et de handicap inacceptable. En revanche, il faut tenir compte du contexte qui influence les personnes. L’attention que la société porte aux handicapés a une signification profonde.

La sédation est indispensable et s’adresse à une douleur. Pour les malades qui ne peuvent plus exprimer leur volonté, nous sommes bien obligés de nous en tenir aux signes extérieurs. On ne peut que laisser à ces malades le bénéfice du doute et supposer qu’ils peuvent souffrir. Il faut souligner qu’une personne en état pauci-relationnel souffre probablement davantage qu’une personne en état végétatif parce qu’il y a, même si on ne le sait pas vraiment, plus de capacité de souffrance, la personne étant peut-être comme spectateur de son propre état. Si l’objectif est de soulager le patient, il y aurait des raisons d’être plus actif chez un malade pauci-relationnel que chez un malade végétatif.

La sédation s’adresse à une douleur, physique ou morale, et aux « gasps », si impressionnants que l’on ne peut imaginer qu’ils ne soient pas douloureux. En phase aiguë je ne vois donc aucun problème à ce que, au bénéfice du doute, il soit fait usage de la sédation.

En phase chronique, il n’y a pas de douleur évidente car le malade est stable. Mais si la vie du malade est proche de la fin parce que l’on n’a pas traité une complication, par exemple une infection pulmonaire, des « gasps » peuvent apparaître et justifier une sédation, comme en phase aiguë. De même, il est possible que des spasmes qui pourraient être douloureux et impressionnants suivent un arrêt de l’alimentation et justifient une sédation. Cette dernière s’attaque à un symptôme sans avoir pour but de provoquer une dépression respiratoire.

M. Jean Leonetti : La sédation terminale est donc justifiée quand elle gomme un symptôme qui peut être l’expression d’une souffrance non évaluable.

M. Anne-Laure Boch : Un de mes maîtres me disait : « Le traitement des mouvements respiratoires agoniques en phase terminale n’est pas l’oxygène mais la morphine. »

M. Jean Leonetti : L’arrêt d’un traitement qui maintient artificiellement en vie est différent, pour la famille, de l’accompagnement d’une personne qui meurt d’une pathologie.

Mme Anne-Laure Boch : Certainement, et c’est d’autant plus difficile que le traitement est plus banal. Autant arrêter les traitements lourds paraît normal – tant l’artifice est manifeste –, autant ne plus ou ne pas prodiguer des soins courants comme donner un antibiotique pour une infection semble choquant.

M. Olivier Jardé : Combien de personnes de votre service ont-elles été concernées par la loi du 22 avril 2005 ?

Mme Anne-Laure Boch : Mon service compte 75 lits hors réanimation et 20 lits de réanimation. Cette intégration de la réanimation dans le service de neurochirurgie est très importante car elle évite l’émiettement de la prise en charge. Pour les malades chroniques, comme je l’ai dit, nous n’arrêtons pas l’alimentation. Nous en discutons, mais nous renonçons toujours. Nous ne faisons pas de sédation terminale. Nous arrêtons les traitements actifs c'est-à-dire que nous ne traitons pas les complications ; cela représente deux ou trois malades par an, malades qui sont restés longtemps dans notre service. Ces cas restent rares.

En réanimation, qui constitue une activité importante puisque nous prenons la « grande garde » en neurochirurgie pour toute l’Île-de-France deux fois par semaine, nous pratiquons plusieurs fois par semaine des arrêts de traitement actifs, avec une sédation. Nous ne procédons à des extubations ; nous arrêtons la machine qui assure la ventilation. Nous avons d’ailleurs besoin d’un psychologue à temps complet pour le personnel et les familles !

M. Jean Leonetti : Plus la situation est tardive, chronicisée, plus il est difficile d’arrêter des traitements dont la conséquence serait la mort, si je vous ai bien compris. Il serait également plus difficile d’assumer l’arrêt de l’alimentation, même compensé par la sédation, qu’un arrêt en amont d’un traitement lourd, quand le patient dépend des machines. Si je peux m’exprimer ainsi, ce serait la voie d’avenir, puisque l’on peut définir le pronostic ultérieur de plus en plus tôt.

Mme Anne-Laure Boch : Oui.

M. Michel Vaxès : Avez-vous été confrontée à des demandes de fin de vie lorsque le malade reste en phase chronique plusieurs mois ?

Mme Anne-Laure Boch : Les demandes d’euthanasie active sont très rares, car de nouvelles relations, qui peuvent paraître aberrantes de l’extérieur, se nouent. Il arrive en revanche que le proche qui venait tous les jours cesse de venir.

M. Jean Leonetti : Les malades sont trop gravement atteints pour pouvoir retourner au domicile, je suppose.

Mme Anne-Laure Boch : Oui.

M. Jean Leonetti : Si un retour au domicile était possible, l’épuisement de l’entourage pourrait susciter de telles demandes.

Mme Anne-Laure Boch : Je ne sais pas car ces malades je ne les vois plus. La situation des malades qui intègrent des structures dédiées aux personnes en état végétatif est peut-être différente. Je vous parle plutôt des malades qui restent, et qui ont souvent des problèmes sociaux faisant qu’au bout de plusieurs mois ou plusieurs années, ils n’ont toujours pas intégré de structure plus adaptée. On remarque d’ailleurs, sans avoir pu l’expliquer, qu’un malade qui quitte le service où il se trouve depuis plusieurs années pour une nouvelle structure, meurt souvent quelques jours après.

M. Jean Leonetti : Parce qu’il y a eu rupture de soins ?

Mme Anne-Laure Boch : Non, on continue à s’occuper de lui. Mais il s’est passé quelque chose entre ces malades et les personnes qui en ont pris soin, je pense. C’est assez mystérieux…

M. Jean Leonetti : Merci, Docteur, pour la richesse de votre intervention.

Audition de Mme Nathalie Vandevelde, cadre supérieur infirmier, services de gastroentérologie et de chirurgie digestive, à l’hôpital Saint-Louis


(Procès-verbal de la séance du 1er juillet 2008)

Présidence de M. Jean Leonetti, rapporteur

M. Jean Leonetti : Nous sommes à présent très heureux d’accueillir Mme Nathalie Vandevelde, cadre infirmier dans les services de gastroentérologie et de chirurgie digestive au Centre hospitalier universitaire Saint-Louis à Paris.

Madame Vandevelde, vous enseignez l’éthique dans les Instituts de formation en soins infirmiers – IFSI. Vous êtes aussi engagée dans une réflexion sur l’éthique des pratiques médicales en fin de vie. Vous avez ainsi récemment coordonné, pour le compte de l’Espace éthique de l’AP-HP – Assistance publique–Hôpitaux de Paris – et le département de recherche en éthique de l’Université Paris-Sud 11, une enquête auprès des professionnels de la santé et de l’accompagnement sur l’impact de la loi du 22 avril 2005 sur les droits des malades et la fin de vie. Vous venez de nous remettre en primeur le résultat de cette enquête. Nous serions heureux d’en connaître les premières tendances générales.

Nous souhaiterions, en outre, que vous nous fassiez part de votre expérience professionnelle, pour mettre en lumière les aspects positifs de la loi de 2005 et ses faiblesses éventuelles.

Madame Vandevelde, vous avez la parole.

Mme Nathalie Vandevelde : Je vous remercie de m’accueillir. En vue de mon audition devant vous aujourd’hui, j’ai effectivement travaillé avec Emmanuel Hirsch à la réalisation d’une enquête auprès des professions paramédicales et des bénévoles afin de savoir ce qui se passe réellement dans les services et comment les soignants perçoivent les choses. J’ai voulu faire entendre leur voix en même temps que la mienne.

Nous avons interrogé 604 professionnels – aides-soignants, agents hospitaliers, infirmiers, ergothérapeutes ou kinésithérapeutes, assistants sociaux, diététiciennes, cadres de santé – et 18 bénévoles intervenant en milieu hospitalier faisant partie d’associations d’accompagnement des malades en fin de vie. Cette enquête a été complétée de 50 entretiens sur deux CHU, l’un à Paris, l’autre en province, et un centre hospitalier.

Une question permettait aux personnels et aux bénévoles de donner des témoignages de situations difficiles en fin de vie. Les réponses, retranscrites in extenso, sont données en annexe au document, à partir de la page 43.

Il ressort de l’enquête une méconnaissance de la loi du 22 avril 2005. De prime abord, 46 % des personnels de santé ont déclaré connaître la loi. Après une interrogation plus précise, on s’aperçoit qu’il n’y en a que 22 % qui savent qu’il y a interdiction d’obstination déraisonnable, 12 % que la volonté des patients doit être respectée, 9 % qu’est mise en valeur la notion de personne de confiance, 5 % qu’est prônée la collégialité des décisions et seulement 4 % parlent de la possibilité de soulager la douleur en appliquant un traitement pouvant avoir un double effet. Ce point éminemment important de la loi est totalement méconnu des professionnels de santé.

Quelles en sont les raisons ? Mis à part les IFSI qui ont formé 22 % de ces personnes, il n’y a pas de formation continue des personnels de santé. La majorité d’entre eux – 22 % – disent avoir reçu une formation initiale puis avoir suivi des formations du type « plan cancer », « diagnostics d’annonce » et, pour 14 %, un enseignement à l’Espace éthique de l’AP-HP. Seulement 5 % des personnels ont reçu une formation dite spécifique à la loi, alors que 62 % disent être confrontés à des fins de vie difficiles à gérer en service. En résumé, la loi est méconnue et il est rare que soit donnée la possibilité d’avoir du recul et des outils pour pouvoir agir en service en conscience, alors que la majorité des professionnels de santé est confrontée à des situations difficiles dans les unités : 32 % des personnels disent l’avoir été dans les six premiers mois de cette année.

On constate donc un renoncement institutionnel et un « mésengagement » auprès des professionnels, ce qui laisse le champ à un questionnement sur l’euthanasie. Un grand nombre de témoignages de situations difficiles en fin de vie posent la question de la douleur. Celle-ci est mal prise en charge dans les services de soins. C’est le problème majeur auquel sont confrontés les professionnels. Il leur paraît, en effet, difficile de mettre en œuvre un accompagnement relationnel si le malade souffre.

Les professionnels sont perdus et les affaires médiatiques les touchent profondément, en particulier l’affaire Chantal Sébire, souvent citée dans les entretiens ou dans les témoignages recueillis par l’enquête.

Des professionnels se prononcent fermement pour une dépénalisation de l’euthanasie – 10 %. Une même proportion la refuse tout aussi fermement. Une partie plus importante se dit touchée par Vincent Humbert et Chantal Sébire et par les malades dont les prises en charge ne leur semblent pas adéquates.

La loi a-t-elle été abordée lors d’autres formations ? A priori très peu. Selon 13 % des professionnels interrogés, des formations en soins palliatifs sont proposées depuis 2005. Donc, si le sujet a été abordé, il ne l’a été que pour ces 13 % de professionnels. Les formations des professionnels de santé à la prise en charge de la douleur – en bref formation douleur – ne portent pas le même regard sur le patient puisqu’elles sont de type technique – gestion des PCA – Patient Controlled Analgesia –, pompe pour injections d’antalgiques en continu ou en discontinu par le malade – ou dispensent des connaissances thérapeutiques. Elles ne donnent pas la possibilité de connaître la loi de 2005. C’est dommage puisque les professionnels reconnaissent tous se servir des connaissances apprises en formation.

Si les institutions offrent davantage de formations douleur que de formations soins palliatifs, c’est parce qu’elles sont, en raison des normes d’évaluation de la HAS – Haute autorité de santé –, obligées de former à la douleur alors qu’elles ne le sont pas du tout pour les soins palliatifs. C’est un premier axe à retenir : il faudrait que la formation aux soins palliatifs soit rendue obligatoire par la HAS.

L’accent mis sur les seules formations douleur est préjudiciable à l’aspect relationnel avec les patients puisque la prise en charge psychologique non seulement des patients mais également des familles et des proches n’y est pas du tout abordée.

Un autre problème vient de ce que le milieu hospitalier est actuellement en pleine mutation. À l’AP-HP, 30 % des personnels infirmiers vont partir à la retraite d’ici à 2010 et 1 500 postes d’infirmières sont vacants en Île-de-France ; des services sont en conséquence fermés et d’autres travaillent en sous-effectif. Il arrive souvent aux cadres d’inscrire les personnels à des formations mais de ne pas pouvoir les y envoyer.

Une autre difficulté résulte d’un turn over très important dans les structures de soins, notamment MCO – médecine, chirurgie et obstétrique. Dans ma structure, par exemple, nous renouvelons entre 14 et 17 % de nos personnels infirmiers. Dans ce contexte, les infirmières accèdent peu aux formations.

De plus, comme il y a un renouvellement important des équipes, ce sont les anciennes qui apportent les savoirs aux nouvelles, ce qui est très lourd au quotidien. Les anciennes infirmières assument cette responsabilité dans une certaine solitude.

Les jeunes professionnelles ont désappris la proximité avec la mort. Elles ont été protégées pendant leur formation des moments difficiles, que ce soit des temps de réanimation ou des temps d’accompagnement de fin de vie. Elles n’y ont jamais été confrontées avant d’arriver dans leur milieu de travail, si bien que, lorsqu’elles doivent prendre en charge de tels patients, elles se retrouvent parfois en larmes, n’arrivent pas à assumer les soins, refusent de les faire et en transfèrent la charge à des collègues plus anciennes. Dans l’un de mes services actuels, une jeune professionnelle a démissionné au bout de cinq mois parce qu’elle a fait une dépression, tellement la charge était difficile : sur les douze patients dont elle avait à s’occuper, il y en avait continuellement entre trois et six en fin de vie.

L’accompagnement des équipes par les cadres se fait également difficilement en raison des fortes vacances de postes. Dans les services de soins, il y a un très grand nombre de « faisant fonction », dont la position est difficile tant vis-à-vis de l’administration que des équipes médicales. Lorsqu’il y a des problèmes avec des médecins, il ne leur est pas aisé de dire : « Vos pratiques ne sont pas bonnes. Il faudrait voir si, pour telle personne, il ne serait pas possible de faire autrement. »

La fin de vie n’est pas prise en charge de la même manière aujourd’hui qu’il y a dix ou quinze ans. L’application de la T2A entraîne un raccourcissement des durées de séjour. Par exemple, des patients en chimiothérapie qui, avant, passaient une ou deux semaines en soins ne viennent plus qu’une après-midi en hôpital de jour ou deux jours en hôpital de semaine. Il y a un flux de malades très dense et un temps de soins très court. Les professionnels de santé expliquent qu’il est difficile de travailler dans la rapidité pour certains patients et dans un temps qui s’allonge pour d’autres. En chirurgie, les infirmières soulignent que, si un patient a besoin d’un accompagnement et appelle, il faut aller le voir tout de suite. Mais la préparation des blocs pour les départs ne permet pas une telle disponibilité, le retour des patients des blocs opératoires demandant souvent un temps très long selon la charge de soins et les techniques opératoires qui ont été posées.

Dans ma structure, le turn over des malades est tellement important que les équipes aides-soignantes ne font plus que des désinfections de chambre. La disponibilité de ces professionnels auprès des personnes en fin de vie est remise en cause simplement parce qu’elles manquent du temps nécessaire.

Le dispositif des lits dédiés pose plusieurs problèmes. Ils sont répartis de manière indifférenciée dans l’ensemble des unités et sont censés représenter l’activité antérieurement présente dans les hôpitaux. En théorie, cela ne change pas la charge en soins des professionnels. Mais, cela se fait dans un contexte d’alourdissement du flux des patients et des techniques de soins, qu’elles soient opératoires ou médicales. Depuis dix ans, la DMS – durée moyenne de séjour – a été diminuée par deux pour le conventionnel, dans un contexte de mise en place d’hôpitaux de jour et d’hôpitaux de semaine. D’un point de vue institutionnel, on nous a donné les moyens d’avoir un personnel équivalent-financier mais le partage au sein des pôles n’est pas toujours ressenti comme équitable.

Les relations sont parfois difficiles entre les personnels médicaux et paramédicaux. Souvent les infirmières se plaignent que les médecins ne font pas ce qu’il faut pour les malades dans les lits et les équipes médicales sont beaucoup décriées. Selon les soignants, les médecins ont du mal à s’occuper des personnes en fin de vie et à les accompagner. Certains soignants ont signalé, lors des entretiens, que, dès que les soins curatifs sont arrêtés, des portes restent fermées, c’est-à-dire que les médecins ne rentrent plus dans les chambres. Certaines équipes médicales sont en souffrance devant l’échec médical d’autant que, comme je l’ai déjà dit, la douleur n’est pas bien prise en charge.

Paradoxalement, lorsqu’on demande aux soignants quelle est la personne qui annonce le départ des malades en unité de soins palliatifs, ils répondent à 81 % que c’est le médecin. Les médecins informent les patients et les familles des départs et de leurs raisons. Ce qu’ils ne font pas dans certains services, c’est la prise en charge précise des patients en continu : les suivis médicaux, les prescriptions, le fait de parler au malade et de ne pas l’abandonner. Les soignants jugent nécessaire d’apprendre aux médecins les bonnes pratiques de fin de vie et l’acceptation de l’échec thérapeutique. Ces derniers doivent arrêter de balancer entre curatif et palliatif.

Tous les professionnels de santé souhaitent que l’évolution de la pratique médicale intervenue depuis vingt ou trente ans soit prise en compte lors de la révision de la loi de 2005. Les médias mettent en avant ce qui ne va pas à partir de cas particuliers mais ne montrent pas les avancées réalisées tant par les soignants paramédicaux que par les équipes médicales. Il y a vingt ou trente ans, les DLP, ce qu’on appelle les cocktails lytiques, étaient pratiqués régulièrement dans les structures de soins. Ce n’est plus le cas. Leur usage devient un épiphénomène dans des services où les relations sont difficiles. Certains médecins refusent la venue des équipes mobiles de soins palliatifs parce qu’ils les assimilent à un abandon de leur part et se sentent dépossédés. Il y a un engagement très fort des soignants : malgré la charge de travail que cela entraîne, ils veulent suivre les malades jusqu’au bout et les accompagner dans des conditions correctes. Le contexte n’est plus le même qu’il y a vingt ou trente ans en MCO à l’hôpital. L’arrivée de la morphine, de la scopolamine ou de l’hypnovel a modifié la pratique dans les unités de soins.

À la question « Y a-t-il des staffs pluridisciplinaires dans les unités ? », 43 % des professionnels interrogés ont répondu oui. Lorsqu’il leur a été demandé si les décisions collégiales étaient possibles, 38 % ont répondu par l’affirmative. Cela montre qu’il y a une démocratisation de la parole et qu’on n’est plus dans le savoir médical tout puissant. La porte est ouverte à un questionnement des équipes paramédicales. C’est important parce que celles-ci sont en contact constant non seulement avec les malades mais aussi avec les familles et les proches. Cet accompagnement est vraiment très lourd pour les personnels paramédicaux.

Le mélange du curatif et du palliatif à l’hôpital pose des problèmes. Les infirmières ont du mal à passer constamment de l’accompagnement des patients en aigu à celui des patients au long cours nécessitant des soins pendant plusieurs semaines. Elles se sentent partagées dans leur pratique. Les équipes médicales reprochent aux médecins de ne pas pouvoir se départir du curatif alors que, en même temps, c’est ce qui leur est demandé. Il y a une ambiguïté très forte à ce sujet.

M. Jean Leonetti : Comment peut-on imaginer une séparation entre le curatif et le palliatif, c’est-à-dire entre le traitement qui vise à guérir, et l’accompagnement, le soulagement de la douleur et le soin ?

Mme Nathalie Vandevelde : Une telle séparation n’est pas souhaitée. Je dis simplement que, dans la réalité, les pratiques des infirmières et des aides-soignants sont très difficiles puisqu’elles consistent, pour partie, à accueillir des patients pour deux ou trois heures et à délivrer des prescriptions médicales adéquates avant l’arrivée d’un autre patient.

M. Jean Leonetti : Vous parlez des hôpitaux de jour.

Mme Nathalie Vandevelde : Les structures en MCO sont souvent mélangées. Donc les infirmières pratiquent de l’HDJ – hôpital de jour –, de l’HDS – hôpital de semaine – et du conventionnel. Si l’on séparait ces pratiques à l’intérieur des MCO, ce serait plus clair. L’infirmière ne peut pas être sur deux temps différents : dégager une journée de travail auprès d’un patient au long cours et avoir des pratiques soignantes dans un timing très court. Je peux en témoigner parce que c’est ce que je vis au quotidien en ce moment.

M. Jean Leonetti : Il s’agit peut-être d’un service et non de l’hôpital en général.

Mme Nathalie Vandevelde : Malheureusement, les lits d’HDJ sont assez régulièrement répartis dans les lits de conventionnel.

M. Jean Leonetti : Vous soulevez un problème majeur. Les soignants souhaitent-ils que l’on tronçonne les activités ?

Mme Nathalie Vandevelde : Non. Au sein d’un même service, il y a trois secteurs : HDJ, HDS et conventionnel. Mais, dans le domaine de la chirurgie, par exemple, l’HDJ, que l’on appelle la chirurgie ambulatoire, est bien spécifique dans les textes et dans les faits : c’est un secteur à part.

M. Jean Leonetti : Au sein d’un service.

Mme Nathalie Vandevelde : La chirurgie ambulatoire peut aussi être une entité en tant que telle.

M. Jean Leonetti : Il semble, à vous entendre, qu’il y ait un certain divorce entre le corps médical et le corps soignant.

Mme Nathalie Vandevelde : Les situations ne sont pas équivalentes. Si l’on note globalement une avancée très importante dans la prise en charge des patients en fin de vie, il y a encore des services où celle-ci se passe mal.

M. Jean Leonetti : Comment voit-on que cela ne se passe pas bien ?

Mme Nathalie Vandevelde : Cela commence au moment du passage du curatif au palliatif. Ce passage est perçu comme un échec médical, il laisse certains médecins désemparés et les nouveaux soins nécessaires ne sont pas assumés.

M. Jean Leonetti : Est-ce difficile à assumer par le corps médical ou par l’ensemble des soignants ?

Mme Nathalie Vandevelde : Par quelques membres du corps médical. Mais, cela entraîne des difficultés de prise en charge des malades et les soins deviennent difficiles à assumer aussi pour les soignants.

M. Jean Leonetti : La difficulté est de quel type ? Ils se sentent abandonnés et contraints de soigner quelque chose qui n’est plus pris en charge médicalement ?

Mme Nathalie Vandevelde : Oui. Non seulement la douleur n’est pas prise en charge mais certains évoquent des portes qui restent fermées, le médecin ne venant plus voir le malade.

M. Jean Leonetti : Dans le service où vous travaillez, la douleur est encore présente chez les malades en fin de vie ?

Mme Nathalie Vandevelde : La douleur peut être présente avant régulation, mais c’est réévalué et réadapté. Dans les services où j’ai exercé, j’ai eu la chance d’avoir des équipes médicales très attentives à la douleur.

M. Jean Leonetti : Pensez-vous que certaines équipes médicales ne sont pas attentives à la douleur en fin de vie ?

Mme Nathalie Vandevelde : Il y a des services où cela ne se passe pas bien, voyez les témoignages en annexe du dossier que je vous ai remis.

M. Jean Leonetti : Selon une personne entendue par la mission, les parents de malades décédés disent presque tous, même quand la douleur a été supprimée, qu’il y a eu souffrance et douleur. La douleur dont vous parlez est-elle une douleur physique qu’on n’est pas venu calmer ou bien la souffrance causée par l’approche de la mort ?

Mme Nathalie Vandevelde : Les deux. Les soignants disent qu’ils pourraient passer à l’accompagnement si la douleur physique était soulagée. Mais, dans les services où cela ne se passe pas bien, la première plainte est celle de la douleur physique.

M. Jean Leonetti : Pourquoi la douleur physique n’est-elle pas calmée ? Est-ce par méconnaissance de la loi, par peur de pratiques qui ressemblent à l’euthanasie, par méconnaissance des produits qui peuvent calmer ?

Mme Nathalie Vandevelde : Je ne travaille pas dans ces services mais il ressort de ce qui m’est dit que cela résulte de l’abandon : on est passé à une phase où on ne propose plus de traitement avec retrait des praticiens, qui ne viennent plus voir les patients. Il est difficile de prescrire des traitements antalgiques si on n’a pas un regard clinique.

M. Jean Leonetti : Personne ne va dire aux médecins que le malade souffre ? Il n’y a pas des indicateurs, un dossier ?

Mme Nathalie Vandevelde : Des infirmières disent qu’elles en parlent mais que ce n’est pas suivi d’effet. Elles mettent alors des stratégies en place, en faisant appel, par exemple, aux internes de garde. Les prescriptions d’antalgiques sont mises en place la nuit.

M. Jean Leonetti : L’interne en médecine a fait douze ans d’étude, il est donc médecin.

Mme Nathalie Vandevelde : Je ne parle pas du médecin de l’unité, mais du médecin des urgences.

M. Jean Leonetti : Dans votre enquête, ces situations sont-elles fréquentes ou exceptionnelles ?

Mme Nathalie Vandevelde : Elles sont localisées dans certains services. C’est pourquoi je tiens deux discours : d’un côté, on note une progression éminemment importante des pratiques médicales, d’un autre côté, ces pratiques sont encore très difficiles dans certaines unités.

M. Jean Leonetti : Même si, dans le service, il y a un lit spécifique ? Si la loi prévoit de placer des lits identifiés dans un service, cela signifie que celui-ci est confronté à la mort et doit mettre en place un dispositif permettant de répondre aux soins palliatifs.

Mme Nathalie Vandevelde : Cela fait partie des détournements possibles des moyens financiers. Déclarer un malade en soins palliatifs ne signifie pas forcément le prendre en charge en soins palliatifs. Les lits identifiés sont aussi un codage qui rapporte de l’argent aux structures hospitalières.

M. Jean Leonetti : Pas énormément !

Mme Nathalie Vandevelde : Les structures ont engagé un investissement très important pour mettre en place les lits identifiés parce qu’ils représentent une valorisation financière. Des infirmières préconisent d’inscrire le droit à l’accès aux soins palliatifs dans la charte du patient hospitalisé qui est affichée dans chaque chambre et de prévoir des formations obligatoires pour les jeunes médecins. Dans les services où la fin de vie se passe mal, c’est souvent auprès des internes ou des chefs de clinique qu’elles parviennent à obtenir des prescriptions ou des changements de prise en charge. Elles proposent aussi de sanctionner les services qui ne font pas appel à des équipes mobiles en leur retirant les budgets liés aux lits dédiés.

M. Jean Leonetti : Cela signifie que des lits sont identifiés « soins palliatifs » dans des services qui refusent l’accès aux unités mobiles de soins palliatifs !

Mme Nathalie Vandevelde : C’est ce que me disent les infirmières.

M. Jean Leonetti : Vous l’avez vérifié ?

Mme Nathalie Vandevelde : C’est quelque chose qu’on peut partager entre cadres. Cela étant, les lits dédiés se mettent en place, y compris dans des services dans lesquels les équipes mobiles ne rentrent pas.

M. Jean Leonetti : Est-il apparu lors de votre enquête que des soignants ont interpellé les médecins pour savoir s’ils connaissaient la loi ? Au cours de certaines auditions, nous avons eu l’impression que les soignants étaient plus au courant de la loi que les médecins.

Mme Nathalie Vandevelde : Je me suis cantonnée aux paramédicaux. Je n’ai pas interrogé les médecins.

M. Jean Leonetti : Il ressort d’une thèse de médecine récente, que nous a communiquée Olivier Jardé, que seulement 20 % du corps médical connaît la loi.

Mme Nathalie Vandevelde : Reste à savoir ce que signifie « connaître ». Comme je l’ai indiqué, 46 % des professionnels de santé disent connaître la loi alors que ses spécificités sont connues de très peu. Cela signifie qu’ils en ont entendu parler dans les médias.

M. Jean Leonetti : Quand ils disent connaître la loi, quel est, pour eux, son contenu ?

Mme Nathalie Vandevelde : Essentiellement qu’il ne doit pas y avoir d’acharnement.

M. Jean Leonetti : Ils y associent quand même le fait de calmer la douleur !

Mme Nathalie Vandevelde : Même pas !

M. Jean Leonetti : Nous avons un important travail de pédagogie à mener !

Mme Nathalie Vandevelde : Une autre difficulté liée à la venue des équipes mobiles dans les services est l’extériorité. Elles ont énormément de mal à intervenir dans les services où elles peuvent être témoins de dysfonctionnements de pratiques. Lorsqu’elles les dénoncent, elles sont accusées d’ingérence et se voient parfois fermer la porte du service.

Accepter la venue d’une équipe mobile, c’est accepter un regard extérieur sur les pratiques, donc, être prêt à changer. Il faut avoir une position d’accueil, de relation et de volonté de changement.

M. Jean Leonetti : Dans la procédure collégiale mise en place afin de déterminer si des traitements sont inutiles ou disproportionnés, on a observé que l’élément humain déclenchant était le médecin. Si cette procédure, qui peut aboutir à l’arrêt des soins, était initiée par un soignant ou la famille, pensez-vous que cela faciliterait l’utilisation de démarches palliatives ou, au contraire, que cela serait générateur de conflits ?

Mme Nathalie Vandevelde : Je ne crois pas que ce serait source de conflits. Dans nombre de services, ce sont les soignants qui disent, par exemple, au médecin : « Je ne comprends pas pourquoi tu continues à faire de la chimio » et provoquent un échange. Encore faut-il que la parole soit libre entre eux.

Cela étant, les infirmières reconnaissent ne pas avoir toutes les données médicales pour juger si un traitement est déraisonnable ou non.

M. Jean Leonetti : Sans critiquer la thérapeutique, une infirmière, un aide-soignant ou l’entourage du malade pourrait poser des questions sur l’adéquation des soins et demander une réflexion à ce sujet. Ne pourrait-on pas imaginer une procédure qui déclenche le dialogue ?

Mme Nathalie Vandevelde : Je ne sais pas si une procédure peut déclencher un dialogue.

M. Jean Leonetti : Vous préférez tabler sur la culture ?

Mme Nathalie Vandevelde : La méconnaissance de la loi signifie que les professionnels de santé n’ont pas les outils du langage appropriés pour en parler, ce qui limite le dialogue

M. Jean Leonetti : Le fait que ce soit le corps médical qui juge lui-même si son attitude est déraisonnable, c’est très bien dans un service dans lequel tout le monde a cette culture et où le dialogue est possible.

Mme Nathalie Vandevelde : Si j’ai pu dramatiser certaines situations, je veux rétablir les faits dans leur réalité. Dans nombre de cas, le médecin se pose des questions sur l’aspect déraisonnable de certains soins et il y a un partage avec les équipes.

J’ai voulu vous informer qu’il y avait des dysfonctionnements parce qu’il en est question dans l’enquête et aussi parce que c’est la réalité. Mais, dans la majorité des cas, cela se passe bien et le dialogue au sein de l’équipe soignante n’a pas besoin d’être imposé par une procédure, parce qu’il existe déjà.

M. Jean Leonetti : Vous me rassurez.

Mme Nathalie Vandevelde : En dehors des MCO, les structures d’USP – unités de soin palliatifs –, de SSR – de soins de suite et de rééducation – et de HAD – hospitalisation à domicile – ont également été signalées comme posant un certain nombre de problèmes.

Le premier problème est dû au système de facturation des USP, la valorisation à moins de deux jours et à plus de 35 jours étant moins forte. Certaines structures d’USP n’ayant pas les moyens financiers d’assurer l’aval au-delà de ce temps de 35 jours, les malades reviennent en MCO, ce qui pose un énorme problème de prise en charge. Les délais d’attente pour obtenir une nouvelle place en USP ont beau être plus courts que pour les personnes âgées en long séjour, il faut quand même compter entre deux et quatre semaines, ce qui est très long lorsque l’orientation est souhaitée par les malades et les familles.

Deuxièmement, un malade qui n’a pas de sécurité sociale et pas de mutuelle ne peut accéder à aucune de ces trois structures, ce qui crée une iniquité devant la mort.

Une troisième difficulté tient à la répartition inéquitable des structures d’USP sur le territoire. Certains départements ont répondu ne pas en avoir du tout. Les soignants disent que les temps d’attente sont parfois tellement longs que, malgré un accompagnement au long cours, les malades décèdent dans les unités de soins.

L’HAD est très bien perçue par les soignants. Les soins à domicile et les mises en place des réseaux semblent être moins compliqués. Cela étant, les malades « produits par l’hôpital » étant souvent techniquement extrêmement lourds, certaines familles se retrouvent en difficulté et peuvent renvoyer les malades en hospitalisation quand elles n’arrivent pas à assumer la charge des soins à domicile. Les présences régulières de soignants dans la journée ne dispensent pas la famille d’accompagner et de soigner le proche.

Les personnes de confiance sont notées dans les dossiers de soins à 58 %. On est encore loin des 100 % mais on observe une avancée. Elles restent cependant encore trop souvent confondues par les patients avec les parents à prévenir. Il y a un défaut majeur d’information du public et sûrement une difficulté des professionnels à expliquer la différence entre les deux.

Selon les professionnels interrogés, les directives anticipées ne sont appliquées qu’à 16 % ; Elles sont notées majoritairement dans des USP, très peu en MCO. Les soignants se disent non informés et ne pas savoir ce que cela veut dire. Pour ceux qui savent ce que cela veut dire, ils ne l’appliquent pas parce qu’ils auraient l’impression de mettre les malades face à leur mort. C’est trop difficile pour eux de les mettre en pratique.

M. Jean Leonetti : Les directives anticipées ne sont pas obligatoires.

Mme Nathalie Vandevelde : Elles ne sont pas proposées non plus.

M. Jean Leonetti : Elles ne peuvent pas être proposées si on n’a pas débattu, à l’initiative du malade, du problème de sa fin de vie. On imagine mal un médecin demander à son malade : « Avez-vous pensé à rédiger vos directives anticipées ? » sans que celui-ci lui ait parlé de sa fin de vie.

Mme Nathalie Vandevelde : Certes, mais on est dans un contexte hospitalier, où 75 % de la population meurt. On pourrait imaginer que cette question fasse l’objet d’un débat plus important. Or ce n’est pas le cas. La proposition n’en est pas faite et les soignants éprouvent de la difficulté à en discuter.

M. Jean Leonetti : Je redouterais un hôpital qui répondrait que 100 % des malades rentrés chez lui avaient des directives anticipées écrites. Je ne suis pas sûr que tous les patients veuillent en écrire. C’est simplement une possibilité.

Mme Nathalie Vandevelde : Les familles et les malades ne connaissent pas ce dispositif, pas plus que les soignants. S’il se révèle pertinent, il sera difficile à mettre en pratique.

M. Jean Leonetti : Votre enquête a-t-elle été réalisée sur un panel national ?

Mme Nathalie Vandevelde : Des directeurs de soins m’ont contactée car ils souhaitaient avoir une image de ce qui se passait dans leur établissement. L’enquête a ensuite été mise sur le site de l’Espace éthique de l’AP-HP et nous avons eu des retours spontanés de tout le territoire.

M. Jean Leonetti : Pour être valable, une statistique doit tenir compte de tout le monde. Si on ne prend que les gens qui sont motivés pour répondre, l’analyse est biaisée.

Mme Nathalie Vandevelde : Tout à fait ! Pour trois établissements localisés en Île-de-France – un MCO et deux USP-SSR1 –, l’enquête s’adressait à tout le monde.

On assiste à une révolution intéressante quant à la place des associations de prise en charge et d’accompagnement des personnes en fin de vie. Il y a vingt ans, les professionnels étaient extrêmement rétifs à l’arrivée de bénévoles dans les structures de soins. L’extériorité était mal perçue. Aujourd’hui, c’est l’inverse. Les professionnels recherchent – à 90 % – la présence de bénévoles dans les structures de soins. Cette évolution est sûrement liée à la mobilisation des associations d’usagers lors des années sida.

L’arrivée du secteur associatif dans les structures de soins a apporté une bouffée d’oxygène et dynamisé le partage des pratiques. Dans le service ORL où j’ai travaillé précédemment, des bénévoles participaient aux staffs pluridisciplinaires hebdomadaires. Nous avions, entre soignants et bénévoles ainsi qu’avec les paramédicaux transversaux – kinésithérapeutes et diététiciennes –, des échanges sur la prise en charge continue des malades et les problèmes qui se posaient au quotidien. Ces échanges enrichissaient la prise en charge des uns et des autres.

L’importance des associations de bénévoles ressort également du fait que, dans l’enquête, les professionnels disent vouloir avoir une réflexion éthique prioritairement avec leurs collègues médecins et chirurgiens et, tout de suite après, avec les bénévoles. Avant même d’avoir une réflexion éthique en service entre paramédicaux, ils souhaitent la présence d’associations de bénévoles à leurs côtés au sein des unités.

Cette réflexion éthique est des plus importantes. L’affaire Chantal Sébire a énormément troublé les professionnels de santé. Demander que l’on donne la mort, selon les termes de Chantal Sébire, par amour, demander à ce qu’on donne la mort à une personne en capacité d’agir et qui, de plus, a refusé de recevoir des soins, c’est trop leur demander. Si la pression des médias était telle qu’on en vienne à dépénaliser l’euthanasie, ce serait, selon eux, la porte ouverte à toutes les dérives et ils ne le souhaitent pas. Il leur semble important, dès lors, de disposer d’outils leur permettant de réfléchir et d’avoir, pour ce faire, une formation leur donnant des repères éthiques, moraux et légaux afin de pouvoir décider en conscience de ce qu’il est bon de faire dans leur pratique au service des malades.

M. Jean Leonetti : Il y a un rejet de l’euthanasie de la part des soignants et en même temps une demande d’évolution de la loi. Pourquoi cette contradiction apparente ?

Mme Nathalie Vandevelde : Cette contradiction apparente, que j’ai perçue dans les entretiens que j’ai pu avoir, est liée, d’abord, à la méconnaissance de la loi, ensuite, au sentiment de son inapplication. Ils ont l’impression qu’il faudrait affirmer les choses de manière beaucoup plus lourde pour qu’il y en ait un minimum qui passe dans les faits. Ils ressentent un décalage entre leurs devoirs professionnels et la réalité.

M. Jean Leonetti : Ce qu’ils demandent, c’est que la loi soit mieux appliquée plutôt qu’elle n’évolue.

Mme Nathalie Vandevelde : Quand ils ne connaissent pas la loi, ils demandent à la faire évoluer. Quand ils la connaissent, ils demandent à la faire appliquer.

M. Jean Leonetti : C’est rassurant. Nous allons regarder votre enquête avec beaucoup d’attention. Quelles que soient les critiques que l’on peut porter sur une étude, elle fournit le sentiment des personnes interrogées. Celui des soignants doit être pris en compte parce qu’il est moins émotionnel que celui des familles et moins technique que celui des médecins.

Il existe encore un divorce entre le soin qui sauve et le soin qui accompagne. Cette rupture est au cœur d’une médecine qui se veut toujours performante, scientifique, rentable et qui pose évidemment le problème du soin équilibré.

Je vous remercie, madame, de ce témoignage qui nous servira beaucoup dans notre réflexion.

Audition du Docteur Stéphane Donnadieu,
coordonnateur de l’unité d’évaluation et de traitement de la douleur de l’hôpital Georges Pompidou



(Procès-verbal de la séance du 2 juillet 2008)

Présidence de M. Jean Leonetti, rapporteur

M. Jean Leonetti : Nous avons le plaisir d’accueillir M. Stéphane Donnadieu, qui est réanimateur. Vous êtes depuis 2000 coordonnateur de l’unité d’évaluation et de traitement de la douleur de l’hôpital Georges Pompidou. Vous enseignez aussi cette spécialité à la faculté de médecine Necker-Enfants malades où vous êtes responsable du module « Douleur, accompagnement, soins palliatifs » et coordonnateur, en troisième cycle, des diplômes d’université « Prise en charge de la douleur aiguë, chronique et en situation d’urgence » et « Perfectionnement à la prise en charge de la douleur pour les personnels de santé ». Vous assurez également la coordination à Paris V du diplôme d’université « Prise en charge des douleurs crânio-cervico-faciales ».

Depuis le début de nos auditions, nous nous posons la question du traitement de la douleur réfractaire, ainsi que celle de la souffrance et de la sédation en phase terminale. Aussi serons-nous très attentifs à vos propos qui nous permettront de faire le point des connaissances scientifiques et de la pratique dans ce domaine, sachant que la douleur a des enjeux sanitaires, mais également sociaux et économiques et qu’elle est aussi la cause principale des demandes de mort des malades en fin de vie. Il est donc pour nous très important de savoir s’il reste beaucoup de douleurs réfractaires, et ce qu’il faut faire dans ce cas en fin de vie. Nous avons eu hier encore des témoignages qui nous ont montré que, dans nos hôpitaux, au moment de la mort, la douleur et la souffrance sont encore ignorées, mal décelées et mal calmées.

M. Stéphane Donnadieu : Comme vous l’avez dit, je m’occupe à l’hôpital Pompidou d’une équipe de traitement de la douleur, qui coexiste avec une équipe spécialisée en soins palliatifs, avec laquelle nous travaillons quotidiennement. J’ai choisi, de par ma formation initiale d’anesthésiste-réanimateur, de m’occuper plutôt des douleurs, dont les douleurs en fin de vie, quand elles sont difficiles à contrôler.

Si l’on s’en tient au cancer, qui sert en quelque sorte de référence, on estime qu’en phase avancée, la douleur touche 80 % à 90 % des malades. Elle est donc très fréquente dans la pathologie cancéreuse terminale, mais pas seulement. Elle est aussi provoquée par les maladies neurologiques dégénératives, les insuffisances respiratoires et cardiaques, de même qu’elle frappe parfois les gens très âgés et les patients de réanimation lorsqu’il ne reste plus d’issue thérapeutique possible. La douleur n’est pas un phénomène isolé. Elle se déclenche dans un contexte associant, chez les personnes en fin de vie, des troubles digestifs – perte d’appétit, nausées, vomissements –, des troubles du comportement liés à des troubles cognitifs, et également des symptômes respiratoires, tels que l’encombrement ou la difficulté à respirer, l’épuisement. Il faut faire la différence entre souffrance et douleur, cette dernière étant le champ auquel se limite ma compétence.

Les causes de la douleur en fin de vie sont extrêmement nombreuses. Dans le cas d’un cancer, une tumeur envahit des tissus, des parois, des organes, les obstruant plus ou moins, ou bien des structures nerveuses, provoquant des douleurs extrêmement intenses comme un cancer pelvien envahissant les racines sacrées. On identifie des douleurs non seulement d’origine loco-régionales, mais également à distance à cause des métastases qui provoquent des douleurs très difficiles à contrôler, par exemple des douleurs osseuses, que ce soit en fin de vie ou à un stade plus précoce.

Certaines lésions dues à une dégradation de l’état général peuvent aussi être très douloureuses : les escarres liées à un alitement prolongé, les muqueuses buccales endommagées par des traitements antibiotiques, ou par l’absence de sécrétion chez un patient qui a reçu des rayons. De même, l’immobilisation prolongée finit par provoquer des rétractions qui rendent la mobilisation extrêmement douloureuse au moment de soins pourtant ordinaires comme la toilette. Certaines douleurs sont dues à l’atteinte du système nerveux central, les maladies neurodégénératives se traduisant parfois par l’atteinte de la moelle épinière ou des structures cérébrales. Enfin, certaines douleurs sont liées aux conséquences métaboliques de l’évolution de la maladie : des troubles ioniques sont fréquemment responsables de douleurs.

Enfin, et il ne faut pas faire l’impasse dessus, il y a ce que l’on appelle, selon le terme consacré, les douleurs induites. Elles sont provoquées par les soignants au sens large : des pansements plus ou moins complexes sur des escarres, des troubles de la vascularisation chez de grands artéritiques qui sont amputés régulièrement et qui cicatrisent extrêmement mal. Ces douleurs méritent attention car, a priori, elles peuvent dans l’immense majorité des cas, être identifiées, prévenues et soulagées. En voulant les soulager, on se heurte pourtant aujourd'hui à des obstacles d’ordre plus médico-légal que culturel.

Avant de soigner la douleur, il faut commencer par la rechercher et l’évaluer. La réglette visuelle analogique a eu le mérite de sensibiliser de nombreux soignants à ce problème. Il s’agit d’un procédé dont la paternité est souvent revendiquée, mais pas avérée. L’idée est excellente : on demande au patient d’évaluer l’intensité de sa douleur, entre l’absence de douleur et la douleur maximale imaginable. Vous le voyez, on est déjà dans le subjectif et le vécu. On lui présente une réglette, officiellement de dix centimètres, pourvue d’un curseur que le patient déplace à sa guise, tandis que, de l’autre côté, le soignant observe la graduation numérique que le patient ne voit pas. Cette réglette s’est révélée très utile, mais, en fin de vie, le patient n’a pas toujours la force de s’en servir. L’auto-évaluation étant parfois difficile, on recourt aussi à l’hétéroévaluation, c'est-à-dire à l’évaluation par un témoin : médecin, infirmière, aide-soignant, familier qui s’occupe le plus du malade, peu importe, mais il faut que ce témoin ait été formé à l’évaluation de la douleur, surtout qu’aux deux extrémités de la vie, l’évaluation de la douleur est très difficile. Ainsi, un bébé pleure-t-il parce qu’il est anxieux, qu’il a faim ou froid ou bien qu’il a mal, sachant que la douleur très intense chez un nourrisson peut se traduire par une prostration, tout comme chez le patient en fin de vie qui ne dit rien, mais qui gémit ? L’attitude de la famille compte aussi, elle peut reprocher aux soignants de ne pas s’occuper du patient et de ne pas soulager sa douleur. De telles situations méritent d’être évaluées parce qu’une agitation peut être liée non pas à une douleur, mais à un autre facteur. Le grand risque, vous l’aurez compris, est de passer à côté de la douleur, de la sous-estimer. Il est exceptionnel de surévaluer une douleur dans les circonstances qui nous occupent.

Quels sont aujourd'hui les moyens de soulager – et non pas de faire disparaître – la douleur ? Malheureusement, qu’il s’agisse de douleurs postopératoires, liées à un soin ou à une maladie, ou à la fin de vie, il est rare de pouvoir totalement l’abolir, si ce n’est, dans les situations terminales, par la sédation. Nous disposons essentiellement de moyens médicamenteux comme les antalgiques qui combattent la douleur et qui ont en moyenne un siècle d’existence. Je pense surtout aux morphiniques. Les progrès dans ce domaine dépendent de ceux de la science. Or les résultats des recherches sont jusqu’à présent difficilement applicables à l’homme. Les voies d’administration des morphiniques sont devenues moins agressives, comme la voie transdermique, et sont utiles dans les situations palliatives. Les antiépileptiques et les antidépresseurs sont relativement efficaces dans le traitement des envahissements nerveux. Devant les douleurs extrêmement rebelles, se pose en fin de vie la question de la sédation, c'est-à-dire de pratiquer, disons-le franchement, une anesthésie – et je le dis d’autant plus volontiers que je suis anesthésiste – en administrant des anesthésiques ou des morphiniques à des doses importantes pour que le patient retrouve un certain confort en fin de vie.

À côté de ces médicaments connus depuis longtemps, mais insuffisamment utilisés, il existe, en cas de douleurs mal contrôlées, des techniques interventionnelles qui, dans les semaines qui précèdent le décès et quand la chirurgie n’est plus envisageable, peuvent soulager. Ce sont des techniques palliatives, au sens le plus noble du terme : elles permettent, non pas de guérir la lésion, mais de la contourner. Ainsi, en cas de cancer de l’œsophage, une prothèse digestive rend au patient la possibilité de s’alimenter par la bouche. Les stents permettent de calibrer la trachée en cas de détresse respiratoire due à une tumeur bronchique, ou bien les voies biliaires ou urinaires. Ces techniques s’accompagnent d’anesthésies légères, voire d’une simple sédation. Par ailleurs, la radiologie interventionnelle a connu un essor remarquable : on peut, par des techniques endovasculaires ou percutanées, procéder à la réduction thermique d’une masse tumorale grâce à la radiofréquence à l’aide de sondes très peu agressives. Ces techniques, considérées auparavant comme d’exception, doivent dorénavant être envisagées jusqu’à une phase palliative avancée. Elles ne relèvent pas pour autant de l’obstination thérapeutique déraisonnable.

En fin de vie, les soins locaux sont très importants pour améliorer le confort, par exemple pour éliminer les mauvaises odeurs. Le patient se rend parfaitement compte qu’il repousse les siens, voire les soignants. Dans cette phase, le diable est bien dans les détails. Ainsi, une mauvaise installation du patient peut être la cause de douleurs : le bras d’un fauteuil peut comprimer un patient hémiplégique qui penche d’un côté. Quoi de plus désespérant que de ne pas pouvoir atteindre ses lunettes ou un verre d’eau parce que la table est cinq centimètres trop loin ? Il ne faut pas négliger non plus le soutien psychologique. Certains patients ont également besoin d’une aide spirituelle, ou simplement relationnelle, qui peut être assurée par des amis ou les membres d’association. Tout cela compte beaucoup dans le confort en fin de vie.

S’agissant des douleurs induites en fin de vie, certains soins simples peuvent se révéler extrêmement douloureux, ne serait-ce que parce qu’il faut changer le patient de position. Quand c’est le cas, la première question à se poser, c’est de savoir si le soin est vraiment indispensable : le pansement qui était renouvelé tous les deux jours peut-il être changé toutes les semaines ? Quand les soins sont nécessaires, il faudra savoir utiliser les moyens antalgiques adaptés, qu’il s’agisse de morphiniques, de prémédications par des tranquillisants ou l’utilisation d’un gaz qui est amené à se développer, et sur lequel travaille l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé, à savoir le mélange oxygène-protoxyde d’azote. Il connaît de nouveaux développements, même s’il pose des problèmes en termes de pollution car il est extrêmement résistant dans l’atmosphère. Il peut en effet être administré à des patients dans un état très précaire.

Quant aux douleurs réfractaires, elles sont estimées, chez les patients souffrant de cancer, à 3 % à 5 %, malgré un traitement apparemment bien conduit. Malheureusement, pour des raisons que nous ignorons encore, certains patients continuent de souffrir. On a tort de dire que l’on s’habitue à la douleur. Au contraire, on s’y sensibilise. Les gens qui ont beaucoup souffert, tant physiquement que moralement, sont plus difficiles à calmer après une intervention banale. La douleur mobilise des mécanismes complexes dans lesquels interviennent l’angoisse ou la dépression. Nous sommes interpellés par les familles ou le malade lui-même, voire par le personnel ou des bénévoles qui nous disent que les prescriptions ne suffisent apparemment pas.

Bien souvent, ces douleurs rebelles n’ont pas une cause unique. Les métastases osseuses, les escarres, les obstructions viscérales méritent d’être analysées. Quand un patient en soins palliatifs est mal soulagé, il est tout à fait normal que l’équipe de soins palliatifs fasse appel à une équipe plus spécialisée dans le traitement des douleurs rebelles. Il convient alors de procéder à une évaluation multidisciplinaire, à laquelle les médecins ne sont pas les seuls à participer. La morphine soulage, mais ne soigne pas. Quand, en phase palliative avancée, la douleur est due à une cause identifiable, il faut encore traiter cette cause. Il ne s’agit pas, pour moi, d’acharnement thérapeutique.

On peut par ailleurs envisager des techniques d’exception. Ces techniques, prônées dans le traitement du cancer dans les années quatre-vingt, ont fait l’objet de publications nombreuses, mais leur vogue est un peu retombée. Il s’agissait essentiellement d’injecter près du système nerveux central, c'est-à-dire près de la moelle épinière, directement dans le liquide céphalorachidien ou en péridurale autour des racines nerveuses qui sortent de la moelle, de la morphine ou des anesthésiques locaux. Ces techniques étaient souvent sous-tendues par l’implantation de dispositifs. Il y avait donc derrière des préoccupations d’ordre commercial et elles étaient d’ailleurs particulièrement défendues dans les pays anglo-saxons. L’arrivée des nouveaux morphiniques, qui faisaient aussi bien, a souligné leurs limites : des tuyaux risquent toujours de s’infecter, de se couder ou de se débrancher. Ces techniques soulageaient les patients, mais elles pouvaient aussi leur causer bien des soucis. On aurait pourtant tort de les oublier car, en phase avancée, elles peuvent se révéler utiles. Il faut des praticiens qui savent les mettre en œuvre, par exemple monter un cathéter dans le liquide céphalorachidien et le relier soit à un simple boîtier, soit à des pompes implantables qui valent tout de même plusieurs milliers d’euros. Dans le contexte actuel, vous imaginez bien que les démarches, pour se les procurer, prennent du temps. Or, pour les patients, le temps est compté. Ces moyens d’exception doivent être envisagés.

Au dernier stade, celui de la sédation, la douleur n’est souvent pas le seul problème. Tel patient peut souffrir d’un saignement incontrôlable, malgré une tentative d’embolisation, et de gêne respiratoire. On a l’impression que, malgré les traitements, il continue à souffrir. Se pose alors la question de la sédation en phase terminale. De nombreuses réflexions ont été menées avec les sociétés savantes qui ont émis des recommandations à ce sujet. Il est conseillé d’envisager cette solution dans le dialogue, y compris avec le patient. Certains se sont, à juste titre, demandé s’ils avaient le droit de sommer quelqu’un de prendre la décision d’une sédation dont il ne se réveillera pas. En parler à l’entourage, à la personne de confiance, à l’équipe soignante est vraiment un préalable indispensable. Il figure d’ailleurs dans la loi de 2005.

Depuis 2004, époque de la gestation du texte, quelques avancées ont eu lieu dans le soulagement de la douleur. De nouvelles formes galéniques de morphiniques, de nouveaux produits actifs près de la moelle, de nouvelles techniques de radiologie interventionnelle sont apparus, de même que certains produits anesthésiques qui ne sont pas mis sur le marché ont vu leur utilisation s’élargir. On sait par exemple que certains soins douloureux nécessitent l’utilisation de kétamine. Il s’agit d’un produit qui remonte aux années soixante et qui permet de procurer une analgésie de surface tout en gardant une ventilation et sans dépression cardiocirculatoire. C’est un produit très intéressant mais la notice en limite l’utilisation à l’anesthésie. Un médecin de soins palliatifs, un médecin de la douleur qui n’est pas anesthésiste, ou un anesthésiste qui fait une anesthésie en dehors du cadre de l’anesthésie, s’écarte du cadre légal. Une anesthésie doit, vous le savez, donner lieu, sauf en cas d’urgence, à une consultation préalable quarante-huit heures avant, à une visite juste avant l’acte ; se dérouler dans un cadre sécurisé parfaitement défini ; et se terminer en salle de réveil. Ces précautions constituent autant d’obstacles infranchissables pour un patient en fin de vie. Un patient devant passer dans un bloc opératoire pour un pansement septique devra être laissé à jeun ; il ne sera pas considéré comme un cas urgent si bien qu’il passera après tous les polytraumatisés et sera peut-être traité par une équipe de garde, qui le connaît peu. Il faut très certainement faire évoluer le cadre d’emploi de certains médicaments, sans pour autant faire n’importe quoi. Une formation, un encadrement pourraient être prévus. Comme pour toute anesthésie, des accidents pourraient se produire. Aussi faudrait-il informer l’entourage ou le patient. Une réflexion est en cours au niveau de l’AFSSAPS, avec la Société française d’accompagnement et de soins palliatifs et la Société française d’anesthésie et de réanimation. Certains soignants ne se servent pas de ces produits parce qu’ils ont peur que ça se passe mal.

Pour illustrer mes propos, je prendrai trois cas difficiles.

Le premier, c’est celui où le patient souhaite ne pas suivre de traitement de la douleur parce qu’il craint que les médicaments ne « l’abrutissent ». Se sachant condamné, il redoute de perdre le contrôle de lui-même parce qu’il considère qu’il a une mission à mener. Ces missions peuvent être de tous ordres : voir un enfant obtenir un diplôme, assister à son mariage,… Ce qui importe, ce n’est pas l’événement en soi, c’est la valeur que le malade lui donne. Je ne vois pas de quel droit j’imposerai à ce malade de rester au lit, pour le soulager. Je le ferais aussi souffrir en le privant d’un plaisir. Certaines douleurs empêchent certes tout plaisir et toute lucidité – combien de patients ne viennent-ils pas nous voir pour la première fois parce qu’ils ne supportent plus leur douleur ? – et il faut alors tout faire pour l’atténuer. Mais, dans le cas qui nous occupe, il va falloir trouver un équilibre entre le soulagement et la lucidité en faisant appel à un avis spécialisé pour choisir les thérapeutiques les moins agressives. Je considère que de tels patients nous lancent un défi et que nous devons le relever.

Autre cas difficile : le refus de soins. La maladie étant incurable, le patient juge le soin inutile, y compris le traitement contre la douleur. C’est un peu le réflexe de la bête qui veut mourir tranquille dans son coin. Ce sont sans doute des malades dont l’attitude vis-à-vis des soignants, ainsi réduits à l’impuissance, est empreinte d’ambiguïté. Le malade peut avoir aussi peur de la douleur qui risque de lui être infligée. Il faut alors prendre le temps de l’information, du dialogue, aussi long soit-il. J’ai du mal à croire qu’une douleur extrêmement intense ne demande pas à être soulagée.

Troisième cas : la demande d’euthanasie qui est assez fréquente. Il faut alors en chercher la cause, en particulier la douleur incontrôlée. On se trouve alors ramené au cas précédent. Il faut aussi analyser tous les autres facteurs comme la honte de soi et le désespoir, qui dénote une souffrance globale, laquelle peut susciter autant la compassion de l’entourage que la répulsion, et même l’abandon. Il faut alors parvenir à tisser des liens avec l’entourage, ce que les bénévoles peuvent aussi faire.

En fin de vie, la douleur est un phénomène extrêmement complexe. Elle envahit le cerveau, se projette dans des aires affectives, émotionnelles, comportementales. La douleur est le facteur qui altère le plus la qualité de la fin de vie. Il faut donc apprendre à la dépister, à déjouer les pièges et à la comprendre. Le traitement de la douleur relève, à mon sens, d’une démarche médicale classique : des signes, des mécanismes, un diagnostic, des réponses thérapeutiques médicamenteuses ou non et, bien sûr, le concours de tous les autres soignants. Il faut connaître tous les moyens thérapeutiques qui sont maintenant à notre disposition et qui évolueront en fonction du progrès médical. Leur transformation a vocation à modifier le discours, comme le mien s’est modifié à propos des techniques interventionnelles qui sont peu agressives et qui méritent d’être tentées.

M. Jean Leonetti : Nous vous remercions de nous avoir montré la complexité de ce qui paraît simple. La douleur est un phénomène à retentissement psychoaffectif à causes multiples et prise en charge multidisciplinaire. Finalement, l’objectif « zéro douleur » est difficile à atteindre car, en médecine, la perfection est rare.

Comment évaluer la douleur de certains malades, ceux qui sont en état végétatif ou qui, étant dans l’incapacité de verbaliser, ne répondent que par des signes très indirects ? Les auditions auxquelles nous avons procédé laissent penser que, dans de tels cas, le doute devrait profiter au malade. On essaie de gommer davantage le symptôme visuel que la douleur exprimée ou interprétée. Dans le doute, en particulier lors de l’arrêt de traitements que l’on juge inutiles mais qui maintiennent la vie, et qui peut provoquer des symptômes, doit-on utiliser tous les moyens possibles, y compris la sédation ? Arrêter un respirateur entraîne des symptômes d’étouffement visuels, même s’ils ne sont pas ressentis. Comment les calmer et les atténuer ?

Quitte à vous choquer, je dirai qu’en fin de vie, on ne risque pas d’« en faire trop » dans la mesure où la mort n’est qu’une question de jours. Dans de telles circonstances, la loi reconnaît le principe du double effet : calmer la douleur peut raccourcir la vie. Mais que faire quand la fin de vie n’est pas imminente, comme dans le cas de Chantal Sébire, que vous avez évoqué ? Le patient ne veut ni souffrir, ni que sa conscience soit altérée. Or, comme il est impossible de tenir ce double objectif, il demande à mourir. J’ai eu l’impression que vous aviez des solutions alternatives de façon à ménager la conscience tout en gardant une certaine efficacité.

Régis Aubry, médecin de soins palliatifs, nous a expliqué qu’il arrivait que, malgré la sédation, le patient renouvelle ses demandes de mort en reprenant conscience et se plaigne encore de souffrir, dans la mesure où l’inconscience ne peut pas être maintenue en permanence. Avez-vous connu des expériences similaires ? Et connaissez-vous des solutions alternatives à la sédation qui enlève la douleur et tout le cortège de souffrance et d’angoisse dont vous nous avez parlé ?

M. Stéphane Donnadieu : Le diagnostic est une étape très importante. Il se trouve que je suis le secrétaire d’un comité de protection des personnes. Or, nous ne voyons pratiquement jamais passer d’essais cliniques sur des patients en fin de vie. Comment mesurer la douleur chez ces patients ? Les moyens de surveillance de la profondeur d’une anesthésie ne sont pas adaptés à la mesure de la douleur. Actuellement, nous ne disposons d’aucun moyen scientifique objectif de quantifier une douleur, sinon, en cas de douleur aiguë, l’observation des zones du cerveau grâce à l’imagerie fonctionnelle cérébrale. Cela dit, la recherche clinique devrait pénétrer le domaine des soins palliatifs, avec, évidemment, un encadrement éthique. Mais, pour les essais cliniques, les patients doivent avoir une espérance de vie suffisante. Ils seraient pourtant nécessaires si l’on veut comprendre ce qui se passe chez les patients en fin de vie. Le problème du consentement et de l’information, qui ne manquerait pas de se poser, ne serait peut-être pas insurmontable. De telles études permettraient peut-être d’apporter des réponses.

Comment diagnostiquer un patient cérébro-lésé, un patient atteint du locked-in syndrom à la suite d’un accident vasculaire cérébral ou qui est plongé dans un état végétatif chronique, et qui n’est pas en fin de vie ? C’est un problème qui se pose quotidiennement. Les thérapeutiques antalgiques doivent être appliquées en cas de soins, d’application d’orthèses ou de gestes techniques tels que des gastrostomies. Mais c’est avec l’expérience que l’on évalue leur douleur car il n’y a pas de moyen objectif de le faire. Le principe du double effet est-il valable pour ces patients ? Je serais tenté de répondre non car on n’est pas du tout dans le cas de patients en phase palliative avancée.

M. Jean Leonetti : Supposons que, dans le cadre de la loi, on décide à un moment donné d’arrêter les traitements d’un patient cérébro-lésé avec lequel la communication n’est pas possible, parce qu’ils sont considérés comme inutiles ou disproportionnés. Cette décision aura pour conséquence inévitable de provoquer la mort. Comment alors apprécier la douleur éventuellement ressentie quand ces traitements avaient accessoirement pour effet de gommer les symptômes ? Faut-il alors faire comme si la douleur pouvait exister et utiliser largement, voire systématiquement, la sédation profonde ?

M. Stéphane Donnadieu : Il s’agit en quelque sorte d’appliquer le principe de précaution à la douleur. Quel est l’état des voies de transmission et de contrôle de la douleur d’un cérébro-lésé grave ? On sait aujourd'hui que la douleur est la résultante de l’activation des voies de perception de la douleur et des voies de contrôle de la douleur. S’il n’y avait pas ces voies de contrôle de la douleur, on peut penser que l’homme serait naturellement douloureux.

M. Jean Leonetti : Que faut-il entendre par voies de contrôle de la douleur ?

M. Stéphane Donnadieu : La perception de la douleur dépend beaucoup de son contexte. Croyez-vous que vous ressentirez la même chose si vous vous brûlez volontairement les pieds au cours d’une cérémonie rituelle, pour prouver que vous êtes un homme, et si vous vous brûlez accidentellement ? On peut penser que non. Toute douleur a une composante émotionnelle, comportementale, affective.

Certaines thérapies psychologiques visent notamment à modifier la perception de la douleur ou à renforcer volontairement le contrôle sur la douleur. La douleur est pratiquement contrôlée en permanence, de la périphérie de la moelle aux nombreuses aires de projection dans le cerveau. Par exemple, chez le tout-petit, a fortiori chez le prématuré, il semble que les mécanismes de transmission de la douleur soient présents, mais que les mécanismes de contrôle de la douleur soient immatures, ce qui expliquerait qu’un prématuré souffre davantage qu’un nouveau-né à terme.

M. Jean Leonetti : Le prématuré, comme celui qui a le cerveau en partie détruit, ne peut rien exprimer. On arrête les traitements parce qu’on juge qu’ils ne servent à rien. Dans cette phase, vous semble-t-il logique, par principe de précaution, c'est-à-dire pour ne pas prendre le risque d’une douleur ressentie sinon exprimée, de pratiquer une sédation profonde sachant que la mort interviendra de toute façon ?

M. Stéphane Donnadieu : Franchement, nous sommes dans l’ignorance. Or, dans ce cas, la précaution veut que l’on applique un traitement antalgique et tranquillisant, c'est-à-dire anesthésique. Mais cette option ne se fonde sur aucun argument scientifique.

M. Jean Leonetti : L’argument scientifique, c’est de ne pas avoir d’argument scientifique contraire.

M. Stéphane Donnadieu : Exactement. Mais on ne dispose d’aucun marqueur ; ces patients sont dans l’incapacité de montrer la moindre réponse : pas le moindre clignement d’yeux, la moindre agitation.

M. Jean Leonetti : À la limite, d’après les signes, on pourrait déduire qu’il y a souffrance là où il n’y en a pas, et ignorer une souffrance parce qu’elle ne se manifesterait pas. Par exemple, l’arrêt du respirateur va provoquer chez le patient cérébro-lésé un bleuissement de la peau, sans qu’il souffre nécessairement et, inversement, un patient pourrait souffrir sans que la douleur se manifeste.

M. Stéphane Donnadieu : Dans le cadre de la réparation du dommage corporel, la période passée dans le coma par la victime est prise en compte dans l’estimation des souffrances endurées. Pourtant, on n’a pas de moyens palpables de les évaluer. Il aurait été tentant de dire, surtout quand de l’argent est en jeu, que le coma ne serait pas indemnisé puisqu’il n’engendre pas de douleur. Il est cependant admis que le coma constitue un préjudice, une souffrance endurée, à indemniser comme telle. Les associations d’usagers et de victimes de la route ont poussé à cela. C’est un argument que je vous donne car il pourrait s’appliquer aux fins de vie, mais nous sommes loin des soins palliatifs.

M. Jean Leonetti : Je vous ai également interrogé sur l’attitude à avoir entre l’expression des douleurs réfractaires et la fin de vie, en cas de demande de mort.

M. Stéphane Donnadieu : Nous sommes dans le cas où la demande de mort est liée à l’intensité d’une douleur mal contrôlée. Il faut alors analyser la douleur et élaborer ensuite un projet thérapeutique visant à la soulager. Ce projet sera discuté entre professionnels de santé, mais aussi présenté au patient avec les avantages à en attendre – au moins une douleur tolérable – et les risques éventuels. Il s’agit de la démarche médicale habituelle.

M. Jean Leonetti : Pardonnez-moi de vous pousser un peu dans vos retranchements, mais je vous demande, non pas comment vous vous y prenez, mais si vous y arrivez.

M. Stéphane Donnadieu : Pour y arriver, il faut parvenir à évaluer la douleur d’après ce que dit le patient. La difficulté apparaît quand le discours change à quelques heures d’intervalle, ce qui arrive assez fréquemment. La visite se déroule normalement. Pourtant, l’après-midi, la famille rappelle en disant que le malade ne peut pas rester comme ça. Il faut alors retourner voir le malade. Il arrive qu’il tienne un double discours. Il faut comprendre pourquoi et procéder à une nouvelle évaluation. Il arrive aussi que la douleur, contrôlée le matin, ne le soit plus l’après-midi. On a beaucoup dénoncé l’acharnement thérapeutique dans le code de déontologie, et à juste titre, mais l’acharnement thérapeutique contre la douleur me paraît une qualité.

M. Jean Leonetti : La loi n’interdit pas de s’acharner à ne pas faire souffrir les malades, au contraire ! (Sourires.) Malgré cet acharnement, docteur, rencontrez-vous des patients qui réitèrent une demande de mort pour des douleurs dont ils estiment, à tort ou à raison, qu’elles ne sont pas calmées ?

M. Stéphane Donnadieu : Votre question appelle plusieurs remarques. La première consiste à se demander si la demande d’euthanasie est toujours motivée par la douleur. Souvent, le « j’ai mal » se transforme en « je vais mal ». Il y a donc d’autres composantes à prendre en compte. Objectivement, il arrive que des patients ne puissent pas être soulagés. Il y a un continuum dans la thérapeutique, c'est-à-dire que l’on va passer progressivement de thérapeutiques où la question du double effet ne se posait pas à des thérapeutiques pour lesquelles le double effet devient de plus en plus acceptable puisqu’elles mobilisent des produits de plus en plus toxiques, à des doses plus importantes. Mais la question ne se pose pas du jour au lendemain. Il y a un glissement progressif que l’on va expliquer à l’entourage et au patient qui, souvent, accepte bien des traitements plus agressifs, qui le font dormir ou qui l’empêchent de se lever. On est dans l’escalade thérapeutique.

M. Jean Leonetti : Vous augmentez les doses en sachant qu’elles sont plus toxiques. Vous acceptez progressivement de vous poser la question du double effet. Calmer reste l’objectif tout en sachant que vous risquez de raccourcir la vie.

M. Stéphane Donnadieu : La progressivité est une notion qu’il importe de faire ressortir, ne serait-ce que parce que l’on n’est pas brutal avec le patient, ni avec l’entourage. On ne va pas lui annoncer tout d’un coup que la sédation est la seule voie possible. L’entourage, sinon le patient, va se rendre compte des effets secondaires – je ne parle pas d’effets indésirables à dessein.

M. Jean Leonetti : Bien que ce ne puisse en aucun cas être évalué, pensez-vous qu’il y ait des appréciations différentes dans de tels cas ?

M. Stéphane Donnadieu : Bien sûr.

M. Jean Leonetti : Dans de tels cas, la vie est-elle souvent raccourcie par le traitement antalgique ?

M. Stéphane Donnadieu : Quand il s’agit de quelques heures, la question ne se pose pas. Mais elle se pose si le traitement antalgique risque de raccourcir la vie d’un patient dont l’échéance prévisible n’est pas aussi proche. C’est une décision qui ne peut pas être prise par un seul médecin. Tous les avis doivent être pris et justifiés. Il peut arriver que l’équipe soignante n’ait pas la connaissance de toutes les techniques possibles, alors que la sédation basique n’est pas très compliquée. Il suffit d’administrer de la morphine et un tranquillisant à fortes doses.

Je ne parle pas de la sédation en phase aiguë, en cas de rupture d’un gros vaisseau par exemple, où il faut une directive anticipée de l’équipe soignante. Dans ce cas, personne ne doit hésiter. Je me suis beaucoup mobilisé pour que les complications brutales prévisibles soient anticipées. La question de savoir ce qu’il convient de faire ou de ne pas faire ne doit pas se poser à ce moment-là. Il faut éviter le désarroi d’une équipe de garde devant un malade inconnu et sans aucune directive.

M. Jean Leonetti : Cela me donne l’occasion de poser une question que je voulais poser depuis longtemps. « Ne pas réanimer » vous parait-il une indication suffisante ? On ne va pas opérer en urgence un malade dont on sait que la tumeur finira par provoquer la rupture d’un gros vaisseau. Pour les malades chez lesquels on prévoit une complication au-delà de toute ressource thérapeutique, ne peut-on pas envisager des protocoles spécifiques pour à la fois éviter l’acharnement thérapeutique et préserver le confort de fin de vie ?

M. Stéphane Donnadieu : Ma réponse est claire : oui, et sans hésitation. Mais pas n’importe comment. Si la complication est prévisible, il faut que l’équipe en ait discuté. Qu’il faille le faire avec le patient, c’est un tout autre problème. Personnellement, je ne le ferais pas. Mais on peut en parler à l’entourage et expliquer qu’en cas de complication grave, on empêchera le malade de souffrir et de se voir mourir en grande détresse. Et les recommandations ne doivent pas être écrites sur la dernière page des observations, accessibles à condition de se connecter quatre fois à l’ordinateur, comme c’est souvent le cas actuellement. Les prescriptions doivent être claires et figurer en tête du dossier. Dans certains services, on prépare déjà la seringue d’anesthésique quand on prévoit la complication dans les heures qui vont suivre. Il arrive même qu’une voie veineuse ne soit maintenue que pour cette raison. Dans de tels cas de figure, une infirmière seule est en grande détresse. Généralement, elle appelle le médecin de garde. Même s’il arrive dans les trois minutes, trois minutes, c’est parfois long. On incite les équipes mobiles de soins palliatifs, dont c’est la mission, les comités locaux de lutte contre la douleur, à émettre de telles recommandations. Dans les services à risque – chirurgie carcinologique, oncologie, radiothérapie – ces précautions devraient faire partie des règles de base. De même, on s’efforce de faire inscrire dans le dossier le nom de la personne de confiance dès l’admission des patients en fin de vie, dont on sait que la réanimation sera futile. Le plus souvent possible, j’interviens pour ne pas descendre le patient en réanimation car ce n’est sans doute pas le meilleur endroit où finir sa vie, même si on essaie de donner le maximum de confort aux patients qui y sont.

M. Jean Leonetti : Pour en revenir plus directement au cadre de notre mission, la loi du 22 avril 2005 vous a-t-elle apporté un meilleur confort dans votre pratique médicale ? Les conduites, largement de bon sens, que nous avons évoquées, ne sont pas, nous le savons, la règle dans le système hospitalier français. Voyez-vous des changements à apporter à la loi, ou des précisions ? Ou bien vous satisfait-elle ? Que nous recommanderiez-vous ?

M. Stéphane Donnadieu : Cette loi a servi de base à la formation, et c’est essentiel. Ce que je fais n’engage que moi, mais pouvoir se fonder sur un texte de loi, c’est un atout énorme puisqu’il est reconnu et qu’il a été voté. Quand on fait des formations sur la douleur en fin de vie, notamment, cette loi est toujours citée. Elle sert de base à la discussion. En tant que formateur, nous expliquons le double effet et nous le replaçons dans le contexte. Ensuite, nul n’est censé ignorer la loi. Si je devais faire une suggestion, ce serait de la faire connaître davantage

Doit-elle faire entrer l’euthanasie dans un cadre légal ? Aujourd’hui, ma réponse, même si elle n’engage que moi, c’est non. La loi doit rester telle quelle et les progrès doivent résider dans sa connaissance et les moyens de la faire appliquer. Il faut mieux la prendre en compte dans la formation des personnels amenés à prendre en charge ces patients. Il y a des connaissances sur lesquelles on ne peut pas se permettre de faire l’impasse si on veut donner une fin de vie digne aux patients.

M. Michel Vaxès : Que faire devant un patient qui demande, non pas à mourir, mais à dormir, parce qu’il ne supporte plus la situation, malgré les risques que lui signale son médecin ?

M. Stéphane Donnadieu : Cette demande existe sous deux formes. D’abord sous une forme ponctuelle, en cas de douleurs induites. Aujourd'hui, on peut trouver les moyens de répondre à cette demande. Il faut pouvoir faire un soin avec un anesthésiste, ou avec un médecin spécialement formé, peut-être dans le cadre d’une délégation. Il faut pouvoir répondre à cette demande qui, aujourd'hui, est extrêmement fréquente.

M. Michel Vaxès : Y répondez-vous ?

M. Stéphane Donnadieu : Ma réponse, à titre personnel, est oui, puisque je suis là pour ça. Mais, pour moi, c’est facile puisque je suis anesthésiste. J’ai donc la qualification pour le faire, au sens ordinal du terme. En revanche, ma pratique est en dehors des clous parce que je ne respecte pas toujours le cadre de la loi sur l’anesthésie : j’interviens sans salle de réveil derrière, même s’il y a une visite pré-anesthésique dans le cadre des urgences. Mais j’évalue toujours le bénéfice-risque et je choisis les moyens les plus sûrs, en évitant dans ce cas le double effet. Ces demandes sont extrêmement fréquentes, par exemple en cas de ponction pleurale ou de drainage pleural. Pour y répondre, il faut, au sein des sociétés savantes, une réflexion pour élargir le maniement de produits dangereux, puissants à des cas autres que l’anesthésie-réanimation. Cela dit, il est hors de question de contester les bienfaits de la loi sur l’anesthésie, qui a été votée à la suite d’accidents et qui a permis de les réduire.

Deuxième type de demande : « Endormez-moi, de sorte que je meure dans mon sommeil ». On se trouve alors en position de savoir pourquoi la sédation est demandée. Les patients sont souvent épuisés. Il faut analyser la demande et, éventuellement, la satisfaire en prenant le risque du double effet car les patients vont moins bien respirer, ils seront encombrés. Le risque d’avancer la mort est probable, et mérite d’être expliqué au malade. Mais il peut y avoir des moyens de le contourner. Si, par exemple, un malade veut dormir pour se reposer. N’a-t-on pas le droit de satisfaire cette demande ? Une fois reposé, le patient ne demandera peut-être plus l’euthanasie. Mais je m’éloigne de votre question. En tout cas, on a aujourd'hui les moyens de créer un sommeil risqué mais de nature à apaiser les patients. Je pense à ceux qui sont en réanimation et qui perdent la notion du jour et de la nuit. Ce type de demande me paraît acceptable. Il faut décoder la demande de sédation. Se reposer ne signifie pas mourir.

M. Olivier Jardé : Je confirme en effet que les malades demandent souvent à ce qu’on les laisse tranquilles, et à pouvoir dormir.

Pour faire connaître la loi, vous qui coordonnez un diplôme universitaire de soins palliatifs…

M. Stéphane Donnadieu : Pardonnez-moi de vous interrompre, j’ai choisi de ne pas réunir soins palliatifs et lutte contre la douleur. Je rencontre des patients qui n’ont rien à voir avec la fin de vie : les migraineux, les lombalgiques, les opérés… Le DU que je coordonne traite de la douleur des malades en fin de vie, mais ce n’est qu’un aspect. Il n’y a pas que les soins palliatifs. J’ai ainsi passé cette année en tant qu’étudiant un DU de soins de support en oncologie. Dans ce cadre, j’ai étudié un chapitre sur la douleur en fin de vie.

M. Olivier Jardé : Combien d’étudiants suivent-ils ce type de DU ? Sont-ils en nombre marginal ? Ou s’agit-il au contraire d’un mouvement important ?

M. Stéphane Donnadieu : L’enseignement de la douleur a beaucoup évolué. Désormais, tout étudiant en médecine doit obligatoirement suivre une vingtaine d’heures de cours sur la douleur et les soins palliatifs. Ce n’est certes pas beaucoup, mais il faut apprendre beaucoup de choses en médecine. À Paris V, on a choisi de dispenser cet enseignement en fin de cursus, et c’est le sujet du dernier examen avant l’examen national classant. Je partage avec la commission de pédagogie l’avis selon lequel le traitement de la douleur nécessite déjà une approche globale du malade car il faut pouvoir faire la synthèse de nombreuses situations cliniques.

En ce qui concerne les DU, une enquête réalisée en 2003 pour les états généraux de la santé a révélé que 80 % des médecins déclaraient n’avoir jamais suivi de formation à la douleur. À l’époque de leurs études, il n’y avait qu’un vague rappel en pharmacologie sur la morphine et quelques notions d’anatomie sur la transmission de la douleur. De même, les diplômes d’études spécialisées, comme l’anesthésie, font désormais la part belle au traitement de la douleur. Il n’en reste pas moins que les DU sont très utiles et les infirmières en sont très friandes. Quand ils sont ouverts au personnel infirmier, et que les crédits consacrés le permettent, vous pouvez être sûr qu’ils font le plein. Et, qui plus est, l’auditoire est extrêmement attentif et présent. Le DU est une très bonne formation continue. La nature humaine étant ce qu’elle est, on maintient un examen final, mais le but des DU reste de dispenser une formation continue reconnue. Je pense qu’il faut poursuivre dans la voie des DU qui peuvent devenir « interuniversitaires » si plusieurs facultés s’associent pour l’organiser. On va aussi créer un diplôme d’études supérieures spécialisées complémentaires intitulé « Médecine de la douleur et médecine palliative » qui durera deux ans avec un tronc commun la première année et une spécialisation dans l’une des deux branches la suivante. Il sera destiné à ceux qui souhaitent s’occuper d’une équipe des soins palliatifs ou d’un centre de traitement de la douleur, et sera ouvert aux internes de médecine générale, d’anesthésie, de psychiatrie, de neurologie, de rhumatologie…

M. Jean Leonetti : Docteur, nous vous remercions pour toutes ces informations. Vous nous avez ouvert des perspectives sur les possibilités techniques nouvelles qui s’offrent à nous dans un domaine où les évaluations sont délicates.

Audition de M. Claude Évin, ancien ministre,
président de la Fédération Hospitalière de France (FHF)



(Procès-verbal de la séance du 2 juillet 2008)

Présidence de M. Jean Leonetti, rapporteur

M. Jean Leonetti : Nous accueillons maintenant M. Claude Evin, ancien ministre, président de la Fédération hospitalière de France – FHF.

Monsieur Evin, en tant qu’ancien ministre et ancien député, ces lieux vous sont familiers. Vous êtes un spécialiste des questions de santé, votre nom étant attaché à plusieurs lois de la République. Vous avez de plus toujours été très attentif aux droits des handicapés et aux questions de fin de vie, notamment au sein de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe lorsque cette enceinte s’est penchée sur ce problème.

Vous êtes aujourd’hui président de la Fédération Hospitalière de France (FHF) qui réunit, je le rappelle, plus de 1 000 établissements publics de santé et autant de structures médico-sociales, soit la quasi-totalité du secteur public. Votre expérience, vos responsabilités actuelles à la tête de la FHF et son rôle de conseil auprès des praticiens hospitaliers vous désignaient naturellement pour être entendu par notre mission.

Dans une contribution que vous avez rédigée pour un livre intitulé Face aux fins de vie et à la mort sous la direction du professeur Emmanuel Hirsch, vous avez écrit qu’un certain nombre de situations qui retenaient l’attention de l’opinion publique dans ce domaine renvoyaient en réalité au type de société et aux règles que la société souhaite pour elle-même. Mais vous ajoutiez que ce débat ne relevait pas du traitement des patients en fin de vie.

À un moment où notre réflexion sur l’évaluation de la loi du 22 avril 2005 s’affine et où, en même temps, nous mesurons toute la complexité d’un problème qui ne saurait obéir à une vision simpliste et binaire, votre point de vue ne manquera pas de nourrir notre réflexion.

Monsieur le ministre, vous avez la parole.

M. Claude Evin : J’interviens aujourd’hui essentiellement en tant que président de la Fédération Hospitalière de France, qui représente l’ensemble des établissements publics de santé ainsi que les établissements médico-sociaux qui accueillent des personnes handicapées et, en plus grand nombre, des personnes âgées. J’interviendrai aussi en mon nom personnel lorsque je répondrai à vos questions puisque j’ai eu l’occasion de travailler sur les droits des malades à la fois dans un rapport au Conseil économique et social et dans la préparation de la loi du 4 mars 2002. La question de la fin de vie est, en effet, directement liée à la manière dont on appréhende les droits des personnes face aux soins. De ce point de vue, la loi de 2002 dont un certain nombre d’articles ont été enrichis par la loi d’avril 2005 qui porte votre nom, monsieur Leonetti, mérite d’être rappelée.

La question de la fin de vie touche particulièrement les équipes hospitalières, notamment les services de gériatrie, de réanimation et de cancérologie, du fait que beaucoup de décès se produisent à l’hôpital ou en maison de retraite. Les situations humainement difficiles que cette réalité entraîne et que confortent les progrès des techniques médicales ont été longtemps méconnues par l’institution hospitalière et ne sont peut-être pas encore suffisamment prises en compte par celle-ci, dont le but principal est de soigner. Il semblait, en effet, plus facile de laisser aux individus la charge de répondre à ces situations en fonction des circonstances. Certaines sociétés savantes se sont attachées à éclairer la question mais c’est l’émergence de cercles de réflexion éthique au sein des hôpitaux qui a permis de mieux mesurer les difficultés posées aux équipes dans l’accompagnement de la fin de vie. Malheureusement, ces réflexions éthiques n’ont pas touché l’ensemble des personnels. L’accompagnement s’est beaucoup plus développé dans des services spécialisés comme la réanimation. La Société de réanimation de langue française a, de ce point de vue, accompli une réflexion très riche dans les années 1980, particulièrement dans les CHU.

Ces progrès se sont limités à l’institution hospitalière alors que l’un des enjeux de la fin de vie est aussi le retour à domicile, grâce à l’hospitalisation à domicile. Nous avons beaucoup de progrès à faire en la matière. Certains centres hospitaliers organisent des partenariats avec des réseaux, tel celui du Centre Hospitalier de La Rochelle avec l’association RVH 17 – Réseau Ville-Hôpital 17 – qui est un réseau d’aide aux soignants pour l’accompagnement des malades en fin de vie à domicile.

De plus en plus de réflexions sont menées sur la fin de vie au sein des établissements de soins. Il serait d’ailleurs souhaitable – c’est une première proposition que je peux formuler – de développer et d’organiser cette démarche éthique. La loi du 4 mars 2002 y faisait déjà allusion mais c’est malheureusement resté au stade de l’intention dans beaucoup d’établissements. Par ailleurs, l’hôpital doit soutenir la formation des professionnels, non seulement à l’intérieur de l’hôpital, mais également pour la prise en charge à domicile. La Fédération hospitalière de France souhaite un alignement par le haut, étendant à tous les personnels concernés le bénéfice de cette réflexion collective. Elle ne peut être limitée à la dizaine d’espaces éthiques identifiés et susceptibles d’être agréés. C’est une démarche qu’il faut irriguer dans l’ensemble de nos établissements.

Pour la Fédération Hospitalière de France, cet objectif de partage et d’appropriation par les personnels implique également d’éviter toute spécialisation. La fin de vie ne doit pas être une question de spécialistes. Il est, par ailleurs, nécessaire de créer des réseaux de compétences auxquels les professionnels puissent avoir recours mais qui ne se substituent pas à eux. Cela éviterait, par exemple, que les personnels des unités de gériatrie ou de maisons de retraite ne puissent pas être accompagnés.

Ces comités éthiques, parce qu’ils traitent de préoccupations intéressant non seulement les citoyens mais aussi l’institution judiciaire et la police, doivent être ouverts. Des initiatives que nous soutenons ont été prises. Le CHU de Dijon, par exemple, a signé, le 17 avril dernier, avec le Procureur général de la Cour d’appel une démarche qui organise un bilan annuel des échanges entre professionnels visant à diffuser des bonnes pratiques et associant des professionnels de santé, de la justice et de la police.

D’une manière générale, nous soutenons toutes les initiatives qui veillent à une meilleure compréhension réciproque des hospitaliers et des magistrats. Une convention lie la Fédération Hospitalière Île-de-France et l’École Nationale de la Magistrature. Le sentiment d’incompréhension en cas de saisine judiciaire est, en effet, très grand, comme nous l’avons vu à propos de l’affaire Humbert.

Plus qu’un quotidien où surgissent très fréquemment des situations douloureuses, ce sont quelques histoires personnelles, dramatiques, souvent largement médiatisées auprès de l’opinion publique, qui ont suscité une véritable attente, laquelle attente a débouché sur la loi relative aux droits des malades et à la fin de vie, dite loi Leonetti. Alors que, de l’avis de la plupart des hospitaliers interrogés, le cadre juridique posé en 2005 représente un équilibre utile permettant de répondre à la plupart des situations – dans un domaine où le législateur doit se garder de la tentation de fixer un cadre trop contraignant – et alors que la loi dessine les contours d’une réponse humaine et équilibrée, éloignée des déclarations abruptes, il apparaît que cette loi est très mal connue des usagers et des professionnels – comme un sondage réalisé récemment par l’Espace éthique de l’AP-HP le montre – ainsi que des professionnels libéraux. Dans Le Panorama du médecin du 16 juin, 70 % des médecins de l’Essonne disaient ne pas connaître le dispositif.

Pourquoi une telle méconnaissance ? La raison en est sans doute que la loi se présente moins comme un prêt à penser ou comme un prêt à agir que comme un cheminement collectif. Je me félicite, à titre de président de la Fédération Hospitalière de France ainsi qu’à titre personnel, que cette loi ne soit pas un kit, mais une démarche qui affirme un certain nombre de principes. C’est pourquoi je la reliais tout à l’heure à la loi sur le droit des malades, qui donnait déjà des éléments de réponse à toutes ces questions. La loi de 2005 se situe dans son prolongement.

C’est pour pallier cette méconnaissance de la loi que la Fédération s’est associée à l’initiative de l’hebdomadaire La Vie pour diffuser auprès du grand public un dossier de simplification. La FHF l’a même transmis, par sa lettre mensuelle, à tous les établissements hospitaliers. Nous avons également participé à une campagne de communication plus ciblée à travers le site de la Fédération Hospitalière et à des colloques sur le sujet.

Il est bien évident, par ailleurs – je ne peux pas ne pas l’évoquer, même si je n’entrerai pas dans les détails – que nous soutenons le développement des soins palliatifs que le président de la République a évoqué récemment, notamment, celui des équipes mobiles.

L’objectif pour la Fédération Hospitalière est, plus que de demander une nouvelle loi, de communiquer mieux sur les enjeux et les solutions possibles et de réveiller les expériences innovantes. J’en ai évoqué quelques-unes : Besançon, La Rochelle, le partenariat avec l’École nationale de la Magistrature. Nous sommes prêts à développer nous-mêmes la diffusion de ces expériences tout en structurant les démarches avancées sur certaines pathologies difficiles, comme la sclérose latérale amyotrophique, sur laquelle Emmanuel Hirsch a beaucoup travaillé.

D’un point de vue juridique et de manière symbolique, je crois que la procédure collégiale prévue par la loi Leonetti pourrait être enclenchée à la demande de la famille du patient et pas seulement à la demande d’un médecin.

Par ailleurs, on pourrait imaginer la création de ce qu’on pourrait appeler pour l’instant, faute d’une réflexion plus approfondie, un « comité des sages », s’inspirant du service d’éthique clinique mis en place par l’hôpital Cochin, qui pourrait être appelé aussi bien par les professionnels et les établissements que par les familles et les patients concernés pour les éclairer sur une situation complexe. Cela n’aurait rien à voir, dans mon esprit, avec une procédure d’appel qui trancherait les situations en affirmant : « Face à tel problème et face à telle situation d’un patient, voilà ce qu’il faut faire ! ». En complément de la démarche collective qu’il est nécessaire de maintenir dans les conditions que j’indiquais tout à l’heure, cette structure contribuerait à la recherche d’une solution dans l’intérêt du patient.

Par ailleurs, la Fédération Hospitalière est favorable à la création d’un observatoire de fin de vie qui permettrait de savoir « ce qui se passe ». Je suis tout à fait conscient qu’un observatoire n’aura pas une connaissance précise de tout ce qui se passe dans les établissements – et ce n’est pas l’objectif recherché – mais il permettrait d’avoir une idée, par exemple, du nombre de directives anticipées rédigées par des personnes hospitalisées ou encore du nombre d’euthanasies plus ou moins clandestines, toutes informations dont nous ne disposons pas actuellement, chaque établissement gérant ces situations en interne. Je ne sais pas s’il sera possible de faire remonter de telles données jusqu’à un observatoire, mais il est important de se donner les moyens de mieux identifier les situations, sous réserve, naturellement, d’anonymat.

Il sera essentiel, également, d’évaluer la mise en œuvre des options ouvertes par la loi, voire de proposer des pistes d’évolution sur des questions qui ne sont pas encore tranchées, telles que la sédation profonde terminale, ou sur des thérapeutiques ayant pour but d’apaiser le corps qui meurt.

Voilà les quelques propositions que je voulais formuler.

M. Jean Leonetti : Nous sommes assez favorables à l’idée d’un observatoire. Nous réfléchissons actuellement sur la façon de le faire fonctionner pour qu’il soit un outil impartial et efficace et qu’il n’y ait aucune confusion avec un comité, comme celui que vous avez évoqué, susceptible d’apporter une aide sur des cas particuliers.

Il faut également créer des relations entre les magistrats et le corps médical. On s’est, en effet, aperçu qu’il y avait une méconnaissance totale des pratiques médicales par les magistrats comme du droit français, et en particulier, du droit pénal, par les médecins. Lorsqu’un acte, éventuellement répréhensible de par la loi, dans des cas complexes et un peu limite, tombe sous le coup d’une instruction, ne serait-il pas utile qu’un éclairage soit apporté par un comité d’experts – qui pourrait être soit l’observatoire, soit le comité d’aide ?

Le Comité Consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé – CCNE – a parlé d’« exception d’euthanasie ». Lorsqu’on fouille ce que veut dire cette expression, on se rend compte que le comité ne voulait pas dépénaliser l’acte de tuer mais simplement introduire une procédure pénale particulière comportant une expertise quasi systématique et une démarche judiciaire adaptée à une situation de mort donnée par compassion et non dans un but moins noble. Autrement dit, il s’agit de ne pas confondre l’homicide par compassion et celui commis, par exemple, à la suite d’un braquage de banque par une bande organisée. J’aimerais avoir votre opinion à ce sujet.

La loi de 2005 prévoit l’institution de lits identifiés dans tous les services confrontés à des problèmes de mort fréquente, afin de faire entrer la démarche palliative à l’intérieur de chaque établissement hospitalier. Or, il semblerait que ces lits soient déviés de leur objectif, en particulier dans les centres hospitaliers universitaires. Avons-nous pris la bonne option ou cette démarche est-elle vaine ? Vaut-il mieux privilégier un processus qualitatif ?

Ma troisième question porte sur la tarification à l’activité qui finance aujourd’hui le système de santé public comme privé. Beaucoup de personnes que nous avons entendues lui reprochent de favoriser l’acte par rapport à une démarche plus humaine. Au moment où la technicité de la médecine fait craindre à la population un acharnement thérapeutique et où la loi condamne l’obstination déraisonnable, n’y a-t-il pas un paradoxe à payer les hôpitaux en fonction des actes qu’ils réalisent sans se préoccuper de la démarche qualitative ? On est en droit de se demander si l’acte posé était justifié, générateur d’économies de santé et pourvoyeur de plus d’humanité, en particulier dans la fin de vie. Était-il pertinent de faire une chimiothérapie une semaine avant le décès d’un patient ? Il faut prendre en compte le fait que cet acte a donné lieu à une dotation financière à l’hôpital alors qu’une démarche palliative ne lui aurait rien donné. Je ne dis pas que c’est ce raisonnement qui induit la prescription de la chimiothérapie mais ne sommes-nous pas en train de trop valoriser l’acte technique par rapport à l’accompagnement et au soutien en cas de fragilité et de précarité, qui devraient être la mission de l’hôpital ?

M. Claude Evin : Vous posez des questions de fond, particulièrement la première. Je répondrai d’un point de vue personnel, la Fédération Hospitalière de France n’ayant pas de position à ce sujet.

Dans mon esprit, la création d’un observatoire se justifie par la nécessité de savoir ce qui se passe. Nous n’avons pas la prétention de savoir tout ce qui se passe, mais il est important, sur cette question difficile et sensible, de se donner les moyens d’avoir un regard général, de faire remonter des expériences, voire de conduire des études avec les professionnels concernés et les associations de patients qui sont très présentes dans le débat et sur le terrain. Je ne pense pas qu’il faille donner à l’observatoire une autre mission que celle d’observation.

J’ai évoqué un autre type de démarche qui, tout en n’étant pas de même nature, n’est pas contradictoire : la possibilité d’avoir, en amont, un éclairage extérieur sur une situation complexe, un avis de spécialistes venant aider la réflexion mais en aucun cas s’imposer ou constituer une autorisation de faire tel ou tel acte. Faut-il avoir un comité national ou plusieurs comités interrégionaux ? Je ne crois pas qu’il y ait tant de situations complexes qu’il faille multiplier ce type de démarche. Il faut garder une certaine visibilité.

Vous avez abordé un sujet que je n’avais pas évoqué, en rappelant la position du CCNE. Je me méfierais beaucoup d’une procédure qui, notamment sur le plan pénal, tendrait à introduire un traitement particulier pour les professionnels de santé. Comme vous l’avez rappelé, j’ai beaucoup réfléchi aux droits des malades – j’ai, en particulier, fait un thèse de doctorat à ce sujet. Je rappellerai un point d’histoire : les professionnels de santé ont longtemps été exonérés de toute responsabilité en droit pénal. L’idée s’est progressivement imposée qu’il n’y avait aucune raison de les exonérer de leur responsabilité, qu’elle soit pénale ou indemnitaire. Il me semble nécessaire de rester dans ce cadre, même si je suis tout à fait conscient qu’ils peuvent se trouver à gérer des situations de fin de vie difficiles sur lesquelles la justice sera amenée à leur demander des comptes. Un dispositif particulier en leur faveur ne manquerait pas de s’étendre à d’autres situations que celles de fin de vie. Face à l’augmentation des primes assurantielles – M. Jardé peut en témoigner car il a suivi cette affaire avec beaucoup d’attention –, certaines organisations de médecins ont demandé à bénéficier d’une sorte d’exonération de responsabilité du corps médical. Si nous allions dans ce sens, il s’ensuivrait une rupture entre les patients et le corps médical, dans un contexte de défiance des premiers pour le second.

M. Jean Leonetti : L’avis donné en 2000 par le Comité Consultatif national d’éthique visait, non pas la profession médicale, mais une situation. Le CCNE considérait que le droit pénal pouvait prévoir une procédure particulière en cas d’acte euthanasique quelle que soit la personne ayant pratiqué l’euthanasie, qu’il s’agisse d’un professionnel de santé ou d’un membre de la famille.

M. Claude Evin : Je maintiens mon raisonnement. L’acte euthanasique est-il considéré comme un acte médical, comme un acte dans le cadre d’un traitement ou d’une intervention médicale ? Peut-on aller jusqu’à le qualifier d’intervention thérapeutique ? Dès qu’on commence à essayer d’en donner une définition, on en mesure la complexité et on se rend compte que cela peut entraîner des confusions. Je reste réservé sur la question.

Ce qui est absolument indispensable, c’est de tout faire pour qu’il y ait une meilleure connaissance de la loi. Ce n’est pas dans cette enceinte parlementaire dont la mission première est de faire la loi que l’on pourrait ne pas se préoccuper de la manière dont celle-ci est connue et appliquée. Le travail préparatoire à la loi de 2005 a été remarquable et a abouti à une loi ciselée. Battons-nous, en premier lieu, pour qu’elle soit respectée. Bien appliquée, elle permet d’apporter une réponse à 99 % des situations. Il faut également améliorer la connaissance qu’en ont les magistrats car il peut subsister quelque confusion.

Parmi les situations complexes qui demeurent, il en est que le législateur n’a pas voulu traiter et qui ne se posent pas qu’en fin de vie, comme la question du suicide assisté. Faudra-t-il la traiter ? C’est un autre débat.

Si je suis réservé sur l’avis du CCNE, c’est parce qu’on trouvera des raisons pour introduire d’autres exceptions dans la prise en charge thérapeutique. Vous avez raison de dire que l’on ne peut pas qualifier l’acte euthanasique d’intervention thérapeutique, mais on aura du mal à faire la séparation. La médecine est un art. Cela signifie qu’elle n’est pas noire ou blanche, mais, au contraire, très complexe. Les médecins que vous êtes le savent encore mieux que moi. Il faut se garder de laisser croire que certaines situations auraient un caractère tellement exceptionnel qu’elles devraient faire l’objet de procédures particulières.

Ce que vous avez décrit dans la loi de 2005, c’est l’application précise, ciselée, des principes fondamentaux des droits des personnes. Vous n’avez pas décrit une procédure. Vous n’avez pas fourni un kit. Vous avez rappelé des principes fondamentaux des droits des personnes. Vous avez, par ailleurs, apporté un certain nombre de précisions sur la manière dont le professionnel de santé, en l’occurrence le médecin, doit aborder un certain nombre de ces sujets, en prônant en particulier le non-acharnement thérapeutique.

M. Jean Leonetti : Nous avons fait preuve de la même prudence que vous puisque, alors que l’avis du Comité date de 2000 et que la loi a été élaborée entre 2003 et 2004 pour être promulguée en 2005, nous n’avons pas introduit l’idée d’exception.

M. Claude Evin : Que la T2A puisse avoir pour effet d’induire des actes non pertinents, voire un acharnement thérapeutique, c’est malheureusement vrai, mais, premièrement, cela ne vaut pas que pour les situations de fin de vie et, deuxièmement, cela se passait avant la T2A. La médecine de ville est, elle aussi, financée à l’acte.

En tant que président de la Fédération Hospitalière, je souhaite qu’il y ait des contrôles renforcés de la pertinence des actes. Les établissements publics sont concernés mais, plus encore, les établissements commerciaux, pour lesquels le volume des actes est déterminant pour les recettes, voire pour les bénéfices. Par ailleurs, il est également nécessaire, concernant la T2A, de tenir compte de la lourdeur des cas.

Cela étant, je ne serais pas du tout opposé – bien au contraire – à ce que les cas lourds et ceux nécessitant des interventions particulières ne soient pas financés à l’activité. D’une manière générale, je considère que certaines missions de service public que remplissent les établissements publics ne peuvent pas trouver place dans une tarification à l’activité.

Je suis favorable à la tarification à l’activité. Je considère qu’elle est un élément de dynamisation et d’efficience du financement des établissements hospitaliers publics mais j’estime, contrairement à certains parlementaires qui s’expriment haut et fort au moment de la discussion de la loi de financement de la sécurité sociale – et que je ne désespère pas de convaincre – que tout ne peut pas être financé en T2A. Dans les autres pays européens qui ont mis en place un mode de tarification identique, les établissements publics ne sont pas financés à plus de 50 % par le mécanisme des tarifs. En France, c’est beaucoup plus avec le passage de la T2A à 100 % sur la partie tarifée. Je serais tout à fait favorable à ce que des établissements qui ont à gérer des cas particulièrement lourds puissent avoir un financement autre que celui à l’activité.

Faut-il dédier des lits ou privilégier un processus qualitatif ? L’objectif des « lits dédiés » était de permettre d’irriguer la démarche palliative auprès de l’ensemble des professionnels et d’éviter que la démarche de fin de vie ne soit réservée à certains services. Il était nécessaire de développer des processus qualitatifs dans l’ensemble de l’établissement. On a besoin, pour ce faire, de lits en nombre limité mais l’existence de ces lits dédiés ne doit pas faire oublier que leur but est de diffuser la culture palliative, à laquelle j’associerai les droits des malades.

M. Michel Vaxès : L’essentiel des questions qui me préoccupent ayant été posées, je reviendrai simplement sur quelques points.

Ni l’observatoire, ni le « comité des sages » ne devront avoir de fonction de contrôle.

M. Claude Evin : Nous sommes bien d’accord.

M. Michel Vaxès : Si la loi de 2005 est méconnue par manque de diffusion ou d’explication, elle fait aussi l’objet d’un refus de la part de certaines personnes qui ne veulent pas s’embarrasser de contraintes. Comment peut-on la rendre, sinon plus contraignante, du moins plus incitative ?

M. Olivier Jardé : Plusieurs médecins que nous avons entendus ont plaidé pour l’exigence de collégialité des décisions médicales et de traçabilité des actes médicaux avec, le cas échéant, la mise en place d’un système d’incitation financière, au moins au début, à titre expérimental. Ces exigences pourraient être intégrées dans des indicateurs qualitatifs. Une telle expérimentation pourrait-elle être mise en œuvre ? Doit-elle être assortie, selon vous, d’incitations financières ?

M. Jean Leonetti : Je complèterai la question étant donné que vous avez dit, monsieur Evin, que la loi n’était pas mauvaise.

M. Claude Evin : J’ai même dit que, pour moi, la loi était très bonne et ciselée !

M. Jean Leonetti : Que peut-on faire pour qu’elle pénètre dans le milieu hospitalier – où ont lieu à la fois la pratique médicale, la formation et la recherche – et se diffuse ensuite dans l’ensemble du monde médical ?

M. Claude Evin : S’il n’y avait que cette loi qui n’était pas connue des médecins, on aurait déjà fait 80 % du travail. Depuis que j’ai quitté le Parlement et que je continue à travailler sur les droits des personnes, en tant qu’avocat, j’ai constaté que nombre de dispositions pourtant inscrites dans le code de déontologie médicale sont totalement méconnues des médecins, telles l’obligation d’informer et celle de secret – pour protéger non pas le professionnel mais la vie privée de la personne. Je suis désolé de le dire devant des médecins mais je me dois de le signaler dans ce Parlement qui fait la loi. Il y a un vrai problème.

Il faudrait prévoir une formation au droit des personnes au cours des études médicales, incluant la loi de 2005 comme celle de 2002. Il y a encore des médecins qui, confrontés à des problèmes d’accidents médicaux, refusent de donner les informations à leur directeur d’établissement.

En plus d’informer et de former, il faudrait peut-être organiser les choses de manière plus volontaire au niveau des directions d’établissement. L’institution ne s’organise pas nécessairement sur ces questions. On pourrait travailler avec les CRUQ – commissions des relations avec les usagers et de la qualité de la prise en charge – qui ont été introduites récemment dans le fonctionnement des établissements de santé, publics et privés.

Pour que la loi – celle de 2005 comme d’autres – soit connue, il faut qu’elle soit enseignée et que l’on s’organise pour qu’elle soit diffusée au sein des établissements hospitaliers. Il ne suffit pas, par exemple, d’afficher les dix points de la charte du patient hospitalisé pour se sentir quitte. Si cette information doit toucher prioritairement les médecins, elle doit également s’adresser à l’ensemble du personnel.

Faut-il envisager des incitations financières pour la collégialité des décisions médicales ? Pourquoi pas ? J’ai cependant tendance à considérer que la collégialité non seulement fait partie de l’activité médicale – il existe des staffs en médecine –, mais s’impose face à des situations difficiles : les médecins doivent théoriquement se parler entre eux dans ces cas-là. Cela étant, je suis réaliste. Je sais qu’il doit y avoir des valorisations. C’est la raison d’être de la T2A et des missions d’intérêt général et j’ai indiqué tout à l’heure que j’étais tout à fait favorable à ce qu’il y ait des financements dans le cadre de ces missions.

Bien que je sache qu’il a fallu beaucoup de temps pour imposer le dossier médical, je considère que la traçabilité des actes médicaux est absolument nécessaire. Elle est même une protection du professionnel face à une éventuelle judiciarisation de telle ou telle situation. Je suis favorable au développement de l’évaluation. J’avais introduit une disposition en ce sens dans la loi de 1991 lorsque j’étais ministre de la santé. Pour plus d’efficacité, on pourrait introduire la collégialité des décisions médicales et la traçabilité des actes médicaux dans les critères de certification de HAS, – Haute autorité de santé –. Le manuel d’accréditation de la HAS est en cours de révision. Bien que les travaux à cet effet se terminent dans quelques semaines, vous pourriez formuler des propositions en ce sens.

M. Michel Vaxès : Plus qu’à une incitation financière, je pensais à la possibilité donnée à la famille ou au malade de demander la collégialité.

M. Claude Evin : J’ai indiqué, dans mon propos introductif, que je jugeais possible que la collégialité puisse être demandée, non seulement par le médecin, mais également par la famille.

M. Michel Vaxès : Cela devra être également le cas pour le « comité des sages ».

M. Claude Evin : Tout à fait. Dans mon esprit, le « comité des sages » que j’ai évoqué tout à l’heure pourrait être saisi aussi bien par les professionnels confrontés à une situation difficile que par les proches ou par un patient.

Il faut quand même veiller à ce que s’applique le principe de subsidiarité et que, dans la mesure du possible, les situations soient traitées au niveau de l’équipe médicale et de l’établissement. Je rappelle que, dans chaque établissement, il est prévu qu’un médecin joue un rôle de médiateur. Cette mission n’est pas toujours remplie avec la même compétence, ce qui renvoie à la responsabilité des équipes de direction. D’une manière générale, la question des droits des personnes doit être portée par les établissements, par l’institution elle-même.

Quand une situation est très complexe et ne peut pas être traitée au niveau de l’établissement, il me semblerait utile qu’elle puisse remonter, à la demande du médecin, du patient ou de sa famille, jusqu’à un « comité des sages » entendu dans l’esprit que j’ai indiqué, c’est-à-dire comme apportant une éclairage et non comme donnant une autorisation pour tel ou tel acte.

M. Jean Leonetti : Si j’ai bien compris, le « comité des sages » ne trancherait pas.

M. Claude Evin : Il éclairerait la situation et permettrait de prendre du recul par rapport à celle-ci.

M. Jean Leonetti : Il apaiserait les parties en présence et servirait de médiateur. Il analyserait objectivement et de l’extérieur une situation complexe.

M. Claude Evin : Il apporterait un éclairage scientifique. Les situations médiatisées sont souvent très particulières sur le plan scientifique.

M. Jean Leonetti : La création d’un observatoire et d’un « comité des sages » dans chaque territoire ne permettrait pas une homogénéité parfaite. En faire des instances nationales présenterait l’inconvénient de l’éloignement et donnerait le sentiment que Paris vient expliquer la situation à la province. Cela présenterait aussi le risque de débordements si un seul comité reçoit les demandes d’avis. Personnellement, je suis plus favorable à une régionalisation de ces instances.

M. Claude Evin : On peut imaginer qu’il y ait trois ou quatre « comités de sages » sur l’ensemble du territoire national, avec un rayonnement au niveau interrégional. Ma réflexion n’est pas suffisamment aboutie pour décrire le dispositif dans le détail. L’essentiel est qu’un tel comité à forte connotation médicale apporte d’autres éclairages – philosophique, sociétal et juridique – et puisse étudier les dossiers avec une certaine rapidité. Une procédure lourde ne présenterait aucun intérêt.

M. Jean Leonetti : On pourrait passer par une phase d’expérimentation.

M. Claude Evin : Tout à fait. L’idée de pouvoir disposer d’un regard extérieur est intéressante, étant précisé, encore une fois, que ce comité ne se substituerait pas à l’équipe médicale et ne dédouanerait pas l’établissement. La responsabilité sera portée par l’équipe médicale qui décidera in fine en fonction de l’ensemble des éléments en sa possession.

M. Jean Leonetti : Je vous remercie. Nous avons abordé des problèmes concrets.

M. Claude Evin : Je tiens à préciser, en conclusion, que la Fédération Hospitalière de France, qui a déjà été partenaire de l’hebdomadaire La Vie pour la diffusion de la loi, est tout à fait prête à diffuser un certain nombre d’actions avec ses établissements, en s’inspirant notamment des travaux que vous conduisez et que vous publierez.

M. Jean Leonetti : Pour la clarté du débat, j’indique que j’assume la vice-présidence de la FHF, à vos côtés.

Audition du Docteur Sylvain Pourchet, responsable de l’unité fonctionnelle Soins palliatifs à l’Hôpital Paul-Brousse


(Procès-verbal de la séance du 2 juillet 2008)

Présidence de M. Jean Leonetti, rapporteur

M. Jean Leonetti : Nous accueillons maintenant le docteur Sylvain Pourchet.

Docteur, vous êtes responsable de l’unité fonctionnelle « soins palliatifs » de l’hôpital Paul-Brousse, équipe que vous avez rejointe en 1998. Antérieurement, vous avez travaillé avec le docteur Michèle Salamagne, que nous avions entendue lors de notre précédente mission d’information, et vous avez écrit avec elle des études relatives à la sédation et à l’euthanasie qui font autorité.

Parallèlement à votre activité médicale, vous êtes coresponsable du diplôme universitaire de soins palliatifs et d’accompagnement de Paris XI, et coresponsable du diplôme d’études spécialisées complémentaires douleur-soins palliatifs de cette même université. Vous prolongez vos réflexions au sein de sociétés savantes comme le groupe de travail de la Société française d’accompagnement et de soins palliatifs, la SFAP. Vous avez été désigné président du comité scientifique du congrès national du vingtième anniversaire de cette société, qui se tiendra à Paris en 2009.

Nul doute que votre expérience de médecin de soins palliatifs et votre approche de la problématique des malades en phase terminale et dans les situations extrêmes de la vie nous apportera beaucoup.

M. Sylvain Pourchet : Cette problématique assez complexe nécessite que je prenne le temps de l’explication, la vulgarisation des techniques médicales risquant de donner lieu à des contresens.

L’hôpital Paul-Brousse, situé à Villejuif, propose une offre de soins palliatifs complémentaire avec unité de soins palliatifs « classique » – hospitalisation de court séjour –, équipe mobile – intervenant dans tout l’établissement –, hôpital de jour – travaillant en collaboration avec le réseau d’oncologie et de soins palliatifs local. Nous avons aussi pour projet de développer un service de soins palliatifs en moyen séjour – on parle maintenant de soins de suite – pour des patients qui ont besoin d’une prise en charge palliative prolongée et ne peuvent retourner à domicile.

Dans vos auditions, il a beaucoup été question du manque de connaissance de la loi de 2005 et de son application insuffisante. Ce constat partagé ne m’a pas surpris car il correspond bien à l’expérience vécue par les équipes de soins palliatifs. Depuis vingt ans, sur le terrain, il est difficile de généraliser la démarche palliative ; il était logique que la loi rencontre les mêmes résistances. La fin de vie est difficile à accepter, elle fait peur, car elle convoque à la fois la raison et l’émotion, qui obéissent à des calendriers différents. La précédente mission d’information avait travaillé neuf mois pour formuler des conclusions dont la justesse et l’équilibre étaient unanimement salués ; la médiatisation d’une histoire dramatique a suffi pour instiller l’idée qu’il fallait repartir de zéro. Seule l’expérience partagée, patient après patient, permet d’ancrer dans l’émotion la même assurance que celle qu’on acquiert par la réflexion.

La prise en charge palliative est pertinente et efficace. L’urgence actuelle est à l’application de mesures susceptibles d’aider les malades au quotidien et que nombre d’entre eux, aujourd’hui encore, ne reçoivent pas. Il ne faudrait pas disperser nos efforts et se détourner de cette priorité car ce sont bien les patients qui pâtiraient le plus de cet immobilisme.

Avec ces mesures, la plupart des fins de vies peuvent se passer « simplement ». Tous les patients n’ont donc pas vocation à être accueillis dans une unité spécialisée. En revanche, dans les situations les plus complexes, une certaine expertise est nécessaire, tant sur le plan de la technicité ou de la charge en soins, de la difficulté relationnelle que de l’organisation hospitalière, de plus en plus contrainte financièrement.

Les patients attendent de nous, en premier lieu, que nous les soulagions des symptômes physiques et difficultés psychologiques pouvant émailler le cours de la maladie grave. Cela peut nécessiter des compétences particulières comme le recours à une assistance respiratoire, à des techniques de sédation, d’anesthésie générale pour la réfection de pansements douloureux, à des soins de nursing complexes, à des méthodes de soutien psychothérapeutique.

D’autres patients nous sont adressés parce qu’ils éprouvent des difficultés relationnelles : dans la situation extrême de l’approche de la fin de vie, des conflits familiaux violents éclatent et des psychopathologies sont réactivées. La relation entre le soignant, le soigné et la famille se construit sur le mode de la suspicion, de l’opposition ou de la revendication ; des techniques existent pour gérer ces situations difficiles, dans le respect de l’intérêt du patient.

Une troisième population de patients nous est adressée parce qu’il faut du temps pour les soigner et que ce temps n’était pas disponible là où ils étaient hospitalisés précédemment. Au début de l’année, pendant un mois, un patient victime d’un cancer digestif se rendait régulièrement aux urgences car il vomissait quotidiennement mais il était renvoyé chez lui avec son symptôme puisqu’il refusait la pose d’une sonde gastrique ; son médecin traitant ayant sollicité notre unité, un projet de soins a été construit, tenant compte de la problématique du patient dans sa globalité. Grâce aux nouvelles conditions ainsi créées, la pose de la sonde lui est apparue comme acceptable (son refus se révélera avoir été motivé par l’histoire d’un proche), ce qui a lui permis de rentrer chez lui dans d’autres conditions.

Les patients que nous prenons en charge présentent cinq caractéristiques communes : une histoire médicale longue et complexe qui nécessite un travail de synthèse pour que son contenu puisse rester accessible ; une situation clinique évolutive d’un jour à l’autre qui nécessite un suivi régulier et une réactivité ; les interventions réitérées de multiples personnes de l’entourage et de professionnels rendant indispensable un travail sur la cohérence ; un besoin de prise en charge « globale » pour cerner leurs attentes et prioriser les actions ; un haut niveau d’exigence vis-à-vis des résultats qui peut s’avérer contre-productif s’il donne l’illusion d’une maîtrise totale des conditions de la mort.

Dans ce contexte, comment la loi de 2005 est-elle appliquée ? Tout d’abord, assez peu de patients arrivent avec des directives anticipées. En revanche, ils sont de plus en plus nombreux à avoir une personne de confiance désignée, même si le rôle de cette dernière est encore souvent mal compris.

Les personnes de confiance, parfois prisonnières de la parole donnée au malade avant que celui-ci ne puisse plus exprimer sa volonté, éprouvent des difficultés à se comporter en interlocuteurs des soignants pour interpréter les consignes qu’elles ont reçues et réfléchir à ce qui est juste. Nous contournons cet obstacle par la pédagogie. Les personnes de confiance sont parfois désignées tardivement, dans une ambiance émotionnelle déjà excessivement dense, ce qui peut aboutir à un choix inapproprié : le malade ne songe pas au poids qu’il fait porter à la personne choisie, laquelle n’est pas en état de réfléchir à la responsabilité légale qu’elle endosse.

Ensuite, c’est la question de la formation des professionnels qui est sollicitée. S’il existe une réelle curiosité pour les soins palliatifs parmi les élèves infirmières ou les étudiants en médecine, comment acquérir les compétences nécessaires à l’application de la loi ? Les affaires médiatisées ne sauraient suffire pour constituer le socle d’une réflexion professionnelle. Quant aux connaissances théoriques enseignées, il paraît difficile de les voir véritablement assimilées en l’absence de compagnonnage au cours d’un stage pratique. Or, il est impossible de trouver des stages en soins palliatifs pour l’ensemble des étudiants. Le plan présenté par le président de la République sera long à mettre en place et ne portera pas ses fruits avant que les étudiants actuels ne soient devenus des professionnels. Il convient par conséquent de mener une réflexion en vue d’adopter des mesures d’efficacité plus immédiate à destination des soignants pour développer leurs compétences interpersonnelles et les former au travail collaboratif.

Nous disposons des compétences médicales et de l’encadrement légal nécessaires pour répondre à l’immense majorité des besoins des patients relevant des soins palliatifs. Il est urgent d’en faire bénéficier le plus grand nombre. Pour agir efficacement, il convient de faire coïncider la raison et l’émotion. Cela nécessite de la constance dans les efforts entrepris, la mise en pratique des connaissances théoriques, des connaissances pratiques à enrichir par le partage en équipe et une pédagogie adaptée vis-à-vis du grand public et des professionnels.

M. Jean Leonetti : La sédation est prescrite en fonction des demandes émises notamment par des patients souffrant de douleurs réfractaires. Nous avons pensé que la sédation profonde, terminale, pourrait être sinon la règle du moins le recours le plus fréquent, lorsque sont arrêtés des traitements maintenant artificiellement la vie et apparaissant comme vains, inutiles ou disproportionnés. Personne n’est dupe : le traitement n’est pas arrêté pour faire mourir le malade mais la conséquence est la mort. Pour apaiser la famille, qui sait qu’elle va entrer dans le deuil, une sédation d’accompagnement terminale n’est-elle pas l’attitude la plus logique ?

Par ailleurs, pour éviter les douleurs induites par des soins ou des examens, le médecin que nous avons auditionné avant vous a évoqué l’utilisation de la ketamine. Ce produit étant réservé aux anesthésistes réanimateurs dans les blocs opératoires, cela crée une série d’obligations rendant son usage difficile, alors qu’il s’agit paraît-il d’un bon analgésique, susceptible d’être très utile dans les soins palliatifs. En avez-vous l’expérience ? Comment faire évoluer la réglementation pour que des drogues de nature à soulager les malades puissent être employées en dehors d’une anesthésie générale ?

M. Sylvain Pourchet : Notre unité utilise la ketamine en présence d’un anesthésiste. Les équipes de soins palliatifs et les équipes de lutte contre la douleur y ont recours depuis plusieurs années car les progrès dans la connaissance de la molécule permettent d’affirmer qu’elle est très intéressante pour traiter les douleurs neurogènes, une catégorie de douleurs pour laquelle assez peu de médicaments très efficaces existent. Mais nous dispensons des doses si faibles qu’elles n’entraînent pas d’effets secondaires majeurs et en particulier qu’elles n’anesthésient pas le patient. Il reste – et ce n’est pas anecdotique – à ajuster la réglementation pour autoriser la mise sur le marché de ce produit pour un nouvel usage ; l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé, l’AFSSAPS, y réfléchit. Cela dit, de tels médicaments n’étant pas dénués d’effets indésirables, l’intervention d’un anesthésiste nous semble plus que nécessaire, même pour des mini-anesthésies lors de soins douloureux. Cette remarque figure du reste parmi les recommandations sur la sédation pour détresse en phase terminale publiées par la SFAP en 2002 et 2004. C’est un médicament très efficace dès lors qu’il est utilisé par des mains expérimentées.

Il m’est plus difficile de répondre à votre première question. Je pense que vous avez fait allusion aux sédations pratiquées en anesthésie lors des retraits de respirateur.

M. Jean Leonetti : Je pensais aux circonstances dans lesquelles, tout espoir de guérison ayant disparu, le traitement curatif devenu inutile est arrêté, avec pour conséquence prévisible la mort. Quand le malade est cérébrolésé ou inconscient, certains considéreront qu’il ne souffre pas et n’a donc pas besoin de médicament sédatif voire antalgique. Une autre attitude, que nous aurions tendance à défendre, consiste à reconnaître qu’il est difficile de mesurer le degré de souffrance d’un sujet plongé dans le coma ou incapable de s’exprimer – par exemple un grand prématuré. Dans le doute, une sédation peut être pratiquée afin d’apaiser d’éventuels symptômes de douleur et d’épargner à la famille râles ou gémissements. C’est compliqué !

M. Sylvain Pourchet : C’est doublement compliqué pour moi car cela ne correspond pas à ma pratique clinique.

M. Jean Leonetti : Je comprends, vous n’êtes pas obligé de répondre. Mais expliquez-nous dans quels cas vous pratiquez une sédation.

M. Sylvain Pourchet : La SFAP a volontairement adopté l’expression « sédation en phase terminale pour détresse » pour caractériser trois situations. Il peut être nécessaire d’intervenir rapidement, par une sédation ou une mini-anesthésie, afin que le malade ne ressente pas ou ressente moins l’effroi provoqué par une détresse vitale comme une hémorragie cataclysmique ou une détresse respiratoire. Ce raisonnement est assez courant en médecine d’urgence.

La problématique est un peu plus compliquée avec les symptômes réfractaires, c’est-à-dire ceux que les médicaments habituels ne parviennent pas à soulager de façon satisfaisante. La sédation, qui diminue la perception des symptômes par le patient au prix d’une somnolence est-elle alors un moyen de lui rendre service ?

Enfin, dans d’autres situations, nous ignorons s’il est légitime ou même efficace de recourir à une sédation. Même dans ces circonstances aux limites des soins, la première étape consiste à déterminer en quoi nous cherchons à être efficace et si nous avons des chances d’y parvenir au moyen des mesures que nous mettons en œuvre.

Une enquête conduite en 2002 a pointé que les unités de soins palliatifs avaient recours à une sédation chez 1 % des patients hospitalisés un jour donné, c’est-à-dire très rarement. Peut-être trouvez-vous ma réponse à votre question trop imprécise ?

M. Jean Leonetti : Au contraire, vous avez élargi l’analyse à la détresse en fin de vie et aux symptômes réfractaires.

Vous apparaît-il disproportionné qu’une personne sachant qu’elle va mourir puisse réclamer une sédation pour s’endormir ? Nous estimons que c’est le malade qui doit piloter sa fin de vie et que le médecin est pratiquement à son service pour assurer son confort. Il ne s’agit évidemment pas de légiférer mais de favoriser les bonnes pratiques.

M. Sylvain Pourchet : Il est important d’aborder ce problème avec vigilance pour éviter un amalgame avec la question de l’euthanasie qui est un autre sujet. Une demande de sédation est à examiner au même titre que n’importe quelle autre demande émanant du malade. Toutefois, si le médecin ou l’équipe soignante est réduit à être un instrument au service des désirs du malade, cela ne lui rend pas service. La tendance à désirer dans le même temps une chose et son contraire, cette ambivalence caractéristique constatée autour de la fin de vie, nous appellerait tour à tour à jouer le rôle de réanimateur ou d’euthanasiste. Le travail d’accompagnement consiste justement à écouter le patient, à recevoir sa parole pour essayer de comprendre, avec lui et ses proches, comment il est opportun de traduire ses demandes en actes. Cet exercice extrêmement difficile requiert du temps, de l’expertise et du travail pluridisciplinaire en équipe. Si un patient demande une sédation, je ne suis pas choqué ; je fais mon travail et j’agis, en concertation avec mes collaborateurs.

M. Olivier Jardé : Quelles sont les indications de sédation en phase terminale ? La SFAP recommande la sédation dans les « situations aiguës à risque vital immédiat » et en cas de « symptômes physiques réfractaires ». Dans votre pratique, retenez-vous des indications plus étendues ou bien respectez-vous complètement ces recommandations ?

M. Sylvain Pourchet : Je faisais précisément référence à ces recommandations. Dès lors qu’un traitement s’avère inefficace, la médecine peut encore faire appel à la sédation – il s’agit d’un traitement de seconde intention. Mais il ne faut pas se laisser enfermer dans les catégories : un hoquet peut être un symptôme réfractaire et il paraîtrait pourtant disproportionné de pratiquer une sédation pour en réduire la perception désagréable.

Lorsque ses douleurs sont incomplètement soulagées, le patient est face à un dilemme : des deux inconforts, celui de la douleur et celui de la sédation, lequel est le moindre ? La décision résulte d’une discussion avec le patient. Des études montrent que les soignants, encouragés par les familles, ont d’emblée tendance à privilégier la sédation pour faire disparaître le symptôme, tandis que les patients préfèrent endurer un peu plus de douleur mais dormir moins pour sauvegarder la relation familiale. Il est donc essentiel de se montrer très prudent et de s’assurer que les décisions, au final, rendent le meilleur service au patient. En outre, le problème doit être appréhendé dans un processus très dynamique car le patient peut préférer dormir un jour et préférer rester éveillé le lendemain.

M. Jean Leonetti : Peut-on considérer que l’arrêt d’un respirateur accompagné d’une extubation place le patient en situation de détresse ?

M. Sylvain Pourchet : Je n’ai jamais eu à réfléchir à des situations où la détresse respiratoire était produite par le médecin parce que ce ne n’est pas présenté dans ma pratique. Dans la logique palliative, les soignants cherchent à soulager le symptôme. Par conséquent, en principe, une sédation est possible en cas de détresse respiratoire. Il reste à savoir dans quelles conditions le geste d’arrêt de traitement a été décidé.

M. Jean Leonetti : Bien sûr. Les critères sont l’inutilité du traitement, la collégialité, les échanges avec la famille. Mais il serait paradoxal qu’une détresse spontanée soit traitée et qu’une détresse induite par un arrêt de traitement ne le soit pas.

M. Sylvain Pourchet : C’est évident. Ces protocoles très complexes nécessitent de la prudence car la réflexion la mieux construite ne permet pas de faire face à tous les aléas survenant dans la pratique quotidienne. L’assurance de pouvoir soulager une détresse respiratoire ne doit pas conduire le médecin à se montrer moins vigilant lorsqu’il s’interroge sur l’opportunité d’arrêter le ventilateur. Dans la pratique, la hiérarchie des priorités peut s’inverser et amener à du mauvais soin.

M. Michel Vaxès : Franchement, les médecins me donnent parfois le sentiment de pécher par excès de prudence. Exprimer un souhait de sédation n’a pas la même signification suivant que l’on est en bonne santé et que l’on rédige ses directives anticipées ou que l’on est en situation de fin de vie. Le patient peut d’ailleurs demander une sédation légère suivie d’un réveil, éventuellement réitérée, ou insister clairement pour s’endormir parce qu’il en a assez. Répondrez-vous favorablement à une telle requête ?

M. Sylvain Pourchet : Ma réponse sera politiquement incorrecte : la demande du patient est nécessaire mais pas suffisante pour que le soignant agisse ; la prescription doit être justifiée du point de vue de la science médicale.

M. Michel Vaxès : Justifiée médicalement ou juridiquement ?

M. Sylvain Pourchet : Médicalement.

M. Jean Leonetti : Dans ce dialogue singulier entre le médecin et le malade, dans lequel aucun des deux ne doit être instrumentalisé, le médecin ne peut imposer un traitement mais le malade ne peut exiger une prescription. Cela dit, à travers la loi, nous nous sommes efforcés de rééquilibrer le rapport vertical disproportionné entre le sachant bien portant et le mourant ignorant. Le malade doit pouvoir maîtriser ses derniers instants et le médecin comme l’équipe soignante sont au service de son confort. Si le patient confie que le traitement ne suffit pas à calmer sa douleur et son angoisse, s’il demande à dormir, le médecin ne saurait ne pas répondre à son attente.

M. Sylvain Pourchet : Je vous rejoins complètement. Dès lors qu’il existe une justification médicale à agir, nous sommes en plein dans notre champ de compétence. Mais, lorsqu’un patient demande un traitement sédatif, je ne dois pas passer à l’acte sans réflexion ; mon premier réflexe doit être de vérifier la légitimité de sa demande du point de vue médical, il en va de son intérêt. J’ai répondu par excès de prudence, pour être le plus clair possible.

M. Jean Leonetti : Nous avons compris vos explications.

M. Michel Vaxès : Certes, mais toutes les ambiguïtés doivent être levées. Dans la mesure où le malade a la possibilité de s’exprimer, le dernier mot doit lui revenir.

M. Sylvain Pourchet : Dans la pratique, les patients formulent plutôt leur demande ainsi : « si c’est cela, je préférerais dormir » ou « si c’est cela, je préférerais mourir ». Le médecin doit saisir la balle au bond et demander des précisions pour comprendre l’attente du patient. Il apparaît alors qu’il ne revendique jamais de dormir ; l’attente est autre.

M. Olivier Jardé : Je vois une grosse différence entre le désir de dormir et le désir de mourir. La souffrance fatigue, elle empêche de dormir. Le patient assimile le sommeil à la disparition de ses souffrances et à la récupération de ses forces.

M. Sylvain Pourchet : Je suis évidemment d’accord. Voyez comme les mots sont trompeurs : nous parlions de l’endormissement à la suite d’une sédation et vous en venez à l’insuffisance de sommeil liée aux douleurs. Des traitements de l’insomnie, parfaitement efficaces, bien tolérés et réversibles, sont utilisés sans aucun problème.

M. Olivier Jardé : Dans le manuel de certification des établissements de santé édité par la HAS, la Haute autorité de santé, pour les soins palliatifs, le référentiel est assez succinct. Ne pensez-vous pas qu’il faudrait bâtir des indicateurs plus élaborés pour améliorer la prise en charge palliative ? Si oui, lesquels ?

M. Sylvain Pourchet. En première intention, j’aurais tendance à répondre oui. J’ai cependant constaté, sur le terrain, les limites de l’exercice et je ne suis pas convaincu qu’un référentiel plus précis suffirait à bouleverser la situation. En France, nous ne manquons pas de textes réglementaires encadrant les soins palliatifs. La priorité c onsisterait plutôt à harmoniser la réglementation, c’est-à-dire à mettre ce référentiel en cohérence avec les autres textes. Si les soignants doivent à chaque fois vérifier qu’ils se conforment à une multiplicité de textes, cela leur laisse moins de temps pour dispenser des soins palliatifs. Je suis évidemment favorable à toutes les démarches d’évaluation de la qualité de la prise en charge dès lors qu’elles ne mobilisent pas un temps excessif au détriment du temps consacré au patient.

M. Olivier Jardé : Les soins palliatifs ont longtemps été l’un des parents pauvres de la médecine, notamment en matière de formation. Avez-vous l’impression que la situation a évolué ?

M. Sylvain Pourchet : Après l’annonce du plan du président de la République, il serait malvenu d’affirmer que les soins palliatifs sont un parent pauvre. Les réticences vis-à-vis du développement des soins palliatifs sont liées à notre rapport difficile à la fin de vie. Il est cependant indéniable que la prise en charge de la fin de vie a considérablement évolué depuis vingt ans.

M. Jean Leonetti : Je vous remercie pour ce témoignage riche et nuancé, sur ce sujet si complexe.

Audition de Mme Monique Faure, présidente de l’Association d’entraide aux malades traumatisés crâniens et autres cérébro-lésés
et aux familles (AEMTC)



(Procès-verbal de la séance du 2 juillet 2008)

Présidence de M. Jean Leonetti, rapporteur

M. Jean Leonetti : Nous accueillons maintenant Mme Monique Faure, présidente de l’Association d’entraide aux malades traumatisés crâniens et autres cérébro-lésés et aux familles (AEMTC), accompagnée de deux familles. Je vous remercie tous avoir répondu à notre invitation.

Votre association, qui a son siège social à Berck, a pour objet d’écouter et soutenir les victimes de traumatisme crânien et les cérébro-lésés. Elle remplit également une double fonction d’information auprès des malades et de leurs familles et d’aiguillon auprès des pouvoirs publics, pour améliorer les droits de ces patients et susciter le développement de structures de prise en charge en leur faveur. Cette association, qui dispose de 25 délégations locales, a reçu un agrément du ministère de la santé pour représenter les usagers dans les instances hospitalières et de santé publique.

Notre souci, au cours de cette mission, est d’interroger les acteurs au plus près du terrain pour s’assurer des conditions dans lesquelles la loi du 22 avril 2005 sur les droits des malades et la fin de vie a reçu application. L’appréhension des malades cérébro-lésés et de leurs familles, aussi bien d’un point de vue médico-social et éthique étant au centre de nos préoccupations, votre témoignage nous importe beaucoup.

Mme Faure, vous avez la parole.

Mme Monique Faure : Je vous remercie de nous permettre de faire entendre la voix de victimes de lésions cérébrales acquises et de leurs familles. Mon exposé repose sur le témoignage des victimes et familles qui nous ont sollicités et sur notre longue expérience de terrain, au cours de laquelle nous avons côtoyé au quotidien souffrance et situations de détresse.

Je commencerai par vous présenter notre association et le public accueilli. Notre association laïque, relayée sur le territoire par une vingtaine de délégations, écoute, soutient, informe, documente et assiste depuis 23 années, de la phase initiale à la phase de réinsertion socio-professionnelle et même au-delà, tant les victimes de lésions cérébrales acquises, d’origine traumatique et d’origine non traumatique (victimes d’AVC, d’anoxie cérébrale, de séquelles de maladies dont les lésions tumorales) proches en termes de dépendance et de besoins, que leurs familles, dans les domaines sanitaire, social et juridique, en collaboration avec des professionnels spécialisés.

Les personnes que nous accueillons, de tous âges, peuvent en fonction de la gravité des séquelles être classées en quatre groupes :

– handicap léger (bonne récupération et bonne réinsertion socio-professionnelle) ;

– handicap modéré (personne indépendante) ;

– handicap sévère (personne dépendante) ;

– handicap plus sévère (états végétatifs chroniques et états pauci-relationnels).

Au total, on peut donc parler non pas de malades en fin de vie mais de malades chroniques. Pour ces personnes, sorties du coma sans atteindre la phase d’éveil permettant une relation avec le monde extérieur, on ne parle de chronicité qu’au-delà d’un certain délai, indicatif, variable en fonction de la pathologie causale.

J’en viens aux craintes des victimes et des familles quant à cette mission d’évaluation. La mission d’évaluation qui vous a été confiée inquiète les personnes handicapées cérébrolésées en capacité de faire connaître leur position ainsi que les familles, qui redoutent une éventuelle évolution de la loi, soit en d’autres termes, un glissement vers l’interdit. Elles ont l’impression que l’on tente subtilement de franchir une étape, celle de la dépénalisation de l’exception d’euthanasie pour arriver ultérieurement à la dépénalisation de l’euthanasie et du suicide assisté. Pour les familles votre mission a un caractère anxiogène.

Quel regard les victimes et les familles portent-elles sur la loi du 22 avril 2005 ? La mission d’évaluer cette loi mal connue voire méconnue, mal interprétée et par voie de conséquence, mal appliquée depuis 3 ans, est une tâche délicate.

En ce qui nous concerne, cette évaluation nous paraît difficile avant que les démarches essentielles au plan national pour faire connaître la loi au grand public et pour sensibiliser et former les professionnels de santé n’aient été mises en œuvre, mais aussi avant que des directives claires et précises n’aient été élaborées et diffusées à l’endroit des professionnels de santé, en ce qui concerne son application et les recommandations éthiques qui y sont liées.

Il n’est pas acceptable que l’ignorance de certains professionnels de santé et de la population dans le domaine qui nous occupe et nous préoccupe, entraîne des situations dramatiques qui nourrissent les tempêtes médiatiques.

Avant toute démarche, il nous apparaît impératif de mettre en place :

– des actions pédagogiques qui ne soient pas de simples actions de communication, à l’endroit de la population dont l’ignorance dans le domaine qui nous occupe est notoire, pour expliquer le contenu de la loi, la culture palliative et faire connaître l’existant, c’est-à-dire les structures spécialisées dans les régions. Cette démarche permettrait de combler le déficit abyssal d’information dont souffre cruellement la population et d’éradiquer, autant que faire se peut, les inégalités d’accès aux soins palliatifs afin de faire disparaître au plus vite, dans une société qui prône l’égalité des droits et des chances, la mort à deux vitesses. Cette démarche contribuerait également à sensibiliser la population au devoir d’humanité qui est le sien car la mort inéluctable est le terme normal d’une vie : nous ne devons pas nous dérober et redouter la période qui la précède, qui a du sens et doit être mise à profit par la famille pour entourer le malade, dire combien il compte, dire son amour, le traduire par des gestes, autant de manifestations d’affection et de tendresse qui apaisent, et enfin pour dire au revoir. Ces actions pédagogiques pourraient se décliner sur le plan national sous la forme de spots télévisés et d’émissions médicales d’information télévisées, accessibles à tous.

– des actions pédagogiques à l’endroit des professionnels de santé des secteurs hôpital-ville, confrontés dans leur activité aux fins de vie, pour les sensibiliser et les former à la culture palliative et notamment la diffusion d’un guide des bonnes pratiques et des recommandations éthiques liées à l’application de la loi du 22 avril 2005. Cette formation aux soins palliatifs des professionnels de santé doit être rendue obligatoire, car il est aberrant que des professionnels ayant à prendre en charge la souffrance de malades ou de personnes âgées, en fin de vie, ne soient pas formés à la culture palliative.

– une politique ambitieuse de prévention des fins de vie difficiles concrétisée par un solide renforcement de l’existant de la filière palliative hôpital-ville, pour remédier à l’insuffisance de l’offre actuelle. Il est nécessaire de dégager les fonds nécessaires à la mise en place de cette politique ambitieuse, aux fins d’assurer un maillage territorial de l’offre hôpital-ville satisfaisant, c’est-à-dire à l’échelle des besoins. À ce titre, nous espérons que le plan de développement des soins palliatifs annoncé le 13 juin dernier par Monsieur le Président de la République permettra un rattrapage satisfaisant.

– qu’un terme soit mis aux pressions administratives dont les services de soins palliatifs font l’objet, induites par le système de la T2A, car la période qui précède la mort ne se chronomètre pas et ne peut pas rentrer dans des standards. La tarification à l’acte ayant induit des effets pervers dans certains domaines, il convient d’y remédier, en mettant en place des outils de contrôle du bien fondé des actes pratiqués dans les services et en sanctionnant financièrement les mauvaises pratiques et les abus éventuels. Les professionnels de santé n’ont pas pour mission de faire du chiffre mais de dispenser des soins proportionnés et de soulager les souffrances.

– une promotion du bénévolat d’accompagnement.

– des actions de formation pointues en soins palliatifs et en éthique, à l’endroit de tous les futurs professionnels de santé des filières sanitaire et médico-sociale. Marie de Hennezel a accompli un travail remarquable pour diffuser la culture palliative et sensibiliser tous les acteurs de la santé ainsi que les décideurs et financeurs. Il est regrettable que les propositions qu’elle avait faites, en son temps, n’aient été que peu suivies.

En résumé, il est difficile d’évaluer une loi qui n’a pas été accompagnée de mesures pour la faire connaître et l’appliquer et avant de lui avoir laissé le temps suffisant de faire ses preuves.

Ce n’est qu’après avoir mis en place, au plan national, des actions de sensibilisation et de formation et lorsque l’on disposera d’un recul suffisant pour dresser un constat, par professionnels et usagers, et pour faire établir un rapport par un observatoire, qu’il sera possible de se prononcer sur les éventuelles faiblesses de la loi tout en gardant présent à l’esprit que trop de lois, tue la loi.

S’agissant de l’interprétation de la loi les victimes et les familles prennent position à partir d’un vécu et non d’un imaginaire. Ils refusent toute obstination thérapeutique déraisonnable, en phase initiale de l’accident. Les familles font confiance au professionnalisme, aux bonnes pratiques et aux valeurs éthiques des réanimateurs. Leurs attentes sont :

– une prise en charge du malade en réanimation transparente et rigoureusement encadrée (respect des bonnes pratiques, recommandations éthiques, traçabilité des actes, critères de prise de décision, respect procédure collégiale) ;

– l’introduction obligatoire de la culture palliative dans tous les services de réanimation où il semble qu’elle fasse parfois défaut ;

– une meilleure prise en charge de la famille avec la diffusion d’une information en termes simples et accessibles, et la répétition des informations car le choc émotionnel subi ne permet pas d’entendre toutes les paroles médicales ;

– une écoute attentive de la famille pour lui permettre d’exprimer sa position, ses inquiétudes, sa souffrance.

Nous souhaitons également qu’à l’instar de ce qui se pratique dans certains services, on remette à la famille un livret d’information explicitant l’organisation de la prise en charge du patient, incluant une liste des questions fréquentes et des réponses adaptées, des conseils à la famille, et un glossaire des mots couramment utilisés dans le service (coma, état végétatif, intubation, œdème, pression intracrânienne, tronc cérébral).

Pour les patients maintenus artificiellement en vie, nous demandons, après décision collégiale d’arrêt de traitement disproportionné, la conclusion d’un accord thérapeutique entre la famille et les professionnels de santé – la famille voulant avoir l’assurance que le malade ne souffrira pas, qu’il n’y aura pas de clonies. Cet accord devra être précédé d’une préparation de la famille afin d’éviter de faire naître un sentiment de culpabilité, cette dernière se sentant responsable de la décision.

Face à ces situations extrêmement complexes et douloureuses, il ne faut pas exclure l’hypothèse de familles en faveur d’un acharnement thérapeutique déraisonnable pour des raisons que nous n’avons pas à juger. Une question se pose donc : une société qui se veut humaine a-t-elle le droit de détruire psychologiquement ces familles en faisant prévaloir l’avis médical sur l’avis familial ? Notre réponse est non car on ne peut pas contraindre une famille à cautionner un acte qu’elle réprouve.

S’agissant des personnes en état végétatif chronique ou en état pauci-relationnel, deux catégories de personnes dont l’état est stabilisé, qui sont alimentées et hydratées par sonde entérale, qui ne sont pas en fin de vie mais malades chroniques, (certains étant peu médiqués), toutes les familles que nous connaissons sont unanimement opposées au retrait de la sonde gastrique.

Les familles respectent la position de chacun mais ne veulent pas que d’autres qui n’ont peut-être jamais été confrontés personnellement à ce type de situation, parlent en leur nom et décident à leur place du devenir de leur parent. Elles assument de façon remarquable, avec beaucoup d’amour et de dévouement, la prise en charge à domicile d’un proche ou son accompagnement en institution qu’elles souhaitent poursuivre jusqu’au terme naturel de la vie de l’intéressé, sans avoir à redouter qu’un tiers ne vienne commettre, à leur insu, un geste aux conséquences irréversibles. La vie est digne jusqu’au bout, c’est le regard de l’autre qui la juge indigne parce que la personne ne répond pas à la norme. La dignité n’est pas liée à l’état de santé ou à l’état physique d’une personne. Les familles estiment que la décision leur revient et que nul ne peut se substituer à elles.

Toutefois, les familles demandent qu’en cas de complications sévères, leur proche ne fasse pas l’objet obstination thérapeutique déraisonnable.

J’en viens à la position de cette population quant à l’euthanasie, au suicide assisté et à l’exception d’euthanasie et aux dégâts collatéraux occasionnés par les battages médiatiques.

Depuis 23 ans, on ne compte pas une seule demande d’euthanasie ou de suicide assisté parmi les victimes de lésions cérébrales acquises et les familles accompagnées. Les victimes et les familles que nous connaissons sont opposées à la dépénalisation de l’euthanasie, au suicide assisté et à l’exception d’euthanasie. Elles estiment que les intérêts d’une minorité, souvent bien portante, souhaitant exercer pleinement ses libertés individuelles dans des situations nécessitant l’intervention d’un tiers professionnel de santé, investi du droit de tuer autrui qui serait accordé par le législateur, ne peuvent prévaloir sur les intérêts du plus grand nombre.

Les libertés individuelles de chacun ne sont pas sans limites. Le rôle d’un État démocratique s’appuyant sur les valeurs d’égalité, de fraternité, de solidarité est de fixer ces limites afin de protéger le plus grand nombre, notamment les plus vulnérables.

La barrière de l’interdit de tuer doit être maintenue. Or, introduire une exception d’euthanasie reviendrait à lever cet interdit.

En résumé, la loi doit prendre en compte des situations générales, pas des situations particulières.

Notre société n’a pas su anticiper et mettre en œuvre les moyens nécessaires pour répondre aux besoins de prise en charge des fins de vie difficiles, des personnes malades pour lesquelles il n’y a plus d’espoir et des personnes âgées arrivées au terme naturel de leur vie. Mais cette lacune, mise aujourd’hui en évidence par une insuffisance de l’offre de soins palliatifs, justifie-t-elle le recours à l’euthanasie ou au suicide assisté pour en terminer avec celui qui, en demandant qu’on l’aide à mourir et dont il convient de décrypter la demande qui n’est souvent qu’un appel au secours, trouble les consciences, rappelle que la médecine à des limites ?

N’y a-t-il que l’euthanasie et le suicide assisté pour venir en aide à ces personnes en souffrance. Non ! La majorité de la population ignore l’existence des réseaux de soins palliatifs hôpital-ville mis en place pour accueillir les personnes malades ou âgées, en fin de vie, et leur permettre le passage d’une rive à l’autre, sans souffrances, sans abandon et dans la dignité. Il n’est pas acceptable que, trois ans après son lancement, le service téléphonique « Accompagner la fin de vie » dont le numéro azur est le 0811 020 300, ouvert aux malades, aux familles qui ont un proche en fin de vie, et aux professionnels, soit toujours inconnu du grand public.

Il est également nécessaire de mettre en valeur la médecine palliative, qui n’est pas une « sous-médecine » ainsi que le travail remarquable accompli par les équipes soignantes pluridisciplinaires, qui respectent la volonté du malade, mettent tout en œuvre pour soulager ses souffrances et l’accompagner avec beaucoup d’humanité, et par les bénévoles d’accompagnement, investis dans cette filière palliative qui font montre d’humanité, de solidarité et de fraternité.

Il ne peut pas y avoir, dans notre société démocratique, deux catégories de Français : une minorité qui connaît l’existant en matière de soins palliatifs et la grande majorité qui ignore tout de ce dispositif. Les pouvoirs publics doivent s’attacher à corriger cette injustice.

Il faut s’interroger sur la motivation des demandes d’euthanasie ou de suicide assisté, sur le franchissement de l’interdit par un professionnel de santé et sur les déviances possibles.

Du point de vue de la famille, la demande de l’entourage de faire cesser la souffrance du malade ne cacherait-elle pas plutôt un besoin de faire cesser sa propre souffrance ? La famille souhaiterait-elle se libérer d’une situation qu’elle ne supporte plus et qui l’empêche de mener une vie normale ?

Du point de vue du patient, le malade en état de faiblesse a-t-il le sentiment d’être une charge pour sa famille, de ne plus exister aux yeux des autres ? Ferait-il l’objet de pressions ou de manipulations ? Sa demande est-elle motivée par des souffrances mal soulagées, une dépression mal traitée ?

Du point de vue des professionnels de santé, l’acte euthanasique pratiqué par un professionnel de santé, interdit par dispositions législatives et réglementaires, cacherait-il une incompétence de ce professionnel non ou mal formé à la culture palliative, une souffrance personnelle, une lassitude, un découragement, une pression des familles, un abus de pouvoir, une volonté de se débarrasser du patient devenu gênant, des pressions administratives, des pulsions mortifères ?

Les déviances à craindre sont de toute nature y compris économiques, induites par une logique comptable qui prendrait le pas sur les valeurs éthiques. Les Professeurs Lucien Israël et Bernard Debré les ont évoquées et ont mis en garde notre société. Certaines dérives ne sont pas à exclure dans notre société égoïste et individualiste où certains n’entendent pas consacrer un peu de leur temps pour s’occuper d’un proche malade ou âgé, dépendant ou en fin de vie, où l’on ne parle que de performance, de contraintes budgétaires, où la culture du jeunisme s’inscrit en filigrane, où tout ce qui ne répond pas à la norme dérange, où les malades, les personnes handicapées, les personnes âgées devenues improductives coûtent cher à la collectivité. Mais le devoir d’une société solidaire, fraternelle et humaine est de protéger les plus vulnérables, pas de les tuer.

Un acte d’euthanasie, c’est-à-dire qui met délibérément un terme à la vie n’est pas un acte médical. Le rôle des médecins est de soigner jusqu’au bout, pas de tuer. La dépénalisation de l’euthanasie, du suicide assisté ou de l’exception d’euthanasie équivaut à une destruction de l’image et de la crédibilité de la médecine et de la relation de confiance entre le patient et son médecin.

Puisque la loi est faite pour le plus grand nombre et non pour des cas particuliers, pourquoi introduire une exception d’euthanasie qui ferait voler en éclats l’interdit de tuer ?

La dignité n’est pas une notion de droit. La vie est digne jusqu’au bout et c’est le regard de l’autre qui la juge indigne. Le Professeur Lucien Israël, éminent cancérologue, déclarait que « l’argument de la dignité a pour objet de préserver le confort des survivants » et s’élevait contre « cette fausse solidarité de ceux qui veulent apparaître comme de grands humanistes ».

Une grande confusion des mots et des pratiques obscurcit les esprits. Il est nécessaire de clarifier les mots et les situations, afin de lever la confusion et de rassurer la population en expliquant que l’euthanasie est l’acte délibéré de donner la mort à autrui par l’administration d’un produit létal ; que le suicide assisté consiste à aider quelqu’un à se donner la mort en mettant à sa disposition un produit dont l’absorption sera mortelle ; que ce sont deux moyens de mettre fin à une vie qui engagent l’intervention d’un tiers ; que derrière l’expression "aider à mourir", se cache un acte de suicide assisté et non comme certains le croient, une prise en charge médicale visant à soulager les souffrances du patient et à l’accompagner jusqu’au bout avec humanité ; qu’une fin de vie digne jusqu’au bout, sans souffrances, sans abandon, accompagnée, est possible, sans avoir recours à l’euthanasie, dans le cadre d’une prise en charge assurée par les professionnels de santé du réseau de soins palliatifs hôpital-ville où des soins adaptés sont dispensés pour soulager les souffrances du patient et lui assurer un accompagnement de qualité jusqu’à la fin.

Les médecins bien formés à la prise en charge de la douleur chez les personnes en fin de vie (cancérologues, médecins de soins palliatifs, …) affirment que toute douleur est maîtrisable. Alors, derrière des douleurs non soulagées, se cacherait-il un défaut de formation, une incompétence, voire une absence de prise en charge ?

Il est important d’expliquer à l’opinion publique la différence d’enjeu sur le plan éthique entre soulager la douleur d’une personne en fin de vie au risque d’accélérer sa mort mais sans intention de la donner et administrer un produit mortel pour mettre délibérément et brutalement fin à une vie.

Quelle est la position de la population concernant l’euthanasie ? Il est évident que personne ne veut terminer sa vie seul, abandonné, dans d’atroces souffrances et que chacun souhaite être « aidé à mourir » c’est-à-dire bénéficier d’une prise en charge médicale de ses souffrances et être accompagné avec humanité. Il n’est donc pas étonnant que la grande majorité des Français se prononce en faveur d’une aide à mourir mais il serait intellectuellement peu honnête d’en conclure qu’ils sont en faveur de l’euthanasie.

La population est victime d’un déficit abyssal d’information sur l’organisation des soins en fin de vie et l’offre actuellement mise en place. Cette carence ne lui permet pas de se déterminer de façon rationnelle et jusqu’à présent, force est de reconnaître qu’il n’a été fait appel qu’au registre des émotions. Il appartient à chacun, après information et mûre réflexion, de se déterminer.

J’ai pu constater après les actions médiatiques que nous avons connues il y a quelques années, l’ignorance de la population qui se positionnait dans la confusion la plus totale et en fonction du poids de ses émotions. Alors qu’une pétition en faveur de la dépénalisation de l’euthanasie circulait, nous avons rédigé une pétition contre la dépénalisation de l’euthanasie et, pour nous assurer que les termes étaient clairs et accessibles à tous, j’ai demandé à un de mes amis, docteur en droit, d’en faire lire le texte à un tiers, en l’occurrence son employée de maison, et de recueillir, avec son regard de juriste, l’avis de cette personne. La réponse a été surprenante. Après lecture du texte qui était l’antithèse de la pétition en faveur de l’euthanasie, la personne a déclaré "j’ai déjà signé cette pétition" faisant référence à la pétition en faveur de l’euthanasie...

Pensant qu’il s’agissait peut-être d’un cas isolé, j’ai interrogé quelques commerçants qui avaient accepté de mettre la pétition en faveur de l’euthanasie dans leur magasin à disposition de la clientèle et là encore, les réponses ont été surprenantes. La méconnaissance du sujet était manifeste et il était évident que confusion et émotion avaient présidé à ses décisions.

Il faut prendre garde que derrière la compassion qui pourrait être invoquée pour échapper à la sentence, ne se cachent des déviances inavouables – pulsions mortifères, incompétence en matière de prise en charge palliative, incapacité de résister aux pressions des familles, ….

Il est juste que tout citoyen qui a commis un crime ait à en répondre devant la justice et soit sanctionné, même si l’on peut entendre les difficultés qui ont conduit à cet acte de désespoir. L’opinion publique ne comprendrait pas pourquoi quelqu’un qui commet un délit serait jugé et sanctionné alors que quelqu’un qui commet un homicide, donc un meurtre ou plus exactement un assassinat puisqu’il y a préméditation, bénéficierait d’un non lieu ou d’un acquittement. Ne pas sanctionner serait encourager ces actes euthanasiques.

La démarche du procureur général de Versailles qui a fait appel de l’acquittement d’une mère qui a tué sa fille souffrant d’un handicap moteur cérébral, refusant un verdict qui pourrait être pris « comme un encouragement à l’atteinte volontaire à la vie des personnes handicapées qui méritent notre protection et notre soutien », a rassuré les familles.

On peut comprendre le profond désarroi et la grande souffrance de cette mère mais notre société a le devoir de protéger les plus vulnérables, la raison devant l’emporter sur l’émotion.

L’épuisement physique et psychique des aidants familiaux contraints de prendre en charge à domicile une personne lourdement handicapée en raison de l’insuffisance de l’offre, peut être la source d’un profond désarroi et d’une grande souffrance les conduisant à la dépression, au suicide ou à un acte d’euthanasie sur la personne vulnérable.

Afin d’éclairer les magistrats sur l’application de la loi du 22 avril 2005, il serait souhaitable que des actions de sensibilisation et de formation soient mises en place par la Chancellerie. Toutefois, nous sommes très attachés à l’indépendance des juges et nous ne sommes pas favorables à une instance qui serait chargée d’éclairer les magistrats sur les affaires à traiter, ces derniers ayant la possibilité de faire appel à des experts si nécessaire.

Les campagnes médiatiques que nous avons connues ont occasionné des dommages collatéraux tant chez les blessés crâniens qu’au sein des familles. Certains médias devraient se montrer responsables et prendre conscience des conséquences délétères engendrées par leurs pratiques. Les familles qui ont connu une épreuve douloureuse ou qui la traversent au moment où la tempête médiatique déferle, ne souhaitent pas qu’on ravive des souvenirs douloureux qu’elles essaient d’oublier. Elles estiment que les personnes malades ou handicapées ne sont pas des « bêtes de scène » mais des citoyens à part entière qui méritent notre respect.

Le témoignage du père d’un jeune traumatisé crânien dépendant en fauteuil roulant que je vais vous rapporter, illustre les répercussions négatives, source de grande détresse, induites par ces emballements médiatiques. Lorsque les médias se sont emparés de l’affaire de Berck, le jeune homme, qui a perdu l’usage de la parole, écoutait les informations en présence de son père. Appelant l’attention de ce dernier par des sons, il s’est exprimé par gestes. Il a passé sa main sous son menton puis agité son doigt en signe de désapprobation pour faire comprendre à son père qu’il ne voulait pas qu’on le supprime mais qu’il voulait vivre malgré son handicap sévère car l’amour manifesté par son entourage lui avait redonné le goût de vivre.

Au regard des règles d’éthique et de déontologie qui régissent la profession de journaliste, on peut s’interroger sur le rôle des médias qui diffusent des informations partielles qui donnent une vision erronée d’une affaire, en jouant sur le registre de la peur, de l’émotion, de la pitié. Nous attendons que les médias remplissent leur rôle, qu’ils donnent une information complète et objective et qu’ils vérifient la véracité des informations recueillies avant de les diffuser. Le fait de ne présenter toujours qu’un seul point de vue est révélateur d’un traitement médiatique des affaires peu objectif et peu équitable. Nous demandons au CSA de surveiller ces inégalités de traitement et de prendre les mesures qui s’imposent pour y mettre un terme.

Cette façon de traiter les affaires, laisse entendre à l’opinion publique que d’interminables souffrances accompagneront notre fin de vie alors que les services de soins palliatifs permettent aux personnes en fin de vie de s’éteindre doucement, dignement et accompagnées.

Il faut que les Français qui souffrent d’un déficit d’information colossal sachent que les services de soins palliatifs ne sont pas des lieux où l’on prolonge la souffrance des personnes en fin de vie comme certains le croient mais où l’on respecte la volonté du patient et où l’on met en place une prise en charge de ses souffrances physiques et psychiques et un accompagnement à visage humain du patient et de sa famille.

En conclusion, la loi du 22 avril 2005 qui a harmonisé les dispositions législatives et réglementaires, protégé les malades et les personnes âgées en fin de vie et mis le corps médical à l’abri de la judiciarisation pour non-assistance à personne en danger, doit faire ses preuves avant une éventuelle révision.

Nous sommes conscients que certaines situations complexes sont difficiles à gérer pour les médecins et les soignants mais nous faisons confiance à leur professionnalisme, à leurs bonnes pratiques et à leurs valeurs éthiques.

Nous estimons que les principes introduits par la loi du 22 avril 2005 – droit du malade en fin de vie de refuser un traitement et l’obligation faite au médecin de respecter sa volonté, obligation du médecin de mettre en place des soins palliatifs pour soulager les souffrances et directives anticipées – rendent les demandes d’euthanasie, de suicide assisté et d’exception d’euthanasie sans objet.

Quant aux personnes qui veulent maîtriser les conditions de leur mourir et anticiper leur fin de vie, leurs revendications n’entrent pas dans le champ de la médecine comme le soulignent les sociétés savantes qui estiment que l’acte de donner la mort, même exceptionnel, ne relève pas de la mission d’un médecin.

Nous devons respecter la vie, l’accompagner jusqu’au bout avec humanité, solidarité et fraternité et accepter la finitude, c’est-à-dire la mort.

Les Français qui, alors qu’ils étaient actifs, ont participé au développement économique du pays et ont cotisé toute leur vie à l’assurance maladie, méritent, quand ils deviennent improductifs et dépendants et représentent une charge financière pour la collectivité, un meilleur traitement de leur fin de vie qu’une euthanasie. L’État garantit un droit d’accès aux soins pour tous et par conséquent doit mettre en place les moyens d’assurer à chaque citoyen une fin de vie digne.

Quant aux personnes handicapées et leurs familles, tout ce qu’elles demandent, ce n’est pas le droit de mourir dans la dignité mais le droit de vivre dans la dignité, en disposant des ressources suffisantes, des aides humaines nécessaires pour leur maintien à domicile et des structures d’accueil adaptées en nombre suffisant quand le retour à domicile n’est pas possible.

Les valeurs démocratiques structurantes de notre société n’ont pas à être remises en cause pour servir les intérêts d’une minorité qui entend exercer sans restrictions ses libertés individuelles. On ne peut au titre des libertés et intérêts particuliers ébranler les valeurs fondamentales de notre société en autorisant un tiers, professionnel de santé, à pratiquer un acte, même exceptionnel, qui abolirait l’interdit de tuer.

Nous ne sommes donc pas favorables à une éventuelle révision de la loi du 22 avril 2005 avant qu’elle n’ait été pleinement mise en pratique et qu’elle n’ait fait ses preuves et nous sommes opposés à la dépénalisation de l’euthanasie, de l’aide au suicide et de l’exception d’euthanasie. Il est pour nous fondamental de maintenir l’interdit.

J’en terminerai en rappelant la position, à laquelle nous adhérons, du Conseil National de l’Ordre des Médecins qui estime que « la transgression de l’interdit par la loi serait une régression majeure de notre société dans sa conception de l’Homme et du respect dû à la vie ».

M. Jean Leonetti : Je vous remercie pour vos propos qui ont au moins le mérite de la clarté.

L’évaluation d’une loi permet aussi de constater qu’elle est mal appliquée, de se demander ce que l’on pourrait faire pour qu’elle s’applique mieux et elle n’entraîne donc pas obligatoirement une modification en profondeur du texte.

Je souhaite vous poser une question difficile parce qu’elle renvoie à l’histoire de chacun d’entre nous : au fond, la médecine, parce qu’elle est performante, entraîne des améliorations de la qualité de vie mais aussi des situations plus difficiles qu’elles ne l’étaient antérieurement. Ainsi, nombre de personnes aujourd’hui cérébro-lésées n’auraient pas survécu à leur traumatisme crânien il y a vingt ou trente ans. Dans ces situations, la loi introduit un concept difficile à appliquer, même s’il est facile à comprendre, qui est de ne pas aller au-delà du raisonnable. Dans la pratique, il est bien difficile de dire si l’on va trop loin ou pas assez loin : il y a une vie, il y a un pronostic et on ne sait pas exactement quelle situation découle de la réanimation. Ne pensez-vous pas que, si le pronostic progresse, certaines situations, en particulier des états végétatifs chroniques, pourraient être évitées ? Que l’on pourrait ne pas aboutir un acharnement thérapeutique – que je ne condamne pas car il découlait peut-être jusqu’ici du fait que les médecins ne disposaient pas des critères leur permettant d’affiner leur pronostic ? En d’autres termes, considérez-vous abusif ou anormal que la loi condamne l’obstination déraisonnable et que, dans certains cas antérieurs, l’acharnement thérapeutique de la réanimation ait conduit à des situations dramatiques, alors que l’on aurait pu y renoncer car elle a finalement débouché sur une vie « artificielle » ?

Mme Monique Faure : Les familles ne sont pas favorables à l’acharnement thérapeutique en réanimation. Mais chaque cas est un cas d’espèce.

M. Jean Leonetti : Lorsque l’on voit des personnes dans un état totalement végétatif sans relation avec l’extérieur, privées de l’audition, de la vue, de la possibilité de bouger, maintenues artificiellement en vie, ne considérez-vous pas que, si cela avait été prévisible, il eût été préférable de renoncer à les réanimer ?

La mère de Rémy : Ce que nous avons vécu va dans ce sens : c’est en amont, en réanimation, qu’il faudrait parvenir à disposer de paramètres affinés, permettant d’apprécier quels seront les dégâts ultérieurs et de savoir prendre ainsi la décision raisonnable. Ensuite, une fois que le proche est là, la famille doit assumer.

Le père de Rémy : Je suis tout à fait d’accord. Mais dispose-t-on aujourd’hui des marqueurs nécessaires à une évaluation scientifique ? Plus généralement, ne s’agit-il pas ici de droit privé et de procédure interne ? Est-il possible de légiférer sur une décision qui reste technique ? Pour l’avoir vécu, je vois mal comment un médecin réanimateur, qui est particulièrement occupé à essayer de maintenir la personne en survie, pourrait à la fois interroger la famille et évaluer la situation d’une manière relativement objective. On s’en rapproche néanmoins quand il y a un dialogue fructueux et objectif avec la famille. Cela nous a manqué, nous vous l’expliquerons tout à l’heure, parce que l’information demeure un peu la chasse gardée des médecins, qui sont des techniciens, des professionnels, et parce que le dialogue intervient souvent a posteriori.

Vous souhaiteriez que l’on puisse, dans un laps de temps limité, évaluer en amont puis décider. J’ignore si la technique permet aujourd’hui le faire de façon précise. Peut-être faudra-t-il encore attendre une génération. Mais j’insiste, si l’on veut progresser en ce sens, pour qu’un dialogue puisse s’établir avec les familles afin que la décision soit prise de manière collégiale et que la volonté de la famille l’emporte.

Pour notre part, si nous avions disposé d’indicateurs plus réalistes, peut-être aurions-nous pris d’autres décisions que celles que nous avons prises. Mais l’on parle bien à chaque fois d’un contexte particulier qui, pour moi, relève de la sphère privée, de l’hôpital, du médecin et de son éthique, du dialogue avec la famille. Il me paraît donc difficile d’encadrer ces pratiques de manière législative.

M. Jean Leonetti : Ce dont que je vous parle ne relève pas d’une modification de la loi mais simplement de l’application de la loi actuelle, qui permet d’arrêter les traitements disproportionnés et inutiles dont le seul but est le maintien artificiel en vie, même si cet arrêt a pour conséquence le décès du patient. Et la décision est bien prise de façon collégiale, après avoir recueilli l’avis de la famille, que l’on ne fait pas décider à partir d’éléments scientifiques et techniques car ce serait lui faire porter un poids démesuré. En revanche, on ne peut pas aller à l’encontre de cette volonté. Autrement dit on ne demande pas à la famille si l’on doit ou non arrêter la réanimation, on lui explique qu’elle est devenue inutile, qu’on ne peut pas sauver le patient et que l’on va logiquement arrêter, après avoir pris son avis, un traitement qui est lui-même devenu inutile ou disproportionné. Enfin, même si cela ne vous concerne pas, dans les maladies chroniques, on peut recueillir l’avis du patient sous la forme d’une directive anticipée, dont le médecin doit tenir compte.

Telle est la réalité d’aujourd’hui. Je ne dis pas que prendre cette décision est facile, et il est bien évidemment impossible de la prendre a posteriori : lorsque la personne est là, quand bien même elle est dans un état pauci-relationnel, prendre la décision d’arrêter la vie c’est prendre la décision de tuer. Ce n’est évidemment pas la même chose que prendre, en amont, au vu du pronostic, la décision d’arrêter le traitement : dans ce cas, il s’agit d’une décision prise de manière éthique, posée et réfléchie.

Les marqueurs de pronostic sont meilleurs aujourd’hui qu’il y a dix ans, ils seront encore meilleurs dans dix ans et l’on nous a dit qu’il y aurait probablement dans l’avenir moins de cas de ce genre, parce que, grâce à des IRM particulières, associées à d’autres examens, on affine le pronostic cérébral et l’on arrête le traitement lorsqu’il apparaît disproportionné par rapport à la vie que l’on va offrir à la personne.

On n’a donc pas besoin de modifier la loi pour obtenir cet élément de décision et il est probable que les instruments au service de la décision seront de plus en plus fiables, ce qui permettra d’éviter des situations qui sont absolument impossibles à gérer par l’élimination de la personne a posteriori mais qui peuvent être évitées en amont, lorsque l’on considère que les gestes de réanimation aboutissent à une impasse médicale et humaine.

La mère de Jean-Michel : Lorsque l’on se trouve dans une telle situation, il y a des aspects affectifs et d’urgence que l’on ne gère pas immédiatement : on ne pense qu’à une chose, que notre malade aille mieux.

Vous oubliez par ailleurs que nous n’avons jamais été confrontés à une telle situation et que nous ne comprenons pas les termes qui sont utilisés par les médecins. Nous sommes donc obligés d’aller chercher de la documentation, ce qui prend du temps. Et ce n’est pas en quarante-huit heures que l’on parvient à assimiler les termes techniques dont on nous abreuve dans les services de réanimation. C’est aussi une difficulté de la gestion des situations d’urgence.

M. Jean Leonetti : C’est une réalité, mais l’objectif poursuivi n’est pas de renvoyer les familles chez elles pour qu’elles parviennent à décoder ce qui leur a été délivré par le corps médical : celui-ci doit s’efforcer d’exprimer la situation de la façon la plus claire possible, y compris en faisant part de ses incertitudes. On ne demande pas au réanimateur de dire dès le premier jour si la personne va survivre, recouvrer une vie normale ou refaire du sport. Il peut s’exprimer en termes de pourcentage, envisager les séquelles, mais on ne peut pas lui demander de tout dire parce qu’il ne sait pas tout, pas plus qu’on ne peut demander à la famille de chercher sur Internet.

Tout ceci relève d’un cheminement, d’un dialogue et la loi explique bien que l’on ne fait pas peser la décision sur la famille mais qu’on lui doit l’information, en application d’ailleurs non pas de la loi de 2005, mais de la loi Kouchner de 2002.

La décision d’arrêter le traitement n’intervient pas forcément dans les premières vingt-quatre ou quarante-huit heures. En revanche, au-delà d’un mois, la vie végétative peut avoir repris mais pas la vie cérébrale. Dans ces situations, il paraît évident que si l’on doit arrêter les traitements disproportionnés il vaut mieux le faire avant que l’autonomie végétative ne vienne poser le problème de la vanité de la vie cérébrale et humaine.

Le père de Rémy : Il y aura toujours une incertitude et que se passera-t-il si, in fine, la famille s’oppose à l’arrêt d’un traitement ?

M. Jean Leonetti : Il n’y a pas, en France, de précédent de ce type. Dès lors que l’on s’inscrit dans un processus décisionnel et dans un cheminement à trois entre le malade, l’entourage et le corps médical, la décision de ce dernier ne saurait aller à l’encontre de la volonté de la famille. La collégialité médicale n’a d’ailleurs d’autre but que de s’assurer que le pronostic – scientifique et technique – est désespéré. La famille, elle, ne peut pas savoir, c’est donc le corps médical qui, au bout d’un certain temps, en arrive à la conclusion que l’action de réanimation qu’il est en train d’exercer est inutile. Il rencontre alors la famille afin de lui demander son adhésion à la décision d’arrêter un traitement. Il arrive que les familles s’y opposent et la décision est alors reportée. Vous l’avez dit, Madame, lorsqu’une famille apprend qu’un événement dramatique est survenu, son premier objectif est la survie du malade. Accepter la mort annoncée est une violence, qui entraîne parfois une révolte, mais aussi des demandes d’avis supplémentaires. Néanmoins, au bout d’un certain temps, lorsqu’elle a entendu plusieurs personnes lui dire « c’est perdu », la famille l’entend. Et si l’on cherche à arrêter le traitement au cours de cette période de révolte, on va à l’affrontement. Le corps médical doit donner le pronostic, le faire vérifier, le faire accepter par la famille et, lorsque cette dernière accepte l’idée que l’on est en train de faire des gestes inutiles, qui peuvent même entraîner une souffrance pour le malade, elle finit par adhérer à la décision proposée. Il peut donc y avoir des moments où les avis divergent, mais il n’y a pas finalement de désaccord entre le corps médical et la famille.

À plus long terme, c’est la situation inverse qui peut d’ailleurs se produire : la famille, par acceptation mais aussi par épuisement, demande que l’on arrête un traitement qui lui paraît inutile, voire inhumain. Cela peut également provoquer des tensions et se résout de la même façon par le dialogue. Et la famille ne décide pas de tout parce que, dans certaines circonstances, le corps médical protège le malade, inconscient et fragile, d’une famille qui n’est pas toujours bien intentionnée ou bien qui, parce qu’elle est épuisée, peut demander à ce que cela s’arrête pour éviter sa propre souffrance. Une telle demande n’est d’ailleurs pas illégitime, mais elle ne doit pas être suivie immédiatement d’effet. La loi doit donc être bien interprétée : ce n’est pas le corps médical ou la famille qui « l’emporte », mais la décision est prise au bout d’un dialogue.

M. Olivier Jardé : On peut aussi évoquer à ce propos les polymalformations du fœtus, qui sont parfois détectées à l’échographie et l’on propose à la mère un avortement thérapeutique qui est parfois refusé. Néanmoins, la réanimation est systématiquement refusée au moment de la naissance, ce qui entraîne le décès de ce fœtus.

J’ai connaissance d’un seul cas, à Glasgow, où la famille s’est opposée à la volonté du corps médical d’arrêter les soins : cela a abouti à un procès et, à l’issue d’une procédure d’expertise très longue qui a conclu que le traitement était inutile et n’avait pour objet que le maintien artificiel de la vie, la justice a tranché en faveur de l’arrêt des soins.

Mme Monique Faure : J’insiste sur le fait que l’expression « laisser-mourir » est vraiment très mauvaise. Elle a une connotation très négative car elle emporte l’idée qu’on va laisser choir le patient et qu’on ne lui apportera pas les soins lui permettant de terminer dignement.

M. Jean Leonetti : Pour expliquer qu’il ne s’agissait pas d’une loi qui « fait » mourir, j’ai utilisé il y a longtemps, pour expliquer qu’il ne s’agissait toutefois pas de laisser faire la mort naturelle, cette expression de « laisser-mourir », que l’on a assimilée à un abandon.

Mais cette loi, qui est peut-être mal interprétée et mal appliquée, dit deux choses : « pas de douleur et pas d’abandon », et fixe pour méthode dialogue permanent et transparence. Il convient bien sûr que nous évoquions certaines situations extrêmes, que nous nous préoccupions du fait que la justice ne connaît pas mieux la loi que le corps médical, mais ces éléments doivent être maintenus.

Une autre idée, qui ne s’applique pas aux patients chroniques que vous évoquez, est qu’en fin de vie, lorsque la souffrance est inacceptable, si le prix à payer pour la calmer est de raccourcir la vie, on l’accepte et l’on se fixe pour objectif l’arrêt des souffrances.

Mais vous, vous êtes dans des situations différentes. Je reprends l’exemple cité par Olivier Jardé : avant la naissance, la mère refuse l’idée que son enfant soit polyhandicapé, mais une fois qu’il est là, elle ne demande pas sa mort. On peut s’efforcer de faire en sorte que les choses ne se produisent pas, mais une fois qu’elles se sont produites, il faut aller au bout de la solidarité.

Un autre problème tient à l’autonomie du patient. Si une personne qui a toute sa conscience dit « je veux mourir », c’est une demande que l’on peut entendre. Mais chez quelqu’un qui présente des lésions cérébrales importantes, on est obligé de se demander si ces lésions ne perturbent pas la clarté de son jugement.

M. Michel Vaxès : Si la décision qui aurait pu être prise au début ne l’a pas été parce qu’il y avait une part de doute ou parce que la famille s’y refusait, avez-vous été confrontés à des situations dans lesquelles au bout d’un temps de douleur, la famille disait « maintenant, il faut arrêter » ?

La mère de Jean-Michel : Personnellement, je ne me le suis jamais dit. Mais je souhaite maintenant vous faire part de mon expérience.

Nous cotisons tous à l’assurance maladie. Le montant de nos cotisations est le même, quel que soit l’endroit où nous vivons. Chacun s’attend donc à recevoir la même qualité de soin partout en France ... Malheureusement c’est loin d’être le cas et aujourd’hui, en France, la qualité de votre prise en charge dépendra grandement de votre lieu de résidence !

Mon fils, Jean-Michel, papa d’une petite fille et grand frère d’Isabelle et David, a été victime d’un accident cérébral le 2 mai 2006 à l’âge de 37 ans.

Pris en charge avant de perdre connaissance à 15 heures, il est arrivé à l’hôpital de Laval vers 15 heures 30, puis il a été transféré à l’hôpital d’Angers, où quand il est arrivé, il était plus de 20 heures 30. Temps perdu, pourtant si précieux pour ce type de pathologies : près de 5 heures.

Cet angiome éclaté a entraîné un volumineux hématome hémisphérique droit avec inondation quadri-ventriculaire. Deux interventions d’évacuation de cet hématome ont été réalisées au CHU d’Angers, la première le 2 mai 2006 (nous sommes alors informés de son probable décès), la seconde le 3 mai 2006. Trois semaines après cet accident, il a été diagnostiqué en coma neurovégétatif.

Malgré notre chagrin, nous nous rendons vite compte que nous devons nous-mêmes faire les recherches afin de trouver un établissement pour accueillir Jean-Michel. Nous effectuons de nombreuses démarches personnelles. Nous transmettons aux équipes soignantes des trois établissements où notre fils a séjourné, toutes les adresses et numéros de téléphone de centres adaptés susceptibles de recevoir notre malade.

Nous refusons le placement de Jean-Michel dans un établissement de proximité, dit médicalisé, de long séjour pour personnes âgées, inapproprié. Dans ces établissements il n’y a ni médecin à demeure, ni kinésithérapeute pour assurer la kinésithérapie d’entretien. Notre malade ne sera pas mis au fauteuil, pas stimulé, il n’aura aucun soin adapté à son état dispensé par des professionnels formés à la spécificité de son handicap.

Ce placement consisterait à attendre le décès de Jean-Michel sans rien faire, sans pour autant lui apporter le confort qu’il est en droit d’avoir. Nous avons un sentiment d’abandon.

La prise en charge de Jean-Michel a été faite dans trois établissements différents. Nous rencontrons des difficultés structurelles et relationnelles. Ces structures ne sont pas adaptées pour les personnes en état végétatif chronique comme Jean-Michel.

De nouvelles demandes sont faites, mais encore une fois, nous nous rendons rapidement compte que les lits spécifiques à sa pathologie sont pratiquement inexistants.

Bien souvent, notre déception frise le désespoir.

Pas question de faire des demandes dans des établissements éloignés géographiquement de son domicile, donc de sa famille (c’est ce qui nous est répondu). Nous n’avons jamais été écoutés quant à ce choix familial, qui pour nous se réduit à : n’importe où pourvu que Jean-Michel soit bien, qu’il reçoive les soins adaptés à son état par des professionnels formés à la spécificité. On nous parle de cassure familiale ! La cassure familiale n’est pas l’éloignement de mon fils, je suis prête à le suivre en accord avec notre famille. La cassure familiale c’est de voir mon enfant rejeté, sans aucune dignité, c’est voir qu’on le traite comme un objet et non plus comme un être humain, c’est constater que les services hospitaliers font tout pour s’en débarrasser et ainsi éviter de se retrouver avec ce « poids mort » dans leur service. En contrepartie, on n’offre aucun choix adapté à notre malade.

Il nous apparaît alors clairement que trouver un lit adapté à la pathologie de Jean-Michel va être difficile et qu’après le séjour de notre malade à l’Arche, nous n’avons rien pour Jean-Michel, sinon un placement en structures inadaptées pour ce type de malades. Les services médicaux et sociaux ont tenté à plusieurs reprises de nous convaincre que les soins donnés dans ces établissements, sans médecin à demeure, sans kinésithérapeutes, sans personnels formés, etc. sont les meilleurs et les plus adaptés à sa pathologie.

Environ six semaines après son admission, l’Arche contacte l’hôpital de Laval pour lui demander de respecter son engagement conformément au courrier du 29 septembre 2006, et de reprendre Jean-Michel. Refus de Laval : pas de place pour lui, au vu de sa pathologie, trop lourde pour eux. Je rappelle le courrier signé par la direction de cet hôpital qui s’engageait à reprendre Jean-Michel.

Pour ces acteurs de la santé, la priorité n’est pas le bien être du malade mais les réalités administratives et le cynisme financier. L’évidence est là : Jean-Michel n’obtiendra pas lit de soins adaptés dans des établissements hors de son département. À ce jour, Jean-Michel se trouve toujours à l’Arche pour un temps limité puisqu’il s’y trouve en inadéquation.

Il nous faut maintenant trouver un lit dans une unité de soins dédiée aux personnes en état neurovégétatif. L’offre étant insuffisante dans la région, nous étendons nos recherches dans d’autres secteurs géographiques mais aussitôt il nous est rappelé que ces établissements reçoivent en priorité des malades du département ou de la région, mais pas des malades hors région, conformément à une directive ministérielle, ce que nous confirme l’ARH qui rappelle très régulièrement que les établissements ont pour mission d’admettre les patients domiciliés dans leur département ou région uniquement. Encore faut-il que nos départements ou régions soient pourvus en lits adaptés !

Nous vous parlons d’un homme que nous aimons, pas d’un numéro de dossier !

Grâce aux avancées de la médecine moderne l’espérance de vie des malades augmente. Mais aucun moyen n’a été mis en place pour les besoins de ces « nouveaux » patients victimes d’AVC, qui, il y a encore dix ans, n’auraient pas survécu. 

Il est urgent de mettre en place des unités de soins spécialisées de proximité et d’arrêter de diriger nos malades vers des lits de fin de vie, qui ne correspondent pas au besoin du malade et qui sont éloignés des services d’urgence et de leur famille.

Et je ne parle pas des placements à l’étranger, cautionnés par nos caisses primaires d’assurance maladie.

La prise en charge en milieu médicalisé spécialisé, adapté, n’est pas possible partout ; en Mayenne, par exemple, le département d’origine de mon fils, il n’y a aucun lit dédié. En Sarthe, seule une partie du département est pourvue. De plus les établissements que l’on nous présente comme adaptés n’assurent pas un suivi optimum de nos malades : faute de personnel on ne nous garantit ni la kinésithérapie d’entretien, ni la mise au fauteuil quotidien, un minimum selon nous.

Si nous synthétisons les réponses qui nous ont été apportées, il n’y a pas d’issue puisqu’il n’y a pas de lits dans le département et que, hors zone géographique, nous ne relevons ni du département, ni de la région.

En outre, deux observations épouvantables nous ont été faites. La première : « mais votre malade coûte cher ». La seconde : « votre malade n’est pas dans une unité adéquate il prend le lit d’une personne que nous pourrions réellement aider ». Devons-nous culpabiliser ? Notre malade est-il à sa place ? Que devons-nous comprendre ?

Aujourd’hui, je pense que des lits en nombre suffisant dans des structures disposant d’un personnel encadré et formé à la spécificité de la pathologie sont nécessaires et éviteraient que des malades soient dirigés vers des établissements non adaptés qui abrègent leur vie par des prises en charge qui ne respectent le cahier des charges.

Ce parcours du combattant peut conduire des familles épuisées psychologiquement à commettre un acte irréparable.

Par ailleurs, je m’interroge sur la loi du 22 avril 2005 relative aux droits des malades et à la fin de vie, qui met l’accent sur les bonnes pratiques en fin de vie : droit du malade de refuser un traitement, droit aux soins palliatifs pour soulager la douleur, non-acharnement thérapeutique et soins proportionnés. Combien de malades ont accès à cette forme de soins ? N’en revenons-nous pas à chaque fois à un manque criant de lits dit de soins adaptés avec des soignants formés à la pathologie de nos malades ?

Puisque la médecine a les moyens de répondre aux besoins des malades en fin de vie, pourquoi vouloir introduire un droit de tuer autrui ?

Ne prend-on pas le problème par le mauvais bout ?

Avant de se poser la question du droit à mourir dans la dignité ne devrait-on pas d’abord régler celle du droit à vivre dans la dignité ? Et de celle du droit à ne pas avoir que l’euthanasie comme unique alternative ?

Ce qui m’inquiète ce sont, entre autres, les contraintes budgétaires. Aujourd’hui on nous répète sans cesse que nos malades pèsent lourd dans les budgets de l’État ; mais est-ce une raison suffisante pour envisager de les aider à mourir ? L’organisation des filières en Belgique prouve par ailleurs que cette prise en charge peut se faire avec des budgets raisonnables.

Pour ma part je m’oppose à ceux qui considèrent que, parce que certains malades sans espoir de guérison coûtent trop cher, nous nous devons de les accompagner jusqu’au terme de leur vie.

S’agissant de la partie de la loi relative aux personnes en état végétatif chronique, sujet de réflexion de la commission Leonetti, il me semble important d’aborder la question du retrait de la sonde gastrique. Pour ma part, je m’oppose fermement à ce qu’on enlève la sonde de gastrostomie de Jean-Michel, l’alimentation par sonde gastrique n’étant pas un traitement mais une réponse au besoin de base de tout être humain. L’idée intolérable de voir que cette forme d’euthanasie puisse être pratiquée un jour sur mon enfant me révolte.

Pour conclure, aujourd’hui, pour moi, la loi sur l’exception d’euthanasie ne se justifie pas. C’est une solution de facilité dépourvue de valeurs morales et souvent la seule issue proposée pour sortir d’une impasse, alors que nous avons des solutions adaptées qu’il suffit de mettre en œuvre.

Si certaines personnes songent au recours à l’euthanasie c’est parce qu’elles sont dans une situation de désespoir. Ces malades refusent de se voir souffrir alors qu’il existerait des solutions en milieu sanitaire ou médico-social.

La loi Leonetti et la réflexion sur l’exception d’euthanasie déplacent le débat. On évite ainsi de parler des problèmes de budget qui sont aujourd’hui le seul frein à une bonne prise en charge des malades. Commençons par améliorer la situation de milliers de malades en leur donnant la possibilité d’accéder à des lits de soins adaptés correspondant à leur pathologie ou à des places en milieu médico-social.

M. Jean Leonetti : Merci madame pour ce témoignage qui soulève des problèmes douloureux.

Je veux tout de suite vous rassurer : je ne suis pas obsédé par l’euthanasie et cette mission n’a pas pour but de chercher une solution euthanasique. Le président de la République a présenté un plan en faveur des soins palliatifs afin de doubler le nombre de personnes prises en charge et de parvenir à 200 000 places dans quatre ans, et aucun parti politique, aucun élu ne propose comme solution à l’augmentation de la demande de soins d’éliminer les malades.

La mère de Jean-Michel : C’est pourtant ce que l’on entend régulièrement : « votre malade coûte cher ; il est dans un service qui n’est pas adapté… ».

M. Jean Leonetti : Il n’est pas anormal de soulever l’inadéquation entre certains services de certains patients et vous-même cherchez une structure adaptée et non une structure de soins aigus. Il est donc logique que l’on recherche la meilleure organisation des soins et vous avez raison de souligner que la mise au fauteuil et la kinésithérapie sont bien le minimum que vous êtes en droit d’attendre.

Par ailleurs, on ne met pas d’une sonde gastrique à quelqu’un contre son avis : on n’a pas le droit de gaver les gens malgré eux, pour reprendre l’expression d’un représentant de l’église catholique. Il ne faut pas que l’on puisse imposer une quelconque thérapeutique – y compris une sonde gastrique – à un malade qui la refuserait. Ce type de traitement ne doit donc pas être imposé à une famille qui ne le souhaiterait pas. C’est ce que prévoit la loi actuelle et, à ma connaissance, depuis trois ans, on n’a jamais posé de sonde gastrique sans qu’existe une directive anticipée en ce sens, sans que le malade conscient en ait fait la demande ou sans que la famille ne l’ait accepté.

On revient toujours à l’idée de ne pas faire parce que cela apparaît inutile ou disproportionné. Décider d’enlever ce que l’on avait placé un moment donné est autrement plus compliqué et engage beaucoup plus de responsabilités et de charge affective.

M. Michel Vaxès : Devant le constat de la mort cérébrale et de l’absence de vie relationnelle, des parents qui ont accompagné le patient pendant des années, peuvent à un moment donné se demander si le problème est le sien ou le leur.

M. Jean Leonetti : C’est exceptionnellement le médecin qui arrive un matin en annonçant que l’on va enlever la sonde gastrique : ce sont généralement les familles qui disent que l’on en fait trop, qu’il faut arrêter un traitement inutile et laisser partir le patient.

Je n’ai pas d’exemple d’un tel arrêt de traitement décidé par le corps médical contre l’avis de la famille. Vous pouvez, madame, être rassurée.

Le père de Rémy : Nous vous remercions par avance pour votre écoute. Vous avez souhaité connaître la position de familles victimes de lésions cérébrales acquises et c’est dans ce cadre que nous allons témoigner car c’est d’un cas vécu dont nous allons vous parler.

Notre fils, âgé de 20 ans au moment des faits, a été victime d’un arrêt cardiaque alors qu’il se trouvait en soins intensifs depuis trois semaines pour une pneumopathie qui l’avait plongé dans le coma. Le médecin réanimateur, estimant qu’il était en phase de rétablissement, a progressivement arrêté la sédation. C’est alors que notre fils a repris parfaitement conscience, malheureusement pour quelques heures seulement. Nous ne comprenons toujours pas pourquoi y eût alors un relâchement de vigilance, qui nous a fait basculer dans le drame.

Notre fils aurait fait, selon les médecins, un pneumothorax suffocant, suivi d’un arrêt cardiaque. Il aurait été réanimé, alors qu’il était sous surveillance en unités de soins intensifs, d’une manière difficilement explicable seulement au bout d’une quinzaine de minutes. Nous n’avons été avertis de la gravité de la situation que progressivement. Tout d’abord par téléphone, on ne nous a parlé que du pneumothorax. Ensuite, lors de notre venue, on nous a dit que notre fils avait fait très peur au service de réanimation parce qu’il avait fait un arrêt cardiaque de quelques minutes, sans s’étendre sur la durée exacte. Ce n’est qu’en lisant le dossier médical après le décès de notre fils que nous avons su réellement la vérité sur la durée de l’arrêt cardiaque.

La mère de Rémy : Ceci appelle un premier commentaire, à propos de ce que la plupart des familles rencontrent dans cette circonstance, à savoir l’opacité de l’information et le pouvoir souvent démesuré des médecins et du personnel soignant, qui se manifestent le plus souvent par un mépris des familles ou des proches, sans parler du patient.

Cette information, souvent peu claire et peu compréhensible, frôlant parfois la désinformation et distillée au compte-gouttes, ne peut permettre en tout état de cause une prise de décision collégiale, sereine et objective. En conséquence, comme nous, la plupart des familles se retrouvent devant un état de faits accomplis.

Aussi, nous recommandons vivement à l’Assemblée nationale d’inciter les médecins à dire toute la vérité aux familles dès qu’un patient se trouve dans une unité de soins intensifs, quant aux risques permanents qu’il encourt. Contrairement à ce que nous avons vécu, il faudrait par exemple qu’un médecin réanimateur habilité précise clairement et sans ambiguïté à la personne référente les risques et conséquences d’une réanimation de longue durée.

Mais nous poursuivons le récit dramatique : notre fils, après cet arrêt cardiaque suivi de plusieurs semaines de soins intensifs, a commencé à reprendre une vie autonome sans respirateur artificiel, mais avec une sonde gastrique.

C’est alors posé le problème de l’hospitalisation de longue durée. Par deux fois, sans explication sur son état réel, son dossier a été refusé à Berck. Encore une fois, le manque d’information teintée d’hypocrisie est criant. Heureusement, toujours avec le même dossier, il a été accepté dans un centre au Luxembourg. Un programme de réadaptation a été mis en œuvre, eu égard à son autonomie, laissant espérer aux médecins et à nous-mêmes une amélioration. Nous pouvons témoigner qu’en termes de dignité, le personnel de ce centre a toujours considéré notre fils comme un malade respectable, en lui parlant, en lui administrant des soins, en l’habillant et en le promenant ; et ceci pendant près d’un an. À aucun moment l’alimentation et l’hydratation médicalement assistées n’ont été remises en cause. Malheureusement, notre fils nous a quittés après un an, suite à un arrêt cardiaque fatal. Ainsi, dans ce centre, sans discontinuité, les droits des malades et les familles ont été respectés jusqu’au bout.

Le père de Rémy : Ceci appelle notre deuxième commentaire, qui a trait au caractère spécifique de la plupart des malades cérébro-lésés accidentellement, qui n’ont jamais exprimé préalablement leur volonté. Ces malades sont passés d’un état de conscience à un état végétatif chronique. Ce sont des personnes qu’il faut respecter car elles ne sont devenues ni des végétaux ni des animaux mais sont restées des êtres humains qu’il ne faut pas discriminer.

Aussi, nous demandons à votre commission que la reconnaissance des droits spécifiques de ces malades puisse s’inscrire plus fortement dans la loi et ne pas être bafouée, au risque, dans le cas contraire, pour le législateur et le corps médical de susciter de nombreux recours et des contentieux que les familles ne manqueraient pas de provoquer.

En ce qui concerne le droit des familles ou de la personne de confiance face à un état végétatif chronique – notion introduite par la loi de 2002 – c’est à la famille ou à la personne de confiance que doit incomber la décision prépondérante. Son rôle ne saurait être minoré ou négligé face au pouvoir des médecins. Mais on entre là dans le droit privé au risque, pour le législateur et le corps médical, de susciter une fois encore de nombreux recours et contentieux.

La mère de Rémy : En résumé, dans la chaîne de décision menant inexorablement à un état végétatif chronique, le maillon de départ est essentiel. Aussi, nous demandons à votre mission de porter une attention particulière au processus de décision au moment de la réanimation, c’est-à-dire le plus souvent dans le service des soins intensifs ; et, afin de lever toute ambiguïté, si des décisions vitales sont à prendre, c’est donc en amont qu’il faut le faire, c’est-à-dire en réanimation.

En ce qui nous concerne, nous confirmons sur l’honneur, qu’à aucun moment il nous serait venu à l’esprit de demander le débranchement brutal ou progressif de la sonde gastrique.

Nous pouvons enfin témoigner qu’aucune des familles de malades dans un état végétatif ou pauci-relationnel, que nous côtoyions quotidiennement, ne souhaite l’arrêt de la sonde gastrique et que toutes apprécient vivement la qualité des soins prodigués et l’accompagnement humain dans les moments les plus difficiles.

Nous espérons vivement avoir été entendus, au nom de nos proches et des nombreuses familles qui vivent des situations similaires.

M. Jean Leonetti : Merci. Pas un seul député n’estime que des êtres pourraient, en raison de leur maladie, de leurs lésions, de leurs altérations cérébrales, être considérés comme inférieurs aux autres. Comme l’a dit le Comité consultatif National d’Éthique, reprenant en fait la Déclaration des droits de l’homme, la dignité humaine est liée à l’humanité : il n’est pas question d’envisager que l’on élimine, de façon directe ou indirecte, ceux qui sont en situation de handicap. Le débat n’est pas du tout sur ce point.

Nous devons néanmoins prendre en compte d’autres éléments que vous évoquez. Vous témoignez d’abord de la difficulté du dialogue avec le corps médical, qui quelquefois ne sait ni le diagnostic ni le pronostic. Nous avons d’ailleurs observé précédemment que les éléments qui permettent de prévoir la situation ultérieure ne sont pas tous fiables, si bien que, si l’on peut dire qu’il a un pneumothorax ou une lésion cérébrale, on peut difficilement dire « dans six mois votre fils pourra courir » ou « votre fils ne parlera pas et aura des relations minimales ». Mais je crois qu’il faut s’appliquer aussi à dire ses doutes et ses incertitudes et qu’il faut faire participer les familles à la décision. Et il est difficile de savoir si l’on fait quelque chose de raisonnable ou de déraisonnable : quand on s’arrête trop tôt, on a le regret de se dire que l’on aurait pu améliorer les choses et sauver ; quand on s’arrête trop tard, on se dit que l’on a fait un traitement inutile et peut être douloureux et qu’on a mis les familles dans la peine.

Ces situations aussi se règlent uniquement par le dialogue. Car votre témoignage montre aussi, même si ce n’est pas en France, que des personnes ont pris votre fils en charge, l’ont traité comme une personne humaine, l’ont accompagné, que la qualité de sa vie a été respectée. Tel est bien notre objectif et je répète que personne n’a envisagé d’aller à l’encontre d’une famille en mettant fin à une vie, en arrêtant un traitement, même aussi élémentaire qu’une sonde gastrique. C’est bien pour cela que nous n’avons pas écrit, à l’encontre de ce que certains souhaitaient, que le médecin doit arrêter les traitements inutiles et disproportionnés, mais qu’il peut le faire : ce n’est pas un droit, mais une possibilité qui lui est offerte, ou plutôt qui est offerte au malade. L’exercice de cette possibilité se fait précisément dans le dialogue avec la famille ou avec le malade, s’il est conscient et en état d’exprimer sa volonté, qui peut demander l’arrêt du traitement, fût-ce au prix de l’arrêt de sa vie. Nous avons pris la précaution de réclamer un deuxième avis médical et le respect d’un délai raisonnable, afin que même ce que le malade réclamerait ne soit pas le fruit d’une exaspération, d’un moment de dépression ou d’une pulsion de mort.

Vous nous avez apporté beaucoup. Nous avons choisi au sein de cette mission d’évaluation, d’écouter non seulement le corps médical mais aussi les familles pour essayer de comprendre non pas uniquement au travers des affaires médiatisées, compassionnelles, mais des choses vécues. Et nous voyons bien que ce problème est complexe et qu’il ne se règle avec des solutions toutes faites.

Il y a d’abord un problème de moyens et nous attendons du plan annoncé par le président de la République qu’il mette en adéquation les moyens et les besoins, sachant qu’il existe environ 1 000 malades dont la situation que nous évoquons.

Mme Monique Faure : 1 500 selon les estimations du ministère.

M. Jean Leonetti : On peut donc envisager de les regrouper dans des centres disposant d’un personnel compétent, habitué à ce type de patients, plutôt que de les disperser dans des structures moins adaptées.

Il y a aussi le problème qui ne se règle pas par la loi. Vous avez parlé de « droit privé », en fait, il s’agit de la relation privée : le droit prévoit le dialogue qui aboutit à la décision, mais ce n’est pas lui qui fait que la relation de confiance entre les familles et le corps médical s’établit. Et il n’est pas facile de dialoguer avec les familles avec franchise et transparence, en évitant que cette transparence ne transperce les personnes. Dire toute la vérité n’est pas obligatoirement bénéfique, d’abord parce qu’on ne la connaît pas et qu’il arrive aussi que l’on se trompe en donnant un pronostic effroyable et que celui dont on avait annoncé qu’il vivrait avec des séquelles importantes vive finalement avec un handicap mineur voire sans handicap.

Il faut donc agir en dialogue, en confiance, en prudence, en particulier dans les mots, car celui qui les reçoit va chercher ensuite l’information. À l’avenir, même si les outils sont meilleurs, on n’éliminera pas l’incertitude et seul le dialogue permet une meilleure acceptation.

Le père de Rémy : Nous avons également vécu la suspicion car c’est ce sentiment que le manque de transparence peut engendrer chez les familles déjà traumatisées, au risque, je viens de le souligner, que des recours ne soient engagés.

M. Jean Leonetti : Les éléments de la suspicion apparaissent lorsque le dialogue n’est pas suffisant. Car les malades et les familles acceptent même nos erreurs, à condition qu’elles soient exprimées de manière assez franche : mieux vaut être transparent que prétendre qu’il ne s’est rien passé. Mais la transparence et le dialogue, cela s’apprend aussi.

La mère de Jean-Michel : À un moment donné, le papa de Jean-Michel, se trouvant dans la chambre en compagnie du médecin, a demandé à ce dernier ce qui ferait s’il s’agissait de son propre fils. Il a répondu : « si c’était mon fils, il serait au cimetière »… Comment pouvait-on par la suite avoir confiance ? C’est pour de tels faits que l’on cherche une réponse ailleurs.

M. Jean Leonetti : Il y a deux erreurs dans la situation que vous décrivez. La première c’est que l’on ne soigne pas un patient comme son fils, on est d’ailleurs très mauvais médecin lorsque l’on soigne sa propre famille. À la question « si c’était votre fils… » la réponse aurait donc dû être « je le ferais soigner par un autre et je lui ferais confiance ».

La deuxième erreur c’est bien sûr de dire qu’un malade serait mieux au cimetière que dans les mains de celui qui le soigne.

Mieux vaut ne pas répondre qu’apporter une réponse lapidaire.

Merci beaucoup d’être venu, avec ce que cela comporte pour vous de charge affective. Mais il est pour nous très important de recueillir ces témoignages sur la fragilité de la vie, la fin de vie. On ne répondra pas aux enjeux que nous traitons uniquement par une loi ou par des techniques médicales. Il est essentiel que la loi ne soit pas faite uniquement pour le corps médical et pour les juristes – ce n’est pas le cas – mais que les citoyens y adhèrent : il serait terrible de considérer que la loi est l’affaire de spécialistes, surtout quand on parle de droits des malades, de vie et de mort. Vos témoignages nous auront été très précieux et je vous remercie de la sincérité avec laquelle vous les avez livrés.

Audition du Docteur Véronique Fournier,
directrice du Centre d’éthique clinique
du Groupe hospitalier Cochin-Saint-Vincent-de-Paul



(Procès-verbal de la séance du 2 juillet 2008)

Présidence de M. Jean Leonetti, rapporteur

M. Jean Leonetti : Nous avons le plaisir d’accueillir, pour conclure notre journée d’auditions, le docteur Véronique Fournier, directrice du Centre d’éthique clinique de l’hôpital Cochin et attachée de consultation en cardiologie dans ce même établissement.

Vous avez su, madame, mener à la fois des activités de recherche dans votre spécialité médicale et vous engager dans des activités d’organisation de santé publique, d’abord auprès de l’Assistance Publique des Hôpitaux de Paris puis du ministère de la santé où vous avez occupé la fonction de conseiller technique de 1998 à 2002. Vous avez en outre participé à diverses actions humanitaires au sein de l’ONG « Médecins du monde » et vous avez mis en place plusieurs programmes médicaux de coopération internationale.

En 2001-2002 vous avez préparé un post-doctorat d’éthique clinique et médicale à l’université de Chicago. Vous inspirant de ce modèle, vous dirigez depuis 2002 le Centre d’éthique clinique de Cochin ; à partir de l’analyse de plus de trois cents situations éthiques dont votre centre a eu à connaître, vous avez coordonné, en novembre 2007, un ouvrage d’évaluation de vos méthodes.

Riche de ces expériences, vous êtes particulièrement à même de débattre avec nous de la complexité et de la diversité des situations en fin de vie. Je vous précise que nous sommes en train de réfléchir à un observatoire qui étudierait la situation de la fin de vie dans notre pays, qui est apparemment mal connue ; nous réfléchissons également à la façon dont on pourrait, dans des situations complexes, apporter une aide, par le biais de comités d’éthique régionaux ou d’un comité de sages, comme cela nous a été proposé il y a quelques jours. Il ne s’agirait pas pour ces comités d’indiquer ce qu’il faut faire, mais d’apporter, dans des situations délicates, l’élément de médiation et de réflexion qui peut être nécessaire.

Nous vous écoutons et nous vous poserons ensuite quelques questions relatives aux réflexions que je viens d’évoquer.

Mme Véronique Fournier : Je dirige en effet le Centre d’éthique clinique de l’hôpital Cochin. C’est à ce titre que j’ai une certaine expérience, mais celle-ci est beaucoup moins importante que celle de bien d’autres personnes qui travaillent dans le secteur de la fin de vie et de l’accompagnement, et qui sont à même de voir un grand nombre de cas. Les cas dont nous avons connaissance au Centre d’éthique clinique sont de nature conflictuelle. Notre centre est saisi lorsqu’il y a une difficulté de prise de décision médicale entre les protagonistes concernés, essentiellement les proches et l’équipe médicale et que l’un d’entre eux demande de l’aide. Les situations dont je vous parlerai aujourd’hui sont, par définition, des situations conflictuelles, qui ne sont pas du tout représentatives de la grande majorité des situations de fin de vie dans notre pays. Pour autant, de telles situations sont significatives, dans la mesure où elles se répètent et où elles sont extrêmement fortes, témoignant du désarroi des équipes soignantes ou des familles.

Il nous est arrivé d’être saisis par des familles qui demandaient que les soins soient poursuivis, alors que les médecins souhaitaient les arrêter. Mais le plus souvent, nous sommes saisis dans des situations inverses : les membres d’une famille mettent en avant la loi de 2005, considérant que cette loi autorise l’arrêt de l’acharnement thérapeutique et de l’obstination déraisonnable et demandent que l’on arrête tout traitement, tout de suite, pour que leur proche meure le plus rapidement possible dans la douceur. C’est en effet ainsi que les gens comprennent la loi. Ils se saisissent de cette opportunité pour demander qu’on applique celle-ci de façon un peu lapidaire. Les équipes se trouvent désarçonnées par de telles demandes. Elles se sentent agressées, instrumentalisées et dépossédées : leur métier n’est pas d’arrêter les traitements jusqu’à ce que mort s’ensuive, mais d’accompagner leurs patients le mieux possible jusqu’à la fin.

Nous sommes fréquemment sollicités dans un tel climat de tension. C’est ainsi qu’il y a quelques semaines, les enfants et petits-enfants d’une octogénaire qui avait eu un accident vasculaire important, suppliaient les médecins et l’équipe de faire en sorte que « cela s’arrête ». Les enfants m’ont laissé le message suivant sur mon répondeur : « notre mère s’est réveillée hier, elle pleurait de voir dans quel état elle se trouvait ; c’est insupportable de la voir souffrir ainsi ; notre père va la voir demain midi ; merci de faire en sorte que tout soit fini pour midi ! »

M. Jean Leonetti : Si je comprends bien, n’importe quel citoyen peut saisir le centre d’éthique ?

Mme Véronique Fournier : N’importe quel citoyen et n’importe quelle équipe médicale. En l’occurrence, c’est l’équipe médicale qui nous avait saisis, car la demande de la famille, un peu particulière, la mettait en grande difficulté. Mais dans le cadre de notre travail, nous rencontrons systématiquement toutes les parties à la décision, dont évidemment les familles. Cette famille nous ayant rencontrés, elle s’est autorisée ensuite à nous solliciter à nouveau. Bien entendu, je n’ai pas répondu. Nous avions déjà discuté avec l’équipe et ce n’était plus à nous d’intervenir.

Il nous arrive également d’être sollicités directement par un citoyen, à l’autre bout de la France. Les questions posées ne concernent pas que la fin de vie, mais aussi le début de vie (une femme souhaite accéder à la procréation médicale assistée mais l’équipe soignante n’est pas d’accord) ou un traitement (traitement génétique ou transplantation). La réflexion sur la fin de vie n’est donc qu’une partie de notre réflexion.

Comme je l’ai déjà dit, nous allons au-devant de toutes les parties à la décision : l’équipe soignante et ses différents membres, le patient même s’il est en état d’inconscience et les proches, pour que notre réflexion soit incarnée et que l’on sache de qui on parle. Nous le faisons toujours à plusieurs ; nous avons ainsi constitué à l’hôpital Cochin un petit groupe très multidisciplinaire, comprenant également des juristes, des philosophes, des sociologues, des psychanalystes, des journalistes, des représentants de patients, des économistes. À chaque fois, deux personnes de ce petit groupe essaient de comprendre la situation qui se présente en rencontrant tout le monde ; il y a toujours au moins un médecin et un non médecin.

J’aimerais partager avec vous les enseignements que nous avons tirés de cette activité qui existe depuis maintenant cinq ans. Cela dit, je suis médecin et je pense qu’il pourrait être intéressant de rencontrer d’autres personnes qui travaillent également au centre d’éthique et qui ont une approche de non médecin : juristes, sociologues, par exemple.

Je voudrais également me porter témoin de deux familles qui m’ont demandé de vous rencontrer ou, tout au moins, de faire valoir leur témoignage. Elles ont écrit un livre sur la situation de fin de vie de leurs enfants, et dans l’un et l’autre cas cherchent à faire connaître leur expérience.

Pour ce qui me concerne personnellement, j’aurais aimé vous faire part de quelques réflexions sur ce qui se passe dans ces histoires de fin de vie depuis l’adoption de la loi.

La loi visait à tracer une frontière relativement claire entre ce qui est de l’ordre du « laisser mourir » et qui est autorisé, et ce qui est de l’ordre du « faire mourir », qui ne le serait pas. Or il me semble qu’il y a une certaine confusion entre ces deux notions, confusion que nous voyons maintenant s’exprimer.

Prenez cet autre exemple, assez proche du précédent : à la suite d’un accident vasculaire, un homme se retrouve hémiplégique et aphasique ; le service de neurologie n’est pas très optimiste en raison de la gravité de l’accident; il partage son pessimisme avec la famille, qui pense que son parent ne vivra plus très longtemps. Contre toute attente, cet homme va mieux, sort de son état de mauvaise vigilance, reprend conscience, commence à bouger un peu ses membres inférieurs ; il accepte les soins et ne semble pas dans le déni de la vie. L’équipe est alors très impressionnée par la famille, composée de l’épouse et des trois enfants, qui dit très vite : il faut absolument qu’il ne survive pas à cet accident ; arrêtez tout et mettez-le sous morphine jusqu’à ce que mort s’ensuive. Cette équipe nous appelle en nous disant qu’il s’agit d’une demande de « faire mourir », qu’elle ne pense pas être dans une démarche d’acharnement thérapeutique ni d’obstination déraisonnable vis-à-vis de ce patient ; et elle nous interroge pour savoir quoi faire. Le conflit entre l’équipe et la famille s’était cristallisé à un moment où l’équipe avait souhaité, au bout de quinze jours, mettre en place une sonde d’alimentation et s’était heurtée au refus absolu de la famille.

Lorsque nous l’avons reçue, cette dernière s’est appuyée sur la loi en nous disant qu’elle considérait qu’il y avait là obstination déraisonnable. Nous avons appris que la santé du patient déclinait depuis trois ans, qu’il perdait progressivement son autonomie et que la vie qu’il avait à l’instant de l’accident ne le satisfaisait plus : il ne pouvait plus ni conduire ni sortir de chez lui ; il ne pouvait plus faire ce qui lui faisait plaisir ; il avait qualifié son existence de misérable et répété à plusieurs reprises qu’il souhaitait qu’elle ne se poursuive pas. Par sa demande, la famille pensait qu’elle défendait ce qu’il souhaitait et que cet accident était une opportunité pour que son existence s’arrête, et elle faisait tout pour que la médecine s’en saisisse. On peut les comprendre ; ils disaient que s’il avait existé une loi autorisant l’euthanasie, ils auraient fait une demande de ce type pour leur père. Ils estimaient que c’était ce que leur père souhaitait.

Nous tentons de clarifier les intentions. Il est important que celles-ci ne se masquent pas derrière l’opératoire. Enlever tous les traitements et prescrire des morphiniques ou des sédatifs jusqu’à ce que mort s’ensuive, cela constitue l’aspect opératoire des choses. Mais quelles sont les intentions qui se cachent derrière ? S’agissant de cet homme, est-ce du « laisser mourir » ou du « faire mourir » ? Pour nous, c’était plutôt du « faire mourir », tel que c’était exprimé. Personne ne s’en était d’ailleurs caché. Que pouvait faire l’équipe ? On lui demandait d’accepter un refus de soins, ce qui est éventuellement légal. Elle pouvait le faire, puisqu’on le lui disait ; en même temps, elle n’avait l’impression de ne pas avoir le droit d’aller jusqu’au « faire mourir ». Elle ne savait plus très bien où elle en était et où se situait la frontière entre le « laisser mourir » et le « faire mourir ».

À la confusion peut s’ajouter la précipitation. La prise en charge médicale ouvre une sorte d’opportunité. Dans ce dernier cas, le patient était encore dépendant de machines et l’opportunité se présentait de ne pas ajouter de traitements supplémentaires. Autre exemple d’un autre accident vasculaire : une patiente encore jeune, d’une cinquantaine d’années, qui allait très bien jusqu’alors, ne peut plus s’exprimer qu’en bougeant la paupière – un « locked-in-syndrom », syndrome d’enfermement. Elle dépend d’un ventilateur et au moment de pratiquer sur elle une trachéotomie pour tenter de la rééduquer afin qu’elle respire seule, la famille dit non : on sait qu’on peut arrêter aujourd’hui le respirateur pour obstination déraisonnable alors que, demain, quand elle pourra respirer seule, ce ne sera plus possible ; lorsque l’on a parlé du « Scaphandre et du papillon », ou du cas de Vincent Humbert, elle a exprimé l’idée qu’elle ne voudrait surtout pas vivre ainsi et nous a fait jurer qu’on ne la laisserait jamais dans un tel état de dépendance. La famille a donc demandé l’arrêt de la respiration et le retrait du tube. L’équipe admet que cette femme a pu exprimer une telle volonté, mais elle ne sait pas si c’est encore le cas ; d’autant que la patiente est totalement consciente. Elle estime par ailleurs qu’il est sans doute encore trop tôt pour lui demander si elle veut vivre ou mourir.

D’expérience, nous savons que certains patients s’habituent à leur handicap. L’acharnement thérapeutique et l’obstination déraisonnable risquent d’obliger à se prononcer de façon un peu précipitée. Au bout d’un peu de temps, la question pourrait se poser différemment ; mais ce serait à un stade où l’on n’est plus clairement dans le « laisser mourir », mais dans le « faire mourir ». Dans quelques mois, après avoir mis au point un code avec cette patiente, elle pourra dire si elle supporte de continuer à vivre dans cet état ; peut-être exprimera-t-elle fortement son intention de voir sa vie s’arrêter. Cela posera alors un problème pour sa famille, qui aura fait son possible pour la préserver d’une survie dont elle ne voulait pas.

Ce qui permettrait d’éviter la confusion de toutes ces situations, où la frontière n’est pas très claire entre le « laisser mourir » et le « faire mourir », serait de rendre possible une aide à se donner la mort dans certaines circonstances très particulières, pour ces personnes qui, secondairement et non dans la précipitation, et de façon réitérée, pourraient demander que leur vie se termine au motif de ce qu’elles estiment être une vie d’obstination déraisonnable, à distance de l’accident. Ce n’est plus un acharnement au sens médical du terme, mais elles disent : « vivre serait pour moi une obstination déraisonnable » et à cause de cela, je demande à être accompagné vers la mort… ». Elles demanderaient alors d’être accompagnées vers la mort, probablement alors d’une façon active ; ce serait authentiquement du « faire mourir », mais du « faire mourir soi-même ». C’est une suggestion sur laquelle nous travaillons. Mais cette réflexion n’est pas encore aboutie au niveau national.

Une troisième série de réflexions pourrait se porter sur la poursuite ou l’arrêt de l’alimentation, question qui ne se posait pas tellement avant la loi d’avril 2005. Je vous rapporte le cas d’une famille dont la fille se trouve dans un coma végétatif depuis quatorze ans ; le père et la mère assument seuls, à domicile, les soins de cette jeune femme, après avoir tout essayé pour la sortir de cet état. Ils arrivent à comprendre ses moindres souhaits, ses moindres inconforts. Au bout de quatorze ans, la mère perd une de ses amies chères, atteinte d’un cancer, et va la voir dans une unité de soins palliatifs. Elle est particulièrement impressionnée et se dit qu’il est temps que sa fille soit libérée de la vie, de la même façon qu’elle a vu son amie partir, accompagnée par une équipe de soins palliatifs.

Là encore, on peut dire qu’il y a confusion dans l’esprit de cette femme, qui se considère comme étant à la source d’un certain acharnement thérapeutique à l’égard de sa fille : c’est elle qui la maintient en vie, parce qu’elle ne sait pas faire autrement. Si on la sépare d’elle, elle pourra mourir dans un lit d’hôpital, avec un peu de morphine, et cela se passera tout seul. Mais cette jeune femme ne serait pas morte, même placée dans une unité de soins palliatifs. La seule façon de la faire mourir aurait été d’arrêter le seul traitement dont elle dépendait encore, qui était la sonde d’alimentation. Cette nourriture était la seule façon qui permettait à la mère de s’occuper de sa fille, celle-ci estimait qu’on ne pouvait pas lui demander d’arrêter de l’alimenter et que les médecins devaient trouver une autre solution. Progressivement, elle en est venue à penser, ainsi que son mari, que c’était la seule façon de faire. Ils ont accepté petit à petit l’idée que leur fille serait hospitalisée pour cela. Le problème est qu’aucune unité de soins palliatifs n’a voulu la prendre pour assumer un tel acte ; personne ne voulait de cette jeune fille, qui n’était pas leur patiente, pour la faire mourir. Cela n’aurait pas été une prise en charge médicale.

Quand les patients sont hospitalisés dans des services dont le métier est de les maintenir en vie pendant des années et qu’ils se battent pour cela, les équipes ont beaucoup de mal à passer à un autre registre. En l’occurrence, cette jeune fille n’était pas dans un service de rééducation, et ses parents n’ont trouvé aucun service pour l’accueillir. Finalement, ils ont décidé de faire cela à domicile, avec l’aide d’un médecin proche d’eux, spécialisé dans les soins palliatifs, et ce fut pour eux insupportable, dans la mesure où ce n’était pas ce qu’ils souhaitaient ; ils souhaitaient que leur fille meure doucement, rapidement, sans qu’il se passe un laps de temps important entre sa vie et sa mort.

Le paradoxe est qu’on vous demande cette mort-là, mais que la médecine doit se retirer sur la pointe des pieds et laisser la nature reprendre ses droits. Cette histoire est particulièrement illustrative : le médecin de soins palliatifs qui a accompagné cette jeune fille a trouvé que c’était une mort douce, la meilleure qu’on pouvait espérer pour elle, même si cela a duré quelques jours ; mais pour la famille, ce fut insupportable parce que ce n’était pas cela qu’ils avaient en tête. Il y a donc une contradiction forte entre ce que les familles attendent et ce qui se passe finalement.

La situation est la même que précédemment : on peut difficilement dire que ce n’est pas du « faire mourir » ; cette jeune fille n’était pas en fin de vie. Pourquoi décider d’arrêter brutalement au bout de quatorze ans plutôt qu’au bout de deux ou trente ans ? Ce n’est pas parce qu’une sonde existe qu’on peut retenir l’appellation d’obstination déraisonnable et dire que le fait de l’enlever relève du « laisser mourir ». Il est important que les équipes et les familles aient conscience des différences et que le fait d’enlever une sonde est quelque chose d’un peu transgressif, précisément parce qu’un tel acte relève du « faire mourir ».

Il ne faudrait pas que la notion de « laisser mourir » soit liée à une définition purement opératoire : par exemple, il y a une sonde, on l’enlève, c’est donc du « laisser mourir ». Il n’y a pas de sonde, on ne peut rien faire, donc…. Mais je suis peut-être confuse ?

M. Jean Leonetti : Il semble que mon regard trahisse ma pensée : je suis étonné et je ne comprends pas la démarche, que ce soit la vôtre ou celle des familles. C’est plutôt votre position qui facilite l’ambiguïté. Certes, un comité d’éthique doit d’abord rechercher l’intentionnalité. Que les familles ne comprennent pas les lois n’a rien de surprenant. Le jour où la loi Huriet est sortie, une famille est venue me dire que maintenant, grâce à cette loi, il était devenu possible de tuer le grand-père qui avait été hospitalisé. Il peut y avoir une certaine subtilité et une certaine ambiguïté dans les termes utilisés : ceux d’euthanasie passive ou active ont semé la confusion. Mais l’intentionnalité, en elle-même, ne pose pas vraiment de problème : on peut vouloir arrêter un traitement qui paraît inutile, disproportionné ou dont le seul but est de maintenir en vie ; ou, en demandant un arrêt de traitement, contourner une volonté de mort et d’euthanasie. Les cas que vous avez évoqués sont ceux de demandes de mort concernant des malades qui ne faisaient pas l’objet d’acharnement thérapeutique.

Dans le dernier cas, la famille demandait au bout de quatorze ans une mort rapide pour la jeune fille. Non seulement elle imposait une décision de mort, mais elle en imposait presque la date. J’y vois là un problème éthique.

Je remarque, par ailleurs, que vous n’avez jamais évoqué la question des directives anticipées.

Je me demande comment vous pouvez faire de l’opérationnel et du réflectif. Comment fonctionne le comité d’éthique ? Vous contentez-vous de donner un conseil, un avis ?

Si j’ai bien compris, pour enlever la confusion qu’il y aurait entre l’intention de donner la mort ou de ne pas la donner, il faudrait introduire la possibilité de donner la mort. Je ne pense pas qu’une telle solution lèverait d’éventuelles ambiguïtés, elle les aggraverait plutôt. Aujourd’hui, au moins, on sait que l’on ne doit pas donner intentionnellement la mort. Si la loi donnait la possibilité de se donner la mort ou, plus exactement, introduisait un suicide assisté, plus personne n’y comprendrait rien. Plus personne ne saurait s’il faut enlever la sonde, donner la potion, la donner avant d’enlever la sonde, accompagner le malade qui aurait envie ou pas envie… En cas de locked-in syndrom, on sait que le malade pourra exprimer sa volonté. Comment le priver de soins avant qu’il ne l’ait fait, simplement parce que sa famille dit qu’elle sait qu’il aurait voulu ceci ou cela ? On cherche l’intentionnalité de la famille. Peut-être, tout simplement, ne supporte-t-elle pas de voir celui qu’elle aime dans une situation de ce type.

J’ai l’impression que les cas que vous avez évoqués auraient pu, en tout cas pour la plupart, se traiter en interne. De nombreux cas se posent de la même façon dans l’ensemble de la France. Faut-il créer un comité d’éthique dans chaque hôpital ? Faut-il diffuser une culture à partir des comités d’éthique qui, on le sait, vivent mal ou de manière insuffisante dans nos hôpitaux ?

J’ai cru comprendre que vous étiez un comité d’éthique opérationnel, qui va résoudre les problèmes. Ne pensez-vous pas qu’un comité d’éthique doit faire émerger une réflexion au sein du corps médical et procurer aux soignants des clés, non pour affronter toutes les situations, mais au moins pour qu’ils ne se sentent pas, justement, dans la confusion ?

Mme Véronique Fournier : Nous ne sommes pas des opérationnels. Nous ne prenons aucune décision.

M. Jean Leonetti : Mais vous vous rendez sur place pour examiner précisément le cas ?

Mme Véronique Fournier : Nous allons rencontrer tous les gens qui font partie de l’histoire qui nous est rapportée ; et si elle nous est rapportée, c’est en général parce que cela se passe mal entre l’équipe, la famille, le proche ou le patient.

M. Jean Leonetti : Nous essayons de réfléchir à un système de médiation. Est-ce que vous êtes des médiateurs, est-ce que vous donnez un avis, est-ce que vous faites émerger des solutions ? Comment cela se passe-t-il, dans la pratique ? Votre démarche est originale. Existe-t-elle ailleurs ?

Mme Véronique Fournier : Pas à ma connaissance, de façon aussi formalisée. En tout cas, pas en France. Mais elle existe ailleurs, dans d’autres pays d’Europe ou aux États-Unis.

L’idée n’est pas du tout de faire de la décision. Je me suis contentée de vous indiquer ce que les gens nous avaient dit et comment les situations s’étaient nouées ou dénouées sur le terrain.

M. Jean Leonetti : Je ne suis pas étonné que certaines familles puissent avoir un désir de mort après avoir soutenu un proche en état végétatif pendant dix ans, ou lorsque la dégradation physique ou intellectuelle d’un être aimé devient insupportable. Tous ces cas sont fréquents. Faut-il pour autant les traiter en faisant intervenir un comité d’éthique ?

Mme Véronique Fournier : S’agissant de l’intervention des comités d’éthique, je ne ferai pas de plaidoyer pro domo. À chacun de voir dans quelle mesure un comité éthique peut être utile. Nous avons l’impression de l’être …

M. Jean Leonetti : Mon doute ne porte pas là-dessus. Je me demande simplement s’il faut reproduire ce schéma. Les questions posées ce matin avec Claude Evin étaient du même ordre : faut-il un comité qui vienne jouer un rôle de médiateur ? Ce comité doit-il être proche des situations, donc départementalisé ou rattaché à un CHU ? Faut-il un comité national qui enverrait des personnes sur place ? Cette dernière éventualité m’inquiète un peu, car je suis frappé par la complexité des situations dont vous parlez, mais aussi par leur banalité : ces personnes passeraient leur temps à sillonner les routes de France.

Je réfléchis à l’organisation d’une réflexion éthique : solution nationale ou solution locale ; force inhérente au corps médical, qui n’aurait plus besoin d’une assistance ou d’une médiation parce qu’il générerait en lui la réflexion éthique pour répondre éventuellement à la demande du malade.

Mme Véronique Fournier : Même si ces situations sont très banales, elles sont conflictuelles. C’est ce qui fait leur spécificité.

M. Jean Leonetti : Certes, mais il est assez fréquent que des familles invoquent la loi, en partie parce qu’ils ne l’ont pas lue ou pas comprise, pour faire arrêter tout traitement, dans des situations où l’on ne peut pas parler d’acharnement thérapeutique ni d’obstination déraisonnable.

Mme Véronique Fournier : Les personnes qui ne sont pas médecins et les familles concernées ont une définition de l’obstination déraisonnable et de l’acharnement thérapeutique qui n’est absolument pas celle des professionnels. Qui a raison ?

On peut dire tout sur les membres de la famille dont je vous ai parlé, sauf qu’ils ont fait preuve de rapidité : une fois qu’ils ont exprimé leur souhait à voix haute, il leur a fallu deux ou trois ans pour comprendre la loi, se faire accompagner ; et une fois que la décision a été prise, il a fallu du temps pour la mettre en œuvre. Je me suis peut-être mal exprimée, mais je ne saurais vous laisser dire qu’ils auraient voulu que la mort de leur fille advienne très vite.

M. Jean Leonetti : Je suppose que la mort est survenue en une semaine. Et ils avaient attendu quatorze ans. Au bout de si longtemps, on pourrait faire en sorte d’accompagner la famille pour que la décision ne soit pas prise en vingt-quatre heures.

Mme Véronique Fournier : C’est ce qui a été fait et plaidé auprès d’eux. Je vous donne leur ressenti et vous pourrez lire dans leur ouvrage comment ils l’expriment.

Vous avez raison de remarquer que ce que je vous dis des familles est banal, car nous l’entendons en effet de plus en plus souvent, et de façon de plus en plus décomplexée depuis que la loi existe. Elles mettent cette loi en avant, tout en prenant sans doute leurs désirs pour des réalités.

Faut-il une réflexion éthique pour l’ensemble du corps médical ? L’existence d’un tiers est-elle utile ? Nous avons l’impression qu’en cas de conflit, le tiers aide, sinon à décider, du moins à renouer le dialogue. Il permet de clarifier les intentions, de les comprendre et d’aller ensuite au-delà.

C’est peut-être cela, notre travail : aider les gens à clarifier leurs intentions, à dépasser le conflit ; dire qu’on verra après l’opératoire et leur permettre de réfléchir sur le sens de leur demande et sur ce qui est en train de se passer.

M. Jean Leonetti : Il s’agit en fait d’une médiation réflective.

Mme Véronique Fournier : Oui, mais des deux côtés. Nous disons aux familles de nous expliquer leur demande, car nous savons bien qu’elles ne sont pas des personnes indignes. Il s’agit d’éviter une rupture entre un corps médical qui refuse cette façon de s’exprimer et des familles qui se sentent mal comprises et mal reçues.

On ne peut pas commencer à répondre à une femme qui demande la mort de son enfant que ce n’est pas recevable, qu’elle n’a pas réfléchi et qu’elle est une mère indigne. Il faut déjà essayer de comprendre. Souvent les équipes se disent qu’il doit y avoir quelque chose derrière ce type de demande : les familles veulent passer à autre chose, le conjoint veut refaire sa vie, le malade fait trop souffrir, etc. Elles réagissent ainsi parce qu’elles se sentent agressées par la demande. Nous essayons donc de dépasser ce sentiment pour que les vraies choses soient dites et que l’on comprenne pourquoi la demande a été formulée à ce moment-là et sous cette forme-là.

M. Jean Leonetti : Vous avez le sentiment d’être utile, ce dont je ne doute pas une seconde. Mais pensez-vous que la démarche que vous avez initiée, qui est plutôt une démarche nord-américaine, doive se développer territorialement ? On pourrait fusionner l’intervention du médiateur avec une réflexion éthique. On éviterait les conflits, tout en développant une réflexion sur l’intentionnalité ; car il y a une différence d’intentionnalité entre arrêter un traitement inutile, disproportionné ou artificiel et faire mourir avec des doses de morphine quelqu’un qui n’est pas en fin de vie.

En fait, votre métier est de faire émerger l’intentionnalité. Serait-il utile de développer votre expérience sur l’ensemble du territoire ? Les conflits finissent par être médiatisés, déformés et incompréhensibles par tout un chacun.

Mme Véronique Fournier : Ma réponse est « oui ». Mais j’ajoute que nous ne sommes pas un comité, devant lequel on ferait venir les gens. Nous les rencontrons à deux. Et il est très important de savoir qu’un des deux n’est pas médecin. Il ne faut pas oublier le côté social de l’affaire. Les gens semblent vouloir qu’au moment de la fin de vie, on sorte de la scène médicale pour retrouver la scène sociale – tout en laissant la gestion du problème au monde médical. La présence d’une personne en plus du médecin est utile, ne serait-ce que pour comprendre le discours et la façon de penser des personnes qui ne sont pas médecins, ce que sont le plus souvent les patients et la famille.

Je plaiderais plutôt pour des approches de ce type. Je n’imaginerais pas uniquement des médiateurs, ni uniquement une réflexion éthique en direction des professionnels. Lorsque l’on dit à un patient ou à sa famille qu’on aimerait discuter éthique avec eux, cela se passe très bien. Et cela se passe encore mieux lorsqu’il y a des médecins et des non médecins. On arrive à renouer les fils du dialogue et les choses reprennent leur cours.

M. Jean Leonetti : Si j’ai bien compris, ces deux personnes viennent rencontrer les gens ; je suppose qu’elles sont formées à ce genre de situations et aux questions éthiques. Est-ce qu’ensuite, elles en débattent au sein de ce comité, qui n’en est pas un mais qui comprend un philosophe, un sociologue, un journaliste, etc. ?

Mme Véronique Fournier : Nous avons effectivement, ensuite, ce que nous appelons des staffs pour faire référence à ce qui se passe en clinique. Les deux personnes qui ont travaillé présentent leurs observations devant un staff d’une quinzaine ou d’une vingtaine de personnes, qui est lui-même composé pour moitié de médecins et pour moitié de non médecins. Elles sont toutes entraînées à cette réflexion, selon une grille qui est toujours la même et qui vise à apprécier les différentes dimensions éthiques de la situation concernée : qui est le patient ? Que nous en a-t-on dit ? A-t-il laissé des directives anticipées ? A-t-il une personne de confiance et qui ? La femme qui parle pour lui, par exemple, est-elle compétente pour plaider son cas ? La demande qui a été posée est-elle légalement justifiée aux yeux des juristes qui sont dans la salle ? Quel sera l’avenir du patient ? Où ira-t-il ? Y a-t-il des considérations financières à prendre en compte ?

Tous les enjeux qui entourent la décision à prendre sont étudiés. En général, l’équipe soignante est invitée à ce débat. Il est très intéressant pour les membres de celle-ci d’entendre les réactions d’un tour de table qui n’est pas que médical, et de savoir comment la famille nous a parlé, ce qui peut être différent de la façon dont elle s’est adressée à eux. Cela leur permet d’élargir leur réflexion éthique par rapport à leur seule réflexion professionnelle et de prendre un peu de champ par rapport à leur patient et donc à renouer ensuite le dialogue.

Voilà comment nous travaillons. Mais nous ne faisons jamais, au cours de ces staffs, d’opérationnel ou de décisionnel.

M. Jean Leonetti : Vous n’agissez qu’à partir de cas particuliers ?

Mme Véronique Fournier : Nous ne faisons que cela.

M. Jean Leonetti : Vous n’avez pas de démarche globale au niveau de l’hôpital ? Vous pourriez inviter les services à mener une réflexion éthique, qui imprégnerait les actes médicaux ou chirurgicaux réalisés dans l’établissement ?

Mme Véronique Fournier : Non. Il existe des instances de l’assistance publique, comme l’Espace éthique, dont c’est le travail et qui font cela très bien. Un tel partage de territoires nous a semblé intéressant.

M. Jean Leonetti : Selon vous, il faut les deux ?

Mme Véronique Fournier : Les besoins d’un hôpital en matière d’éthique sont triples : d’abord, ce que nous faisons au cas par cas ; ensuite, alimenter la réflexion éthique des professionnels ; enfin, élaborer des politiques générales sur les questions éthiques qui peuvent se poser à un hôpital, comme par exemple : faut-il mettre en place une politique d’accueil des Témoins de Jéhovah qui souhaitent une transfusion ? Comment faire connaître la loi de 2005 aux médecins et la faire appliquer dans les différents services ?

M. Jean Leonetti : Nous travaillons également sur un observatoire, qui essaierait d’apprécier le point de vue de chacun, et surtout la situation réelle de la mort en France. Il s’agirait d’avoir une idée un peu plus objective de la souffrance des personnes concernées. Est-ce que la famille est là ? Est-ce que les désirs des patients sont satisfaits ? Est-ce que les demandes sont entendues ? Y êtes-vous favorable et, dans ce cas, quelle organisation envisageriez-vous ?

Mme Véronique Fournier : Personnellement, j’ai du mal avec ce qui est très centralisé. Mais c’est peut-être la bonne façon de faire. De notre côté, notre objectif est double : en accompagnant ces situations-là, nous les observons. Nous apprenons ainsi comment elles déstabilisent les professionnels, comment ils s’en sortent, et comment les familles les vivent. Je ne sais pas si un questionnaire systématique permettrait de recueillir …

M. Jean Leonetti : Je ne pensais pas à un questionnaire qui aboutirait à un recueil systématique de données, mais qui ne rendrait pas le vécu. On pourrait mener des études, comme l’étude MAHO qui a permis de savoir comment on mourait dans les hôpitaux. On pourrait travailler à partir d’expérimentations.

Mme Véronique Fournier : S’il s’agit de colliger sur le long terme des données différentes sur la façon dont on meurt aujourd’hui en France et de voir si cela se fait correctement selon les professionnels et selon les citoyens, l’idée me paraît bonne. Ce serait un peu le même travail que le vôtre, à la différence près qu’il serait plus systématisé sur le long terme.

M. Jean Leonetti : L’observatoire pourrait également travailler dans le domaine médico-social : comment on meurt dans les maisons de retraite ; comment la situation est vécue par les soignants ; comment les familles sont prévenues et comment elles vivent la situation ; comment est vécue la situation de patients cérébrolésés, qui a été évoquée tout à l’heure par certaines familles, etc.

Nous disposons aujourd’hui de trois études sur l’ensemble du territoire français, qui nous alertent : des malades meurent dans la solitude, parfois dans la douleur et sans traitement. Que la culture palliative n’ait pas encore imprégné l’ensemble du corps médical est inquiétant. Comment la société vit la mort aujourd’hui ? C’est un vrai problème de société.

Nous avons parlé de situations dans lesquelles les familles sont présentes, ce qui prouve l’existence de liens d’affection et d’amour. Mais il y a des familles qui partent et qui abandonnent les patients, notamment la plupart des malades très handicapés. Est-ce dû au fait que la société n’accepte plus de regarder la fragilité ? Comment se passe la mort d’une personne seule en maison de retraite ? Généralement, à deux heures du matin, on appelle le SAMU et elle meurt sur un brancard aux urgences. Nous avons besoin de données statistiques sur les procédures suivies pour savoir ce qu’il en est et rechercher comment améliorer la situation. Telle est l’idée de l’observatoire.

Mme Véronique Fournier : Il est clair qu’il y a un déficit important d’études sur ce sujet en France, par rapport aux pays voisins. De nombreuses études comparatives européennes sont sorties sans que la France y ait participé, ce qui est dommage.

M. Jean Leonetti : Ce serait une erreur que de dire qu’on va écouter ceux qui sont pour qu’on arrête tout et ceux qui sont pour qu’on continue tout. La vérité n’est ni d’un côté ni de l’autre. De la même façon, les familles n’ont pas forcément raison ou tort contre les médecins et il s’agit plutôt de trouver ce qui se cache derrière la demande du patient, de la famille ou du corps médical. D’ailleurs, vous ne donnez pas d’avis ; vous n’êtes pas un mini tribunal.

L’expérience que vous avez menée est intéressante. Les instances font progresser tout le monde. Elles diminuent l’agressivité et la frustration des familles ; nous l’avons constaté tout à l’heure à l’occasion d’un autre débat. Pour autant, je vois mal une organisation centralisée qui sillonnerait la France chaque fois que se présenterait un cas complexe, mais banal, de situation conflictuelle entre des familles qui demandent que l’on arrête les soins et un corps médical qui n’a pas l’impression de faire de l’acharnement thérapeutique et qui veut les continuer – ou l’inverse. De telles situations doivent pouvoir être traitées par un tiers qui apaise l’expression de l’intentionnalité.

Mme Véronique Fournier : L’idée est d’emmener les gens dans une réflexion éthique et sur un chemin commun en leur disant : vous avez peut-être moins de légitimité au niveau médical, mais vous en avez tout autant que les médecins au plan éthique. On les restaure dans une démarche où tous sont à égalité, et qui permet de faire redémarrer les choses. Il ne s’agit pas de dire l’éthique, ce qu’il faut faire ou ne pas faire ou la décision qu’il faut prendre, mais plutôt de permettre à chacun de réfléchir ensemble.

Je ne crois pas, moi non plus, à une équipe centralisée, qui jouerait au pompier sur tout le territoire de la France. Il faut probablement, pour cela, se situer sur le plan local ou régional.

M. Jean Leonetti : Disons sur le plan territorial.

Je vous remercie de ce témoignage d’une expérience vécue et originale, qui sera peut-être reprise dans d’autres territoires.

Mme Véronique Fournier : Merci de m’avoir reçue. Je me tiens à votre disposition si vous souhaitez entendre d’autres personnes qui participent à cette expérience.

M. Jean Leonetti : Je suis également prêt à entendre d’autres familles. Celles-ci pourraient aussi nous livrer un témoignage écrit.

Mme Véronique Fournier : Je peux en effet vous envoyer leur témoignage. Seriez-vous par ailleurs intéressés d’entendre un juriste, un sociologue ou un philosophe participant à cette expérience depuis plusieurs années ?

M. Jean Leonetti : Nous avons auditionné des philosophes et des sociologues. Mais vous visiez votre expérience ?

Mme Véronique Fournier : Oui, pour qu’ils vous parlent de la fin de vie et de ce que j’ai pu vous raconter. Comme ils ont une sensibilité différente, ils s’exprimeront différemment de moi.

M. Jean Leonetti : Pourquoi pas ? Je vous le dirai. En tout cas, je pense que le point de vue des familles que vous avez évoquées est très important, car ce serait l’occasion de nous placer d’un autre côté. La situation de conflit vis-à-vis du corps médical décèle un certain nombre de choses. Les codes sont différents, les malades et les familles ressentent une absence de dialogue : on cache le pronostic, on exprime des considérations médico-économiques. Les malades ont l’impression de subir.

Nous avons écouté des personnes qui avaient accompagné des patients en fin de vie. Le constat était le même. Nous avons entendu une dame qui avait accompagné son mari atteint d’une sclérose latérale amyotrophique ; elle n’avait pas trouvé la solution lui permettant de le garder correctement à domicile et, en même temps l’hospitalisation se refusait à elle : sa maladie n’était ni aiguë ni chronique et, en même temps, son mari nécessitait des soins. Elle ne trouvait pas de généraliste pour s’en occuper, sa maladie étant considérée comme trop lourde. Cela pose d’ailleurs le problème de l’organisation des soins. L’hôpital est une grosse structure, qui permet malgré tout de pallier certaines difficultés, alors que le retour à domicile peut aboutir à un abandon complet. Quel est alors le choix des familles ?

Mme Véronique Fournier : Ce n’est pas qu’une question d’organisation des soins et de dialogue. Les médecins savent dialoguer, mais ils sont eux aussi agressés dans de telles situations. Ce n’est pas facile de gérer des patients en fin de vie.

M. Jean Leonetti : Il me semble que, généralement, on gère les situations bien trop en aval. Lorsque le patient est devenu un handicapé majeur ou qu’il va mourir, les conflits apparaissent. Il n’y a pas de continuum.

Mme Véronique Fournier : Les équipes dont je vous ai parlé aujourd’hui sont toutes remarquables et elles ne sont vraiment pas dans le non dialogue. C’est d’ailleurs bien pourquoi elles se posent des questions éthiques et sont embarrassées lorsqu’elles n’arrivent pas à dialoguer avec les familles.

Les personnes qui nous saisissent sont celles qui s’interrogent et qui acceptent de réfléchir avec nous sur le plan éthique. On ne peut pas dire qu’elles ne dialoguent pas ou qu’elles dialoguent trop en aval.

M. Jean Leonetti : Globalement et statistiquement, quand on parle très tôt et suffisamment longtemps aux familles on a moins de conflits avec elles que lorsqu’on leur parle à la fin et qu’on leur dit, par exemple : votre proche est handicapé, il ne peut plus marcher, il ne vous reconnaîtra plus jamais et il va rentrer chez vous la semaine prochaine.

Mme Véronique Fournier : Les médecins ne parlent pas tous ainsi. Et les équipes qui s’expriment aussi brutalement ne s’adressent pas à nous. Je ne les vois donc pas.

M. Jean Leonetti : Docteur, je vous remercie.

Audition du Docteur Anne Prud’homme,
pneumologue, chef du service des maladies respiratoires au centre hospitalier de Bigorre, membre de la société de pneumologie de langue française



(Procès-verbal de la séance du 9 juillet 2008)

Présidence de M. Jean Leonetti, rapporteur

M. Jean Leonetti : Nous accueillons Mme Anne Prud’homme, pneumologue, chef du service des maladies respiratoires au Centre hospitalier de Bigorre à Tarbes.

Vous êtes en outre, Madame, membre de la Société de pneumologie de langue française (SPLF) et vous avez participé aux travaux du Comité National de suivi du développement des soins palliatifs, présidé par M. Régis Aubry, que nous avons reçu il y a quelques semaines.

Notre mission a pour objectif d’évaluer la loi du 22 avril 2005. Les différentes auditions que nous avons menées ont permis de mettre à jour les lacunes du dispositif de prise en charge de la fin de vie en France, notamment dans le cadre de pathologies lourdes en phase terminale ou avancée. Votre double expérience de praticienne et de membre de société savante ne peut que nous éclairer encore sur nos différents sujets de préoccupation, tels la question de la sédation palliative ou la diffusion de la culture palliative dans les services de médecine curative.

Après votre exposé, votre audition se poursuivra par un échange de questions et de réponses.

Mme Anne Prud’homme : Pneumologue et clinicienne, j’ai toujours été confrontée dans ma pratique professionnelle à la mort.

À l’époque où j’étais jeune pneumologue, il était d’usage de ne rien dire au patient de la gravité de sa pathologie. On lui laissait toujours de l’espoir, sans jamais parler de cancer ou de pronostic. La famille était informée, mais le médecin était incapable de révéler au malade qu’il ne pourrait pas le guérir. On s’échappait, on fuyait son regard.

C’était tout le contraire aux États-Unis où les médecins pouvaient annoncer sans fioriture à leur malade qu’il était atteint d’un cancer avant de lui présenter son pronostic, de lui donner le choix de son traitement chimiothérapique et de lui faire signer un papier attestant son accord avec la prise en charge. La responsabilité médicale était transférée au patient, sans explication très fournie.

J’ai vécu, en France, la relation médicale bipartite. Le médecin sait et cette connaissance lui confère un pouvoir phénoménal sur le malade. Pourquoi agissions-nous ainsi ? Notre culture n’approche pas la mort. Les médias, comme les médecins, défendent un jeunisme incroyable. Dans ce contexte, la mort est un échec que le médecin ne sait pas affronter. Ce faisant, ne volions-nous pas la mort des malades ?

La loi Kouchner a permis au patient de devenir un partenaire et de passer à une relation tripartite entre le médecin, le patient et la famille. Le malade a reçu des droits. L’usager est devenu un acteur, la relation de soin un contrat.

L’affaire Humbert a relancé le processus législatif pour donner naissance à la loi du 22 avril 2005 qui a donné aux patients le droit de refuser un traitement.

Trois ans après sa publication, votre loi répond-elle aux attentes des malades ? Permet-elle de résoudre les situations difficiles ? Est-elle connue et appliquée ? Quelles sont ses limites ?

Un sondage que nous avons réalisé auprès des Français révèle qu’ils ne veulent pas souffrir à l’approche de la mort, ne veulent pas être exclus, ne veulent pas mourir seuls et refusent toute obstination déraisonnable – laquelle reste à déterminer.

Le Comité National de suivi du développement des soins palliatifs, présidé par M. Régis Aubry, a sollicité ma participation à deux titres, en tant que responsable de la communication et de l’informatique de la SPLF et présidente de CME (comité médical d’établissement). Nous avons mené une enquête auprès des 2 500 pneumologues français, des présidents de CME et des 160 praticiens de mon hôpital. Des praticiens de mon hôpital, un seul m’a répondu. Aucun président de CME ne m’a répondu, et seuls 24 membres de la SPLF m’ont répondu. Sur les 24 qui m’ont répondu, dix ne connaissaient pas la loi.

Tous ces médecins ne sont pas forcément indifférents, mais ils se déchargent de la responsabilité des soins palliatifs sur les structures de soins palliatifs, alors qu’il faudrait pouvoir accompagner les personnes du début à la fin et développer la culture des soins palliatifs dans tous les services où l’on meurt.

Cette loi excellente n’est ni connue ni appliquée. Dès lors, pourquoi penser déjà à la faire évoluer, d’autant plus qu’elle permet de répondre à la quasi-totalité des situations ? Certes, il restera toujours des cas très particuliers, exceptionnels, qu’elle ne permettra pas de résoudre, mais la loi peut-elle régler les cas particuliers ? Ne doit-elle pas concerner le général ?

Les médecins, souvent, prennent prétexte de l’existence de réseaux de soins palliatifs pour ne pas s’en occuper. Or, les réseaux sont utiles aux personnes qui meurent à domicile, pas à l’hôpital où décèdent tout de même deux patients sur trois. Ils renvoient également les patients vers les unités de soins palliatifs, sans plus s’en occuper.

Le comité de suivi considère qu’il faut intégrer les soins palliatifs aux études médicales pour que le clinicien s’approprie le diagnostic, le traitement, la mort. Il faut intégrer la mort à la culture médicale.

La loi de 2005 est parfaite, mais les médecins ne se l’ont pas encore suffisamment appropriée.

Évidemment, je l’ai dit, il restera toujours des situations auxquelles elle ne pourra pas répondre, mais la loi doit être générale et ne peut pas traiter des cas particuliers.

Permettez-moi à présent de commenter cette loi. Qu’est-ce qu’une obstination déraisonnable ? La notion peut varier d’une personne à l’autre, mais peut-on légiférer sur l’analyse des mots ?

Qu’en est-il des limites de l’information et du consentement ? Qu’entend la personne ? Certes, des techniques existent, comme la reformulation, mais il reste très difficile de faire passer correctement un message. Quelle est la valeur du consentement d’un malade s’il n’a pas bien compris ce qui lui a été dit ? Le médecin doit garder son pouvoir de décision et ne pas transférer la responsabilité au malade.

La personne qui décide d’arrêter les traitements peut changer d’avis. Elle peut vouloir continuer à vivre malgré tout, alors qu’elle aura refusé l’acharnement dans une déclaration anticipée. La relation de confiance est indispensable avec le médecin qui va guider, tout en restant humble.

Le médecin, d’ailleurs, n’est pas obligé de suivre le patient qui a décidé de tout arrêter. Il peut essayer de le convaincre de continuer. Ce fut le cas de Chantal Sébire. Elle a choisi de sortir de la structure palliative qu’elle avait intégrée. C’était son choix. La loi permettait de l’accompagner, mais elle a refusé. Je ne porte aucun jugement sur sa décision, mais je considère que la loi n’avait pas à intervenir en la matière. La loi ne doit pas céder à la facilité ou aux pressions en permettant l’euthanasie. Les médecins doivent accompagner la mort, mais pas assister les suicides. Ce n’est pas leur métier.

Le comité de suivi propose de sensibiliser les acteurs de santé et de développer leur formation. Les doyens n’ont pas intégré la culture de la mort ou des soins palliatifs dans les études médicales. Il faut cesser d’être dans le déni de la mort. Nous devons accepter notre fin.

Il convient également de réfléchir aux moyens de créer une certaine solidarité entre les malades et les proches – un numéro de téléphone, des associations, éventuellement la rémunération d’un congé d’accompagnement de fin de vie comme le propose Régis Aubry.

J’ai mis en place un groupe de travail sur les soins palliatifs en pneumologie. Nous préparons avec Régis Aubry un PHRC (programme hospitalier de recherche clinique) pour évaluer les pratiques.

S’agissant enfin de l’euthanasie, je répète que la loi n’est pas faite pour régler les cas particuliers. La loi Leonetti est excellente et répond aux attentes. L’on ne peut pas demander au médecin de réaliser une prestation de service sur la mort. Personnellement, je ne pourrais pas. L’on ne peut pas davantage légaliser le suicide assisté, ce serait contraire à la mission du médecin.

M. Jean Leonetti : Merci de la clarté de votre propos. Pneumologue, vous êtes confrontée à la souffrance en fin de vie. L’on assimile souvent la souffrance à la douleur. Les malades que vous êtes amenée à soigner peuvent mourir essoufflés. L’essoufflement est une souffrance sans pour autant être une douleur. Les soins palliatifs peuvent-ils soulager ce type de symptôme qui peut être aussi angoissant que la véritable douleur physique ?

Mme Anne Prud’homme : Oui, la loi permet de placer un patient sous sédation lorsqu’il est en phase d’asphyxie aiguë. Les Américains pratiquent des trachéotomies, ce qui peut paraître monstrueux, en fin de vie. Le « confort de mort » en est pourtant très amélioré. Nous devons explorer d’autres pistes pour accompagner la personne qui s’étouffe et surtout l’insuffisance respiratoire. Ces patients peuvent mourir à petit feu, sur cinq ans.

M. Jean Leonetti : Êtes-vous confrontée à des demandes de mort ? Le cas échéant, comment y répondez-vous ? Si un patient, qui n’en a plus que pour six mois, souhaite mourir tout de suite, que faites-vous ?

Mme Anne Prud’homme : Lorsque nous diagnostiquons un cancer bronchique, nous donnons une consultation d’annonce, au cours de laquelle nous demandons au patient s’il veut savoir, s’il souhaite être entouré de ses proches, et nous lui annonçons sa maladie. En général, il n’entend plus rien d’autre, mais nous le revoyons ensuite pour d’autres échanges. Nous ne donnons pas de pronostic fermé. Nous donnons des statistiques sur la durée de vie, tout en rappelant que certains dépassent toujours la moyenne.

Nous devons avoir la force d’accompagner pas à pas le malade vers la mort, dans l’absence de douleur. Jamais en revanche nous n’avons eu à accéder à des demandes à mourir.

Nous avons besoin de gens formés. Or, nous avons de moins en moins de personnels du fait de la politique menée à l’hôpital.

M. Jean Leonetti : Sans doute n’avez-vous pas eu ce type de demande parce que vous aviez les moyens de soulager et d’accompagner la personne.

Mme Anne Prud’homme : Oui, mais le relais de la famille est très important également.

M. Jean Leonetti : La possibilité offerte par la loi d’utiliser des sédatifs qui peuvent avoir pour effet secondaire de hâter la mort a-t-elle été reçue, dans votre service, comme une libération, ou avons-nous légalisé une pratique ?

Mme Anne Prud’homme : Les deux, même si l’instauration d’un protocole nous soulage.

M. Jean Leonetti : Lorsque vous êtes amenés à arrêter les traitements chez des malades inconscients, avez-vous mis en place un protocole pour que, entre le moment où vous arrêtez les traitements et celui où la mort intervient, le corps apparaisse à la famille endormi, sans souffrance, sans râle ni encombrement, ou bien agissez-vous au cas par cas ? Je vous pose la question car il est arrivé que des médecins n’administrent pas, dans ces cas, de traitement d’accompagnement au prétexte que, le malade étant inconscient, il ne souffre pas.

Mme Anne Prud’homme : On ne regarde pas mourir les gens sans rien faire en soins palliatifs. Les soins palliatifs sont une action thérapeutique, un soin. Nous accompagnons la mort par la sédation, l’oxygène, d’autres produits pour soulager le râle agonique etc. Nous suivons des protocoles.

M. Jean Leonetti : Avez-vous rencontré des praticiens pour qui il n’était pas utile d’accompagner un malade en fin de vie inconscient dès lors qu’il était probable qu’il ne souffrait pas ?

Mme Anne Prud’homme : Cette question se pose surtout en réanimation, mais je suppose que certains médecins peuvent se poser des questions éthiques et craindre d’en faire trop ou pas assez. Nous avons dans notre service un médecin togolais qui ne vit pas du tout l’approche de la mort de la même manière que nous. L’accompagnement reste toujours le message.

M. Jean Leonetti : Et vous avez le sentiment que l’équipe médicale n’est pas suffisamment imprégnée de la culture des soins palliatifs.

Mme Anne Prud’homme : Absolument. Les structures palliatives en place se sont appropriées, à juste raison, l’accompagnement de la fin de vie. Heureusement que ces structures existent, mais il faut les intégrer et non les isoler. Nous devons faire évoluer les mentalités.

M. Jean Leonetti : Vous avez indirectement évoqué le problème du financement des hôpitaux à l’activité. Vous a-t-il posé des difficultés ?

Mme Anne Prud’homme : À l’entrée en vigueur de la loi, j’étais présidente de CME. J’ai demandé des lits en soins palliatifs et je les ai obtenus, mais mon service est le seul de l’hôpital de Bigorre a en avoir reçus. Si mon service n’est pas en difficulté, ce n’est pas le cas de l’établissement car les lits palliatifs ont été excentrés vers un autre hôpital.

Il est nécessaire de mettre en place des lits de soins palliatifs dans tous les services où les gens meurent.

M. Jean Leonetti : C’est ce que la loi prévoit.

Mme Anne Prud’homme : La réalité est différente. Je sais que le dossier des gastro-gastroentérologues est en cours. Les lits ne sont pas encore arrivés chez eux. Il faudrait activer les ARH, mais je sais que leur temps est compté.

M. Jean Leonetti : Elles se transformeront en agences régionales de santé.

Mme Anne Prud’homme : A vouloir faire gagner de l’argent à l’hôpital, grâce à la T2A, on peut perdre un peu d’humanité. Je suis là pour soigner les gens, pas pour faire gagner de l’argent à l’hôpital. Je ne suis pas forcément d’accord avec mon directeur sur cette question.

M. Jean Leonetti : Mais votre directeur reçoit également un financement sur les missions d’intérêt général qui intègre ces éléments.

Mme Anne Prud’homme : J’espère que les ARS pourront résoudre ces difficultés.

M. Jean Leonetti : Merci, Madame, de votre témoignage.

Audition du Professeur Gérard de Pouvourville,
titulaire de la chaire d’économie de la santé à l’ESSEC



(Procès-verbal de la séance du 9 juillet 2008)

Présidence de M. Jean Leonetti, rapporteur

M. Jean Leonetti : Nous avons le plaisir d’accueillir M. Gérard de Pouvourville, spécialiste du secteur de la santé, qui présente la particularité, par rapport à tous ceux que nous avons auditionnés auparavant, d’être, pour dire les choses vite, un économiste de la santé. Diplômé de l’École Polytechnique et titulaire d’un doctorat en économie et administration des entreprises, vous êtes, monsieur, enseignant à l’École supérieure des sciences économiques et sociales – l’ESSEC – où vous êtes titulaire de la chaire de santé. Vous remplissez par ailleurs la mission de conseiller scientifique auprès du ministère de la santé. À ce titre, vous avez été amené à évaluer le système de tarification à l’activité, la T2A, en vertu duquel les établissements hospitaliers sont rémunérés en fonction des activités qu’ils pratiquent.

La loi de 2005 relative aux droits des malades et à la fin de vie, que notre mission est chargée d’évaluer, condamne l’acharnement thérapeutique, « l’obstination déraisonnable », qui prend la forme de la poursuite, au-delà d’un certain stade de la maladie, de traitements inutiles ou disproportionnés, ou dont le seul but est le maintien artificiel de la vie. Dans un tel contexte, ne considérez-vous pas que nous sommes pris dans une ambiguïté, voire une contradiction, dans la mesure où l’on finance des activités sans vérifier qu’elles sont pertinentes et utiles et où l’on risque en même temps de refuser de financer des activités humaines d’accompagnement ? Autrement dit, les soins palliatifs ont-ils vocation à rester les éternels parents pauvres de l’activité médicale ? La culture palliative n’aura-t-elle pas du mal à pénétrer les esprits si nous continuons à expliquer au corps médical qu’il sera valorisé dans son action et dans son financement uniquement s’il produit de l’acte, et non pas en accompagnant, quitte à renoncer à certains actes ? Tel est l’angle plutôt polémique sous lequel je voulais aborder cet échange avec vous. Comment, selon vous, envisager une mission d’évaluation qui serait à la fois quantitative et qualitative de sorte que soit dispensé le bon soin, le juste soin, proportionné à chaque malade ?

M. Gérard de Pouvourville. Je rappelle que je ne suis ici que par procuration car, si je connais la T2A, tout ce que je sais des soins palliatifs est lié à un travail de doctorat réalisé sous ma direction par Mme Yaël Tibi-Levy qui s’est posé la question de l’évaluation des soins palliatifs et de la contradiction entre la dimension humaniste de ces soins et l’exigence de productivité qui pèse sur les établissements hospitaliers publics. La politique dite des lits dédiés n’ayant pas encore été mise en place, ce travail très complet a porté surtout sur les unités et les équipes mobiles de soins palliatifs. Il a mis en évidence la spécificité des prises en charge proposées aux patients et de l’organisation des services et des soins, qui les différencient de manière fondamentale des services cliniques traditionnels. Mme Tibi-Levy a analysé les besoins en soins palliatifs dans le contexte hospitalier français et les modalités actuelles de financement. Elle a accompli également un travail assez original d’enquête auprès des soignants d’une part, et des patients hospitalisés en soins palliatifs et de leur famille, d’autre part, pour identifier la spécificité des soins prodigués par ces équipes et ce qui fait leur valeur aux yeux des patients.

La principale conclusion sur le plan qualitatif, que je voudrais mettre en avant, et qui ressort des entretiens aussi bien avec les soignants qu’avec les familles des malades, c’est la spécificité du modèle de prise en charge. Les unités de soins palliatifs sont bâties sur une philosophie radicalement différente de celle qui fonde les services cliniques. Toute l’organisation de l’unité est centrée sur le patient, ce qui n’est pas le cas ailleurs où il s’agit de délivrer régulièrement des soins selon un parcours qui obéit à une logique médicale et clinique, tout à fait respectable, mais qui n’a rien à voir avec celle de la fin de vie. Les malades hospitalisés en soins palliatifs et leurs familles soulignent d’abord l’extrême disponibilité des équipes soignantes, et même des équipes médicales, pour répondre aux besoins courants des malades. Ils insistent aussi sur l’environnement matériel qui améliore l’accueil et les conditions d’hospitalisation, et qui n’a rien à voir avec le cadre habituel.

À partir de ce constat, Mme Tibi-Levy se demande à la fin de sa thèse si la politique actuelle des lits dédiés consistant à implanter des lits de soins palliatifs à l’intérieur des services et à former une partie de l’équipe soignante aux soins palliatifs pourra apporter aux patients en fin de vie la même qualité de service. À la lecture de sa thèse, il ressort que, si la politique de lits dédiés est d’inspiration généreuse, puisqu’elle vise à diffuser la culture palliative pour éviter que le malade pour lequel on ne peut plus rien faire ne soit abandonné, il n’est pas sûr qu’elle puisse apporter le même service, tant le modèle des soins palliatifs centrés sur le patient est difficilement transposable dans un service clinique. Cette politique semble surtout dictée par des considérations budgétaires un peu « radines ». Une autre solution aurait consisté à augmenter les capacités des unités de soins palliatifs. Elle aurait été neutre sur le plan économique si l’on admet que l’ouverture des lits dédiés s’accompagne des moyens nécessaires pour prendre en charge le patient. S’ils ne suivent pas, vous ne pouvez pas rendre le même service. Bref, n’a-t-on pas, pour des raisons budgétaires, enterré les unités de soins palliatifs un peu trop vite ?

Les équipes mobiles de soins palliatifs obéissent à une autre logique puisqu’elles n’assurent pas directement la prise en charge du patient qui incombe aux services cliniques. Ces derniers font appel à elles en tant que consultants externes. Généralement, elles interviennent en amont de la fin de vie et offrent surtout des soins de support qui peuvent tout à fait convenir à des patients qui ne sont pas en phase terminale. Selon certains, dont je ne suis pas, ces soins, plus généraux, auraient vocation à englober les soins palliatifs. Or, n’intervenant pas au même moment de la vie du patient, ils ne répondent pas à la même logique, la technique primant sur la dimension humaniste dans le premier cas et inversement dans le second.

S’agissant du financement, les logiques sont également différentes. En unité de soins palliatifs, la durée de séjour est très variable et, partant, imprévisible. Dans un travail précédent, Yaël Tibi l’a évaluée entre deux et cent cinquante jours. On n’a pas besoin d’être économiste pour se demander si une rémunération au forfait est vraiment pertinente. S’il est calculé en fonction d’une durée trop longue, tous les malades qui décéderont avant seront une aubaine pour l’hôpital, si la durée de référence est trop courte, le risque est de faire sortir le patient au lieu de le garder ou, plus vraisemblablement, de retarder son entrée. Avant même la thèse de Yaël Tibi, nous avions, elle et moi, cosigné des articles justifiant dans ce cas la tarification à la journée qui existe aussi en réanimation et pour les soins intensifs. C’est d’ailleurs la position que nous avions défendue devant la mission T2A. L’argument selon lequel ce mode de tarification serait inflationniste ne tient pas la route : les capacités d’accueil étant limitées, les médecins ne peuvent pas anticiper les entrées pour garder les patients plus longtemps, et faire du chiffre. Finalement, c’est le paiement au groupement homogène de malades qui a été retenu parce que la mission T2A, avec laquelle j’ai pourtant des relations de travail très confiantes, a plutôt l’obsession du paiement forfaitaire sans lequel, selon elle, on ne pourrait pas limiter la dépense.

M. Jean Leonetti : Qu’est-ce que cela change au financement que l’on paie au forfait ou à la journée, puisque, de toute façon, le nombre de lits est fixé ?

M. Gérard de Pouvourville : Rien. Tout au plus, l’hôpital n’est-il plus incité à transférer les patients dans un service clinique.

M. Jean Leonetti : On ne va pas prolonger les malades !

M. Gérard de Pouvourville : Non, la capacité d’accueil est réduite.

M. Jean Leonetti : De toute façon, les médecins ne sont là ni pour prolonger les vies, ni pour les abréger. Ils sont là pour faire en sorte que le malade soit accompagné dans sa fin de vie. Il n’y a, dans le paiement forfaitaire, ni logique économique, ni logique humaine, ni logique médicale.

M. Gérard de Pouvourville : Non, trois fois non. La politique des lits dédiés dilue en quelque sorte ces lits dans les services cliniques. Elle pose tout de même un problème dans la mesure où la capacité des agences régionales de l’hospitalisation à vérifier la réalité, premièrement, de la formation des équipes palliatives dédiées, deuxièmement, du fonctionnement de ces lits dédiés, est très faible. Le couplage de la politique de lits dédiés et de la T2A a créé un formidable effet d’aubaine pour les établissements hospitaliers publics, dont les plus déficitaires se sont servis pour générer des recettes supplémentaires sans activité palliative supplémentaire. Aujourd'hui, la T2A est une incitation non pas à prodiguer des soins palliatifs, mais à fabriquer statistiquement des soins palliatifs pour faire entrer de l’argent.

M. Jean Leonetti : Il y a donc un double effet pervers : ne pas financer ce qui se passe et, en même temps, financer ce qui ne se passe pas.

M. Gérard de Pouvourville : Exactement.

M. Jean Leonetti : Comment imaginer, en dehors de toute préoccupation humaniste consistant à ne pas abandonner son malade en cours de route, de réserver la fin de vie aux unités de soins palliatifs ? Cela signifierait que certains services seraient consacrés à la mort, et d’autres à la guérison, en créant un clivage artificiel en contradiction avec la réalité humaine.

M. Gérard de Pouvourville : C’est une excellente question. L’unité de soins palliatifs est une solution alternative d’hébergement. Toute la politique actuelle qui consiste à offrir de l’accompagnement de fin de vie à domicile avec des réseaux de médecins et de soignants libéraux rend possible un choix important. Un patient doit pouvoir refuser une hospitalisation en soins palliatifs s’il préfère rester chez lui. Le choix n’est pas forcément entre unité de soins palliatifs et services cliniques.

M. Jean Leonetti : Vous savez bien qu’en milieu urbain, 70 % à 80 % des gens meurent à l’hôpital.

M. Gérard de Pouvourville : Certaines phases terminales sont très longues, et on peut imaginer des périodes d’alternance entre l’hospitalisation en USP et le maintien à domicile.

M. Jean Leonetti : On ne peut pas imaginer non plus qu’un service confronté régulièrement à la mort ne puisse pas fournir lui-même une prise en charge palliative.

M. Gérard de Pouvourville : Ce ne sera pas la même que celle qui sera offerte en USP.

M. Jean Leonetti : Les unités de soins palliatifs sont faites pour les cas les plus difficiles, mais la fin de vie n’impose pas forcément une présence médicale permanente, au sein d’une structure médicale hyperspécialisée. Sinon, on sera confronté à la problématique du droit opposable aux soins palliatifs qu’aurait tout citoyen français en fin de vie. Or ce serait une mission économiquement et humainement impossible.

M. Gérard de Pouvourville : En l’état actuel de la T2A, les tarifs des USP et des lits dédiés étant peu différenciés par rapport aux autres prises en charge, et extrêmement généreux, la situation n’est pas économiquement viable. Il faudra sans doute revoir le financement des soins palliatifs.

M. Jean Leonetti : Serait-ce à dire que les soins palliatifs sont trop financés ?

M. Gérard de Pouvourville : Non. Mais le mode de financement a créé un effet d’aubaine à cause des lits dédiés.

M. Jean Leonetti : Sans que le service facturé ait forcément été rendu aux patients.

M. Gérard de Pouvourville : En tout cas, ce ne sont pas forcément ceux qui se débattent pour améliorer la prise en charge de la fin de vie qui ont bénéficié des financements ainsi obtenus. Le travail de Yaël Tibi ne prétend pas être représentatif, mais la conclusion est claire. Elle a interrogé des directeurs d’hôpital et des directeurs financiers qui se félicitent que le financement par groupe homogène de séjour des soins palliatifs leur ait procuré des recettes nouvelles. Je ne peux pas me permettre de vous donner des exemples précis, mais les médecins des départements d’information médicale ont parfois été incités à travailler les résumés de sortie standardisés de façon à transformer certains séjours en séjours de soins palliatifs, pour encaisser la recette supplémentaire. N’importe quelle ARH vous le confirmera. Les médecins de soins palliatifs ou ceux qui s’occupent de soins palliatifs vous diront, eux, qu’ils savent que des recettes supplémentaires sont rentrées mais qu’ils n’ont eu aucun retour en termes d’investissement ou de développement de leur activité.

M. Jean Leonetti : Ça fait aussi partie du rôle du médecin d’accompagner son patient. Il ne doit pas forcément être rémunéré pour ça.

M. Gérard de Pouvourville : C’est une question de répartition des moyens. Si vous créez des lits dédiés sans mettre les moyens humains en rapport avec la prise en charge terminale, vous créez une illusion.

M. Jean Leonetti : Vous pensez que c’est ce qui s’est passé.

M. Gérard de Pouvourville : Je ne dis pas que c’est ce qui s’est passé. Je pense que tout est affaire de personnes dans ce domaine, parce que, derrière, les ARH n’ont pas fait l’effort nécessaire d’évaluation de la réalité des investissements en formation et du travail palliatif effectivement accompli. Il y a de nombreux hôpitaux où les lits dédiés ne sont pas localisés, ce qui peut se justifier, mais risque de limiter la réalité de l’investissement. Je partage avec vous l’idée qu’il est souhaitable que les cliniciens acquièrent cette culture palliative, pour qu’ils sachent quoi faire en cas d’impasse thérapeutique. Mais, au regard du modèle que constituent les USP, je doute sérieusement que des services cliniques où la prise en charge obéit à une routine, sous la pression du court terme et des autres patients à soigner, puissent offrir l’accompagnement humaniste dont vous parlez.

M. Jean Leonetti : Nous sommes pleinement d’accord.

M. Gérard de Pouvourville : Le financement à l’activité encourage-t-il l’acharnement thérapeutique ? En fait, la T2A encourage les médecins à faire non pas des actes, mais des séjours. Ce n’est pas tout à fait la même chose dans la mesure où, si les actes se multiplient au cours d’un même séjour, rémunéré au forfait, plus les coûts sont élevés, et plus la marge se réduit. En théorie, la T2A doit favoriser les pratiques les plus efficientes possibles, les plus raisonnables possibles, le risque étant de ne pas en faire assez – et non pas trop. Un hôpital a intérêt à réduire ses coûts, surtout s’il est déficitaire, pas à intensifier les soins de tel ou tel patient. Le financement prospectif à la T2A risque bien plutôt d’inciter à une sous-prise en charge des patients. C’est d’ailleurs ce que soulignent les économistes. L’autre risque est la sélection des patients à l’admission, pour éviter les patients âgés, et en mauvais état qui ne permettent pas de rentrer dans les forfaits. En conclusion, non, la T2A n’incite pas à l’acharnement thérapeutique. C’est tout au plus un outil qui pousse à fractionner les hospitalisations. J’espère vous avoir convaincu.

M. Jean Leonetti : Pas tout à fait. J’ai sous les yeux deux courbes : la première, plate, retrace le nombre de chirurgies de l’hypophyse entre 2004 et 2007 ; la seconde, celle du nombre de chirurgies de la vésicule biliaire qui augmentent, elles, de 34 000 à 37 000. Cette comparaison montre bien que la T2A ne favorise pas que les séjours.

M. Gérard de Pouvourville : Nous ne parlons pas tout à fait de la même chose. Je parlais de l’acharnement thérapeutique en fin de vie. En revanche, s’agissant de la cholécystectomie, vous mettez l’accent sur un phénomène bien connu des économistes, qui concerne des domaines où le prescripteur dispose d’un relatif pouvoir discrétionnaire. S’il est rémunéré à faire de tels actes, il en fait. C’est comme le paiement à l’acte. Mais, à mon avis, il s’agit moins d’acharnement thérapeutique que de demande induite. En l’espèce, les praticiens outrepassent l’indication raisonnable selon laquelle on n’opère qu’en cas de symptômes. S’ils se mettent à faire des échographies systématiques et à rechercher des cailloux dans toutes les vésicules, ils opéreront quand ils en auront trouvé, pour faire rentrer des sous. Je n’appelle pas ça de l’acharnement thérapeutique, mais, sur le fond, je suis d’accord avec vous.

Le vrai problème de la T2A, à mon avis, et sur lequel j’avais attiré l’attention de la mission à son tout début, c’est qu’elle doit, comme cela s’est fait aux États-Unis, s’accompagner d’un contrôle beaucoup plus serré des décisions d’admission et d’indication. En l’espèce, les vésicules non symptomatiques ont été envoyées à l’hôpital qui les a opérées pour obtenir de l’argent.

M. Jean Leonetti : Les comportements ne sont pas aussi caricaturaux, mais, statistiquement, on s’aperçoit que la T2A a un impact.

M. Gérard de Pouvourville : On ne va pas hospitaliser des gens en fin de vie pour toucher des forfaits de soins palliatifs.

M. Jean Leonetti : Dans une culture de l’acte qui ne favorise pas le retrait thérapeutique, si on récompense l’acte du praticien hospitalier par un financement supplémentaire, même s’il ne va pas dans sa poche, ne l’encourage-t-on pas ? Prenez l’exemple des chimiothérapies qui sont prescrites en principe pour prolonger la vie. Si on voit, d’une manière statistiquement significative, qu’elles ont été suivies par des patients dans les trois derniers mois de leur vie, il y a de quoi se demander si elles ne constituent pas une réponse à une double injonction : celle de la culture et celle du directeur de l’hôpital. Dans ce contexte, la T2A ne favorise pas la transition du curatif au palliatif.

M. Gérard de Pouvourville : C’est vrai. Votre raisonnement est impeccable et la T2A risque de renforcer les tendances interventionnistes de certains médecins. S’agissant des chimiothérapies, j’ai du mal à me prononcer. En revanche, la T2A pousse d’autant plus à l’activité que les directeurs d’hôpital et les médecins n’ont pas encore intégré le fait qu’il ne suffit pas de faire de l’activité pour engranger des crédits. Cela permet à la rigueur, en cas de déficit, d’abaisser le point mort et de réduire les frais fixes. Aujourd’hui, certaines activités sont rentables parce que leur prix de revient est inférieur au tarif, et d’autres ne le sont pas. Ce calcul n’est pas entré dans les mœurs.

Prenons par exemple un service de chirurgie générale en cancérologie qui pratique à la fois de la chirurgie relativement standardisée – des mastectomies et des thyroïdectomies –, et des interventions lourdes de chirurgie colo-rectale qui peuvent donner lieu à des complications. Vraisemblablement, le service gagnera de l’argent sur le premier type d’intervention et en perdra sur le second. Or, si vous raisonnez strictement en termes de chiffres d’affaires, vous privilégierez la chirurgie colo-rectale, parce que ses tarifs sont quatre à cinq fois plus élevés. Si, en revanche, vous voulez maximiser la marge, vous aurez tout intérêt à favoriser les interventions simples.

La T2A a un impact réel, mais plus compliqué que le seul développement de l’activité. Ces incitations n’en sont pas moins perverses parce qu’elles induisent surtout des pratiques de sélection. L’incitation à l’activité n’est pas aussi directe que ça. Elle l’est aujourd'hui parce que les médecins ont entendu le message que, s’ils en faisaient plus, ils auraient plus de recettes, sans intégrer que, s’ils en faisaient plus dans les secteurs déficitaires, ils aggraveraient le déficit de l’hôpital. Après, il faudra sans doute faire passer un troisième message : au niveau d’un établissement public, on ne peut pas se permettre de sélectionner les pathologies et les patients qui ne sont pas rentables. Il faut réfléchir à faire la balance entre les activités qui sont rentables et celles qui ne le sont pas, les premières permettant de financer les secondes qui sont l’apanage du secteur public. On en est resté au b.a.-ba de la T2A.

M. Jean Leonetti : Cela signifie, si je suis votre raisonnement, que l’hôpital public ne peut pas se mouler entièrement dans le système de la T2A parce qu’il ne peut pas choisir son patient.

M. Gérard de Pouvourville : Exactement.

M. Jean Leonetti : Et, du coup, la T2A peut être pénalisante.

M. Gérard de Pouvourville : Bien sûr.

M. Jean Leonetti : Si l’hôpital conserve, ce qui peut paraître souhaitable, ses missions de service public, c'est-à-dire accueillir toutes les pathologies, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, trois cent soixante-cinq jours par an.

M. Gérard de Pouvourville : Absolument. Et cela vaut pour les soins palliatifs. Vous estimez que la T2A pousse à l’activité. Mais, sur un plan strictement financier, qui risque de paraître cynique, …

M. Jean Leonetti : Nous savons bien que ces incitations ne jouent qu’à la marge dans l’attitude des médecins, mais nous ne pouvons pas ignorer ces considérations.

M. Gérard de Pouvourville : …je ne suis pas sûr qu’un directeur d’hôpital ne serait pas tenté de comparer les recettes générées aujourd'hui par les soins palliatifs au titre des hospitalisations de fin de vie et ce que lui rapportent ou lui coûtent des chimiothérapies curatives multiples. Je sais que les molécules coûteuses sont remboursées à 100 % par l’assurance maladie, mais, si vous êtes hors indications, vous risquez un retour de bâton.

M. Jean Leonetti : On ne cherche pas non plus à éviter les chimiothérapies, parce qu’elles seraient trop chères, quitte à priver les malades des soins dont ils auraient besoin.

M. Gérard de Pouvourville : Je suis d’accord avec vous, le problème ne relève pas uniquement de règles de financement. On est obligé de le résoudre avec des règles de prise en charge, des protocoles et de décisions médicales instituées au sein de la structure. Le financement peut pousser dans un sens ou dans un autre, mais la réalité, c’est qu’il faut rendre opposables des règles de prise en charge et des processus de décision. Sinon, vous serez toujours dépendants de la personnalité du médecin, de ses préférences thérapeutiques.

M. Jean Leonetti : Que proposeriez-vous ? Un statu quo avec une évaluation qualitative plus ciblée, en particulier pour les soins palliatifs, afin de vérifier que le soin palliatif soit effectivement rendu au malade des lits dédiés, et, inversement, qu’une prise en charge de meilleure qualité soit effectivement mieux appréciée ? Faut-il changer la tarification en allant dans le sens d’une tarification à la journée, en ayant vérifié que les soins sont adaptés à la complexité de l’état du malade ?

M. Gérard de Pouvourville : Les deux. Il faudrait commencer par vérifier mes assertions qui reposent sur mon expérience, mais je n’ai pas de vue d’ensemble de ce qui se passe en France. Il y a un certain temps, lors d’une discussion avec la personne qui s’occupait des soins palliatifs à la Direction générale de la santé, elle m’avait avoué l’impuissance des pouvoirs publics à connaître la réalité du fonctionnement des lits dédiés et des unités de soins palliatifs. Cela s’est probablement amélioré depuis. C’est une mesure de salut public que de faire ce travail de contrôle dans un premier temps.

Sur le deuxième point, je suis assez favorable à un paiement à la journée parce que ce n’est pas un mécanisme inflationniste. Il permettrait de couvrir les coûts d’un patient en phase terminale en fonction de ses besoins. Certains décèdent très vite, et ils ne coûteront pas très cher, d’autres resteront plus longtemps, et ils coûteront plus cher. Au moins n’y aura-t-il pas d’incitation a priori à les balader d’un endroit à l’autre. Cette solution me semblerait préférable, à condition que cette prise en charge s’inscrive dans un cahier des charges et qu’elle soit réelle dans sa dimension technique et humaniste.

M. Jean Leonetti : D’une manière plus générale, quand vous comparez le système français à ceux des autres pays européens, considérez-vous que l’équilibre obtenu est satisfaisant ? Après tout, la Grande-Bretagne a fait des efforts budgétaires très stricts. Se sont-ils traduits par une moins bonne prise en charge ? On se rend compte que certains pays ont de meilleurs résultats que nous, par exemple, s’agissant de la mortalité infantile, alors qu’ils ont des modes de financement apparemment plus durs que les nôtres.

M. Gérard de Pouvourville : Nous ne sommes pas si mauvais pour la mortalité infantile ! Vous prenez un indicateur qui dépasse le cadre de la T2A et qui dépend aussi largement des programmes périnatals de long terme, qui assurent la surveillance en soins primaires. Pour certains paramètres, l’efficacité du résultat est davantage liée à la qualité de l’organisation de la chaîne de soins qu’à la méthode de financement.

M. Jean Leonetti : Il y a des systèmes de santé beaucoup moins chers que le nôtre qui, pourtant, ne donnent apparemment pas de moins bons résultats. Vous semblez attribuer ce phénomène à la qualité de l’organisation des soins.

M. Gérard de Pouvourville : Cela provient en partie de l’organisation des soins. Le système de santé britannique est comparable au nôtre si l’on s’en tient aux indicateurs globaux comme l’espérance de vie ou la surmortalité masculine. Mais, si vous vous intéressez à des pathologies particulières comme la mortalité cardiovasculaire ou la mortalité cancérologique, les Anglais ne sont pas très bons. Si on va dans le détail, la photo devient floue.

Le système français se caractérise par le confort qu’il a offert à la population. Globalement de bonne qualité technique, il est facile d’accès et réactif à la demande du patient individuel. Ce qui fait son surcoût, c’est en grande partie ce confort, et la relative générosité des méthodes de paiement, tant pour la médecine de ville que pour l’hôpital. On vit depuis des années et des années sur un système rétrospectif où l’on paie quoi qu’il arrive. On n’exerce aucun contrôle de coût. Oui, le système gaspille. Il pourrait faire aussi bien en termes d’indicateurs globaux de résultat avec moins de ressources, voire mieux avec les mêmes ressources. Je peux vous donner des exemples, mais il faudrait une autre audition.

M. Jean Leonetti : Donnez-nous au moins un exemple ! (Sourires.)

M. Gérard de Pouvourville : On sait bien que les affections de longue durée constituent le gros des dépenses. En matière d’organisation des soins autour de la prise en charge des ALD, à la fois pour le suivi du patient et dans l’articulation entre les soins primaires et l’hôpital, nous avons des progrès à faire, qui pourraient se traduire, dans un premier temps, par une augmentation des coûts – on s’apercevrait que tous les patients ne sont pas très bien soignés –, mais ensuite par leur diminution grâce à l’amélioration des résultats. Cela étant, cela ne coûterait pas forcément plus cher si l’on adoptait des modèles que l’on rencontre plus fréquemment dans les pays étrangers, avec une meilleure répartition du travail entre médecins et autres soignants. En France, le médecin est un acteur central du système de prise en charge. Or c’est la ressource la plus chère du système. Ce qui caractérise les pays d’Europe du Nord ou les Pays-Bas, c’est la participation beaucoup plus importante des personnels non médicaux dans les soins primaires. Ce que je dis est un peu cynique, mais nous avons un système non seulement confortable, mais aussi, sans doute, surqualifié pour certaines prises en charge.

M. Jean Leonetti : Nous devons en effet savoir pourquoi on ne confie pas des responsabilités supplémentaires à un personnel soignant tout à fait qualifié. La surmédicalisation entraîne une perte de temps médical, qui est, en outre, plus cher que le temps soignant.

M. Gérard de Pouvourville : Vous dites que les autres pays sont plus durs. La différence entre eux et nous, en termes de financement, c’est aussi qu’ils ont passé avant nous le cap du financement prospectif. Depuis la Libération, la médecine de ville comme l’hôpital fonctionnent sur du financement rétrospectif, avec une absence totale, dans le respect de la qualité des soins, d’incitation à être productif.

M. Jean Leonetti : Cela passerait par une évaluation qualitative qui devrait être mise en place avec la certification.

M. Gérard de Pouvourville : C’est l’autre volet. On ne peut pas la mettre en place sans poser, d’un autre côté, la question de la mesure des résultats.

M. Jean Leonetti : Nous vous remercions d’avoir apporté à notre mission un éclairage très particulier, qui était nécessaire. En même temps, vous nous avez rassurés, les soins palliatifs sont financés dans la structure actuelle. Il y a des effets pervers dans un sens comme dans un autre, mais le financement est acquis.

M. Gérard de Pouvourville : Vous avez accès aux données de l’Agence technique d’information sur l’hospitalisation. Je vous suggère de lui demander depuis 2004 et la mise en place des différents forfaits la croissance de la facturation pour les groupements homogènes de séjour de soins palliatifs à l’hôpital public. Vous verrez, ce n’est probablement pas en proportion de l’équipement et des investissements en lits dédiés.

M. Jean Leonetti : Ce sera votre conclusion ! (Sourires) Soyez sûr qu’elle sera suivie d’effets. Je vous remercie.

Audition d’un proche d’un patient décédé
(unité de soins palliatifs de l’hôpital Jean-Minjoz à Besançon)



(Procès-verbal de la séance du 9 juillet 2008)

Présidence de M. Jean Leonetti, rapporteur

M. Jean Leonetti : Je vous remercie, monsieur, d’avoir accepté de venir témoigner devant notre mission. Je vous suis d’autant plus reconnaissant que votre témoignage est douloureux. Vous allez, en effet, évoquer le cas de votre épouse, qui souffrait d’une pathologie neuromusculaire affectant le cervelet, l’ataxie, et nous faire part de son désespoir qui l’a conduite à formuler une demande de mort.

Je mesure très bien ce que représente pour vous ce témoignage. Il montre une fois de plus la variété des situations auxquelles le corps médical est confronté, leur complexité dans des cas extrêmes et la difficulté à apporter une réponse univoque aux questions soulevées dans de telles circonstances.

Votre témoignage est pour nous important car, quand il y a demande de mort, nous cherchons à savoir ce qu’il y a non seulement dans la demande, mais aussi derrière. S’il n’y a pas abandon, s’il y a une valorisation de la vie telle qu’elle est vécue, même si elle est diminuée par rapport à ce qu’elle était auparavant, et si l’on parvient à supprimer la souffrance physique et morale, la demande de mort s’estompe. En unité de soins palliatifs, les demandes de mort sont tout à fait exceptionnelles alors que, dans un service banalisé, pour un même type de pathologie, elles sont relativement fréquentes. La demande de mort dépend de la personne, de son éducation et de l’idée qu’elle se fait de la vie, notamment de la vie qu’elle mène au moment où elle émet cette demande. La demande fluctue également. Elle apparaît très forte à un moment, puis disparaît avant de revenir. Le proche à qui est formulée une demande de mort est dans une situation inextricable : il lui est pratiquement impossible d’y accéder et, en même temps, il ne peut pas ne pas écouter ce qui lui est demandé comme une libération. Votre témoignage nous permet de voir les choses du côté du malade.

Je vous donne la parole.

Le mari d’Isabelle : Je précise que je suis devant vous aujourd’hui sur la suggestion du docteur Aubry. Je vous prie d’excuser mon extinction de voix dans laquelle d’aucuns verront une somatisation. J’ai eu du mal à venir.

Mon épouse, Isabelle, a appris, il y a une dizaine d’années, qu’elle était atteinte d’une maladie orpheline, l’ataxie cérébelleuse. Ayant perdu très rapidement l’équilibre, elle a choisi de se déplacer en chaise roulante pour éviter les chutes. Quand je rentrais le soir, je la trouvais, en effet, une fois sur deux avec une arcade ouverte parce qu’elle était tombée. Elle a assez rapidement arrêté de travailler. Elle était orthophoniste et très active. En 2004, un cancer du sein a été diagnostiqué. Comparé à son autre maladie, c’était pour nous quelque chose de banal car identifié et faisant l’objet de traitements.

La maladie dont était atteinte Isabelle n’était pas connue des médecins, à quelques rares exceptions. Un médecin chercheur de la Pitié-Salpêtrière, Alexandra Dürr, connaissait bien cette affection et suivait Isabelle. Il n’y avait pas de traitement, à part un peu de kiné.

Dans ce contexte, et bien que cela puisse paraître bizarre, le cancer d’Isabelle nous est apparu comme banal et nous en parlions ouvertement. Je me suis alors rendu compte que la plupart des gens n’en avaient pas la même perception que nous car certains ont commencé à s’éloigner.

Isabelle a suivi les traitements habituels en cas de cancer. Le 10 janvier 2007, on a diagnostiqué une récidive. La maladie d’Isabelle s’était déjà bien aggravée : elle avait des problèmes de déglutition et de fausses routes, d’élocution, de préhension et de coordination des mouvements. Nous avons adapté la maison et fait ce qu’il fallait. Isabelle a toujours été très entourée. Nous avons deux enfants – des jumeaux – que nous avons adoptés il y a seize ans. Ils étaient pupilles de l’État. La maladie n’était pas du tout déclarée, mais nous savions qu’il y avait une possibilité de transmission. Nous n’avons jamais souhaité prendre le risque de transmettre cette maladie.

Lors de la récidive, la situation s’est un peu compliquée car, comme le cancérologue nous l’a expliqué, si l’on entamait une chimiothérapie comme pour le premier cancer, la neurotoxicité des traitements était telle – excusez mes paroles crues mais c’est ce qui a été dit –, qu’on allait faire mourir Isabelle de sa maladie neurologique ; si l’on n’entamait pas de chimiothérapie, elle allait développer un cancer des os, ce qui n’était pas acceptable. Le cancérologue a proposé de faire quelque chose entre les deux, en donnant une certaine espérance de vie. Celle-ci repose, comme vous l’avez expliqué dans l’audition précédente, sur des statistiques. Cela ne m’a jamais choqué : on peut évoquer des statistiques à partir du moment où l’on en connaît les limites.

M. Jean Leonetti : On peut faire état de statistiques à partir du moment où l’on n’applique pas la durée à la personne qu’on a en face de soi.

Le mari d’Isabelle : Cela ne m’a jamais dérangé. Ce sont des chiffres. On en fait, ensuite, ce que l’on veut.

Cela étant, l’horizon n’était pas très encourageant. Isabelle a ressenti de fortes douleurs, alors qu’elle n’en avait jamais eu jusque-là. Nous avons eu la chance de rencontrer le docteur Aubry qui nous a très rapidement acceptés dans son service de soins palliatifs. Isabelle a toujours exigé des conditions de vie acceptables et a toujours été partie prenante dans ce qui se passait. Elle demandait des traitements adaptés.

Le 14 juillet prochain sera l’anniversaire de son décès. Bien que celui-ci soit récent, je n’ai qu’un souvenir confus des dates.

Isabelle avait déjà évoqué avec le docteur Aubry le fait de mourir. La dégradation a été très rapide. Elle avait des problèmes d’élocution. On avait beaucoup de difficulté à la comprendre. Elle avait toujours dit à ses amis que ne plus parler serait vraiment un drame pour elle. C’est arrivé dans les dernières semaines. On avait alors fabriqué une petite plaquette avec des lettres pour qu’elle puisse communiquer et indiquer si elle avait faim ou froid. Elle avait souvent des problèmes de fausses routes, ce qui était terrible pour elle et pour son entourage, car on ne sait jamais comment elles vont se terminer. On avait envisagé devant elle une trachéotomie ou une sonde gastrique. Elle avait indiqué que jamais elle n’accepterait d’être alimentée par sonde. Cela signifiait à l’évidence que le jour où elle en aurait besoin, elle demanderait qu’on ne l’alimente plus.

Le docteur Aubry nous a écoutés. Il a dit une chose qui m’a marqué, à savoir que le malade et ses proches en savent parfois plus sur sa maladie que le médecin lui-même, ce qui est une preuve de grande humilité et de grande intelligence. Personne ne connaît mieux la maladie que le malade.

Cela étant, je ne parle pas en ce moment à la place de ma femme. Je relate ce que j’ai vécu et ce que j’ai ressenti.

Au bout du compte, je l’ai toujours laissé faire ce qu’elle avait décidé. Quand elle a décidé d’arrêter de conduire, cela a été un soulagement pour moi. La conduite commençait en effet à devenir problématique. J’ai accepté de prendre ce risque pour elle et pour autrui et ai attendu qu’elle prenne sa décision seule. Il est difficile d’imposer ce genre de chose. Il en a été de même pour se déplacer en chaise roulante. La décision de mourir, elle l’a prise aussi seule.

Cette décision répondait à deux motivations.

Premièrement, pour elle, la vie n’avait plus de sens. Même si nous étions très proches. Elle avait des enfants. J’allais presque dire qu’elle avait tout pour être heureuse. Nous ne pouvions guère lui apporter plus, si ce n’est la guérison et un horizon.

Deuxièmement, elle considérait qu’elle était devenue un poids pour sa famille et elle ne voulait plus l’être. C’est difficile pour les proches d’entendre cela mais l’objectivité oblige à dire que c’est vrai. J’espère ne pas être cynique ni être trop cru en disant cela. Il est vrai qu’il arrive un moment où c’est difficile aussi pour l’entourage.

Telles sont les deux raisons qui ont poussé ma femme à décider de mourir.

M. Jean Leonetti : Sa décision de mourir s’est traduite par le fait de refuser la sonde gastrique.

Le mari d’Isabelle : Pas du tout. Elle a demandé au docteur Aubry de l’aider à mourir.

M. Jean Leonetti : Comment cela s’est-il passé ?

Le mari d’Isabelle : Elle a subi une sédation.

Pour montrer sa détermination, je raconterai une anecdote. Nous sommes rentrés dans le service des soins palliatifs un lundi en début d’après-midi. Tout était décidé. Les choses étaient claires. Isabelle, les enfants et moi savions pourquoi elle y allait. Nous nous sommes rendu compte assez rapidement que la sédation n’était pas possible ce jour-là. Mon épouse a demandé à rentrer. Nous sommes repartis. Sa volonté était claire, nette, précise.

Je me rappellerai toujours le jour où elle a pris sa décision. Je lui avais demandé : « Comment est-ce que je peux t’aider ? ». Bien qu’il fût devenu très difficile pour elle de communiquer, elle parvenait parfois à très bien se faire comprendre. Elle m’a répondu : « En convaincant le docteur Aubry ! » Je lui ai demandé si elle avait peur. Elle m’a dit : « J’ai peur qu’il refuse. » Cela montre sa détermination.

Quand nous sommes retournés dans le service du docteur Aubry, une sédation a été pratiquée. J’ai dû passer deux nuits à l’hôpital à côté d’elle et elle s’est éteinte un samedi matin 14 juillet à 11 heures, doucement, tranquillement.

M. Jean Leonetti : Votre témoignage nous est encore plus important que je ne le pensais. Avez-vous le sentiment qu’on a donné la mort à votre épouse ou bien qu’on l’a laissée s’endormir et que la mort est survenue – peut-être hâtée par le traitement qu’on lui a fait – alors qu’on cherchait en fait à éliminer sa souffrance et son obsession de la mort ?

Le mari d’Isabelle : Le mot qui me vient à l’esprit est « apaisée ». C’était une très belle femme. Son visage était marqué par la souffrance. Elle n’était plus ce qu’elle était avant d’être malade. Aussitôt qu’elle s’est endormie – c’est ainsi que j’ai ressenti la sédation – elle a retrouvé son visage d’avant la maladie. Cela paraît un peu mystique mais, objectivement, elle a changé de visage. C’était la fin de quelque chose qui n'avait plus de sens.

Ce qui m’est venu à l’esprit alors c’est que, quand la vie n’a plus de sens, la mort en a. Cette mort-là avait du sens pour moi, pour ses enfants, pour son entourage, pour sa sœur, pour tous ses proches.

M. Jean Leonetti : Au stade de la maladie où elle était, le cancer avait évolué.

Le mari d’Isabelle : Comme il y avait une récidive, elle a eu une chimiothérapie, qui a accéléré la maladie neuromusculaire.

M. Jean Leonetti : La loi prévoit que l’on peut utiliser des médicaments sédatifs pour calmer toutes souffrances physiques ou morales en fin de vie, même si cela peut accélérer la mort. Avez-vous le sentiment qu’elle était venue pour ce soutien ou pour qu’on lui donne la mort ?

Le mari d’Isabelle : Cela ne fait aucun doute qu’elle est rentrée dans le service pour qu’on lui donne la mort.

M. Jean Leonetti : La sédation ne donne pas la mort.

Le mari d’Isabelle : Peut-être pas. Mais c’est ce qu’elle espérait.

M. Jean Leonetti : Le fait de l’endormir a probablement hâté sa mort dans le double contexte de maladies où elle se trouvait. En définitive, tout cela a été vécu de manière apaisée.

Le mari d’Isabelle : Elle savait que j’aurai passé le temps qu’il fallait auprès d’elle à l’hôpital. J’ai dû dormir une ou deux nuits à côté d’elle puis elle est partie. Au fond d’elle, elle savait très bien que cela ne pouvait pas durer. Je crois qu’elle a maîtrisé un peu ce qui lui arrivait et qu’elle a décidé de mourir. La sédation l’a certainement aidée.

Le mot « apaisement » est le plus adapté pour caractériser son départ.

M. Jean Leonetti : Si on lui avait proposé d’avaler une pilule ou d’avoir une injection mortelle à la maison, quelle solution, selon vous, aurait-elle choisi ?

Le mari d’Isabelle : La manière de procéder lui importait peu. C’était quelqu’un de très déterminé. La sédation a certainement été la meilleure solution. En tout cas, elle a permis que ce ne soit pas moi qui sois obligé de répondre à sa demande. Je m’étais souvent imaginé la scène : il aurait été de ma responsabilité de répondre à la demande de mon épouse. Dieu merci, cela n’a pas été le cas. Cela aurait peut-être été encore plus difficile pour moi aujourd’hui, car je pense que je l’aurais fait. Heureusement…

M. Jean Leonetti : …que vous avez été accompagné !

Le mari d’Isabelle : J’ai été plus qu’accompagné !

M. Jean Leonetti : Autre question imaginaire : si votre épouse vous avait demandé la même chose un an avant, auriez-vous adhéré de la même façon à sa demande ou bien aviez-vous le sentiment qu’elle était arrivée à la fin de sa vie et qu’il fallait l’accompagner dans cette dernière étape ?

Le mari d’Isabelle : Elle était vraiment arrivée à la fin. Un an avant, elle n’aurait pas fait la demande parce que, même si elle ne menait pas une vie exceptionnelle, celle-ci était supportable. À la fin, elle ne pouvait plus rien faire seule. Elle passait ses journées assise devant la télévision en attendant que je rentre. Elle ne pouvait plus parler. C’était vraiment terrible. Elle était arrivée au bout.

La possibilité a été avancée de mettre Isabelle dans un centre pour nous soulager. Ce n’était pas envisageable pour nous, c’est-à-dire pour elle et pour moi. Cela n’avait pas de sens.

C’est Isabelle, seule, je le répète, qui a pris la décision, en toute connaissance de cause. Elle avait déjà évoqué cette possibilité avec le docteur Aubry auparavant. Il nous avait fait savoir que, si, un jour, nous avions besoin de quelqu’un, si c’était difficile pour nous, nous pouvions retourner le voir. Nous l’avons revu une ou deux fois avant de décider d’aller un peu plus loin.

M. Jean Leonetti : Vous aviez eu plusieurs contacts avec votre médecin avant la décision finale.

Le mari d’Isabelle : Tout à fait. C’est une histoire longue.

M. Jean Leonetti : Dans cette longue histoire, aviez-vous conscience, vous et votre épouse, qu’il ne restait plus beaucoup de jours à vivre ?

Le mari d’Isabelle : Non. Nous ne savions pas. Dans ces cas-là, on vit au jour le jour. On ne se projette pas dans l’avenir.

M. Jean Leonetti : Même à la fin ?

Le mari d’Isabelle : Même à la fin. C’est un état d’esprit. Vous ne savez pas ce qui va se passer. Vous attendez que les choses arrivent.

On se concentre sur le présent parce que l’avenir est obscur ou, tout au moins, incertain.

M. Jean Leonetti : Le fait que votre épouse ait refusé une sonde gastrique a mis l’ensemble du corps médical dans une impasse.

Le mari d’Isabelle : Non. Ce n’était pas encore nécessaire. Cela étant, elle l’aurait refusé si on le lui avait proposé.

M. Jean Leonetti : A-t-elle envisagé, à un moment donné, en dehors du dialogue de confiance qui existait avec son médecin, d’écrire des directives anticipées comme la loi le prévoit ?

Le mari d’Isabelle : Non. Cela ne lui a jamais traversé l’esprit. Elle a toujours été très consciente et, sa maladie étant neuromusculaire, il n’y avait aucune raison qu’elle ne le soit plus.

M. Jean Leonetti : Une fois la sédation administrée, votre épouse s’est-elle endormie immédiatement ou les choses ont-elles été plus progressives ?

Le mari d’Isabelle : Au début, on sentait qu’elle hésitait encore un peu. Se laisserait-elle ou non aller ? C’était son caractère un peu dur de Vosgienne qui ressortait. Après, tout s’est bien passé.

M. Jean Leonetti : Je vous remercie pour votre témoignage, monsieur. Vous n’avez jamais donné le sentiment d’être cynique mais de dire les choses telles que vous les avez vécues, ce qui n’enlève rien à votre douleur ni aux sentiments que vous aviez et que vous avez encore pour votre épouse.

Audition de Mmes le Docteur Marie-Hélène Boucand, Sylvie Hulin
et Geneviève Invernon,
représentantes de l’Association Française des Syndromes d’Ehlers-Danlos



(Procès-verbal de la séance du 9 juillet 2008)

Présidence de M. Jean Leonetti, rapporteur

M. Jean Leonetti : Nous avons le plaisir d’accueillir Mesdames Marie-Hélène Boucand, Sylvie Hulin et Geneviève Invernon, représentantes de l’Association Française des Syndromes d’Ehlers-Danlos. Je rappelle que la maladie d’Ehlers-Danlos est une maladie génétique, rare, orpheline, touchant le tissu conjonctif et dont la médecine est impuissante à traiter les causes.

Madame Geneviève Invernon, vous êtes infirmière de formation, vous avez travaillé dans des services de pédiatrie et vous êtes en invalidité depuis 2002 ; vous êtes membre du conseil d’administration de votre association.

Madame Sylvie Hulin, vous êtes en retraite pour invalidité depuis 2007 ; vous êtes membre cofondatrice de l’association où vous assurez la fonction de trésorier.

Madame Marie-Hélène Boucand vous êtes médecin, vous avez été, de 1985 à 1996, chef de service dans l’unité de rééducation de l’hôpital Renée Sabran – hospices civils de Lyon – à Giens, dans le Var, et vous êtes en invalidité depuis 2001. Pendant votre activité, vous vous étiez spécialisée dans le traitement des patients cérébro-lésés, en éveil de coma et en état végétatif. Vous avez défendu un DEA d’éthique médicale en 1994 et publié votre témoignage de médecin et de malade dans un livre intitulé Le corps mal-entendu. Vous assurez, au sein de l’association que vous avez contribué à créer, le rôle de coordonnateur médical.

Au moment de l’affaire Chantal Sébire, les médias avaient relayé une autre demande d’euthanasie, celle d’une jeune femme de trente et un ans, atteinte du syndrome d’Ehlers-Danlos, la maladie dont vous souffrez. Des membres de votre association avaient alors exprimé leur désaccord avec la médiatisation d’une telle demande et avaient fait savoir que la volonté de vivre gardait son sens même quand le corps est profondément atteint. Finalement, cette jeune femme est revenue sur sa demande.

Les maladies chroniques, comme l’a souligné précédemment M. Emmanuel Hirsch, directeur de l’Espace éthique de l’AP-HP, ressortent de l’obligation de solidarité qui échoit au corps médical : les soins palliatifs montrent combien il est utile d’apporter des soins même lorsque le traitement qui guérit n’existe pas. Aussi avons-nous tenu à vous faire participer à nos travaux afin d’évaluer la loi du 22 avril 2005, car votre témoignage peut permettre d’en déceler des insuffisances.

Mme Marie-Hélène Boucand : Je suis très honorée, monsieur le président – même si j’en ai été très surprise – d’avoir été sollicitée pour être auditionnée dans le cadre de votre mission – surtout après les déclarations de Clara Blanc et sa demande de suicide assisté –, en qualité à la fois d’ancien médecin, de malade et de membre de l’Association Française des Syndromes d’Ehlers-Danlos – AFSED. Ces trois pôles d’expérience ont, selon moi, trois points communs.

Le premier tient à la différence du regard porté, selon que l’on est soignant ou malade, sur des situations gravissimes soit de fin de vie, soit de souffrance extrême : le temps du malade n’est pas celui du médecin.

Le deuxième point commun a trait à la grande difficulté qui existe pour aider vraiment celui ou celle qui est dans une telle situation, car c’est le malade et lui seul, dans sa solitude, qui vit cette situation de souffrance, que l’on ne peut qu’effleurer sans en saisir toute la dimension.

Enfin, le troisième point commun tient à l’importance du partage de la décision avec d’autres – en référence à la notion de décision collégiale de la loi de 2005 –, ce qui donne tout son sens à la parole en vérité et non pas à la parole médiatisée qui semble pourtant s’imposer.

J’évoquerai, en premier lieu, les conséquences de la déclaration de Clara Blanc, cette jeune femme de trente ans que j’ai rencontrée voilà cinq ans et qui est atteinte d’un syndrome d’Ehlers-Danlos. C’est le 1er avril 2008 que nous avons découvert sur les ondes et dans le Midi Libre la demande de Clara Blanc, décrivant son avenir avec ces mots un peu crus : « Je serai alitée, complètement dépendante, je me chierai dessus, il faudra me donner la becquée, je ne pourrai pas lire, ni regarder la télé, tellement assommée par les antalgiques que je ne pourrai pas soutenir une conversation. Quel est le sens de tout ça ? Il y a des gens qui donnent des leçons de morale au lieu d’écouter ceux qui sont concernés, qui ont réfléchi. Ce n’est pas moi d’être un légume. Ce n’est pas ma conception de la dignité. »

Les mots sont durs et, pour nous, inexacts s’agissant de l’évolution de la maladie. Aussi avons-nous réagi dans la journée par un communiqué de presse, insistant sur « le caractère particulier d’une situation singulière, qui exprime une grande souffrance, à laquelle nous sommes très sensibles, et qui a justifié la création de l’association. Cette situation ne doit pas cependant faire généraliser une évolution de la maladie qui est particulière pour chaque malade. Toutes les réalisations et les projets de l’AFSED contribuent à aider les malades à sortir de leur isolement, de leur désarroi, à informer les patients ainsi que le corps médical sur cette maladie rare, méconnue. »

Quelques rares radios ont réagi à ce communiqué de presse, moins médiatique que les déclarations de Clara. De même, trois journaux ont pris en compte notre inquiétude à propos des conséquences possibles des déclarations de Clara sur les autres personnes touchées par la même maladie. Le papa d’une petite fille de six ans m’a ainsi appelée, angoissé à l’idée que sa fille connaisse un jour l’état que décrivait Clara.

Dans un message personnel qu’elle m’a autorisé à divulguer, Clara m’a écrit que son seul objectif en la circonstance avait été « seulement de dire sa position et sa réflexion sur la nécessité d’une loi qui permettrait de donner le choix aux personnes en fin de vie ». Elle ajoute : « Les médias sont de grands manipulateurs et je me suis fait un peu dépasser d’autant que des journaux font leur "une" sans m’avoir ni rencontrée ni parlée ... je ne souhaitais pas vraiment parler de la maladie, ni de moi ... » Elle a reconnu par ailleurs dans un mail qu’elle m’a adressé : « Je n’ai pas une minute pensé ni mesuré l’impact sur les autres ... c’est d’un égoïsme terrible, je suis sincèrement navrée pour elles, vraiment. Par contre, je vais très bien, j’apprivoise la maladie et je jongle avec au jour le jour, je prends mes marques tranquillement ... ». La déclaration officielle dramatique de Clara ne correspondait pas en effet à la réalité de son état. Elle est aujourd’hui totalement autonome. Ce n’était de sa part qu’une projection dans l’avenir.

L’association a ainsi touché du doigt le retentissement involontaire, mais bien réel, de ces demandes de suicide assisté sur les malades souffrant de la même maladie et qui se battent au quotidien pour que la vie soit possible et bonne, ces anonymes, oubliés des médias, qui ont choisi de se battre pour la vie, quel que soit leur niveau de dépendance, de maladie ou de handicap. Je souhaiterais que dans tous nos débats éthiques nous pensions à eux.

Dans un éditorial pour l’Espace éthique de l’AP-HP, j’ai par la suite insisté sur le paradoxe de ces affaires qui n’ont pour seule réponse que la médiatisation, comme si « l’exhibition de situations très particulières, d’extrême souffrance, venait prendre la place d’une parole qui ne peut se dire que dans l’intime de l’intime. Cette parole si personnelle qui a besoin de confiance et d’écoute inconditionnelles, de la sollicitude de l’autre pour se dire. Trouver les mots justes pour dire l’insupportable, pour redire notre combat entre les forces de vie et les forces de mort, ne se fait pas en public. Rien ne peut remplacer l’indispensable parole confiée en face à face entre la personne concernée et une autre capable d’entendre les mots de la souffrance. »

Pour simplifier, le « je n’en peux plus » devient sinon, pour le malade et pour ceux qui l’entourent, le « c’est insupportable », la seule issue logique pour la personne souffrante étant alors de disparaître. C’est même un choix qui pourrait progressivement s’imposer à l’entourage et à la société qui, sous couvert de l’argument ambigu de la compassion, en viendraient ainsi à accepter ou à proposer de supprimer la personne pour supprimer sa souffrance, tentation qui permettrait à tous de ne plus avoir à faire avec la souffrance et le souffrant.

Le médecin que je suis ne peut que s’interroger sur le soutien et l’écoute qui sont proposés à ces personnes en grande souffrance – en souffrance chronique, comme le soulignait Emmanuel Hirsch – et qui nous questionnent sur la solidarité de notre monde actuel où, souvent, la solitude règne, où la maladie et le handicap excluent et où l’expression de la souffrance est entendue comme une plainte, insupportable à la longue pour l’entourage.

Ce qui est insupportable, c’est l’accumulation de plus en plus fréquente de souffrances physiques, psychiques, familiales ou/et sociales. Sur le plan physique, l’insupportable, cela peut être l’accumulation des douleurs physiques, du poids des soins proposés ou, au contraire, comme c’est notre cas, l’absence de traitement curatif. Sur le plan psychologique, cela peut être le fait de souffrir en étant incompris, seul, avec le sentiment que l’on pèse sur les autres ou bien qu’ils ne s’inquiètent plus de nous, que l’on n’a plus de place au sein de la société. Or, cela est faux jusqu’au dernier souffle. Ainsi que l’écrit le rabbin Ouaknin, « l’homme tient une place indispensable qui est telle que le monde ne serait plus ce qu’il est, si la personne n’était plus là. »

Depuis la création de l’AFSED en 1997, plusieurs tentatives de suicide ont été recensées au sein des adhérents de l’association, mais jamais de suicide réussi. C’est selon moi parce que les associations de malades permettent à ceux qui sont atteints d’une même maladie de se regrouper, de se comprendre et de s’épauler. Mon hypothèse, en effet, est que les associations autorisent une nouvelle sorte de solidarité, chacun, en cas de souffrance extrême, sachant qu’il peut appeler soit la cellule d’écoute de l’association, soit un autre membre qu’il connaît plus personnellement, soit moi-même en tant que relais médical. L’écoute est l’un des apports fondamentaux des associations à ses membres : comme le dit Sartre, « les cris qui se savent inécoutés enveloppent un horrible silence ».

Le large retentissement d’une parole, amplifiée par les médias, peut donc être très délétère pour d’autres malades atteints de la même maladie. Dans le service de chirurgie où se trouvait Chantal Sébire, la demande de celle-ci a fortement déstabilisé les personnes qui souffraient de la même pathologie. Une telle parole, issue d’une grande souffrance, insupportable, devrait plus faire appel à un dialogue de sujet à sujet qu’à une réponse médiatisée et impersonnelle.

En tant que malade moi-même, atteinte par le syndrome d’Ehlers-Danlos dans sa forme la plus grave, et ayant déjà eu des atteintes articulaires, vasculaires et digestives majeures, ma présence aujourd’hui illustre la difficulté de faire un pronostic, remarque qui est valable à tous les stades de l’évolution d’une maladie. Mon diagnostic a été fait en 1994, confirmé avec certitude en 2007. En 1996, on m’avait pronostiqué une survie de cinq ans. Rien ne me réjouit plus chaque année que de savourer l’année supplémentaire qu’il m’est donné de vivre – ainsi que l’erreur de pronostic !

Médecins, nous pouvons nous appuyer sur l’expérience, sur ce que l’on pressent de l’évolution de la médecine, qui est un art, sur des études scientifiques et sur des statistiques, mais chaque être est unique et est sa propre statistique.

Par la manière dont mon diagnostic m’a été confirmé, je crois pouvoir dire que l’annonce du diagnostic marque au fer rouge la manière ultérieure de vivre la maladie. Ainsi, avant d’expliquer comment sa maladie va évoluer, Clara Blanc évoque en premier lieu, dans sa déclaration, la manière dont le diagnostic lui a été présenté : « En 2002, j’ai pris rendez-vous avec un spécialiste, à Lyon. Je me suis retrouvée regardée sous toutes les coutures par dix médecins. Le professeur m’a dit : "Vous avez vingt-cinq ans, votre vie s’arrête là. Vous n’aurez pas d’enfant, vous n’avez pas d’avenir". »

Toujours en tant que malade j’ai également pu constater la méconnaissance par l’équipe soignante de l’existence de la personne de confiance.

Opérée en février sur le plan digestif, avec risque vital comme toute intervention me concernant, j’avais demandé à un ami d’être ma personne de confiance. Demander à quelqu’un d’être personne de confiance n’est pas si simple. Il faut faire le choix de la personne, être certain de ne pas la choquer parce qu’on lui demande de transmettre nos volontés et avoir une confiance totale en elle. Cela exige une liberté suffisante pour évoquer avec elle ce qui touche personnellement à la vie et à la mort. Avant mon intervention, puis avant la seconde, car il y a eu des complications, j’ai ainsi pu prendre du temps avec cette personne pour que mes souhaits soient écrits et explicites.

L’importance de la notification des coordonnées de ma personne de confiance me semblait d’autant plus importante qu’il s’agissait d’une personne différente de celle à prévenir en cas d’accident. Ma situation était simple : mon parent le plus proche habitait dans le sud-est, et j’étais opérée à Paris et, pour différentes raisons, il m’était difficile de lui demander d’être personne de confiance. Il me semble d’ailleurs particulièrement délicat, dans le cadre des maladies génétiques, de demander à quelqu’un de sa famille de remplir ce rôle alors qu’elle-même peut être touchée par la même maladie.

Cette possibilité de désigner une personne de confiance, encore trop mal connue par les malades et les soignants, donne la liberté à tout malade de pouvoir exprimer ses volontés en cas d’accident grave, sans faire porter à sa famille des décisions qui peuvent être à l’origine de son décès. Or, lors de mon hospitalisation, j’ai précisé à l’infirmière les coordonnées de ma personne de confiance, qui équivalait pour elle à celle de la personne à prévenir. J’ai dû lui expliquer le rôle différent de chacune de ces personnes, ce qui était essentiel, mais ce qui n’était pas mon travail.

Cette méconnaissance de l’existence même et de l’intérêt de la personne de confiance est le premier signe de la méconnaissance par les soignants des dispositions de la loi de 2005 concernant la fin de vie ou des situations extrêmes, méconnaissance qui est à l’origine de nombre de discussions inutiles et délétères qui pourraient être facilement évitées.

Les lois existent et si les soignants les connaissaient, leur regard changerait ainsi que leur pratique. Le travail d’information mériterait donc d’être amplifié, notamment dans les pharmacies s’agissant des dispositions relatives à la personne de confiance.

Enfin, je tiens à évoquer en tant que malade, mon expérience de la nutrition parentérale durant mes deux mois d’hospitalisation récente en chirurgie digestive. Des événements extérieurs à moi sont venus de façon inconsciente « alimenter » – ce qui n’est pas qu’un jeu de mot – cet enjeu violent qu’est le choix personnel entre la vie et la mort. Or, parmi ces facteurs extérieurs, il y a eu en effet la pose d’une alimentation parentérale avec impossibilité de nutrition orale solide ou liquide pendant plusieurs semaines.

Je tiens à cet égard à insister sur le côté symbolique de l’alimentation qui, bien que m’étant donnée par voie centrale, m’était interdite par voie orale. J’ai retravaillé après ma sortie la dimension symbolique et relationnelle de l’alimentation et l’effet de sa privation, même sur un temps très court.

S’alimenter est la première chose qui fait du petit d’homme un vivant ; après sa première respiration et son premier cri, il est mis au sein de sa mère. S’alimenter ou donner à manger à quelqu’un dans le besoin est signe de vie et de partage, premier geste spontané de l’hospitalité entre êtres humains. Le rapport à la nourriture vient dire quelque chose de notre rapport à la vie, qu’exprime l’expression si courante « mourir de faim ».

Je terminerai par quelques réflexions à propos du texte de loi et de mon exercice professionnel auprès des personnes parfois en état végétatif chronique – EVC.

Sensibilisée par mon expérience récente et les réflexions sur l’alimentation parentérale, j’ai réalisé, avec le cas du jeune Pierra, que l’arrêt de l’alimentation, s’il était demandé, était devenu licite pour les personnes en EVC. J’avais eu la chance de faire partie du groupe de travail sur les états végétatifs chroniques avec le père Patrick Verspieren dans les années quatre-vingt-dix, qui avait abouti en 1991 à une publication de ce qui s’appelait encore l’École nationale de la santé publique – l’ENSP – sur « les états végétatifs chroniques : répercussions humaines, aspects médicaux, juridiques et éthiques ». L’arrêt de l’alimentation avait fait partie des nombreux sujets que nous avions abordés, notre conclusion étant alors que « c’est au nom d’une solidarité familiale et peut-être d’une solidarité sociale, que la prise en charge du patient en EVC sera faite. Nous pensons qu’elle implique de donner les soins de soutien de la vie, lesquels incluent la nutrition et l’hydratation. Même artificielles, ces dernières ont, en effet, une portée symbolique peut être plus sensible, après tout, dans les pays latins que dans les pays anglo-saxons. »

Par quel tour de passe-passe l’autorisation licite de l’arrêt de l’alimentation s’est-elle introduite ? Il s’agit, là encore, d’une histoire de mot. Il semble que l’alimentation soit maintenant considérée comme un traitement et qu’elle peut donc être supprimée, alors que toute notre réflexion menée dans les années quatre-vingt-dix avait été de considérer la nutrition et l’hydratation comme des soins de base. Patrick Verspieren, dans une récente intervention au congrès de la Société Française d’Accompagnement et de Soins Palliatifs – SFAP –, en juin 2008, a précisé que « ce soin est très proche du soin parental ; il répond au besoin fondamental d’entretien de la vie, au moyen d’aliments d’utilisation courante ; il ne fait que suppléer à une faiblesse du patient pour lui permettre d’accomplir ce qu’il aurait fait lui-même s’il en avait la force. Il témoigne aussi de la sollicitude de la société, qui ne laisse pas le patient mourir d’inanition du fait de sa faiblesse, il revêt de ce fait une forte portée symbolique .... En ce qui concerne le "niveau de soin" à mettre en œuvre envers les patients en état végétatif chronique, le débat continue. Mais ce serait une échappatoire que de vouloir le trancher par la simple qualification de la nutrition et hydratation artificielles comme "traitement"  – et non plus comme soin. »

Ces trois regards différents – associatif, malade et médecin – montrent à quel point, dans la pratique, il est difficile d’assumer les situations extrêmes telles que les décrit Gustave-Nicolas Fischer, « situations traumatisantes en tant qu’elles renferment une force de destruction qui est la mort à laquelle l’individu va se heurter de plein fouet. » C’est ce à quoi sont confrontées au quotidien les personnes atteintes des syndromes d’Ehlers-Danlos.

Pour le soignant, il s’agit alors d’accompagner la personne malade dans le plus grand respect de sa dignité, indépendamment de sa présentation ou de l’état dans lequel elle est.

La dignité de l’être humain est fondamentale parce qu’elle est ontologique. Elle est indépendante de l’appréciation de la dégradation du corps ou du psychisme, qui, sinon, serait soumise à l’évaluation d’une dignité conditionnelle et relative à son propre jugement ou, surtout, à celui d’un tiers. Quel danger que de laisser apprécier sa dignité par les soignants ! Cela ferait de la dignité une notion subjective, variable. Or, on ne peut pas évaluer la dignité de l’autre, parce qu’elle ne se quantifie pas. Elle est, parce que l’homme est homme.

Ainsi que le soulignait le Comité Consultatif National d’Éthique – CCNE – dans un rapport de 1986 intitulé Éthique et recherche biomédicale, « parler aujourd’hui de dignité, c’est donc militer en faveur d’une éthique faisant pleinement droit à la gratuité, à un respect "sans pourquoi". C’est pouvoir dire à quelqu’un : "Qui que tu sois, quoi que tu aies fait, quelle que soit ta santé physique ou mentale, je te respecte, non pas en raison de tes mérites, de tes qualités ou encore de tes vertus, mais simplement parce que tu es un homme ou une femme". » Il est donc fondamental de repositionner la dignité comme une réalité objective, indissociable de la personne humaine, qui reste unique.

La représentation de l’alimentation artificielle chez les patients en EVC constitue donc un enjeu éthique important, car, « au titre de leur humanité, [ces derniers] requièrent de la société respect et sollicitude et les soins inhérents à la condition humaine, ce d’autant plus qu’ils sont en état de grande fragilité », ainsi que le précisait déjà en 1986 un avis du CCNE.

La loi a ouvert de grandes possibilités tant pour les médecins – puisque ce sont eux qui prennent le plus souvent les décisions en fin de vie – que pour les malades. Accepter que le médecin devienne potentiellement un des acteurs de la mort, même si celle-ci est désirée, renverse la mission première du médecin et de tout soignant qui est de soutenir une vie de meilleure qualité pour la personne malade, sans obstination déraisonnable.

Si les traitements classiques sont insuffisants ou inexistants, comme dans notre cas, il nous faut inventer de nouvelles manières pour supporter ensemble, et tenir dans « l’insupportable souffrance » de ceux qui doivent la vivre. La loi de 2005 répond en grande partie à ce souci.

M. Jean Leonetti : Je vous remercie de ce témoignage, dans lequel vous avez d’abord eu raison de distinguer nettement la personne de confiance de la personne à prévenir, interlocuteurs souvent confondus par le personnel hospitalier.

Pour ce qui est de l’alimentation, le problème n’est pas abordé dans la loi. En revanche, les débats ont porté sur la question de savoir si la mise en place d’une sonde gastrique était un traitement ou un acte banalisé et naturel. Il a semblé logique à cet égard que si un malade refusait l’implantation d’une sonde gastrique, celle-ci ne pouvait être installée de force. Dans ces conditions il a semblé tout aussi logique que si le malade pouvait refuser une telle mise en place, il pouvait demander, a contrario, que la sonde soit retirée. Le débat éthique a été sur ce point assez consensuel.

Reste le cas du malade qui n’est plus conscient : s’agit-il alors de traitement ou d’apport de nutriment de compensation ? Il n’y a pas de solution toute faite. En tout cas, on ne peut parler d’autorisation licite de l’arrêt de l’alimentation. La question peut se poser au cas par cas dans des circonstances particulières, et l’avis du Comité Consultatif National d’Éthique de 1986 reste à cet égard valable : le patient est encore une personne humaine et doit être considéré comme telle, et donc les éléments qui la maintiennent en vie doivent être préservés.

L’ambiguïté tient au fait que la loi de 2005 dispose que « lorsqu’ils apparaissent inutiles, disproportionnés ou n’ayant d’autre effet que le seul maintien artificiel de la vie, [les actes de prévention, d’investigation ou de soins] peuvent être suspendus ou ne pas être entrepris », mais l’affaire Pierra montre que, même lorsque la décision est prise d’arrêter les traitements ou l’alimentation, cela ne dispense pas d’un soin et d’une attention particulière. L’abandon d’un traitement qui maintient en vie n’est pas l’arrêt de tout traitement.

Concernant la détresse que vous avez évoquée de la part de membres de votre association atteints de syndromes d’Ehlers-Danlos, est-il fréquent que les malades se projettent dans un avenir sombre et refusent alors de vouloir mourir dans l’état qu’ils imaginent, bien que les médecins se trompent aujourd’hui beaucoup plus souvent sur le pronostic, fondé sur la courbe statistique de Gauss, que sur le diagnostic ?

Est-il d’ailleurs possible de pronostiquer non seulement la date, mais également la façon dont le malade va mourir, sachant que, le plus souvent, cela se révèle faux ?

Mme Sylvie Hulin : Voilà deux ans et demi, j’ai subi une opération – une arthrodèse des cervicales – car l’on m’avait dit que je finirais sinon tétraplégique et sous respirateur. Depuis cette opération, mon état s’est dégradé, et j’ai toujours à l’esprit l’évolution que l’on m’a pronostiquée, sans savoir si elle interviendrait dans cinq ou dans dix ans.

M. Jean Leonetti : Ou jamais.

Mme Sylvie Hulin. Ou jamais, mais je vis en ayant toujours à l’esprit ce pronostic. Cela génère des angoisses, car lorsque je vais un peu moins bien, je me demande si le pronostic n’est pas en train de se réaliser.

J’ai été d’autant plus attentive aux termes de la loi de 2005 que je me demandais, puisqu’il pourrait m’arriver un jour d’être dans cet état tétraplégique, si je ne devais pas d’ores et déjà indiquer à mon entourage mon souhait de ne pas me laisser vivre ainsi. Pour l’instant, je n’ai pas de réponse à cette interrogation.

M. Jean Leonetti : Le pronostic que Clara Blanc a entendu – « votre vie s’arrête là, vous n’aurez pas d’enfant, vous n’avez pas d’avenir » – montre combien les mots médicaux peuvent avoir d’impact puisqu’ils ont projeté cette femme dans un imaginaire de la mort. Autant un malade peut lancer un pied de nez au médecin cinq ans après que ce dernier lui eut annoncé sa mort dans l’année, autant le fait de pronostiquer une mort en état de paralysie crée une situation stigmatisante alors que le pronostic est faux : on peut mourir de mille autres choses que de sa maladie chronique.

Mme Marie-Hélène Boucand : Il y a non seulement les mots, mais également la manière de les dire.

Dans notre cas à Clara Blanc et à moi-même, c’est le même médecin qui nous a annoncé le diagnostic.

M. Jean Leonetti : Il n’y avait pas différence dans le fait que vous étiez-vous même médecin ?

Mme Marie-Hélène Boucand : Il est vrai que j’ai établi mon diagnostic moi-même, mais lorsque ce confrère me l’a confirmé, il s’est fondé sur le fait que ma biopsie était la même que tous les autres patients souffrant de cette maladie qu’il avait rencontrés, et qu’il en était d’autant plus sûr que tous étaient morts. Après cela, un certain travail personnel est nécessaire pour vivre avec ce pronostic.

Il y a là un excès de la toute puissance médicale.

M. Jean Leonetti : Les faits ont toujours été annoncés avec une certaine brutalité aux malades qui font partie de votre association ?

Mme Sylvie Hulin : Oui.

Mme Marie-Hélène Boucand : On évalue l’errance – c’est-à-dire le délai moyen entre les premiers symptômes et l’annonce du diagnostic – à dix ans pour les hommes et à vingt ans pour les femmes.

M. Jean Leonetti : Ce n’est pas en l’occurrence un diagnostic facile à faire.

Mme Marie-Hélène Boucand : Tout à fait. Mais l’histoire des relations avec le corps médical est généralement terrible.

Mme Sylvie Hulin : Voici à ce propos ce qu’écrit une jeune femme de vingt-deux ans qui a adhéré voilà trois jours à l’association : « Je me suis tellement de fois heurtée à l’incompréhension des médecins, aux éternelles phrases "C’est dans votre tête" ou "Être hyperlaxe c’est super, de quoi vous plaignez-vous d’être souple ?" ou "Vous avez une maladie qui ne se soigne pas, mais à présent vous êtes sur terre, alors il faut faire avec, c’est tout". »

M. Jean Leonetti : Les maladies rares sont les plus difficilement et donc les plus tardivement diagnostiquées, ce qui explique le manque de confiance qui peut finir par s’instaurer vis-à-vis du corps médical, d’autant que celui-ci a le défaut de penser qu’il ne peut pas ne pas trouver, et qu’il est donc enclin à estimer que les symptômes n’existent que dans la tête du patient.

Mme Sylvie Hulin : On peut en effet regretter un certain manque d’humilité de la part du corps médical.

Mme Geneviève Invernon : Lorsque le généticien, dans mon cas également de diagnostic tardif, m’a annoncé le nom de ma maladie, il a estimé qu’ayant côtoyé cette maladie au quotidien en tant que professionnelle pendant quarante ans, j’étais censée savoir ce que cela signifiait, c’est-à-dire qu’il n’avait pas de traitement à me proposer. Or cela est faux car il y a beaucoup à faire malgré tout. À partir du moment en effet où l’on sait, on se dit qu’il doit exister tout de même des outils sinon pour guérir du moins pour soulager.

Il est donc faux de dire que l’on ne peut rien faire, car à partir du moment où on a un nom, même si on ne peut améliorer son état, on a au moins la possibilité de rebondir, de recommencer ou d’orienter sa vie différemment parce que si l’on sait que notre état est définitif, on peut peut-être éviter qu’il ne s’aggrave.

M. Jean Leonetti : Sans pour autant la banaliser, c’est en effet une maladie pour laquelle un arsenal thérapeutique existe, lequel peut au moins freiner les évolutions, même si la molécule permettant de guérir définitivement n’a pas encore été trouvée. Les malades en ont-ils conscience ou tombent-ils plutôt dans la désespérance, estimant que s’il n’y a pas de guérison possible, on ne peut donc rien faire pour eux ?

Mme Marie-Hélène Boucand : Il faut bien séparer les différents types de la maladie. Le syndrome d’Ehlers-Danlos type hypermobile dont est atteinte Clara est d’ordre fonctionnel, ce qui peut aller jusqu’à empêcher de marcher, non par déficit moteur, mais parce que l’articulation se luxe immédiatement. Le syndrome d’Ehlers-Danlos type vasculaire, qui a entraîné trois décès de gens très jeunes depuis les débuts de l’association, fait quant à lui l’objet de recherches.

Pour revenir aux états végétatifs – et aux directives anticipées –, ceux que j’ai connus lorsque je travaillais faisaient souvent suite à des accidents et concernaient des gens très jeunes, âgés en moyenne de dix-huit à vingt ans, qui étaient bien loin de penser à des directives anticipées ou de parler de la mort. Il ne pouvait y avoir dans leur esprit ni personne de confiance ni directive anticipée.

M. Jean Leonetti : La directive anticipée n’est pas l’élément majeur de la loi, même si cela peut aider le malade. Elle est le reflet d’un état d’esprit à un moment donné, et elle est limitée dans le temps – trois ans –, encore que cela puisse poser problème dans le cas de certaines maladies, en particulier la maladie d’Alzheimer.

Mme Marie-Hélène Boucand : Pour ce qui est justement de la capacité de révision, j’ai toujours été très marquée, sur le plan professionnel, par le fait que les malades sont capables d’assumer des situations qui peuvent sembler inassumables voire inhumaines. La réserve d’énergie est telle – ce que l’on appellerait aujourd’hui la résilience – que bien souvent la directive anticipée ne correspond plus, trois ans après, à ce que la personne veut, alors qu’elle est dans l’état qu’elle avait alors anticipé. Entre l’imaginaire et le réel, il y a la force de vie.

M. Jean Leonetti : Nombre de personnalités dont j’ai le nom à l’esprit, qui prônaient la mort volontaire, sont mortes de mort naturelle sans réclamer la mort volontaire : la flamme de vie existe, quelles que soient les circonstances.

L’époux de Mme Sylvie Hulin : Peut-être faut-il aborder le droit au suicide : une personne alitée qui voudrait se suicider n’a pas le moyen de se jeter par la fenêtre.

M. Jean Leonetti : Je ne suis pas sûr que le suicide soit une vraie liberté. Il n’y a de liberté que s’il y a possibilité de choix, lorsque c’est la réponse d’une personne bien portante à la question stoïcienne du sens de la vie. En revanche, si la mort n’est que l’alternative à une vie impossible, ce n’est pas une liberté.

Les deux tiers des personnes qui ont véritablement attenté à leur vie et qui ont été sauvées, ne récidivent jamais. C’est tout le problème de la fluctuation du désir de vie et du désir de mort, sachant que la mort, elle, est irréversible.

Mme Marie-Hélène Boucand : C’est également toute la question du rôle des associations de malades qui se trouve posée. Dans les situations chroniques de souffrance majeure, des supports – dans le sens de « porter ensemble » – sont à inventer.

Nous avons le cas d’une personne dont les tentatives de suicide n’ont jamais abouti et qui maintenant appelle l’association lorsqu’elle va mal.

M. Jean Leonetti : Au lieu de tenter de se suicider, elle appelle et c’est dans la solidarité d’une autre voix humaine qu’elle trouve la force de ne pas se tuer, n’est-ce pas ?

Mme Geneviève Invernon : Je me suis aperçue, pour répondre à de nombreux appels téléphoniques, que la détresse survient dans les moments de solitude. Décider que si l’on devenait paralysé on ne voudra plus vivre, c’est une pensée qui ne vient que lorsque l’on est seul. Quand le problème est évoqué devant des personnes de confiance, le raisonnement change.

Les gens ont surtout peur de la souffrance en solitude alors qu’une souffrance partagée leur paraît possible à supporter.

M. Jean Leonetti : Lors d’une précédente audition au cours de laquelle a été abordé le désir de mort, deux motifs se sont dégagés : la solitude et le sentiment d’abandon, d’une part, la souffrance physique, d’autre part. Lorsque les deux motifs sont associés, le désir de mort est très fort.

Toutefois, si on donnait à ce moment-là la mort à la personne qui le demanderait, répondrait-on vraiment à sa demande ? Est-on sûr qu’il ne s’agirait pas en l’occurrence d’une demande de non-abandon ou de non-solitude plutôt que d’une demande de mort ?

Mme Marie-Hélène Boucand : J’ai l’exemple d’un tétraplégique qui, deux semaines après avoir demandé à l’équipe dans laquelle je travaillais à l’époque deux transpositions tendineuses, s’est suicidé à l’aide d’un fusil. C’est un choix qu’il a assumé lui-même en toute liberté, après deux ans d’interventions. Cela a culpabilisé toute l’équipe, car nous avons eu alors le sentiment de lui avoir donné le moyen de pouvoir se suicider.

M. Jean Leonetti : Nous avons eu pour notre part le cas d’un patient souffrant d’une sclérose latérale amyotrophique qui avait cherché à se suicider et qui était même allé en Belgique pour se faire donner la mort. Finalement, il est décédé de façon plutôt calme et sereine dans un service de soins palliatifs. L’examen de son parcours montre que ce qui l’a empêché de se suicider était sa volonté de ne pas faire peser la culpabilité de sa mort sur ceux qu’il aimait.

Mme Marie-Hélène Boucand : On en revient au problème de la solitude.

M. Jean Leonetti : Je me suis effet demandé si cette personne n’aurait pas mis fin à ses jours si elle avait été seule.

Mme Marie-Hélène Boucand : Nous avons une responsabilité collective d’inventer de nouveaux liens de proximité.

M. Jean Leonetti : Je n’avais pas envisagé, il est vrai, votre association sous l’angle d’un espace de solidarité.

Pour revenir au pronostic, j’oserai faire un parallèle avec les malades souffrant d’un infarctus du myocarde. Là aussi, en effet, annoncer un nombre d’années restant à vivre est à la fois juste statistiquement et faux dans la réalité puisque c’est compter sans les progrès de la médecine. Il y a de la désinvolture de la part du corps médical à asséner des vérités en méconnaissance totale de la recherche puisque même pour les maladies orphelines des découvertes permettent des améliorations. Il en va d’ailleurs de même pour les directives anticipées : à dix-huit ans, on ne peut que se tromper à vouloir définir comment l’on sera à quatre-vingt-dix ans – et c’est bien pour cela que nous avons établi une durée de validité de trois ans pour les directives anticipées.

En tout état de cause, le médecin se trompe deux fois lorsqu’il annonce à son patient que celui-ci n’a plus que dix ans à vivre : non seulement il n’en sait rien lorsqu’il fait cette annonce, mais en plus il ne prend pas en compte les progrès qui peuvent être réalisés en matière de recherche.

Il me reste à vous remercier d’avoir fait l’effort d’être venus jusqu’à nous – même si vous avez pu vous interroger sur la raison de votre invitation ! – et d’avoir répondu à nos interrogations avec beaucoup de clarté et de franchise, ce qui ne pourra que nous aider dans l’évaluation d’une loi qui ne traite pas seulement de la fin de vie mais également du non-abandon et de la non-souffrance.

Audition du Professeur Emmanuel Hirsch, directeur de l’espace éthique AP-HP
et du département de recherche éthique de l’université Paris Sud 11



(Procès-verbal de la séance du 9 juillet 2008)

Présidence de M. Jean Leonetti, rapporteur

M. Jean Leonetti : Nous accueillons cet après-midi M. Emmanuel Hirsch.

Monsieur Hirsch, nous vous avions déjà entendu lors de la première mission parlementaire, où vous nous aviez présenté les conclusions de la conférence de consensus de 2003 sur l’accompagnement de la personne malade.

Je rappelle que vous êtes directeur de l’Espace éthique à l’Assistance publique des hôpitaux de Paris et directeur du département de recherche en éthique à l’université de Paris-Sud XI. En dehors de ces activités, vous êtes président de l’association de recherche sur la sclérose latérale amyotrophique et vice-président du centre de recherche et de formation sur l’accompagnement de fin de vie. Vous avez publié par ailleurs de multiples ouvrages sur cette problématique. Le plus récent, intitulé Face aux fins de vie et à la mort, date de novembre 2006 et comprend de nombreuses contributions de médecins, d’éthiciens et de psychanalystes. C’est un ouvrage remarquable par sa densité et par la diversité des opinions qu’il reflète.

Je saisis l’occasion de cette audition pour vous remercier de ce que vous avez fait et de ce que vous continuez à faire pour faire connaître la loi du 22 avril 2005. Vous n’avez en effet pas ménagé votre peine. Vous avez animé de nombreux colloques. Vous vous êtes efforcé de diffuser l’analyse des motivations profondes qui nous avaient conduits à proposer ce texte et de sensibiliser celles et ceux qui composent le monde médical en les faisant réfléchir à leur mission en tant que personnel médical mais aussi en tant qu’êtres humains.

Avant de vous laisser la parole pour un exposé introductif, je vous rappelle que notre mission d’évaluation s’interroge sur la mission, le rôle et l’implication des comités d’éthique. Doivent-ils être des espaces permettant des échanges, doivent-ils intervenir directement dans des situations conflictuelles entre le malade et le médecin ? Doivent-ils faire émerger, au-delà des questionnements, des solutions ? Doivent-ils au contraire être des espaces d’amélioration permanente et de réflexion au sein du monde médical ?

M. Emmanuel Hirsch : Je vous remercie de m’accueillir, monsieur le président, et à travers moi l’Espace éthique et le réseau national et européen dans lequel il s’inscrit. Je vous remercie également d’avoir contribué comme vous l’avez fait à l’élaboration d’une loi d’éthique. Peu de textes peuvent être qualifiés de loi d’éthique au sens pratique du terme, peu de textes présentent ainsi une éthique en acte, une éthique de la responsabilité. La loi de 2005 est également politique dans ses enjeux puisqu’elle concerne des personnes qui, dans notre société, sont dans une situation de vulnérabilité : les personnes qui arrivent au terme de leur existence, leurs proches, mais aussi les professionnels de santé.

Nous avons donc la chance d’avoir une grande loi, une loi de la République qui doit être la loi de chacun. Or j’ai pu mesurer la difficulté que les gens éprouvent à se l’approprier tant elle est forte. J’essaierai donc d’évoquer comment chacun, dans son domaine, peut contribuer à une meilleure appropriation. Cela suppose une démarche personnelle, puisque ces questions touchent à l’intime, au privé, que l’on soit près de mourir ou que l’on soit professionnel de santé. Cela soulève aussi des questions ontologiques, métaphysiques et anthropologiques, d’autant plus délicates à assumer aujourd’hui que le contexte moral et social ne s’y prête guère.

Pour moi, la compréhension et l’intégration de la loi auraient dû être évidentes. Or, ces difficultés sont autant de raison pour lesquelles on a perverti la loi. Dans la pratique, les gens ont écrit à leur manière leur propre loi Leonetti. Ils y ont vu ce qu’ils voulaient y voir, souvent sans se référer au texte. La perversion de la loi à laquelle nous assistons aujourd’hui nous rendra très attentifs aux conclusions de votre mission d’évaluation. La loi Leonetti ne doit pas problématiser l’exception d’euthanasie.

Je publierai à la fin de septembre, aux éditions Grasset, un livre intitulé Apprendre à mourir. Il s’agit d’une réflexion pratique fondée sur des situations en contexte à partir de la loi de 2005. Nous avons été assez affectés, lors de la campagne présidentielle, par le discours récurrent sur l’euthanasie qui a induit un certain nombre de mouvements et d’événements. Je cherche à les analyser et à apporter des propositions concrètes et certaines réflexions plus éthiques que philosophiques.

À vouloir évincer la mort de toute réalité sociale, on en a fait le prétexte au déni, aux peurs, à l’exclusion ou à l’abandon, objet de débats portant sur la dignité d’une mort médicalement assistée à défaut d’évoquer explicitement les justifications rationnelles de l’euthanasie pratiquée au nom d’un principe d’autonomie poussé à l’extrême. L’écueil à éviter est celui de la production de normes et de règles légitimant des positions utilitaristes et adaptables, des approches ou des attitudes relevant de protocoles ou d’idéologies qui imposeraient leurs pratiques indifférenciées et systématiques comme étant la « bonne solution ». L’autonomie et les droits de la personne, la diversité des cultures et des traditions, des sensibilités et des choix, doivent être d’autant plus respectés, compris, reconnus et soutenus que l’on se trouve dans cette période de haute vulnérabilité que constitue l’évolution terminale d’une maladie ou d’un lourd handicap subit qui ne permet pas d’envisager une issue autre que la mort à brève échéance.

Il s’avère toutefois nécessaire de définir précisément la période dite de « fin de vie », qui ne saurait se limiter à la phase terminale et inclure la seule problématique des soins palliatifs ou de l’assistance médicale à la mort. Les périodes d’échappement aux traitements, de récidive ou de complications incontrôlées peuvent se révéler plus ou moins longues et s’inscrire dans une véritable chronicité. Le sentiment d’« errance thérapeutique », de manque de suivi dans l’accompagnement, de déficit en projets de soins pertinents et cohérents exacerbe le sentiment d’exclusion et d’inutilité sociale. L’expérience de la relégation dans la maladie est peu compatible avec le désir d’aller plus avant dans l’existence. Elle suscite parfois des demandes de mort anticipée faute de vie digne d’être vécue. C’est dire que les questions afférentes au parcours de la personne malade doivent intégrer la perspective du soin global et humainement attentionné jusqu’au terme de la vie.

Lorsque surviennent des hospitalisations in extremis, les personnes décèdent souvent au service des urgences dans des conditions peu dignes. Une approche plus responsable de la notion de continuité des soins dans le cadre du projet de service peut être de nature à faire évoluer les pratiques de manière moins défavorable.

Les circonstances spécifiques aux fins de vie de la personne affectée de pathologies psychiatriques, neurodégénératives ou liées à des handicaps profonds ne sont qu’imparfaitement prises en compte et génèrent des souffrances indues.

Ces observations incitent à aborder en des termes plus clairs et volontaristes les dispositifs d’accompagnement au domicile ou en institution. Cette activité de soin spécifique justifie des approches et des soutiens qu’il conviendrait de penser autrement face à une demande qui se démultiplie et se diversifie pour des raisons d’ordre à la fois démographique et médical, les avantages de la longévité et des progrès scientifiques ayant leurs conséquences trop souvent ambivalentes. Mourir en société peut exprimer la revendication d’une mort accompagnée avec humanité, digne, non soumise aux seules considérations biomédicales ou de gestion sociale des fins de vie.

Il s’agit désormais d’envisager un débat de société – dès lors que le mourir et la mort ne relèvent plus seulement du registre religieux ou spirituel – qui ne saurait se limiter à la reconnaissance des conditions de la mort médicalement assistée, à la dépénalisation de l’euthanasie revendiquée, d’un point de vue dit philosophique, comme « la dernière liberté ». Les choix nécessaires apparaissent délicats, complexes, tant la délibération s’avère difficile dans un contexte où culminent, dans nos pays économiquement développés, un si grand nombre de paradoxes et d’attentes contradictoires. La mort actuelle est révélatrice de nos attitudes face à la vie ; la médicalisation de l’existence semble ne plus solliciter que des considérations où prédominerait l’approche scientifique au détriment de toute autre requête, ne serait-ce qu’anthropologique.

La réflexion relative à la fin de vie se situe en amont de la phase terminale de l’existence et sollicite des approches qui ne sauraient se limiter à l’échéance d’une mort rapprochée.

Le constat d’une impasse – notamment thérapeutique – peut contribuer, faute de soutiens, de conseils et d’orientations dans un contexte respectueux de la personne, à la demande d’« en finir plus vite ». Une recherche consacrée à la chronicité, du point de vue de ses conséquences médicales et psychosociales sur la personne malade et ses proches, fait cruellement défaut. Le déficit d’analyses, et donc de propositions tangibles, induit les conditions favorables à une perception le plus souvent péjorative de cette période de vie encore possible mais si difficile, en pratique, à assumer jusqu’à son terme.

Il conviendrait également de renforcer la connaissance des aspects économiques de la gestion des fins de vie en ne limitant pas l’investigation au seul coût du suivi médical. L’accompagnement d’une personne en phase terminale a également des impacts significatifs sur l’économie d’une famille, sur ses conditions de subsistance. Il faut en tenir compte dans la détermination des dispositifs de soutien, la précarité s’accentuant dans ces situations de vulnérabilités cumulées. L’isolement, l’abandon ou, pour le moins, le déficit en relations et en vie sociale, notamment dans les zones rurales ou au sein de certaines institutions, suscitent bien des questions relatives à l’équité dans l’accès à la continuation d’un soin compétent qui s’avère pourtant pleinement justifié.

Il convient de repenser les modalités et les finalités d’un soin organisé autour de la personne et tenant compte de ses besoins propres. De nouvelles formes de solidarité, mais également une conception plus ouverte des structures d’accueil, doivent être envisagées, soucieuses de la place reconnue également aux proches et aux membres d’associations de bénévoles. La diffusion élargie d’une « culture des soins palliatifs », pour reprendre l’expression désormais consacrée, ne saurait à elle seule se substituer à l’exigence d’initiatives en termes de « culture de la fin de vie et de la mort en société » qui intègrent et mobilisent les différentes composantes sociales selon leurs capacités spécifiques. Une attention pourrait être accordée à une pédagogie de la responsabilité partagée, notamment dans le cadre de programmes universitaires et scolaires et d’initiatives menées avec les associations impliquées. Le rôle du Parlement est indispensable pour favoriser un débat public argumenté.

Le Gouvernement a décidé à juste titre de placer au rang de ses priorités de santé publique le développement de structures de soins palliatifs et le renforcement de la formation des professionnels de santé dans ce domaine. Depuis le début de l’aventure des soins palliatifs, au début des années 1980, nous avons constaté que nous avions affaire à un paradigme du soin qui irrigue l’ensemble du dispositif hospitalier et l’ensemble des soins médicaux. Le Gouvernement pourrait mieux intégrer cette préoccupation à son plan de réforme hospitalière en identifiant avec plus de précision cette fonction dans les missions imparties aux instances de proximité qui constitueront les nouveaux territoires sanitaires.

Les soins palliatifs visent à ce que la personne préserve la maîtrise de son existence tout en se maintenant dans des relations, des échanges, ainsi que dans la perspective d’un « projet de vie ». Le temps de fin de vie doit être considéré comme un parcours dans l’existence qu’aucun obstacle ne saurait entraver jusqu’à son terme. Cette période s’avère d’autant plus respectable qu’elle est limitée et toujours singulière.

Il conviendrait de mieux concevoir les modalités de suivi en amont de la fin de vie, notamment dans la prise en compte des souffrances physiques, morales et sociales de la personne malade et de ses proches. L’orientation et l’insertion de la personne malade dans les dispositifs de soins de support ou de soins palliatifs justifient des approches à reconsidérer, préciser et harmoniser afin d’anticiper les situations de rupture dans le cadre d’un accompagnement personnalisé et évolutif. Il paraît nécessaire de mieux déterminer la cohérence des dispositifs relevant des soins de support et des soins palliatifs dans leurs différentes formes de propositions selon l’évolution de l’attente ou de l’état de dépendance de la personne. À ce jour, nombre de malades sont exclus de ces modalités de suivi du fait d’un manque de place et plus encore de la difficulté d’une prise en charge des situations les plus redoutables. L’épuisement des proches, au même titre que celui des professionnels, justifie une attention particulière dans les choix de politiques à mettre en œuvre.

La conception de structures intermédiaires innovantes est indispensable à un accompagnement des différents stades d’évolution jusqu’à la mort : centres experts pluridisciplinaires d’évaluation initiale, de régulation et de coordination des soins et de la vie sociale de la personne ; centres de répit ou relais accessibles au cours de certains épisodes de la maladie, ou pour permettre aux proches de bénéficier de soutiens transitoires, sur le modèle de l’expérience menée par les docteurs Sylvain Pourchet et Michèle Salamagne à l’hôpital Paul-Brousse ; maisons de vie en interface avec la cité, considérées comme des lieux de vie jusqu’au bout : une attention particulière doit être accordée aux approches spécifiques des situations ne bénéficiant pas à ce jour des possibilités d’accueil et de suivi adéquats, notamment celle de certaines personnes très dépendantes mentalement ou physiquement – de ce point de vue, les centres du London Lighthouse, développés lors de l’épidémie du sida, sont un modèle intéressant – ; enfin, équipes relais d’intervention au domicile pour apporter un soutien ponctuel ou de quelques jours à une personne dans un contexte qui le justifie ou afin de permettre aux proches de bénéficier d’un temps de répit à l’extérieur : pour les personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer, nous pourrions nous inspirer du système du « baluchonnage » en vigueur au Canada.

La mise en place et la réussite de ces projets tiennent pour beaucoup à la qualité des formations auxquelles aspirent, comme une véritable reconnaissance, les professionnels des secteurs sanitaire et social. Il est indispensable de concevoir les dispositifs de formations initiales et continues et de valoriser les métiers au service des personnes en assurant l’accès aux meilleures compétences. La place des enseignements relatifs aux soins de support et aux soins palliatifs dans les cursus universitaires des médecins et dans les formations des paramédicaux, travailleurs sociaux et éducateurs spécialisés doit être considérée comme une urgence dans la continuité des formations. Nous prenons d’ailleurs une initiative en ce sens dans le cadre de nos formations universitaires : dès le prochain plan quadriennal, le master « Éthique, science et société » de l’université de Paris XI comportera une option « Éthique, fin de vie et soins palliatifs », en partenariat notamment avec le docteur Sylvain Pourchet.

La place et la fonction des proches sollicitent une attention particulière dans le dispositif d’accompagnement. Il importe désormais de les reconnaître dans une mission auprès de leur malade, ce à quoi peuvent contribuer des dispositifs et des mesures adaptés. Pour autant, rien ne saurait leur être imposé dans un domaine aussi délicat. Le modèle du « bon proche », par exemple, suppose au moins une approche éthique : l’« aidant » doit demeurer l’« aimant » et n’a pas à pallier les carences des professionnels. Il apparaît justifié de préciser les modalités et les conditions d’intervention des proches auprès de la personne en fin de vie et de mettre à leur disposition les moyens indispensables à la continuité du maintien au domicile lorsque ce maintien constitue un choix partagé.

La France a conçu une approche exemplaire des questions majeures suscitées par les dilemmes de décision en fin de vie : la loi du 22 avril 2005 relative aux droits des malades et à la fin de vie en témoigne. La sollicitation récurrente par des associations très mobilisées d’une loi dépénalisant l’« exception d’euthanasie » se comprend dès lors difficilement aujourd’hui.

La notion d’« exception d’euthanasie » est une formulation habilement conçue, et désormais reprise de manière indifférenciée, destinée à rendre accessible une pratique de l’euthanasie « à la carte », pour ainsi dire. Le « droit de donner la mort » que l’on tente de banaliser relève d’une transgression qui interroge les fondements des valeurs sociales et les principes de l’éthique médicale : alors que le « faire mourir » est profondément distinct du « laisser mourir », les deux notions sont parfois confondues.

Depuis son vote, la loi du 22 avril 2005 relative aux droits des malades et à la fin de vie n’a pas fait l’objet d’une véritable communication auprès des professionnels de santé et au-delà. À mon avis, ce n’est pas innocent. Aucune observation n’est consacrée à la mise en œuvre de ce texte, de telle sorte que l’on constate certaines dérives dans son interprétation qui incitent à solliciter un autre texte de loi, celui-là apportant les réponses « définitives » aux situations les plus délicates.

Qu’en est-il en fait de la notion de « droits » face à la mort ? La fonction régalienne de l’État consiste à protéger les plus vulnérables. Qu’en est-il de sa position à l’égard des personnes en fin de vie exposées à l’imminence de leur mort ? On peut attendre de l’État un cadre qui définisse des limites et exprime également nos obligations s’agissant de la sollicitude d’un soin digne et du droit d’accéder aux soins palliatifs. C’est ce à quoi vise la loi en vigueur.

L’évaluation des conditions de mise en œuvre de la loi du 22 avril 2005 relative aux droits des malades et à la fin de vie, ainsi que des nouvelles pratiques qu’elle suscite, s’avère indispensable. Certaines pratiques professionnelles se référant à la loi sont révélatrices de sa méconnaissance ou d’interprétations abusives au vu et au su de tous. Une attention particulière doit être accordée à la diffusion d’une information claire et loyale, s’agissant notamment de la désignation de la personne de confiance et de la rédaction des directives anticipées. Nous menons actuellement une recherche approfondie sur les maladies neurodégénératives, notamment la maladie d’Alzheimer, qui demandent une approche circonstanciée.

L’effort de pédagogie doit viser à atténuer les clivages idéologiques afin de dégager les principes fondamentaux qui s’imposent à tous. La vulnérabilité de personnes du fait de la maladie justifie une vigilance, voire une protection spécifique, contre tout risque de renoncement, de négligence et de discrimination.

Un observatoire national des attitudes et pratiques professionnelles en fin de vie devrait être mis en place afin de produire les études scientifiques et les analyses indispensables à une meilleure compréhension des situations, au suivi des évolutions et à l’élaboration d’éventuelles propositions qui seraient justifiées. Le suivi des pratiques en milieu institutionnel doit être complété par le recueil de données relatives aux pratiques de ville, notamment au sein des réseaux. Cet observatoire pourrait consacrer un travail de veille aux initiatives développées dans d’autres pays, tout en apportant son expertise à la conception de projets de formation professionnelle adaptés.

La mission parlementaire d’information sur l’accompagnement de la fin de vie installée en 2003 devrait être reconfigurée afin de mener une activité de suivi des conditions de mise en œuvre de la loi du 22 avril 2005 et de susciter les débats indispensables à la sensibilisation des membres de la société aux questions relatives à la fin de vie.

Il est injustifié de confondre cette approche avec les projets d’Etats généraux de la bioéthique annoncés pour 2009 dans le cadre de la révision de la loi relative à la bioéthique de 2004. La loi du 22 avril 2005 doit préserver sa spécificité sans être assimilée au dispositif, parfois discutable, de régulation de la bioéthique.

Je souhaite défendre en conclusion un « parler simple » de la mort.

La médiatisation de certaines circonstances tragiques trop souvent présentées avec le souci d’en accentuer et d’en amplifier le caractère dramatique et de susciter des prises de position passionnées et immédiates, compromet une démarche cohérente et respectueuse de composantes complexes, souvent personnelles. Une telle approche incite à ne privilégier que les extrêmes. La continuation de l’information justifie de l’intégrer aux questions générales de société et de santé publique, en accompagnant de manière constructive – avec une préoccupation particulière à l’égard de l’explication et de la mise en perspective dans le cadre des pratiques soignantes – les différentes orientations ou initiatives publiques, professionnelles et d’associations intervenant dans le champ de la santé.

Il apparaît nécessaire de ne pas se soumettre au discours excessivement dramatique relatif aux situations de fin de vie – ou plus précisément aux situations difficiles en fin de vie – alors que cette phase terminale peut aussi s’envisager selon des objectifs précis et des procédures cohérentes, dans un contexte favorable, et donc se vivre de manière plus sereine et apaisée. Tous les spécialistes des soins palliatifs peuvent en témoigner

Il conviendrait d’adopter un « parler simple » de la mort, une pédagogie sociale qui atténue les peurs et les fantasmes discriminatoires à l’égard des grands malades ou des mourants. Traiter autrement de la mort, l’évoquer dans la formation éducative et plus généralement là où la société s’interroge sur ses valeurs et ses fins, constitue désormais une urgence qui justifie qu’on pense mieux comment en parler, qu’en dire et de quelle manière en partager la responsabilité. La médicalisation souvent extrême des fins de vie semble ne plus laisser place qu’aux réponses délétères elles-mêmes « médicalisées » et refuser à la personne un espace personnel, autonome, de reconnaissance et de dignité. Un souci de « démédicalisation » privilégiant le confort et la qualité de vie paraît justifier d’autres approches inventives, avec pour objectif de préserver le goût et la volonté de vivre jusqu’au terme de l’existence. Repenser ou redéfinir les concepts, les champs et les modalités du suivi de la personne jusqu’au terme de sa vie, de même que les procédures d’annonce et de communication s’impose comme une urgence. Le déficit de relations, d’explications, d’anticipation et la carence des moyens constituent des incitations à la demande de mort médicalement assistée. Les représentations des douleurs réfractaires et d’une certaine déchéance influent également sur les décisions. Un engagement fort et compétent s’impose à cet égard.

Les « lieux de la mort » suscitent souvent une perception ségrégative de la fin de vie, retranchée de la vie sociale dans des institutions de soin. L’ouverture sur la cité, la réintégration d’un accompagnement auprès des siens, au domicile, constituent donc des enjeux à ne pas négliger, même si trop souvent le parcours dans la maladie chronique désocialise et isole au point que l’on appréhende parfois la « mort sociale » davantage que la mort physiologique.

C’est donc en termes de responsabilités de vie, assumées de vivant à vivant, que nous devrions envisager nos approches humaine et politique des situations de fin de vie, en tenant compte d’un devoir de retenue, de décence et de dignité à l’égard de personnes plus vulnérables que d’autres du fait de leur exposition à la mort.

Dans les services hospitaliers consacrés aux interventions en des circonstances parfois extrêmes, en unités de soins palliatifs mais également après, au sein des chambres mortuaires, nous éprouvons l’intensité de ce vacillement entre vie et mort, de cette subtile transition entre la dignité d’une existence qui s’achève et le respect, la mémoire du disparu. Fragilité infinie de ce temps ultime, désormais exposé aux complexités et aux paradoxes de la décision médicale, à l’expression revendiquée du droit de mourir selon son choix, à son heure, mais également aux réalités humaines et sociales de l’abandon, de la solitude et du mépris éprouvées comme une insurmontable indignité. Trop souvent, l’expérience d’un tel outrage suscite, par défaut, la demande de l’assistance médicale à la mort, l’acte d’euthanasie – compassion dans la mort plutôt que solidarité assumée dans la vie.

M. le président. Merci pour ce propos très dense.

L’idée d’un observatoire de la fin de vie a été soulevée par beaucoup des interlocuteurs de la mission d’évaluation. Pourriez-vous essayer d’en définir les contours et le rôle ? Pour certains, cela reviendrait à répertorier toutes les fins de vie dans un immense fichier permettant de tout savoir. Pourtant, on dispose déjà de statistiques sur la mort à l’hôpital et d’études montrant la solitude et l’absence de levée de la douleur en fin de vie. L’utilité de ces études est qu’elles nous sortent du contexte particulier de tel ou tel événement dramatique et, le cas échéant, surmédiatisé.

Vous en avez appelé plusieurs fois à un débat public. Vous savez que cela est complexe à organiser, d’abord parce que le véritable support d’un débat public aujourd’hui est la télévision. Certes, les auditions de la mission d’évaluation sont retransmises sur la chaîne parlementaire mais elles ne sauraient tenir lieu de débat. Lorsque l’on souhaite un débat public, on s’expose toujours au risque de la simplification, qui prendrait en l’occurrence la forme d’un affrontement quelque peu stérile et stupide entre les « pro- » et les « anti-euthanasie ».

À propos des lacunes dans la communication autour de la loi de 2005, vous avez lancé une petite pique : « Ce n’est pas innocent », avez-vous affirmé. Est-ce à dire que vous pensez qu’une volonté – politique, médicale, éthique – a fait défaut à un moment donné pour faire progresser le débat. Vous avez également parlé de « perversion » de la loi. Dans mon esprit, la loi était mal connue et pas toujours très bien appliquée. Or vous semblez dire qu’elle est aussi détournée de ses objectifs et que ceux-ci sont réutilisés à des fins éventuellement contraires aux valeurs initialement définies.

Nous reviendrons également sur cette maladie très particulière qu’est la sclérose latérale amyotrophique. Les témoins qui sont venus devant la mission pour raconter l’histoire de leurs parents ont décrit le parcours du combattant qui avait été le leur, avec des portes qui se fermaient et des réponses comme : « Ce malade n’est pas pour moi », tant de la part du généraliste que des institutions publiques et des services de réanimation. Ils se retrouvaient seuls pour assumer familialement une maladie très complexe.

J’ai posé beaucoup de questions…

M. Emmanuel Hirsch : C’est que vous avez les réponses ! (Sourires.) J’ai d’ailleurs été gêné pour rédiger mon propos introductif tant je me suis rendu compte, en suivant les travaux de votre mission, que presque tout a été dit. Des valeurs et des résolutions communes se font jour, ce qui montre d’ailleurs qu’il peut y avoir plus de netteté qu’on ne le pense dès lors qu’il y a un minimum d’échange et que l’on laisse les personnes s’exprimer. À mes yeux, c’est au Parlement qu’il revient d’initier ce type de débat. La question est bien d’ordre politique, et non pas métaphysique ou idéologique.

Comme je l’ai dit, ce sont les personnes les plus vulnérables qui sont concernées. J’ai été frappé par l’indécence des débats relatifs à la fin de vie ces derniers mois. Lorsque c’est à travers le discours social et la médiatisation de certains événements qu’une personne très handicapée perçoit la considération que l’on porte à son existence, elle a lieu de s’interroger sur les valeurs de notre société. Ce discours contribue à accentuer des fragilités, un mal-être, un sentiment d’inutilité qui renvoie aux pratiques médicales extrêmes sur la maladie chronique : à quoi cela sert-il de soigner les gens s’ils sont à ce point exclus de la société ? On consent des efforts significatifs en matière de solidarité sur un plan économique mais, lorsqu’il s’agit de marquer une proximité avec les personnes qui en ont le plus besoin, la société est indifférente. Mon analyse se situe donc à un niveau politique : comment susciter des initiatives dans le milieu associatif et dans certains espaces médicaux ?

Le mouvement des soins palliatifs se développe en France depuis 1984. À un moment donné, le discours et les positions des grandes associations, notamment la société française d’accompagnement des soins palliatifs (SFAP), sont devenus très ambivalents. La réflexion politique a fait défaut, là où l’on avait l’occasion de déspécialiser le discours sur les soins palliatifs. Il faut étudier comment celui-ci s’est construit et s’il ne lui a pas manqué des personnalités universitaires pour affirmer autre chose que ce qui apparaissait comme de la compassion. Les professionnels ont dû en permanence gérer le quotidien dans l’incertitude.

Depuis sa création en 1995, l’Espace éthique de l’AP-HP s’emploie à étudier dans quelle mesure les personnes qui œuvrent dans le domaine des soins palliatifs peuvent tenir une position sociale et politique par rapport à ces questions. De quels moyens vont-ils se doter ? Ces moyens sont-ils à la hauteur des enjeux ? Je constate que la prégnance de grandes associations militant en faveur de l’euthanasie est proportionnelle à l’insuffisance du discours politique des associations de soins palliatifs. On a d’un côté des gens qui tiennent un discours politique ou philosophique, de l’autre de bons professionnels qui réalisent des choses remarquables mais qui se montrent trop « intériorisés » dans leur démarche. Il y a aujourd’hui des personnalités qui montent. Il faut les soutenir afin qu’elles interviennent davantage, avec leurs compétences et leur savoir, dans le domaine politique.

La perversion de la loi Leonetti, je la constate sur le terrain. Je pense qu’elle a été stratégiquement voulue par certains responsables politiques qui ont soutenu ce texte pour « sauver la face », pour temporiser avant de créer, demain, les conditions d’une dépénalisation dans une prochaine loi. La communication n’a pas été synchrone et l’on n’a pas donné une vraie légitimation politique à la loi de 2005. Où sont les documents du ministère de la santé ? Pour le risque de pandémie grippale de type H5N1, tout le monde a reçu un kit comportant informations et matériel. Pour la loi Leonetti, il s’agissait seulement d’éditer une plaquette ou un cédérom d’information : on n’a pas considéré que c’était une urgence et on ne l’a pas fait. Il en a résulté un vide. Beaucoup de professionnels attendent la prochaine loi, qui est, d’une certaine façon, annoncée, et pervertissent la loi actuelle notamment en ce qui concerne le double effet, considérant que c’est là une pratique de l’euthanasie légale. Cela pose parfois des problèmes de cohérence au sein même des équipes : les réanimateurs, par exemple, ont une vraie culture de la loi Leonetti pour avoir participé à son élaboration ; d’autres professionnels qui ne disposaient pas de cette culture ont découvert cette loi comme une bonne solution alors qu’ils l’ont totalement transgressée. Et je maintiens que c’est au vu et au su de tous. Les gens n’ont pas lu la loi et l’ont accommodée à leur propre sauce. L’ignorance que l’on constate sur le terrain est d’autant plus frappante que c’est une ignorance stratégique. L’extubation à froid d’un malade n’est pas prévue par la loi ! Ces pratiques caricaturales sont à l’image de ce que sont certains biomédecins aujourd’hui, totalement dépourvus de culture de la relation de soins et de culture humaniste. Ils se cantonnent à la technicité et considèrent que la fin de vie ne les concerne pas, sauf lorsqu’il s’agit d’y mettre un terme assez rapidement.

Je suis sévère mais l’observateur que je suis constate que des « stratégies fatales », pour reprendre le titre de Baudrillard, ont créé des conditions défavorables à la loi Leonetti. Il existe toutes sortes de manipulations que je pourrais détailler.

Je suis également frappé par l’interprétation religieuse que l’hôpital public fait souvent de la loi. Dans ce contexte laïc et autonomiste, on se demande pourquoi l’on se mêle d’une affaire qui relève du privé et de la médecine : certains ont interprété le texte comme étant une loi morale mais pas une loi de la République puisqu’il touche aux domaines de la religion, de la spiritualité, de la mort. Par exemple, nous avons participé à l’élaboration d’un document qui est assorti du logo de la fédération hospitalière de France (FHF) et de la fédération des établissements hospitaliers et d’aide à la personne privés non lucratifs (FEHAP) mais nous n’avons pas l’autorisation de le diffuser au sein de l’AP pour des raisons de laïcité. Pourtant, il ne s’agit nullement d’un document confessionnel : son seul défaut est d’avoir été édité par l’hebdomadaire La Vie. Il ne fait aucune mention du caractère confessionnel de ce journal et se borne à exposer les éléments de loi, dans une rédaction revue pas la SFAP.

M. le président. L’association Droit de mourir dans la dignité a édité une plaquette qui explique la loi du 22 avril, ce qui prouve que le support n’est pas forcément en harmonie avec le contenu.

M. Emmanuel Hirsch : Je voulais surtout illustrer l’ambivalence psychologique qui entoure la loi.

Pour en venir aux aspects éthiques, l’avis n° 63 « Fin de vie, arrêt de vie, euthanasie » rendu en 2000 par le comité consultatif national d’éthique (CCNE), dans lequel est abordée l’exception d’euthanasie, ne nous a pas servis puisque l’on a lu la loi Leonetti à travers ce prisme. À voir certaines personnalités significatives du CCNE militer pour cette exception d’euthanasie en bénéficiant de toutes sortes de privilèges et en exhibant leur compétence en éthique alors qu’ils ne vont pas sur le terrain éprouver la complexité des situations, on mesure à quel point il y a confusion des genres. En définitive, peu de personnes représentatives des grandes instances éthiques ont pris des positions nettes sur la loi Leonetti alors que celle-ci est fondamentalement une loi éthique.

Il serait également difficile de citer la moindre instance éthique, au niveau régional ou national, qui se soit véritablement investie dans la diffusion de ce texte à l’exception de l’Espace éthique de l’AP-HP, dont les cédéroms et les ouvrages ont été publiés à des milliers d’exemplaires tant la demande est forte. Et l’on reproche à l’Espace éthique d’être obsédé par la mort ! Pourtant, les instances d’éthique auraient pu constituer des relais bienvenus.

Voilà pourquoi j’estime qu’un observatoire pourrait analyser en finesse les mécanismes, les structures et les obstacles que l’on a mis sciemment en place pour éviter d’aborder cette question.

Enfin, plusieurs médecins ont affirmé que la fin de vie est plus affaire de soins que de médecine, ce qui déqualifie la portée du texte : pour eux, c’est une loi pour les paramédicaux pas pour les médecins et encore moins pour les biomédecins.

Tous ces éléments peuvent expliquer le détournement de la loi Leonetti.

M. le président. Déjà avant ce texte, la mort n’était-elle pas considérée par les médecins comme relevant non pas du champ d’application de la médecine mais du paramédical ?

M. Emmanuel Hirsch : C’est en effet la grande tradition. Si l’on a consacré l’expression de « soins palliatifs » et non de « médecine palliative », c’est que ce sont des soignants – à commencer par Cicely Sanders – qui ont développé ces pratiques. Certains biomédecins estiment que la question de la fin de vie ne relève pas de la médecine. Du reste, ils abdiquent avant puisqu’ils considèrent que le malade qui n’est plus curable ne relève pas non plus de leur responsabilité. C’est ce qui fait que les personnes se retrouvent en errance et dans l’exil. Sur le terrain, on voit des services hautement performants qui, parfois de façon justifiée, refusent de s’encombrer de malades pour lesquels ils ne peuvent plus rien faire. Le vrai problème est qu’il n’existe pas de structures alternatives, si bien que les gens se retrouvent en errance, affaiblis, affectés au point de considérer que la mort est préférable à ce qu’ils vivent.

Au total, la responsabilité incombe parfois aux médecins qui n’ont pas anticipé les conséquences de leurs décisions médicales, notamment de renoncement à des traitements : il arrive que l’équipe cesse de donner des rendez-vous. Lorsque le malade connaît ces mésaventures, il n’a plus vraiment envie de se battre. Lutter contre la maladie est un véritable combat. Si, à un moment donné, on vous fait comprendre que ce combat n’a plus de sens, que vous reste-t-il à faire ?

J’insiste sur l’intérêt d’un observatoire pour analyser ces mécanismes. Je ne stigmatise personne mais il existe une idéologie ambiante qui est renforcée et, en un certain sens, légitimée par les modalités d’évaluation financière des services. Il n’y a pas de noblesse à s’occuper de la fin de vie. Si nous avons tant travaillé avec les chambres mortuaires, c’est que nous nous sommes rendu compte que la question de la mort ne se posait pas seulement dans les unités de soins palliatifs, mais également dans la manière dont l’hôpital considère la dépouille d’une personne.

La première raison pour laquelle un observatoire sera difficile à mettre en place, c’est qu’une telle structure devrait déjà exister et que pour des raisons inexplicables mais efficientes on a renoncé à sa création. Le docteur Édouard Ferrand a un projet qui date d’au moins trois ans, qui n’aurait rien coûté à l’AP-HP et qui aurait donné naissance à une institution de qualité issue d’un service de réanimation, celui de l’hôpital Henri-Mondor, qui possède une grande culture sur la question et qui lui a consacré d’importantes publications. Pourquoi ne pas avoir mis en œuvre un tel outil ? J’ai saisi il y a deux ans les instances de l’AP-HP en insistant sur le fait que la création d’un observatoire permettrait la diffusion de la loi Leonetti : je n’ai jamais eu de réponse.

Je ne suis pas dans la langue de bois. Je m’occupe d’un Espace éthique. Si un observatoire avait existé lors de l’affaire Chantal Sébire, on aurait eu les données que l’on réclamait à l’époque. Pour moi, c’est par stratégie – consciente ou inconsciente – que l’on n’a pas donné les moyens à Édouard Ferrand et aux équipes d’Henri-Mondor pour poursuivre une démarche d’autant plus intéressante qu’ils ont déjà constitué un réseau national. Nous avons nous-mêmes mis en place un observatoire « éthique et soins hospitaliers » sans pouvoir y intégrer la dimension de la fin de vie.

Un observatoire doit s’appuyer sur un réseau d’excellence capable de mener un travail de veille sur des bases et selon des indicateurs qu’il conviendra de définir, mais aussi une action suscitant au plus près de la réalité les évolutions qui permettront l’intégration du dispositif dans sa complexité. Ce travail de proximité pourrait s’appuyer sur une structure similaire au Centre de ressources national François-Xavier Bagnoud (hôpital de la Croix Saint-Simon) en matière de soins palliatifs et sur un dispositif de formation déconcentré. L’observatoire rassemblerait des données précises dans un rapport au Parlement. Sa méthodologie serait à définir avec la Haute Autorité de santé. À terme, les données de l’observatoire pourraient servir aussi à l’accréditation des établissements en intégrant la dimension éthique, puisque cet aspect est de plus en plus retenu pour cette procédure.

Pour ce qui est du débat public, la première étape est de créer les conditions d’un débat au sein des institutions de soin, comme c’est le cas à l’Espace éthique. Il n’était pas si évident que des professionnels se déplacent par centaines – nous refusons du monde à chaque fois –, non pas pour faire de l’étude de cas, mais se fixer des repères et bénéficier de la transmission d’un savoir. La première chose demandée est la façon de se situer par rapport à telle valeur ou à tel registre d’un point de vue politique, philosophique, voire religieux. En dépit des critiques, nous assumons notre mission sans complexe car nous répondons à une demande très forte.

S’il faut privilégier la démarche auprès des professionnels, c’est qu’ils sont les premiers interlocuteurs des malades et des familles. Si on ne les équipe pas intellectuellement pour la discussion et le dialogue, ils ont du mal à assumer les situations difficiles et se retrouvent dans l’évitement. Les associations de lutte contre le sida, par exemple, ont une culture de la discussion et de l’échange. Il faut que les professionnels s’approprient ces savoirs. Notre master constitue de ce point de vue une piste intéressante.

Aux Etats généraux des malades du cancer, la question de la fin de vie a été abordée comme une question de fond. Le débat a donc lieu à un deuxième niveau, celui des personnes concernées et des milieux associatifs.

Reste à trouver un troisième niveau, celui du débat de société. J’ai plusieurs propositions à formuler. Nous le constatons dans nos formations à la philosophie, les gens sont de plus en plus demandeurs d’une réflexion de fond sur ces sujets. Cela étant, ce ne sont certainement pas les mass media qui sont les meilleurs relais. Je pense qu’il faut engager des initiatives de proximité en s’appuyant sur des réseaux dont le premier à mettre en place devrait être, selon moi, un réseau universitaire organisant débats et conférences.

J’en viens à l’association de recherche sur la sclérose latérale amyotrophique (ARS), qui est forte de 7 000 membres. La sclérose latérale amyotrophique (SLA) est une maladie particulièrement éprouvante. La médiane de survie se situe entre trois à cinq ans. Le malade meurt en s’étouffant après une paralysie progressive.

Or, au moment de l’affaire Chantal Sébire, aucun membre de l’ARS ne m’a sollicité pour que l’association revendique le droit de mourir dans la dignité et la dépénalisation de l’euthanasie. Les membres de l’association considèrent que l’important est d’abord le rapport de confiance établi avec les équipes. Dans le domaine de la SLA, nous avons la chance d’avoir des professionnels qui s’investissent beaucoup dans leur action. Ils ont mis en place des types de relations qui évoluent au fur et mesure de la progression de la maladie, ce qui permet d’anticiper des décisions délicates. Mais ce n’est pas la question de l’euthanasie qui est posée, c’est celle de la limitation de traitements que l’on peut considérer comme excessifs à un moment donné.

Par ailleurs, certaines techniques, notamment de stimulation respiratoire, permettent de gagner à la fois en qualité de vie et en durée d’existence. La dignité du débat fait qu’il ne s’agit pas d’un débat généraliste et public : c’est une approche au cas par cas. On peut mesurer alors la différence entre les médecins qui développent une réflexion de fond sur ces questions et ceux qui considèrent soit qu’elles sont trop graves, soit qu’elles ne les concernent pas. Depuis 2002, un groupe de réflexion éthique basé au centre de référence de La Pitié-Salpétrière travaille sur différents sujets qui vont de l’annonce de la maladie, qui conditionne des décisions à prendre très rapidement, aux questions de fin de vie.

Cet exemple montre qu’il faut réélaborer un rapport de confiance et de décision partagée. Le débat sur l’euthanasie, la dépénalisation et la médicalisation de la fin de vie n’y est pas toujours propice : il favorise des prises de position très arrêtées qui sont souvent en contradiction avec l’approche qui est souhaitable en ce domaine. L’ARS en tant que telle n’a pas pris de position mais nous savons très bien que la loi Leonetti est tout à fait applicable dans ce contexte.

Pour l’Espace éthique, les personnes atteintes de maladies comme la maladie d’Alzheimer sont dans une situation plus difficile puisqu’elles ne peuvent participer à la prise de décision au moment où la question se pose. Il faut mener une vraie réflexion sur les directives anticipées et la personne de confiance. La loi du 9 août 2004 relative à la politique de santé publique prévoit que, dans certaines circonstances encadrées, une personne n’ayant pas pu exprimer son consentement peut tout de même se prêter à la recherche biomédicale dans le cas où le bénéfice escompté pour la personne elle-même ou pour les personnes qui se trouvent dans la même situation le justifie. Nous pensons que, dans le cas de la recherche, la personne de confiance pourrait jouer un rôle particulier.

En tout état de cause, il nous faut affiner les concepts de directive anticipée et de personne de confiance. Culturellement, la directive anticipée a sans doute entravé quelque peu la mise en œuvre de la loi Leonetti. De même, comment désigner la personne de confiance ? À qui fait-on confiance ? Le terme de « personne de confiance », qui apparaît déjà dans la loi Kouchner de mars 2002, n’est guère heureux.

Enfin, j’estime qu’il faut que les structures d’éthique assument leur responsabilité politique sur de telles questions. C’est pour moi une énigme qu’elles ne s’y investissent pas. En aucun cas une structure d’éthique ne doit se substituer aux professionnels dans leur capacité de décider. Au contraire, elle doit garder une position de retenue et de retrait tout en mettant à la disposition des professionnels les éléments susceptibles d’enrichir leur culture de la réflexion. D’où notre rôle de formation. Notre département de recherche en éthique forme chaque année en master – faute de capacité d’accueil supplémentaire – soixante-dix personnes au niveau national. Cette action – avec celle de l’Espace éthique de M. Jean-François Mattei à Marseille et celle de l’université de Paris V – contribue à la création d’un réseau de compétences au plus près de la réalité du terrain, sur lequel pourrait s’appuyer l’observatoire. Il existe maintenant des personnes qui ont la compétence pour distinguer ce qu’est un problème éthique, pour le problématiser, pour lui appliquer tel ou tel type d’argumentation.

Pour le reste, j’y insiste, il serait invraisemblable, voire indécent, que des structures éthiques interviennent dans des prises de décision. Certaines interviennent déjà pour faire de la médiation. C’est à mes yeux désinvestir les professionnels de leurs responsabilités alors que ces responsabilités, notamment en réanimation, constituent un des aspects les plus valorisants de leur métier. Ne pas leur permettre d’assumer ce qui est le sens même de leurs fonctions, c’est créer ces postures, ou plutôt ces impostures, qui contribuent à la mauvaise intégration de la loi Leonetti. On a pu entendre un responsable de l’Assistance publique annoncer la mise en place de « SAMU d’éthique » intervenant dans les CHU chaque fois qu’un problème délicat se présenterait. Si c’est là la solution de problèmes aussi complexes qu’un parcours en fin de vie, on peut comprendre que l’on en arrive à des perversions extrêmes !

Nos préoccupations concernent plutôt la montée en puissance de certaines maladies chroniques neurodégénératives et les réponses que la société leur apportera. Aurons-nous demain la capacité d’assumer des parcours longs de parfois dix ou douze ans dans la maladie ? Outre le déficit de structures que nous connaissons, la charge qui pèse sur certains professionnels est telle qu’ils considèrent que la bonne solution est d’aider ces gens à mourir, mais avec une autre loi que la loi Leonetti. Sur le terrain, on rencontre cette perception des choses : à quoi bon ce surplus de vie pour un malade enfermé dans des institutions dont on ne voit pas à quoi elles servent humainement ? En outre, de plus en plus de professionnels considèrent que l’intérêt des proches, à qui il faut éviter une lourde prise en charge, surplombe celui de la personne malade.

Tous ces éléments me conduisent à penser qu’un observatoire menant une analyse construite dans les différents registres – psychologique, philosophique, anthropologique, économique – est indispensable pour que la société éprouve plus de confiance et pour mieux fonder des décisions qui ne sont pas comprises.

M. Olivier Jardé. J’aimerais avoir votre sentiment sur les problèmes qui se posent en néonatologie. Il y a de plus en plus de grands prématurés, pour qui le risque de polymalformation sur le plan neurologique et moteur est très important. Il s’agit d’enfants qui viennent de naître, qui n’ont pas réellement commencé leur propre vie. Quelle réflexion éthique portez-vous sur le sujet ? Lorsqu’un grand prématuré est polymalformé, faut-il envisager une sédation ou une autre solution ? Faut-il réanimer ces enfants ?

M. Emmanuel Hirsch : J’ai participé au groupe d’éthique de néonatologie mis en place par Michel Dehan dans les années 1980. De même que les réanimateurs, les néonatologistes ont anticipé ou accompagné autant que possible les évolutions. Il existe une spécificité française à la matière : on cherche à créer les conditions d’une réanimation en quelque sorte transitoire pour permettre à certains enfants de survivre, la conséquence étant que, malheureusement, on est ensuite amené à prendre des décisions d’arrêt de traitement qui peuvent être considérées comme une pratique aléatoire de l’euthanasie.

Je préférerais placer la question à un autre niveau et m’adresser aux personnes qui pratiquent l’assistance médicale à la procréation – c’est du reste un sujet que le Parlement abordera lors de la révision des lois de bioéthique. Il faut se demander si certaines pratiques biomédicales très innovantes n’ont pas eu pour conséquence les situations très délicates auxquelles nous avons à faire face aujourd'hui dans les services de réanimation néonatale et que, d’une certaine manière, on a fabriquées de toutes pièces. Comme le remarque le professeur Louis Puybasset, les techniques pour sauver des vies humaines nous conduisent à fabriquer des personnes en état végétatif. C’est là où l’éthique peut intervenir en proposant une vision épistémologique d’ensemble sur la pratique actuelle de la médecine. Trop souvent, on est dans la performance immédiate, dans la finalité immédiate en termes de statistiques ou de publications, mais on ne voit pas la conséquence sur le long terme. On peut avoir « sauvé » certaines personnes atteintes d’affections chroniques, mais se demande-t-on comment elles vivront la période suivante ? Quelles sont leurs capacités de se réaliser ? Quelles sont les entraves qu’elles ont à surmonter au quotidien ?

La question de la prise de décision doit donc faire l’objet d’une analyse très pointue. Pour peu que l’on laisse aux professionnels le temps nécessaire pour les mener, une vraie réflexion et une vraie anticipation permettraient d’éviter un grand nombre de situations de l’ordre du dilemme. On voit d’ailleurs de plus en plus de professionnels passer avec leur malade gravement atteint un pacte, une sorte de contrat de confiance fixant le point jusqu’où aller pour lutter contre la maladie : le jour où l’on ne pourra pas aller plus loin, on sait ce que l’on fera – non que l’on se place à côté de l’éthique mais parce que l’on aura anticipé la situation, comme c’est souvent le cas en cancérologie. Pour rétablir la confiance envers les professionnels, une certaine culture de l’humilité doit réapparaître et les instances d’éthique doivent contribuer à en créer les conditions. Du point de vue strictement biomédical, il n’est pas très valorisant de mettre en œuvre la loi Leonetti. Il est à noter que les néonatologistes, très impliqués dans ces questions, ont poussé très loin l’exigence de réflexion éthique et qu’ils s’en sont toujours tenus à une approche au cas par cas. Face à des situations de détresse absolue, cette approche ne me déroute pas : ce qui me dérange, c’est le systématisme et le risque que la loi consacre ce qui me semble au contraire dérogatoire.

Pourtant, depuis la loi du 4 mars 2002, tout va à l’encontre de la reconnaissance de l’autonomie des professionnels de santé. Obsédés par la judiciarisation des pratiques, ceux-ci privilégient la lettre au détriment de l’esprit, allant jusqu'à caricaturer la loi Leonetti en ce qui concerne le double effet. Ce contexte d’opacité fait que leur capacité de délibération et de discernement est de plus en plus contestée. On comprend les difficultés qu’ils éprouvent face aux situations de fin de vie lorsque l’on entend les prises de position contradictoires de certains politiques et de certaines associations. Il faut à cet égard rendre hommage au collectif interassociatif sur la santé (CISS), qui a eu l’intelligence de ne pas prendre position, respectant ainsi la pudeur et la décence. Il en va de même pour l’association des paralysés de France.

Par un travail de pédagogie partagée, on créera les conditions pour que les gens se responsabilisent et s’approprient ces questions.

M. le président. Nous avons bien compris que vous n’avez pas très envie que l’on touche à la loi, que vous êtes en revanche favorable à la pédagogie et aux débats publics pour tenter de faire pénétrer la culture palliative et éthique, que vous souhaitez la création d’un observatoire. Qu’attendez-vous de nous ? Quelle est celle de vos propositions à laquelle vous donneriez la priorité si vous étiez ministre de la santé ?

M. Emmanuel Hirsch : N’étant pas à votre place, il m’est difficile de vous répondre. Je vous dirai tout d’abord que ce que vous avez fait est remarquable et que vous avez tout lieu d’en être satisfaits. La loi du 22 avril 2005 pose un niveau d’exigence qui correspond aux principes mêmes de la déclaration universelle des droits de l’homme, dont nous célébrons cette année le soixantième anniversaire. Elle ne doit pas être remise en cause dans son esprit.

En ce qui concerne les situations délicates, il faut créer les conditions pour que les professionnels puissent mieux assumer leurs responsabilités. Les politiques pourraient y contribuer en parlant des valeurs de l’hôpital et pas seulement de son coût.

Par ailleurs, l’observatoire n’est pas une fin en soi : il remettra des rapports au Parlement afin que celui-ci assume ces questions.

Enfin, il faut réfléchir à la façon d’assurer une plus grande solidarité et une plus grande justice à l’égard des grands malades.

Soyez assurés que l’Espace éthique, tant qu’il existera, apportera sa modeste contribution à ces actions. Mais nous aurions pu aussi remplir une salle de milliers de personne pour vous affirmer que cette loi est indispensable.

M. le président. Merci, monsieur Hirsch. Continuez ce travail de recherche éthique qui est indispensable à notre société et à notre médecine moderne.

Audition du Professeur Daniel Brasnu, chef de service ORL
à l’Hôpital Européen Georges-Pompidou



(Procès-verbal de la séance du 15 juillet 2008)

Présidence de M. Jean Leonetti, rapporteur

M. Olivier Jardé : Nous commençons cette semaine d’auditions en recevant le professeur Brasnu, que nous sommes très heureux d’accueillir.

Professeur, vous êtes chef du service d’ORL et de chirurgie cervico-faciale de l’Hôpital Européen Georges-Pompidou à Paris et responsable médical du pôle Cancérologie-Spécialités de ce même hôpital. Vous êtes en outre professeur en ORL à l’Université René Descartes-Paris V et directeur du laboratoire de recherche sur la voix, la parole et les biomatériaux en ORL. Vous êtes aussi membre de plusieurs sociétés savantes internationales et du comité de rédaction de revues scientifiques internationales.

Vous effectuez des travaux de recherche clinique, axés sur trois thématiques : la laryngologie, la cancérologie des tumeurs des voies aéro-digestives supérieures, des glandes salivaires et de la glande thyroïde, et les troubles de la voix et de la parole.

Vous avez, de plus, été saisi par le président de la République en tant qu’expert dans l’affaire « Chantal Sébire ».

Ces différentes compétences de praticien et de chercheur sont évidemment de nature à nous éclairer dans notre travail d’évaluation de la loi du 22 avril 2005 relative aux droits des malades et à la fin de vie.

M. Daniel Brasnu : Je suis très honoré de votre invitation, et c’est en ma qualité d’homme de terrain que je répondrai plus spécifiquement à la question d’ordre général posée par votre mission de l’évaluation des conditions d’application de la loi du 22 avril 2005 et de ses éventuelles insuffisances au regard de ses enjeux éthiques.

Je n’aborderai pas volontairement les aspects religieux de cette question. Ils sont manifestement au cœur du débat, ils sont des éléments fondamentaux de la discussion, mais je laisse les spécialistes s’exprimer sur le sujet.

Concernant, d’abord, l’évaluation des conditions d’application de la loi de 2005, celle-ci constitue un progrès fondamental pour les patients et les personnels de santé, car elle aborde différents aspects de la fin de vie : la dignité du patient en fin de vie ; la qualité de vie du mourant ; la possibilité en phase terminale ou avancée d’une affection grave et incurable d’appliquer un traitement afin de soulager la souffrance, mais qui peut avoir comme effet secondaire d’abréger la vie ; l’acharnement thérapeutique – point fondamental : les actes thérapeutiques ne doivent pas être poursuivis avec une obstination déraisonnable ; le libre choix du patient d’interrompre ou d’arrêter les soins avec le principe les directives anticipées ; l’accès aux soins palliatifs et d’accompagnement, notion fondamentale ; la désignation d’une personne de confiance.

Quant à l’euthanasie passive, elle est encadrée par la loi et l’euthanasie active demeure officiellement interdite.

Le texte a comblé un vide juridique qui était devenu inacceptable et totalement inadapté à l’évolution de notre société. Il a officialisé des pratiques qui étaient auparavant considérées comme illégales. Elles étaient pourtant réalisées de façon clandestine, très souvent à la demande des proches des patients, mais sans aucune trace écrite, pour éviter des poursuites judiciaires. Ces pratiques, qui étaient d’ordre compassionnel, étaient guidées par le respect de la dignité du patient et de sa qualité de vie.

La dignité du patient en fin de vie, la qualité de cette fin de vie, le respect des demandes du patient, constituent des exigences essentielles reposant sur les principes de l’éthique médicale et sur le bon sens, qualités trop rarement partagées par les praticiens. Je considère l’acharnement thérapeutique comme un acte qui satisfait trop souvent le médecin sans satisfaire le malade : une fois que le médecin a tout mis en œuvre pour tenter de guérir le patient et prolonger sa vie, il n’a alors rien à se reprocher et les proches du patient n’ont rien à reprocher au praticien – en théorie. Cet acharnement thérapeutique disculpe le médecin, mais à quel prix pour le patient en termes de qualité de vie, de mutilation et de souffrances physiques et psychologiques ?

La première mission du médecin est de soulager les souffrances, et la langue anglaise illustre bien notre mission en distinguant to care – soigner – de to cure – guérir, seulement si nous le pouvons.

Aujourd’hui la loi du 22 avril 2005 règle la très grande majorité des difficultés et des problèmes posés par la fin de vie. Il y a toujours des exceptions ; elles sont souvent très médiatisées comme nous l’avons vu au cours des années précédentes. Ces situations d’exception doivent légitimement conduire à des réflexions afin d’améliorer les pratiques. Mais ces réflexions doivent être conduites en dehors du cadre de ces affaires médiatisées et en gardant toujours présent à l’esprit qu’aucune loi ne peut couvrir toutes les exceptions. La loi de la République ne doit pas être élaborée ou modifiée pour répondre à des situations exceptionnelles, mais pour être appliquée à la majorité des citoyens.

La loi de 2005 est malheureusement mal connue des médecins, des soignants et des patients, à l’exception des services de réanimation et de néonatalogie. Le même constat peut être dressé dans les établissements hospitaliers à forte activité cancérologique, voire même dans certains établissements ayant une activité cancérologique exclusive. Finalement, les soignants – infirmières, cadres de santé – connaissent mieux le contenu de la loi que les médecins, car ils ont souvent bénéficié de formations spécifiques.

Si la loi est méconnue, elle n’est, en conséquence, pas appliquée ou insuffisamment appliquée. Aussi convient-il de mener des actions pour qu’elle soit connue, comprise et appliquée par les différents professionnels de santé, en recourant à des mesures incitatives. L’expérience du plan cancer 2003-2007 est à cet égard à souligner. Ce dernier a en effet totalement modifié les pratiques dans le cadre de ses « 70 mesures », puisque tous les professionnels de santé dans le domaine de la cancérologie du secteur public et privé ont été obligés de s’y soumettre. Je citerai, à titre d’exemple, la mesure 31 – faire bénéficier 100 % des nouveaux patients atteints de cancer d’une concertation pluridisciplinaire autour de leur dossier –, la mesure 35 – favoriser la diffusion large et surtout l’utilisation des recommandations de pratique clinique, à savoir les référentiels de traitement, et leur accessibilité aux patients – ou encore la mesure 43 – soutenir le développement des soins palliatifs dont 80 % de l’activité est liée au cancer, dans le cadre du programme national de développement des soins palliatifs.

Ces mesures, impulsées par le Gouvernement puis diffusées, appliquées et évaluées par les services de l’administration – le ministère de la santé et l’Institut National du Cancer, INCa – ont totalement changé nos pratiques.

La loi de 2005 doit donc être appliquée, et il convient, à cet effet, d’imaginer des mesures incitatives, d’agir sur les professionnels de santé, de trouver un mode de diffusion de l’information, et d’élaborer les modalités d’évaluation, dans le cadre d’un « plan fin de vie » ou d’un « plan maladies incurables », par analogie avec le plan cancer.

Un tel plan aurait une mission d’information des patients et des familles sur leurs droits, mettrait en place les prises en charges médicales spécifiques comportant des référentiels de traitement, permettrait une prise en charge multidisciplinaire de la maladie en cause avec des réunions de concertation pluridisciplinaires, et autoriserait, enfin, l’accès aux soins palliatifs, aux unités de traitement de la douleur, aux unités de soins de support. Ce plan serait diffusé à tous les professionnels de santé et relayé dans les différents établissements hospitaliers publics et privés. Il pourrait également faire l’objet d’une procédure obligatoire dans le cadre de l’accréditation des établissements de santé, ou encore d’autres solutions, mais l’important est de faire connaître la loi.

La question, ensuite, des éventuelles insuffisances de la loi soulève le difficile problème de l’euthanasie active et du suicide assisté.

L’euthanasie active suppose le geste d’un tiers qui donne la mort, ce tiers pouvant être un médecin ou un proche du patient qui décide de provoquer le décès. Elle est constitutive d’infractions pénales : meurtre, non-assistance à personne en péril. L’auteur de l’euthanasie active peut aussi être poursuivi pour assassinat quand le meurtre est commis avec préméditation.

Le suicide assisté – encore dénommé assistance au suicide, aide au suicide, suicide assisté par un médecin ou encore suicide médicalement assisté – est considéré par la loi française comme un homicide. L’aide au suicide est prohibée pour abstention volontaire de porter assistance à personne en péril.

Pour répondre clairement à la question des éventuelles insuffisances de la loi, je ne crois pas qu’il soit nécessaire de la modifier. Elle règle la très grande majorité des problèmes de fin de vie, si les professionnels de santé agissent avec du bon sens et de la compassion.

Ma réelle crainte concerne plutôt les dérives que pourrait générer une loi autorisant l’euthanasie active ou le suicide assisté. La République se doit de protéger ses citoyens.

Avancer que le droit à la mort est une liberté individuelle, est un argument qui ne peut me convaincre. On ne peut ajouter un nouveau chapitre relatif à la liberté individuelle du droit à la mort à la Déclaration universelle des droits de l’homme. Un tel ajout serait en opposition avec l’esprit originel de la Déclaration, même si le concept de maîtrise de sa propre mort se fonde sur des principes d’égalité. Nous sommes tous inégaux face à la mort. L’État, en revanche, se doit de préserver notre dignité et le respect de la personne. L’homme n’a jamais maîtrisé personnellement sa propre naissance. Il peut maîtriser sa mort par le suicide. Mais en dehors du suicide, la mort reste imprévisible, à l’exception du cas de la fin de vie des maladies incurables. La demande de mort ne peut s’inscrire dans le cadre d’une loi où l’on conférerait à des médecins ce pouvoir de mort. La société et la République ne peuvent cautionner un droit à la mort.

Le code de déontologie médicale, mis à jour le 14 décembre 2006, dispose dans le titre I : « Le médecin, au service de l’individu et de la santé publique, exerce sa mission dans le respect de la vie humaine, de la personne et de sa dignité ». Certes, on peut modifier le code de déontologie, mais le principe du respect de la vie humaine est essentiel et incontournable. La mission du médecin n’est pas de donner la mort, mais de soigner et de tenter de prolonger la vie selon les connaissances de la médecine.

Le titre II dispose, pour sa part : « Le médecin doit accompagner le mourant jusqu’à ses derniers moments, assurer par des soins et mesures appropriées la qualité de vie du malade et réconforter son entourage. Il n’a pas le droit de provoquer délibérément la mort ». Cet article est sans ambiguïté : le médecin n’a pas le droit de provoquer délibérément la mort. Notre tâche est de prolonger la vie ; donner au médecin le droit de provoquer délibérément la mort, même dans certaines conditions, est contre la mission de soigner, contre tout principe d’éthique médicale.

Je crains vraiment des dérives incontrôlables, qu’elles soient le fait d’un individu ou d’un groupe de personnes, voire même de médecins. L’histoire du XXe siècle nous a fourni des exemples tragiques. L’eugénisme, par exemple, était enseigné en Allemagne nazie dès 1934. L’opération T4, lancée en 1939 avec la collaboration de médecins, avait pour objet l’élimination systématique des prétendus malades héréditaires et malades mentaux, handicapés physiques, indésirables sociaux ou raciaux. Ainsi, de 1939 à 1941, entre 90 000 et 150 000 patients, selon les sources, dont 6 000 enfants, sont décédés en Allemagne par euthanasie active.

Les dérives existent aussi dans les pays européens dont la législation a dépénalisé l’euthanasie active. Dans chacun de ces pays, un débat de fond a eu lieu, souvent passionné, parfois pendant plusieurs années avant l’adoption de la loi. À chaque fois, le législateur a rédigé un texte définissant parfaitement les conditions requises pour la pratique légale de l’euthanasie. La procédure est strictement définie par la loi avec des arrêtés d’application. Tout est mis en place pour cadrer les actes d’euthanasie active et de suicide assisté et pour éviter les débordements.

Pourtant, aux Pays-Bas, les médecins peuvent depuis 2001, pratiquer les différentes formes d’euthanasie, y compris depuis 2004 sur des enfants de moins de douze ans, et l’avis des parents peut suppléer celui de l’enfant. Une commission régule la demande des patients. Cette libéralisation de l’euthanasie a eu pour conséquence la diminution paradoxale des cas d’euthanasie, qui sont passés de 2,6 % des décès en 2001, à 1,7 % en 2005, diminution qui est liée, semble-t-il, à l’augmentation du nombre de patients pris en charge dans le cadre des soins palliatifs. Il s’agirait d’une conséquence positive de la loi.

Cependant, la sédation palliative, qui ne requiert pas d’autorisation spéciale aux Pays-Bas, est en augmentation de 11 % entre 2001 et 2005, année où 9 000 cas de sédation palliative ont été recensés pour un nombre total de décès de 136 402. La sédation palliative ne peut être administrée que si l’espérance de vie ne dépasse pas une à deux semaines, mais il existe des soupçons sur des pratiques de certains médecins qui pratiqueraient la sédation palliative sur des patients ayant une espérance de vie supérieure à deux semaines. On se trouve là, en dépit de l’existence de textes réglementaires, dans le cadre d’une dérive inacceptable.

En 2006, le chiffre officiel des cas d’euthanasie était de 1 900, mais 20 % des cas d’euthanasie n’étaient pas déclarés, la procédure de déclaration officielle étant assez lourde et complexe. Cette lourdeur avait été voulue par le législateur pour éviter les débordements. Mais on assiste aux Pays-Bas, ce qui est beaucoup plus grave, à une augmentation paradoxale de la clandestinité des actes d’euthanasie. La libéralisation de la législation n’a pas empêché l’arrêt et le développement des actes de clandestinité. On est là totalement à l’opposé des effets escomptés et de l’action salutaire de la loi de libéralisation de l’avortement.

En Belgique, la loi de 2002 a dépénalisé le suicide assisté, mais les conditions semblent plus strictes qu’aux Pays-Bas. Une commission régule la demande des patients et le médecin qui a pratiqué l’euthanasie doit remettre un rapport à une commission fédérale de contrôle et d’évaluation, composée de médecins et de juristes qui examinent le respect de la législation. C’est pourtant un citoyen belge, écrivain de renom, Hugo Claus, qui a été euthanasié à sa demande dans un hôpital anversois, en mars dernier, à la suite du diagnostic de maladie d’Alzheimer débutante.

En France, selon le ministère de la santé, 860 000 patients sont atteints de maladie d’Alzheimer, et 165 000 nouveaux cas sont diagnostiqués chaque année. La légalisation du suicide assisté pourrait avoir comme dérive la mort de milliers de patients atteints de la maladie à un stade débutant, leur faisant perdre quelques années de vie dans la dignité et la possibilité d’une guérison potentielle en cas de la découverte d’un traitement curatif.

En Suisse, la dérive est encore plus choquante. L’euthanasie active n’est pas admise, mais certains cantons ont dépénalisé les autres formes d’aide au suicide. Il existe plusieurs associations dans ce pays qui « aident » les patients à accéder au suicide assisté : Exit, Exit International et, surtout, l’association Dignitas. Le choix du nom de ces associations m’interpelle.

L’association Dignitas a beaucoup fait parler d’elle. Elle propose une aide au suicide à des personnes résidant hors du territoire suisse en fournissant, pour une somme équivalent à 25 500 euros, une sorte de passeport de la mort, par administration de penthiobarbital, appartenant à la famille des barbituriques. Récemment, le coût de l’opération a été drastiquement réduit : pour 190 euros un « kit de la mort » est délivré par l’association comprenant une bombonne d’hélium et un sac plastique. L’association a par ailleurs largement diffusé sur Internet les images des personnes qui se sont donné la mort. Le président de l’association des médecins zurichois a jugé cette méthode digne de celles du IIIe Reich.

En septembre 2007, dans le canton de Zurich, à la suite de plaintes de riverains s’étonnant de l’accumulation de cercueils sur la voie publique et dans le voisinage, les forces de l’ordre ont fermé le local de l’association où était pratiqué le suicide assisté. Depuis cette date, l’association n’a pas renoncé ; l’euthanasie se pratique dans des chambres d’hôtel sans l’accord du propriétaire ou du gérant. De nouvelles plaintes ont été déposées.

Je comprends un grand brûlé défiguré qui souhaite mourir. Je comprends qu’un patient apprenant qu’il est atteint d’une maladie incurable dégénérative, telle une sclérose latérale amyotrophique, songe à mourir. Je comprends aussi qu’un patient apprenant qu’il est atteint d’une maladie d’Alzheimer débutante ou d’un cancer à un stade précoce, souhaite mettre fin à ses jours, ne pouvant supporter physiquement et psychologiquement le poids de l’avenir, sans espoir ni de guérison, ni de survie. Je comprends qu’il persiste dans sa volonté de mourir même après la phase de déni suivant l’annonce du diagnostic. Je comprends qu’il souhaite mettre fin à ses jours. Mais le suicide n’est plus un crime selon la loi française depuis la Révolution.

Je ne peux, en revanche, accepter qu’un médecin pratique le suicide assisté à la demande du patient alors que ce dernier a encore la possibilité de vivre plusieurs années. Si la demande du patient est compréhensible, y accéder va à l’encontre de notre éthique. J’ai visité à son domicile une personne tétraplégique qui, depuis vingt ans, ne pouvait communiquer avec son épouse que par les mouvements des paupières. Pendant ces vingt années, m’a-t-elle affirmé, jamais elle n’avait souhaité mourir.

En conclusion, il me semble nécessaire d’envisager des actions pour que la loi de 2005 soit connue, expliquée, diffusée et appliquée par les différents personnels de santé et les patients. De même, il conviendrait d’envisager la procédure d’évaluation des résultats. Cependant, je considère que la loi répond à la très grande majorité des besoins de fin de vie et qu’elle a comblé un vide juridique immense.

Quant à une loi légalisant l’euthanasie active, même sous la forme d’un suicide assisté, j’y suis opposé à la fois sur le plan éthique, mais également par crainte des dérives catastrophiques pour les citoyens et pour notre société auxquelles cette loi pourrait conduire. Les sociétés savantes devraient à cet égard élaborer des recommandations et établir des programmes de formation médicale continue spécifiques aux soins de fin de vie, en intégrant la sédation palliative selon des règles des bonnes pratiques et en prévoyant une procédure de contrôle, afin d’éviter tout débordement.

Tous ces éléments plaident pour ne pas modifier le texte du 22 avril 2005. La loi de la République ne peut pas recommander un acte d’homicide réalisé par des médecins.

M. Jean Leonetti : Concernant l’acharnement thérapeutique que vous avez condamné, la mise en place de mesures financières revalorisant les actes d’accompagnement vous semble-t-elle utile ?

S’agissant de l’évaluation de la fin de vie, la création d’un observatoire vous semble-t-elle réaliste ?

Enfin, dans le cas où la médecine estime qu’elle est allée au bout de ses limites, la sédation palliative ne vous paraît-elle pas comme étant à la fois une solution déontologiquement adaptée au renoncement à sauver et une alternative à un laisser-mourir qui peut parfois paraître inhumain voire barbare ?

M. Daniel Brasnu : Pour ce qui est de la revalorisation des actes, il n’est pas dans la culture des médecins français, du moins dans le système public, de faire des actes en fonction de la rentabilité, même si des pressions s’exercent sur eux en ce sens dans le cadre de la tarification à l’activité, ou T2A. Sachant d’ailleurs que la tarification de la classification commune des actes médicaux – CCAM –, située à mi-distance entre le secteur libéral et le secteur privé, pénalise les établissements publics, on peut même se demander, en poussant jusqu’au bout le raisonnement comptable, si l’on ne risque pas d’assister, au cours des prochaines années, à la banqueroute des établissements publics.

Pour autant, la revalorisation des actes est une solution à prendre en compte, mais à condition que des contrôles soient mis en place. Si, par exemple, la direction d’un établissement hospitalier décide, suite à cette revalorisation, d’instituer, aux côtés d’une équipe mobile de soins palliatifs, une équipe fixe, il ne faudrait pas que des pressions s’exercent pour que le service soit occupé à 100 % en permanence, justement pour que cela rapporte.

La revalorisation permettrait en tout cas d’augmenter très certainement le nombre des unités de soins palliatifs, mais il est vrai qu’il pourrait être décidé de créer par d’autres moyens de telles unités dans la majorité des établissements.

La tarification à l’acte serait en tout cas intéressante pour les hôpitaux s’il existait une vraie comptabilité analytique. Aujourd’hui, nous sommes au milieu du gué, avec notamment les problèmes que pose le codage descriptif des actes avec la CCAM.

S’agissant de l’observatoire sur la fin de vie, une évaluation en amont, ante mortem, serait préférable. La mission de l’observatoire consisterait ainsi à recenser tous les patients atteints d’une maladie incurable qui arrivent en fin de vie et à étudier les évolutions alors intervenues, contrairement à l’exemple de la Belgique où l’on vérifie a posteriori si l’on est bien resté dans le cadre de la loi.

M. Jean Leonetti : L’objet de cet observatoire serait simplement d’obtenir une évaluation objective de la façon dont se déroule la mort dans les services hospitaliers, non de vérifier si tout s’est passé de façon légale ou non.

M. Daniel Brasnu : Un observatoire des conditions de mort dans les établissements qui permettrait, par exemple, de savoir si l’unité d’évaluation et de traitement de la douleur ou l’unité de soins palliatifs ont été saisis, pourrait servir à mobiliser les professions de santé.

Concernant, enfin, la sédation palliative, celle-ci ne doit intervenir que dans le cadre de la fin de vie afin d’éviter toute dérive, par exemple en donnant droit à un souhait de mort quatre à cinq ans avant la mort spontanée prévisible.

Lorsque l’on débranche un respirateur, ce qui est de bon sens dans le cadre d’un encéphalogramme plat, c’est-à-dire de mort cérébrale, la loi permet d’utiliser des sédatifs et d’éviter que le patient ne souffre trop. Pour autant, celui-ci peut survivre quelques heures, quelques jours, voire quelques mois. Dans ce cas, la sédation palliative devrait être autorisée, mais pas dans le cadre de la loi. Il devrait plutôt s’agir d’une recommandation de bonne pratique émise par les sociétés savantes afin d’éviter toute exaction de la part des médecins. Des soignants ne se sont-ils pas enrichis, voilà une dizaine d’années en Grande-Bretagne, dans un service de réanimation où des paris étaient ouverts sur la date de la mort, en donnant eux-mêmes la mort ?

M. Michel Vaxès : Vous préconisez la sédation palliative uniquement pour la fin de vie, et à la suite de recommandations de sociétés savantes. De la même façon que 80 % du corps médical méconnaît la loi de 2005, ne peut-on craindre que de telles recommandations soient encore moins bien suivies ?

N’y a-t-il pas par ailleurs une contradiction à n’envisager la sédation palliative que dans les deniers jours de la vie alors que pour certains patients, qui ne sont pas en situation de fin de vie imminente, les douleurs sont devenues intolérables ?

Ne peut-on craindre, par ailleurs, une grande disparité selon les établissements, ce qui serait contraire à l’égalité de traitement due à chacun ?

Enfin, pour avoir vécu l’affaire Sébire, pourriez-vous faire la clarté sur une situation qui a été fortement médiatisée sans que la réalité des faits soit véritablement connue ?

M. Daniel Brasnu : Concernant les recommandations de sociétés savantes, celles-ci sont non seulement très bien diffusées, mais également suivies. Il faut comprendre en effet qu’il n’existe pas en France de formation médicale continue obligatoire, contrairement aux États-Unis où un travail de recertification des médecins tous les dix ans est à l’étude. Un étudiant français qui a eu son diplôme de médecine en 1980 peut continuer d’exercer aujourd’hui de la même façon qu’alors, puisqu’en l’absence de contrôle des connaissances, seule une plainte déposée à son encontre permettrait qu’il se remette en cause.

Cette formation continue, que la majorité des médecins que je côtoie souhaite, les sociétés savantes l’apportent : chaque année, elles choisissent des thèmes de réflexion qui donnent lieu à des recommandations, lesquelles sont alors respectées – encore qu’il n’y ait pas d’évaluation à ce niveau – par les praticiens dans leur pratique quotidienne. La formation médicale continue est possible en lisant des revues, en se rendant à des congrès ou à des séminaires, mais depuis que les sociétés savantes élaborent des recommandations, un progrès en la matière a été réalisé. La fin de vie pourrait conduire également à des recommandations si les sociétés savantes – Société française d’anesthésie et de réanimation, Fédération nationale des centres de lutte contre le cancer, Société de Pneumologie, etc. – s’en saisissaient comme thème de réflexion.

S’agissant de la douleur avant la fin de vie, notre mission de base est de soulager le patient. Les cas où, sans que le patient soit en fin de vie, la douleur est très importante, sont exceptionnels, car les traitements actuels permettent de bien calmer les patients quitte à faire appel, comme dans l’établissement où j’exerce, à l’unité mobile de lutte contre la douleur qui, dans la journée, modifie le traitement après examen du patient. De même, l’intervention des oncopsychiatres permet, dans le domaine de la cancérologie, de traiter simultanément l’état dépressif secondaire à la maladie.

Quant à l’inégalité devant le traitement, si celle-ci peut exister, elle n’est pas liée au lieu, mais aux personnes. Dans les centres de lutte contre le cancer, la loi de 2005 n’est pas connue, y compris à l’Institut de cancérologie Gustave-Roussy, qui est pourtant le premier centre de lutte contre le cancer en Europe. À l’hôpital européen Georges-Pompidou, ce sont les soignants qui la connaissent et qui stimulent les médecins.

La question, enfin, relative à l’affaire Chantal Sébire, pose le problème du secret médical. Mes commentaires, après avoir donné mon avis au président de la République, n’ont porté devant la presse que sur la maladie et pas sur la personne. Cette audition publique ne me permet pas non plus de lever le secret médical.

M. Jean Leonetti : Rien ne pouvait être fait médicalement à tous les stades de cette maladie particulière qui relève de votre spécialité ?

M. Daniel Brasnu : La maladie en question, qui n’est pas fréquente, est parfaitement connue et les traitements sont très bien codifiés. Au stade débutant, les traitements chirurgicaux, de radiothérapie voire de chimiothérapie permettent d’obtenir un taux de guérison très élevé. Dans les stades avancés, il est toujours possible d’administrer une association de radio-chimiothérapie, mais la chirurgie fait courir des risques majeurs, en particulier pour le nerf optique, car il faut toujours pratiquer une exérèse de la méninge, ce qui implique des interventions en double équipe – chirurgiens ORL et neurochirurgiens – pour pouvoir enlever totalement la tumeur et ses extensions intracérébrales. Dans les stades très avancés, enfin, la réponse relève des soins palliatifs.

M. Jean Leonetti : Les douleurs entraînées par cette maladie sont-elles des douleurs rebelles ou arrive-t-on à les calmer ?

M. Daniel Brasnu : Dans cette maladie très particulière, l’extension de la tumeur se fait vers les lobes frontaux du cerveau. Les patients ont alors très souvent un comportement que l’on appelle frontal en neurologie, c’est-à-dire qu’ils sont un peu euphoriques, et la douleur n’est pas extrêmement intense. Il y a des douleurs par blocage des sinus, qui peuvent être assez violentes, mais des moyens existent pour les calmer. La douleur est lancinante, sans être insupportable.

M. Olivier Jardé : Concernant la cotation des soins, le problème n’est pas de faire des bénéfices en matière de soins palliatifs avec la T2A, mais de pouvoir continuer financièrement à réaliser ces soins. Dans le service de médecine sociale que je dirige et qui prend en charge la pathologie des femmes battues, le déficit 2007 s’élève à 500 000 euros, résultat qui est diffusé sur tout le site du CHU. Dans ces conditions, on peut se demander si des pans entiers de la médecine qui prennent en compte la personne humaine et donc les soins palliatifs ne sont pas lourdement menacés.

S’agissant de l’observatoire, il s’agit simplement de savoir où existent des soins palliatifs, comment ils sont réalisés et quel est le nombre de personnes qui peuvent en bénéficier, et non de se poser la question de son intervention a priori ou a posteriori.

Vous avez par ailleurs souvent utilisé le terme de dignité. Peut-on savoir où se situe selon vous le curseur de la dignité en ORL ?

Enfin pensez-vous qu’il faille des lits dédiés en chirurgie ORL ?

M. Daniel Brasnu : Concernant la T2A, il est difficile pour un hôpital universitaire d’être au service du bassin de population tout en menant ses missions de recherche et d’enseignement. Les urgences, par exemple, ne sont pas, à 80 %, de vraies urgences. Cette médecine sociale, il faut, certes, la pratiquer, mais elle a un coût qui n’est pas inclus dans le budget d’un hôpital universitaire.

M. Olivier Jardé : Dans l’hôpital universitaire où j’exerce, j’ai pourtant l’impression de participer à la recherche sur ce fait de société ancestrale qu’est le problème des femmes battues – ne serait-ce que sur les causes du phénomène.

M. Daniel Brasnu : Cet aspect des choses n’est pas valorisé par la T2A et c’est tout le problème. C’est bien pour cela que la double mission que l’on demande à un hôpital universitaire, c’est-à-dire la mission de médecin du bassin de population et la mission universitaire, n’est pas facile à mener.

J’en viens à la question du curseur de la dignité en ORL.

M. Olivier Jardé : Je pensais, à cet égard, aux séquelles d’accidentés de la route dont certains gardent malgré tout un grand tonus : selon moi, la dignité tient à la faculté de pouvoir entretenir des relations et d’être aimé. En ORL, où les lésions peuvent être très graves, notamment au niveau respiratoire, le curseur est-il différent ?

M. Jean Leonetti : Je pense, pour ma part, à ce très beau film, La chambre des officiers, relatif aux gueulées cassées de la guerre de 14, qui montre combien une chirurgie lourde de la face peut entraîner des conséquences sociales et humaines très graves. Retrouve-t-on cette situation particulière chez les patients en ORL ?

M. Daniel Brasnu : Si j’ai utilisé plusieurs fois le mot dignité, c’est parce que l’on m’avait appris pendant mon internat qu’il fallait accepter, pour prix de la guérison, de pratiquer des interventions extrêmement mutilantes, telle l’ablation du larynx qui est une des pires mutilations qui existe car l’on supprime alors toute communication orale. C’est ainsi que, chaque semaine, cinq laryngectomies totales étaient réalisées dans le service où j’exerçais en 1980. Aujourd’hui, leur nombre est d’une par mois alors que celui des patients qui pourraient être concernés est peut-être plus important. Cela est dû, bien sûr, à des traitements et à des protocoles nouveaux – les protocoles de préservation d’organes –, mais également à un cheminement personnel. Pratiquer une laryngectomie totale, opération techniquement peu difficile, pour voir six mois après son patient atteint non plus, certes, de cancer dans le cou, mais de métastases pulmonaires, conduit en effet à s’interroger sur le service rendu à ce malade. Ainsi a-t-on développé la recherche en chirurgie minimale invasive, bien qu’au départ les Français y étaient opposés du fait de leur très bonne maîtrise des autres techniques.

Si l’on peut toujours envisager des interventions mutilantes, on doit alors promettre au patient un certain taux de survie. Mais si le patient a une chance sur mille de survivre, cela vaut-il la peine de le priver de communication, de le défigurer alors que la maladie cancéreuse continuera d’évoluer ? Il y a là une décision très difficile à prendre, qui touche, là encore, au problème de l’acharnement thérapeutique.

Certes, le médecin qui a imposé une mutilation effroyable n’aura rien à se reprocher car il aura pratiqué une opération considérée comme étant le bon traitement, mais il faut aller plus loin et se demander si l’on a bien fait de pratiquer cette intervention avec toutes ses conséquences. On se doit, dans un service de cancérologie, de préserver la dignité. Je pose d’ailleurs toujours cette question à mes jeunes collaborateurs : « Proposeriez-vous cette intervention dévastatrice s’il s’agissait de votre mère, et l’accepterait-elle ? ». Je ne sais où mettre le curseur – faut-il, par exemple, pratiquer une laryngectomie totale sur une personne de quatre-vingt-cinq ans qui ne pourra alors plus communiquer ni être autonome ? En tout cas, la question de l’intervention ou non doit se poser en permanence pour chacun des patients.

S’agissant des lits dédiés, le problème tient à la taille des services qui a été fortement réduite depuis une quinzaine d’années, ce qui a conduit à réserver les lits dédiés à la phase aiguë des traitements. Prendre un patient en soins palliatifs dans les services de spécialité d’organes n’est d’ailleurs pas une bonne solution, car les préoccupations ne sont pas les mêmes. Outre que le personnel n’est pas éduqué pour cela et que le temps passé avec ces patients se fera au détriment des autres, un lit ainsi occupé est un lit de moins pour traiter un nouveau patient. Dans l’idéal, un patient doit être suivi du début jusqu’à la fin, mais rien n’empêche qu’un médecin suive un patient transféré au sein du même hôpital dans une unité de soins de support.

M. Jean Leonetti : C’est l’éternelle question de savoir si le chirurgien doit suivre le patient jusqu’au bout, ou si ce dernier ne doit pas être transféré dans une unité de soins palliatifs où la qualité du service rendu ne peut qu’être bien supérieure à celle du service originel qui n’a pas les mêmes objectifs, les mêmes pratiques, les mêmes horaires, les mêmes rythmes de travail.

Par ailleurs, la question de la mutilation pose celle du juste soin. Ne faudrait-il pas en effet dégager des bonnes pratiques médicales conduisant à trouver le soin proportionné, sachant que la loi condamne les soins disproportionnés ?

M. Daniel Brasnu : Le plan cancer nous à cet égard beaucoup aidé, qu’il s’agisse de l’obligation de référentiel, avec actualisation annuelle, ou de la définition des bonnes pratiques. Aujourd’hui, tous les dossiers d’un nouveau patient sont examinés en réunion de concertation pluridisciplinaire où doivent intervenir, dans l’évaluation et le traitement du cancer, des spécialistes de tous horizons – médecins spécialistes en imagerie médicale, pathologistes, chirurgiens, radiothérapeutes, oncologues médicaux,...

Dans le domaine de la cancérologie, les praticiens d’Île-de-France traitant le cancer au sein de l’Assistance publique en ORL, dont je suis, nous sommes réunis pendant deux ans pour établir un référentiel de 150 pages. Pour autant, nous ne sommes pas parvenus exactement au juste soin, car l’on procède en cancérologie par stade, et une tumeur de stade avancé peut conduire à proposer des traitements extrêmement mutilants.

Une évaluation du juste soin est en tout cas une très bonne idée. À l’hôpital européen Georges-Pompidou, les réunions de concertation pluridisciplinaires, qui ont lieu une fois par semaine en ORL, permettent d’examiner une vingtaine de dossiers et de discuter des conséquences d’un traitement parfois démesuré proposé par de jeunes collaborateurs, qui souhaitent pourtant guérir leur patient. Ces réunions aboutissent à une recommandation, que le praticien référent n’est pas obligé de suivre, mais qu’il ne lui est pas facile non plus d’ignorer. Auparavant, un praticien isolé pouvait procéder à un traitement mutilant sans l’avoir soumis à des confrères.

On approche donc du juste soin, même si le problème de la mutilation se posera toujours, sachant que des considérations d’ordre personnel peuvent intervenir, certains patients pouvant refuser tout acte mutilant tandis que d’autres estimeront que l’important est de vivre quelles que soient les conséquences de l’opération.

M. Jean Leonetti : En médecine, faire le maximum, c’est parfois faire le minimum.

M. Daniel Brasnu : Réunir des praticiens de spécialités différentes présente justement l’avantage de confronter tous les tenants et aboutissants.

M. Jean Leonetti : La collégialité ne devrait-elle pas finalement être étendue à toutes les prises de décision relativement lourdes pour un patient ?

M. Daniel Brasnu : En matière de fin de vie, il ne peut y avoir de décision individuelle. Celle-ci ne peut être que collégiale. C’est fondamental si l’on veut éviter tout débordement.

M. Jean Leonetti : Il me reste, professeur, à vous remercier de nous aider à trouver des pratiques médicales qui correspondent à une médecine à la fois moderne et humaine.

Audition de Mme la Professeure Dominique Thouvenin,Université Paris 7-Diderot


(Procès-verbal de la séance du 15 juillet 2008)

Présidence de M. Jean Leonetti, rapporteur

M. Jean Leonetti : Nous accueillons maintenant Mme Dominique Thouvenin. Vous êtes spécialiste en droit de la santé et nous vous avons déjà entendue lors de notre précédente mission. Votre avis éclairé sur les droits des malades nous avait alors été très précieux.

Vous êtes professeur à l’Université Paris 7 et vous êtes appelée à occuper la chaire de droit de la santé et éthique à l’École des Hautes Études en Santé Publique à partir de la rentrée prochaine.

Vos travaux, votre appartenance à de nombreux conseils d’organismes de santé publique, votre nomination récente comme membre du groupe de travail sur la bioéthique de la section du rapport et des études du Conseil d’État vous désignaient tout naturellement pour venir parler devant notre commission.

Madame, vous avez la parole.

Mme Dominique Thouvenin : L’analyse que je vais vous proposer n’a pas pour objectif de démontrer que les textes sont bons ou mauvais, mais de mettre en évidence la manière dont ils ont été organisés, y compris du point de vue de l’inconscient des textes.

Ce qui est désigné sous l’expression « fin de vie » est lié à des évolutions de pratique sociale. Le contexte actuel est prioritairement celui de l’hôpital. La fin de vie concerne les malades et met en jeu les pratiques médicales.

Deux éléments centraux doivent être pris en considération pour comprendre la manière dont est appréhendée la fin de vie : le fait que les maladies dont on meurt aient changé et le rôle de la médecine. Ainsi que le rappelait Claudine Herzlich, sociologue, lors d’un Forum Diderot, organisé par Pierre Fedide et Dominique Lecourt en 1996 et intitulé « La fin de la vie, qui en décide ? », pour comprendre ces nouvelles pratiques, il faut garder à l’esprit deux éléments : le régime moderne de la maladie et l’évolution de la médecine. Dorénavant « dominent les maladies chroniques de longue durée, permettant aux personnes atteintes d’arriver à l’âge mûr, voire très avancé ». Ce régime a succédé à plusieurs siècles durant lesquels les maladies infectieuses dominent et où la conscience de fin de la vie « comme possible, proche, et surtout inéluctable était certainement plus présente qu’aujourd’hui. Chacun, très jeune, connaissait concrètement la mort de l’autre et en avait l’expérience ». […] De nos jours au contraire, […] ce sont majoritairement […] de « longues maladies » qui entraînent la fin de la vie. On pense évidemment au cancer et au sida. Elles connaissent des rémissions qui sont, ou qui devraient être pleinement des périodes de vie, mais le sens en est souvent ambigu. Et surtout, nous assistons à l’apparition de ces périodes, dont a parlé si bien Marie de Hennezel, toujours difficiles, pleines d’incertitude et d’angoisses, où la menace de la mort, l’idée de sa proximité est lourdement et longuement présente. Et c’est au cours de ces périodes que, le plus souvent, peut se poser le problème d’une décision quant à la fin de la vie ».

Elle met par ailleurs en exergue l’évolution de la médecine. « Dans de nombreux cas, l’essentiel de l’apport de la médecine est bien de « donner du temps au malade », de prolonger sa vie quoique sans espoir de guérison, certaines maladies mortelles, comme le cancer ou le sida, deviennent peu à peu « chroniques ». L’action médicale engendre alors ces réalités et ces notions ambiguës, plus ou moins proches, soit de la vie soit de la mort : la « rémission », la « fin de vie », la « période terminale ». Et d’ajouter « dans un certain nombre de cas, avec les techniques modernes de soins intensifs ou de réanimation, la mort peut apparaître comme le résultat direct d’une décision et d’une action d’un médecin ou d’une équipe médicale. »

Enfin, elle considère qu’« il est nécessaire d’aborder la combinaison de l’histoire naturelle de la pathologie sur le plan biologique et de l’ensemble des activités médicales, et non médicales, qui s’y appliquent et qui en transforment le cours. Dans ces trajectoires, dans les actions et jugements qu’elles impliquent, en particulier quant à leur issue, quelle est la part des soignants,  quelle est la part propre du malade ? »

En tant que parlementaires, vous êtes confrontés à des pratiques sociales. Les règles juridiques sont donc concernées en tant qu’elles les organisent. Et, à la suite de Durkheim, on peut considérer que l’état d’une société peut se lire à partir de son droit.

Permettez-moi tout d’abord de mettre l’accent sur la genèse de la loi de 2002.

Au travers des règles votées, qui l’emporte dans la décision, du malade ou du médecin ?

Pendant une cinquantaine d’années, le modèle idéal typique voulait que le médecin, compétent, soit en mesure de déterminer la pathologie et les soins nécessaires. Ce modèle, qui traduit les valeurs des médecins, s’est imposé depuis la seconde guerre mondiale et a trouvé son appui juridique dans les codes de déontologie médicale qui se sont succédé. Dans ce modèle, c’est le médecin qui prend les décisions dans l’intérêt du patient. À

la suite de l’émergence du sida, ce modèle a été mis en difficulté car la posture du professionnel sachant n’a plus été tenable, puisque les malades en savaient généralement autant que le médecin. Un autre modèle en a découlé, qui est hérité du code civil et qui est celui qui a servi de fondement à la loi de 2002 : il postule que c’est la personne directement concernée qui prend les décisions, car c’est elle qui sait ce qui est le mieux pour elle. Nous passons donc d’un modèle qui se traduit juridiquement par le code de déontologie à un modèle qui se traduit juridiquement par une loi, dite loi relative aux droits des personnes malades et à la qualité du système de santé.

Cependant, ce modèle implique que la personne malade s’adresse à un sachant qui lui donne les éléments de sa situation de telle manière qu’elle puisse prendre une décision. L’information que donne le médecin au malade conditionne l’expression de sa volonté, celle-ci impliquant qu’elle puisse manifester son accord ou son désaccord.


Le projet de loi relatif aux droits des malades prévoyait que « toute personne prend, compte tenu des informations et préconisations des professionnels de santé, les décisions concernant sa santé » ; cette rédaction était, dans le domaine des soins, l’application des principes généraux selon lesquels quelqu’un doit prévenir son éventuel partenaire des avantages et inconvénients de telle mesure ou acte envisagé, ainsi que sur toute circonstance ayant un rôle déterminant dans la décision de contracter.

Le droit commun fut vivement contesté par la Commission des affaires sociales du Sénat au nom de l’originalité de la relation médecin-malade : « c’est moins l’équilibre qui compte en la matière que la confiance mutuelle sur laquelle repose cette relation si particulière entre le malade et son médecin », d’où la proposition d’une autre rédaction, car selon la Commission : « le malade ne prend jamais ses décisions seul, il est accompagné et conseillé par le médecin » qu’elle a traduit ainsi : « toute personne participe, […] aux décisions concernant sa santé ».

De retour à l’Assemblée nationale, le texte est refusé en commission car l’objectif était de permettre au malade de prendre une décision. Or, il découlait de la rédaction du Sénat qu’il n’est qu’associé à la décision : il y prend part, mais il ne la prend pas.
La rédaction finale débouche sur un compromis puisque, si la décision est bien prise par la personne malade, elle l’est avec le professionnel de santé. En définitive, le modèle retenu est celui d’une prise de décision conjointe.
Mais la modification du texte initial a mis en cause la logique qui la sous-tendait : l’information délivrée à la personne malade ayant pour fonction de lui permettre de prendre les décisions la concernant, l’expression de la volonté en est la conséquence. Le choix de la décision revenant au malade, ouvre deux possibilités : soit il accepte les propositions de soins qui lui sont faites, soit il refuse ; et ce refus peut porter sur les modalités de soins, mais également sur la nécessité même des soins. Aussi le projet de loi prévoyait-il de manière très cohérente que le médecin doit respecter la volonté de la personne mais « après l’avoir informée des conséquences de ses choix ». Puisque la personne a le dernier mot, on peut craindre qu’elle aille jusqu’à mettre en péril sa vie, en ne se soignant pas ; ce texte fait donc appel aux compétences du médecin pour qu’il alerte le malade sur les conséquences néfastes de son abstention sur son état de santé : o
n comprend tout à fait que les médecins, dont la mission essentielle est de maintenir la vie, éprouvent quelque difficulté à comprendre qu’une personne refuse de se faire soigner.

En revanche, la question du refus de la personne malade cesse de se poser, si la décision est partagée, celle-ci impliquant que les deux partenaires concernés tombent d’accord sur son contenu. Il n’est donc pas cohérent d’avoir maintenu l’alinéa qui prévoit que le médecin doit respecter la volonté de la personne de refuser ou d’interrompre les soins. Toutefois, si la loi postule le commun accord, la question se pose de savoir ce qui se passe

en cas d’impossibilité d’accord ? Les textes ne donnent pas de solution, comme en ont témoigné deux affaires, celle mettant en cause des témoins de Jéhovah opposés à la transfusion sanguine et le cas de Vincent Humbert.

Ensuite est intervenue votre mission, Monsieur le président. Vous vous êtes appuyés sur l’argumentaire suivant. Tout d’abord, nos concitoyens redoutent une prolongation inutile et dans la souffrance de leur fin de vie, d’où une aspiration à une mort simple, rapide, et la moins douloureuse possible ; les médecins, quant à eux, redoutent des poursuites pénales. Il convient donc d’édicter des règles nouvelles pour concilier ces deux objectifs. Pour y parvenir, il suffirait que les médecins s’accordent sur une codification des bonnes pratiques en matière de fin de vie : ni prolonger indûment la vie, ni hâter sa fin. Vous en arrivez ainsi à cette remarque étonnante : « s’affranchissant des règles de partage des compétences entre le pouvoir législatif et le pouvoir réglementaire, la commission a proposé des modifications des articles 37 et 38 du code de déontologie médicale. Les premières définissent respectivement les conditions de limitation ou d’arrêt de traitements après une procédure collégiale. Les secondes consacrent l’alternative des soins palliatifs aux soins curatifs et la possibilité pour le médecin de pratiquer un traitement anti-douleur, qui peut avoir pour effet secondaire d’abréger la vie du malade ». Pourquoi cette remarque ? Le code de déontologie médicale étant de nature réglementaire, il ne saurait suffire à régler la question potentielle d’une poursuite pénale sur le fondement de l’homicide volontaire. Une loi est nécessaire. Par ailleurs, les obligations professionnelles des médecins, qui seraient nouvellement définies, ne manqueraient pas d’avoir une incidence sur les droits des malades.

Vous vous retrouvez donc dans une situation difficile qui vous conduit à « renforcer les droits du malade » et à lui « reconnaître des droits spécifiques en fin de vie », ce qui explique que les différents articles de la loi de 2005 ont été insérés dans les articles du code de la santé publique issus de la loi de 2002, avec trois catégories de règles : un droit supplémentaire pour les situations particulières de fin de vie, des règles sur le rôle de la volonté du malade et une harmonisation de certaines dispositions de loi avec le code de déontologie et non l’inverse.

Plutôt qu’un renforcement des droits du malade, la loi du 22 avril 2005 organise une procédure qui donne aux médecins la possibilité de prendre une décision d’arrêt des soins.
Souvent il existe une distance entre la volonté politique d’essayer de résoudre des questions sociales et la réalité des énoncés juridiques tels qu’ils ont été construits.

Tout d’abord, un « droit au refus de l’obstination déraisonnable », aurait été introduit à l’article L. 1110-5 qui, dans sa version initiale de 2002 prévoyait que : « Toute personne a, compte tenu de son état de santé et de l’urgence des interventions que celui-ci requiert, le droit de recevoir les soins les plus appropriés et de bénéficier des thérapeutiques dont l’efficacité est reconnue. » ; ce droit vise à garantir à celle-ci un accès à des soins de qualité, sans distinction entre les types d’actes. Toutefois, le fait que la proposition de loi ait ajouté la formule : «  ces actes ne doivent pas être poursuivis par une obstination déraisonnable, lorsqu’il n’existe aucun espoir d’obtenir une amélioration de l’état de la personne et que ces actes entraînent une prolongation artificielle de la vie », a rompu la portée de ce droit, en passant du général à la seule fin de vie.

Ainsi rédigé le texte posait les conditions nécessaires pour que des soins ne soient pas poursuivis, ces conditions au nombre de deux étant cumulatives. En revanche, le texte voté dispose, quant à lui, que « ces actes ne doivent pas être poursuivis par une obstination déraisonnable. Lorsqu’ils apparaissent inutiles, disproportionnés ou n’ayant d’autre effet que le seul maintien artificiel de la vie, ils peuvent être suspendus ou ne pas être entrepris ». La portée du droit en a été changée. Il ne s’agit pas d’un droit supplémentaire, mais de la possibilité accordée au médecin de décider du moment d’arrêter les soins.


Rédigé ainsi, ce texte ne fixe plus un droit nouveau de type fondamental dans le cas de la fin de vie, mais établit les limites du droit à recevoir des soins adéquats. En définitive, il revient aux médecins d’apprécier l’utilité des soins. On peut donc observer une contradiction entre le souhait exprimé par la proposition de loi de reconnaître un droit supplémentaire et la réalité du texte, tel qu’adopté, qui reconnaît aux médecins un pouvoir de décision.


S’agissant par ailleurs des énoncés juridiques qui portent sur l’expression de la volonté, vous vous êtes trouvés dans une situation très compliquée et des flottements apparaissent entre les dispositions introduites aux deuxième et cinquième alinéas de l’article L. 1111-4 et les dispositions sur l’expression de la volonté des malades en fin de vie. On peut en effet relever qu’on a affaire à la fois à des règles générales, mais qui prévoient des dispositions pour la fin de vie, et à des règles propres à la fin de vie pour lesquelles l’expression de la volonté est encore plus spécifique ; l’ensemble de ces énoncés est assez complexe à appréhender en termes de lisibilité des règles applicables. A cela s’ajoute une difficulté supplémentaire, celle des situations d’altération des facultés personnelles, qui, par hypothèse, empêchent toute expression de la volonté ; pourtant, dans ces cas, le texte établit la manière pour les médecins de régler la question de la décision de ne pas continuer des soins considérés comme vains.
Par ailleurs, la loi prévoit la possibilité pour la personne encore lucide de faire part, de son vivant, de directives. La loi ne leur ayant conféré qu’une valeur indicative, elles peuvent ne pas être suivies. Il s’agit d’une règle pour le moins étonnante, au regard des principes généraux gouvernant la volonté, qui postulent qu’une volonté exprimée doit être respectée.
On peut observer que ces différentes dispositions ont moins trait à l’expression de la volonté de la personne comme modalité de choix à respecter, que comme condition procédurale de la prise de décision des médecins dans des situations de fin de vie. La loi n’a pas créé de nouveaux droits de la personne malade, spécifiques à la fin de vie, mais fixé les modalités de la manière dont les médecins sont autorisés à intervenir dans ces situations. Et l’on trouve un indicateur supplémentaire qu’il s’agit bien de règles de prise de décision pour les médecins dans le fait que la loi renvoie expressément au code de déontologie.

Les questions abordées par la loi de 2005 sont très difficiles. La loi de 2005 doit être considérée comme un début. Il serait important de mener des enquêtes pour connaître la pratique du terrain que l’on connaît mal et alors que la médiatisation d’affaires ponctuelles a toujours un effet déformant. Le directeur du collectif interassociatif des associations de malades (CISS) considère aujourd’hui que les dispositions relatives à la fin de vie sont mal connues des malades et des médecins. Pour l’avenir, il faudrait former les personnels et se mettre d’accord sur celui qui prend la décision.

Enfin, le cas de Mme Sébire, n’a pas posé un problème de fin de vie, mais était celui d’une personne souhaitant que des médecins l’aident à mourir ; dans cette hypothèse, il s’agirait d’un homicide volontaire. Je ne peux que rappeler qu’il existe un principe de la légalité des délits et des peines et que l’homicide volontaire est une infraction pénale. La société, au travers de ses parlementaires, peut estimer nécessaire de faire évoluer les textes. Dans une société démocratique, les opinions peuvent diverger et l’une des fonctions du législateur est de trancher dans un sens ou dans un autre.

M. Jean Leonetti : Qui l’emporte, du médecin ou du malade, dans la prise de décision ? D’un côté se trouve le souffrant, de l’autre le sachant. Jamais l’on ne pourra empêcher le souffrant de demander conseil au sachant, et l’information du sachant au souffrant n’est jamais perçue par ce dernier dans toute la complexité de la réalité qui s’applique à lui-même. Comment sortir de cette ambiguïté ?

J’en viens à cette jurisprudence du Conseil d’État. Une femme témoin de Jéhovah, transfusée malgré elle, a attaqué les médecins. La justice a donné raison aux médecins parce que la vie était en danger. Comment l’expliquer ? M. Denoix de Saint-Marc, auditionné par notre mission, nous a expliqué que s’il s’était agi d’un homme très âgé plutôt que d’une jeune femme, la décision aurait pu être l’inverse. Curieux débat dans lequel, en situation d’urgence, la vie l’emporte sur l’autonomie et la liberté de la personne, et en situation chronique ou à un autre âge, l’autonomie de la personne l’emporte sur la vie.

Par ailleurs, le réglementaire n’est venu que conforter le législatif. La mission a souhaité modifier le code de déontologie, mais après l’intervention du législateur.

Enfin, comment définir l’obstination déraisonnable ? Vous avez à juste titre relevé que nous avons séparé notre proposition en deux phrases. À un moment, le pronostic de l’inutilité des soins relève de la compétence médicale. Il en découle une triple ambiguïté apparente. Tout d’abord, le malade peut refuser les soins, mais il doit alors s’agir d’un malade autonome qui peut exprimer sa volonté. S’agissant du malade en fin de vie, ce qui lui reste de vie lui appartient plus fortement que le reste de sa vie, et il lui revient de dicter au médecin la qualité de sa vie plutôt que sa durée. Enfin, quand le malade est en fin de vie et incapable d’exprimer sa volonté, qui d’autre que le médecin pourrait se poser la question en partenariat avec d’autres personnes, notamment l’entourage ? Personne ne l’emporte sur personne. Ce n’est pas la famille qui détient le pouvoir de décision non plus que le corps médical qui doit simplement déclarer que ses actes sont devenus inutiles. Nous avons donc essayé de fonder une procédure sur une triple présomption : les directives anticipées, l’entourage, la collégialité.

Les directives anticipées relèvent du souhait et non du contrat car il est très difficile de décider de sa vie par anticipation en confiant sa mort à l’exécution d’autrui.

Le pire défaut de cette loi est d’avoir été peu lue, peu appliquée et peu diffusée.

Vous avez dit que cette loi n’était pas allée au bout de sa logique. Qu’entendez-vous ainsi ? L’exception d’euthanasie peut-elle trouver une réalité juridique ? L’avis du Comité Consultatif National d’Éthique de 2000 est ambigu, mais il ressort des explications que cette exception signifierait une procédure pénale d’exception plutôt qu’un droit à l’euthanasie a priori. Qu’en pensez-vous ?

Mme Dominique Thouvenin : Permettez-moi tout d’abord de vous rappeler qu’il n’y a pas de magie dans l’application des règles. Elle est dépendante de leur mobilisation par les acteurs sociaux ; ce sont eux qui les font vivre. Il n’est pas facile de savoir ce qui se passe exactement sur le terrain ; le directeur du CISS m’a dit que, quand son association était interrogée, c’est qu’il y avait des conflits d’interprétation des textes et que, sans doute, les pratiques en la matière étaient disparates. Mais, peut-être ne se passe-t-il rien, tout simplement parce que la question n’est pas évoquée.

Sur la question du renvoi au code de déontologie, je pense que ce fut une erreur de construction juridique, car on revient ainsi au modèle médical, alors que la loi du 4 mars 2002 est construite sur des règles de droit commun.

Sur la question posée, j’ai relu l’avis du comité, que je trouve globalement très bien fait, en dehors de la fin. L’aide au suicide pose la question de la revendication de l’autonomie, mais celle-ci se définit comme la capacité de la personne de faire sa propre règle. Si tel est le cas, le législateur n’a pas à intervenir, car il ne s’agit pas de régler des rapports entre les individus. Certes l’autonomie est mise en avant, mais en réalité l’aide au suicide appelle l’intervention d’un tiers, en l’espèce un médecin auquel la société, par hypothèse, a confié la mission de soigner et de sauvegarder la vie. Donc, si un médecin acceptait d’apporter son aide, on pourrait lui reprocher d’avoir commis un homicide volontaire. Et là encore c’est le droit commun qui s’applique.

Soit l’on considère qu’il existerait par nature des catégories socioprofessionnelles qui pourraient échapper au sort commun, en mettant en place un système où on règlerait le problème après coup et entre soi; mais je ne vois pas comment on pourrait le justifier. Soit l’on considère que le recours à la justice est un indicateur de la démocratie, les mêmes faits devant être réglés de la même façon, en raison du principe d’égalité de traitement des citoyens. Et dans ce cas, il s’agit bien d’un homicide volontaire, la volonté ne se définissant pas comme le souhait ou les mobiles, mais comme la recherche d’obtenir le résultat tel qu’il est décrit par la loi pénale, ici la mort de quelqu’un.

Toute autre est la question de savoir si l’on pourrait admettre à la fin de la vie quelque chose d’équivalent à ce qui a été admis pour le début de la vie, en l’occurrence l’avortement. Mais je rappelle qu’on n’a pas dépénalisé l’avortement. Dépénaliser consiste à décider qu’un comportement répréhensible cesse de l’être ; tel a été le cas en 1975 de la dépénalisation de la relation sexuelle adultère, le législateur ayant considéré que cela relevait de l’espace privé. Deux remarques sur les parallèles entre la fin de vie et l’IVG : premièrement, la loi de janvier 1975 a été adoptée car il s’agissait d’un fait social concernant des centaines de milliers de femmes, ainsi qu’un très grand nombre de médecins ; on a des éléments objectifs, c’est le nombre de condamnations pénales de médecins de l’époque ; deuxièmement, peut-on considérer que les demandes d’euthanasie aujourd’hui médiatisées correspondent à une telle demande sociale ? Je ne le sais pas, je ne le crois pas. En tout cas, si l’option était retenue par le législateur français d’adopter une législation telle qu’elle existe en Belgique ou aux Pays-Bas, il faudrait construire une cause d’irresponsabilité pénale, dans des conditions déterminées et pour une demande juridiquement organisée.
Le débat est ancien. Si vous reprenez des livres de droit d’avant guerre, des pénalistes reconnus débattaient déjà de savoir si faire mourir les gens par compassion ou par jalousie est différent de les tuer par haine ou par vengeance. En général, il était répondu que l’on ne prend pas en considération les mobiles sauf pour l’établissement de la peine, mais çà n’intervient pas dans l’appréciation des éléments constitutifs de l’homicide.

M. Jean Leonetti : Confirmez-vous notre interprétation selon laquelle le Comité Consultatif National d’Éthique proposait qu’après un acte d’euthanasie, il y ait une procédure pénale particulière ?

Vous écartez la perspective de classifier ou hiérarchiser des mobiles de nature à justifier plus ou moins l’acte de tuer, mais pourrait-on dépénaliser l’euthanasie dans des circonstances particulières définies par la loi ?

Mme Dominique Thouvenin : Tout d’abord, l’euthanasie n’est pas une catégorie juridique. Le terme est utilisé dans trop de sens différents ; mon propos n’est pas de dire qu’il ne faut pas l’utiliser, mais qu’il ne s’agit pas d’une catégorie juridique.
Par ailleurs, le système qui consiste à établir un fait justificatif ou, désormais depuis le code pénal de 1992, une cause d’irresponsabilité n’est pas une dépénalisation, c’est l’inverse au contraire, puisqu’on garde la dimension pénale. Si l’on veut évoquer un modèle idéal typique, c’est celui de la légitime défense, où le prévenu est poursuivi, puis il se défend ; on discute a posteriori. C’est un argument avancé par quelqu’un qui est poursuivi et qui dit j’ait fait cela, mais je l’ai fait soit pour me défendre soit pour défendre autrui.

M. Jean Leonetti : Mais la légitime défense est appréciée une fois l’acte commis. Ne pourrait-on envisager que les circonstances particulières de la mort donnée à un malade qui le réclame puissent relever de la même irresponsabilité pénale que la légitime défense ?

Mme Dominique Thouvenin : J’ai choisi volontairement de donner cet exemple pour mettre l’accent sur le fait qu’on conserve la dimension pénale. En revanche, si cette option, qui est un choix politique et social, était acceptée, le modèle sur lequel vous pourriez vous inspirer, serait celui non pas la loi de 1975 car elle a suspendu l’application de la loi pénale- mais celui la loi de 1979  ; elle a intégré dans l’ancien article 317 du code pénal, qui définissait l’infraction d’avortement, un fait justificatif précisant que la femme qui demande une interruption volontaire de grossesse aux conditions fixées par le code de la santé publique ne tombera pas sous le coup de la loi pénale. On a bien là un système où l’on a cessé de renvoyer les femmes devant un tribunal pour s’expliquer chaque fois a posteriori sur leur acte.

M. Jean Leonetti : L’avortement n’est pas dépénalisé, mais les faits justificatifs ne sont pas appliqués et par extension, toute femme qui demande une IVG n’a pas besoin de les invoquer pour l’obtenir. Ce qui n’était pas une dépénalisation en droit l’est devenue en fait.

Mme Dominique Thouvenin : Sur le moment je n’avais pas tout à fait compris votre question ; je crois l’avoir comprise. Evidemment entre 1975 et aujourd’hui, de l’eau a coulé sous les ponts ; cela dit toute la question était celle de la construction de la loi sur l’IVG qui renvoyait à la détresse des femmes, sachant que c’est la femme qui est juge de cette détresse. Mais contrairement à une idée reçue, des conditions tout à fait précises ont toujours été prévues. Le texte a ouvert une possibilité, et l’IVG n’a été dépénalisée que par la loi de 2001.
M. Jean Leonetti :
On est passé de circonstances particulières à une dépénalisation totale parce que, dans la pratique, les circonstances particulières avaient volé en éclats face à la difficulté d’apprécier la détresse d’une femme qui réclame l’avortement, détresse dont elle était par ailleurs seule juge.

Mme Dominique Thouvenin : Ce qui a changé avec la loi de 1975 c’est qu’on est passé d’un système classique où l’on juge a posteriori, la légitime défense, à un système où l’on prend en considération la motivation, qui n’est pas contrôlée.

M. Jean Leonetti : S’agissant du suicide assisté, est-ce vraiment au corps médical de donner la mort ?

Par ailleurs, qui y aurait droit ? La notion de fin de vie est vague – une journée, une semaine, un mois ? De surcroît, les affaires qui ont posé problème et qui ont été médiatisées concernent des personnes atteintes de maladie grave et incurable, mais assez éloignées de la mort.

L’ADMD – Association pour le droit de mourir dans la dignité –, qui revendique un droit à la mort au nom de l’autonomie de la personne, considère que l’exception d’euthanasie, si elle était posée, n’aurait rien d’exceptionnel car elle pourrait concerner 10 à 15 000 personnes par an. Le terme d’exception a-t-il une valeur dans ce cadre ?

Mme Dominique Thouvenin : La terminologie d’exception d’euthanasie utilisée par le Comité Consultatif National d’Éthique renvoyait vraiment à la procédure pénale classique : leur idée est simple : on a affaire à des cas particuliers, et l’on met en place un modèle qui effectivement est bancal par rapport aux toutes les règles du droit pénal et du procès pénal.


En revanche, dès lors que l’on accepte une revendication sociale qui est une demande, on doit en fixer les conditions, mais ce n’est plus une exception. C’est pour cela que j’ai évoqué l’IVG, car sur le plan de la construction, on peut voir des parallèles ; d’où ma question : est-ce que c’est une question sociale ? Pour l’IVG, il y avait 300 000 femmes concernées, il y avait des condamnations de médecins. En l’espèce, s’agit-il d’une demande sociale ? Je ne sais pas.

Il se trouve qu’une de mes collègues, suisse, est spécialiste du droit des malades. Sachant que j’étais auditionnée, j’ai lu les passages de son livre relatifs à l’assistance au suicide, mais je l’ai refermé très rapidement, car la construction juridique m’a paru d’une très grande complexité. Je me suis dit que peut-être vous pourriez l’auditionner, dans la mesure où le système juridique suisse est à la fois proche de nous et en même temps différent.

M. Jean Leonetti :
Les associations ADMD et « Faut qu’on s’active », considèrent qu’un simple amendement suffirait à légaliser l’exception d’euthanasie. Vous êtes bien d’accord que ce ne peut être aussi simple…
Mme Dominique Thouvenin :
En effet. Je le pense tout à fait et permettez moi d’ajouter que, tant que l’on n’est pas titulaire d’un droit ou d’une possibilité, l’on ne risque pas de l’exercer, mais l’argument selon lequel il y aurait un tel nombre de demandes est peut-être vraisemblable.

Un article très intéressant est paru dans « Population et société ». Une étude a été réalisée à partir des certificats de décès mais elle ne concerne pas la France. Peut-être pourrions-nous lancer une étude équivalente. On ne connaît pas les pratiques. Ce qui se dit, c’est qu’elles sont très diversifiées, mais comment faire émerger une meilleure connaissance de ces dernières ? Beaucoup d’associations reprochent au législateur d’être hypocrite parce que les euthanasies se pratiquent déjà. Tant que l’on ne dispose pas informations étayées, on peut dire ce que l’on veut.
M. Jean Leonetti :
J’admire les personnes capables de dire ce qui se passe clandestinement dans notre pays…
En revanche, je comprends mieux qu’en transposant l’application de la législation hollandaise en France, compte tenu de la démographie, l’on parvienne à une évaluation d’environ 15 000 demandes.

Aujourd’hui d’ailleurs, on nous rapporte des cas d’euthanasie clandestine en Hollande, pour contourner la complexité de la procédure.

De toutes manières, il est évident que nous devrons mettre en place un observatoire de la fin de vie.

L’on a parfois le sentiment que tout est clair ailleurs, mais les autres pays se posent aussi des questions. Ainsi, la Hollande pratique 11 000 sédations palliatives par an.

Mme Dominique Thouvenin : Si une législation de ce type était adoptée, il faudrait être certain que l’euthanasie pratiquée le serait à la demande de la personne.

M. Jean Leonetti : C’est le plus complexe. L’on compare souvent cette situation à celle de l’avortement alors qu’elles ne sont pas équivalentes. J’appartiens à une génération qui a vu mourir beaucoup de jeunes femmes suite à un avortement clandestin. Quel que soit le jugement que l’on peut porter sur les lois relatives à l’avortement, elles ont permis d’épargner la vie de nombreuses jeunes femmes. En l’espèce, les enjeux éthiques sont différents, même si la construction juridique est comparable.

M. Olivier Jardé : S’agissant de l’obstination déraisonnable, votre démonstration juridique est sans appel, mais il est beaucoup plus facile d’expliquer à un malade que l’on va tenter quelque chose plutôt que de lui expliquer que l’on ne va rien faire, car les malades croient encore beaucoup en la médecine.

M. Jean Leonetti : Et ils ont raison ! Madame, nous vous remercions pour cet éclairage juridique très pointu et très bien analysé.

Audition de M. Jean-Paul Guérin, président de la Commission de certification des établissements de santé et de M. Raymond Le Moign,
directeur de l’amélioration de la qualité et de la sécurité des soins
à la Haute Autorité de santé



(Procès-verbal de la séance du 15 juillet 2008)

Présidence de M. Jean Leonetti, rapporteur

M. Jean Leonetti : Nous avons maintenant le plaisir d’accueillir M. Jean-Paul Guérin.

Vous êtes, monsieur, membre du collège de la Haute Autorité de santé où vous présidez la commission chargée de définir la procédure et de délivrer les certifications des établissements de santé, publics et privés. Ancien élève de l’École nationale de santé publique, vous avez, entre autres, occupé la fonction de directeur général du CHR d’Orléans et du CHU de Nantes. Vous présidez actuellement la Conférence de santé des pays de Loire. Vous êtes accompagné de M. Raymond Le Moign, qui est directeur de l’Amélioration de la qualité et de la sécurité des soins à la HAS et qui met en place l’évaluation de la qualité des soins prodigués par les établissements de santé.

Si quelques établissements de santé assurent un accueil exemplaire des patients en fin de vie, différentes études et différents témoignages font état de nombreuses défaillances ; certaines exigences – dignité des malades, absence de souffrance et non abandon – ne seraient pas respectées. Nous avons constaté par ailleurs que la loi du 22 avril 2005 était peu connue et généralement mal appliquée.

Nous avions prévu, par ce texte, qu’il y aurait un certain nombre de lits dédiés par service et que l’on soumettrait l’accréditation des services souvent confrontés à la mort à l’existence de soins palliatifs en leur sein. Pensez-vous que la certification soit suffisamment déployée, précise, contraignante pour permettre de faire entrer certaines pratiques dans les mœurs médicales ? La prise en charge globale du malade est-elle en train de s’étendre ? Quelles difficultés rencontrez-vous ?

M. Jean-Paul Guérin : J’interviens en effet en tant que président de la commission de certification. Comment appréhendons-nous, dans ce cadre, la question des soins palliatifs et des droits du malade en fin de vie ? Comme vous l’avez fait remarquer, le compte n’y est pas et les hôpitaux ont certainement un effort à faire.

Dans un premier temps, je vous dirai où nous en sommes arrivés en termes de certification. Et dans un second temps, je pourrai parler des perspectives qu’offre la réforme de la certification ; nous avons pris conscience que certaines décisions de certification n’étaient pas assez discriminantes et nous avons l’ambition de procéder à une révision générale de cette certification ; vos remarques et vos observations pourraient donc nous être très utiles.

M. Jean Leonetti : Cette réforme ne doit-elle pas intervenir en 2010 ?

M. Jean-Paul Guérin : Nous sommes en train de l’élaborer. Elle sera applicable pour les premiers établissements de santé en 2010.

La certification a accordé une place grandissante aux questions qui vous préoccupent. Cette évolution positive ne se mesure pas au travers des rares décisions péjoratives qui ont été prises à propos des soins palliatifs et de la prise en charge des décès. L’incitation au développement d’une culture palliative et une attention renforcée aux droits des patients passent essentiellement aujourd’hui par une action pédagogique menée à l’aide du manuel de certification.

Une analyse des manuels successifs montre que ce souci gagne de plus en plus en importance. Le premier manuel, conçu autour des années 1999-2000, n’évoque guère que le respect des volontés et convictions du patient, et de l’accompagnement de l’entourage. Le deuxième manuel, conçu par l’ANAES (Agence nationale d’accréditation et d’évaluation en santé) mais mis en application par la HAS, introduit une référence aux soins palliatifs, distincte de la référence aux décès. Cette deuxième procédure s’est naturellement inscrite dans le mouvement général de reconnaissance des soins palliatifs : projet de soins global, soutien de l’entourage et des professionnels, formation et intervention des bénévoles. Ce deuxième manuel a été actualisé en 2007 par la HAS et on y a intégré les dispositions de votre loi relative aux droits des malades et à la fin de vie dans les références 38 et 39. Les dispositions aussi essentielles que celles relatives aux directives anticipées et à la désignation de la personne de confiance sont ainsi bien intégrées à la prise en compte de la volonté du patient.

La version de 2007, revue et corrigée en intégrant la loi, n’a donné lieu qu’à un seul constat péjoratif, pour une centaine d’établissements visités ; cela n’a pas de signification. Nous ne pouvons donc pas utiliser les résultats des décisions péjoratives pour évaluer votre loi, ni même faire un bilan du déploiement de la démarche palliative.

Aujourd’hui, la certification passe plutôt par la pédagogie. C’est vraiment un changement de culture qu’il faut faire valoir. Et même, au niveau de cette pédagogie active, le compte n’y est pas. Nous n’avons encore qu’une approche parcellaire des questions d’accompagnement des patients en fin de vie.

Dans certains établissements étrangers qui ont été étudiés par les services de M. Le Moign et qui pourraient vous apporter des éléments, que ce soit aux États-Unis, au Canada, en Australie ou en Écosse, la prise en charge est beaucoup moins parcellaire et nous paraît mieux suivie. Cela explique qu’au moment de réformer la certification, dans le manuel pilote pour 2010 qui est en cours d’élaboration, nous avons souhaité constituer un groupe de travail « Droits et place des patients ». Ce groupe a estimé que les soins palliatifs dans la ligne de la loi devaient constituer un axe prioritaire de travail. Il s’est fait aider par une équipe extérieure de prestataires qui compte le docteur Bernard Devalois, chef de service de l’unité de soins palliatifs au centre hospitalier de Puteaux, ancien président de la Société française d’accompagnement et de soins palliatifs. Celui-ci a contribué à la rédaction de ce premier manuel pilote et en a rédigé en partie les références.

Une de ces références comporte deux critères qui me semblent plus clairs qu’auparavant : le critère 14 A « organisation de la prise en charge des patients en fin de vie », vise les fondements de la démarche palliative, sa généralisation et son intégration dans la démarche stratégique ; le critère 14 B, relatif au « respect de la volonté et de la dignité du patient en fin de vie », est conforme aux dispositions et à l’esprit de la loi qui nous intéresse.

Chaque critère s’accompagne de quatre niveaux d’exigence : le niveau de base consiste à recueillir la volonté du patient. Le niveau 2, qui doit être atteint, consiste à connaître la loi. Le niveau 3 consiste à approfondir la notion d’obstination déraisonnable et de l’arrêt du traitement à visée curative ; le but recherché ici est une modification d’ordre culturel, qui doit conduire les acteurs à s’approprier l’approche de fin de vie, proposée par le mouvement des soins palliatifs et par la loi. Le niveau 4 consiste à évaluer la loi.

Une application rigoureuse de la loi impose, encore une fois, un changement d’ordre culturel qui doit reposer sur la collégialité, sur la communication et sur l’échange entre tous les acteurs. Évidemment, cela nécessite des moyens en locaux, en personnes et en formation. Ce changement de perspective, qui réintègre la mort dans la prise en charge du patient, impose des efforts aux soignants. C’est la raison pour laquelle il faut vraiment que la loi soit débattue et qu’il y ait des échanges. La réforme de la certification que nous entreprenons est une excellente occasion de mieux prendre en compte la démarche palliative et de fin de vie.

Nous avons travaillé avec des acteurs des soins palliatifs : le docteur Régis Aubry, du centre hospitalier de Besançon et président du Comité national de suivi du développement des soins palliatifs et de l’accompagnement au ministère de la santé ; le professeur Philippe Colomba, du CHU de Tours et président d’un groupe de réflexion sur l’accompagnement et les soins de support pour les patients en hématologie et en oncologie. Ces spécialistes nous ont fait part d’un certain nombre de réflexions.

Ils insistent tous deux sur le fait que l’ensemble du manuel, des références et des critères doit être relié à une démarche palliative de qualité. Ainsi, un établissement qui veut avoir une démarche éthique doit savoir qu’il y a un impératif de collégialité pour les patients qui sont dans l’incapacité de s’autodéterminer. Ce point figure dans la loi, mais ils le rappellent avec force. Ils soulignent que le processus de décision éthique impose des réunions pluriprofessionnelles pour l’équipe concernée, où sont discutés les arguments scientifiques, le contexte familial et environnemental, les critères légaux, déontologiques et éthiques.

Il en est de même pour la prise en compte de l’environnement. L’établissement est incité à participer à la dynamique de réseaux et à mettre au point une démarche palliative graduée. La démarche palliative doit en effet être intégrée à la pratique de l’ensemble des professionnels des services de soins, avec des lits identifiés dans les services les plus impliqués. Cela doit être complété par la création d’unités de soins palliatifs pour les situations les plus complexes, et par la création d’unités mobiles. Cette gradation, qui a été rappelée par la circulaire de ministérielle du 25 mars 2008, est importante. La HAS devrait d’ailleurs reprendre un travail qu’elle menait avec le ministère : le travail de certification, non plus des établissements, mais des réseaux. On sait bien en effet qu’une grande partie des réseaux est constituée de réseaux de soins palliatifs.

Ces spécialistes nous disent aussi, à propos du critère d’évaluation initiale et du projet de soins, qu’il est bon de conseiller au patient de désigner une personne de confiance, et ce pour toute hospitalisation. Lorsqu’un patient est incapable de s’autodéterminer, dans le processus prévu, la personne de confiance joue un rôle important.

Ils soulignent de façon répétée que le projet personnalisé de soins dépend étroitement de l’existence de staffs pluriprofessionnels où, selon le professeur Colomba, chacun rapporte le vécu du patient, les traitements suivis et les difficultés rencontrées. Ils considèrent que l’organisation de tels staffs doit être un élément dirimant d’appréciation de la certification.

À propos du critère relatif à l’information du patient, sur son état de santé et sur les soins proposés, ils insistent sur la qualité de cette information : celle-ci doit être adaptée au patient.

Ils insistent aussi sur la nécessité d’un échange interprofessionnel entre les soignants, les décisions à prendre étant douloureuses et difficiles.

Pour eux, la réalité de la démarche palliative dépend de facteurs qui doivent être mis en exergue par la HAS et qui ne le sont pas suffisamment : la formation aux soins palliatifs, qui est essentielle ; l’existence de staffs ; le soutien aux équipes – psychologues, etc.

Ils vont plus loin sur le plan de la planification des ressources humaines et de l’amélioration de la qualité de vie au travail : ce doit être l’occasion de mesurer la charge en soins et de prévoir des temps de rencontre interprofessionnels, cette fois pour les personnels : groupes de paroles, d’analyse, staffs, etc. dans les services « à forte densité émotionnelle et éthique ».

Les locaux doivent être également adaptés pour faciliter la proximité entre les proches et les malades et leur intimité.

De telles propositions ont le mérite de mobiliser la certification pour la qualité des soins palliatifs et de fin de vie dans le sens d’une application de la loi. Cependant, je ne peux pas passer sous silence le problème des moyens. Je n’insisterai pas, dans la mesure où je vise plutôt des moyens en temps. Mais le temps nécessite un minimum de moyens. Et les soins palliatifs sont une priorité nationale.

Ainsi, la HAS s’est préoccupée dès 2007 d’intégrer dans la certification les dispositions de la loi Leonetti. Elle entend se montrer plus exigeante, afin que les établissements de santé puissent puissent s’approprier réellement la démarche palliative. La mise en débat du manuel, sur les contributions duquel nous travaillons, est l’occasion de faire progresser cette exigence éthique. Elle est aussi l’occasion de prendre en compte vos conclusions, monsieur le président : passez-nous votre message et nous en tiendrons le plus grand compte.

Enfin, au-delà de la certification, qui a pour but d’amener les établissements à intégrer cette démarche, la HAS peut également contribuer à améliorer l’application de la loi dans un autre domaine, en travaillant avec la Direction de l’hospitalisation et de l’organisation des soins (DHOS), sur la mise à jour des recommandations qui ont été éditées il y a un certain temps.

Je ne parlerai pas des questions éthiques s’agissant du suicide assisté et de l’euthanasie, essentielles, mais qui ne sont pas de mon domaine.

M. Jean Leonetti : Lorsque le manuel de certification pour 2010 était en cours d’élaboration, j’avais eu l’impression que les soins palliatifs n’avaient pas été pris en compte dans les pratiques prioritaires exigibles. Ce n’est donc pas le cas, et me voilà rassuré.

M. Jean-Paul Guérin : Nous avions considéré qu’ils étaient essentiels, mais nous ne les avions pas placés dans les pratiques exigibles prioritaires. J’ai pensé, avec M. Le Moign, que ce serait certainement une des conclusions à tirer des réflexions que nous aurions été amenés à faire s’agissant de l’application de la loi.

M. Jean Leonetti : Vous vous placez dans une démarche qualitative et non quantitative, en prenant en compte le temps passé. Comment trouver dans ces conditions, des critères objectifs d’évaluation ou des critères indirects de bon fonctionnement des services ?

Vous avez dit également qu’un seul établissement avait été pointé du doigt. Sur quoi vous êtes-vous basé pour dire qu’il ne fonctionnait pas bien ?

M. Jean-Paul Guérin : Certains critères étaient négatifs.

Il faudra certainement se lancer dans des bilans de l’application de la loi, imposer aux établissements de nous fournir des statistiques, sur le nombre de décès, sur le nombre de malades ayant bénéficié de soins palliatifs. Mais M. Le Moign va préciser les choses.

M. Raymond Le Moign : Comment peut-on outiller le regard des experts visiteurs pour porter une appréciation sur les critères qualité applicables dans le secteur des soins palliatifs ? En l’état, si ces regards sont indirects, ils peuvent être concordants.

La première question posée est la suivante : existe-t-il une politique ? Cette politique est-elle formalisée, c’est-à-dire construite, diffusée et expliquée régulièrement auprès des équipes ? Pour y répondre, les établissements doivent apporter des éléments de preuve.

La deuxième question posée est : au-delà de cette politique, y a-t-il eu des actions régulièrement tracées sur la sensibilisation, sur des organisations auprès des différents services ? Cela suppose un débat avec les services particulièrement exposés à la question de la prise en charge des patients en fin de vie.

Il est alors possible de décliner le modèle de la façon suivante : y a-t-il une politique ? Y a-t-il une organisation pérenne ? Est-on passé à un stade beaucoup plus culturel et beaucoup plus construit ? Est-on capable de s’interroger sur les pratiques et les organisations pour les réviser et les adapter en fonction de ce que l’on observe sur la non-adhésion potentielle de telle ou telle partie de l’équipe ?

Toute une série d’éléments peuvent ainsi permettre de se faire une idée. Dans le cas de l’établissement qui a fait l’objet d’une décision un peu péjorative, les acteurs ont pu considérer qu’il s’agissait d’un établissement exposé à la situation des patients en fin de vie et qu’il y avait flagrance dans le décalage entre un établissement exposé et l’absence de réflexions et de débats, voire d’une déclinaison d’une politique et d’une organisation.

M. Jean Leonetti : La certification pourra-t-elle devenir un élément d’orientation des malades, ces derniers étant envoyés à tel endroit plutôt qu’à tel autre ? Est-ce que l’objectif est plutôt d’aboutir à un certain niveau d’exigence et de culture des soins palliatifs sur l’ensemble du territoire ?

Est-il plus facile d’évaluer des critères dans une unité de soins palliatifs qui reçoit uniquement des malades relevants des soins palliatifs, ou dans un service de spécialité qui comporte quelques lits identifiés pour les patients relevant des soins palliatifs ? Est-il utile de faire de la certification pour les unités de soins palliatifs dans la mesure où la démarche palliative est forcément ancrée dans la culture d’une équipe formée à de tels soins ?

M. Jean-Paul Guérin : L’essentiel est que les services qui sont impliqués s’organisent pour assurer des soins palliatifs et qu’ils aient des lits dédiés. Les unités de soins palliatifs doivent être en nombre limité et ne concerner que les cas complexes. À titre personnel, j’ai toujours été réservé à propos de celles-ci ; cela dit, il y a des cas tellement complexes qu’il faut en avoir. Ce sont plutôt des unités d’appel.

Votre seconde question concerne l’ensemble de la certification. Nous considérons que la démarche doit être beaucoup plus discriminante. Il faut que tout le monde s’y retrouve : que les professionnels soient reconnus, que les malades sachent où les établissements en sont. Je ne serais pas choqué que l’on donne aux malades les éléments qui leur permettent de faire un choix qu’il s’agisse des soins palliatifs ou d’autres questions. C’est un des rôles de la certification-accréditation.

Son autre rôle est de montrer aux établissements les voies du progrès et de les placer dans une dynamique d’amélioration de la qualité et de comparaison entre eux. Cela donnerait à la certification un caractère plus concret. On sait aujourd’hui, à partir des exemples tirés de l’étranger, qu’un établissement est mal à l’aise lorsqu’il constate que d’autres font beaucoup mieux que lui, et que c’est ainsi que la qualité des soins évolue.

M. Jean Leonetti : Vous pratiquez une évaluation qualitative. Pensez-vous qu’elle soit à même de compenser l’aspect « activité » de la T2A ? La voyez-vous comme un complément qualitatif permettant d’évaluer le bon soin ? Après tout, on peut pratiquer 100 ablations de vésicules ; si 20 d’entre elles ne sont pas justifiées, on aura opéré inutilement 20 patients.

Est-ce que l’accréditation prend en compte la bonne indication, la bonne pratique, la bonne évaluation post-opératoire et le suivi des malades ? N’est-elle pas le moyen de dire que non seulement des soins ont été prodigués, que l’activité est réelle et mérite d’être rémunérée, mais aussi que ces soins ont été bien indiqués et bien faits ?

M. Jean-Paul Guérin : Oui. L’aspect « qualité » de la certification est le pendant indispensable à la T2A. Cela implique que l’on travaille avec la puissance publique, à savoir le ministère. Il ne faut pas que la HAS soit victime du fait qu’elle est une haute autorité. Son action n’a pas à être totalement déconnectée du régulateur, même si elle est une autorité indépendante – élément important si l’on veut qu’elle ait un réel impact.

Une articulation est donc nécessaire. Ainsi, les contrats d’objectifs et de moyens qui seront passés avec les agences devront reprendre très clairement les orientations de la certification. Dans le même ordre d’idées, il faut que nous connaissions mieux le contexte lorsque nous allons certifier ; nous n’avons pas à nous mettre à la place de l’Agence régionale de l’hospitalisation, mais il nous est utile de savoir si un hôpital a fait l’objet d’une inspection, s’il rencontre des difficultés budgétaires, etc.

M. Jean Leonetti : Cette démarche débouche sur un financement qualitatif qui vient équilibrer un système de tarification fondé uniquement sur l’activité.

M. Jean-Paul Guérin : Oui.

M. Jean Leonetti : Je me permets de sortir un peu du sujet. Pensez-vous qu’une politique de santé davantage centrée sur la tarification pourrait aboutir à une médecine dont les actes seraient plus proportionnés ?

La loi de 2005 a condamné l’obstination déraisonnable et l’acharnement thérapeutique. De façon un peu simpliste, on peut résumer l’acharnement thérapeutique à des actes inutiles, que l’on doit payer. Pourtant, le système favorise les actes inutiles puisque, lorsqu’ils ne sont pas effectués, l’établissement concerné se trouve éventuellement pénalisé.

Comment parvenir à l’équilibre d’un juste soin ? On pourrait – par des comparaisons, des mesures indirectes, le niveau de consommation de médicaments, par des regroupements de maladies – savoir si l’activité d’un établissement est disproportionnée par rapport aux objectifs et aux besoins des malades.

M. Jean-Paul Guérin : C’est un souci du collège de la Haute Autorité de Santé et de son président.

M. Jean Leonetti : Cela nous rassure plutôt.

M. Jean-Paul Guérin : Je vous propose d’entendre M. Le Moign qui, dans le cadre de la réorganisation de la HAS, s’occupe des recommandations. On a trop souvent l’impression que nous faisons des recommandations pour faire des recommandations. Or leur intérêt est qu’elles soient suivies d’effet et qu’elles modifient le comportement des professionnels et des malades. Le législateur a bien voulu nous confier l’évaluation médico-économique, ce qui va tout à fait dans ce sens.

M. Raymond Le Moign : La certification est un exercice de synthèse, dans la mesure où elle permet de consolider les différentes approches. Aujourd’hui, tout le monde est à peu près d’accord pour considérer que les questions d’efficience sont une des dimensions de la qualité de la prise en charge.

Lorsqu’un professionnel s’interroge sur le juste recours au plateau technique, sur le juste recours à l’acte, c’est-à-dire sur la juste prescription, il est au centre des préoccupations associées à l’amélioration de la qualité des soins.

Dans le manuel pilote pour 2010, auquel nous travaillons avec M. Guérin, nous avons convaincu la totalité des fédérations d’établissements de nous suivre sur l’écriture d’un critère spécifique relatif à la pertinence du recours aux soins hospitaliers. Cela nécessiterait que nous puissions aller voir systématiquement en quoi cette préoccupation est effectivement déclinée dans chaque établissement de santé.

C’est l’hospitalisation de la personne âgée dans un secteur non gériatrique qui se prête le mieux à ce type d’approche. Nous disposons d’un certain nombre de référentiels qui permettent de voir en quoi la durée de prise en charge de la population âgée peut être comparée à des pratiques observées dans des établissements comparables.

Certains référentiels commencent à sortir sur le juste recours à l’examen médico-technique ou à l’hospitalisation ; nous envisageons donc un critère spécifiquement centré là-dessus. Nous disposons d’un référentiel sur la bonne prescription de l’examen d’imagerie dans les établissements de santé et de référentiels de plus en plus nombreux sur la bonne prescription des examens de biologie.

Il y a donc déjà trois secteurs pour lesquels des référentiels existent et dans lesquels nous pouvons demander aux établissements d’engager des démarches d’évaluation des organisations et des pratiques.

M. Jean Leonetti : Je me souviens qu’il y a quelque temps, un malade qui arrivait aux urgences subissait une prise de sang ; le lendemain matin, il en subissait une autre qui corroborait éventuellement la première ; quand ce n’était pas le cas, il en subissait une troisième le lendemain matin. Cela représentait une charge supplémentaire, en grande partie inutile, sur le plan de la gestion hospitalière.

M. Michel Vaxès : La HAS a-t-elle accrédité les pratiques professionnelles des sociétés savantes ? Si elle ne l’a pas fait, est-ce que ce serait envisageable au regard de ses missions, telles qu’elles sont définies aujourd’hui ? Je parle de l’évaluation des pratiques professionnelles des médecins.

M. Jean-Paul Guérin : En ce domaine, la HAS et son président considèrent qu’il est fondamental de travailler avec les sociétés savantes. Nous sommes en train d’organiser ce travail en commun. S’agissant des spécialités, c’est relativement facile ; ce l’est beaucoup moins s’agissant de la médecine générale. Les généralistes sont en nombre considérable, bien plus élevé que celui des spécialistes et ils sont divisés.

La médecine générale est en train de s’organiser depuis qu’elle a pu obtenir des postes universitaires et que l’internat de médecine générale est considéré comme un internat comme les autres. On est en train de la réhabiliter, même s’il y a encore à faire en ce sens. Quoi qu’il en soit, nous considérons que notre effort doit aller en direction de la médecine générale pour qu’elle s’organise de la même façon que les spécialistes, avec peut-être deux ou trois collèges.

On peut retenir cette démarche pour la certification. Je souhaiterais qu’un jour nous établissions des référentiels avec les sociétés savantes dans certains domaines, comme c’est déjà le cas pour la chirurgie.

M. Jean Leonetti : Avez-vous beaucoup de moyens pour pratiquer cette évaluation ? Est-ce que vous inspectez, vous conseillez et vous évaluez tout le monde ou procédez-vous par sondages ponctuels ?

M. Jean-Paul Guérin : Pour le moment, nous avons lancé le processus. Nous avons essayé de convaincre les professionnels pour qu’ils se mettent à l’évaluation des pratiques professionnelles. Les résultats semblent positifs.

L’évaluation des pratiques professionnelles a démarré. Il faudra que tous les professionnels de santé soient concernés.

M. Jean Leonetti : Comment cela est-il perçu ? Ce peut l’être de façon négative, comme un contrôle, ou de façon positive comme une démarche qui permet de se confronter et qui bénéficiera à terme à la pratique médicale comme à l’ensemble du service qui est évalué.

M. Jean-Paul Guérin : Je serai optimiste…

M. Raymond Le Moign : M. Guérin, dans son exposé, a fait état d’une relecture institutionnelle, qui passait par les sociétés savantes. Ce sera la première fois qu’un manuel de certification aura été soumis à la relecture des sociétés savantes chargées de l’accompagnement des patients en fin de vie et soins palliatifs. Leur relecture est d’ailleurs exigeante.

À partir du moment où la HAS accepte de valoriser ce partenariat avec les sociétés savantes et les organisations professionnelles, elle doit accepter l’idée qu’elle n’a pas vocation à tout faire et qu’une grande partie du champ des référentiels ou de la politique de diffusion de l’évaluation des pratiques professionnelles passe par celles-ci.

Il est illusoire de vouloir couvrir tout le champ de la pratique clinique, d’où la possibilité de travailler sur des processus de labellisation. Pour diffuser une méthode et des éléments de preuve de la bonne pratique, un partenariat peut être engagé avec les organisations professionnelles, dès lors que celles-ci sont unifiées et fédérées au niveau national.

Peut-on être optimiste quant à la diffusion de l’évaluation des pratiques auprès de la communauté médicale et plus largement auprès des professionnels ? Le problème est qu’en France on superpose les débats sur l’évaluation des connaissances, un débat sur l’évaluation des compétences et un autre débat sur l’évaluation des pratiques. Ce triple discours est difficile à entendre. Parfois, alors que l’on parle d’évaluation des pratiques, donc de la capacité à s’interroger sur un référentiel et à modifier ses pratiques à partir d’éléments objectivés par des organisations professionnelles …

M. Jean Leonetti : … on entend évaluation des compétences.

M. Raymond Le Moign : … d’où un déficit pédagogique et de communication.

Pour le reste, dès lors que le débat est un peu assaini, que l’on arrive, avec du temps, à exposer les méthodes d’évaluation des pratiques, les choses se passent bien et il y a tout lieu d’être relativement optimiste, s’agissant notamment des établissements de santé.

M. Jean Leonetti : Messieurs, vous nous avez rassurés. Vous avez effectué une relecture pertinente et procédé à l’intégration de la loi de 2005. L’élément qualitatif, qui entre dans toute démarche scientifique, doit être effectivement perçu comme un élément positif – et non pas comme un élément de sanction – et comme un moyen d’améliorer la qualité des soins, des équipes et des bonnes pratiques médicales.

Je vous remercie.

Audition de Mme la Professeure Delphine Mitanchez,
néonatologue à l’hôpital Armand-Trousseau



(Procès-verbal de la séance du 16 juillet 2008)

Présidence de M. Jean Leonetti, rapporteur

M. Jean Leonetti : Nous avons le plaisir d’accueillir Mme Delphine Mitanchez, professeur des universités, responsable du service de néonatologie de l’hôpital Armand-Trousseau à Paris.

Il nous a semblé nécessaire, à ce stade de nos auditions, de revenir sur le problème des arrêts de traitement que l’on peut décider dans un service de néonatologie. Pour résumer les propos de M. Umberto Simeoni, président de la société française de néonatologie, que notre mission a récemment auditionné, plusieurs questions rendent particulièrement difficile l’approche de la fin de vie pour les nouveaux-nés : les conditions d’urgence dans lesquelles les décisions médicales doivent être prises, le rapport entre la fiabilité d’un pronostic médical établi à partir d’imagerie et la décision d’arrêt d’un traitement jugé inutile, la participation des parents, notamment de la mère, à la prise de décision, et enfin le fait que l’on ne peut envisager l’arrêt de la nutrition pour un nouveau-né, même après avoir décidé d’arrêter toute thérapeutique.

La lecture de la loi du 22 avril 2005 dans le cadre de la néonatologie montre la persistance d’un certain nombre de questions. Si nous avons souhaité vous entendre, madame, c’est pour savoir comment les choses se déroulent dans la pratique, quels sont les conflits qui peuvent se faire jour, comment l’on prend les décisions et, le cas échéant, comment une modification de la loi ou du règlement pourrait vous apporter une aide réelle et concrète.

Mme Delphine Mitanchez : Mon parcours professionnel m’a amenée à connaître différents types de situation de fin de vie. J’ai d’abord été chef de clinique pendant trois ans à l’institut de puériculture et de périnatalogie de Paris, où j’ai essentiellement pris en charge des extrêmes prématurés et des enfants présentant un grand retard de croissance intra-utérin. J’ai ensuite été responsable de l’unité fonctionnelle de réanimation néonatale à l’hôpital Necker, où j’ai travaillé pendant six ans et où je me suis occupée principalement de nouveaux-nés ayant une malformation souvent curable. Actuellement, je dirige une unité de néonatologie qui comprend une partie de soins intensifs. Avant d’être chef de clinique, j’avais également travaillé dans le service de réanimation néonatale de l’hôpital Saint-Vincent-de-Paul.

J’ai donc l’expérience du mode de fonctionnement de différents services et j’ai assisté à l’évolution des pratiques qui entourent, depuis les années 1990, les problèmes de fin de vie. J’ai vu des arrêts de vie secondaires à l’injection de substances morphiniques sans la présence des parents. Quelques années plus tard, j’ai assisté à la même procédure, mais l’enfant était dans les bras de ses parents. À l’hôpital Necker, il est arrivé que nous pratiquions une extubation de l’enfant auparavant sous ventilation assistée, avec accompagnement de sédatifs et en présence des parents. Enfin, j’ai été récemment amenée à pratiquer des soins palliatifs pour des enfants atteints de malformations sévères. Je n’ai en revanche jamais interrompu la nutrition : c’est en effet un problème majeur en néonatologie.

L’évolution des pratiques dans les salles de naissance a une incidence sur les réflexions qui sont menées dans les semaines qui suivent la naissance de l’enfant. Lorsque j’ai commencé comme chef de clinique, il fallait réanimer un prématuré avec tous les moyens dont nous disposions. L’objectif était que l’enfant arrive en réanimation. Ce n’est qu’après que l’on réfléchissait pour savoir si l’on avait bien fait. Cette pratique était nommée « réanimation d’attente » et l’on s’estimait en droit de l’interrompre en fonction de l’évolution de l’état de l’enfant, en particulier de l’importance des lésions cérébrales.

Actuellement, il nous arrive de ne pas réanimer certains enfants prématurés en salle de naissance, au vu de leur devenir et lorsqu’ils ne présentent pas de signes de bonne vitalité. Tout cela est bien entendu décidé après discussion avec les parents : il n’existe pas d’approche générale, chaque cas est étudié individuellement. Après que la décision a été prise, il faut prévoir l’accompagnement de l’enfant au moyen de substances morphiniques de manière à éviter toute souffrance.

En outre, je suis de plus en plus souvent confrontée à l’accompagnement de nouveaux-nés dont la malformation a des conséquences sur les fonctions vitales, notamment l’adaptation respiratoire. Il m’est déjà arrivé de décider avec les parents que la réanimation serait « minimale », c'est-à-dire sans intubation ni injection d’adrénaline. Là encore, une organisation et un accompagnement sont nécessaires.

Face à ces situations qu’il rencontre en salle de naissance, le pédiatre est très seul : souvent – en particulier pendant les nuits de garde –, il est l’unique réanimateur. Or, même lorsque la situation a fait l’objet avant la naissance d’une discussion et d’une décision collégiale, associant l’équipe et la famille, de ne pas réanimer, cet acte est très difficile à assumer quand on est seul. Il est toujours plus difficile de ne rien faire sur le plan technique, de retenir ses gestes, que de décliner les gestes de réanimation.

Pour ce qui est de ma pratique, les décisions d’arrêt de vie ont toujours été prises de façon collégiale, avec l’adhésion de la totalité des personnes présentes à la réunion. Elles ont toujours eu lieu avec l’accord ou l’adhésion des parents – c’est un point délicat –, bien que j’aie connu des situations où il a fallu attendre plusieurs jours, voire plusieurs semaines, pour que cette adhésion ait lieu. C’était avant la loi de 2005 et nous ne pouvions pas invoquer l’argument de l’obstination déraisonnable.

Si cette loi a posé une limite aux pratiques de limitation de soins, elle nous donne en revanche une légitimité lorsque nous refusons une réanimation ou la poursuite de soins qui paraissent déraisonnables. Ces derniers mois, j’ai été confrontée à plusieurs reprises à des cas où les parents demandaient une prise en charge maximale – réanimation, voire chirurgie cardiaque – pour des enfants porteurs de trisomie 18. Nous avons finalement convaincu les familles que cette attitude était déraisonnable et nous avons accompagné ces enfants en néonatologie avec des soins de confort. Ils sont tous morts spontanément au bout de quelques jours. Nous n’avons pas retiré la nutrition : c’était une évolution naturelle de la maladie.

Le cas des prématurés et des enfants à cerveau lésé faisant déjà l’objet de nombreux débats, je souhaiterais revenir sur le problème des nouveaux-nés malformés. Depuis mon passage à l’hôpital Necker, je participe au Centre de diagnostic prénatal. Lorsqu’une malformation est diagnostiquée pendant la grossesse, la difficulté est d’établir sa gravité et son pronostic. Si le pronostic est bon, il n’y a pas de discussion éthique : il faut juste expliquer aux parents, et parfois les convaincre, qu’il faut poursuivre la grossesse. Certaines malformations sont visuellement impressionnantes : ainsi le laparoschisis – développement des anses intestinales à l’extérieur de l’abdomen du fœtus –, dont on sait pourtant que le taux de survie est supérieur à 90 %.

En revanche, d’autres malformations ne donnent pas lieu à un pronostic identique pour tous les enfants. C’est le cas de la hernie de coupole diaphragmatique, qui conduit au développement des viscères dans le thorax. Rien n’apparaît à l’extérieur, si bien que les parents font valoir que ce sont de « beaux bébés ». Pourtant, cette malformation entraîne une hypoplasie pulmonaire – un défaut de développement des poumons – qui sera variable selon les individus et conditionnera les chances de survie et les risques de séquelles. Dans les formes sévères, la réanimation sera intensive et lourde. Elle provoquera, en plus des séquelles respiratoires, des séquelles digestives et neurologiques. Les équipes obstétricales tentent de déterminer des facteurs pronostiques anténataux fondés sur l’échographie ou l’IRM. Jusqu’à présent, on a établi des relations statistiques entre certains paramètres et le taux de survie.

Je considère que ces données ne sont pas applicables individuellement au moment du conseil prénatal. Il faut que l’enfant naisse et que l’on évalue après la naissance ses capacités respiratoires. Dans les centres de diagnostic prénatal, les parents rencontrent, après le diagnostic de la malformation, les différents professionnels qui interviendront dans la prise en charge de l’enfant. Je suis donc amenée à leur expliquer les limites de l’évaluation du pronostic en période anténatale. De nombreux parents renoncent à l’idée initiale d’interrompre la grossesse parce qu’ils savent que nous arrêterons la réanimation si l’état respiratoire de l’enfant paraît incompatible avec une survie de qualité acceptable. C’est un point très important : le fait de pouvoir décider de la survie ou non de l’enfant en période post-natale permet à de nombreux couples de donner une chance de survie – de qualité acceptable – à un enfant alors que la grossesse aurait pu être interrompue.

Je suis une mère de famille, j’ai quatre enfants. Cela influence sans doute beaucoup ma pensée. J’en suis consciente. Quand je prends en charge un enfant, je ne peux le dissocier de sa famille et de sa fratrie. Il peut paraître excessif, de la part des néonatologistes, de décider ce que doit être la qualité de vie d’un enfant et de poursuivre ou non, sur ces éléments, une réanimation. Je pense cependant que nous n’avons pas le droit de détruire une famille et la vie de frères et de sœurs en leur imposant la prise en charge d’un enfant lourdement handicapé. Cette prise en charge peut être source de paupérisation : il arrive que les parents ne puissent continuer leur travail et les allocations complémentaires ne peuvent compenser un salaire. Elle peut aussi être source de carences pour la fratrie en raison de l’indisponibilité des parents.

J’ai vu il y a quelques jours, en consultation prénatale, une dame qui portait un enfant atteint d’une malformation rénale sévère lui faisant encourir un risque majeur d’insuffisance rénale. À plus ou moins long terme, une greffe sera nécessaire. La prise en charge de l’enfant dans ces conditions était considérée comme tout à fait envisageable mais une atteinte pulmonaire s’est ajoutée à cette malformation. Cette femme d’origine africaine ne pouvait se résoudre à interrompre une grossesse qui avait dépassé le sixième mois et souhaitait que tout soit fait pour son enfant à la naissance. La décision n’était pas partagée par le père de l’enfant, qui l’avait quittée. Cette mère, cantinière, vit seule avec deux enfants en bas âge issus d’une première union. Je l’ai confortée dans sa décision alors qu’elle était seule et désemparée : même ses amis et sa famille ne la comprenaient pas. Je lui ai toutefois expliqué que, si son enfant survivait à la réanimation en salle de naissance et était pris en charge en service de réanimation, l’évolution pourrait se révéler difficile en raison des difficultés respiratoires et qu’elle pourrait être confrontée à une décision d’arrêt de réanimation. Je l’ai mise en garde de ne pas tomber dans une obstination déraisonnable pour elle et pour ses enfants bien-portants. Je lui ai demandé de toujours penser à eux et à leur qualité de vie avant de prendre la moindre décision.

Cette attitude est largement sous-tendue par la pauvreté des moyens disponibles, dans notre société, pour la prise en charge du handicap. Outre le petit nombre de structures d’accueil spécialisées, l’intégration des enfants infirmes moteurs cérébraux dans les circuits scolaires habituels avec un aménagement des moyens mis à leur disposition est insuffisante et ne soulève pas l’enthousiasme chez de nombreux enseignants. Pourtant, les facultés intellectuelles de ces enfants sont, dans la plupart des cas, entièrement préservées. Il faudrait notamment mettre à leur disposition des moyens informatiques pour leur permettre d’exprimer correctement leur savoir. Le manque d’enthousiasme des enseignants tient peut-être au manque de temps ou à l’absence de valorisation de ce type d’activité, mais il reflète surtout le fait que notre société ne sait pas vivre avec le handicap. C’est malheureusement un élément qui influence beaucoup notre attitude en période néonatale.

À notre niveau, l’accompagnement de ces situations demande également beaucoup de temps et de moyens. Nous manquons de façon aiguë de professionnels qui pourraient nous aider à trouver d’autres solutions : les psychologues et, surtout, les assistantes sociales. Pour que le médecin puisse vivre correctement ces événements avec les parents et l’équipe soignante, il faut beaucoup de temps et de disponibilité. Nous avons notre conscience et nous voulons éviter des dégâts irréparables dans la vie des personnes impliquées : c’est pourquoi nous nous y consacrons pleinement.

Lorsque j’étais chef de clinique à l’institut de puériculture, alors qu’un enfant prématuré atteint de lésions cérébrales graves venait de décéder dans les bras de sa mère après une injection de substance morphinique, je suis revenue voir la maman. Je l’avais accompagnée depuis plusieurs jours. Elle avait son bébé décédé dans les bras. Je lui demande comment elle se sent. Elle me répond : « Merci, c’était super », surprise de ces mots spontanés qui provoquèrent également mon étonnement. Je compris là que l’accompagnement permettait de réaliser de grandes choses auprès des parents. Je n’ai jamais reçu autant de remerciements et de reconnaissance que dans de telles situations bien conduites.

Pourtant, à l’ère de la T2A et, pour nous professeurs de médecine, de l’impact factor, c’est une activité que les institution ne valorisent aucunement, peut-être parce qu’elle n’est pas chiffrable et qu’elle n’a pas de prix.

Toutes les actions que j’ai décrites sont menées avec bienveillance et empathie, dans le respect de la dignité de la personne. C’est ce qui sous-tend mon attitude et ma démarche. Cela implique d’évaluer en permanence le bien-fondé des traitements instaurés. Une telle évaluation, j’y insiste, n’est pas toujours possible en salle de naissance. Lorsque nous intervenons pour prendre en charge un nouveau-né en détresse vitale, nous disposons de peu de temps. Les situations qui ont pu être anticipées et discutées en période anténatale peuvent donner lieu à une limitation des soins. En revanche, une intervention en urgence sur un enfant subissant une asphyxie périnatale suppose que l’on rétablisse en un temps très court les fonctions vitales afin de limiter les lésions cérébrales, donc que l’on enchaîne une suite bien établie de gestes de réanimation. Cela ne laisse pas de place pour la réflexion. C’est dans les suites de telles interventions que la réanimation pratiquée peut apparaître, quelques jours plus tard, comme déraisonnable.

Je tenais à vous transmettre aujourd'hui mon expérience vécue et ma réflexion personnelle. Je ne participe pas moi-même aux groupes de réflexion éthique, dont je lis toutefois les travaux.

M. Jean Leonetti : Vous nous apportez plus d’interrogations que de solutions.

Par quels moyens actuels peut-on affiner un pronostic aboutissant à la décision de ne pas réanimer ? L’attitude à laquelle on se conformait il y a dix ans – réanimer tous les enfants jusqu’au bout – est-elle tempérée par le pronostic et par la perspective de ses conséquences sur la vie de l’enfant ? Avez-vous des protocoles de réflexion ? Disposez-vous de statistiques qui, même si elles ne s’appliquent pas individuellement, donnent une certaine idée du pronostic ? Existe-il des examens, des IRM sophistiquées, qui permettent d’établir si l’on est raisonnable ou déraisonnable ? Dans dix ou vingt ans, pourra-t-on faire la part des choses de façon plus technique et plus sûre ?

Vous vous êtes beaucoup référée à la notion d’obstination déraisonnable qui figure dans le texte de la loi de 2005. Avez-vous l’impression que votre pratique médicale s’inscrit dans le cadre de cette loi ou que vous vous trouvez parfois dans des situations limites, où vous êtes dans l’esprit de la loi mais pas dans une lecture littérale ?

Mme Delphine Mitanchez : En matière tant de malformations que de prématurité, les résultats de l’expérience des centres de néonatologie sous-tendent les attitudes de prise en charge. J’ai également été marquée par les réflexions menées au niveau international ou dans les pays du Nord de l’Europe, où l’on ne pratique pas de réanimation systématique avant vingt-six semaines – ce qui n’est pas le cas de l’autre côté de l’Atlantique.

Je ne suis pas sûre que l’on arrive à mieux établir le pronostic en salle de naissance qu’il y a dix ans pour un grand prématuré. En revanche, on connaît mieux les risques auxquels l’enfant peut être exposé si on le prend en charge. Les données statistiques ne sont pas applicables individuellement. Il ne peut y avoir d’attitude systématique. Il faut discuter avec les parents, leur délivrer une information claire et loyale sur le degré de prématurité, les risques, le déroulement de l’hospitalisation, etc. Après cela, si les parents expriment la volonté que nous fassions tout pour leur enfant à vingt-quatre semaines et demie, nous le ferons. Le recul de l’expérience nous permet de mieux nous accorder avec ce qu’ils pensent.

M. Jean Leonetti : J’ai l’impression qu’entre l’appréciation médicale d’une part, la défense de cet être humain qui vient de naître d’autre part, et enfin l’appréciation des parents, l’élément le plus fort est l’appréciation des parents.

Mme Delphine Mitanchez : Il y a une dizaine d’années, lorsque j’étais chef de clinique, j’ai vécu des accouchements à vingt-quatre semaines après lesquels les dames nous demandaient ce que nous avions fait : « Je croyais que c’était une fausse couche ! », entendions-nous parfois. Ces situations sont insupportables ! Normalement, nous ne devrions plus y être confrontés. Dans mon centre, il y a quelque temps, une mère de trois enfants bien-portants a mis au monde un prématuré de vingt-quatre semaines et a considéré qu’elle avait fait une fausse couche.

Oui, l’avis des parents est important, mais nous devons leur donner une information claire de ce qui va se passer, sans embellir les choses même si c’est parfois difficile à entendre. Ils doivent avoir tous les éléments entre les mains.

M. Jean Leonetti : Je comprends tout à fait cette attitude. Je dirais même que je l’approuve. Néanmoins, du point de vue du législateur, une personne qui n’est pas l’être humain concerné décide à sa place de choses qui ne sont totalement fixées ni sur le plan médical ni sur le plan juridique. Autrement dit, selon que l’on aura affaire à une éducation particulière ou une autre, une culture particulière ou une autre, l’attitude des parents vis-à-vis du même cas sera différente. Cette différence peut être tempérée par le dialogue que le médecin aura engagé avec eux. Cela étant, si vous détectez un handicap majeur, une vie pauci-relationnelle et un décès probable à terme, et si la mère vous demande de continuer, vous allez continuer. En revanche, si des parents n’adhèrent pas à l’idée d’accompagner un enfant atteint d’un lourd handicap, vous vous trouverez plutôt de l’autre côté. Du point de vue de la vie, de la mort, du droit, c’est une situation très particulière. Non seulement on adapte le droit à la volonté individuelle de la personne à qui l’on parle, mais la décision relative à la personne concernée – puisque l’enfant est une personne – est déléguée aux parents.

Mme Delphine Mitanchez : Oui. Il s’agit de décisions au cas par cas. Je conviens que nous ne nous inscrivons pas dans un cadre légal très spécifique. Il faut cependant nuancer les choses : si l’enfant montre des signes de bonne vitalité à la naissance, s’il respire et crie, nous le prenons bien entendu en charge. En revanche, si un enfant qui naît à vingt-quatre semaines est en état de mort apparente et si les parents nous demandent de tout faire, nous leur expliquons que le risque de séquelles est majeur. Nous sommes confrontés à des dilemmes d’une extrême complexité, d’autant que ces naissances ont lieu à des termes où l’on pratique encore des interruptions de grossesse. Vraiment, je n’imagine pas de réponse universelle. Je ne vois pas comment l’on pourrait encadrer toutes les situations. On ne peut s’appuyer que sur de grands principes et c’est là toute la difficulté.

Ce qui sous-tend notre action est aléatoire, non chiffrable et non palpable : c’est l’humanité que nous avons en nous. C’est bien cela qui fait que nous nous demandons si nous faisons bien ou non.

Il n’y a pas d’amélioration du pronostic à la naissance pour les grands prématurés. Nous avons en revanche des données sur l’évolution de ces enfants, ce qui nous permet de moduler notre discours lorsque nous mettons en garde les parents. Par exemple, je dis clairement aux parents que, si l’enfant ne présente pas de signes de vitalité à la naissance, il ne me paraît pas raisonnable de le réanimer parce que l’on sera confronté à des lésions neurologiques et des complications majeures. Si l’enfant présente des signes de vitalité, nous l’assistons bien évidemment.

M. Jean Leonetti : « L’humanité que nous avons en nous » est variable d’un individu à l’autre. Nous avons tous connu des médecins d’une extrême compétence mais qui éprouvaient des difficultés dans les relations humaines. Y a-t-il des disparités entre les différentes parties du territoire ou existe-t-il des attitudes bien établies, fondées par exemple sur les signes de vitalité ? Bref, y a-t-il égalité de traitement sur l’ensemble du territoire français ?

Mme Delphine Mitanchez : Je ne peux l’assurer. Les équipes avec lesquelles je suis en contact dans le centre où je travaille ont des attitudes proches des nôtres. Mais je ne sais pas ce qui se passe dans tous les centres en France. Il y a certainement des variations importantes. C’est toute la difficulté…

M. Jean Leonetti : J’en viens à la question la plus difficile. Vous avez évoqué la mort d’un enfant dans les bras de sa mère après une injection de morphine et l’expression de « satisfaction » de la mère. L’injection visait-elle à ce que l’enfant ne souffre pas ou visait-elle à interrompre la vie ?

Mme Delphine Mitanchez : C’est une discussion qui a déjà été menée. Le problème est de savoir quel est le ressenti de ces enfants dans de telles situations de fin de vie. Évidemment, ils n’expriment rien. Les échelles de douleur dont nous disposons ne sont pas forcément adaptées. L’injection après une extubation est faite dans l’idée que l’enfant ne souffre pas. Mais, de fait, l’effet est double. L’objectif principal – c’est un point important que j’ai toujours fait valoir aux parents – est que l’enfant ne souffre pas. Il ne faut pas qu’il montre, au moment où on l’extube, le moindre signe d’inconfort car ce serait insoutenable pour les parents. L’image resterait ancrée dans leur mémoire. Leur impression est au contraire que l’enfant s’endort tranquillement dans leurs bras. Peut-être est-ce parce que je suis une mère que j’attache autant d’importance à ce qui peut apparaître comme des détails. Mais le fait d’extuber l’enfant, de lui enlever toutes les prothèses qu’il a sur le visage avant qu’il ne décède, est très important pour les parents qui voient enfin son visage dégagé – et voient souvent un « beau bébé ». Vous ne l’imaginez peut-être pas, mais un nouveau-né qui a une sonde d’intubation, une sonde gastrique et des adhésifs partout, on ne voit pas son visage correctement. C’est une chose que je souligne auprès des parents : « Vous allez voir son visage. » Cela les saisit.

Dans le contexte de la conduite et de l’accompagnement de la fin de vie, la sédation a un rôle important et elle a un double effet.

M. Jean Leonetti : La mission d’évaluation travaille sur ce thème. On voit bien que la sédation a plusieurs buts.

Tout d’abord, éviter dans le doute toute souffrance chez un être qui ne peut exprimer sa volonté – qu’il s’agisse au demeurant d’un nouveau-né ou d’un adulte cérébrolésé. La sédation nous paraît justifiée alors qu’elle n’est ni obligatoire ni même prônée partout.

Ensuite, éviter les signes d’inconfort. En l’occurrence, le traitement est fait pour le sujet à qui on l’administre mais aussi pour l’entourage. Le code de déontologie parle d’ailleurs de la nécessité de « réconforter » l’entourage. Lorsque l’on arrête un traitement et que l’on sait que la mort va survenir, pensez-vous que la sédation doit être à peu près systématique, à la fois pour l’entourage, qui voit un corps apaisé, et pour éviter le risque potentiel d’une souffrance qui ne serait pas exprimée ?

Mme Delphine Mitanchez : Pour moi, oui. La sédation doit être systématique. Lorsque l’on parle de l’entourage, il faut d’ailleurs inclure les soignants qui sont auprès de l’enfant vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Si l’équipe sent un inconfort quelconque chez l’enfant, cela devient ingérable pour elle.

Si j’estime que la sédation est indispensable, c’est que j’ai l’impression que l’on ne respecte pas la personne humaine si on ne la pratique pas. Si l’enfant grimace au moindre soin infirmier, alors même que l’on sait qu’il va décéder, c’est intolérable. Les infirmières se disent qu’elles le font souffrir pour rien.

M. Jean Leonetti : Nous sommes bien d’accord là-dessus.

Par rapport à ce qui se pratiquait il y a dix ans, estimez-vous qu’il y a plus d’humanité et plus de réflexion autour de la mort, du deuil, de l’accompagnement ?

Vous avez par ailleurs souligné l’apport de la loi actuelle en ce qui concerne l’obstination déraisonnable. Souhaiteriez-vous la voir évoluer ?

Mme Delphine Mitanchez : Les progrès dans la prise en charge remontent à plus de dix ans. Tout au long de mon expérience à l’hôpital Necker, j’ai vu les choses progresser, notamment le travail de réflexion sur les moments de fin de vie. Comme je l’ai dit, ce qui sous-tend mon action est de faire le moins de dégâts possibles dans la vie des gens. C’est de toute façon un événement insupportable mais il y a différentes façons de vivre le deuil. La difficulté est de permettre aux parents de faire un deuil raisonnable, afin que ce décès ne reste pas une obsession toute leur vie.

Les échanges avec les parents, le fait que l’enfant soit dans leurs bras, participent de cette démarche, de même que l’extubation, qui ne se pratiquait pas forcément auparavant : cela permet aux parents de conserver une belle image de leur enfant. Dans le cas de la hernie de coupole diaphragmatique, la maman dit souvent que c’est un magnifique bébé et que l’on ne croirait jamais qu’il avait cette malformation.

Il arrive encore que des parents refusent de voir le corps de l’enfant. Comme nous savons qu’il est important de conserver une image, nous faisons dans ce cas des photographies que les parents pourront, quelques mois plus tard, nous demander.

Pour ce qui est de la loi de 2005, j’ai fait mienne l’expression d’« obstination déraisonnable » et je l’emploie dans mon dialogue avec les parents. Cela étant, il me semble évident qu’il faut une évolution : j’essaie le plus souvent de placer mes pratiques dans le cadre de cette loi mais je ne suis pas sûre que je m’y conforme toujours formellement. Il arrive que l’obstination déraisonnable soit évidente, mais, pour un patient donné, tout le monde n’estime peut-être pas la même chose…

M. Jean Leonetti : La loi n’arrivera jamais à définir pour chaque cas le degré au-delà duquel les soins deviennent obstination déraisonnable ou ce que peut être l’acharnement thérapeutique.

Mme Delphine Mitanchez : Bien sûr que non. D’où l’importance des décisions collégiales. Au cours de ces réunions multidisciplinaires associant médecins, psychologues, infirmières, etc., chacun y va de son ressenti pour définir ce qui lui semble déraisonnable. La décision n’est prise que si tous les participants y adhèrent.

M. Jean Leonetti : Somme toute, vous pensez que les mentalités doivent changer mais que la loi pourra difficilement préciser les choses.

Mme Delphine Mitanchez : Les mentalités ont déjà bien évolué et je ne sais si elles doivent changer. On évolue toujours au regard de ses pratiques. C’est le cas en néonatologie, qui est une spécialité récente.

Pour le reste, n’étant pas législateur, je ne sais comment la loi pourrait encadrer toutes ces situations compliquées, humaines, individuelles.

M. Jean Leonetti : Il s’agirait de bonnes pratiques et de recommandations plutôt que d’une augmentation de la législation…

Mme Delphine Mitanchez : Ce qui me semble important, c’est que l’on fixe des limites. Ces situations ne doivent en aucun cas être banalisées. Ce serait le gros risque que ferait courir un élargissement de la loi. À chaque fois, il faut que nous éprouvions nous-mêmes une souffrance qui nous conduira à une réflexion correcte et collégiale. Les personnes qui se sont efforcées, malgré tout, de respecter la loi au plus près ont créé des cadres qu’il est indispensable de maintenir.

M. Jean Leonetti : Il faut donc préserver un cadre qui permette la discussion collégiale au cas par cas.

Mme Delphine Mitanchez : Oui. Je le répète, on doit éviter la banalisation de ces situations.

M. Jean Leonetti : C’est-à-dire des cas de figure où l’on ne réanimerait pas de toute façon alors que l’on peut rencontrer une situation où il serait légitime de le faire, et inversement.

M. Michel Vaxès : Pour vous, le dialogue avec les parents est déterminant. Je partage entièrement ce point de vue, tout comme je souscris à la nécessité de la collégialité. Cela étant, la double exigence de dialogue et de collégialité peut conduire à différer la décision ultime. Il est parfois très douloureux, pour une famille, de prendre la décision la mieux adaptée à la situation.

Je souhaiterais savoir si vous et vos confrères disposez toujours du temps nécessaire à une telle démarche. Le colloque entre une équipe et les parents peut-il aboutir à une modification des décisions de ces derniers ?

Cela pose la question des moyens. Pour faire bien les choses, il faut s’en donner le temps, et ce dans un contexte d’urgence.

Mme Delphine Mitanchez : Tout au long de mon expérience professionnelle, j’ai constaté que l’on prenait le temps et c’est ce que j’ai l’impression de faire moi-même. Le problème est de trouver le juste équilibre. Il faut laisser non seulement aux parents, mais aussi aux équipes – qui doivent être soutenues dans le long terme –, le temps d’intégrer l’annonce qu’on leur a faite. Il peut cependant arriver, durant ce processus, que l’enfant décède brutalement à la suite d’un accident aigu et en l’absence des parents. Ceux-ci risquent alors d’être gravement perturbés.

Je le répète, cette activité est extrêmement consommatrice de temps et peu valorisée. Mais lorsque nous sommes dans ces situations, nous n’hésitons pas : nous donnons notre temps. L’idéal est lorsque l’on peut dérouler une histoire avec les parents dès la période anténatale. Le terrain est préparé, en quelque sorte. C’est d’autant plus important que la plupart des enfants atteints de malformations ou de hernies de coupole diaphragmatique meurent spontanément au bout de quelques heures parce que l’on n’arrive pas à les réanimer.

L’évolution des parents va généralement d’un refus de l’arrêt de la réanimation à une adhésion aux propositions de l’équipe. Cela peut prendre du temps. Les parents voient quotidiennement l’enfant dépendant de sa machine, souffrant plus ou moins – même s’il y a une sédation, nous ne le plaçons pas sous coma thérapeutique pendant des jours –, ils voient son état se dégrader… Dans ce contexte, il est important que les parents sachent que les propositions qui leur sont faites sont issues d’une discussion collégiale.

M. Michel Vaxés : Les parents participent-ils à cette collégialité ou sont-ils seulement informés ?

Mme Delphine Mitanchez : Ils sont informés. Je n’ai pas encore vécu de réunion collégiale en présence des parents mais je sais que certains y pensent. Je ne suis pas sûre qu’il serait très bénéfique pour eux de voir étalés tous les détails de l’histoire de leur enfant.

M. Michel Vaxés : Une fois de plus, le contexte néonatologique est très spécifique.

Mme Delphine Mitanchez : Oui. Il serait sans doute insoutenable pour les parents d’assister à une réunion d’une heure et demie au cours de laquelle le cas clinique de l’enfant est inscrit sur le tableau et discuté point par point.

M. Jean Leonetti : Cela ne leur apporterait pas grand-chose sur le plan technique et rien sur le plan humain.

La notion d’obstination déraisonnable est un élément que le médecin apporte à la famille en néonatologie ; c’est au contraire un élément que la famille apporte au médecin chez les adultes et les personnes âgées. Il est plus difficile pour l’entourage d’accepter l’arrêt des traitements à la naissance que lorsque la vie s’est accomplie, si bien que c’est la famille qui s’oppose parfois à l’arrêt du traitement en néonatologie, et que ce sont les médecins qui s’opposent parfois à l’arrêt du traitement chez les personnes âgées. La pression est inversée, ce qui est aisément compréhensible : pour un enfant, on a toujours l’impression que les médecins baissent les bras trop tôt ; à la fin d’une vie, on a l’impression que les médecins en font trop et qu’ils devraient cesser des traitements qui paraissent inutiles ou disproportionnés.

Cela illustre la situation très particulière de la néonatologie. Comme vous l’avez bien souligné, le dialogue avec l’entourage doit être noué en amont. Il faut faire participer les parents à la décision sans leur en faire porter la responsabilité. Il n’est pas envisageable de leur demander s’ils veulent que leur enfant vive ou meure.

Dans ce schéma totalement à part, il faut que la collégialité conforte les attitudes. Le cadre de la loi – collégialité, obstination déraisonnable, double effet, sédation… – convient. Mais, à l’intérieur de ce cadre, la pratique a peu de choses à voir avec celle qui concerne la fin de vie adulte.

Mme Delphine Mitanchez : C’est exact. Toute la subtilité est de faire adhérer les parents à la décision collégiale, pas de leur demander de prendre la décision.

M. Jean Leonetti : Néanmoins, leur pouvoir d’influence reste fort. Si une famille veut absolument que l’on réanime, vous êtes encline à le faire même si cela vous paraît déraisonnable.

Votre témoignage de la complexité et de la difficulté des situations auxquelles vous êtes confrontée nous a beaucoup éclairés. Il nous montre combien le législateur doit être prudent lorsqu’il entre dans le détail, tant les situations peuvent varier même pour des cas paraissant semblables. Parfois la décision est facile à déterminer, parfois on est à la limite et le législateur ferait plus de dégât à préciser les choses qu’à laisser le dialogue et la collégialité opérer.

M. Michel Vaxés : Vous nous avez apporté une belle démonstration du caractère décisif de l’humanité dans le traitement de ces questions. J’ai le sentiment que l’on peut difficilement aller au-delà de la loi existante pour répondre à des situations particulières si différentes. En revanche, s’il y avait des recommandations à faire, elles concerneraient la nécessité de dialoguer avec les personnes touchées par ces drames et, pour les soignants, de progresser dans l’humanité. Sans doute les bonnes pratiques, ou les « belles » expériences, devraient-elles être mieux partagées avec d’autres équipes.

Mme Delphine Mitanchez : Pour moi, les deux notions importantes sont la bienveillance et l’empathie. Il est difficile de parler de « formation » en l’occurrence, mais il nous faut en tout cas partager ces expériences avec les médecins les plus jeunes, chefs de clinique et internes. On se forme sur le tas. Ensuite, c’est la sensibilité de chacun qui intervient : il n’y a pas de règle. C’est le vécu, l’expérience, qui peut aider à faire le moins mal possible.

M. Jean Leonetti : Merci à la mère de famille et au médecin d’avoir bien voulu s’exprimer devant notre mission.

Audition de Mme Paulette Le Lann,
présidente de la Fédération JALMALV (Jusqu’à la mort accompagner la vie)



(Procès-verbal de la séance du 16 juillet 2008)

Présidence de M. Jean Leonetti, rapporteur

M. Jean Leonetti : Nous avons le plaisir d’accueillir maintenant Mme Paulette Le Lann, présidente de la Fédération JALMALV, « Jusqu’à la mort accompagner la vie ».

Fondé par le Professeur René Schaerer à la fin des années 1980, votre mouvement, madame, s’est donné pour mission de changer le regard de la société sur les personnes en fin de vie et d’améliorer les conditions d’accueil et de soins de ces personnes.

À cet effet, la Fédération que vous présidez remplit plusieurs fonctions : l’accompagnement des personnes en fin de vie, le soutien aux soignants, aux familles et aux accompagnants, le soutien aux personnes vivant un deuil.

La Fédération JALMAV a aussi pour objectif de favoriser le développement des soins palliatifs et de promouvoir la recherche sur les besoins tant physiques que psychologiques des personnes en fin de vie.

Alors que nous évaluons la loi du 22 avril 2005 relative aux droits des malades et à la fin de vie, votre expertise nous est donc particulièrement utile. Le regard que votre association porte depuis près de trente ans sur les situations de fin de vie nous est précieux pour nous éclairer sur la situation actuelle de la législation : sur son application comme sur les corrections à lui apporter éventuellement.

Mme Paulette Le Lann : Je vous remercie, monsieur le président, de m’accueillir et d’accueillir la Fédération JALMALV pour cette audition. Je suis venue accompagnée par un de nos administrateurs, Mme Colette Peyrard.
C’est donc en tant que présidente de la fédération JALMALV que je vais m’exprimer devant vous en m’appuyant sur notre expérience de terrain, sur notre pratique associative bénévole et sur nos valeurs éthiques.

J’aurais souhaité vous présenter les résultats d’une enquête sur le thème qui nous occupe aujourd’hui mais c’est un peu prématuré. Je m’engage à vous transmettre ces éléments dès que possible. Mon exposé sera organisé en trois points : je passerai rapidement sur JALMALV que vous avez très bien présentée, je rajouterai simplement de qui et de quoi nous sommes témoins au travers de nos actions pour porter ensuite une appréciation de la loi du 22 avril 2005 au regard de notre expérience associative, avant de dégager quelques pistes de réflexion, quelques propositions d’actions qui nous semblent importantes.

Premier point de mon propos : qui sont les membres de JALMALV ? Quelle légitimité ont-ils ?

JALMALV est un mouvement associatif laïque reconnu d’utilité publique depuis quinze ans. Notre Fédération rassemble 81 associations réparties dans 120 villes françaises et deux villes à l’étranger. Elle regroupe 10 000 adhérents et sympathisants de tous milieux et de toutes conditions et 2 000 bénévoles actifs dont 1 800 bénévoles d’accompagnement. La Fédération est agréée par le ministère de la santé depuis mars 2007 pour représenter les usagers dans les instances hospitalières et de santé publique.

JALMALV est née en 1983, à l’initiative du professeur René Schaerer, cancérologue à Grenoble, en réaction aux conditions du « mourir » des années 1980, considérées comme insoutenables et inhumaines. Je ne développerai pas ici ces conditions, vous les connaissez tous.

L’originalité du mouvement français des soins palliatifs est d’avoir été porté, d’abord, par les associations puisque la première unité n’a vu le jour qu’en 1987. Ce point d’histoire explique pourquoi, en France, soins palliatifs et accompagnement sont indissociables, avec un rôle reconnu des associations, dans ce dernier domaine.

Dès sa création, JALMALV s’est donné une double ligne d’engagement que vous avez précisée : d’une part, agir en direction de la société pour contribuer à faire évoluer les mentalités, d’autre part, accompagner les personnes gravement malades ou en fin de vie, leurs proches, ceux qui les soignent, sans oublier les personnes en deuil.

Cette double ligne d’engagement s’inscrit dans une logique de non-abandon et de non-marginalisation de la personne « en souffrance », confrontée à la maladie grave, au grand âge, à la mort et au deuil. Elle se veut garante d’un lien social qui témoigne de la nécessaire solidarité humaine envers la personne malade et ses proches.

Les valeurs fondamentales qui fondent notre mouvement sont au nombre de trois :

—  la dignité, dans sa dimension ontologique, en tant que principe d’humanité : la dignité inhérente, intrinsèque à la personne humaine, inaliénable, qui ne dépend ni de son état physique ou mental, ni de sa situation sociale ;

—  le respect de la vie. JALMALV considère toute personne comme un être vivant, membre de la communauté humaine jusqu’à sa mort et pense que la mort fait partie intégrante de la vie ;

—  la solidarité. Pour JALMALV, exister, c’est être en lien, en relation. Le bénévole, qui représente la société, établit ce lien de solidarité. L’accompagnement témoigne ainsi d’une démarche citoyenne de solidarité.

Quelles ont été nos actions depuis la publication de la loi d’avril 2005 ?

Dès septembre 2005, notre journée annuelle des responsables associatifs a donné lieu à une information et à un débat pour que les associations soient en mesure de se mobiliser localement sur cette question. En décembre 2005, le numéro 83 de la revue de la Fédération a été consacré à ce thème. Vous y avez contribué, monsieur Leonetti, en proposant un article. De nombreuses conférences publiques, auxquelles vous avez également participé, ont été organisées dans différentes régions de France.

Nous avons intégré les nouveaux textes législatifs sur les droits des malades dans la formation des bénévoles d’accompagnement et dans les sessions de sensibilisation tous publics. Des informations ont été diffusées dans nos permanences d’accueil. Certaines de nos associations ont pris l’initiative d’éditer des plaquettes d’information.

Par l’ensemble de nos actions, quelles voix pouvons-nous faire entendre ? Nous pouvons légitimement nous faire l’écho de la voix des personnes que nous accompagnons et qui sont directement confrontées à la maladie grave et à la mort. Nous nous faisons l’écho, d’abord, des personnes gravement malades, pour la plupart atteintes de cancer, de maladies neurologiques dégénératives – maladie de Parkinson, sclérose en plaques, sclérose latérale amyotrophique, maladie d’Alzheimer, maladies orphelines –, quel que soit leur âge – enfant, adulte et personne âgée – et quel que soit le lieu où elles se trouvent : non seulement dans les services de soins habituels de médecine, de cancérologie, de pneumologie, ou encore à domicile, mais aussi dans des services plus spécialisés comme les urgences, les services de réanimation, voire le milieu psychiatrique et le monde carcéral – qui restent, malheureusement, à ce jour, très peu investis et dont nous nous préoccupons actuellement.

Nous pouvons également faire entendre la voix de leurs familles, de leurs proches et de leur entourage, ainsi que celle des professionnels de santé qui les entourent.

Nous pouvons aussi nous faire l’écho de la voix des personnes confrontées à des deuils difficiles et qui viennent nous dire leur souffrance, soit dans le cadre d’accompagnement individuel, soit dans le cadre de groupes de soutien proposés par nos associations.

Nous pouvons enfin rapporter les propos tenus par le « grand public » rencontré lors de conférences, de débats, de tables rondes ou de forums ou encore dans nos permanences d’accueil, sans oublier la parole des enfants et des jeunes rencontrés dans les écoles ou à l’occasion de diverses manifestations que nous organisons.

Parce que nous occupons une position singulière, parce que nous ne sommes ni associations de malades, ni associations de familles, ni associations de professionnels, mais de simples citoyens bénévoles, mobilisés au sein d’associations dont le projet est de développer des liens de solidarité autour des personnes fragilisées par la maladie grave, la mort et le deuil, nous avons une posture originale, singulière, non corporatiste, désintéressée, autre, tout simplement humaine !

De quoi sommes-nous les témoins ? Que nous disent les personnes que nous rencontrons dans notre engagement ?

Au travers des conférences, des tables rondes, des sessions de sensibilisation, des diverses manifestations que nous organisons, et dans nos permanences d’accueil, nous sommes amenés à rencontrer beaucoup de personnes. Très souvent, dans un premier temps, ces personnes que je vais qualifier de « grand public », nous disent combien il est difficile pour elles de parler de la maladie grave, de la mort et du deuil et qu’il sera bien assez tôt d’y réfléchir, de s’en préoccuper le jour où elles y seront confrontées. Elles nous disent aussi toute leur surprise, voire leur admiration, en prenant conscience que nous sommes des bénévoles qui, sur leur temps libre, leur temps de loisirs en quelque sorte, se préoccupent de ces questions qu’elles qualifient parfois de « morbides ». Certains participants à nos sessions de sensibilisation nous confient très discrètement qu’ils ont préféré ne pas le dire à leurs proches ou à leurs collègues, en prétextant qu’ils « ne comprendraient pas ».

Au fil des échanges, ces personnes évoquent assez vite des situations très personnelles qu’elles ont vécues et qui les ont profondément marquées : le décès d’un grand-parent, la perte d’un enfant à la naissance, l’accident vasculaire fatal d’un ami, la mort par accident d’un conjoint, la lente dégradation d’une maman atteinte de la maladie d’Alzheimer, et elles partagent alors avec nous leur vécu, la solitude et l’angoisse ressenties dans ces moments douloureux, encore très présents émotionnellement alors que l’événement remonte parfois à plusieurs années. Elles nous expriment toutes leurs peurs face à la maladie grave, au handicap inattendu et à la mort : la peur de souffrir inutilement, la peur d’être défiguré, de ne plus se reconnaître dans son corps, de ne plus pouvoir exprimer sa volonté, de n’être plus qu’un objet de soins, de subir un acharnement thérapeutique, la peur de ne pas être informé, de ne pas savoir ce qui va se passer, la peur d’être abandonné et de mourir seul. Elles expriment aussi clairement leurs exigences : ce qu’elles attendent de la médecine, c’est qu’elle soit, bien sûr, performante et efficace mais aussi qu’elle reste humaine et respectueuse de la personne souffrante et de ses proches. En fait, à y bien regarder, toutes ces personnes expriment avant tout, non pas la peur de la mort, mais plutôt la peur de mourir, plus précisément la peur de mal mourir ! La loi du 22 avril 2005 relative aux droits des malades et à la fin de vie, en venant renforcer les lois du 9 juin 1999 et du 4 mars 2002 ainsi que le code de déontologie médicale, répond parfaitement à ces attentes.

JALMALV est aussi amené à rencontrer des enfants et des adolescents. Je l’ai dit, un de nos objectifs est d’agir dans la société pour faire évoluer les mentalités et les attitudes face à la maladie grave, au grand âge, à la mort et au deuil. Pour atteindre cet objectif, nous jugeons important de s’adresser aux adultes de demain, public très ouvert et très concerné par ces questions. En effet, les enfants s’interrogent très tôt sur les problèmes existentiels – le commencement du monde, la naissance, la mort – et posent des questions. Ils sont eux-mêmes confrontés à la mort dans leur famille, leur entourage, ou encore avec leurs animaux familiers. Ils ont besoin de connaître les réalités de la vie, du déclin et de la mort pour structurer leur personnalité. Les adultes sont souvent démunis pour répondre à leurs questions, leur cachent souvent la mort en voulant les protéger et risquent de leur transmettre leur peur et leur angoisse. Oser une parole sur « la vie et la mort » avec les enfants constitue une de nos activités. JALMALV mène, depuis plus de dix ans, des actions spécifiques et innovantes en ce sens, auprès d’enfants de classe maternelle et de première section de primaire, notamment au travers d’une exposition itinérante, conçue par une de nos associations. Cette démarche pédagogique, en partenariat avec les enseignants, aboutit à un résultat exceptionnel.

Je ne peux pas développer davantage cette question mais je peux mettre à votre disposition, différents documents sur ce sujet.

Du côté des personnes que nous accompagnons et qui sont atteintes de maladie grave : de quoi sommes-nous témoins ? que nous disent-elles ? En premier lieu, je voudrais insister sur le fait que chaque personne est unique dans son destin et dans sa mort et que l’accompagnement, qu’il soit familial, professionnel ou bénévole, demande, à chaque fois, une approche différente et nouvelle, une relation toujours à inventer, une écoute riche d’expériences inconnues. Pour la personne gravement malade, l’approche de la fin de sa vie est la traversée d’une nouvelle et dernière crise existentielle majeure, ce qui fait de la personne un être de souffrance, avec des besoins rendus plus vifs, plus urgents, plus intenses du fait de l’approche de la mort, besoins qui, pour elle, sont souvent difficiles à exprimer.

Ces personnes que nous accompagnons, durement éprouvées par la maladie grave, nous disent leur souffrance : la douleur physique parfois mal soulagée, l’altération de leur image corporelle par la maladie et les traitements, toutes les conséquences psychologiques et normales de la maladie – « Est-ce que je vais guérir ? », « Est-ce que je suis condamné ? », la dépendance vécue souvent comme une humiliation, la vulnérabilité qui s’accentue au fil des jours et menace leur intégrité – « Jusqu’où vais-je descendre ? », « Je croyais pourtant avoir déjà atteint le fond, mais il y a encore plus bas que le fond ! » –, le sentiment d’exclusion et de marginalisation qu’elles ressentent – « Avant, j’étais le père de mes enfants… Maintenant, c’est ma femme qui est leur père et leur mère à la fois ! Personne n’a besoin de moi ! » –, leur chagrin de devoir quitter des êtres chers, les soucis matériels qu’elles donnent à leur famille, les inquiétudes qu’elles ressentent pour leur entourage dont elles perçoivent l’épuisement, le découragement, leur préoccupation pour le chat qui s’ennuie à la maison, la mise en question du sens de leur vie, leur colère, leur révolte – « Mais pourquoi moi ? », « Qu’ai-je fait au bon Dieu pour être malade ? », « En quoi ai-je mérité une chose pareille ? » –, les peurs multiples : la peur de perdre ses facultés mentales, la peur de la mort, la peur de l’au-delà, mais surtout la peur du passage, la peur du mourir. Elles nous parlent aussi de la vie toute simple, de leur vie, de choses apparemment banales, de leur quotidien à l’hôpital ou à domicile, de leurs enfants, de leur famille, des visites qu’elles attendent. Elles nous racontent des événements heureux et moins heureux qui ont jalonné leur existence. Elles nous disent leurs joies. Elles plaisantent. Elles nous parlent aussi de leurs projets. Parfois, elles se racontent, elles éprouvent le besoin de relire leur vie : nous sommes alors les témoins de ce récit de vie.

Ce dont nous pouvons attester, c’est que, dans la traversée de cette crise majeure, l’angoisse est omniprésente mais restent aussi très présents l’espoir et la capacité d’investissement de la vie qui reste. Cette permanence de l’espoir conjuguée avec l’angoisse omniprésente, cette alternance de désir de vie avec le désir d’en finir se traduisent dans le vécu et le comportement de la personne malade et créent des situations dites d’ambivalence, dans les propos, dans les attitudes qui peuvent parfois nous dérouter. Par ailleurs, la grande vulnérabilité, l’extrême fragilité rendent la personne en fin de vie hypersensible au regard porté sur elle par autrui.

En fait, chaque personne vit sa souffrance à sa manière et mobilise toute son énergie pour, à la fois, maîtriser l’angoisse générée par la maladie et investir l’espoir pour continuer à vivre.

C’est là que l’accompagnement en tant qu’ « être avec », « être auprès de » – en laissant la personne éclairer son propre chemin et trouver ses propres solutions, tout en étant témoin de sa souffrance, de ce qu’elle vit, de l’épreuve qu’elle traverse, et en accueillant ses paroles avec bienveillance, sans interprétation – cet accompagnement prend tout son sens de solidarité et témoigne de notre humanité partagée. Il n’y a pas que les médicaments qui soulagent : la parole, elle aussi, libère le malade, l’apaise.

Nous sommes aussi témoins, en secteur médico-social, de la vie des personnes âgées, le plus souvent très dépendantes sur le plan physique et sur le plan psychique. Ces personnes âgées expriment souvent leur sentiment d’inutilité, d’exclusion, de marginalisation, leur grande solitude, leur isolement social, leurs conditions de vie, autant de qualificatifs pour exprimer leur sentiment d’une réelle mort sociale avant même leur mort physique. Ces situations de grand désarroi les conduisent parfois à réclamer la mort, par désespoir, comme un ultime appel au secours.

La souffrance est aussi très présente chez les professionnels de santé qui prennent en charge les personnes en fin de vie : charges de travail très lourdes, conditions de travail souvent difficiles, effectifs en personnel restreints particulièrement dans les établissements médico-sociaux, pressions multiples tant sur le plan organisationnel que sur le plan économique, pressions généralement incompatibles avec un réel « prendre soin » de la personne malade, difficultés de communication au sein de l’équipe, incompréhension de certaines pratiques médicales, confrontation à des décès répétés, absence d’espace de parole et de soutien, autant d’éléments qui génèrent un sentiment de dévalorisation et de manque de reconnaissance. Ces professionnels éprouvent alors découragement, épuisement professionnel, difficulté à trouver sens à leur travail et à leurs pratiques soignantes. Ces contextes délicats peuvent constituer le lit de dérives euthanasiques et nous assistons parfois à de véritables SOS lancés par les soignants.

Que nous disent les proches, l’entourage des malades ?

La plupart du temps, nous sommes témoins d’un vécu douloureux, exprimé par des familles en permanence d’accueil ou ailleurs. Elles nous relatent des situations difficiles où l’inadéquation des paroles de certains professionnels, voire la violence des mots prononcés, est criante. Elles dénoncent des diagnostics, voire des pronostics, assénés à la sauvette dans un couloir, une opacité dans les informations, l’absence de dialogue, de communication, le sentiment que leur malade souffre inutilement, n’est pas respecté, ne bénéficie pas de soins appropriés à son état, subit des traitements disproportionnés, autant d’attitudes tout à fait regrettables qui, cumulées avec la souffrance de voir l’être cher confronté à une maladie grave et à une mort prochaine, développent des relations conflictuelles où la suspicion, la méfiance prédominent. Pourtant, il y a fort à parier que cette maladresse ou encore ce que nous pourrions qualifier d’attitudes ou de paroles indécentes expriment davantage l’embarras, l’impuissance, le malaise, voire la détresse des professionnels non préparés à certaines situations de fin de vie qu’un véritable mépris ou une attitude d’indifférence vis-à-vis de ces familles en grande souffrance.

D’autres familles témoignent aussi, fort heureusement, de conditions de fin de vie tout à fait satisfaisantes, voire exceptionnelles en termes d’écoute, de bienveillance, d’attention, de qualité d’information et de communication, tant pour leur proche malade que pour elles-mêmes. Elles nous disent avec émotion, la petite phrase, le geste, l’intensité d’un regard qui leur a été adressé par certains professionnels ou par des bénévoles et dont elles décrivent toute la portée psychologique en termes de reconnaissance de leur souffrance, de leur chagrin, gestes à priori anodins mais qui traduisent le souci de l’autre, la qualité de l’accompagnement qui a su les rassurer, les apaiser.

Nous sommes tous bien conscients de l’inégalité des comportements soignants : les témoignages négatifs ne doivent surtout pas faire oublier l’extraordinaire dévouement, les compétences exceptionnelles tant techniques que relationnelles d’équipes, médicales et soignantes, qui font que bien des situations de fin de vie, à domicile ou en institution, se passent dans des conditions correctes, voire optimales.

Malheureusement, notre expérience de terrain nous fait distinguer deux champs différents, deux mondes, au sens sociologique du terme, qui témoignent de deux cultures distinctes.

D’un côté, les espaces d’accompagnement initiés en soins palliatifs, qu’ils soient en institution ou à domicile, qui se caractérisent par une culture palliative intégrée, bien réelle. Pour nous, bénévoles d’accompagnement, la concrétisation de cette démarche se traduit, au-delà d’une convention signée entre l’association et l’institution, par un contrat personnalisé avec la structure de soins.

Dans les autres lieux de soins, malheureusement les plus nombreux, la démarche palliative n’est pas connue des professionnels et donc n’est pas intégrée dans les pratiques soignantes, où la fin de vie est le plus souvent perçue comme un échec de la médecine : les conditions de mourir restent alors dramatiquement difficiles.

Nous attestons que la pratique des soins palliatifs et de l’accompagnement permet aux soignants de passer d’un état où ils ressentaient la mort de leurs patients comme un échec qui les laissait désarmés, à une situation qui reconnaît la valeur et l’importance des soins qu’ils prodiguent aux personnes en fin de vie. Cette posture permet de réduire considérablement la souffrance globale des malades. Savoir prendre soin alors qu’il n’y a plus rien à faire pour guérir permet aux soignants de continuer à se sentir utiles et renforce leur sentiment d’identité. Tout ce processus est d’autant plus vrai si le corps social soutient le mouvement d’accompagnement et lui reconnaît un sens et une fonction, d’où l’importance qu’il y a à promouvoir, dans la société elle-même, une claire compréhension de l’accompagnement et de ses enjeux. C’est ce qui constitue la raison d’être de JALMALV.

Nous sommes témoins de toutes ces paroles, paroles de souffrance, paroles d’espoir. Que pouvons-nous en tirer comme enseignement ? J’ai essayé de dégager cinq idées-forces.

La première, c’est que l’approche de la mort fait peur et isole. La plupart du temps, nous vivons comme si la mort n’existait pas et la difficulté d’en parler aggrave la solitude, l’angoisse et la souffrance des personnes malades et de leur entourage. Notre société porte souvent un regard négatif sur les personnes gravement malades, en fin de vie, les personnes âgées fragilisées. Ce regard isole et exclut. Il aggrave aussi, pour ces personnes fragilisées, le doute sur la valeur, sur le sens de leur existence.

Deuxième idée force : le soulagement de la douleur physique est un impératif absolu. Accompagner un malade qui souffre cruellement dans son corps est illusoire. La douleur envahit tout le champ de conscience de la personne malade, l’emprisonne, l’isole, coupe la relation avec son entourage et avec toutes les personnes qui sont auprès d’elle. Quand la douleur et les nombreux symptômes qui font souffrir le malade sont correctement maîtrisés, l’accompagnement peut alors prendre toute sa place.

Troisième idée force : si la douleur se traite, la souffrance, elle, s’accompagne. L’accompagnement est l’affaire de tous : de la famille, des proches, des amis en tout premier lieu, de l’ensemble des professionnels qui prennent soin de la personne malade, mais aussi des bénévoles d’accompagnement en tant que représentants de la société, constituant un des maillons de cette chaîne de solidarité.

Notre expérience bénévole auprès de personnes en grande souffrance nous permet de témoigner de la force et de l’impact de l’accompagnement. Par la qualité de notre présence, de notre écoute et par le regard positif que nous portons sur la personne en grande vulnérabilité – trois moyens à la fois modestes et puissants – la personne se sent confirmée dans son identité et sa dignité. Être simplement quelqu’un pour quelqu’un, ici et maintenant, c’est peu et c’est beaucoup à la fois ! Notre posture de neutralité, d’extériorité en ce sens que nous ne sommes ni des professionnels de santé qui la soignent, ni des membres de sa famille, notre présence gratuite donnent à la personne malade la certitude qu’elle est toujours une personne importante et unique, qui garde sa place dans la communauté humaine.

« Vivre dans la dignité jusqu’à la mort prend alors tout son sens » constitue ma quatrième idée-force. Nous pouvons témoigner ici combien ce geste d’humanité peut faciliter l’expression d’une parole libératrice pour la personne malade et l’aider ainsi à trouver sens à sa vie, comme le traduit si bien la très belle citation de Gaston Bachelard « Le moi s’éveille par la grâce du toi. »

Les milliers de malades et leurs proches que nous avons accompagnés depuis plus de vingt ans nous permettent d’attester avec force que l’approche de la mort, loin d’être une période de vie inutile parce que vécue comme une déchéance ou une indignité, peut, au contraire, constituer des moments précieux, des moments intenses de vie, tant pour la personne malade que pour les siens, le temps du mourir ayant une valeur structurante, permettant à la fois un resserrement et une intensification des liens : « La mort, dernière étape de croissance », disait très justement le docteur Élisabeth Kübler-Ross.

Cinquième et dernière idée-force : dans notre expérience de bénévoles d’accompagnement, la demande d’euthanasie exprimée par une personne malade reste tout à fait exceptionnelle. Certes, les malades expriment fréquemment leurs difficultés, voire leur découragement, et répètent souvent : « Il vaudrait mieux en finir », « Quel sens a ma vie dans cet état ? », « Faites-moi une piqûre pour m’envoyer chez Saint Pierre. » Ces phrases, quand elles sont prononcées, traduisent toujours l’expression d’une souffrance globale intense : c’est une demande d’aide, une ultime tentative de communication.

Ces expressions peuvent s’entendre comme une question angoissée que la personne malade nous adresse : « A tes yeux, à toi qui en es le témoin, la fin de ma vie garde-t-elle une valeur, vaut-elle la peine d’être vécue ? Ai-je conservé, malgré les transformations physiques, ma qualité de personne ? » C’est, en fait, moins une problématique de mort qu’un questionnement de la personne malade sur le devenir de son identité et la valeur de sa vie au moment où la mort se rapproche.

Par notre expérience de terrain, nous sommes témoins, non seulement de la solitude, bien réelle, de la personne qui meurt, mais aussi de l’ambivalence et de la fluctuation dans le temps de ses propos et de ses attitudes, de sa souffrance morale et spirituelle liée à la confrontation avec sa propre finitude.

L’expérience nous a montré que le regard positif porté sur la personne, les propos qui la confirment dans son identité sont alors déterminants et ont un effet considérable sur l’angoisse elle-même et sur les symptômes douloureux. C’est là tout le bien fondé de l’accompagnement qui apparaît ainsi comme la seule réponse possible à ce qui perdure de souffrance et d’angoisse malgré les soins.

Nous pouvons également attester que, dès que la personne est soulagée et accompagnée et que les siens sont soutenus, les demandes d’euthanasie disparaissent et qu’il existe bien des conditions de fin de vie apaisée.

Deuxième point de mon propos : au regard de notre expérience associative, quelle lecture faisons-nous de l’application de la loi d’avril 2005 ?

Je développerai ici l’idée que la loi du 22 avril 2005, pour JALMALV, est une excellente loi, malheureusement méconnue tant des professionnels de santé que du public, souvent caricaturée par les médias, où elle est présentée dans un contexte confus sur le plan sémantique et sur le plan émotionnel au point de laisser croire que la bonne réponse pour la fin de la vie serait l’euthanasie.

Nous considérons que la loi qui porte votre nom, monsieur Leonetti, constitue une avancée considérable en matière de respect des droits des patients. Elle s’intègre parfaitement dans la montée en puissance, depuis la fin des années 1990, de la notion de droit de la santé et des malades. Succédant aux précédentes lois de juin 1999 et de mars 2002, dites « lois Kouchner », elle en a renforcé certains aspects et a créé des droits nouveaux et spécifiques pour les malades ne pouvant plus exprimer leur volonté et/ou en fin de vie.

Elle met la question du sens des actes médicaux et de la responsabilité au cœur de son dispositif. Elle instaure des pratiques de collégialité. Elle reconnaît à chaque patient le droit de refuser toute forme de traitement après avoir été clairement informé des conséquences de son choix. Elle n’impose pas, mais elle permet aux médecins de ne pas prolonger sans raison la vie artificielle de certains patients en coma végétatif. Pour soulager le malade de ses douleurs, elle autorise l’utilisation de médicaments pouvant avoir pour effet secondaire d’abréger la vie, l’intention étant de soulager à tout prix. Elle oblige dans tous les cas à la dispensation de soins palliatifs et d’accompagnement.

En résumé : l’objectif de la loi est bien de permettre d’arrêter les traitements devenus inutiles ou disproportionnés, mais sans jamais interrompre les soins et l’accompagnement. Par tous ces aspects, nous pensons que cette loi est une avancée considérable et permet de résoudre pratiquement toutes les situations difficiles en fin de vie.

Malheureusement, en notre qualité d’acteurs de terrain présents auprès des personnes gravement malades et de leurs familles, auprès des professionnels de santé dans le cadre de l’accompagnement et auprès du grand public, nous avons constaté que cette loi n’est pas connue ou mal connue, donc mal interprétée, peu ou pas appliquée par les professionnels de santé, en dehors d’un milieu que je qualifierai d’initiés en soins palliatifs. Une grande majorité des médecins ne sont pas formés à ces questions de fin de vie. La loi d’avril 2005 n’est pas davantage connue du public, de nos concitoyens : les peurs prégnantes, exprimées par les personnes que nous rencontrons dans nos permanences d’accueil, dans nos sessions de sensibilisation ou lors de nos conférences témoignent de cette méconnaissance.

Cette loi est parfois mal comprise. La personne de confiance, par exemple, est le plus souvent confondue avec la personne à prévenir. Les familles ne situent pas leur place. Quant aux directives anticipées, les personnes ne savent pas comment faire pour les écrire. Comment les rédiger ? Où les déposer ? À qui les confier ? Faut-il la présence d’un témoin ?

Plus grave encore, lorsqu’elle est médiatisée à l’occasion d’affaires dramatiques, la loi du 22 avril 2005 est souvent caricaturée par le mouvement pro-euthanasie qui s’appuie sur le manque de connaissance de la loi pour lui donner un sens et une portée erronés. Elle est souvent présentée comme hypocrite, insuffisante et ces commentaires marquent et influencent le grand public. Cette confusion et cette désinformation sont entretenues par bon nombre de journalistes qui jouent sur l’émotionnel des situations présentées pour prendre le public à témoin. C’est ainsi que l’expression du « laisser mourir » tout à fait compréhensible dans l’esprit de la loi en tant que « accepter la mort qui vient » est souvent reprise par des expressions redoutables, telles que « laisser mourir de faim ou de soif » ou, plus terrible encore, de « laisser crever » qui heurtent à juste titre nos concitoyens. Nous pouvons ici nous poser légitimement la question de la déontologie de certains journalistes.

Autre constat : la perception des soins palliatifs par les malades, les familles, le public et, malheureusement encore, par beaucoup de professionnels de santé, est erronée.

Les soins palliatifs sont très souvent réduits aux seuls soins terminaux et à la proximité imminente de la mort. Ils sont encore très souvent confondus avec l’euthanasie elle-même, en tant que démarche d’aide active à mourir, démarche dans laquelle le malade serait plongé dans un coma profond, donc avec une perte de conscience. Pour beaucoup de familles, dispositif de soins palliatifs équivaut à perspective de mort très proche et évoque aussi, très souvent, l’idée d’abandon thérapeutique avec toute la souffrance que cela génère.

Les soins palliatifs sont souvent vécus comme une rupture, un changement de cap brutal dans un processus de soins curatifs par carence d’identification des besoins réels – alors que nous savons combien il est important d’avoir un regard global sur le soin, celui-ci comportant toujours une dimension palliative, en termes de prise en compte de la douleur, de l’angoisse, du besoin d’accompagnement.

Il règne également une grande confusion dans les termes utilisés et dans le sens qui leur est donné. Je pense tout particulièrement au terme de « dignité ». Parle-t-on de la dignité ontologique ou du « dignitomètre » comme dirait le philosophe Éric Fiat ? Je veux aussi parler de l’amalgame fait entre soins palliatifs, euthanasie et suicide assisté.

On entend aussi régulièrement parler d’« euthanasie active » – véritable pléonasme dans la mesure où le geste euthanasique est par définition actif – ou encore d’« euthanasie passive » pour signifier l’arrêt ou la non-mise en place de traitements jugés disproportionnés. Cette confusion des termes opacifie les débats et cache les véritables enjeux sous-jacents.

Autre point : l’approche médiatique des questions de fin de vie est, le plus souvent, réduite à la question de l’euthanasie et à une prise de position binaire, à savoir être « pour » ou « contre » l’euthanasie, sachant qu’être « pour » est généralement posé comme une posture moderne, innovante, une solution d’avenir, répondant à la préoccupation d’une majorité de Français. Par effet de ricochet, ceux qui ne sont pas « pour » sont considérés comme appartenant à des mouvements rétrogrades, résistants, réduits à des minorités, à une « clique médico-religieuse » pour reprendre une remarque célèbre. Cette façon de poser le problème de la fin de vie perturbe les esprits et pervertit l’information.

Il me paraît important de rappeler que l’Association pour le droit de mourir dans la dignité – ADMD – et les associations d’accompagnement telles que JALMALV sont nées à la même période, les années 1980, toutes deux en réaction aux conditions du mourir de cette époque qui étaient considérées comme inhumaines avec douleurs non soulagées, acharnement thérapeutique et utilisation régulière de cocktails lytiques. Cette genèse associative explique que deux exigences qui sont devenus deux points essentiels de la loi, à savoir le nécessaire contrôle de la douleur, d’une part, et le refus de l’acharnement thérapeutique – que nous dénommons désormais plus justement l’obstination déraisonnable – d’autre part, sont communes aux deux mouvements associatifs. Reste le troisième point, à savoir le regard porté sur la fin de vie et sur la mort où là, les deux mouvements se positionnent de manière diamétralement opposée.

L’ADMD met en avant l’exigence de maîtrise en réclamant la possibilité de choisir le moment de sa mort et d’être aidé en cela par un tiers, en l’occurrence médical. Pour cette association, la fin de vie devient synonyme de déchéance, de dépendance et de perte de dignité. À l’inverse, pour le mouvement des soins palliatifs et pour JALMALV, la mort est considérée comme un processus naturel inéluctable, faisant partie de la vie, un moment de la vie qu’il convient d’accepter, où la personne reste une personne vivante jusqu’à sa mort, partie intégrante de la communauté humaine, respectée, écoutée dans ses besoins et ses désirs. Les soins palliatifs consistent à permettre à cette personne de vivre dans les meilleures conditions jusqu’à sa mort, par le soulagement de ses symptômes inconfortables et par l’accompagnement, sachant que les siens, son entourage, ses proches seront, eux aussi, soutenus et accompagnés dans cette épreuve.

Derrière cette divergence radicale par rapport aux conditions du mourir, ce sont bien des choix de société qui sont exprimés avec des conceptions de la médecine et de la solidarité tout à fait différentes. Pour ce qui nous concerne, nous considérons que la mort n’est pas une affaire individuelle, mais bien un acte social qui concerne la société tout entière. Nous considérons que les cas médiatisés isolés, certes douloureux et dramatiques auxquels nous sommes sensibles, ne peuvent pas, pour autant, être les seuls référents pour penser la fin de vie. Nous nous refusons à entrer dans un cadre binaire du « pour ou contre ». Notre expérience nous montre que chaque situation est singulière, complexe et impose une réflexion spécifique.

Dernière observation concernant la situation des soins palliatifs et de l’accompagnement aujourd’hui, dans notre pays. Dix ans après la loi de juin 1999, le bilan est en demi-teinte, voire paradoxal. D’un côté, on note des points forts évidents, des améliorations certaines en matière de développement des soins palliatifs, avec toutes les mesures que nous connaissons ; d’un autre côté, il subsiste des points faibles, des lacunes, des fragilités évidentes, voire inquiétantes. Les problématiques de fin de vie restent délicates et difficiles à appréhender parce qu’elles pointent notre caractère mortel, notre finitude, et donc nos limites, nos fragilités, notre vulnérabilité. Pour ces raisons, elles génèrent des résistances, j’oserais dire, ontologiques. La loi de juin 1999, dix ans après son vote à l’unanimité par l’Assemblée nationale et par le Sénat, est loin d’être connue de tous les Français et de tous les professionnels. L’inégalité géographique de l’accès aux soins palliatifs et à l’accompagnement, les écarts entre milieu urbain et milieu rural, les difficultés particulières de l’accès pour les malades à domicile malgré le développement des réseaux et de l’HAD – hospitalisation à domicile –, sont encore criants. Même constat d’inégalité d’accès, au sein d’une même institution de soins. Le cloisonnement administratif entre le secteur sanitaire et le secteur médico-social accueillant des personnes âgées – EHPAD – ou des personnes handicapées est préjudiciable à la personne malade du fait de la rupture qu’il crée dans la continuité des soins.

Le concept d’accompagnement lui-même est régulièrement égratigné, considéré à tort par certains comme désuet, démodé ou confessionnel. Le bénévolat d’accompagnement, qui a été officialisé par une loi républicaine, la loi de juin 1999, et qui fait partie intégrante de la démarche palliative est, lui aussi, malgré nos efforts constants pour le faire connaître, mal compris, mal cerné dans sa véritable acception, encore trop souvent perçu comme une action de dames patronnesses qui cherchent à donner sens à leur temps libre. Le sens de notre engagement citoyen auprès des personnes fragilisées par la maladie grave comme signe de solidarité, d’humanité n’est pas compris. Les risques d’instrumentalisation guettent souvent. Une enquête récente du CREDOC en témoigne.

Le degré d’intégration du bénévolat d’accompagnement confirme cette lecture. En témoigne le différentiel énorme entre le nombre total de services de soins existant dans notre pays et le nombre de services qui ont réellement intégré des bénévoles d’accompagnement en tant que témoins d’une société qui se préoccupe des siens. Malgré vingt ans de militantisme commun, la mise en place d’un réel partenariat avec les professionnels de santé, dans une perspective, non pas de concurrence ou de substitution, voire de subsidiarité, mais bien de complémentarité au bénéfice de la personne accompagnée, reste encore très laborieuse. Le recrutement des bénévoles d’accompagnement lui-même, après une période florissante, devient de plus en plus difficile. La notion d’engagement pour ce type de bénévolat semble s’émousser, peut-être parce que trop exigeant ou sur un thème trop sensible.

Finalement, dix ans après le vote de la loi qui a posé les soins palliatifs et l’accompagnement comme un droit pour toute personne dont l’état le requiert, nous sommes encore face à de grandes inégalités. Le plan de développement des soins palliatifs 2008-2012, présenté le 13 juin dernier par le Président de la République, constituera, nous le souhaitons, une excellente occasion de combler ce retard.

À la suite de cette analyse et au regard de notre expérience sur le terrain, je voudrais terminer en faisant des propositions autour de quatre points.

Le premier point concerne la loi du 22 avril 2005 : nous avons la conviction profonde à JALMALV qu’il faut, non pas penser à modifier ou à changer la loi, mais, avant tout, la faire connaître, la faire appliquer, pour ensuite pouvoir l’évaluer objectivement. Cela étant, s’il faut faire connaître cette loi, il ne faut pas le faire de manière isolée. Nous jugeons indispensable de faire connaître non seulement la loi d’avril 2005, mais également l’ensemble des lois relatives à la fin de vie, en commençant par la loi fondatrice du 9 juin 1999, votée à l’unanimité par l’Assemblée nationale et le Sénat, comme je le rappelais tout à l’heure, donc représentative de la volonté des Français. Cette loi, pourtant majeure, est aussi méconnue que celle d’avril 2005. On peut aussi évoquer la circulaire Laroque de 1986, qui reste une référence pour notre pays.

Des points particuliers de la loi d’avril 2005 méritent une attention et une pédagogie particulières. Nous pensons plus particulièrement à la question de la personne de confiance et dex directives anticipées, à celle du double effet, à l’arrêt de la nutrition et de l’hydratation artificielles chez un malade en coma végétatif, situation difficile pour laquelle les associations d’accompagnement peuvent être sollicitées au titre de la société.

Autre suggestion : la procédure collégiale ne peut être initiée actuellement que par le médecin. Or, comme l’actualité récente le montre, les résistances peuvent aussi être médicales. Ne pourrait-on pas élargir l’initiative à l’équipe soignante, voire aux familles ?

Il convient de faire connaître ces lois, non seulement à l’ensemble des professionnels de santé, qu’ils soient en institution, en secteur sanitaire, en secteur médico-social ou à domicile, mais aussi à l’ensemble de nos concitoyens, premiers bénéficiaires de ces lois. Comment faire connaître ces lois ? Cette question est essentielle. Nous savons que de multiples initiatives, privées, associatives ou professionnelles, ont été lancées ici ou là par le biais de conférences, d’émissions radio ou télévisées régionales, par l’édition de plaquettes ou d’autres supports. Dans le cadre du Comité de suivi, un groupe de travail auquel j’ai participé a élaboré un « 4 pages » sur la loi, à l’intention des professionnels. Nous avons édité une de nos revues JALMALV sur la loi d’avril 2005. Force est de constater que c’est insuffisant. Nous avons, bien sûr, notre part de responsabilité : par manque de temps, de moyens, de compétences, nous n’avons pas toujours donné la priorité à cette diffusion.

Pour l’information des professionnels de santé, la formation, qu’elle soit initiale ou continue, reste un outil privilégié d’accompagnement du changement dans les pratiques et dans l’évolution des mentalités. Elle devrait, à ce titre, comporter des modules obligatoires sur ces questions et y introduire la dimension éthique.

Par ailleurs, les Français eux-mêmes, en tant qu’usagers du système de santé, ont besoin d’une information claire et objective sur ces questions. Ils ont besoin d’être rassurés sur leurs peurs, leurs craintes quant aux conditions du mourir, sur ce que sont réellement les soins palliatifs et l’accompagnement, sur la place réelle qui leur est réservée dans le processus de décision les concernant. Bien informés sur ces questions, ils constitueront sans aucun doute, par la pertinence de leurs demandes, un important levier de changement des pratiques soignantes et des mentalités au sein de notre société.

Autrement dit, pour que ce choix législatif devienne une réalité dans notre pays, deux conditions s’imposent : d’une part, que les soignants et nos concitoyens s’approprient cette loi, ce qui implique que les pouvoirs publics s’engagent fortement pour la diffuser, notamment par une campagne de communication d’envergure ; d’autre part, que les soignants aient la volonté et le courage d’engager un profond changement de la culture médicale.

Il est absolument nécessaire de procéder à une évaluation rigoureuse des conditions dans lesquelles se passent les fins de vie aujourd’hui en France. Or, à ce jour, en dehors de quelques rares études, telles que celle du docteur Édouard Ferrand à l’hôpital Henri Mondor de Créteil ou encore les résultats de la mission de Marie de Hennezel « La France palliative », il y a une carence certaine en ce domaine, d’où l’idée, avancée par d’autres personnes que vous avez entendues, de créer un observatoire national de la fin de vie.

Notre deuxième proposition concerne les aidants naturels. Les familles, les proches, l’entourage restent les premiers accompagnants pour la personne malade. Or, ces aidants naturels sont cruellement éprouvés par la maladie grave et la fin de la vie d’un de leurs proches. Leur souffrance est grande, leurs questionnements multiples. L’épuisement, le découragement les guettent d’autant plus que le parcours de la maladie grave, devenue chronique, peut être très long. L’actualité de ce jour en témoigne encore.

Il nous semble important de concentrer nos efforts sur l’aide et le soutien des aidants naturels par différents moyens, notamment  :

—  en leur faisant connaître les sites utiles tels que celui de la SFAP – Société française d’accompagnement et de soins palliatifs – ou du Centre de ressources documentaires François-Xavier Bagnoud pour connaître l’implantation des structures de soins palliatifs et des associations d’accompagnement ;

—  en les informant de l’existence de la Ligne azur « Accompagner la fin de la vie » encore très peu sollicitée – j’en rappelle le numéro : 0811 020 300 ;

—  en leur facilitant l’accès au soutien et à l’accompagnement – aussi bien professionnel que bénévole – pour eux-mêmes et dans la durée ;

—  en leur accordant un congé d’accompagnement financé. Adopté depuis bientôt dix ans, ce dispositif n’est pas passé dans les faits parce que non financé, ce qui peut être lu comme une forme de dénégation sociétale de la fin de la vie et de la mort. Aussi nous paraît-il impératif de consentir cet effort de financement. Ce signe fort de la société témoignerait de cette nécessaire culture de l’accompagnement, de ce devoir de solidarité et d’humanité envers ceux qui meurent tout en permettant aux proches d’être auprès de leur parent malade. Je rappelle que, selon l’enquête nationale « Mort à l’hôpital » – MAHO – du docteur Édouard Ferrand, trois personnes sur quatre meurent aujourd’hui à l’hôpital sans un proche à leurs côtés.

Il faudrait également mettre en place des structures de répit pour soulager temporairement les familles, voire développer les maisons de vie quand le retour à domicile n’est plus possible et que l’hospitalisation n’est plus souhaitable.

Nous nous réjouissons que le plan Soins Palliatifs 2008-2012 accorde beaucoup d’importance aux actions en faveur des aidants naturels. Il est donc essentiel de les concrétiser au plus vite.

Troisième proposition : développer une véritable culture palliative, une culture de l’accompagnement. Il importe de réhabiliter la mort dans notre société afin qu’elle fasse partie de la vie. La médecine moderne doit apprendre à s’occuper, non seulement des maladies, mais aussi des malades et de leurs proches, de leur souffrance, de leur détresse, prendre en compte et respecter leurs souhaits.

La société moderne a aussi le devoir de se préoccuper des plus vulnérables d’entre nous, fragilisés par la maladie grave, le handicap, le grand âge, la mort ou le deuil. La fin de vie et l’accompagnement ne doivent pas être pensés, réfléchis de manière isolée. Ils soulèvent la question de la nécessaire alliance thérapeutique dans la relation de soin, qui doit être instaurée dès le départ pour faire en sorte que la fin de vie devienne la suite, l’étape ultime, le point final d’un long processus qui se terminera par la mort, mais où le fil rouge de la relation reste la confiance.

Bien sûr, il faut que nous ayons conscience qu’avec le développement de la démarche palliative et de la culture de l’accompagnement, nous vivons, en quelque sorte, une révolution culturelle, un véritable changement de paradigme dans la conception du soin, de la place occupée par la personne malade, de la place et du rôle des professionnels de santé, de l’implication de la société dans ces questions existentielles.

Pour changer les mentalités, il faut du temps, il faut une pédagogie innovante et ajustée, il faut oser une parole sur la mort. Je ferai deux suggestions pour y contribuer : la première serait d’instaurer une journée nationale annuelle « Soins palliatifs et accompagnement » pour que, périodiquement et régulièrement, nous osions cette parole sur la maladie grave et la mort et que nous puissions ainsi débattre publiquement de ces problématiques avec nos concitoyens ; la deuxième suggestion serait d’oser une parole sur « la vie et la mort » avec les enfants en intégrant ces questions dans les programmes éducatifs de l’Éducation nationale. C’est d’ailleurs une des propositions du plan 2008-2012. Au vu de ses dix années d’expérience en ce domaine, le mouvement JALMALV, est, bien entendu, prêt à collaborer étroitement à ces projets.

Quatrième et dernière proposition : développer une éthique de la responsabilité citoyenne, susciter la solidarité, notamment auprès des plus vulnérables d’entre nous.

Notre société est confrontée à des enjeux importants. Nous savons tous que notre pays va devoir affronter, dans les années qui viennent, un problème majeur de santé publique : celui du vieillissement de sa population, avec toutes ses conséquences médicales, psycho-sociales, environnementales, économiques et politiques. Des progrès dans le champ de la médecine conduisent à un allongement toujours plus grand de l’espérance de vie dont nous nous en réjouissons, bien évidemment, mais nous savons que ces progrès induisent aussi des situations nouvelles de plus en plus complexes. Les maladies dégénératives chroniques sont en constante augmentation alors que le déficit en solidarité familiale, en structures d’accueil, en formation des professionnels, en moyens financiers est important.

Comme l’écrit Régis Aubry dans son rapport du Comité de suivi : « De plus en plus de personnes vivent de plus en plus longtemps avec des maladies ou des handicaps de plus en plus graves. » Nous sommes alors en droit de nous poser légitimement la question suivante: qu’adviendrait-il de notre société, confrontée à cette évolution démographique avec la montée du grand âge, la crise économique, le chômage, si la transgression de « l’interdit universel de tuer » était autorisée ? Cette situation pourrait ouvrir des brèches redoutables.

Rappelons que les valeurs démocratiques d’une société se mesurent à sa capacité à protéger les plus faibles, les plus vulnérables de ses membres, et constituent un signe de son degré de civilisation. Or, dans notre société actuelle où nous assistons à une montée de l’individualisme, où les valeurs dominantes priorisent le pouvoir, l’avoir, l’agir, la production, la performance et où la rupture du lien social constitue un signe de grande fragilité, les déviances de toutes natures deviennent possibles.

Aussi avons-nous le devoir d’adresser des signes forts aux plus fragilisés d’entre nous légitimement inquiets. Nous devons réveiller le sens de la responsabilité de nos concitoyens, pour développer les liens de solidarité et d’humanité autour de ceux d’entre nous qui sont confrontés à la maladie grave, au handicap, à la mort et au deuil.

L’existence n’est jamais individuelle et nous ne saurions, en ce sens, ni vivre, ni mourir en individus. Comme le rappelle Emmanuel Levinas : « Exister, c’est sortir de soi, c’est s’occuper de l’autre, et de sa souffrance et de sa mort. » Notre finitude, c’est ce qui fait notre humanité. La vulnérabilité de la personne malade nous renvoie, nous interroge sur notre propre vulnérabilité et nous convoque à l’humilité.

L’action des bénévoles est le signe manifeste de ce devoir d’humanité qui incombe, au-delà des professionnels de santé et aux familles, à l’ensemble de la société. Elle nous rappelle que la mort est un acte social qui nous concerne tous et dont chacun a à redécouvrir le sens. En pensant la mort, nous donnerons du poids, de la valeur à la vie et aux vivants.

Je terminerai cet exposé en exprimant toute ma gratitude aux milliers de personnes malades et à leurs familles, que nous avons accompagnées au sein de JALMALV et qui nous ont fait le privilège de nous aider à redécouvrir le sens de la vie.

Je vous remercie pour votre écoute.

M. Jean Leonetti : Je vous remercie, madame Le Lann. Votre exposé ayant été très complet, je n’aurai que deux questions à vous poser.

La première concerne les bénévoles d’accompagnement. Vous nous avez indiqué que leur engagement était motivé par un vécu de la mort. Quelle est la « durée de vie », si je puis m’exprimer ainsi, d’un bénévole à JALMALV ? Est-elle d’un an ou deux après un choc émotionnel à la suite d’un décès ou les bénévoles le restent-ils toute leur vie ?

Mme Paulette Le Lann : Nous manquons cruellement d’enquêtes fines sur le sujet, faute de moyens pour explorer cette question de la motivation. De ce que l’on observe dans nos associations, la « durée de vie », comme vous le dites, d’un bénévole d’accompagnement a tendance à se raccourcir. Il existe, bien sûr, des bénévoles d’accompagnement très motivés et très présents sur le terrain depuis dix ou quinze ans mais le recrutement évolue au fil des années et reflète la société. De plus en plus de personnes viennent pour une démarche plus personnelle, plus individuelle, pour faire un temps d’accompagnement de deux, trois ou quatre ans et s’arrêtent.

Les motivations des bénévoles sont différentes. Ils viennent soit parce qu’ils ont vécu des situations difficiles pour un de leurs proches et veulent se mobiliser pour rendre les conditions de fin de vie plus humaines pour les autres, soit, à l’inverse, parce qu’ils ont vécu des situations d’accompagnement très positives et souhaitent en faire bénéficier en retour. D’autres personnes préoccupées par l’évolution de notre société, déplorant qu’elle devienne de plus en plus individualiste, viennent parce qu’elles ont choisi de s’engager au service des autres.

Quelque soit le motif, JALMALV prend toujours le temps de mettre ces bénévoles en situation et propose préalablement tout un parcours d’accompagnement et de réflexion
M. Jean Leonetti :
Ma seconde question concerne le congé d’accompagnement, qui est un de nos sujets de réflexion. Avez-vous l’impression que, si ce congé d’accompagnement existait, c’est-à-dire était financé, les parents seraient plus présents auprès de leur malade ou qu’il y aurait toujours la même proportion de personnes qui s’investissent dans l’accompagnement de leurs mourants et celles qui, pour des raisons multiples, les abandonnent ? Par ailleurs, dans quelles conditions faudrait-il donner ce congé pour que le bénéficiaire soit le véritable accompagnant de la personne malade et qu’à son activité salariée « se substitue » une activité d’accompagnant ?

Mme Paulette Le Lann : Certaines familles sont très présentes auprès de leur proche et trouvent tous les moyens pour l’être, même si, le plus souvent, c’est fait de manière contournée, c’est-à-dire par des arrêts de maladie. D’autres familles sont moins présentes pour différentes raisons : soit parce qu’elles ne peuvent pas, soit parce qu’elles n’osent pas ou ont peur. Il y a aussi un certain délitement du lien familial qui reflète l’évolution de notre société. Quoi qu’il en soit, il me semble que le financement d’un congé d’accompagnement permettant d’accompagner un parent en fin de vie serait un engagement fort de notre société et officialiserait l’importance de cet accompagnement.

J’ai insisté tout à l’heure sur la question de la souffrance des familles. Si ce congé d’accompagnement ne s’accompagne pas d’un soutien des familles dans la durée, l’épuisement les guettera, avec toutes les dérives et les inquiétudes que j’ai indiquées dans mon exposé.

Ce congé devrait être donné avec souplesse pour pouvoir être pris en fonction des besoins. À l’instar des congés de maternité accordés pour accueillir l’arrivée au monde d’un enfant, il serait bon d’officialiser un temps d’accompagnement pour ceux qui nous quittent. Ce serait à la fois un signe fort et un moyen de resserrer les liens familiaux et sociaux.

M. Jean Leonetti : Vous le verriez de la même durée que le congé de maternité ? Contrairement à ce dernier, qui est donné après la naissance, il serait donné avant la mort dont on ne connaît pas la date.

Mme Paulette Le Lann : Que ce soit pour la naissance ou pour la mort, l’objectif est toujours d’accompagner la vie, c’est ce qui nous importe.

M. Jean Leonetti : Mais la durée est plus difficile à fixer.

Mme Paulette Le Lann : Tout à fait. C’est pourquoi je parlais de souplesse.

M. Jean Leonetti : Vous pensez à des mi-temps…

Mme Paulette Le Lann : La loi de 1999 prévoyait un congé de trois mois. Les derniers textes ont réduit la durée à quinze jours. Par ailleurs, le coût financier d’un tel dispositif n’échappe à personne. Cela étant, il est important que, en tant que citoyens et en tant que politiques, nous nous interrogions sur la signification de ce congé d’accompagnement. Dans un souci de cohérence, nous pouvons difficilement développer une culture de l’accompagnement sans réfléchir à ce congé d’accompagnement permettant aux familles d’être auprès de leurs proches en fonction des besoins et de l’évolution de la situation.

M. Jean Leonetti : Je vous remercie, madame. Vos propositions seront examinées avec le plus grand soin.

Audition de Mme Maryannick Pavageau

et de M. Jacques Ricot, professeur agrégé de philosophie


(Procès-verbal de la séance du 16 juillet 2008)

Présidence de M. Jean Leonetti, rapporteur

M. Jean Leonetti : Nous accueillons Mme Maryannick Pavageau, que je remercie très profondément d’avoir accepté de témoigner devant notre mission.

Madame, vous êtes atteinte d’un locked-in-syndrom. Je rappelle que le locked-in-syndrom, littéralement : syndrome d’enfermement, est un état neurologique rare, le plus souvent consécutif à un accident vasculaire cérébral, qui se traduit par une paralysie complète, une incapacité à s’exprimer parfaitement, avec des facultés intellectuelles, une ouïe et une vue qui sont cependant parfaitement intactes. Vous avez été atteinte de ce syndrome à l’âge de vingt-neuf ans, brutalement. Vous êtes pourtant restée très active, vous voyagez beaucoup et vous êtes même venue jusqu’à nous, à l’Assemblée nationale, pour nous en parler. Le 6 juin dernier, le préfet de la région « Pays de Loire » vous a remis les insignes d’officier de l’Ordre National du Mérite, ce qui témoigne de votre engagement citoyen.

Vous m’avez écrit une très belle lettre dont je me permets de citer un extrait : « Certaines situations douloureuses extrêmes appellent le respect, mais pas obligatoirement l’adhésion. Les prises de positions publiques, non exemptes de manipulations produisent des dommages « collatéraux » insoupçonnés sur les malades « lourds ».

Vous faisiez allusion à certaines affaires qui ont défrayé la chronique et qui ont donné à penser qu’il y avait des vies qui ne méritaient pas d’être vécues. Or votre vie est riche, pour vous comme pour votre entourage. Votre expérience, votre regard sur la prise en charge dans notre pays du handicap, sur sa perception dans notre société nous seront très utiles pour mesurer la complexité de la situation des malades lourds, dans le cadre de l’évaluation de notre loi de 2005.

Madame, vous avez la parole.

Mme Maryannick Pavageau : Je vous remercie. Je vous prie de bien vouloir m’excuser, mais je ne suis pas encore en mesure de lire un long texte. Je confie la parole à une personne de confiance.

M. Joël Pavageau : Je vais tenter de jouer la personne de confiance et vous transmettre le texte préparé par mon épouse.

Maryannick est née le 5 juillet 1954. Au moment de son AVC, elle était conseillère juridique et conseillère conjugale au centre d’information féminin et familial à Nantes. Je suis né en 1942. J’étais alors directeur dans une entreprise de vins de Loire, travail intense que je n’ai d’ailleurs jamais arrêté. Notre fille Myriam, qui est née en 1981, avait alors un peu plus de deux ans. Elle est aujourd’hui diplomate.

Mon épouse rappelle les faits : « Il y a eu vingt-quatre ans le 11 mars dernier, j’ai basculé en dix minutes de la parfaite santé à la dépendance totale, dans le handicap le plus profond, le locked-in-syndrom : une paralysie totale, seul le cerveau continuant à fonctionner ; plusieurs mois de coma, trente-deux mois d’hôpital. » – Nous avons eu la chance de ne pas nous trouver loin de l’hôpital Saint-Jacques de Nantes. Dès le 5 juillet 1984, le jour de son anniversaire, elle est rentrée deux heures à la maison, alors qu’elle ne pouvait faire aucun mouvement, hormis des paupières. Ces deux heures furent très importantes.

« J’ai eu la joie de revenir à domicile fin octobre 1986, en poursuivant toujours ma rééducation, en évitant de créer un hôpital bis à la maison, avec des soins de nursing, de kinésithérapie et d’orthophonie, etc. » – Malgré leur délicatesse, les aides à domicile représentent une intrusion dans la vie personnelle ; c’est très difficile. Voilà pourquoi j’assure complètement les soins pendant les week-ends et éventuellement pendant les vacances.

« Mon entourage m’a permis de continuer à vivre. Mes progrès sont minimes. Je ne parle qu’avec difficulté. Mes premiers « mots » remontent sans doute environ à un an après mon AVC : communication établie en clignant des paupières sur les lettres de l’alphabet. Avec le doigt j’utilise l’ordinateur, mais à part cela je suis incapable de chasser une mouche. J’ai recommencé à remuer le pouce gauche après un certain nombre de mois. La notion et la mesure du temps ne sont certes plus les mêmes ; il me faut avoir la patience de mes impatiences. Tout en étant sans doute la doyenne des patientes atteintes de ce syndrome, je suis vraisemblablement celle qui est la mieux intégrée socialement. Mes voyages dans le monde entier se veulent un témoignage silencieux de vie ». – Nos voyages n’ont pratiquement pas de limites. Notre dernier grand voyage nous a menés en Chine : nous avons passé Noël à Pékin et le 1er janvier à Shangaï.

« Je pense remplir et avoir rempli mon rôle de mère, en étant disponible à tout moment. Ma fille de vingt-six ans ne se souvient pas de moi autrement qu’en fauteuil, ce qui ne l’a pas empêché de faire des études importantes. »

Mon épouse passe ensuite au sujet qui vous intéresse :

« Toute situation douloureuse appelle le respect mais le dire est-il suffisant devant les appels au secours ? Il est nécessaire d’affiner le sens des mots, de prendre du recul, de ne pas se laisser happer par la vague émotionnelle. Sachons faire la différence entre ce qui nous est présenté comme un geste d’amour et ce qui n’est en fait qu’un formidable cri désespéré et de quête d’amour. Nos démarches intellectuelles et humaines se doivent d’être abouties.

« L’heure est sans doute venue où les associations qui défendent les plus faibles doivent prendre leur place dans le discours actuel et réaffirmer sans ambiguïté que toute personne, quels que soient son handicap, sa déchéance, ses découragements, conserve toute sa place au sein de la société et qu’il n’y a pas de limites à la dignité humaine. Cependant, puis-je vous avouer, que parfois je suis découragée ? Il m’arrive « d’en avoir marre ».

« En réponse à nos découragements profonds, n’aura-t-on droit qu’au geste ultime baptisé hypocritement « geste d’amour » ? Je reconnais tout à fait que notre situation peut parfois être difficile, que si la souffrance physique peut être soulagée, il reste la souffrance morale mais qu’il y a moyen de se raccrocher, qu’on n’est pas tout seul. Il faut garder espoir, ne serait-ce que dans les progrès de la science. »

Elle aborde le sujet de la dignité :

« Que fait-on de la dignité ? Le mois dernier, lorsque le préfet m’a remis les insignes d’officier de l’Ordre National du Mérite, j’ai voulu que cet instant soit placé sous le signe de la dignité. À travers moi, c’est la dignité de tous les diminués qui a été reconnue, ceux à qui il ne reste que le regard pour communiquer, ceux que dans notre langage de bien portants nous appelons « légumes ». Le regard pur, posé sur l’autre, est révélateur de cette dignité. Que fait-on du Préambule de la Déclaration universelle des droits de l’homme dont la clef de lecture est la dignité, droit constitutif de la nature humaine, auquel personne ne peut se soustraire ni dont personne ne peut être dépossédé ? Ce 14 juillet, ce Préambule a été lu. Ce texte ne s’applique-t-il qu’à des terres lointaines, à des pays particuliers, à l’arbitraire ou aux emprisonnés ? Ne trouve-t-il pas sa quintessence en nous, les enfermés dans notre corps ? »

« Au lendemain de temps troublés, sans exclusive, les rédacteurs du Préambule déclarent : « Considérant que la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et leurs droits égaux et inaliénables constituent le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde… » Ils poursuivent ainsi : « Considérant que dans la Charte, les peuples des Nations unies ont proclamé à nouveau leur foi dans les droits fondamentaux de l’homme, dont la dignité … » et insistent dès l’article 1er : « Tous les êtres humains naissent égaux en dignité et en droits ». Ce terme de « dignité » sera sans doute inclus dans la Constitution à l’occasion de sa révision. »

« Les prises de position publiques produisent des dommages collatéraux insoupçonnés sur les malades lourds, comme ceux atteints du locked-in-syndrom. Nous sommes des consommateurs assidus de télévision et de radio. Sans aucune pudeur, on exhibe des malades ou des situations où je peux reconnaître l’état où je me suis trouvée. Depuis quelque temps, pour justifier le geste fatal accompli ou dépénaliser celui à venir, on met en opposition l’état de santé florissant, avant, et celui de maintenant, où seul un pouce bouge. Ce pouce, moi aussi, je l’ai connu : j’ai mis plus d’une demie heure à faire découvrir à mon mari ce progrès. Il a fallu attendre quinze jours avant que cela ne se renouvelle. Je suis très sereine à présent maintenant face à la mort, l’ayant « vécue ». Mais il y aura toujours un avant et un après qu’il faut assumer à notre façon, essayer de voir le côté positif des choses. ». – Un groupe qui est mené par le professeur Steven Laureys fait régulièrement en Belgique des études sur la qualité de vie des personnes atteintes de LIS. Lors d’un congrès ALIS qui s’est tenu à Nantes le 28 mars dernier, nous avons tous été frappés par certains résultats qui nous étaient communiqués : les LIS ont une perception de sa qualité de vie comparable à celle des volontaires sains, soumis aux mêmes questions. Au grand étonnement du corps médical, à la question : « si vous faisiez à nouveau un problème cardiaque, voudriez-vous être ranimé ? », une grande majorité d’entre eux a répondu « oui ». Ce fut vraiment un grand moment et chacun a reconnu qu’il aurait eu tendance refuser la réanimation d’un LIS, connaissant ses difficultés à vivre.

Maryannick a fait différentes interventions. « Lorsque j’ai découvert mon état, l’idée ne m’est jamais venue de dire « pourquoi moi », mais de dire « pourquoi faire ? » Souvent, messieurs les députés, vous avez été mes destinataires privilégiés. Dès la fin des années quatre-vingts, il a fallu me battre avec l’URSSAF. J’ai dû aller devant le tribunal, dictant les conclusions à mon mari en partie en clignant des paupières. J’ai gagné mais j’ai alerté chacun de vous en particulier. Une loi a été prise sur l’exonération automatique des charges sociales. »

« Même si le discours sur l’euthanasie se perd dans la nuit des temps, il s’est installé avec plus d’acuité dans le débat français avec, en l’an 2000, la publication du rapport du comité d’éthique « Fin de vie, arrêt de vie, euthanasie » ; dès le 14 mars, je faisais une note aux membres de ce comité pour leur dire ce que j’en pensais et les problèmes que cela pouvait entraîner. »

« Le 9 mars 2000, avec la diffusion de ce rapport, dans le journal « La Vie », est paru un long document sur une personne LIS, Dominique, que je connaissais bien pour l’avoir rencontrée au sein de l’association. Dès le 10 mars, je lui faisais parvenir un long mail lui rappelant les raisons qu’il avait d’espérer, sa responsabilité vis-à-vis de ses enfants, en lui rappelant aussi qu’il était LIS seulement depuis quatre ans et que moi, cela faisait seize ans. Dominique a continué à vivre et jusqu’à la fin – il ne communiquait qu’avec les pupilles – il est devenu le spécialiste des mails. Il est décédé l’an dernier. Il m’avait fait parvenir un mail où il manquait la pièce jointe. Dans son dernier mail, une quinzaine de jours avant de mourir, il me renvoya cette fameuse pièce jointe en ajoutant le commentaire suivant : « quand on n’a pas de tête, il faut avoir des jambes, mais quand on n’a ni l’un ni l’autre, on n’est pas dans la merde ! ».

« Le 27 décembre 2002, j’ai écrit à Vincent Humbert et à sa mère, sans réponse. »

« Mes courriers se comptent par centaines, voire par milliers. Ils sont destinés à des députés, des sénateurs, des ministres, des journalistes. Je réagis à des émissions que je juge irresponsables. Il s’agit d’un sujet intime. Aussi, c’est à chacun en particulier que je m’adresse. »

Et Maryannick de conclure : « Voilà, en toute simplicité, les quelques réflexions d’une femme quelconque, que je voulais vous faire partager. Aujourd’hui, la société vous fait une demande de mort. Ferez-vous des propositions de vie nous permettant à nous, les plus atteints, d’espérer encore et d’être aimés vivants ? »

M. Jean Leonetti : Merci madame. Les membres de la mission, comme c’est l’usage, poseront des questions. Je propose que votre mari et votre fille répondent pour vous, à moins que la réponse soit suffisamment brève pour que vous puissiez vous en charger vous-même.

Dans votre déclaration, vous avez défini certains des grands principes qui guident notre civilisation, notre culture et notre République. Vous avez montré, par votre engagement et par votre action, que la dignité ne se tronçonne pas et ne se négocie pas. Vous avez parlé de moments de découragement, mas je constate que votre capacité d’indignation et de révolte subsiste.

Pardonnez-moi la brutalité de mes propos. Vous avez posé la question suivante : en cas d’arrêt cardiaque, faut-il réanimer ? La réponse des personnes concernées était oui. Je suppose que c’est aussi la vôtre ?

Mme Maryannick Pavageau : Tout à fait.

M. Jean Leonetti : Avez- vous pensé, au début de votre maladie, à l’occasion d’un évènement ou d’une difficulté particulière, mettre fin à vos jours ?

Mme Maryannick Pavageau : Non, jamais.

M. Jean Leonetti : Vous n’avez jamais pensé renoncer ?

Mme Maryannick Pavageau : Non.

M. Jean Leonetti : Vous avez eu des contacts, par voie électronique, avec des personnes présentant le même syndrome que vous. Comment analysez-vous leurs moments de découragement ? Vous dites que les demandes de mort ne sont en fait que des cris de détresse.

Mme Maryannick Pavageau : Je pense qu’elles sont à relier à un phénomène de solitude.

M. Joël Pavageau : Mon épouse me dit qu’il s’agit de moments de solitude importants, et qu’il ne faut pas perdre de vue que ces personnes se considèrent parfois comme un fardeau pour leur entourage. Le problème vient bien plus de là que de la façon dont elles mènent leur vie quotidienne.

M. Jean Leonetti : Vous êtes bien entourée familialement. Est-ce un facteur important, que de se sentir aimé et utile ?

Mme Maryannick Pavageau : Oui, c’est même essentiel.

M. Jean Leonetti : Pensez-vous que notre société ait suffisamment pris conscience de l’engagement qu’il faut avoir ? Avez-vous constaté des changements lorsque la loi sur le handicap a été votée ?

Mme Maryannick Pavageau : Oui, il y a une évolution certaine.

M. Jean Leonetti : Est-ce que vous lisez encore de temps, dans le regard des autres, qu’ils ne considèrent pas que les personnes atteintes de ce syndrome sont des citoyens comme les autres ?

Mme Maryannick Pavageau : Bien sûr, cela arrive, mais c’est maintenant exceptionnel.

M. Joël Pavageau : C’est plus exceptionnel qu’il y a dix ou vingt ans. Mon épouse remarque que ce n’est peut-être pas lié au handicap et que c’est la même chose dans beaucoup de situations. Le refus d’accorder à quelqu’un sa dignité s’exprime de la même façon.

M. Jean Leonetti : La dignité se lit en effet dans le regard des autres.

Vous avez fustigé certaines affaires médiatiques. Pourquoi ? Considérez-vous qu’elles vous engagent et vous renvoient une image blessante ? Considérez-vous que ce sont des engagements personnels qui n’engagent pas les autres ? Autrement dit, si quelqu’un qui est en situation de handicap lourd dit qu’il veut mourir, pensez-vous que sa parole vaut à titre personnel ou qu’il engage toutes les personnes qui ont le même handicap que lui ?

Mme Maryannick Pavageau : Non, je ne le pense pas. Je considère qu’il parle à titre personnel.

M. Joël Pavageau : Par le biais des médias, on transpose une affaire personnelle en affaire de société. Mais cela entraîne indéniablement des dommages « collatéraux ». Imaginez une personne comme Maryannick qui regarde énormément la télévision et qui tombe matin, midi et soir sur certaines de ces émissions. Si elle a du vague à l’âme, elle risque d’adhérer assez facilement et surtout de se sentir blessée. Elle peut comparer avec des situations qu’elle connaît ou qu’elle a vécu et se dire : la société a trouvé normal que Untel demande la mort et qu’on l’y aide ; et moi, n’ai-je pas failli à mon devoir de citoyen en ne demandant pas la même chose ?

Il n’est pas question de faire le procès de la télévision et des médias. Reste que certaines émissions font des raccourcis. Elles proposent des solutions avant d’avoir mené la réflexion jusqu’au bout. Maryannick dit que toutes ces affaires cachent en réalité une quête d’amour. Or on n’y répond pas. En confirmant que la situation de la personne est insupportable, on règle le problème non pas en le supprimant, mais en « supprimant » la personne concernée.

M. Jean Leonetti : Le lendemain de l’affaire de Chantal Sébire, je me suis rendu à l’hôpital comme tous les vendredi matin et l’on m’a annoncé que l’une de mes malades avait tenté de se suicider. Lorsque je lui ai demandé pourquoi, elle m’a répondu qu’elle s’était sentie seule et inutile, et qu’elle ne voulait pas être un poids.

M. Joël Pavageau : Ces périodes de baisse de moral sont liées à la solitude. Notre société ne doit pas considérer la solution finale comme une solution. Elle a autre chose à offrir. Elle a de nombreux champs à explorer pour adoucir ces moments de solitude.

On ne peut pas revenir sur ce genre de solution, même si on la regrette. Et l’on en arrive à faire de longs discours, qui n’ont pour objet que d’obtenir de la société qu’elle justifie ce que l’on a fait.

M. Jean Leonetti : Qu’en pense le philosophe ? Je passe la parole à M. Jacques Ricot, qui est agrégé de philosophie et chargé des cours de bioéthique à l’université de Nantes.

M. Jacques Ricot : Mon travail de formateur auprès des personnels soignants, auprès des bénévoles d’accompagnement, auprès des associations de personnes handicapées et mon travail de conférencier autour de ces questions difficiles, ont fait que j’ai rencontré Maryannick Pavageau qui assistait à l’une de mes conférences, où je parlais de la dignité. Depuis, nous nous sommes reconnus : elle, comme témoin de ce que je disais ; moi, comme modeste philosophe essayant de mettre en mots ce qu’elle-même vivait avec une profondeur insoupçonnée. J’ai eu l’honneur d’être celui auquel elle a confié de prononcer son discours lorsqu’elle a été élevée au grade d’officier de l’Ordre National du Mérite le 6 juin dernier. J’ai pu lui dire alors que c’était moi qui étais désormais à son école. Le philosophe que je suis peut reprendre ici succinctement, avec ses outils propres, son très fort témoignage.

Je commencerai moi aussi par une anecdote : il y a trois ans et demi, j’ai été contacté par un très grand média, la chaîne publique qui fait le plus d’audience en France. Il s’agissait de parler de ces problèmes de fin de vie. J’ai longuement discuté avec l’assistante de presse du « Sept à huit ». Je lui ai demandé pourquoi elle ne ferait pas un reportage sur la vie de Maryannick Pavageau. Au bout de trois heures de discussion, elle s’est inquiétée de savoir si Maryannick demandait la mort. Je lui ai répondu que de temps en temps elle était découragée mais pas au point de demander la mort, et elle m’a dit : « Alors, cela ne nous intéresse pas ! » Il y a donc aujourd’hui une fascination pour la mort demandée. Certes, les medias sont libres en France, mais je ne suis pas sûr qu’ils aient toujours fait preuve de cette déontologie qui consiste à ne pas admirer, applaudir ceux qui demandent la mort. Il suffirait de plaindre ces malades, de faire preuve envers eux de compassion muette, mais il y a bel et bien dans notre pays un déferlement d’encouragement pour la mort auprès des personnes les plus vulnérables.

Geste d’amour ? C’est un des mots les plus dévoyés qui soient. J’appelle geste de détresse, geste d’impuissance, le geste de celui qui met fin à la vie de quelqu’un, qui cède à cette demande. Je ne l’appellerai jamais un geste d’amour. Je le dis lorsque je fais des conférences dans le Nord, lorsque je vais aux lisières de la Belgique. On m’en veut parfois.

Il faut tenir ferme et ne pas céder à ces tentations sémantiques, qui sont le prélude à des démissions éthiques. Aujourd’hui, on ne se suicide pas, on fait de l’auto-délivrance. On ne tue pas, on aide à mourir. Laissons cela aux avocats dans les prétoires. Laissons cela aux discours médiatiques. Mais nous autres, citoyens, qui prenons le temps de réfléchir, nous devrions être très attentifs à la manière dont nous manions le vocabulaire.

La dignité fait également partie de ces concepts terriblement dévoyés. Mais sur ce sujet, je n’ai rien à ajouter. Moi qui ai beaucoup écrit sur la dignité, je n’ai rien à ajouter à ce qu’a dit Maryannick Pavageau. La dignité, c’est quelque chose que jamais l’on ne perd. Même si une personne dit qu’elle n’a plus sa dignité, elle l’a encore. Je m’inquiète que dans le discours commun, on avance que la dignité est un concept à géométrie variable, comme si chacun en décidait pour son propre compte. La dignité que les rédacteurs de la Déclaration ont évoquée, jamais ne peut s’abolir. Quelle que soit l’image que je me fais de moi ou quelle que soit l’image qu’autrui se fait de moi, jamais cette dignité ne peut s’en aller. Que veut dire « mourir dans la dignité » ? Cela veut dire mourir dans le respect, s’agissant d’une personne dont la vie justifie jusqu’au bout d’être soulagée et accompagnée.

Page 160 de son ouvrage Fin de vie, Gilles Antonovicz estime que l’association qui avait utilisé cette expression comme emblème avait fait une erreur. Il écrit que c’était une erreur parce que ce mot-là, en effet, est malvenu. La revendication qui monte est plutôt une revendication de mourir dans la liberté et non pas de mourir dans la dignité. Chacun voudrait être maître de sa propre mort. Mais je ne vais pas développer ce point, qui m’amènerait beaucoup trop loin.

Il existe une logique télévisuelle qui n’est pas contrebalancée, du moins en France, par une déontologie journalistique suffisamment élaborée, ce qui fait que la fascination pour la mort provoque des dommages collatéraux, dont je suis chaque jour le témoin atterré.

Certains disent : « cette personne a bien raison de s’en aller, dans l’état de détresse où elle se trouve ». Certes, on ne saurait juger, mais lorsque l’on dit : « elle a raison », on franchit un pas de plus.

Je me rends en Suisse très régulièrement, à l’invitation des associations, des personnels soignants et de la société civile. Je suis frappé de ce que j’y aperçois. On dit, avec toutes les précautions d’usage, légales : il n’y a pas d’autre solution que le suicide pour cette personne et nous allons donc lui donner la « potion ». Or, selon les chiffres donnés par l’association « Dignitas », une infime partie de ceux auxquels on a dit qu’il n’y avait pas pour eux d’autre solution se suicide effectivement. Comment une telle contradiction n’éclate-t-elle pas plus gravement à la face de toute une société ? Ces chiffres prouvent bien que cette mort n’était pas une nécessité.

Je ferai une très courte digression sur la notion de transgression et d’exception. J’ai été de ceux qui, en 2000, ont le plus méticuleusement examiné l’avis du Comité Consultatif National d’Éthique. J’ai publié moi-même un long article sur cet avis dans la revue « Esprit ». Je crois avoir établi que la notion d’exception était contradictoire en elle-même. Mon texte qui a été largement diffusé n’a jamais reçu de réponse de la part des rédacteurs du CCNE. Mais j’ai reçu en privé, de la part de certains d’entre eux, l’aveu qu’ils s’étaient fourvoyés – ce qui est tout à leur honneur.

En quoi cette exception est-elle contradictoire ? Comme le disait Paul Ricœur, « si l’éthique de détresse est confrontée à des situations où le choix est, non pas entre le bien et le mal, mais entre le mal et le pire, même le législateur ne saurait donner sa caution ». Et il ajoutait : « J’exprime une réserve la plus extrême à l’égard de la notion d’exception d’euthanasie, dont le CCNE demande l’introduction dans le code. Qu’est-ce qu’une exception pour laquelle il n’y a pas de règle ? A-t-on oublié la réflexion d’Aristote sur l’équité, confiée aux sages lorsque la loi, trop abstraite et trop générale ne peut plus prononcer les paroles de justice dans une situation concrète marquée par l’urgence et la détresse ?

Nous avons déjà la clémence, l’équité, l’indulgence et il faut faire attention à ne pas confondre la transgression d’une loi qui, toujours existera, avec la négation de la loi. La transgression de la loi signifie toujours que l’on respecte la loi, même si l’on n’est pas toujours capable de s’y conformer. Dans certaines situations, lorsque l’on n’a pas le moyen de soulager les détresses, on peut être acculé à transgresser ses propres principes. Le juge du tribunal, le juge de la conscience morale peut nous le faire entendre : transgresser, ce n’est pas nécessairement nier. Et interdire, ce n’est pas nécessairement empêcher. Mais il est extrêmement important que les repères restent ce qu’ils sont pour aider les soignants quand les pulsions mortifères existent.

On me demande très souvent des conférences sur la loi Leonetti. Je rencontre beaucoup de gens, dont des soignants et des juristes. Il n’est pas question pour moi d’ébranler ce dispositif équilibré, mais on pourrait peut-être le préciser.

On pourrait apporter une précision tout à fait mineure s’agissant de la personne de confiance. Selon l’article 8, lorsqu’une personne en phase avancée d’une affection grave ou incurable a désigné une personne de confiance, l’avis de cette dernière va prévaloir sur celle des proches de la famille, mais elle ne prévaudra pas sur celle des directives anticipées. La hiérarchie est très claire. Or, il se trouve que, selon l’article 9, qui vise une situation un peu différente, on met sur le même plan la personne de confiance, les proches, la famille et les directives anticipées. À plusieurs reprises, j’ai été confronté à des situations concrètes, où le malade avait désigné une personne de confiance, où l’on ne savait plus très bien si la hiérarchie de l’article 8 était la même que celle de l’article 9. Je me permets donc de vous renvoyer la question qui m’a été posée à plusieurs reprises.

Ma seconde remarque concerne l’article 1er, qui dispose que les actes médicaux ne doivent pas être poursuivis par une obstination déraisonnable, inutile, disproportionnée, n’ayant d’autre effet que le seul maintien artificiel de la vie. On voit bien quelle est votre intention, s’agissant en particulier de la réanimation. Mais je me suis trouvé, en travaillant avec la commission d’éthique de la société française de néphrologie, face au cas des dialysés, qui reçoivent un traitement qui n’a d’autre effet que de les maintenir artificiellement en vie. S’agit-il pour autant d’une obstination déraisonnable ? Pas nécessairement.

Le problème du législateur est qu’il en fait toujours trop ou pas assez. Peut-être en a-t-il fait trop en l’occurrence et s’agirait-il de renvoyer tout banalement les décrets d’application à des recommandations de bonne pratiques que les sociétés savantes sont tout à fait en mesure de faire. Je me méfie de cette façon de rentrer dans les détails, qui gênent plus qu’ils ne favorisent le développement de l’analyse des situations pratiques qui peuvent se poser.

M. Jean Leonetti : À mon avis, il n’y a pas de hiérarchie, mais un faisceau d’éléments convergents. Certes, au-dessus de tout, il y a la parole du malade. Mais lorsqu’elle est écrite et qu’il ne peut plus s’exprimer, comme le temps a passé, on ne peut plus savoir ce que le malade aurait dit au moment où il faudra prendre une décision. Ce qu’il a écrit est fort, mais se trouve atténué par rapport à ce qu’il exprime au moment où la situation se présente.

On a tellement connu d’hommes et de femmes qui disaient que s’ils se trouvaient dans telle ou telle situation, ils n’accepteraient plus de vivre et qui, lorsque cela arrive, l’acceptent. Le sondage dont on a parlé témoigne de cette réalité.

Si la parole de la personne de confiance est au-dessus de la parole des autres, elle n’est pas au-dessus des directives anticipées. À mon sens, cette parole doit être considérée de manière équivalente et de concordante. Je n’imagine pas un conflit entre la parole d’une personne de confiance, des directives anticipées et l’avis du corps médical. C’est la convergence des trois qui fait prendre des décisions éventuelles d’arrêt des soins.

Par ailleurs, c’est justement pour prendre en compte le cas du rein artificiel que l’on a écrit : « pas d’autre but que le maintien artificiel ». Quand un insuffisant rénal passe en séance de rein artificiel, le but n’est pas de le maintenir artificiellement en vie, mais de lui donner la vie et de lui donner la possibilité de continuer à vivre. En revanche, si après avoir mis en place un respirateur qui avait pour but de sauver une personne, on se rend compte qu’il n’y a plus aucune chance et que le traitement administré est devenu inutile ou disproportionné, autant l’arrêter : il n’aboutissait qu’à un maintien artificiel de la vie.

Les traitements, quels qu’ils soient, sont tous artificiels, et ont pour but recherché la vie. S’il ne s’agit que de la vie biologique, on peut se poser la question et arrêter éventuellement ces traitements. Mais si un traitement artificiel donne la vie ou maintient la vie, il n’est pas question de considérer qu’il n’a « d’autre but que le maintien artificiel de la vie ». Je remarque enfin que le traitement du rein artificiel est le seul traitement auquel on accole cet adjectif. On ne parle pas de respirateur ou de perfusion artificielle. Si on avait introduit cette restriction, c’était justement en pensant à la dialyse. Cela dit, je suis d’accord avec vous : il faut garder un espace interprétatif dans les lois et ne pas aller trop loin dans les précisions.

Mais je voudrais maintenant demander à Mme Pavageau quels sont ses projets.

Mme Maryannick Pavageau : D’abord, de continuer à vivre parmi les miens. Ensuite, j’espère que mon état va encore évoluer, même au bout de vingt-quatre ans. Même si mes progrès sont minimes, j’y crois encore.

M. Jean Leonetti : Avez-vous prévu un voyage ?

Mme Maryannick Pavageau : C’est de l’ordre du possible.

M. Joël Pavageau : Lorsque nous avons organisé son premier voyage, Maryannick se trouvait à l’hôpital. Je cherchais à la sortir un peu de ce carcan et j’ai demandé si elle pouvait prendre l’avion. Le professeur de rééducation, un homme bourru avec lequel je m’entends très bien, m’a répondu : « pourquoi ? A-t-elle besoin d’un avion particulier pour voyager ? » Je me suis renseigné. La seule destination possible, car nous ne pouvions pas aller très loin depuis Nantes, était Nice. Huit jours après, j’ai provoqué la consternation à l’hôpital en disant que, puisqu’il n’y avait pas de contre-indication, nous ferions ce voyage et que nous avions retenu le mois de mai. Nous sommes partis, munis de toutes sortes de recommandations ; il faut dire qu’à l’époque Maryannick avait encore trois prises de sang par semaine. Ce fut une vraie expédition : les aéroports n’étaient pas encore équipés ; les pompiers l’ont montée dans son fauteuil jusqu’à l’avion ; il a fallu prendre son matelas à eau, etc. L’hôtesse de l’air ayant fait remarquer au pilote que j’étais un peu « gonflé » de partir avec une femme dans cet état et une petite fille de quatre ans, je lui ai répondu que je n’étais pas « gonflé », mais inconscient ! Nous avons fait un excellent voyage à Nice et Myriam a pu jouer les stars auprès des occupants de l’hôtel. Ensuite, les voyages se sont enchaînés. Une fois que nous avons vu que c’était faisable, nous sommes allés au Portugal, en Israël, à Rome, etc.

M. Olivier Jardé : C’est une très belle histoire. Madame, vous forcez l’admiration. Je vous salue, ainsi que votre entourage.

De combien d’heures de soins avez-vous besoin quotidiennement ? Il n’y a pas que votre mari et votre fille pour vous assister. Quels sont vos liens avec ces autres aides, par rapport à votre propre famille ?

Mme Maryannick Pavageau : Pratiquement une heure de soins par jour, plus le kinésithérapeute, l’orthophoniste une fois par semaine, et une auxiliaire de vie trente-neuf heures par semaine. Mes liens avec eux sont tout à fait différents d’avec mes proches : ce sont des personnes qui passent, même si, sans eux, je ne pourrais pas faire grand-chose.

M. Joël Pavageau : Ce sont des personnes qui passent. Nous n’avons pas de liens particuliers avec elles.

M. Olivier Jardé : S’agit-il des mêmes personnes, depuis vingt-quatre ans ?

M. Joël Pavageau : Non, mais notre organisation est assez spéciale. Une assistante de vie vient tout de même à la maison tous les jours depuis 1986, sauf pendant les vacances. À l’époque, il n’existait pas d’associations particulières pouvant nous assurer certains services. Il a fallu embaucher quelqu’un. Maryannick est employeur, ce qui lui a valu d’être traînée une fois devant le Conseil des Prud’hommes. En l’occurrence, nous avons payé parce que nous estimions que notre qualité de vie passait au-dessus de certaines mesquineries.

Mlle Myriam Pavageau : Souvent, ce sont les proches qui parlent à la place des malades. Très peu, parmi ces derniers, demandent directement la mort. Quant à ceux qui s’expriment sur leur volonté de vivre, il y en a encore moins et, à ce niveau-là, le témoignage de maman est précieux. Nous voulons d’ailleurs lui laisser toute sa place.

Pour que les personnes handicapées puissent s’intégrer dans la société à leur juste place, il me semble très pertinent – et nous vous en remercions – de faire en sorte que ce soit elle que vous receviez pour qu’elle puisse présenter, comme tout un chacun, ce qu’elle a à dire et donc témoigner directement.

On n’entend pas non plus les conjoints, ni les enfants dire que, finalement, ce qui est précieux, c’est qu’elle soit là. Vous ne m’entendrez jamais dire que je n’aurais pas préféré que ma mère soit valide et faire avec elle certaines choses de la vie quotidienne, très concrètes, très basiques et très bêtes, comme d’aller faire du shopping. Mais c’est malgré tout très accessoire par rapport au fait qu’elle soit là, qu’on puisse discuter profondément des choses de la vie, de choses sérieuses avec quelqu’un qui comprend que la vie est pleine de difficultés, d’autant qu’aucun être valide ne peut concevoir ce qu’elle vit.

Il est difficile de dire aujourd’hui, quand on est valide et bien portant, que demain on n’acceptera pas telle ou telle situation et qu’on préférera en finir. Personne ne sait de quoi demain sera fait, ni ce que vivent les invalides. Personne ne connaît la qualité ni la richesse de leur vie, ni même la richesse qu’ils peuvent apporter aux autres. L’expérience que me transmet ma mère est vraisemblablement beaucoup plus riche que celle qu’elle m’aurait transmise en étant valide.

M. Jean Leonetti : Je reconnais que les médecins ont tendance à protéger les personnes handicapées. Je ne suis pas sûr que si j’avais été votre médecin, je ne vous aurais pas dit qu’il n’était pas raisonnable d’aller à Nice. J’ai eu aussi le mauvais réflexe lorsque l’on m’a dit que Mme Pavageau voulait témoigner ; j’ai répondu qu’elle ne devait pas se déranger et qu’on pourrait l’entendre par vidéo-conférence. Or, je trouve bien mieux qu’elle soit là et qu’elle s’exprime devant notre mission.

M. Michel Vaxès : Je veux réitérer les remerciements que vous ont adressés mes collègues. Votre présence est importante pour vous, pour nous, pour tout le monde.

Ma question s’adresse autant à vous qu’au philosophe. Vous avez vécu un quart de siècle une situation pour le moins singulière qui demandait, dès votre prise en charge puis tout au long de votre accompagnement, un environnement médical, familial qui vous a permis d’espérer ce que nous sommes en train d’observer aujourd’hui. Malheureusement, il est d’autres situations où l’environnement n’est pas celui dont vous avez pu bénéficier, tout en vous enrichissant mutuellement. Dans de tels cas, peut-on entendre la demande des malades concernés, dans la mesure où ils peuvent l’exprimer ? Il n’est pas sûr qu’ils atteignent un stade de rééducation suffisant pour le faire, lorsque l’environnement n’est pas là. Peut-on entendre cette souffrance et comment fut-il y répondre ?

M. Joël Pavageau : Maryannick a passé deux mois en service de réanimation et dans le coma. Une psychologue tournait autour de moi, et elle n’a jamais osé me dire qu’elle l’était. Je ne me suis jamais tourné vers une aide extérieure, peut-être en raison de ma formation personnelle. Après réflexion, je pense que ce qui nous a permis de nous en sortir, c’est que nous nous sommes très vite recentrés sur nous-mêmes, sur notre cellule familiale qui est très forte : nous sommes trois. Si je m’étais épanché à l’extérieur, on m’aurait ouvert d’autres horizons. Au bout d’un an, alors que Maryannick ne parlait pas et ne s’exprimait qu’au moyen des paupières, qu’elle était allongée et qu’il fallait lui tenir la tête, de grands amis m’ont dit qu’à mon âge, je ne devais pas rester ainsi tout seul et que ma femme ne serait pas malheureuse en maison.

L’extérieur peut vous apporter un message qui n’est pas forcément adapté à la situation. Vous avez demandé si l’on pouvait recevoir certaines demandes. La question n’est pas tellement de savoir si on peut les recevoir, mais ce que l’on peut faire pour que de telles demandes n’existent pas ou soient contournées. Je sais bien qu’il y a des cas terribles, pour être allé à l’hôpital tous les jours pendant trente-deux mois. Mais si l’on ouvre la porte à la désespérance en n’ayant comme réponse possible que celle de l’euthanasie, on fait un grand pas en arrière.

On a évoqué l’exception d’euthanasie. Mais comment la définir ? Celui auquel on donnera raison ne sera plus là pour vous donner tort. Mais que fera celui qui aura fait la même demande et auquel on n’aura pas donné raison ? La famille s’y substituera-t-elle ? Ensuite, il faudra traiter la famille. On pourra dire qu’il s’agissait d’un cas social et qu’il était normal que la famille ait réagi ainsi. Et que fera-t-on de la commission d’exception ?

On a parlé de dommages collatéraux. Les informations ne sont pas forcément données à des personnes capables de les analyser, et qui sont souvent acculées. Il y a deux mois, une mère a tué sa fille. Hier soir, une mère a tué son fils. Comment est-ce possible ? C’est d’abord un problème de solitude. L’entourage est dépassé ; reste qu’il est possible de reconnaître qu’on est dépassé. La seule solution est-elle d’accepter la demande d’euthanasie, qui est inéluctable ? Est-ce la seule réponse ? La société est-elle allée assez loin pour explorer les autres pistes, pour améliorer la situation et prendre soin en profondeur des personnes concernées ?

M. Jacques Ricot : Monsieur Vaxès, je crois que vous avez raison de dire qu’il faut entendre et ne pas recevoir la demande. Il y a plusieurs aspects dans votre judicieuse question.

Premièrement, quand l’environnement est défaillant, que faut-il faire ? Il faut travailler à restaurer un environnement qui ne soit pas défaillant. Je ne vois pas d’autre réponse éthique pensable. Ou alors, cela signifierait que l’environnement, à lui seul, déciderait de la capacité à prendre des décisions individuelles. Nous avons, dans notre riche tradition politique française, des mouvements qui le disent très bien.

Deuxièmement, même lorsqu’une personne est bien entourée, qu’elle est dans une détresse extrême et qu’elle demande de façon réitérée à en finir, que devons-nous faire ?

D’abord, nous devons individuellement nous taire, accueillir, être là en se gardant de faire des leçons de morale en disant que la vie est belle. Il faut entendre cette souffrance, l’accompagner et autant que possible dire : ta vie compte pour moi. Si une société, un jour, n’a plus personne qui puisse dire à une autre que sa vie compte, nous serons dans une démission collective. Et on n’aura rien à redire à celui qui dira qu’il veut en finir.

Ensuite, il y a une autre réponse, qui n’est plus seulement inter-individuelle : la réponse symbolique, sociale et légale. C’est là que le législateur a une fonction irremplaçable, en ces temps où le médiatique l’emporte malheureusement sur le politique et l’entraîne parfois à sa suite, ce qui n’est guère rassurant pour la démocratie. C’est là que l’on peut répondre à la personne qui n’en peut plus en lui disant, en substance : la société vous dit que vous existez ; vous existez pour nous et la vie est unique ; nous respectons votre démarche, mais nous ne l’approuvons pas ; nous l’entendons, nous ne vous jugeons pas.

Peut-être que dans une situation extrême, en effet, quelqu’un va transgresser ; je ne lui jetterai pas la pierre. Il faut, à chaque fois, dans la singularité des situations qui sont données, être capable de jugement, capable de maintenir ces zones grises, où l’on ne sait pas très bien ce qui est le mal et ce qui est le pire, comme disait Paul Ricœur dans la citation que je vous proposais tout à l’heure.

Il faut savoir accepter des transgressions, dans des situations extrêmes. À condition de ne pas y applaudir, de ne pas les légitimer et donc de les légaliser. J’ai eu l’occasion de dîner avec le sénateur Henri Caillavet. Son témoignage public, il y a plus de quarante ans, était le suivant : j’ai mis fin aux jours de mon père qui me le demandait, parce qu’il était en détresse. Dans le privé, le sénateur Caillavet ne m’a pas dit cela : son père n’était pas en fin de vie, il n’était pas atteint d’un mal incurable, mais il était dans le mal être. Ce que j’ai compris de cette conversation privée, qu’il ne m’a pas interdit de rapporter publiquement, c’est que son père était depuis toujours autoritaire vis-à-vis de son fils, qui aurait voulu faire des études de philosophie. Son père le lui a interdit et lui a fait faire des études de médecine ; cela n’a pas marché et il a exigé qu’il devienne avocat, ce qui s’est produit. Lorsqu’il lui a demandé de mettre fin à ses jours, le fils n’a pas cru devoir lui désobéir. C’est un acte très difficile, très délicat, qu’il n’aurait pas pu faire pour sa mère.

J’ai demandé au sénateur Caillavet s’il regrettait son geste et il m’a dit que non. Il ne pouvait pas le regretter, car cela aurait ébranlé toute sa structure psychique. Il a malgré tout écrit que, quelquefois, il avait un léger remords : son activité politique, son activité professionnelle faisaient qu’il n’était pas capable de s’occuper suffisamment de son père. Que se passe-t-il, lorsque l’on éprouve une culpabilité de ce genre ? Ce n’est pas rien de mettre fin aux jours de quelqu’un qui n’est pas en état de mourir immédiatement. L’acte qu’a commis le sénateur Caillavet dans les années soixante serait très sévèrement réprimandé aux Pays-Bas ; il ne répond absolument pas aux critères de minutie exigés là-bas. Que faire ? Courir pendant toute sa vie après une légalisation de quelque chose qui relève de la transgression.

J’ai vérifié un tel cas à plusieurs reprises. Je me demande si la position actuelle de Mme Marie Humbert, solitaire dans l’accompagnement de son fils pendant de si nombreuses années, n’est pas liée à sa difficulté d’assumer un acte qu’elle a d’ailleurs manqué. Dans les jours qui ont suivi, l’équipe soignante nous a dit que Mme Humbert avait basculé d’un seul coup, sous la pression d’une association qui était venue lui dire qu’il y avait une solution. Comment se fait-il que ces propos qui ont été tenus par le docteur Rigaud dans le Quotidien du Médecin dès les jours qui ont suivi le 27 septembre 2003, le jour fatidique, n’aient jamais été repris par les médias ? Mme Humbert a dit ensuite : « Vincent me manque ». Là, je la reconnais comme mère. Mais lorsqu’elle est instrumentalisée, certes avec son consentement, pour qu’elle devienne une héroïne de la légalisation de l’euthanasie, je ne peux pas m’empêcher de dire qu’elle porte un poids et qu’elle a trouvé ce moyen de donner un sens à son existence.

Voilà où j’en suis de mes réflexions sur les personnes qui commettent parfois de telles transgressions. Je ne dis pas que ce soit toujours le cas, mais il me semble qu’on peut aussi entendre ce type de propos.

M. Jean Leonetti : En conclusion, le courage n’est pas d’un seul camp. Médiatiquement, on définit certaines positions comme courageuses ou non courageuses. Mais il ne faut pas porter des jugements de valeur sur des choix, qui correspondent à des situations qui peuvent être extrêmement pesantes.

Aujourd’hui, nous avons eu un bel exemple de courage, mais aussi d’optimisme et de foi dans la vie. Je vous remercie tous les deux, ainsi que votre fille, de votre témoignage et de votre solidarité, qui vous a donné tant de force.

On est toujours inquiet de participer à une réunion où se trouve une personne atteinte d’un handicap lourd. Mais il me semble que de toutes les auditions, celle-ci est celle où l’on a le plus souri.

M. Joël Pavageau : Comme le dit Maryannick : si je n’avais pas été handicapée, jamais je n’aurais rencontré tant de gens importants !

M. Jean Leonetti : Les vacances parlementaires aidant, nous reprendrons nos auditions le 9 septembre. Vous avez donc fait la clôture des auditions de cette fin de session.

Merci encore pour ces réflexions profondes et philosophiques sur la dignité, sur la vie et sur les mots qui se trouvent dans le Préambule de notre Constitution et qui portent nos valeurs.

Audition du Docteur Godefroy Hirsch,
Président de la Société française d’accompagnement et de soins palliatifs (SFAP)



(Procès-verbal de la séance du 9 septembre 2008)

Présidence de M. Jean Leonetti, rapporteur

M. Jean Leonetti : Nous reprenons nos auditions en accueillant, avec plaisir, le docteur Godefroy Hirsch, praticien hospitalier, responsable depuis sept ans de l’Équipe d’appui départementale de soins palliatifs du Loir-et-Cher –, qui est une équipe mobile de soins palliatifs à domicile. M. Hirsch est également, depuis juin 2007, président de la Société française d’accompagnement et de soins palliatifs.

Votre expérience, docteur – vous avez été médecin généraliste pendant dix ans en milieu rural et vous êtes impliqué dans les soins palliatifs à domicile – et vos fonctions actuelles nous ont tout naturellement amenés à vous contacter. Nous serions très heureux que vous puissiez nous éclairer, non seulement sur l’évaluation de la loi du 22 avril 2005, pour en mesurer les éventuelles insuffisances, dans son application comme dans le texte lui-même, mais aussi sur l’organisation des soins palliatifs en France et sur les perspectives quant à la prise en charge des personnes en fin de vie. Compte tenu de l’investissement considérable de la SFAP pour faire connaître la loi de 2005 et de l’importance de la réflexion que cette société savante conduit avec d’autres sur les problèmes de fin de vie – son quatorzième congrès, en juin dernier, l’a encore montré – votre intervention nous sera particulièrement utile et nous vous écouterons avec beaucoup attention.

M. Godefroy Hirsch : Je vous remercie de convier la Société française d’accompagnement et de soins palliatifs à participer aux travaux de la mission d’évaluation de la loi du 22 avril 2005.

La SFAP est une société savante jeune – elle a vingt ans, comme les soins palliatifs en France – et un peu inhabituelle, en ce qu’elle s’est constituée d’emblée avec des soignants – médicaux et paramédicaux de tous horizons – et des associations de bénévoles d’accompagnement et, maintenant, d’usagers. Elle répond à la volonté de réunir un ensemble d’acteurs autour d’enjeux forts – développer les soins palliatifs et la qualité de la prise en charge des patients atteints de maladie grave et en fin de vie – en étant tout à la fois un lieu d’échanges, de mutualisation, de formation des savoirs et des savoir-faire et un acteur représentant les différents intervenants dans le cadre des soins palliatifs, dans une dimension d’ouverture à tous les soignants. La SFAP est aconfessionnelle et la laïcité est pour elle très importante.

Mon propos s’articulera autour de trois dimensions : l’organisation des soins palliatifs ; les conditions d’application de la loi et la manière dont elle vient bousculer certaines habitudes ; quelques leviers susceptibles d’entraîner un changement et une meilleure application de la loi.

Vous avez entendu un grand nombre d’intervenants. Vous savez ce que sont les soins palliatifs. La SFAP les résume, depuis 1996, de la manière suivante : « soigner et accompagner ensemble ». « Soigner » parce qu’il est indispensable de traiter la douleur et les symptômes, de soulager la souffrance, d’être auprès de l’autre dans une dimension d’attention professionnelle et de compétence. « Accompagner » est tout aussi fondamental car il s’agit de considérer la personne malade ou en fin de vie comme un sujet, comme une personne vivante jusqu’au bout. Cette présence auprès d’elle dans une écoute et un respect de sa parole doit être faite pour lui et pour ses proches. Le mot « ensemble » est également important car tout ce qui précède ne se conçoit qu’avec, non seulement le patient et sa famille, mais aussi tous les intervenants auprès du malade.

Cette définition des soins palliatifs est maintenant bien stabilisée en tant que démarche de soin. Qu’en est-il du dispositif actuel ?

Il vous a déjà été exposé mais il me paraît important d’insister sur une spécificité française, à savoir le côté bien gradué du dispositif. Les pouvoirs publics ont fait le choix de développer différents types de structures : les unités de soins palliatifs, services d’hospitalisation entièrement dédiés aux patients relevant de soins palliatifs ; les équipes mobiles de soins palliatifs, qui viennent en soutien et en appui auprès des soignants et des patients ; les lits identifiés, qui sont en fait le développement de ressources internes aux services ; les réseaux, qui sont probablement un levier de changement considérable. Deux autres éléments sont fondamentaux : la démarche palliative, c’est-à-dire la manière dont il est donné forme aux soins palliatifs dans tous les lieux de vie et de soins, que ce soit à domicile ou en institution, et les associations de bénévoles d’accompagnement. Vous avez reçu plusieurs représentants de telles associations.

Ce dispositif se met en place. Instauré et développé à travers plusieurs plans nationaux, dont le dernier a été annoncé en juin par le président de la République, il évolue.

Il y a maintenant de véritables compétences en soins palliatifs, au sein des équipes et des ressources du dispositif, en termes à la fois de thérapeutiques et de maniement des médicaments pour le traitement de la douleur et de l’inconfort, d’accompagnement – ce qui renvoie plus à un savoir-être qu’à un savoir-faire – et d’aide à la réflexion dans les situations complexes. L’enjeu est que ces compétences se diffusent le plus largement possible afin d’instaurer une culture de soins palliatifs, conformément au choix fait dans la loi de juin 1999 de reconnaître un droit d’accès aux soins palliatifs pour toutes les personnes dont l’état le requiert.

Qu’en est-il de la réalité de la mise en œuvre du dispositif et des conditions de fin de vie ? Le sujet est plus complexe car cette réalité est largement méconnue et probablement relativement insuffisante.

J’appuierai mon propos sur plusieurs études en cours. À la demande de la DREES, un état des lieux du dispositif national de soins palliatifs est actuellement dressé. Les constats sont assez édifiants. S’il y a, il faut le reconnaître et s’en féliciter, une forte progression de l’offre, on note aussi une inégalité territoriale considérable, ce qui pose le problème de l’accès aux soins. Seules dix régions sur vingt-deux atteignent l’objectif fixé par le comité de suivi concernant la mise à disposition des structures, qui est d’une EMSP – équipe mobile de soins palliatifs – pour 200 000 habitants. Deux régions n’ont plus d’USP – unités de soins palliatifs – le Poitou-Charentes et la Basse-Normandie – puisqu’elles ont été requalifiées en LISP – lits identifiés de soins palliatifs. Le rapport entre les régions en ce domaine est de un à onze. La répartition de ces structures est loin d’être homogène. La moitié des régions n’atteignent pas non plus l’objectif fixé par le comité de suivi en matière de lits identifiés. À l’échelon du département, correspondant, globalement, au territoire de santé, c’est-à-dire des ressources au plus près du patient, l’hétérogénéité s’accentue encore. Deux départements n’ont pas encore d’équipe mobile de soins palliatifs. 57 % des départements n’ont pas d’USP. La plus grande partie des départements n’ont pas de lits identifiés correspondant aux objectifs fixés, soit cinq lits pour 100 000 habitants.

Le constat est donc très partagé. Le dispositif existe. Il est en augmentation mais, dans sa mise en œuvre territoriale, il est extrêmement variable.

Il y a, de plus, des asymétries entre les établissements et le domicile – où il n’y a pas grand-chose de mis en œuvre – et, au sein même des établissements, entre ce qui relève du court et moyen séjour et des EPHAD – les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes.

Les équipes mobiles ont toujours des difficultés à se faire reconnaître dans les instances institutionnelles. Les réseaux, quant à eux, sont dans une recherche permanente de financement.

Le dispositif des soins palliatifs existe. Mais son accès est loin d’être parfait. C’est tout l’enjeu du développement du programme pour les soins palliatifs annoncé en juin 2008.

Comment favoriser la démarche palliative, c’est-à-dire la mise en œuvre des soins palliatifs dans tous les lieux de vie ou de soins et dans toutes les institutions, à domicile comme en maison de retraite ? La DREES a demandé à ce sujet une étude au CREDOC, dont les résultats seront publiés en décembre. Dans les établissements de santé, alors que la formation et les compétences sont souvent présentes, on remarque que la déclinaison effective des soins palliatifs dans les services tarde ou est difficile à mettre en œuvre. Les hypothèses avancées sont la division de la médecine en spécialités, une difficulté, voire une réticence, à s’inscrire dans une approche globale, des habitudes de fonctionnement, une difficulté à faire appel à des tiers, notamment les équipes ressources, qu’il s’agisse des équipes mobiles ou des réseaux. Dans les établissements médico-sociaux, les difficultés rencontrées par les personnels sont plutôt de percevoir où en est le patient dans son parcours de vie et de travailler en équipe.

Il faut retenir de ces constats que la démarche palliative est une démarche d’acculturation qui demandera du temps. Elle se heurte à des inerties, à des réticences, voire à des résistances.

Je passerai très vite sur trois éléments pourtant importants. Premièrement, la santé s’exerce dans un contexte budgétaire. Nous en avons tous, citoyens comme élus, la responsabilité. On peut quand même s’interroger sur la manière dont une démarche de qualité, un « prendre soin », l’accompagnement sont valorisés, notamment dans les établissements de santé. La tarification à l’activité ne met pas spécialement en avant cette dimension du soin. De même, à domicile, la participation de médecins ou d’infirmières libérales à des actions dans cette pratique de collaboration n’est pas tellement valorisée, en dehors de l’évaluation des pratiques professionnelles. Deuxièmement, nous n’avons pas encore une vision globale des conditions de fin de vie en France. Très peu d’études épidémiologiques et sociologiques permettent de les connaître vraiment. Edouard Ferrand vous a parlé de l’étude « Mort à l’hôpital », qui montre que nous avons du chemin à faire : beaucoup de patients ne sont toujours pas accompagnés. C’est un pan insatisfaisant de la réalité du vivre et du mourir en France. Troisièmement, la société a un discours – notamment médiatique – très marqué. Elle vient plutôt poser son regard sur des demandes d’euthanasie au détriment de l’enjeu véritable, qui est celui des conditions de la fin de la vie et de l’accompagnement.

Après ce petit tableau un peu rude du dispositif et des conditions de la fin de vie, nous pouvons nous interroger sur ce qu’amène fondamentalement la loi relative aux droits des malades et à la fin de vie.

Le premier constat est que cette loi, qui a été votée à l’unanimité, est très largement méconnue. Beaucoup de personnes parlent du sujet mais peu connaissent vraiment la loi et peu l’appliquent. Ce constat est-il suffisant pour demander une évolution de cette loi ? Non. Il importe de se pencher d’abord sur ses conditions d’application et sur ce qu’elle amène. Elle s’inscrit dans une continuité de textes. Elle fait suite, notamment, à la loi du 4 mars 2002 sur les droits des malades. Mais elle est beaucoup plus bouleversante, bousculante et novatrice qu’on ne l’entend dire. Elle prend en compte la complexité des situations de fin de vie et nous sort enfin d’un discours binaire et partisan. Toutes les fins de vie, fort heureusement, ne sont pas complexes, mais il peut exister autour de certaines d’entre elles un entrelacement de problématiques qui les rendent très difficiles. La loi nous donne, dans ces cas, des repères.

Le premier, qui est totalement opérant, est le refus de l’obstination déraisonnable, de l’acharnement thérapeutique, dont la définition est de prodiguer des soins et des traitements inutiles, disproportionnés ou n’ayant d’autre effet que le seul maintien artificiel de la vie. Dans cette possibilité d’arrêter les traitements, la loi ne bloque rien. Elle confère, au contraire, une dimension fondamentale dans le soin, qui est la recherche du traitement adapté, de la proportionnalité des soins. Les questions importantes à se poser en matière de soins sont, en effet : quels sont les objectifs des thérapeutiques ? Sont-elles en accord avec les souhaits du patient ? Qu’est-il dit au patient et à l’équipe ? Sur quoi s’appuie-t-on pour bâtir ces objectifs ? Les construit-on en commun ? Toutes ces questions sont prises en compte par la loi. En ouvrant la possibilité de refuser des traitements, elle oblige à réfléchir aux soins adaptés, proportionnés à l’état du patient et à ses souhaits. C’est un levier fondamental, qui vient bousculer beaucoup de pratiques et de formations.

Le deuxième repère donné par la loi – et il est très important – est l’obligation, quelle que soit la décision prise par le patient ou par la procédure collégiale concernant la fin de la vie, de proposer de mettre en œuvre des soins palliatifs. Cela procède de l’équité. Sans cette disposition, le dispositif serait déséquilibré. Le tragique exemple du jeune Hervé Pierra, à qui l’on n’a pas offert de soins palliatifs – ce qui est inadmissible ! – montre que cette disposition est fondamentale. Elle n’est peut-être pas si simple, mais elle doit être mise en œuvre. Il est de la responsabilité du médecin qui prend en charge le patient de proposer des soins adaptés et, si besoin, des soins palliatifs.

Le troisième repère fort est la place accordée à la parole du patient et sa prise en compte avant tout autre considération, ce qui s’accompagne de dispositions permettant au patient d’exprimer ou non ses souhaits, ses choix concernant, notamment, les thérapeutiques en fin de vie.

Cela constitue un changement culturel, une modification de la relation entre le malade et le médecin et institue des rapports plus équilibrés et plus respectueux de la place de chacun et de la qualité de l’échange.

La mise en avant de la place du patient soulève de multiples interrogations. La première est celle du choix éclairé. Comment donner les informations ? De quelles informations dispose le patient ? Ces aspects sont aussi de la responsabilité du médecin. Que va en faire le patient ? Lui laisse-t-on le temps de cheminer avant de lui demander de prendre une décision ? Je constate encore souvent que des diagnostics, des sentences sont posés de manière très abrupte et violente. La seconde question tient à la responsabilité, d’abord du patient lui-même – est-il la personne toujours la plus compétente pour porter des choix le concernant ? –, ensuite des acteurs du soin, notamment des médecins en matière, d’une part, d’information et, d’autre part – c’est ce qui est fondamental – d’accompagnement du patient dans son cheminement.

La loi du 22 avril 2005 est profondément éthique. Elle met en avant, non pas des solutions, mais un cheminement. En cela, elle est, si je puis exprimer ce mot, monsieur le président, révolutionnaire !

M. Jean Leonetti : Dans ce contexte le terme est plutôt flatteur…

M. Godefroy Hirsch : Accompagner le patient et sa famille, après un choix éclairé, dans le refus de certains traitements représente un cheminement douloureux. Vous avez entendu des témoignages de soignants, de familles et d’associations s’occupant de patients atteints de sclérose latérale amyotrophique et vous savez combien les enjeux autour de la fonction vitale qu’est la respiration nécessitent un vrai accompagnement. C’est de la responsabilité médicale. La loi est exigeante pour les soignants, et c’est bien.

Le troisième élément fourni par la loi, qui est aussi, un levier, permet de répondre à la question : « que faire face à l’incertitude et au doute ? ». Il ne s’agit pas de l’incertitude sur le pronostic, l’évolution, mais sur le patient lui-même, sur ce qu’il ressent, sur ses choix – ce qui ouvre la porte aux directives anticipées et à la personne de confiance –, ainsi que sur les proches du patient et sur les soignants : sur le soin le plus adapté, la décision la plus respectueuse de la personne. Face à toutes ces incertitudes, la loi met en avant la primauté de la réflexion en commun : la procédure collégiale. Cela aussi est extrêmement novateur et va à l’encontre d’un certain nombre de fonctionnements et d’habitudes. Nous n’avons pas été formés à cela.

Je ferai trois remarques pour répondre à votre question, monsieur le président, sur les évolutions possibles de la loi.

Nous pensons tout d’abord que la procédure collégiale, actuellement surtout à l’initiative des médecins, doit pouvoir être déclenchée par les familles, les proches et les membres de l’équipe soignante.

Il est également très important, même si cela ne dépend pas de la loi d’inciter fortement à la présence des membres des équipes ressources en soins palliatifs dans la réflexion collective. Ces équipes recèlent de vraies compétences, tant dans la prise en charge symptomatique que dans la réflexion éthique.

Enfin, il faut s’appuyer sur les recommandations de bonnes pratiques.

J’insiste aussi sur l’importance donnée à l’écrit, sur l’obligation traçabilité, qui procède également de l’éthique. Un collègue pneumologue qui travaille en soins palliatifs m’a rapporté un jour les paroles d’un de ses maîtres qui étaient restées gravées dans son esprit : « Ce qui ne peut pas être écrit ne doit pas être fait. » Cette remarque caractérise la loi Leonetti : elle enjoint non seulement de discuter et d’échanger les points de vue afin de parvenir à la moins mauvaise décision, c’est-à-dire à la plus respectueuse du patient, mais encore d’inscrire à la fois la décision, la manière dont on y est arrivé – c’est ce que signifie l’expression « décision motivée » – et la manière dont on va mettre en œuvre cette décision. Procéder ainsi est fondamental car cela permet la confrontation avec les recommandations de bonnes pratiques afin de voir si l’on est toujours dans un soin adapté.

La loi propose une ouverture, probablement beaucoup plus importante qu’on ne le pense.

J’en viens aux leviers qui pourraient permettre que la loi soit appliquée et s’inscrive vraiment dans le « prendre soin » tout au long de la maladie et non seulement en fin de vie.

Le premier levier, qui a déjà été évoqué, est la nécessité d’une information sur la loi et d’une véritable pédagogie, d’abord vers le grand public. En conférant de nouveaux droits aux personnes, la loi a une dimension citoyenne et doit donc être explicitée de manière claire et généralisée. Actuellement, elle l’est surtout par les acteurs de soins palliatifs. Vous êtes souvent sollicité, monsieur le président, pour participer à des temps d’information. C’est indispensable. Je souligne à ce propos le remarquable travail des associations de bénévoles et des réseaux qui organisent de nombreuses soirées thématiques grand public. Il faut informer chaque citoyen non seulement des dispositions de la loi mais également de ce que cela signifie pour lui. Très peu de citoyens connaissent les directives anticipées. Des écoutantes du centre de ressources national soins palliatifs – la ligne « Accompagner la fin de la vie » – m’ont cependant indiqué qu’à la suite d’un reportage, de plus en plus de familles demandent la marche à suivre pour rédiger des directives anticipées.

Au-delà des informations pratiques, il faut aussi s’inscrire dans une dimension d’éducation et de prévention afin d’éviter les situations de souffrance et d’abandon qui sont le lit des demandes d’euthanasie.

À plus long terme, il s’agit de modifier nos représentations de la fin de la vie, actuellement très marquées. Pouvoir parler de la fin de la vie et de la mort autrement qu’au travers des affaires médiatiques ressort d’une démarche citoyenne. Des propositions ont ainsi été faites pour conduire cette démarche en lien avec l’Éducation nationale afin de pouvoir parler de ces enjeux aux adolescents et aux jeunes adultes dans les lycées.

Investir le champ de la communication et de l’information est indispensable. Cela n’a pas été fait, il faut le reconnaître, à la hauteur des enjeux. Il y faudra un engagement fort des pouvoirs publics et du monde politique. Cette remarque s’adresse donc à vous…

La formation des professionnels de la santé est un autre levier essentiel. Personne ne remet en cause la qualité de la formation des médecins dans le référentiel biomédical. En revanche, pour ce qui est de la capacité d’écouter, de percevoir la complexité de certaines situations, de saisir les tenants d’une décision médicale, nous avons d’énormes progrès à faire, dans la formation initiale comme dans la formation continue. Beaucoup d’internes en médecine générale que je rencontre lors de leur soutenance de thèse me font remarquer qu’ils ne voient jamais dans les services de démarche collective de prise de décision. Celle-ci est encore souvent portée par une seule personne. Il est impératif de former les médecins à la complexité et de leur montrer l’intérêt de l’interdisciplinarité. Dans certaines facultés sont organisés des groupes de rencontre réunissant des jeunes médecins, des étudiants en médecine, des infirmières et des sages-femmes autour de cas cliniques difficiles et de situations complexes qui permettent de comprendre l’intérêt fondamental de toujours se placer dans une réflexion en commun. Il faut que la formation des professionnels de la santé bouge. C’est l’un des axes du programme pour le développement des soins palliatifs.

Troisième levier possible : mieux connaître les pratiques mises en œuvre lors de la fin de vie et les conditions de cette dernière. Si des études cliniques sont réalisées, peu le sont dans une approche globale, prenant en compte à la fois la dimension sociologique et épidémiologique. Il faut absolument les développer même si ce n’est pas simple : selon quels critères qualifier la qualité d’une prise en charge palliative, la satisfaction des soignants, des familles, voire des patients ?

Quatrième levier : il faut tout mettre en œuvre pour faire reconnaître et valoriser la démarche éthique dans les soins et les soins palliatifs. Ce sera compliqué et nécessitera certainement un ensemble de propositions. Actuellement, que l’on tienne, dans une situation complexe, une réunion interdisciplinaire ou deux pour voir comment s’adapter au mieux à un patient ne change rien en termes de T2A. Il faut réfléchir à la manière de valoriser cette démarche, en institution ou à domicile. Le financement est un vaste problème. Mais il est extrêmement important. Sans soute faut-il miser sur l’évaluation des pratiques professionnelles : dans un monde qui valorise le faire et l’activité, il faut voir comment cette démarche de qualité qui passe aussi par l’écoute, par la disponibilité, peut être reconnue comme un acte fondamental du soin.

Les soins palliatifs doivent aussi jouir d’une plus grande reconnaissance universitaire.

Les enjeux autour des questions des soins palliatifs et de la fin de vie sont considérables. Il s’agit de droits des personnes, d’accès aux soins, de qualité de la prise en charge pour des personnes qui sont dans un état de grande vulnérabilité. La question qui se pose à la société est de savoir comment elle veut que soient prises en charge les personnes confrontées à la maladie grave. Nous défendons la thèse – qui est très partagée – que la solidarité et l’humanité sont des notions fondamentales qui doivent être au cœur du positionnement social et politique d’une société attentive à la souffrance des autres. Il est aussi de la responsabilité des pouvoirs publics et des élus de faire prévaloir ces notions.

M. Jean Leonetti : Je vous remercie. Je vous poserai trois questions concernant des mesures permettant d’améliorer la démarche palliative.

Compte tenu du flou qui entoure la réalité concrète de la fin de vie en France, ne faudrait-il pas créer un observatoire des pratiques en fin de vie précisant l’accompagnement, les moyens disponibles, la qualité des soins apportés, l’écoute du malade ? Comment verriez-vous la composition et les missions d’un tel observatoire ?

Pour démocratiser le débat, vous avez avancé l’idée que la procédure collégiale, qui examine la proportionnalité des soins, puisse être déclenchée par d’autres personnes que le seul médecin. Cela pourrait être fait, selon nous, selon deux voies déjà définies par la loi : soit la directive anticipée, soit la directive anticipée associée à la personne de confiance qui serait l’interlocuteur privilégié pouvant demander une démarche collective. Nous craignons, en effet, si le déclenchement peut être fait par tout le monde, de créer des situations de conflit. On peut imaginer qu’un membre de la famille demande le déclenchement de la procédure collégiale tandis qu’un autre le refuse ou encore qu’un membre de l’équipe soignante le demande dans un contexte de situation éventuellement conflictuelle avec le médecin référent. Comment verriez-vous l’encadrement de cet élargissement des possibilités de procédure collégiale ?

Enfin, le meilleur bénévole auprès d’un « mourant » est encore sa famille, en particulier son conjoint, d’autant que l’on sait que les bénévoles sont – et ce dans tous les domaines – de plus en plus difficiles à obtenir et doivent avoir suivi une formation. Les proches qui ont témoigné ont déclaré qu’ils étaient devenus des soignants à part entière et qu’ils exécutaient des gestes techniques qu’ils avaient appris auprès de l’équipe médicale. Ne pourrait-on pas, dans ces conditions, envisager un congé d’accompagnement de fin de vie ? Nous avons tous la préoccupation du coût de la santé mais le coût de cet accompagnement serait peut-être « rentable », à la fois sur le plan humain et sur le plan financier dans la mesure où il pourrait quelquefois éviter une hospitalisation ou la venue d’une équipe de soignants. De même qu’un congé est accordé pour accueillir un enfant, on pourrait en prévoir un pour accompagner un mourant.

M. Godefroy Hirsch : Je suis tout à fait d’accord avec vous sur la nécessité – j’y ai d’ailleurs insisté – de mieux connaître ce qui se passe en fin de vie : ses conditions, les pratiques mises en œuvre, l’application de la loi. Aucune étude, par exemple, n’a été menée sur le nombre de patients ayant rédigé des directives anticipées.

Une meilleure connaissance des conditions de vie passera par une incitation forte à des travaux de recherche sur les critères à retenir pour donner une lisibilité à des dimensions de la vie qui sont parfois bien difficiles à mettre en mots ou à peser.

Un observatoire des pratiques en fin de vie devra nécessairement réunir des représentants d’autres sociétés savantes car les réflexions comme les interrogations sur la fin de vie, donc sur la vie, doivent être le plus largement partagées et ouvertes à d’autres regards – sociologiques, philosophiques – qui aideront à poser les bonnes questions.

L’observatoire devra être créé pour un temps suffisamment long et être en lien avec le Comité Consultatif national d’éthique, le Centre de ressources national en soins palliatifs et, bien sûr, la société française. Cela étant, si la réflexion sur la fin de vie doit être portée par le plus grand nombre, l’observatoire devra rester assez opérationnel car il aura la charge de promouvoir des études, des recherches et de donner des axes. Cette idée mérite vraiment d’être creusée.

J’ai l’impression que la procédure collégiale suscite beaucoup d’appréhension. Elle est souvent considérée comme source de conflits et l’on semble redouter une sorte de judiciarisation. Or ce n’est pas la pratique que nous en avons en soins palliatifs. La pluridisciplinarité est un levier pour déterminer le soin adapté. Personnellement, je n’y vois que du bien et je ne vois pas trop ce qu’il y a à en craindre. Il ne faudrait pas penser qu’elle puisse être le lieu où se régleraient des comptes. Là encore l’accompagnement et la prévention sont primordiaux. Je suis persuadé que, si les familles étaient mieux accompagnées au cours de la maladie et des dernières phases de la vie, on assisterait à beaucoup moins de confrontations.

Faut-il lier le déclenchement de la procédure collégiale aux directives anticipées, en l’y inscrivant ou en en confiant le soin à la personne de confiance ? Peut-être. Je crois surtout qu’il faut que cette procédure se vive en mettant à plat les éventuels conflits et divergences. Ce sont ceux qui ne la vivent pas assez qui la craignent.

J’aurai un petit point de discordance avec vous en ce qui concerne l’accompagnement par les proches. Je ne pense pas que l’on puisse les mettre sur le même plan que les bénévoles. Tous participent à l’accompagnement mais le bénévole est un tiers, non impliqué, présent à titre de représentant du corps social dans la disponibilité de son temps. La famille, vous avez raison, est beaucoup plus impliquée dans la démarche d’accompagnement et même de soins, notamment dans le cas des malades dégénératives chroniques.

Nous avions demandé un congé d’accompagnement de fin de vie. La porte ne s’est pas fermée avec le programme présenté en juin 2008 mais on nous en a demandé préalablement une évaluation. Ce serait un message fort du monde politique à l’adresse de la société et une reconnaissance de l’investissement de temps et d’énergie des personnes qui accompagnent un malade. Ce temps est reconnu actuellement dans la loi mais il n’est pas indemnisé, ce qui est anormal.

Pendant les onze années où j’ai été médecin généraliste, je n’ai, personnellement, jamais refusé – je vais peut-être me faire taper sur les doigts par la CNAMTS – un arrêt maladie à une personne pour rester auprès d’un proche. Cela me semble le B.A.-BA de l’humanité et du prendre soin. Le congé entraînera certainement un transfert de charges financières.

M. Michel Vaxès : Quelques réflexions en écho à votre approche extrêmement positive.

Aborder les questions de fin de vie sous l’angle de l’humanité est, en effet, au cœur de notre réflexion. Or, cette recherche d’humanité n’est pas toujours partagée dans le milieu médical où j’ai le sentiment que la technicité a pris le pas sur l’humanité.

Cela me conduit à m’interroger sur la manière dont on peut faire partager des valeurs. Celles-ci ont-elles toute leur place dans la formation à l’activité médicale – à l’art médical ? Vous avez insisté, à juste titre, sur la nécessité d’introduire, dans l’observatoire des pratiques de fin de vie, des référents philosophiques, psychologiques et sociologiques afin de multiplier les regards sur ces pratiques et de permettre leur évolution.

La disparité de l’accès aux soins sur le territoire fait que certains usagers du soin médical se retrouvent dans des situations quelquefois insupportables, qui les poussent à demander l’euthanasie : nous avons entendu des témoignages forts qui montrent que des soins palliatifs de qualité modifient complètement les problématiques auxquelles sont confrontés les usagers. Les équipes mobiles de soins palliatifs et les soins à domicile sont, de ce point de vue, un complément nécessaire des unités de soins palliatifs. Il faut donc leur donner les moyens de fonctionner.

La formation médicale, initiale et permanente, à l’humanité de l’art de pratiquer la médecine se heurte, par ailleurs, à la T2A quand on sait que quinze séjours de vingt-et-un jours correspondent à quinze forfaits séjour tandis que 150 séjours de trois jours sont comptabilisés dix fois plus. Compte tenu de l’insuffisance des moyens, la tentation est grande d’affaiblir l’intention louable d’accompagnement, voire de se livrer à quelque gymnastique autour des lits dédiés. Il faudra sans doute envisager quelques modifications pour que les soins palliatifs occupent la place qu’ils méritent dans le secteur des soins.

Cela étant, il peut y avoir des situations où la personne en fin de vie estime, elle-même directement ou son entourage, qu’il faut faire cesser ses douleurs et ses souffrances. Les moyens de le faire existent mais ne sont pas toujours bien maîtrisés. Le recours à la sédation peut être une réponse, à un moment donné, à des situations de fin de vie qui ont perdu toute humanité. Je ne pense pas, pour ma part, qu’il soit hypocrite de recourir à de telles pratiques. Je souhaite avoir votre appréciation à ce sujet.

M. Godefroy Hirsch : Je partage la majeure partie de votre propos concernant la formation et le financement.

Pour les interrogations au sujet de la sédation, on peut distinguer plusieurs portes d’entrée. Vous avez évoqué la demande du patient de faire cesser ses douleurs et ses souffrances. C’est la question principale dans le cadre des soins palliatifs. Le premier travail dans une démarche palliative est d’aller auprès du patient et d’écouter sa demande, quelle qu’elle soit, y compris, bien entendu et même surtout, celle de mourir.

Il est évident qu’il faut traiter la douleur. Nous avons maintenant les moyens dans la plupart des cas, non pas de parvenir à une absence totale de douleur – on est un peu revenu de la notion d’hôpital sans douleur, un objectif de « zéro douleur » étant illusoire – mais, de diminuer de manière très significative la douleur. Cela suppose une compétence et une technicité. Il est nécessaire, beaucoup plus qu’on ne le pense, de diffuser les savoirs en ce domaine. Il y a plusieurs types de morphine et plusieurs manières de l’administrer.

Si la douleur, c’est « avoir mal », la souffrance, c’est « être mal ». Faire cesser la souffrance est un objectif difficile à atteindre. En revanche, il est possible de la soulager, de la diminuer. Des études réalisées, aux États-Unis et en Europe, sur les raisons des demandes d’euthanasie, il ressort que la base de la souffrance est le fait de se sentir une charge, de ne pas être autonome, d’être dans un sentiment d’indignité, d’avoir peur des conséquences de sa mort sur ses proches, de souffrir au sens d’être douloureux. La souffrance résulte de multiples facteurs. Notre pratique en soins palliatifs nous permet d’affirmer que nous avons aussi les moyens de soulager la souffrance. Cela étant, il faut rester humble et honnête. Face à la souffrance existentielle ou spirituelle – la question du sens de la vie –, notre place est d’abord d’être aux côtés de l’autre, de pouvoir l’entendre, de pouvoir être son témoin. Il ne faut pas penser qu’il existe des solutions toutes faites. C’est toute la dimension de l’accompagnement : être d’abord présent auprès de l’autre.

La SFAP s’intéresse depuis longtemps à la sédation pour une détresse en phase terminale, Sylvain Pourchet est venu vous en parler. Nous avons revisité en 2004 nos premières recommandations, émises en 2002. Nous travaillons actuellement sur le sujet, en lien notamment avec la Haute Autorité de santé. Nous cherchons à déterminer les bonnes pratiques de cheminement et de réflexion sur la sédation dans les situations complexes.

Il faut avoir des repères clairs en la matière. La sédation n’est pas une solution toute faite, d’application automatique. Cela ne peut que conduire à des dérives et l’on en voit parfois. La sédation prend cœur dans l’action de soigner. Nous pouvons réaliser, à un moment donné, qu’il n’y a peut-être pas de meilleure – ou de moins mauvaise – solution que de plonger artificiellement le patient dans un « coma » pour qu’il n’ait plus conscience de ce qu’il vit. Mais cette démarche s’inscrit dans une pratique médicale, entourée par des recommandations : elle doit s’intégrer dans un cheminement qui tienne compte de ce qu’a dit le patient, de ce qu’on perçoit de la situation et doit toujours être une dimension du soin. Le plus difficile n’est pas de mettre une sédation, mais d’élaborer une réflexion et des actions de soins adaptés jusqu’au bout. La sédation peut paraître une action de soin adaptée dans certains cas et pas dans d’autres, même face à des situations de souffrance.

Les recommandations indiquent certaines situations où la sédation a toute sa place, à condition, encore une fois, qu’elle ait été anticipée et décidée. Sylvain Pourchet vous en a longuement parlé. Il s’agit des situations d’urgence, avec mise en jeu d’une fonction vitale, comme la fonction respiratoire chez les patients atteints de SLA. Certains malades nous demandent quel choix il leur reste s’ils ne choisissent pas l’assistance respiratoire, sous quelque forme que ce soit : ventilation non invasive avec le masque ou trachéotomie. Il faut – bien avant de se trouver dans une situation dramatique – commencer à leur parler de la sédation en précisant que, face à une situation de détresse, s’ils estiment qu’une intubation et la mise sous respirateur seraient de l’obstination déraisonnable, il n’y aura peut-être pas d’autre moyen que de les sédater. Ceux qui ont l’habitude de travailler avec les patients peuvent témoigner que cela nécessite un long cheminement d’explication et d’accompagnement, pour parfois, en définitive, ne pas recourir à la sédation. Dans ma pratique à domicile, j’en ai très peu fait. Les patients décèdent souvent dans des tableaux beaucoup moins catastrophiques qu’on ne le pense. Il faut concevoir la sédation comme une action de soin possible, à condition qu’elle s’inscrive toujours dans une démarche éthique du prendre soin et du soin adapté. Rien ne serait pire que lui donner un caractère automatique, notamment dans les situations de souffrance où notre capacité de « faire », de répondre dans l’acte, est parfois assez faible. Cela étant, il ressort de notre pratique, que, quand on accompagne le malade, la famille et les soignants, cette souffrance diminue.

La sédation doit être encadrée. Travailler aux recommandations de bonnes pratiques est le rôle de la société française et c’est ce que nous faisons. La sédation peut être un soin possible – des études, comme celle coordonnée par Jean-Michel Lassaunière, montrent que, même en soins palliatifs, on la pratique très rarement –, mais veillons à l’inscrire dans une perspective du prendre soin et confrontons la réalité de ce qui est fait avec les recommandations de bonne pratique. C’est ainsi que l’on évitera les dérives.

M. Jean Leonetti : Vos propos suscitent une autre question. Je suis d’accord avec vous pour considérer que la sédation ne doit pas être systématique, que c’est une démarche médicale et non une alternative à l’euthanasie. Nous nous sommes rendus la semaine dernière aux Pays-Bas, à Amsterdam et à La Haye : alors que la courbe d’euthanasie officielle chute et que celle des unités de soins palliatifs augmente, celle des sédations terminales connaît une très forte progression. De la même manière que certaines personnes font valoir qu’une loi qui leur permettrait d’avoir la mort quand ils le souhaiteraient les rassurerait, au moment où ils parlent, dans l’issue de leur maladie, ne peut-on considérer que la possibilité de recourir à la sédation dans une situation d’abandon, de souffrance, serait un élément rassurant pour le malade qui avance dans une phase importante de sa maladie grave ?

Par ailleurs, quand le médecin – ou le malade – considère qu’il est temps d’arrêter les soins ou de ne pas mettre en œuvre de nouvelles thérapeutiques, ne considérez-vous pas que l’arrêt des traitements de survie entraîne des symptômes visibles dont il est difficile d’apprécier la portée puisque le malade est souvent dans le coma mais et qu’il n’a pas sa conscience totale ? Lorsqu’on arrête un respirateur, une réanimation, des soins qui maintiennent en vie, le recours à la sédation n’est-il pas quasiment légitime à la fois pour le corps dont la vie s’en va, pour l’entourage qui a droit à un corps mourant apaisé et non pas convulsif – dans l’affaire Pierra, vous avez qualifié de scandaleuse l’absence d’accompagnement – et pour l’ignorance que nous avons de la souffrance d’un nourrisson, par exemple ? Dans ces cas, le risque n’est-il pas plus de ne pas utiliser la sédation que de l’utiliser de manière abusive ?

M. Michel Vaxès : L’essentiel, ce sont les fins, c’est-à-dire les objectifs poursuivis…

M. Godefroy Hirsch : Les visées !

M. Michel Vaxès : L’objet des soins palliatifs est, vous l’avez développé, d’éviter des réponses trop précipitées. Or, dans certaines circonstances, il y a insuffisamment d’écoute et insuffisamment de compétences. Lorsque des patients en fin de vie et leur entourage sont dans une souffrance à laquelle il n’est pas apporté de réponse faute de moyens, ne faut-il pas les apaiser de la seule façon qui reste, donc recourir à une sédation, qui peut d’ailleurs ne pas être définitive ?

M. Godefroy Hirsch : Ma première remarque sera celle d’un soignant : il faut tout centrer sur le patient – ce qui renvoie à la question de la compétence. Qu’est-ce qu’un professionnel de santé peut percevoir de ce que vit le patient ? Plus prosaïquement, quelle est la souffrance ou la douleur ressentie par les patients dans le coma ?

Nous avons les moyens d’évaluer la douleur, si tant est que le coma ne soit pas trop profond, de la même manière que nous pouvons évaluer la douleur d’un nourrisson, à terme ou prématuré. Les pédiatres ont énormément travaillé sur le sujet et établi des échelles d’hétéro-évaluation de la douleur. On recherche des éléments objectifs – fréquence cardiaque, rythme respiratoire, contracture du visage – validés dans des échelles pour essayer de répondre à la question fondamentale : « est-ce que ce patient inconscient éprouve de la douleur ou non ? » Évaluer la douleur d’un patient inconscient ou qui ne parle plus est un exercice difficile, quel que soit son âge. S’ouvre là un premier champ de compétences. Je pense, personnellement, que le risque serait qu’on sédate trop et qu’on ne traite pas assez la douleur.

Je crois que la douleur peut exister chez un patient dans le coma. Il est un principe selon lequel, en termes de douleur, le doute doit bénéficier au patient. Si l’on se demande si un patient a mal ou non, le soin le plus adapté est un traitement antalgique. Dans les situations complexes de patients inconscients, il faut, d’abord, porter un regard de professionnel. Or les compétences en la matière ne sont pas aussi diffusées qu’on le croit.

Quant à la souffrance, morale ou existentielle, chez un malade inconscient, elle soulève plutôt, vous l’avez dit, monsieur le président, des questions auxquelles nous n’avons pas de réponse. Cela étant, je ne suis pas sûr que cette interrogation justifie la mise en place d’une sédation, d’autant que cette dernière a pour but d’amener à un état d’inconscience et que l’on parle là d’une personne déjà dans le coma !

En revanche, il faut absolument traiter des symptômes d’inconfort. Lors d’une rencontre sur un plateau de télévision, la première question que m’ont posée M. et Mme Pierra a été de savoir s’il aurait fallu sédater leur fils. Je leur ai répondu : « Peut-être pas. Mais, ce qui est sûr, c’est qu’il fallait lui administrer des traitements pour qu’il soit plus confortable. » De tels traitements existent pour les convulsions et les inconforts.

Désolé de ces considérations un peu techniques et pointues mais elles visent à vous montrer que la sédation est une décision médicale, qui doit rester pensée et adaptée à ce que vit le patient.

M. Jean Leonetti : Vous êtes un déclencheur de questions…

M. Godefroy Hirsch : C’est la caractéristique des soins palliatifs : beaucoup de questions, pas beaucoup de réponses.

M. Jean Leonetti : Vous avez dit qu’en cas de douleur, le doute doit bénéficier au malade et qu’il faut lui administrer un antalgique. Prenons le cas Pierra – bien que je sache que l’on ne devrait pas essayer d’avoir une réflexion globale à partir d’un cas particulier. Un médecin de soins palliatifs est venu voir le jeune Pierra et a conseillé de suivre pas à pas la démarche préconisée dans la loi. Pour des raisons diverses que l’on n’a pas à juger, l’équipe soignante a fait preuve d’incompétence à mettre en œuvre cette démarche. La moins mauvaise solution eût quand même été qu’il ait une sédation terminale profonde. Cela aurait évité la situation d’inconfort qu’il a connue pendant une semaine. On ne peut pas ne pas se poser la question.

M. Godefroy Hirsch : La question à se poser est celle du juste soin à ce moment-là. L’inconfort doit être pris en charge. Cela passe-t-il obligatoirement par une sédation ? Non ! Mais cette dernière peut être, à certains moments, une réponse adaptée.

Nous sommes là au cœur du sujet. La remarque qu’a faite M. Vaxès tout à l’heure est fondamentale. En élu, il connaît bien les réalités de terrain. Il sait que les conditions de la fin de la vie sont loin d’être satisfaisantes.

Comment faire face à une situation qui paraît insupportable ? Il faut être extrêmement vigilant sur ce que l’on pourrait proposer. Je ne suis pas totalement sûr que proposer une sédation soit la moins mauvaise des solutions.

Il règne une confusion à ce sujet. C’est une pratique extrêmement précise, il faut lire les recommandations de la SFAP. La sédation est réalisée avec certains médicaments dont il ne faut donner qu’une petite dose et qui doivent être utilisés d’une manière précise. Sans entrer dans tous les détails techniques, je précise encore qu’elle doit pouvoir être levée et que l’état du patient doit faire l’objet d’une surveillance attentive. D’un point de vue médical, la sédation demande une technique.

Je perçois votre bienveillance derrière vos questions mais il faut être très vigilant à ne pas faire écho à un discours fréquent qui veut donner l’illusion de contrôler la mort et le mourir. En caricaturant votre question, on pourrait la poser sous la forme suivante : « La sédation peut-elle être une réponse à un manque en soins palliatifs ? » Ma réponse serait que cela n’aurait plus aucun sens, en termes de visée, de soins et de bienfaisance. En dehors d’une pensée du soin, la sédation peut être tout et n’importe quoi.

Ce qui est au cœur de notre métier, c’est ce qui nous fait Homme, c’est-à-dire la part de douleur, qui est un phénomène plus global qu’on ne le pense, et de souffrance inhérente à la condition humaine, ainsi que la manière dont les deux s’incarnent pour chaque individu, de manière différente, dans son histoire. Je ne dis pas qu’il faut laisser les gens souffrir. Mais il faut accepter qu’il y ait des questions auxquelles nous ne sommes pas capables – le serons-nous un jour ? – d’apporter des réponses.

Le soulagement de la souffrance passe par des actions de soin mais plus encore par le fait d’être là, d’être à côté. D’où la nécessité de former les médecins à la dimension d’humanité, c’est-à-dire à ne plus penser l’autre comme une compilation d’organes mais comme un être unique, singulier, auquel nous essayons d’amener nos compétences et notre formation en respectant ce qu’il a à nous dire, en n’essayant pas de lui faire miroiter des solutions miracles, mais en s’autorisant d’être parfois dans le doute et de le partager. On n’aura pas trouvé de solution à tout mais on sera dans une dimension humaine auprès de l’autre.

M. Michel Vaxès : Cela nécessite sans doute qu’il y ait un consensus sur ce qu’est la personne, mais cela ouvre un autre débat…

M. Jean Leonetti : …qui nous éloignerait de la sédation.

Je vous remercie, monsieur Hirsch, d’avoir répondu à certaines de nos questions brutales et simplistes par des réponses qui rappelaient la complexité du sujet.

Audition de Mme Martine Nectoux, infirmière clinicienne


(Procès-verbal de la séance du 9 septembre 2008)

Présidence de M. Jean Leonetti, rapporteur

M. Jean Leonetti : Comme vous le savez, madame, notre mission a le souci de privilégier les acteurs de terrain. C’est à ce titre que vous êtes conviée à vous exprimer.

Vous êtes infirmière coordinatrice, responsable d’un réseau de soins infirmiers à domicile à Montpellier. Parallèlement à ces fonctions de terrain, vous avez participé à la rédaction d’ouvrages collectifs infirmiers qui font autorité. Vous êtes également membre de commissions et de groupes de travail en matière de soins palliatifs et vous intervenez régulièrement dans des colloques et des congrès sur ces questions essentielles.

Une de nos problématiques est de tenter d’évaluer des éventuelles défaillances de la prise en charge des personnes en fin de vie dans notre pays ou, pour parler plus positivement, de dégager des marges d’amélioration possibles. En effet, la loi est peu connue, mal appliquée et nous nous heurtons à des réticences que l’on pourrait qualifier de « culturelles ».

Votre expérience pratique et vos réflexions nous sont fort utiles. Comment faire en sorte que cette loi corresponde mieux aux attentes de la société et des personnes en fin de vie ?

Mme Martine Nectoux : Je vous remercie de l’honneur que vous me faites aujourd’hui en m’invitant à parler d’un sujet qui m’accompagne depuis vingt ans dans mon activité infirmière, tant au chevet du malade à l’hôpital et à domicile que dans les enseignements qu’il m’est donné d’offrir.

Même si nous constatons tous que cette loi est méconnue et mal appliquée, je tiens à vous dire tout l’espoir qu’elle a suscité chez les soignants en 2005, ainsi que les perspectives d’évolution qu’elle présente encore aujourd’hui. Elle pose un cadre structurant, se veut protectrice, tout en offrant des espaces de possibles dans une dynamique de progrès médico-techniques et humanistes, dans le respect du malade et de sa parole, voire de son porte-parole. Indispensable soutien dans notre questionnement éthique et la recherche constante du sens donné à nos soins, elle est aussi un garde-fou précieux contre certaines dérives.

Serait-il légitime de modifier son contenu ou plutôt de se donner les moyens de l’appliquer judicieusement et efficacement ? Face à cette interrogation et en imaginant bien sûr que ces commentaires s’inscrivent dans un contexte où la connaissance de la loi est effective, examinons quelques points qui pourraient constituer un frein à son application.

Même si le cadre est posé clairement, le processus d’accompagnement qui en découle me semble être la difficulté majeure à faire vivre pleinement cette loi. Le principe d’obstination déraisonnable et de limitation ou d’arrêt de traitement, auquel nous ne pouvons que souscrire, engendre parfois un douloureux inconfort, voire une impossibilité de parole pour le médecin référent comme au sein de l’équipe soignante. Ce problème dans la relation thérapeutique, ce savoir-faire, ou plutôt ce « savoir-être » ne peut trouver sa réponse dans la loi. Néanmoins, comment envisager l’avenir sans mettre en œuvre les moyens indispensables pour faciliter ce dialogue au cœur du soin ? La mise en mots, la qualité de l’accompagnement seront déterminantes, on le voit tout particulièrement avec l’article 6, le choix du malade de refuser un traitement conduisant le médecin à l’informer des conséquences de ce choix.

Comment s’y prendre ? Comment être à la fois dans l’empathie, le respect, et gérer sa frustration, sa colère parfois, le sentiment d’échec dans sa capacité à convaincre, sans parler des peurs à venir dans la gestion d’une nouvelle stratégie thérapeutique ? Notons d’ailleurs que le sentiment d’impuissance peut engendrer une parole violente allant parfois jusqu’à demander au patient d’aller mourir ailleurs s’il refuse les soins qu’on lui propose.

Il faut bien avouer la complexité de mettre en mots le risque encouru. Nous sommes confrontés à une parole périlleuse, pouvant offrir le sublime d’une grande authenticité, mais aussi le sordide d’un vécu douloureusement énoncé par le malade si l’intentionnalité et le contrat de non abandon ne sont pas suffisamment explicites.

Cette remarque concerne au premier plan le médecin, mais il engage tout autant l’infirmière dans son rôle d’exécutante des prescriptions. L’article 4, rappelant que le médecin sauvegarde la dignité du mourant et assure la qualité de sa fin de vie, lui fait porter une responsabilité individuelle. Nous savons combien l’engagement de toute une équipe et la responsabilité collective sont les fondements de la culture palliative au service d’une qualité de soins personnalisés. Ce fonctionnement interdisciplinaire mériterait sans doute d’être souligné plus clairement dans la loi. Par ailleurs, celle-ci n’engage la mise en œuvre d’une procédure collégiale que dans les cas où le patient est hors d’état d’exprimer sa volonté ou s’il est question de limitation ou d’arrêt de traitement. Ne pensez-vous pas que cette collégialité devrait être encouragée plus largement, pour faire évoluer les mentalités et faciliter la cohérence et la cohésion d’une équipe dans la complémentarité de ses compétences ? Devant toute décision difficile, il serait bon que cette procédure voie le jour, car elle ouvrirait l’espace du soin vers une nouvelle relation.

L’article 11 ouvre la possibilité à toute personne majeure de désigner une personne de confiance. Je ne reviendrai pas sur la confusion entre cette personne de confiance et la personne à prévenir. Néanmoins, si cette démarche pouvait s’inscrire hors du contexte de l’urgence, de l’hospitalisation, très en amont, dans un climat relativement serein, elle trouverait sans doute tout son sens et contribuerait à une réflexion sociétale impliquant chacun de nous dans une solidarité citoyenne. J’ai fait l’expérience d’inviter des personnes bien portantes à se placer dans cette perspective et j’ai pu mesurer les prises de conscience qui en découlaient, en particulier en termes d’engagement et de responsabilité.

Cette désignation est faite par écrit, selon la loi. Serait-il nécessaire de préciser que cette information puisse s’inscrire, le cas échéant, dans le registre du secret médical, si le malade et sa personne de confiance le souhaitent ? Cette perspective permettrait d’encourager l’usager de soins à faire un choix. Elle éviterait des sources de conflit dans certaines familles.

Les articles 10 et 11 évoquent l’identification de l’activité palliative des services dans les établissements de soins. Mais qu’en est-il de cette activité à domicile ? Comment la loi pourrait-elle faciliter sa « traçabilité » et les moyens nécessaires pour soutenir le travail des professionnels libéraux des hospitalisations à domicile ou des services de soins infirmiers à domicile comme le nôtre ? Comment définir et reconnaître la place de la coordination, indispensable à la qualité des soins, en adéquation avec le projet de vie du malade ? Son parcours de soins est jalonné, on le sait, d’hospitalisations multiples. Les médecins généralistes expriment leur malaise lorsqu’ils sont confrontés au retour à domicile du malade sans autre projet thérapeutique que d’y finir sa vie et, souvent, sans anticipation des moyens nécessaires à son accompagnement.

Cette dernière remarque me conduit à parler de mon activité clinique, consciente que cette loi n’aura de sens que si elle s’inscrit dans la réalité du terrain. Mon quotidien, hélas, est loin de ce que nous souhaiterions tous constater aujourd’hui. L’heure est grave, en effet, et je ne peux me taire car un silence délibérément choisi pourrait faire le lit d’un débat déplacé. L’hypocrisie aujourd’hui n’est peut-être pas à la place où l’on semble vouloir l’enfermer.

Il me faut oser dire que les personnes âgées, très souvent isolées à leur domicile, souffrent d’un désintérêt fréquent de leurs conditions de vie. Malgré les nombreux dispositifs de maintien à domicile existant, je me dois de vous alerter quant à la montée en puissance du sentiment d’abandon qu’elles expriment et qui se vérifie trop souvent.

Face à l’aggravation de leur état de santé, je constate malheureusement qu’il n’est pas question, dans ce contexte, de risque d’acharnement thérapeutique, mais bien d’abandon de soins. Difficile en effet d’obtenir une consultation à domicile dans un délai raisonnable lorsqu’on estime que, vu son âge, cette personne mérite bien qu’on la laisse mourir en paix, ou lorsque l’on me répond que j’ai une propension à être alarmiste. Comment alors gérer la situation au mieux ? Comment ne pas s’étonner de voir apparaître une demande de mort de la part du malade, puisqu’il sent bien qu’il n’intéresse plus grand monde ?

Je vous livre l’exemple de cette femme, dans un tableau de dyspnée, pour ne pas dire d’asphyxie, face à une hémorragie digestive d’apparition brutale, sans aucun signe précurseur, pour qui on préconise une antisécrétoire gastrique et éventuellement un patch de Fentanyl qui agira douze heures plus tard ; tout cela sans qu’elle ait bénéficié d’une évaluation clinique, et en demandant à la famille de passer au cabinet du médecin, débordé par sa consultation du jour. L’angoisse massive de mort exprimée par cette femme aurait peut-être mérité une sédation, mais cette perspective existe peu à domicile en dehors des situations où une équipe mobile de soins palliatifs ou un réseau viennent épauler le praticien. Comment soutenir le regard de cette femme, alors que l’on sait que les moyens de soulager sa souffrance existent mais que le médecin ne se déplacera pas, que le réseau de soins palliatifs, doté d’un mi-temps médecin et d’un mi-temps infirmier n’a pas la disponibilité dans l’instant et rappelle par ailleurs qu’il se fait un devoir de ne jamais prescrire à la place du médecin référent ? Que dire encore de la possibilité d’intervention de SOS Médecins quand on connaît leur surcharge de travail ? Comment réagir d’un point de vue éthique à de telles situations en sachant qu’à aucun moment l’avis de la patiente n’a été recherché et que cette hémorragie aurait pu peut-être bénéficier d’un traitement curatif ? Elle a 95 ans, m’a-t-on dit ! Pour ma part, je garde en mémoire le souvenir de cette femme encore très active deux jours avant sa mort et je m’interroge sur le risque de dérives en cas de décisions thérapeutiques éclairées par le seul critère de l’âge.

Je pense aux patients âgés douloureux, auxquels ont prescrit du paracétamol en prétextant qu’ils ne supporteraient pas un autre antalgique plus puissant, sans même l’avoir testé. On a évoqué en ce lieu la problématique du suicide du patient âgé. Mais qui d’entre nous accepterait de vivre pendant des mois, voire des années, dans une absence totale de qualité de vie, faute d’une réponse compétente des professionnels de santé ? Comment réagir devant une dénutrition majeure liée à une perte d’appétit causée par la douleur ? Que dire devant les prescriptions massives d’antidépresseurs ? On parle de syndrome de glissement. Mais comment accompagnons-nous nos aînés ? Que leur répondre lorsqu’ils nous demandent d’être hospitalisés avec l’idée qu’ils en ont que, là au moins, ils mourront vite ?

Un autre exemple illustre d’autres problèmes bien réels : celui d’une patiente qui, à la suite d’un accident vasculaire cérébral sévère, se trouve profondément dépendante, en fin de vie, et au chevet de laquelle les infirmières libérales passent beaucoup d’heures, dépassant largement le quota journalier autorisé à facturer. Pour assurer une continuité des soins optimale, nous avions choisi de travailler en collaboration avec un relais de notre service de soins infirmiers à domicile dans une activité de nuit. L’ensemble des prestations infirmières a été à notre charge, comme nous l’a rappelé la CPAM, grevant bien sûr notre budget d’une somme colossale, les tutelles me signifiant clairement que je ne devais pas, à l’avenir, m’engager dans de telles prises en charge. Cette situation n’a rien d’exceptionnel. Dans un secteur d’activité actuellement dépourvu d’hospitalisation à domicile, comment répondre à ce type de demandes ? Développer la présence des garde malades, comme le suggère le futur programme de développement des soins palliatifs 2008-2012, ne changera pas le problème de fond s’agissant du suivi médical. En outre, même si des structures comme la nôtre sont évoquées dans ce même programme, comment pourrons-nous assumer le coût de ces soins, en sachant qu’actuellement on nous alloue une enveloppe budgétaire de 30,71 euros par jour et par personne ? M. Leonetti a dit très justement qu’il fallait écarter tout argument économique et financier de l’argumentaire de fin de vie. Mais on ne peut envisager l’avenir sereinement sans prendre en compte les contraintes budgétaires que l’on nous impose.

Enfin, la pénurie de personnel et des motivations, parfois bien loin de l’engagement et de la responsabilité que l’on est en droit d’attendre de nous vient sérieusement assombrir la noblesse de notre mission et fait la part belle à un courant de pensée démontrant que l’alternative à la souffrance en fin de vie est de légiférer sur l’euthanasie. Face aux personnes vulnérables que nous soignons, comment allons-nous maintenir une qualité et une continuité des soins lorsque le personnel fait défaut et que la charge de travail explose ? Comment trouver cette disponibilité pour voler le temps nécessaire à l’écoute du malade et de ses proches, réfléchir dans la collégialité et préserver une éthique du prendre soin ?

En partageant avec vous cette réflexion, je pourrais m’entendre dire que mes propos sont hors sujet. Pourtant, c’est en prenant acte de l’existant, en restant en phase avec la réalité du terrain que cette loi trouvera sa place et fera évoluer, non seulement nos réponses en soins, mais également les mentalités. Je suis bien consciente que, quelle que soit son évolution, la loi ne pourra répondre pleinement aux problématiques que je viens d’évoquer, ni prétendre faire disparaître toute situation de détresse et de souffrance en fin de vie. Mais mon témoignage n’a d’autre ambition que de vous alerter sur l’urgence à mettre en œuvre des moyens bien en amont. Pour cela, nous aurons sans doute à nous pencher davantage sur la formation des professionnels et des bénévoles d’accompagnement.

La formation permet d’offrir un espace nécessaire à l’évolution de nos connaissances et de nos compétences et nous aide à intégrer pleinement le cadre de cette loi dans des recommandations de bonnes pratiques. Mais un enseignement de qualité doit être transmis par des professionnels expérimentés dans ce domaine et capables de cultiver une pédagogie du doute afin que nos incertitudes ne soient plus source d’impuissance, mais moteurs de changement, de créativité, de recherche et d’évolution dans nos pratiques. Comment apprendre l’humilité ? Comment passer de la méfiance, de cette attitude défensive pour entrer dans une éthique du dialogue dont parle le docteur Marie-Sylvie Richard, où la relation avec le patient ou ses proches se vit dans l’équité ? Il s’agit bien là de l’art de l’accompagnement, qui ne s’improvise pas et demande de grandes compétences. Malheureusement, aujourd’hui, bien des formations sont annulées faute de participants, soit par manque de motivation sur le sujet soit, et surtout, pour des raisons de service : absence de personnel, surcharge de travail. Or l’acquisition de compétences permet d’offrir d’autres réponses à la souffrance du malade ; elle contribue à voir disparaître des demandes de mourir et participe d’une véritable démarche de santé publique auprès des familles dont le travail de deuil se trouve facilité. Enfin, en permettant au soignant de sortir de son quotidien pour se former ou être soutenu dans un groupe de parole, on évite le risque d’épuisement professionnel.

Voyons maintenant le rôle incontestable mais encore mal connu des équipes mobiles de soins palliatifs et des réseaux. Sans une dotation renforcée en personnel, ces équipes auront du mal à assumer pleinement leurs missions. Pourtant, en œuvrant par un transfert de compétences auprès de leurs pairs, elles contribuent à la formation de ceux-ci, elles soutiennent activement leur implication au chevet du malade et valorisent leur place dans le processus de soins.

En accompagnant une équipe vers un changement de stratégie thérapeutique conduisant à un laisser mourir sans hâter la mort ni se détacher de la situation comme s’il n’y avait plus qu’à attendre, les professionnels du soin palliatif contribuent chaque jour à voir progresser nos attitudes face à l’insupportable à vivre. Pourtant, certains services ou professionnels du domicile ne font toujours pas appel à ces équipes. Pour quelles raisons ? Peur d’être dépossédés de leur engagement au lit du malade ; crainte d’un jugement de valeur sur leurs pratiques ; difficulté à gérer leur disponibilité dans une démarche qui leur semble trop chronophage ; certitude qu’ils font bien et qu’ils n’ont rien à apprendre ; sentiment d’échec et de culpabilité inavouables. Pourtant, comme le disait si bien ma collègue Laure Marmilloud, demander de l’aide n’a rien de disqualifiant. Et si cette aide est sollicitée très en amont de la phase terminale, elle n’en sera que plus efficiente.

L’anticipation, maître mot en matière de soins palliatifs, est à mes yeux une des clés majeures de la résolution de certains problèmes actuels. En effet, l’anticipation permet de s’interroger bien en amont d’une phase critique sur nos réponses de soin. Elle contribue à faciliter des initiatives adaptées dans une réactivité efficace, car réfléchie bien avant l’état d’urgence. Elle évite des souffrances inutiles, des scénarios catastrophes, voire des conflits d’équipes. Je peux également témoigner de son impact extrêmement rassurant pour le patient, qui voit que tout est mis en œuvre pour l’accompagner sur ce chemin jonché d’imprévu et d’incertitude, et lui donne le sentiment de ne pas être abandonné. L’anticipation évite de se voiler la face et nous fait progresser dans le champ de la vérité, de l’information au malade, de l’annonce d’une mauvaise nouvelle. Souvent, elle se traduit par la mise en place d’une procédure, d’une démarche protocolisée, mais toujours de manière personnalisée car chaque situation est unique. Voilà pourquoi il nous faudra rester prudent quant à vouloir standardiser une sédation terminale pouvant conduire à la banalisation d’un acte pour lequel nous n’aurions plus à nous questionner. Le risque en effet se situe dans la perte de vigilance quant à l’objectif initialement recherché. Donnons-nous les moyens de continuer à nous interroger profondément sur notre intentionnalité, de nous protéger d’une certaine soif de maîtrise. Saurons-nous résister à cette volonté de toute-puissance, qui apporterait la réponse aux tourments existentiels que la mort anime en chacun d’entre nous ? Quel poids ferions-nous porter aux soignants dans cette quête d’absolu ? Nous touchons là aux limites du champ soignant, car il ne nous appartient pas de savoir si cette vie a du sens ou pas. Pour Régis Aubry, il est utopique de demander à une loi de supprimer le tragique de la mort. Il serait tout aussi utopique de croire en un pouvoir de la médecine à dompter la mort grâce à la maîtrise de ses modalités. Ne confondons pas pouvoir et responsabilité. Responsabilité qui me semble être soutenue par cette loi, responsabilité de la personne soignée, qui est maintenant au cœur du soin, est en droit de décider.

Reste, en toile de fond, une interrogation quant au cadre de la loi. Qui pourra se porter garant de son application ? Comment poursuivre nos efforts en étant témoins de certaines dérives sans s’engouffrer dans le jugement de valeur, la délation, qui n’ont rien d’une démarche soignante ? Comment aborder un problème de temporalité dans un monde où tout doit aller vite, alors que des soins de qualité et un accompagnement digne de ce nom sont très chronophages ?

J’aimerais vous faire part de quelques propositions, dont certaines devraient se concrétiser dans le nouveau programme de soins palliatifs.

Il conviendrait, bien sûr, de largement divulguer les ressources existantes à ce jour, tant pour les malades, leurs proches que les soignants. Je pense au numéro Azur « Accompagner la fin de vie » ; à la richesse du Centre de Ressources National soins palliatifs François-Xavier Bagnoud ; au forum de discussion mis en place par la Société française d’accompagnement et de soins palliatifs et aux écrits émanant des différents groupes de travail qu’elle a lancés ; mais aussi à la diffusion auprès de la population de la loi Leonetti, non pas sous la forme d’un prospectus distribué, mais accompagnée d’une parole. Nous pourrions solliciter les médias pour nous y aider.

Parallèlement, il serait bon d’encourager des initiatives auprès des jeunes générations. Je pense notamment à une expérience menée actuellement en Italie et intitulée « PADI » soit parole discrète. C’est un programme qui s’adresse aux enfants et à leurs enseignants, programme de sensibilisation, d’écoute et de parole autour de sujets prétendument tabous : les maladies graves, la souffrance, la mort.

On pourrait également : introduire, dans le cadre de l’informatisation de la carte santé, la possibilité de nommer sa personne de confiance et de l’inscrire dans ce dispositif ; faciliter le congé d’accompagnement et développer l’aide aux aidants ; poursuivre l’effort du développement des unités de soins palliatifs qui restent le fer de lance de la formation et de la recherche et qui sont des lieux d’accueil indispensables, en particulier pour les situations complexes de soins ; initier la procédure collégiale beaucoup plus tôt dans le processus évolutif de la maladie ; poursuivre les efforts d’évaluation de bonnes pratiques et offrir des critères permettant de mieux cerner la qualité des soins, en particulier sur les lits identifiés en soins palliatifs ; enfin mettre en place l’Observatoire de la fin de vie composé, de façon pluridisciplinaire, de chercheurs, juristes, philosophes, éthiciens, représentants des usagers, médecins experts, psychologues, mais aussi d’infirmières expérimentées.

Le recours à une telle instance pourrait se situer dans plusieurs champs, où je pense que notre profession aurait sa place. Tout d’abord, le champ clinique : l’Observatoire pourrait être amené à se déplacer pour rencontrer un malade, une famille dans une situation extrême. Le regard et l’approche infirmière pourraient contribuer à faciliter la parole de ces soignants de l’ombre, à appréhender la subtilité des soins dans un corps à corps où tous les détails ont leur importance, où l’émotion vient si souvent parasiter le soin et où la proximité relationnelle autorise des confidences. Ensuite, le champ de l’éthique et de la recherche, en collaboration étroite avec le Comité Consultatif national d’éthique, et dans une démarche pédagogique auprès des professionnels, en proposant des outils d’aide à la décision et en accompagnant le processus. Cet observatoire pourrait bien sûr avoir un rôle dans le domaine juridique, où il pourrait être sollicité a posteriori d’une situation de transgression pour éclairer la décision des magistrats. Il pourrait jouer un rôle de sentinelle, pour faire remonter au ministère les problématiques de terrain. Il pourrait aussi jouer un rôle de coordination, de médiation, permettant de poursuivre plus largement l’initiative que vous avez prise, en facilitant le dialogue et l’ouverture sur un sujet qui ne sera jamais clos. M. Michel Vaxès émettait le désir de mettre ensemble des gens aux opinions divergentes ; un tel observatoire pourrait y contribuer. Il participerait ainsi à une évolution sociétale en offrant un regard et une analyse scientifique et humaniste en réaction aux médias qui diffusent des messages puissants, chargés d’émotion, déformant ou réduisant la complexité de ces situations extrêmes. Il nous permettrait de sortir de la vision parcellaire qui nous est donnée, vécue souvent comme violente, tant la pression est grande.

Pour conclure, j’aurais envie de rejoindre M. Gaëtan Gorce qui nous rappelait qu’une loi se veut juste, protectrice et satisfaisante. Je pense sincèrement que cette loi répond globalement à ces critères, mais qu’elle ne pourra jamais vraiment garantir un « bien mourir ». Par ailleurs, il s’agit là d’un sujet intime et ambigu. La mort, toute individuelle qu’elle soit, ne peut devenir une affaire privée car elle ne concerne pas seulement celui qui va mourir. Cette loi se veut garante d’un cadre de référence, sans anéantir les efforts d’information et de recherche vers de nouveaux espaces de soins où nos pratiques ont grand besoin d’évoluer. N’oublions pas que la personne arrivée au terme de sa vie devient fragile, vulnérable et par conséquent sujet sous influence. La fluctuation de sa détermination et les aléas de son ambivalence sont si fréquents qu’ils doivent nous inciter à la plus grande prudence.

Avoir le projet d’annihiler toute souffrance peut sembler très noble, mais nous renvoie aux limites de notre condition humaine, au risque d’une toute-puissance, et surtout à l’humilité qui doit guider notre engagement solidaire et maintenir, je l’espère, le débat dans un questionnement ouvert.

M. Jean Leonetti : Merci beaucoup, madame, pour cette expérience de terrain que vous avez traduite par des propositions concrètes auxquelles nous adhérons fortement. Il transparaît de vos propos qu’il est plus difficile d’accompagner un mourant à domicile qu’à l’hôpital.

Mme Martine Nectoux : Tout dépend à quel niveau on se situe. Quand on est à la fois formé et compétent, il est merveilleux de pouvoir accompagner quelqu’un à domicile. Nous avons aujourd’hui des moyens matériels extraordinaires – supérieurs parfois à ce que l’on peut offrir en milieu hospitalier – pour faire en sorte que cette personne puisse vivre ses derniers moments dans un confort optimal. À côté de cela, à domicile, la notion d’équipe est à créer tous les jours. Il est extrêmement compliqué de pouvoir collaborer étroitement, d’être sans arrêt en contact, en lien entre professionnels. Il y va de la volonté de chacun d’entre nous. C’est un réel défi. Et puis, on a toujours à se poser la question du poids et de l’investissement de ce que cela représente pour l’entourage.

Même s’il y a une réelle volonté, un désir exprimé de la personne, un soutien inconditionnel de son entourage, une des limites de la fin de vie à domicile repose à la fois sur l’épuisement de cet entourage et la difficulté de s’engager en équipe, en étant disponibles 24 heures sur 24, même si l’on se relaie.

M. Jean Leonetti : J’ai entendu le président de la République évoquer les passerelles qui pourraient exister entre les professions médicales, en particulier entre les infirmiers et les médecins. Dans le cadre un peu particulier des soins palliatifs, notamment des soins palliatifs à domicile, ne pensez-vous pas que l’exemple dramatique que vous avez pris montre combien le sachant et quelquefois impuissant au lit du malade, alors que celui qui peut prescrire est loin ? Ne pensez-vous pas que c’est un cadre idéal de délégation de compétences, dans lequel on pourrait donner plus d’autonomie au personnel soignant, dans un contexte où il aurait bien sûr bénéficié d’une formation pointue dans le domaine de l’accompagnement de la fin de vie ?

Mme Martine Nectoux : J’ai vraiment à cœur que nous travaillions en partenariat. Cela étant, j’ai beaucoup insisté sur la notion d’anticipation. Nous avons vécu, dans un contexte de soins palliatifs en hospitalisation à domicile, ce que signifiait précisément l’anticipation. On peut tout à fait imaginer une réflexion collégiale, avec des prescriptions anticipées permettant à l’infirmière de gagner en autonomie et d’agir très rapidement. Cela signifie que ces prescriptions mais aussi les produits soient à disposition. Dans mon expérience d’hospitalisation à domicile, nous avions mis en place une trousse d’urgence. Nous expliquions au patient l’intérêt qu’il y avait à disposer à la fois des prescriptions, d’un dispositif de matériel adapté et de médicaments pertinents : intervenir rapidement et éviter une hospitalisation dans des conditions catastrophiques. Encore une fois, l’anticipation est une des clés de nombreuses situations.

M. Jean Leonetti : Dans une province proche de l’endroit où vous exercez, en Catalogne, une expérience pilote de soins à domicile menée chez des patients atteints de cancers en phase avancée a fait ressortir une économie de 1 000 euros par mois et par malade. Avez-vous l’impression que les soins palliatifs à domicile, au-delà de la valeur humaine ajoutée qu’ils apportent, sont moins coûteux que s’ils sont dispensés en milieu hospitalier ?

Mme Martine Nectoux : Je pense que oui, même si je n’ai pas de chiffres à vous apporter aujourd’hui. Il serait très intéressant de mener une étude nationale sur la question. Les situations que nous avons connues dans le cadre d’une hospitalisation à domicile et les discussions que nous avons eues avec les infirmières libérales avec lesquelles nous avons collaboré nous amènent à dire qu’en moyenne, les soins infirmiers coûtent 100 à 150 euros par jour. Certes, ce chiffre serait à confirmer, mais il me semble que, de toutes façons, le coût est inférieur à celui de l’hôpital.

La dimension financière est importante. Pour autant, il faut garder à l’esprit le projet de vie du malade. Celui-ci peut avoir le désir de finir sa vie chez lui, ce qui n’empêche pas d’envisager des allers et retours à l’hôpital en fonction de son état de santé.

M. Jean Leonetti : Le congé d’accompagnement des patients en fin de vie n’est pas rémunéré. Dans la pratique, les personnes concernées bénéficient d’un congé maladie. On pourrait accorder un congé d’accompagnement rémunéré, dans la mesure où cet accompagnement serait effectif, au domicile du patient. A votre avis, cela ne permettrait-il pas de reconnaître le rôle véritable de l’accompagnant et d’inciter au maintien à domicile en fin de vie ?

Mme Martine Nectoux : En effet, cette notion d’accompagnement de l’entourage est pour l’instant pas ou peu reconnue. Pourtant, vivre 24 heures sur 24 à domicile aux côtés d’un grand malade demande une vigilance de tous les instants. Aujourd’hui, la seule ressource d’un proche qui accompagne un malade en fin de vie est d’être en arrêt maladie. Cela induit que cet accompagnement ne peut se vivre que dans le contexte de la maladie. Le reconnaître et le financer représenterait une charge en moins pour l’entourage, ainsi qu’une reconnaissance de sa place et de son rôle. Je suis intimement convaincue qu’il s’agit d’une démarche de santé publique à l’égard de l’entourage. Aider les proches à accompagner pleinement les patients en fin de vie sans se retrouver en difficulté financière faciliterait aussi leur travail de deuil.

M. Michel Vaxès : Vous mettez l’accent sur la nécessité de disposer des moyens de cette pratique d’hospitalisation à domicile en fin de vie. Selon vous, la prise en charge des soins palliatifs à domicile, par rapport à la prise en charge en milieu hospitalier apporterait un plus en qualité et coûterait probablement moins cher. Cela suppose un investissement, qui manque aujourd’hui. Mais une telle comparaison doit se faire toutes choses égales par ailleurs : elle suppose qu’on assure partout, et dans de bonnes conditions, des soins palliatifs en milieu hospitalier comme à domicile.

Mme Martine Nectoux : Nous devons nous interroger, notamment en cas de soins palliatifs à domicile, sur la réactivité qu’il est possible de garantir face à de multiples situations. Je peux comprendre qu’un médecin généraliste me dise que son portable est éteint le soir ; j’apprécie moi-même de disposer d’un espace personnel. Néanmoins il convient de faire attention, ne serait-ce que pour la sécurité du patient.

Dans cette expérience d’hospitalisation à domicile, il y avait toujours un téléphone d’astreinte, donc la possibilité de joindre jour et nuit un professionnel compétent dans le domaine des soins palliatifs. Cela permet d’aborder dans une certaine sérénité le suivi à domicile. Nombre de malades ont dit qu’ils se sentaient sécurisés de savoir qu’à tout moment on pouvait trouver une réponse efficiente ; les proches savaient qu’ils ne risqueraient pas d’être pris au dépourvu. La panique monte vite à domicile : la sonnette n’est pas à côté. Il faut donc trouver d’autres moyens pour assurer une prise en charge de qualité, qui me semble tout à fait possible.

M. Jean Leonetti : Vous avez évoqué le sentiment d’abandon des personnes âgées, notamment lorsqu’elles sont chez elles, malades. Cela correspond-il à un phénomène de société, à un abandon des familles, ou à un abandon du corps médical qui considère qu’elles sont de trop ?

Mme Martine Nectoux : Il est difficile de répondre à cette question. C’est peut-être un fait de société. Nous sommes dans une société hédoniste. Quelle place faisons-nous à nos aînés et aux personnes très âgées ? Les familles sont éclatées et les personnes âgées sont isolées. Il est rare aujourd’hui, surtout en milieu urbain, d’avoir son entourage à proximité. Certaines familles sont très soucieuses de leurs parents, mais se trouvent à distance. Or la solitude est très pesante pour les personnes âgées.

Les professionnels sont très sollicités, au point que l’on se pose les questions un peu différemment lorsqu’il s’agit d’une personne âgée, voire très âgée. On ne peut pas parler de négligence, mais cela m’inquiète. La population que je soigne aujourd’hui a le plus souvent entre 90 et 100 ans. Nous mettons toute notre énergie à soutenir leur désir de vivre parce que nous pensons que leur qualité de vie en dépend. Malgré tout, je tremble à chaque fois qu’un symptôme apparaît. Comment les accompagner ? Et si elles doivent aller à l’hôpital ? Elles sont vite paniquées, dès que leur équilibre est menacé. Les médecins généralistes font de moins en moins de visites à domicile.

M. Jean Leonetti : Il y a trente ans, la population des 90-100 ans était relativement faible. À cette époque, on n’envisageait pas de la faire bénéficier d’un rein artificiel, on n’opérait pas du cœur au-delà de 70 ans. Il existait une restriction des soins en fonction de l’âge et l’on ne prenait pas en réanimation un malade de plus de 75 ans. Je trouve paradoxal un tel sentiment d’abandon et de solitude de la part de la population âgée actuelle. Certes, la société a changé dans ses rapports humains mais auparavant, la fin de vie était presque médicalement décrétée puisque l’on n’envisageait pas d’opérer quelqu’un au-delà d’une certaine limite d’âge.

Mme Martine Nectoux : Vous avez raison de le rappeler.

M. Jean Leonetti : Madame, merci de votre témoignage, basé sur le terrain.

Audition de M. Michel Legmann,
président du Conseil national de l’Ordre des médecins



(Procès-verbal de la séance du 9 septembre 2008)

Présidence de M. Jean Leonetti, rapporteur

M. Jean Leonetti : Nous accueillons M. Michel Legmann, président du Conseil national de l’Ordre des médecins, accompagné des docteurs Piernick Cressard et Walter Vorhauer.

Il était tout naturel que la mission d’évaluation de la loi du 22 avril 2005 relative aux droits des malades et à la fin de vie entende le point de vue de l’Ordre des médecins. Comment la loi est-elle vécue par le corps médical ? Quelles éventuelles modifications l’Ordre souhaiterait-il voir apportées à ce texte ?

L’Ordre des médecins est un observatoire privilégié des pratiques médicales. Il mène, depuis longtemps, une réflexion éthique. Il a été associé de très près au suivi de la loi. Étant chargé, aux termes de l’article L. 4127-1 du code de la santé publique, de préparer le code de déontologie, c’est lui qui a pris le décret du 6 février 2006 relatif à la procédure collégiale. Il a également été consulté pour la rédaction du décret en Conseil d’État – pris le même jour – relatif aux directives anticipées.

Je me dois également de souligner l’importance des commentaires des articles du code de déontologie médicale, qui éclairent la pratique déontologique. Le commentaire de l’article 38 de ce code – devenu l’article R. 4127-38 du code de la santé publique – précise les obligations du médecin : « À la dernière phase de l’existence humaine, le médecin doit demeurer celui qui soigne. Accompagner signifie écouter, être compréhensif et secourable, prendre en charge les besoins somatiques et psychiques, maîtriser la douleur, apaiser l’angoisse, rompre la solitude. En d’autres termes, c’est aider le malade et sa famille à admettre et à supporter l’approche de la mort. »

« L’euthanasie ne se confond avec la décision de limitation ou d’arrêt de thérapeutiques actives qui, sous réserve qu’elle soit prise et mise en œuvre en respectant un certain nombre de règles, vise à restituer son caractère naturel à la mort et représente, dans les situations désespérées, la seule alternative éthique à un acharnement thérapeutique contraire au code de déontologie. »

Ces principes rappelés, quel regard portez-vous sur la loi, monsieur le président, et qu’espérez-vous du législateur dans les mois et les années à venir ?

M. Michel Legmann : Comme vous l’avez rappelé, monsieur le président, l’Ordre des médecins participe à toutes les réflexions concernant l’exercice de la médecine.

Je suis venu accompagné par deux de mes collègues, le docteur Walter Vorhauer, médecin légiste et secrétaire général du Conseil national de l’Ordre, et le docteur Piernick Cressard, psychiatre, qui a beaucoup réfléchi, au sein de la section Éthique et déontologie du Conseil national de l’Ordre, aux questions qui occupent votre mission.

Je vous l’avais dit lorsque nous nous sommes rencontrés avant l’été : votre loi nous convient parfaitement. Certes, on peut préciser ou améliorer certains éléments, en relevant tout d’abord que ce texte reste mal connu du public et des médecins. Il n’a donc certainement pas trouvé à s’appliquer complètement. C’est ce qui explique en partie la violence des réactions dans certaines situations où l’on aurait pu prévenir et soulager – l’affaire Pierra, en particulier.

Un effort d’information est d’autant plus nécessaire qu’il subsiste aussi des confusions.

Quand on parle de traiter la douleur, on parle aussi du double effet. La loi du 22 avril 2005 rappelle que le médecin, lorsqu’il prescrit un traitement, peut prendre pour soulager la douleur les risques nécessaires et proportionnés à l’état du patient. Paradoxalement, cette disposition destinée à conforter la pratique des médecins a éveillé chez eux des inquiétudes.

Il faut dire et répéter à l’intention de ceux qui, public ou médecin, en douteraient que ce que l’on appelle souvent à tort le double effet doit être compris comme l’application d’un traitement dans le seul but de soulager le patient même si le risque de complication existe. Il ne s’agit pas, pour autant, d’abréger les derniers instants, il ne s’agit pas de voler la mort du patient qui peut encore, au terme de son existence, vivre des moments relationnels importants. La prescription de morphiniques ou de sédatifs ne doit donc pas être systématique mais doit répondre de façon adéquate et proportionnée à un besoin même s’il existe des risques de complications.

S’agissant de la mise en œuvre de la procédure collégiale, la loi et la rédaction en deux parties de l’article 37 du code de déontologie distinguent :

–  d’une part, le fait d’entreprendre un traitement, en particulier dans l’urgence ; le médecin décide alors de l’opportunité de ce traitement, peut s’abstenir de toute thérapeutique ou investigation s’il les juge inutiles ; l’absence d’indication d’un traitement dans ces conditions ne relève donc pas de la procédure collégiale – on peut penser au SAMU, dans le cas par exemple d’un accident gravissime sur une autoroute – ;

–  d’autre part, le fait de limiter ou d’arrêter des traitements dispensés lorsque ceux-ci se révèlent inutiles ou disproportionnés ; la décision est alors prise par le médecin après la mise en œuvre de la procédure collégiale.

Il faut insister sur cette distinction. On passe, en quelque sorte, du traitement d’un patient au traitement d’un mourant. Dans ce second cas, la collégialité s’impose car on change d’objectif : il y a réorientation de l’action du médecin.

Tous les moyens permettant d’informer les médecins et futurs médecins sur ces dispositions, de les former à l’analyse et à la prise en charge de ces situations, doivent être mobilisés. Il faut absolument intégrer, chez tous les soignants, une culture spécifique des soins palliatifs et de l’éthique de la fin de vie.

La collégialité ne souffre pas d’exception, sous la réserve que j’ai soulevée en évoquant l’exemple du SAMU. On considère parfois qu’elle est difficile à réaliser, puisqu’il faut faire appel à au moins un praticien extérieur à l’équipe, ce praticien n’ayant en outre pas de lien hiérarchique avec le médecin en charge du patient. Ces limites sont difficiles à apprécier.

Le « consultant » au sens du code de déontologie, s’il doit être compétent s’agissant de l’affection en cause, n’est cependant pas forcément un spécialiste de la question. Non que les avis d’experts soient superflus, mais ils auront pu être recueillis auparavant. Cela permet d’entourer la procédure collégiale d’une certaine prudence.

Dans les départements qui connaissent une pénurie médicale, la disponibilité du médecin qui pourrait être appelé comme consultant est évidemment un problème. Mais rien n’interdit que la procédure collégiale soit mise en œuvre quelque temps en amont de l’exécution de la décision. S’il n’est pas souhaitable de différer l’analyse d’une situation de fin de vie, il ne s’agit pas non plus, généralement, d’une situation d’urgence.

De notre point de vue, la procédure collégiale constitue donc une garantie procédurale indispensable. La transparence est, en la matière, de la plus haute importance. Nul ne doit pouvoir penser qu’une décision de limitation ou d’arrêt de traitement a pu être prise sans avoir été pesée et discutée. Sur ce point, la loi ne nécessite pas de modification.

S’agissant des questions de sédation, sans doute faudra-t-il décrire les situations extrêmes, les analyser à l’issue d’un questionnement. Sur ce sujet, la Société française d’accompagnement et de soins palliatifs mène actuellement une réflexion, à laquelle elle a associé l’Ordre, ainsi que l’Institut national du cancer et la Société française de néphrologie.

La décision de limitation ou d’arrêt thérapeutique active dans un contexte de fin de vie doit, bien entendu, s’accompagner de toutes les mesures susceptibles d’améliorer le confort des patients et de leurs proches. Il ne s’agit en aucun cas d’un abandon de soins, mais plutôt d’une réorientation de leurs objectifs. La sédation participe des moyens alors mis en œuvre pour soulager la douleur physique et morale du patient, endormir les manifestations inhérentes aux arrêts de traitement (extubation, arrêt de ventilation, limitation ou arrêt d’hydratation, etc.). L’apaisement du patient contribue à la qualité de son accompagnement par ses proches. La douleur de ces derniers doit être prise en considération et respectée.

Il existe quelques cas extrêmes, notamment celui des nouveaux-nés qui, après réanimation, deviennent autonomes sur le plan respiratoire tout en présentant des séquelles neurologiques extrêmes et incurables. À ce moment, ce n’est pas la fin de vie qui est en cause, mais plutôt la persistance d’une vie végétative dépourvue de toute possibilité relationnelle. Lorsque, dans cette situation dramatique, un arrêt médicalisé de vie est envisagé, le médecin qui s’y résout en conscience, à l’issue d’une démarche transparente et progressive à l’égard des parents, en assumera la responsabilité déontologique et juridique. C’est incontournable. Il appartiendra à la juridiction éventuellement saisie d’apprécier alors sa responsabilité en fonction des circonstances.

Un mot sur le suicide médicalement assisté. La dignité qui s’attache à la personne humaine est pour nous inaliénable. La maladie, la souffrance, le handicap ne sauraient y porter atteinte. L’assistance au suicide, qui conforterait une personne dans le sentiment qu’elle a d’avoir perdu sa dignité, ne peut être acceptée par les médecins, dont l’éthique est au contraire de reconnaître la manifestation de cette dignité dans tout individu souffrant ou non. Et cela concerne aussi bien les souffrances physiques que les souffrances morales et psychopathologiques, qui sont parfois plus insupportables que les souffrances somatiques.

Faut-il évoquer, monsieur le président, une éventuelle modification du code de déontologie médicale ? Je ne me déroberai pas à cette question. Aux termes de l’article 38, le médecin « n’a pas le droit de provoquer délibérément la mort ». Le Conseil national de l’Ordre travaille actuellement à une révision du code pour apporter les adaptations nécessaires en fonction de l’évolution des pratiques et modes d’exercice professionnel. Dans ce cadre, il peut envisager, tout en maintenant cette interdiction, de décrire les conditions dans lesquelles le patient sera placé après la prise de décision afin que sa dignité soit respectée, qu’il ne soit pas abandonné et que sa famille soit accompagnée.

Si le législateur envisageait des modifications aux dispositions actuelles, le Conseil national de l’Ordre des médecins serait disposé à participer à son travail, étant précisé d’emblée que le médecin, dans tous les cas, conservera sa liberté de conscience.

M. Jean Leonetti : Merci pour ces propos concis, précis et clairs. Vous avez rappelé des valeurs intangibles concernant les devoirs du médecin vis-à-vis de son malade, mais aussi les situations les plus difficiles qu’un médecin puisse rencontrer dans l’exercice de son métier : l’arrêt des soins, le nouveau-né en état végétatif présentant une vie spontanée après réanimation, la sédation terminale dans l’espace frontière, bien qu’étanche, entre la volonté de donner la mort et la nécessité d’accompagner une vie finissante et de conforter l’entourage.

Vous avez bien clarifié la question de la collégialité en urgence : vous ne pensez pas nécessaire de préciser les choses dans ce domaine et il est satisfaisant, pour nous, de savoir qu’il n’y a pas d’ambiguïté à vos yeux dans la loi. La collégialité suppose que l’on ait le temps. Elle ne s’applique pas lorsqu’un SAMU décide d’arrêter un massage cardiaque ou de ne pas effectuer des gestes de ressuscitations s’ils apparaissent inutiles ou infondés.

Concernant la sédation, le président de la Société française d’accompagnement et de soins palliatifs nous a confortés dans l’idée qu’elle ne doit pas être utilisée comme un substitut à l’euthanasie, mais dans la volonté d’apaiser la fin de vie d’un patient et d’aider son entourage. Toutefois, ce n’est pas un hasard si vous avez établi un lien entre la sédation et certaines situations médicales particulières : on sait que l’arrêt du traitement va entraîner la mort, bien que l’intention de donner la mort ne soit pas au cœur de la décision médicale. Le traitement est arrêté parce qu’il est inutile ou disproportionné et l’on sait que la mort va survenir. Dans ces conditions-là, pourriez-vous nous préciser si vous estimez que la sédation, sans être systématique – rien ne doit l’être en médecine –, permet tout de même d’apaiser l’entourage et d’assurer le respect de la personne du corps en train de mourir par une décision médicale d’arrêt ou de non mise en place du traitement ?

Vous avez évoqué l’affaire Pierra, au sujet de laquelle tous reconnaissent aujourd'hui que l’attitude médicale n’était ni déontologique ni conforme à la loi antérieurement votée. Il n’y a sans doute pas lieu de revenir sur une loi qui a été mal appliquée : il faut mieux la diffuser et mieux de la faire comprendre.

Mentionnant l’article 38 du code de déontologie médicale, vous avez indiqué que l’Ordre des médecins souhaitait apporter des précisions. Vous avez ajouté une remarque qui peut paraître ambiguë : si nous légiférions, vous souhaiteriez y être associés. J’ai envie de vous renvoyer la question : si vous réglez ce sujet dans l’article 38 – et dès lors où il s’agit de pratique médicale –, il vous faut savoir que le législateur n’est pas obsédé par l’idée de produire des lois.

M. Michel Legmann : On peut considérer que le cas de la sédation est inclus dans le deuxième paragraphe de l’article 37 : comme je l’ai précisé, on passe, après une décision collégiale, du traitement d’un patient au traitement d’un mourant. Il s’agit donc d’une réorientation des objectifs et je pense que vous tenez là la réponse à votre interrogation. Il n’est nullement utile d’écrire quoi que ce soit de plus. Tout y est : encore faut-il expliciter les choses.

M. Jean Leonetti : Vous rédigez en même temps l’explication du code de déontologie. Avez-vous l’intention de préciser à nouveau que le mourant doit bénéficier de soins et de non-abandon ?

M. Michel Legmann : Oui. Cela entre tout à fait dans nos préoccupations. Il faut faire le maximum non seulement pour soulager le patient, mais aussi pour prendre en compte la famille et les proches. Cet élément est partie intégrante de notre travail de médecin.

Il faut en particulier aider nos collègues isolés lorsqu’ils sont confrontés à une décision difficile. La réflexion que nous menons avec Société française d’accompagnement et de soins palliatifs nous permettra d’avancer dans la description de situations extrêmes, afin d’établir une sorte de canevas des questions incontournables auxquelles il faut apporter des réponses. Le médecin disposera ainsi d’un guide, ce qui lui permettra d’agir avec un maximum de précautions et dans un cadre légal et déontologique. Il s’agit donc d’un travail consistant à préciser des cas qui ne sont pas évidents pour les praticiens non spécialistes de la question.

M. Olivier Jardé : Comme vous, nous avons constaté au cours de ces auditions que la loi était mal connue. L’université peut former les jeunes médecins mais quelle sera l’action du Conseil national de l’Ordre des médecins pour former les plus anciens ?

M. Michel Legmann : L’Ordre est d’accord pour participer à cet enseignement. J’ai déjà des contacts avec la chaire d’éthique de l’université de Paris V, qui nous a demandé de contribuer à l’enseignement des étudiants.

M. Olivier Jardé : Ce sont les praticiens plus âgés qui ne sont pas formés.

M. Michel Legmann : C’est vrai. Il faut intégrer la culture des soins palliatifs et de l’éthique de la fin de vie dès le début des études, mais aussi la diffuser à tous les soignants en exercice. Il n’est pas évident pour tout le monde de savoir comment se comporter. Nous l’avons pour notre part appris de manière empirique, sans aucun enseignement. On assiste à quelque chose de similaire pour la consultation d’annonce : certains médecins ne savent pas comment s’y prendre pour annoncer une mauvaise nouvelle à un patient. Or cela s’enseigne.

M. Olivier Jardé : Vous avez fait une distinction entre le traitement d’un patient et le traitement d’un mourant. Pour vous, la fin de vie fait-elle partie de la vie ?

M. Michel Legmann : En quelque sorte oui. C’est une vie qui prend fin. Mais nous entrons là dans des distinguos dont le docteur Cressard, qui est psychiatre, parlera mieux que moi.

M. Piernick Cressard : On ne peut apporter une réponse simple à cette question difficile. Le problème de la fin de vie, c’est le problème de la possibilité, pour la médecine, de prolonger une vie physiologique. En même temps, il s’agit de la fin de vie d’un individu unique. Les traitements ne s’appliquent qu’au niveau somatique. Le respect que l’on doit à la personne doit s’exercer tout autant vis-à-vis de cet être unique qui est en train de disparaître. D’ailleurs, on ne sait pas à quel moment a lieu cette disparition. On fait reposer l’heure de la mort sur des symptômes physiologiques alors que la mort est sans doute ailleurs.

L’intérêt de la sédation est qu’elle va permettre de retirer tout l’attirail de réanimation et de mettre le patient dans une situation de calme où il pourra terminer sa vie entouré de sa famille. Le corps subira évidemment une forme de dégénérescence mais la vie de l’individu pourra être vécue en même temps par la famille. La technique de l’haptonomie permet par exemple, par le contact physique, les caresses, les mots, de penser que l’individu va partir en sachant qu’il est aimé et qu’il sera regretté. Par contraste, la mort que l’on donne au moyen d’une substance est une mort violente : c’est l’équivalent d’une décapitation.

C’est cet élément qui est difficile à saisir. Il faut un immense respect de l’individu. Or nos jeunes confrères sont beaucoup plus dans le somatique que dans le psychique ou dans l’idée que l’individu est un être unique. C’est cela qu’il faudra leur enseigner.

M. Olivier Jardé : Si je vous ai posé la question, c’est que notre mission s’est rendue la semaine dernière à La Haye et qu’elle a constaté que les Néerlandais, dans une visée économique, scindent précisément la période de vie et la période de fin de vie. La prise en charge est limitée à un an, ce qui signifie, en quelque sorte, que l’on vous assigne une date pour mourir.

Qu’en est-il enfin des 15 000 grands prématurés qui naissent chaque année ? Parmi eux, 10 % présenteront des séquelles neurologiques et des polymalformations très importantes qui sont les conséquences de la réanimation, et donc de la médecine. Nous sommes là, non pas en fin de vie, mais en début de vie. A-t-on le droit d’arrêter une vie qui n’a pas commencé ? A-t-on le droit d’arrêter une vie dont on estime qu’elle ne mérite pas d’être vécue ? La décision se prend au terme d’un colloque très singulier entre la famille, le réanimateur et le gynécologue. Nos collègues la prennent en conscience et s’exposent à des risques, y compris des risques judiciaires. Que faut-il faire ?

M. Walter Vorhauer : En tant que secrétaire général, je centrerai mes propos sur des questions pratiques. Nous avons fixé un calendrier qui prévoit que nous nous réunirons fin novembre pour examiner la réécriture des articles concernés, afin de remédier au manque de clarté que certains de nos confrères peuvent ressentir. Si, comme nous l’espérons, ce travail ne rencontre pas d’obstacles administratifs, législatifs ou réglementaires, nous pourrons le diffuser assez rapidement à l’ensemble du corps médical par le biais des conseils départementaux, des bulletins et par des canaux informatiques.

Il est en effet nécessaire d’expliciter les articles du code de déontologie consacrés à ce que je ne qualifierai pas de « fin de vie », mais de période agonique. Une définition économique de la fin de vie est à mes yeux particulièrement choquante. La mort n’intervient pas à un instant t, elle correspond à une évolution. À partir de quel moment va-t-on considérer que cette perte irréversible de la communication sera définitive ? C’est bien à cause de cette difficulté que la décision est collégiale. La mort des tissus et des organes n’est pas du tout la même chose. Ses manifestations peuvent être particulièrement intempestives. Nos collègues doivent apprendre à les prendre en considération et à les maîtriser : cela fait partie de leur devoir.

Le problème de l’assistance du médecin au suicide nous a beaucoup occupés mais il perd un peu de son acuité actuellement. Quoi qu’il en soit, il ne nous paraît pas envisageable que le praticien soit un exécuteur, quelque pressante que soit la demande. Si le législateur et la société en décidaient autrement, nous souhaitons être associés à ce débat fondamental et garder notre liberté de conscience. Le Conseil de l’Ordre n’est plus ce qu’il était anciennement. Nous revendiquons de pouvoir participer à l’évolution de la société dans le respect de l’individu et dans le respect de la conscience du médecin.

Nous allons donc procéder aux nécessaires adaptations du code de déontologie. Le texte sera ensuite soumis à l’avis de différentes instances, dont le Conseil d’État. Nous espérons que le processus sera aussi rapide que possible.

M. Michel Vaxès : Vous avez parlé, monsieur Legmann, de réorientation de l’action du médecin en distinguant le patient et le mourant. Mais l’un et l’autre présentent la même humanité : il y a donc continuité. Ce qui change, c’est la prescription et rien d’autre. Cela signifie que, même avant la fin de vie, le regard du médecin ne peut être tourné vers la seule physiologie. Le « technicien » qui maîtrise son sujet et donne un avis concernant la physiologie doit aussi à se préoccuper de l’état moral, affectif, du sujet humain.

On évalue à 80 % la proportion de personnels médicaux qui ne connaissent pas la loi. C’est à mon sens préoccupant, tant la question de la fin de vie est importante. Il faut parvenir à s’expliquer. L’évolution de la science et de la technique médicales n’a-t-elle pas, d’une certaine façon et au-delà de la volonté des personnes, déshumanisé un art de la médecine envahi par la technicité ? L’enseignement dispensé ne devrait-il pas comporter une sensibilisation aux questions d’humanité ? Cela semble d’autant plus urgent que la technicité évolue en même temps que l’espérance de vie progresse. Seriez-vous favorable à la création, dans chaque université, d’une chaire de soins palliatifs ?

Par ailleurs, il apparaît que la collégialité n’est pas seulement utile au moment des décisions ultimes. Je suis de ceux qui pensent que, quelles que soient les compétences individuelles, on est toujours plus intelligent à plusieurs que tout seul. Je considère donc que l’exigence de collégialité doit être quasi permanente : échanger, partager des connaissances, des perceptions et des points de vue différents me semble très important alors que la complexité des problèmes auxquels nous sommes confrontés ne cesse de croître. Il me semble que la demande de collégialité peut être légitime, moyennant quelques garanties, lorsqu’elle émane du patient ou de la famille. On se trouvera ainsi assuré que les décisions prises seront les plus adaptées à la situation du patient.

Enfin, tous les parlementaires de la mission sont convaincus que le suicide assisté n’est en aucun cas la direction à suivre.

M. Michel Legmann : Là-dessus, nous n’aurons pas de divergences.

Je crois moi aussi que l’évolution de la société appelle la constitution d’enseignements structurés de soins palliatifs. La création de chaires dédiées spécifiquement aux soins palliatifs et à l’éthique de fin de vie serait une bonne mesure.

Pour ce qui de l’extension de la collégialité, pourquoi pas, autant que faire se peut ? En dehors des cas d’urgence extrême, la procédure collégiale a le mérite d’être transparente et de protéger tout à la fois les intérêts du patient, ceux de la famille et ceux du médecin.

S’agissant maintenant d’humanité, permettez-moi de citer un progrès qui découle directement des progrès techniques : les nouvelles mesures relatives à la reconnaissance de l’état civil du fœtus. Si on en est arrivé là, c’est que le suivi des grossesses se fait aujourd'hui au moyen d’échographies en couleurs et en trois dimensions. Les parents ont un contact visuel avec le fœtus qui leur laissera un souvenir inaltérable. La demande vient de là. Le progrès technique s’est donc accompagné d’une manifestation d’humanité. C’est un peu la même chose dans les questions qui nous préoccupent aujourd'hui. La technique permet aussi à l’humanité d’évoluer.

M. Michel Vaxès : Il existe sûrement une relation dialectique entre l’évolution des sciences et technologies et celle des sentiments humains.

M. Michel Legmann : Il n’y a pas de science sans conscience.

M. Michel Vaxès : En effet. Mais je pense que la question de l’état civil du fœtus est d’un autre ordre. Nous aurons l’occasion de l’aborder lors de l’examen du projet de révision des lois de bioéthique.

M. Jean Leonetti : M. Legmann voulait souligner que la technique crée des situations que nous ne connaissions pas avant. Il arrive ainsi que des personnes qui, auparavant, seraient décédées soient maintenues parfois artificiellement en vie dans l’espoir d’autre chose que la survie. Dans ces conditions-là, le contact par le toucher et par la parole avec une vie biologiquement existante crée le sentiment d’une présence permanente.

M. Olivier Jardé : Je me permets de rappeler qu’il existe déjà des chaires de médecine légale et de droit de la santé qui enseignent l’éthique et la loi. Mais les soins palliatifs ne sont pas de leur ressort. Alors que l’on diminue par ailleurs les sections du Conseil national des universités, je doute que l’on puisse créer une nouvelle section. Sans doute faudrait-il rattacher l’enseignement des soins palliatifs à celui d’une autre matière…

M. Michel Legmann : Les chaires sont chères… Mais vous savez fort bien que l’Ordre national des médecins ne se préoccupe pas d’argent !

M. Jean Leonetti : Nous ne saurions abaisser le débat à d’aussi médiocres considérations ! Et pourtant…

Il ressort de vos propos et de ceux de Michel Vaxès que le médecin est un soignant au sens global du terme. Il entretient avec son patient une relation de confiance et de conscience très particulière et très privilégiée. De même que les hommes ne se résument pas à des cellules, à des organes ou à des maladies, la médecine ne se résume pas à la technique. Nous déplorons tous que l’enseignement actuel, extrêmement technique, ne soit pas accompagné d’un enseignement en sciences humaines à la hauteur de ce qui fait la médecine moderne.

La codification à l’activité n’est-elle pas également un élément qui stérilise en partie l’aspect d’humanité ? L’humanité est chronophage. Écouter les malades, les accompagner, ne pas les abandonner, cela représente du temps humain et ce temps est parfois peu pris en compte dans les tarifications – sauf, peut-être, celui des psychiatres. Si l’on peut comprendre qu’un hôpital qui opère vingt vésicules biliaires en une semaine se voie mieux doté que celui qui opère un panaris par mois, ne pourrait-on cependant essayer d’élaborer un indice qualitatif – humain et éthique – pour rendre compte d’une activité médicale qui ne se résume pas à une succession d’actes ?

M. Michel Legmann : Je suis entièrement d’accord. C’est pour nous une grave préoccupation : de plus en plus, dans les conventions et dans les projets de loi de financement de la sécurité sociale, on se réfère à des rémunérations et à des tarifications à l’activité, donc à un certain rendement que l’on n’obtiendra qu’au détriment de ce que nous essayons de maintenir comme dogme : le colloque singulier. Pourtant, prendre un certain temps pour s’occuper d’un patient a moins de conséquences financières que la tarification à l’activité. On sait bien que les médecins du secteur 2 prescrivent beaucoup moins que ceux du secteur 1. In fine, les ordonnances et les examens complémentaires sont moins abondants : le temps consacré a permis de sérier les questions et d’arriver à une synthèse qui entraîne une réduction des frais.

On a perdu la formation humaniste. Depuis des décades, on veut faire des savants. Le concours de première année de médecine opère une sélection sur des critères hyper-scientifiques et déshumanisés. Dans les prochaines années, nous devrons garder cette clientèle dont le profil psychologique particulier ne la conduit pas forcément au colloque singulier et à l’humanité. Peut-être faut-il revoir les enseignements des premières années de médecine. Les malades sont des personnes, ce ne sont pas des numéros. Si l’on traite de façon aussi peu satisfaisante les questions dont nous débattons aujourd'hui, c’est à cause de ce défaut d’humanité au départ.

M. Piernick Cressard : S’agissant de la T2A, il serait intéressant d’interroger le personnel des services sur le fonctionnement stakhanoviste que leur imposent les directives de soins. Dans les maternités, les sages-femmes et les infirmières vivent très mal cette évolution. Les femmes qu’elles accueillent rencontrent des problèmes qui ne sont pas uniquement médicaux. Pour tous les contacts qui ne sont pas « productifs », la T2A est redoutable.

M. Jean Leonetti : C’est la meilleure et la pire des choses. Dans les hôpitaux, tout ce qui a « marché » a été aussi une catastrophe. La durée de séjour et le nombre de lits occupés sont des critères qui n’ont rien à voir avec l’humanité. Nous sommes toujours à la recherche des critères mixtes, qualitatifs et quantitatifs, qui permettraient de doter, non seulement une activité médicale, mais aussi une relation médicale.

M. Michel Legmann : Il y a un déséquilibre entre les impératifs financiers, que tout le monde peut comprendre, et la moralité, l’humanisme, l’accompagnement des patients et de leur famille, qui sont pour nous fondamentaux et devraient passer, si possible, avant les questions d’argent.

M. Jean Leonetti : L’Ordre n’est assurément pas un syndicat de médecins. Mais, selon vous, le corps médical a-t-il résolu techniquement le problème en se disant que l’euthanasie serait un jour ou l’autre légalisée et qu’il faudrait alors emboîter le pas ? C’est en tout cas ce que l’on peut lire dans la presse et dans des manifestes où les médecins signataires affirment avoir pratiqué l’euthanasie – du reste, quand on les interroge individuellement, on constate que bien souvent ils n’ont fait qu’arrêter un respirateur chez un malade décérébré, ce qui s’inscrit strictement dans le cadre de la loi. D’autres médecins ont le sentiment d’avoir « bricolé » des pratiques à la limite de la légalité tout en respectant une légalité transmise plus par compagnonnage que par enseignement. Qu’en est-il de l’opinion réelle du corps médical sur les problèmes qui nous occupent ? Ceux-ci sont-ils considérés comme ne faisant pas partie de la pratique ou suscitent-ils des interrogations et une recherche de solutions ?

M. Michel Legmann : C’est une question très intéressante. Je suis le premier président de l’Ordre à être également en exercice, étant responsable d’une campagne de dépistage du cancer du sein. J’ai en outre les meilleures relations avec mes collègues des syndicats, ce qui constitue une révolution historique. Je suis donc en prise sur la réalité. Les médecins se rendent compte que l’apprentissage de la déontologie par compagnonnage est peut-être devenu insuffisant. Sans doute votre réflexion mènera-t-elle à cadrer quelque peu les choses en structurant l’enseignement des soins palliatifs et de la fin de vie. Comment se conduire, que faire et ne pas faire, jusqu’où aller ? Les médecins sont très certainement demandeurs de guides en provenance tant du législateur que du Conseil de l’Ordre. Il est donc impératif que nous soyons sur la même longueur d’ondes et que personne ne s’égare.

M. Jean Leonetti : Nous essaierons. Vous avez commencé par dire que la loi vous convenait. Aux yeux du Conseil de l’Ordre, donc, le législateur ne s’est pas égaré jusqu’à présent.

M. Michel Legmann : Pas du tout.

M. Piernick Cressard : Contrairement à ce dont la presse se fait l’écho, les médecins sont en général assez favorables à la loi et à l’article 37 du code de déontologie. Leur inquiétude porte sur deux sujets. Premièrement, l’arrêt des traitements comprend-il l’hydratation et l’alimentation ? La demande des familles est parfois bizarre et les médecins ont du mal à résoudre ce problème. Deuxièmement, malgré la collégialité qu’ils approuvent, ils craignent de signer la décision sur le dossier médical, par peur des poursuites en cas de litige. De plus en plus, les familles sont multiples. Les patients vivent souvent avec une personne qui n’est pas celle avec qui ils ont eu leurs enfants – ce que l’hôpital ignore. Le médecin redoute donc que des membres de la famille contestent la décision signée et se plaignent de ne pas avoir été informés.

M. Jean Leonetti : L’arrêt de l’hydratation et de l’alimentation a soulevé un grand débat. La loi souligne que c’est possible mais ne dit en aucun cas que c’est obligatoire. Tout médecin sait bien que l’on ne peut mettre une sonde gastrique à un malade qui la refuse. Or il s’agit bien d’une intrusion médicale dans le corps d’un individu qui reste libre de sa décision. Si le malade est inconscient, le médecin doit tenir compte des directives anticipées ou de la personne référente. Il peut alors se trouver dans la situation de ne pas donner une alimentation artificielle comme il peut se trouver dans la situation inverse.

On a souvent reproché à la loi de permettre de laisser les gens mourir de faim et de soif. Mais il s’agit de malades qui sont malheureusement inconscients et le problème ne se pose pas en ces termes. Aux États-Unis, beaucoup pensent que c’est la façon la plus « douce » de partir. Et nous savons tous que certaines personnes très âgées choisissent, à un moment donné, de se tourner contre le mur, de refuser toute alimentation et de partir de cette façon : cette acceptation de la mort nous apparaît alors comme apaisée.

Je conviens qu’il y a eu une vive polémique, comme si c’était un acte violent imposé par le médecin. En réalité, cela s’intègre dans un accompagnement respectueux de la volonté du malade, qui a le droit de refuser des soins – de même que le médecin a le droit de ne pas les mettre en œuvre s’ils apparaissent comme disproportionnés. Il convient d’apaiser ce débat.

M. Walter Vorhauer : Les médecins peuvent éprouver une difficulté face à la technicité des textes. Il ne faudrait pas qu’ils voient une charge administrative supplémentaire dans la mise en œuvre des décisions collégiales. Les praticiens qui exercent loin de l’hôpital, dans des régions où ils sont peu nombreux, ne peuvent se « décharger » du problème en hospitalisant le patient. Toute une information est nécessaire pour permettre l’accompagnement de fin de vie à domicile des personnes dont la famille l’accepte. Ce que demandent les médecins, c’est que l’on ne surcharge pas la barque pour ce qui est des formalités. Il leur est difficile de recueillir l’avis de confrères. Je n’ai encore jamais vu de praticien hospitalier se déplacer avec le médecin traitant au chevet d’un malade.

Il faut donc instaurer une certaine souplesse. Je souscris à ce qu’a dit M. Michel Vaxès au sujet la collégialité en amont. Celle-ci est assez couramment pratiquée en cancérologie mais elle ne pourra intervenir en cas d’urgence – par exemple accident vasculaire cérébral. Pour le moment, les médecins n’ont pas de réponse à leur interrogation. Quand il n’y avait pas de texte, chacun travaillait à l’accompagnement des fins de vie selon sa conscience. Maintenant qu’il y a des textes, la crainte est de faire l’objet de poursuites pénales ou disciplinaires en cas de non-respect pointilleux.

Je crois donc qu’il s’agit plus d’un problème d’information. Il faut aller sur le terrain et discuter avec les gens plutôt que de charger la barque législative – mais j’ai bien compris qu’on ne le fera pas, et le Conseil de l’Ordre ira dans le même sens pour ce qui concerne le code de déontologie et les explications dont il est assorti.

M. Jean Leonetti : J’entends bien cette inquiétude du corps médical. Il n’en reste pas moins que la loi passe par les acteurs de la loi. Si elle n’est pas comprise, elle ne sera pas appliquée. J’ai conscience de cette crainte du juge mais on a aussi beaucoup reproché à cette loi de protéger les médecins. Avant qu’elle ne soit promulguée, on pouvait considérer que l’arrêt des respirateurs de 80 000 personnes était assimilable à une non-assistance à personne en danger, voire à un homicide volontaire.

J’estime pour ma part que le fait de sécuriser le corps médical sécurise le malade. Ce que le médecin n’ose pas faire par peur du juge, il finit par le soustraire à l’humanité, à la responsabilité et à la liberté de son action.

Les autres aspects sont relativement souples : il faut prendre l’avis de la famille et tenir compte des directives anticipées. Le terme de collégialité est employé dans la loi mais c’est l’Ordre qui a rédigé le texte d’application au plus près des préoccupations des médecins.

Il faut aussi rappeler que la jurisprudence française ne comprend aucun cas de poursuites engagées contre un médecin pour arrêt de soins disproportionnés, inutiles ou qui maintenaient artificiellement la vie. La crainte est donc fantasmée mais elle constitue un obstacle à l’adoption de soins proportionnés et à l’appréhension de la mort de façon apaisée.

Notre texte ne peut faire l’objet d’une application pointilleuse. C’est un texte de cheminement qui s’inscrit dans la réflexion et le questionnement éthiques. Il respecte la responsabilité du médecin comme celle du malade. Il est compliqué, certes – le sujet l’est –, mais il n’est pas tatillon. Ce n’est pas la peine de le relire tous les matins pour savoir si l’on respecte ou non la règle.

S’il lui faut se garder de toute rigidité, la pratique médicale moderne a besoin de règles et de cadres. La formation des médecins, très scientifique et technique, n’ouvrant pas toutes les voies, il nous faut rappeler le cheminement nécessaire et définir ce qui est possible et ce qui ne l’est pas. Signer un document apparaîtra alors comme une protection, parce que l’on aura respecté la procédure.

M. Michel Legmann : Dans l’exercice actuel de la médecine, il y a beaucoup trop d’encadrement. Mais ce n’est pas le cas de cet encadrement-là, qui est récent.

M. Jean Leonetti : Nous sommes bien d’accord. Merci pour ce dialogue franc et clair et merci pour les initiatives que vous prendrez pour faire vivre ce texte.

Audition de M. Alain Monnier, président de l’Association pour le développement des soins palliatif (ASP Fondatrice) et du Docteur Chantal Millot, présidente de l’ASP
de l’hôpital Saint-Philibert de Lille



(Procès-verbal de la séance du 9 septembre 2008)

Présidence de M. Jean Leonetti, rapporteur

M. Jean Leonetti : Nous avons le plaisir d’accueillir M. Alain Monnier, président de l’Association pour le développement des soins palliatifs (ASP) depuis 2005, et le docteur Chantal Millot, présidente de l’Association de soins palliatifs de l’hôpital Saint-Philibert à Lille.

Monsieur, après une carrière d’ingénieur à la direction générale de l’aviation civile, vous êtes devenu accompagnant bénévole dans le service d’hématologie de l’hôpital des armées Percy, puis président de l’ASP Fondatrice. Cette association, très engagée dans l’aide aux malades et le soutien de leur entourage, a adopté une charte qui définit très clairement les soins palliatifs, les droits des malades et les fonctions d’accompagnant bénévole. Il est dit que « leur rôle est d’écouter et de conforter par leur présence attentive le malade et son entourage, en dehors de tout projet pour lui ». Nous sommes très heureux de recueillir votre sentiment étayé par votre expérience auprès des familles et des soignants, et vos réflexions, dont la revue ASP Liaisons se fait l’écho, à la fois sur la loi elle-même, mais aussi sur son application concrète sur le terrain et sur la façon dont elle est comprise. Nous serons attentifs à vos remarques pour en améliorer l’application, voire pour en changer certaines des dispositions que vous jugez susceptibles d’amélioration.

M. Alain Monnier : Vous avez en face de vous deux accompagnants bénévoles, l’un issu de la société civile, l’autre du corps médical.

L’ASP Fondatrice, créée en 1984, a rédigé cette année-là, à l’intention des soignants, la première charte de l’accompagnement et des soins palliatifs. C’est une association militante puisque nous avons aussi été les premiers à permettre financièrement, et par le concours de nos bénévoles, la création de l’unité de soins palliatifs du docteur Maurice Abiven à la Cité universitaire de Paris en 1987. Enfin, nous avons milité quinze ans durant en faveur de ce qui est devenu la loi Kouchner de 1999, à l’élaboration de laquelle le monde associatif a contribué puissamment. Nous avons également participé à la réflexion préparatoire à la loi de 2005 qui porte votre nom.

La charte définit les soins palliatifs, c'est-à-dire une prise en charge globale du malade qui conjugue la thérapeutique palliative et l’accompagnement. Dès le départ, cette charte a affirmé son refus tant de l’obstination déraisonnable que de l’euthanasie. Elle pose le concept d’équipe interdisciplinaire auprès du malade et elle a défini le rôle et la place des bénévoles. Notre objet social, tel qu’il figure dans nos statuts, a été mis à jour en 2008. Il se décline en deux parties : la première concerne l’accompagnant bénévole auprès des malades gravement menacés dans leur vie, la seconde la promotion de la démarche palliative auprès des institutions, des professionnels de santé et de l’opinion publique.

Nous sommes une association non confessionnelle. Nous recrutons, nous formons, nous encadrons, nous soutenons nos bénévoles qui accompagnent des malades menacés dans leur vie dans le décours de leur maladie, qui va de l’annonce, au traitement, aux phases critiques et à la fin de vie. Aujourd’hui, nous sommes à Paris l’association de soins palliatifs la plus importante puisque nous avons trente-quatre équipes et 230 bénévoles qui interviennent dans la capitale et la proche banlieue, dans des services très divers : des unités de soins palliatifs, des équipes mobiles de soins palliatifs, des services cliniques, en gérontologie et à domicile.

Pourquoi l’accompagnement bénévole ? Il nous a semblé important de proposer aux malades un espace d’expression et de relation distinct de celui des soignants et de la famille. Les soignants ont des contraintes professionnelles, et les familles des contraintes matérielles et relationnelles, chacun souhaitant protéger l’autre, de sorte que le bénévole y trouve sa place. À quoi sert l’accompagnant bénévole ? C’est effectivement une tierce personne qui, sans projet pour le malade, l’accompagne – lui et ses proches – dans les phases où il se sent menacé dans sa vie. La présence et l’écoute de l’accompagnant bénévole auprès du malade témoignent du maintien de sa dignité jusqu’au terme de sa vie.

Il doit être clair que c’est au départ une démarche individuelle qui détermine nos accompagnants bénévoles, mais elle s’accomplit dans le cadre d’une équipe, et ne peut s’exercer qu’au sein d’une association, et dans un cadre réglementaire précisément défini : la loi, son décret d’application, des conventions signées avec les hôpitaux et des bilans annuels de l’intervention des bénévoles dans tous ces établissements.

Nos bénévoles sont des gens comme vous et moi. Ils viennent d’horizons variés, ont de trente à quatre-vingt-cinq ans, sont donc actifs ou retraités, et acceptent de consacrer quatre heures par semaine de façon régulière et fiable à l’accompagnement de malades.

En 1992, nous avons fondé l’Union nationale des ASP qui, aujourd’hui, compte 67 ASP, ce qui représente 1 700 bénévoles. Sur un total de 5 500 bénévoles d’accompagnement en France, un tiers environ appartient à l’Union nationale des ASP, un deuxième tiers à la fédération JALMALV – Jusqu’à la mort, accompagner la vie –, le dernier tiers recouvrant une multitude d’associations.

Je suis accompagné de la présidente d’une association membre de l’UNASP.

M. Jean Leonetti : La question qui brûle la langue de tous ceux qui vous rencontrent, c’est : « Pourquoi une telle démarche ? » et ils se disent par-devers eux, non sans pertinence : « Moi, je n’aurais jamais pu faire ça ! ». Vous venez de nous dire que vous faisiez appel à M. et à Mme Tout-le-monde. Quelle est la motivation de départ ? Une expérience mal vécue autour de la mort ? Une envie de s’engager sur l’essentiel ? Le besoin de se sentir utile ? Le sentiment d’une mission ? J’ai toujours trouvé dans les gens qui assument le « travail » bénévole que vous faites beaucoup de sérénité et de joie. Pouvez-vous nous donner une clé pour comprendre ?

Mme Chantal Millot : Je suis médecin depuis 1980, et bénévole en soins palliatifs depuis dix ans. Ce qui a déclenché mon envie d’aider par les soins palliatifs a été, au départ, un décès survenu dans la famille de mon mari. Il ne s’agissait pas, à proprement parler, d’une personne proche, mais j’ai eu un choc. En devenant médecin, mon objectif était de soigner et de guérir. Au fur et à mesure de l’exercice de la médecine, je me suis rendu compte que je me heurtais dans certains cas à l’impossibilité de guérir. J’en éprouvais de la rage et un sentiment d’échec, sinon de désespoir, très pénible. C’est en apprenant le décès de ce cousin de mon mari, âgé de quarante-cinq ans, que j’ai compris en profondeur que ça ne pouvait plus continuer comme ça : la mort existait et je ne pouvais pas continuer à l’occulter.

Beaucoup de médecins aujourd'hui ont la même réaction. La mort est quelque chose dont on ne parlait pas. J’ai commencé mes études de médecine en 1972. À l’époque, on n’avait pas de formation spécifique : les sciences humaines ne faisaient pas partie du parcours de l’étudiant, et ce n’est pas admissible. L’apprentissage dans ce domaine se faisait auprès des patrons. S’ils étaient bons, on pouvait acquérir ce savoir-faire auprès des malades. Mais la plupart du temps, on ne l’apprenait pas. Les médecins l’avaient intuitivement, ou ne l’avaient pas. Ils sont nombreux à ne pas avoir été formés sur ce point. En tout cas, je me suis dit qu’il fallait que je fasse quelque chose et j’ai donc passé mon diplôme universitaire de soins palliatifs. C’est alors qu’on m’a demandé d’être bénévole, autrement dit de laisser de côté le savoir médical. Et j’ai appris énormément. Ce passage d’un comportement actif auprès du malade à un comportement inactif a été très profitable. Je voudrais que beaucoup de médecins fassent cette expérience.

La plupart des bénévoles de mon équipe ont connu le même cheminement : au départ, un décès mal accompagné. On se rend compte alors qu’on a besoin d’une aide extérieure, qui est neutre, car les proches sont eux-mêmes en souffrance. Il faut quelqu’un de suffisamment solide sur lequel s’appuyer, un peu comme les cailloux d’un gué. L’accompagnant ne peut pas franchir le gué à la place de ceux qu’il accompagne, mais il les aide à traverser. Telle est la place du bénévole.

M. Alain Monnier : Décrocher son téléphone pour prendre contact avec une association qui s’occupe d’accompagner les malades ne résulte pas d’une impulsion. C’est l’aboutissement d’un cheminement intérieur, qui peut prendre des mois ou des années. Quand on interroge les bénévoles, d’où qu’ils viennent, ils ont en commun d’avoir approché à un moment donné de leur vie la maladie grave ou la mort. C’est presque toujours le commun dénominateur. Et quand nous organisons des forums ou participons à des émissions, parfois, le déclic se produit après une phase de maturation.

Le temps est une dimension importante que nous retrouvons dans le recrutement de nos bénévoles. Le ratio entre le nombre d’appels que nous recevons et celui des bénévoles qui rejoignent une équipe est de six à un. Entre-temps, le bénévole aura renvoyé un questionnaire qui lui aura été adressé et qui lui aura permis de commencer à cheminer. Il aura eu un premier entretien avec un cadre de l’association, puis un second avec un psychologue. Il aura reçu une formation et aura été parrainé avant d’être recruté. Le processus d’intégration prend du temps.

Qu’est-ce qui nous pousse à faire ça ? Sûrement pas le masochisme ! Si je vais à l’hôpital Percy tous les lundis après-midi, c’est parce que je m’y trouve bien, que j’y entre dans une chambre avec le sourire, et que, quand j’en ressors le soir, je suis bien dans ma tête. Il est sûr que, si je ne me sentais pas bien, j’arrêterais immédiatement. Cela signifierait que je n’ai plus disponibilité, voire la joie, pour faire ce que je fais. Certes, je ne sais pas ce que nous donnons aux malades et à leurs proches – cela, personne ne peut nous le dire – mais je sais ce que je reçois. Et ce que je reçois m’apporte de la joie.

M. Jean Leonetti : Quelle est la formation que vous proposez aux candidats à l’accompagnement ? Cela ne s’invente pas, il y a certaines choses à apprendre. Quels sont les fondamentaux qui sous-tendent cette neutralité bienveillante que vous apportez ?

M. Alain Monnier : Toutes les étapes de la sélection que j’ai décrite reposent sur une initiative personnelle du candidat. Nous ne démarchons jamais. C’est toujours lui qui décroche son téléphone pour franchir l’étape suivante. Ainsi, près d’une personne sur deux ne renvoie pas le questionnaire, dont la simple lecture leur révèle que ce n’était pas le type d’engagement qu’ils recherchent.

La formation proprement dite est composée de trois jours de formation initiale intense, dans laquelle on présente l’association, on explique en quoi consiste le bénévolat, ce que sont les soins palliatifs, les phases du mourir. Interviennent dans ce cadre les témoignages de médecins, de psychiatres, d’infirmières, de bénévoles. Toute la session se déroule sous le double encadrement d’une psychologue et de deux cadres de l’association. Au terme de ces trois jours, le bénévole reçoit trois propositions d’affectation dans une équipe, en fonction de sa localisation, et de l’envie qu’il a d’intervenir dans tel ou tel secteur : dans une unité de soins palliatifs, à domicile ou en gérontologie. En fonction des réponses, nous essayons de faire correspondre au mieux les desiderata et nos besoins et l’affectons à une équipe dans laquelle, pendant trois mois, il est parrainé par un bénévole plus ancien. Celui-ci peut alors répondre à ses questions sur le comportement à avoir et être à l’écoute des émotions exprimées. Au bout de trois mois, c'est-à-dire à mi-tutorat, on fait le point pour savoir comment les choses se passent, pour, éventuellement, procéder à un recalage des comportements vis-à-vis des soignants ou des malades. La même « promotion » suit alors pendant deux jours une formation dite formation initiale pratique qui est un partage de cette première expérience de trois mois. Elle est aussi l’occasion de dire sur l’accompagnement des choses qu’ils n’étaient pas capables d’entendre tant qu’ils n’avaient pas été mis en situation. Le processus qui se conclut par la signature d’un contrat moral d’engagement – qui insiste sur la fiabilité et la fidélité, sur la participation à des groupes de parole, à la vie de l’équipe – prend au minimum six mois après le retour du questionnaire. En province, c’est un peu différent.

Mme Chantal Millot : À Lille, nous avions la chance d’avoir un centre d’éthique médicale qui donnait des cours à raison d’un jour par mois pendant six mois. Aujourd'hui, faute de crédits et de candidat, les associations de la loi de 1901 du Nord-Pas-de-Calais se groupent pour former une douzaine de personnes en six jours.

M. Jean Leonetti : Votre démarche, docteur, est bien spécifique. Vous nous avez dit que, en tant que bénévole auprès du malade, vous oubliez votre savoir scientifique. Dans ce contexte, qu’est-ce que les malades vous disent ? Est-ce que quelqu’un proche de la mort parle de la mort ? Est-ce qu’il en parle plus à un bénévole qu’à un médecin ou une infirmière ? Est-ce qu’il lui dit la même chose, ou des choses différentes ? À cette occasion, des demandes de mort sont-elles exprimées, qui ne sont pas avouées au corps médical ?

M. Alain Monnier : Je suis accompagnant depuis sept ans dans un service d’hématologie, qui prend en charge les patients du début de leur maladie jusqu’à leur mort. Il s’agit de maladies très dures, longues, souvent émaillées de traitements éprouvants et de rechutes qui sont autant de chocs. Or, je n’ai personnellement jamais entendu de demande d’en finir de la part d’un malade. En revanche, j’ai entendu des proches remarquer que c’était long. Je crois qu’il faut que quelqu’un soit là pour les entendre. Ce ne sont pas des façons déguisées de dire : « qu’est-ce qu’ils attendent pour y mettre fin ! », mais les proches ont besoin d’exprimer ce qu’ils ressentent. Or, ils ressentent parfois très fortement la douleur et la longueur du processus. Il est bon que quelqu’un soit là pour les écouter.

Mme Chantal Millot : Il y a de tout dans ce qu’on entend. Certains malades ne voudront jamais parler de la mort, tandis que d’autres en parlent de façon détournée. Ils tâtonnent, ils vous apprivoisent pour savoir ce que vous êtes capable d’entendre. Il est très rare qu’ils disent qu’ils veulent mourir. Cela arrive. Récemment, un monsieur est arrivé, replié en position fœtale sur son brancard, en disant : « De toute façon, je ne veux rien savoir. Faites-moi la piqûre tout de suite ! Je sais que j’en suis là. Allez-y ! ». Il était très douloureux. Tout le monde était là : les bénévoles l’ont accompagné jusqu’au seuil de sa chambre, laissant les médecins et les soignants l’installer et prendre en charge sa douleur. Nous ne sommes revenus que le lendemain, ou le surlendemain, le temps que le traitement fasse effet. Ce monsieur n’est resté que trois semaines dans le service. Il remangeait. Et, quand il est reparti chez lui sur le brancard de l’ambulance, il avait les bras ouverts pour nous dire : « Au revoir ! ». Il s’agit d’un cas particulier et je ne veux pas donner une image idyllique. D’autres ne disent rien pendant plusieurs jours, et, à un moment, ils vont vous demander : « À quoi ça sert de vivre comme ça ? » Ce ne sont pas toujours des questions sur la mort, vous devez les décrypter. C’est avec l’habitude que vous comprenez que le malade se pose des questions, ou qu’il a peur. Et c’est à ce stade que ce qu’on apprend, c'est-à-dire l’écoute active, permet de relancer le dialogue, pour pouvoir aller plus loin. Ce sont des choses que le malade n’ose pas dire, parce que cela ne se dit pas dans notre société. Mais, si les patients comprennent qu’on les autorise à parler, ils oseront s’exprimer. À ce moment-là, ils pourront parler de cette peur, de cette envie d’en finir. Par exemple, une personne m’a avoué qu’elle avait peur. Elle n’était vraiment pas bien du tout. Je lui ai demandé ce qui lui faisait peur, vraiment peur. J’ai été très surprise d’entendre que son chien était seul chez elle. Quelquefois, la peur est réellement la peur de la mort, mais il faut se garder de nous projeter, nous, sur ce que les malades nous disent. Il faut savoir de quoi ils ont peur, de quoi ils souffrent.

À propos des envies de mort, j’ai souvent entendu la crainte d’être un poids pour sa famille. « Il vaudrait mieux que je parte parce que je vois bien que j’embête tout le monde. Je n’ai plus rien à faire ici, je ne suis plus utile à personne. » Quand on peut en parler, cela aide beaucoup. Beaucoup de proches ne veulent pas en parler, sous prétexte que les malades ne savent pas. Or, la plupart du temps, ils savent que c’est bientôt la fin, mais ils n’osent pas en parler, pour protéger les leurs. Pourtant, en parler aide beaucoup, pour dire que l’on prend le temps. À ce propos, les contraintes professionnelles sont un vrai problème de société. Si elles n’étaient pas si fortes, et si les arrêts de travail étaient possibles, l’accompagnement par les familles serait plus aisé.

Notre but, en tant que bénévoles, est de laisser advenir la parole du malade. Toutes les demandes de mort, une fois que les patients ont pu s’exprimer, ont déjà diminué de moitié.

M. Jean Leonetti : Le bénévolat est en France de plus en plus difficile : qu’il s’agisse d’arbitrer des matchs de football le samedi après-midi ou d’exercer des activités caritatives. Subissez-vous aussi l’érosion des vocations à s’engager dans le monde associatif bénévole ?

M. Alain Monnier : Quand j’ai accepté d’être le président de mon association, je me suis dit que j’aurais des problèmes de relations entre les bénévoles et les salariés, de financement, et ce n’est pas du tout ce qui m’est arrivé ! Nous tenons un registre de statistiques mensuelles des appels que nous recevons, des questionnaires envoyés, retournés, et ainsi de suite, pour chacune des étapes du processus. J’ai constaté, à partir de janvier 2005, une baisse brutale – de l’ordre de 40 % – des appels et des questionnaires renvoyés. La tendance s’est prolongée jusqu’en 2007. Nous sommes, depuis trois ans, à un étiage de 60 % des chiffres des années précédant 2005. Nous avons enregistré en 2008 un certain redressement. Apparemment, toutes les grandes associations de soins palliatifs de la région parisienne enregistrent le même phénomène. En province, les petites associations de création récente sont encore en croissance.

À quoi est-ce dû ? Le premier élément qui vient à l’esprit, c’est que les soins palliatifs ont été portés, pendant les années quatre-vingt-dix, par une importante vague médiatique, qui s’est achevée par le vote de la loi Kouchner. On a beaucoup parlé des soins palliatifs, je vous renvoie aux livres de Marie de Hennezel, et, au cours de cette décennie, nous sommes passés de 100 bénévoles à 250. Mais la vague palliative s’est transformée en vague euthanasique. Les articles de presse écrite qui rendaient compte des travaux préparatoires à la loi qui porte votre nom considéraient qu’elle n’allait pas assez loin. Pourtant, quatre des articles de cette loi, qui sont importants, insistent sur les soins palliatifs, la dignité du malade et l’accompagnement. Ce qui intéresse aujourd'hui l’opinion, c’est l’émotion médiatique qui entoure l’euthanasie.

Il y a probablement aussi une cause à trouver dans la nature de l’engagement que nous demandons. Un bénévole qui s’engage chez nous doit faire preuve de régularité et de fiabilité. Or, nous sommes dans la société du zapping. On n’aime pas trop se mettre un fil à la patte, en s’obligeant à passer la même demi-journée par semaine à l’hôpital, se privant d’aller au golf s’il fait beau ce jour-là. Ce type d’engagement pèse sans doute plus lourd qu’auparavant.

Aujourd’hui, je préside une association de 230 bénévoles, au lieu de 250 il y a trois ans, la baisse des recrutements m’empêchant de remplacer ceux qui partent, et de constituer de nouvelles équipes

M. Michel Vaxès : L’écoute du malade est sans aucun doute bénéfique non seulement à l’accompagnant, mais au malade lui-même. Et c’est sans doute ce qui manque le plus. J’apprécie positivement tout ce qui peut contribuer à rendre cette écoute possible, et tout ce que vous faites y contribue. En revanche, je m’interroge sur la représentation que peuvent en avoir les malades et leur entourage, et qui rejoint la première question qui vous a été posée sur la motivation des bénévoles. La joie qu’ils éprouvent n’est pas un obstacle – d’ailleurs la sélection opérée devrait vous prémunir des risques éventuels – pour autant qu’elle résulte d’une préoccupation humaniste, et réponde aux besoins du malade. Sa première réaction, ou celle de sa famille, quand vous poussez la porte de la chambre, doit être de s’interroger sur ce qui vous incite à le faire. Pourquoi êtes-vous là ? Cette question, les représentants de la société doivent aussi la poser, dans la mesure où cette démarche, si elle est positive dans ses effets, peut être encouragée, et doit l’être dans un contexte qui ne favorise pas le bénévolat. Mais il arrive, même si ce n’est pas votre cas, qu’un mouvement associatif s’organise pour pouvoir financer des salariés. Comment vous assurez-vous auprès de ceux que vous voulez aider qu’ils comprennent votre démarche ?

M. Alain Monnier : On n’en a jamais fini de s’interroger sur ses motivations, et je crois que c’est sain. L’accompagnant trouve la réponse à la question sur l’origine de cette démarche de solidarité et d’humanisme dans son histoire personnelle. Nous agissons avant tout pour le malade, même si nous nous rendons compte a posteriori que nous en retirons une satisfaction. D’ailleurs, dans nos séminaires de formation continue, que nous demandons à nos bénévoles de suivre, en plus de leur participation à des groupes de parole, nous proposons tous les ans un séminaire qui traite des motivations de façon à amener nos bénévoles à s’interroger sur ce qui les a conduits et les maintient dans ce mouvement. Ils peuvent ainsi vérifier que leurs intentions restent orientées vers le malade, la satisfaction et la joie ne venant qu’en second.

M. Michel Vaxès : Je vous remercie de votre réponse, qui souligne qu’il faut dépasser la contradiction entre égoïsme et altruisme.

Mme Chantal Millot : J’ajouterai aussi la solidarité – mot si souvent galvaudé. Pour moi, la Solidarité avec un grand S va jusque-là. La mort fait partie de la vie, elle est universelle. Elle frappe tout le monde. On espère toujours être accompagné, mais il ne faut pas attendre que cela nous arrive à nous pour s’occuper des autres.

M. Jean Leonetti : Une question cruciale pour notre mission d’évaluation : quel regard portez-vous sur la loi de 2005 ? Est-elle complète ? Est-elle comprise ?

M. Alain Monnier : Par définition, le bénévole n’est pas en position d’évaluation. Cela ne veut pas dire que je n’ai rien à dire. Mais nous ne connaissons pas le dossier du malade. Nous ne jugeons pas, ni le malade, ni la famille, ni les soignants. Cela étant, grâce à la présence des bénévoles, nous avons une connaissance du terrain et nous pouvons vous livrer leurs impressions, très humblement.

Nous avons noté que la loi, dans ses articles 1,4, 6 et 9, insiste sur l’importance des soins palliatifs et de l’accompagnement, même si elle n’a pas été présentée sous cet angle. Elle souligne le principe de non-abandon, quelles que soient les décisions qui sont prises. C’est une excellente chose. De ce point de vue, ce texte complète et rappelle avec insistance les dispositions de la loi Kouchner.

Par ailleurs, il ne nous semble pas qu’il y ait eu une pédagogie de ce texte, ni un suivi organisé de son application. La loi ne nous paraît pas connue des patients et de leurs proches ; elle ne l’était pas non plus tellement de nos bénévoles. Nous avons fait un séminaire sur ce sujet à l’hôpital Percy au mois de novembre dernier qui a réuni 120 participants autour de cinq tables rondes. Cela nous a montré qu’il était important, même pour des bénévoles, de faire connaître les dispositions de cette loi et les questions qu’elles soulevaient.

Il nous semble que l’arrêt de l’alimentation et de l’hydratation médicalement assistées sont des questions toujours difficiles qui ne font toujours pas consensus dans le corps médical. Certains persistent à les considérer comme des soins et non comme des traitements.

Enfin, la décision de sédation, qui, me semble-t-il, n’est pas explicitement prévue par la loi et qui comporte intrinsèquement des risques de dérive euthanasique, devrait faire l’objet d’une procédure collégiale et traçable.

Malgré tout, l’application complète et intelligente des dispositions de la loi devrait permettre de répondre à toutes les situations vécues par les malades en fin de vie.

Mme Chantal Millot : Je n’ai pas d’étude scientifique sur l’application de la loi. Je me fie seulement à la réaction des patients et de leurs médecins. Après trois ans, et trois ans c’est long, je ne vois pas beaucoup d’avancées parmi les médecins. Je suis d’autant plus déçue qu’il s’agit de ma corporation. Il y a encore beaucoup de choses à faire même si les comportements ont évolué en ce qui concerne la prise en charge de la douleur. Dans le Nord-Pas-de-Calais, sur 1 000 médecins pour la métropole, trente à trente-cinq seulement ont le DU ou le DIU de soins palliatifs. Même s’il existe une formation continue, c’est très peu et cela me fait vivement réagir.

Par ailleurs, les choses ne sont pas très claires pour l’opinion publique. Il faudrait lui apporter des éclaircissements.

Il va aussi falloir du courage pour parler de la fin de vie. Si on vote pour une dépénalisation de l’euthanasie, le sujet ne sera pas discuté en profondeur. Or, il ne faut pas l’éluder. Le débat qui s’est déroulé est resté confiné à un microcosme. La population n’a pas compris. C’est de la mort, phase ultime mais naturelle de la vie, dont il faut parler pour l’apprivoiser dès le plus jeune âge.

M. Jean Leonetti : Et quand cette loi est comprise, est-elle perçue positivement ? Je pense aux directives anticipées, à la personne de confiance, au double effet, à la sédation, même si elle n’est pas envisagée explicitement. Ces dispositions rassurent-elles ou inquiètent-elles ?

Mme Chantal Millot : L’UNASP a organisé des formations continues, des forums, des conférences pour présenter la loi. À chaque fois, on demandait à ceux qui avaient désigné une personne de confiance de se manifester : une ou deux mains se levaient, sur 400 participants. Même ici, qui a choisi sa personne de confiance ? C’est pourtant très important.

M. Jean Leonetti : Rencontrez-vous le cas particulier de ces personnes qui, bien qu’elles ne souffrent pas, ou qu’elles sachent que leur douleur sera prise en charge, jusqu’à une éventuelle sédation terminale, refusent et demandent un produit mortel ?

M. Alain Monnier : Dans notre expérience de bénévole, non. Cela étant, autour du terme « exception d’euthanasie », il faut se demander s’il s’agit de patients conscients, ou inconscients, en fin de vie. À ce stade, la demande d’euthanasie, nous pouvons en témoigner, est extrêmement rare, notamment de la part du patient. Elle a besoin d’être écoutée, s’il s’agit de proches. Dans ce cas de figure, nous considérons que la loi du 22 avril 2005 apporte un cadre de réponse satisfaisant, sous réserve d’être connue et appliquée.

Il existe un second cas de figure : la demande émane de malades conscients, qui ne sont pas en fin de vie, mais qui jugent leur situation insupportable, et réclament qu’il soit mis fin à leur existence. Nous constatons que de tels cas sont toujours extrêmement médiatisés. Aujourd’hui, nous ne leur apportons pas de réponse. La société acceptera-t-elle longtemps le statu quo ? Deux pistes sont envisageables : la modification de la loi ou la transgression. Pour nous, la dépénalisation de l’acte euthanasique, bien entendu exceptionnelle, ferait sortir l’euthanasie de l’exception, avec toutes les dérives possibles. En fonction de ce que nous lisons ou entendons, on note une augmentation des euthanasies légales dans les pays où elles existent : il y a non pas trois ou quatre cas par an, mais plusieurs centaines. Le nombre d’euthanasies illégales augmente corrélativement, par effet d’entraînement. Autre dérive observable, très insidieuse : l’incitation à la demande euthanasique par les personnes très âgées. À partir du moment où la boîte de Pandore est ouverte, le risque s’étend aux personnes handicapées, démentes ou inconscientes. Pour nous, la réponse à des cas exceptionnels ne saurait justifier de prendre de tels risques sociétaux. C’est la raison pour laquelle, en conformité avec notre charte, nous restons opposés à l’introduction dans la loi de l’exception d’euthanasie. L’acte euthanasique doit rester une transgression appréciée éventuellement par le juge.

M. Michel Vaxès : Comment votre activité est-elle perçue par les médecins et les personnels soignants, d’une part, par les familles ou l’entourage des patients que vous suivez, d’autre part ? Quels rapports entretenez-vous avec eux ?

M. Alain Monnier : Si une équipe de bénévoles intervient dans un service, c’est la plupart du temps à l’initiative du chef de service. Mais il faut un lent processus d’apprivoisement avant que les soignants en acceptent l’idée. Il ne faut pas aller plus vite que la musique. Un claquement de doigts du chef de service ne suffit pas, le risque étant d’obtenir l’effet inverse à celui recherché, autrement dit de susciter un rejet de la part des soignants. Entre la demande et l’entrée en fonction de l’équipe, plusieurs années sont parfois nécessaires. Il faut l’accepter. Nous ne pouvons agir que sous les regards amicaux des soignants et des aides-soignants, c’est une condition sine qua non. Comme ils changent tous les trois ou quatre ans, cela suppose de réexpliquer qui sont les bénévoles, ce qu’ils font, et la place qu’ils occupent dans le service.

En ce qui concerne les malades, vous répondre est plus malaisé. Quand je frappe à la porte d’une chambre, même si elle est occupée par un malade dont je connais parfaitement le nom, et que nous suivons depuis plusieurs mois, voire plusieurs années, je ne sais jamais s’il aura, ou non, envie de me voir à ce moment-là. L’imprévisibilité est totale. Il faut avoir des antennes, que l’on développe petit à petit. Le malade et sa famille ont de multiples façons de vous faire savoir si vous êtes bienvenu ou pas. La phrase : « C’est très bien ce que vous faites, monsieur. » signifie généralement : « Je ne souhaite pas votre présence aujourd’hui. » Il faut être extrêmement humble et attentif à tous les signaux qui vous sont envoyés. Et c’est une découverte à chaque visite.

M. Jean Leonetti : Les malades savent-ils qu’il y a des bénévoles dans le service ?

M. Alain Monnier : Les malades sont prévenus en entrant dans le service. En règle générale, c’est l’équipe soignante qui indique aux bénévoles les malades qu’il est souhaitable d’aller voir. Dans le service où je suis, qui compte une vingtaine de lits, dont cinq en secteur stérile, nous visitons tous les malades, sauf ceux qui ont fait savoir qu’ils ne voulaient pas voir de bénévoles. Mais c’est une découverte à chaque fois.

Nous sommes présentés par l’hôpital et par le service comme une équipe de bénévoles. Ce sont les expressions « soins palliatifs » et « accompagnement » qui ont poussé les bénévoles à nous contacter. Il n’y a aucun doute là-dessus. En revanche, à Percy, le badge que nous portons ne mentionne que notre prénom, « accompagnant bénévole, hématologie », ceci à la demande du chef de service. Afficher les mots « soins palliatifs » dans un service qui se veut curatif serait pour beaucoup insupportable. En entrant dans une chambre, nous nous présentons comme membre de l’équipe de bénévoles – qui est là tous les jours. Il arrive à certains malades de poser des questions personnelles, pour savoir qui nous sommes, quel est notre parcours, à quelle association nous appartenons. Là, c’est difficile. Il y a deux écoles : une moitié esquive la question et parvient à ne pas dire le nom de l’association. D’autres, dont je suis, répondent très tranquillement. Là encore, plusieurs réactions sont possibles. Certains vous répondent : « Merci, je n’en suis pas encore là. Au revoir. ». Je me souviens d’avoir eu une très longue discussion avec un malade qui a conclu : « Je vais réfléchir, pour savoir si votre présence auprès de moi m’aide, ou bien, si, au contraire, elle complique le décours de ma maladie. » Au bout de quelques jours, il m’a fait savoir qu’il ne souhaitait pas voir de bénévole. Je ne parle pas des services de soins palliatifs où les choses sont claires, mais, dans les services cliniques, les gens du service savent qui nous sommes, les malades et leurs proches savent parfaitement que nous ne sommes pas n’importe quel type de bénévoles, mais ils n’ont pas envie qu’on leur agite comme un drapeau les mots « soins palliatifs » qui ne facilitent pas le parcours de leur maladie. Il faut les respecter, mais ils savent très bien qui nous sommes. Si, un jour, ils ont envie de parler, parfois en termes très durs à entendre, nous serons à l’écoute. Ils le savent intuitivement.

M. Jean Leonetti : Nous vous remercions de l’éclairage que vous nous avez apporté, et que nous n’avions pas eu jusqu’à présent. Les bénévoles auprès des malades ont en effet toute leur place dans les structures de soins palliatifs.

Audition de M. Didier Sicard, ancien Président du Comité Consultatif national d’éthique pour les sciences de la vie et de la santé (CCNE)


(Procès-verbal de la séance du 10 septembre 2008)

Présidence de M. Jean Leonetti, rapporteur

M. Jean Leonetti : Monsieur Sicard, vous êtes aujourd’hui président d’honneur du Comité Consultatif national d’éthique (CCNE), organisme que vous avez présidé de 1999 à 2007. Lorsque nous avons eu le plaisir de vous entendre dans le cadre de la mission sur l’accompagnement de la fin de vie qui a abouti à la loi du 22 avril 2005, vous aviez en particulier exposé le point de vue du CCNE du 27 janvier 2000 concernant l’« exception d’euthanasie » en faisant valoir que le Comité avait proposé non une dépénalisation de l’euthanasie mais plutôt une « instruction judiciaire », l’idée étant de préserver la rigueur de la loi tout en donnant des instructions judiciaires sans avoir la prétention de couvrir toutes les situations.

Dans le cadre de cette mission d’évaluation, nous souhaiterions vous entendre à nouveau tant sur votre perception de la loi que sur sa possible évolution. Par ailleurs, l’« exception d’euthanasie » relève-t-elle exclusivement de l’« instruction judiciaire » ou implique-t-elle la constitution d’un comité évaluant sa faisabilité ? Plus directement : l’homicide est-il ou non autorisé dans des circonstances exceptionnelles ?

M. Didier Sicard : La loi « Leonetti », sans flagornerie aucune, est selon moi remarquable. Outre que le consensus social qui s’est fait jour autour de son application a contribué à dédramatiser la situation de certains médecins qui se culpabilisaient à l’idée de ne pas tout mettre en œuvre afin de prolonger la vie, elle est tout à fait adaptée à la médicalisation de la mort, puisqu’elle fait des soins palliatifs une évidence.

Néanmoins, trois éléments sont préoccupants et, tout d’abord, la méconnaissance de cette loi. À l’occasion de la rédaction d’une note relative à son application, j’ai pu ainsi constater combien des médecins – en l’occurrence, à l’hôpital Cochin - considéraient qu’il était désormais interdit de pratiquer l’euthanasie, les malades étant selon eux désormais condamnés à agoniser jusqu’au bout. À cela s’ajoute que les soins palliatifs sont toujours déconsidérés et relégués dans le domaine caritatif. Enfin, comment traiter le problème des agonies interminables ?

Si donc cette loi contribue à mieux prendre en compte la volonté du malade et de sa famille, si elle protège également le médecin, n’est-il pas possible d’aller encore plus loin ? Certes, la loi ne saurait régler chaque cas particulier et celle-ci concerne au premier chef les situations critiques des adultes en réanimation ; mais je remarque que si la société se montre parfaitement indifférente à la façon dont meurent des dizaines de milliers de personnes âgées, ce sont précisément ces cas très particuliers, instrumentalisés par tel ou tel groupe de pression, qui suscitent une forme d’hystérie sociale. En la matière, une réflexion me semble devoir encore être menée dans deux directions.

La première : l’arrêt de vie du nouveau-né. Nous disposons en France de l’une des meilleures réanimations néonatales au monde et nous considérons que la naissance d’un enfant porteur d’un handicap potentiel ou existant justifie une réanimation initiale quitte à ce que sa vie soit interrompue quelques jours après, en fonction des examens cliniques. Que signifierait, en effet, l’arrêt des soins chez un nouveau-né atteint d’un handicap cérébral majeur qui serait ainsi laissé à l’agonie ? Dans les pays anglo-saxons, en revanche, l’usage de la réanimation néonatale est beaucoup plus circonspect et les arrêts de vie ultérieurs sont eux beaucoup plus rares. À cela s’ajoutent d’ailleurs chez nous des inégalités extrêmes selon la situation géographique.

Seconde direction : le refus de soins ou l’impasse thérapeutique chez un malade dont la souffrance est certes apaisée par des drogues mais qui ne supporte pas une atténuation de sa conscience. Ce type de patient, d’ordinaire, refuse à la fois les soins palliatifs et l’idée d’une mort lente – ce qui, selon moi, est son droit. Se pose alors la question du « laisser mal mourir » par le maintien de pratiques clandestines – de jeunes internes, en effet, sont parfois plus épris de performances thérapeutiques qu’ils ne sont motivés par le respect à l’endroit des personnes en fin de vie – ou par un affaiblissement de l’intérêt du corps médical pour le patient. En outre, les pressions économiques ne sont pas négligeables : si la T2A a favorisé le développement des soins palliatifs, la brièveté des séjours hospitaliers contredit parfois l’intérêt des malades en fin de vie.

Trois pistes me semblent devoir être exploitées.

Il faut tout d’abord reconnaître que la loi ne peut tenir compte de toutes les situations qui se présentent et que celles qui échappent à son champ d’action, si rares soient-elles, doivent aussi être prises en considération.

Il faut ensuite prendre conscience que, dans ces cas-là, un engagement solidaire de la société s’impose en faveur de ce que j’appellerais une « sédation active » de nature compassionnelle sur laquelle la justice aurait un droit de regard, étant entendu qu’il ne s’agit pas pour cette dernière de l’autoriser ou de la refuser mais d’avoir voix au chapitre de manière à ce que cette pratique relève toujours de la « transgression ». Les suicides assistés ou les « exécutions » clandestines, elles, constituent autant de violences en particulier en raison de leur caractère secret. Comment donc faire preuve d’humanité dans ces circonstances sans par ailleurs flatter un illusoire sentiment de toute-puissance sur sa propre mort ? Comment prendre réellement en compte ces personnes, vulnérables parmi les plus vulnérables, que sont les agonisants alors que, bien souvent, c’est la souffrance de l’entourage qui, socialement, l’emporte ? Celui qui va mourir, en effet, nous dérange et toute prolongation de la vie semble dénuée de sens, la mort symbolique de l’agonisant précédant souvent sa mort biologique.

Enfin, il convient d’intégrer certaines situations néonatales dans cette perspective.

Si la notion d’« exception d’euthanasie » a suscité quant à elle bien des polémiques, celle de « sédation active » doit être utilisée avec précaution. Mutatis mutandis, la loi Veil
– que je soutiens – a ainsi contribué à faire considérer l’avortement comme un mode de contraception à l’instar de n’importe quel autre. Il faut ainsi prendre garde à ce que la moindre « ouverture » sociale ne soit pas prétexte à abolir toute limite.

Je plaide donc pour le statu quo législatif tout en espérant que la jurisprudence permettra de concilier les situations particulières avec l’esprit de la loi. La société doit se saisir à bras-le-corps de ces dernières et c’est ensemble que nous devrons les prendre en considération : il ne faut plus laisser seuls une équipe médicale, une famille, un malade, un comité d’éthique ad hoc, un hôpital.

Je tiens, enfin, à souligner combien je suis fier d’une loi qui a contribué à mettre fin au face à face absurde entre la sacralité absolue de la vie d’une part et, d’autre part, une certaine conception de la dignité humaine.

M. Jean Leonetti : Je vous remercie de ces éclaircissements.

Récemment, j’ai pu constater lors d’un voyage combien la Hollande n’est pas ce pays à la rigueur glacée et glaciale que l’on pourrait croire. En effet, des interrogations ont lieu sur la législation et les pratiques en matière médicale : outre que le discours des soignants a changé, le développement des soins palliatifs a fait régresser l’euthanasie et les demandes sont inversement proportionnelles à la pratique de la sédation palliative terminale. Je note également que les euthanasies ne concernent que 1,7 % des décès et que 92 % d’entre elles résultent de demandes officielles dans le dernier mois probable de la vie.

Mais qu’entendez-vous donc, Monsieur Sicard, par « sédation active » ? Implique-t-elle ce « double-effet » visant à la fois à apaiser le malade et à raccourcir son agonie ?

Si je suis par ailleurs d’accord avec vous s’agissant du regard que la société porte sur les agonisants qu’en est-il, en revanche, des demandes de suicide assisté ?

M. Didier Sicard : Si la notion de « double-effet » est fort complexe, celle de « sédation active » favorise le libre choix de la personne à travers un endormissement discontinu permettant de réitérer ou non la demande d’atténuation de conscience – il est en effet frappant de constater combien le désir de vivre ressurgit au moment ultime. Par ailleurs, la société – au risque de perdre son âme – ne doit pas admettre, précisément en raison de l’engagement solidaire et du respect dû à la personne, que la maladie d’Alzheimer ou les déficiences mentales puissent par exemple justifier une demande d’euthanasie. J’ajoute qu’il en va tout autrement, bien entendu, de la « philosophie du suicide » d’un Montherlant ou d’un Hemingway.

M. Jean Leonetti : Non seulement la loi mais le code de déontologie médicale autorisent la sédation terminale. Néanmoins, des précisions réglementaires ne lèveraient-elles pas certains freins à cet accompagnement final qui semblent parfois demeurer, à la différence de l’acharnement thérapeutique ?

M. Didier Sicard : C’est en effet une question fondamentale. L’inscription dans le code de déontologie de telles précisions permettrait sans doute de mettre fin au « laisser mal mourir » en raison de l’interdiction d’injecter des drogues létales. Je le répète : comment peut-on laisser agoniser pendant trois semaines un nouveau né anencéphale ? Comment peut-on laisser pourrir sur place, pendant un mois, une dame pourtant adepte du droit de mourir dans la dignité, l’équipe médicale refusant de lui donner une drogue ? Le « double-effet » ne doit plus quant à lui être pensé comme une interdiction de mettre fin à la vie car l’excès d’inquiétude, chez les médecins, aboutit parfois à privilégier leur intérêt au détriment de celui de leur patient. Les facultés de médecine ne sont tout de même pas sous la tutelle des universités de droit !

M. Jean Leonetti : Si un médecin argue de la loi pour laisser mal mourir les malades, c’est qu’il l’a fort mal lue !

Heureusement, la médecine donne toujours sa chance à la vie mais, en raison de ses progrès, elle est également confrontée de facto à des situations délicates : telle est l’aporie à laquelle elle doit faire face. Comment remettre dans les bras d’une mère un nouveau né qui aura une vie végétative ? Faut-il tuer ceux que l’on ne peut faire vivre ? C’est dans cet intervalle que l’« exception d’euthanasie » ou, plutôt, la « sédation active » peuvent intervenir. Leur inscription dans le code de déontologie à travers un décret en Conseil d’État me semblerait par ailleurs plus judicieuse qu’une loi.

M. Didier Sicard : Je suis d’accord avec vous. Je le répète : la société doit prendre en charge les plus vulnérables et mettre fin au « laisser mal mourir ». En l’occurrence, un endormissement ne relève pas du « coup de grâce ».

M. Michel Vaxès : Faut-il selon vous mettre en place les comités d’éthique prévus par la loi d’août 2004 en prenant enfin le texte d’application qui s’impose ?

M. Didier Sicard : Le personnel médical, depuis une vingtaine d’années, a constitué des comités d’éthique mais nous avons quant à nous souvent interpellé le législateur afin que soient créés des « espaces éthiques » – sans vocation décisionnelle mais visant à promouvoir une réflexion multidisciplinaire –, hors les CHU, avec des journalistes, des écrivains, des philosophes, des citoyens qui auraient à cœur de se réapproprier ce questionnement existentiel universel. Je regrette, en la matière, l’absence de texte.

M. Jean Leonetti : Concevriez-vous cet espace éthique comme une manière de médiateur prescriptif intervenant au sein d’une situation complexe ou conflictuelle entre le malade et le corps médical ?

M. Didier Sicard : Assurément non. Je le conçois comme un lieu de discussion n’intimidant surtout pas ceux qui n’appartiennent pas au milieu médical.

M. Michel Vaxès : Quelle réponse apporter à des cas comparables à celui de Chantal Sébire, sachant qu’une sédation finale aurait été sans doute inappropriée ? Une sédation réversible ?

M. Didier Sicard : La difficulté tient surtout à la confusion entre les souffrances physique et morale : si la première est relativement facile à évaluer, il n’en va pas de même de la seconde. Mme Sébire éprouvait une souffrance morale due à sa souffrance physique. Une sédation active réversible aurait pu être en effet envisagée jusqu’au terme de la maladie sans qu’il soit question de quelque « exécution » que ce soit, à la différence de l’euthanasie qui a indubitablement un côté « texan ». Le sénateur Caillavet lui-même reste en quelque sorte « hanté » par la façon dont il a mis fin aux jours de son père.

M. Michel Vaxès : Dès lors qu’une brèche est ouverte, comment se protéger des dérives éventuelles auxquelles vous avez fait allusion ? Une non traduction législative constitue en effet une solution possible puisque la transgression est maintenue mais comment formuler un certain nombre de préconisations dans le code de déontologie ?

M. Jean Leonetti : La sédation palliative terminale, accompagnement actif à ne pas laisser mal mourir un patient qui le réclame, ne constitue en rien une transgression en particulier lorsque la mort est induite par l’arrêt thérapeutique. S’il n’est par ailleurs pas possible d’inscrire la transgression de la loi dans le règlement – soyons logiques ! –, il est en revanche possible d’inscrire dans le second l’interprétation de la première, en particulier s’agissant du « double-effet » et de la sédation active terminale. L’« exception d’euthanasie », quant à elle, signifie qu’il est possible – à titre exceptionnel donc – de transgresser la loi. Cette dernière me semble très permissive, à moins d’être mal interprétée. Je rappelle que selon le code de déontologie, « le médecin doit accompagner le patient jusqu’à ces derniers moments, assurer par des soins et des mesures appropriées la qualité d’une vie qui prend fin, sauvegarder sa dignité et réconforter son entourage. » Il me semble que la « sédation active » se trouve en filigrane dans cet énoncé.

M. Michel Vaxès : Nous sommes d’accord sur l’essentiel.

M. Jean Leonetti : En effet, mais la rédaction du code de déontologie devra sans doute être modifiée.

M. Michel Vaxès : L’exercice sera d’autant plus délicat que l’adjectif « active » est problématique compte tenu par exemple de son utilisation dans la formule d’« euthanasie active » – d’où une nécessaire prudence.

M. Jean Leonetti : La rédaction devra préciser que la sédation peut être utilisée essentiellement lors de la phase finale d’une maladie – non à son début – et lors de l’arrêt d’un traitement palliatif.

M. Didier Sicard : Si le concept d’« obstination déraisonnable » constitue désormais un acquis, celui qui vise à mettre fin au « laisser mal mourir » devrait être approfondi de manière à tenir compte de la sédation active. C’est ainsi que l’engagement solidaire sera effectif.

M. Jean Leonetti : Je vous remercie pour votre intervention à la fois éclairante et « pacifiante ».

Audition du Docteur Xavier Mirabel, médecin cancérologue, président de SOS fin de vie et de M. Olivier Jonquet, chef du service de réanimation du CHU de Montpellier


(Procès-verbal de la séance du 10 septembre 2008)

Présidence de M. Jean Leonetti, rapporteur

M. Jean Leonetti : Nous accueillons maintenant le docteur Xavier Mirabel, médecin cancérologue radiothérapeute au centre régional de lutte contre le cancer Oscar-Lambret à Lille, et le professeur Olivier Jonquet, chef du service de réanimation du centre hospitalier universitaire de Montpellier.

Monsieur Mirabel, vous êtes président de l’association Alliance pour les droits de la vie et coordinateur du site internet SOS fin de vie. Vous avez publié en 2006, aux Presses de la Renaissance, un ouvrage intitulé Tu as du prix à mes yeux ; mon combat pour la vie et vous êtes l’auteur de plusieurs articles consacrés à la fin de vie. La mission parlementaire qui a préparé la loi relative aux droits des malades et à la fin de vie vous a entendu en 2004. À la lecture de vos publications, il apparaît que vous avez une opinion nuancée de cette loi. Un de vos articles est ainsi intitulé « Faire mourir de faim et de soif : l’euthanasie à la française ? »

Vous êtes pour votre part, monsieur Jonquet, membre de l’association Convergence soignants-soignés. Vous avez fait part publiquement de votre opposition à toute pratique euthanasique.

M. Xavier Mirabel : Nous intervenons tout deux au nom de SOS fin de vie, qui est pour l’essentiel un site internet destiné à aider les personnes – soignant, soignés, familles – confrontées aux épreuves de la fin de vie. Créé en 2004, à la suite de la canicule de 2003, ce site émane à l’origine d’un groupe de soignants et de soignés désireux de travailler à rétablir une relation de confiance que nous sentions par moments écornée. Visant à soutenir les personnes et à leur apporter des éclairages dans leurs épreuves ou leurs impasses, il ne se substitue pas aux équipes soignantes : c’est un service qui vient en complément. Nous orientons régulièrement des personnes qui font appel à nous vers des structures de soins, notamment des unités de soins palliatifs, ou vers des structures d’écoute ou d’information.

Voici quelques exemples d’accompagnements qui ont marqué ces dernières semaines l’équipe d’écoutants.

Une personne dont le frère est en train de mourir d’un cancer se demande si elle doit dire la vérité à sa mère, alors qu’une dispute oppose de longue date celle-ci et le mourant. Notre travail a sans doute permis que se renouent les liens familiaux et que cette maman aille voir son fils et l’accompagne jusqu’au bout.

Une jeune femme se sent coupable après qu’elle ait alimenté son père mourant et que celui-ci a suffoqué dans les heures qui ont suivi. Nous l’avons rassurée en expliquant qu’il s’agissait de symptômes habituels en fin de vie.

Une femme qui pense que sa sœur subit un acharnement thérapeutique, une autre qui n’arrive pas à faire le deuil de son père, de fréquentes questions autour du suicide, etc.

Ce que nous constatons dans cette écoute, c’est que bien souvent le dialogue soignant-soigné est une clef essentielle pour résoudre les difficultés et les conflits. On l’a vu, au demeurant, dans les quelques affaires fortement médiatisées qui ont soulevé les questions de la fin de vie et de l’euthanasie ces dernières années : le problème de fond est celui de la confiance et du dialogue.

Le site est animé par une dizaine de personnes qui se relaient : webmestres, experts, soignants en soins palliatifs, en oncologie, en réanimation, neurologues, gériatres, juristes, psychologues. Les écoutants salariés et bénévoles sont formés aux problématiques de la fin de vie et bénéficient d’une supervision mensuelle en groupe de parole animé par une psychothérapeute. Le suivi des échanges se fait essentiellement par courrier électronique. Certains accompagnements se résument à un échange ou deux, d’autres peuvent durer des mois.

En 2008, nous avons comptabilisé 150 000 connexions – 12 000 à 16 000 par mois – ; en 2007, nous avons concrètement accompagné 150 personnes. Une connexion sur mille aboutit donc à un travail en profondeur. Parmi les personnes qui nous appellent, 70 % sont des proches, 25 % des soignants en difficulté dans leur pratique professionnelle, dont beaucoup d’infirmières en souffrance dans leur service, 5 % des malades qui s’interrogent sur leur propre fin de vie, sur l’acharnement thérapeutique, sur le traitement de la douleur, parfois sur leur désir de mourir, certains demandant une aide concrète dans ce sens.

La loi relative aux droits des malades et à la fin de vie a l’immense qualité, par rapport à la loi précédente, de permettre de réfléchir sans tomber le piège de l’émotion. Lorsque l’on considère avec recul les affaires médiatisées, on s’aperçoit que la façon dont on nous les présente ne résiste pas à l’analyse. Je me réjouis que le texte ait récusé en même temps l’acharnement thérapeutique et l’euthanasie. Ces deux excès procèdent, au fond, d’une même tentation de toute-puissance : maîtriser la vie et la mort à tout prix en refusant qu’une part puisse échapper à nos décisions. Vous avez cité, monsieur le président, un article ou je formulais certaines critiques mais je ne remets nullement en cause la loi. Je souhaite au contraire qu’on n’y touche pas, redoutant les risques qu’entraînerait une modification.

Le texte rappelle l’exigence d’accompagner la fin de vie et de soulager la douleur. Ce que l’on a appelé l’acte à double effet renvoie tout simplement au fait que le médecin prend des risques dans sa pratique. Que serait une société où les médecins ne prennent pas de risques, y compris pour soulager la douleur ? On n’a jamais remis en cause le fait qu’un chirurgien opérant une malformation cardiaque prenne des risques ! La médecine est un métier à risque et nous devons être capables de l’assumer demain encore.

M. Olivier Jonquet : Conseiller auprès de SOS fin de vie, je suis aussi médecin réanimateur et enseignant. Dans les services de réanimation lourde, la mortalité est de 20 à 25 %. Les réanimateurs ont fortement contribué à la préparation de la loi relative aux droits des malades et à la fin de vie. Au plan universitaire, je coordonne un diplôme de soins palliatifs et un diplôme complémentaire d’accompagnement des malades. J’enseigne dans les premiers cycles d’études médicales les principes philosophiques de l’éthique médicale. Cette année, j’ai commencé mes cours par le thème « éthique et religion », en insistant sur les différentes approches de la fin de vie. Je consacre enfin de nombreuses conférences à la loi du 22 avril 2005, dans le but de la faire connaître tant du grand public que du public médical qui, manifestement, la connaît peu.

Dans le cadre de mes fonctions hospitalières, j’ai contribué à développer un secteur de traitement à domicile de l’insuffisance respiratoire chronique. Depuis quelques années, pour la prise en charge au long cours des atteintes respiratoires, de certaines maladies neuromusculaires, des myopathies, des scléroses latérales amyotrophiques, nous avons mis en place un projet d’éducation thérapeutique du patient insuffisant respiratoire. Cela nous a permis de nous ouvrir au domaine extra-hospitalier et aux problématiques de fin de vie de ces patients. À Montpellier nous avons des difficultés avec l’Agence régionale de l’hospitalisation (ARH) pour ouvrir des lits d’hospitalisation à domicile.

Je fais par ailleurs partie de la commission d’éthique de la société de réanimation médicale, qui est en train de réécrire à la lumière de la loi Leonetti les recommandations qu’elle avait formulées en 2002. Je participe avec intérêt et passion aux activités de SOS fin de vie, qui consistent essentiellement à apporter un soulagement et à décrypter certaines situations que les malades ou les soignants ne comprennent pas.

La grande vertu de la loi est d’ordre pédagogique. Ce texte a éclairé et soulagé certains collègues mal à l’aise avec les concepts de limitation ou d’arrêt de thérapeutique active. Il pose un cadre de réflexion et d’action qui manquait jusqu’alors – même si certaines équipes menaient déjà une telle réflexion auparavant et, pour ainsi dire, appliquaient la loi sans qu’elle ait été promulguée. Ce cadre accepte le principe de la mort mais refuse l’euthanasie, c'est-à-dire le fait de donner intentionnellement la mort.

L’ajout d’un adjectif à ce mot – « euthanasie passive », « euthanasie active » – ne fait que contribuer à brouiller les esprits. Souvent, on affirme que l’on ne tue pas : on laisse mourir. Je considère que cette expression et celle de « laisser-mourir » sont ambiguës et maladroites car elles donnent l’impression que l’on abandonne le patient alors qu’il s’agit d’en prendre soin par d’autres modalités que les modalités techniques, notamment par l’approche palliative.

La loi recommande la prise en compte de la volonté du patient lorsque celle-ci a pu être exprimée. Qui parle de volonté entend une volonté réfléchie, argumentée, reformulée dans le temps, et non pas une prise de position dégagée du contexte de la prise de décision pour limiter ou arrêter les soins. À cet égard, la notion de directive anticipée a donné lieu à certaines dérives. La loi insiste à juste titre sur l’information du malade et de la personne de confiance. Cette information doit être répétée, reformulée, loyale et adaptée à la situation. L’expérience conduit le médecin à l’humilité tant il a parfois du mal à se faire comprendre. Une seule séance d’information est de toute façon insuffisante.

Le texte met également en exergue la prise de décision collégiale, à laquelle tous doivent participer. Dans mon service, de l’agent des services hospitaliers chargé du nettoyage des couloirs au chef de service en passant par les différents acteurs – ergothérapeutes, kinésithérapeutes –, tous sont associés. La loi a permis de souder les équipes hospitalières alors qu’autrefois certaines décisions étaient prises entre deux portes.

Elle intègre le principe du double effet, qui est un principe d’éthique classique mais qui participe aussi de la pratique quotidienne de la médecine actuelle : on ne prend de décision que dans l’incertitude, en pesant les bénéfices et les risques. Une médecine efficace ne peut faire l’économie de cette réflexion.

Le texte accepte le principe de limitation ou d’arrêt thérapeutique sans conséquence pénale. Cependant, la décision reste médicale. C’est un point important mais parfois mal compris. En informant la famille et la personne de confiance, il peut arriver qu’on leur donne l’impression de leur faire porter le poids de la décision. Et beaucoup de médecins éprouvent encore la crainte de sanctions et ou de problèmes médicolégaux, si bien qu’ils ne veulent agir qu’en ayant recueilli l’accord de la famille.

Il faut donc toujours insister sur le fait que la décision reste médicale.

M. Xavier Mirabel : Selon nous, le texte présente trois fragilités. Elles concernent la question de l’alimentation, celle des directives anticipées et enfin celle de la concertation avant d’interrompre des soins disproportionnés.

S’agissant du premier point, j’ai recueilli récemment le témoignage d’une infirmière à laquelle on avait expliqué lors d’un séminaire de formation continue que l’on pouvait désormais arrêter l’alimentation des malades et que c’était même devenu normal depuis la loi du 22 avril 2005. Cette interprétation a de quoi inquiéter car elle peut faire du texte une loi euthanasique. Ce n’était certainement pas l’objectif du législateur mais nous craignons que, dans certains cas, des arrêts d’alimentation soient proposés dans l’intention claire de provoquer la mort.

Pour nous, l’alimentation et l’hydratation ne sont bien entendu pas des traitements en tant que tels. Chacun d’entre nous, malade ou non, a besoin de manger et de boire. En revanche, la technique permettant d’assurer l’alimentation – poser une sonde, une perfusion – peut représenter une forme d’agression et, je l’entends bien et j’en suis d’accord, peut faire l’objet d’un refus de la part du malade. Cela dit, lorsque la gastrostomie est en place, que la personne est nourrie et que le seul geste est de remplacer la poche d’alimentation, le bénéfice de l’alimentation est important – par exemple dans des situations de coma prolongé – et le soin est à l’évidence proportionné. C’est pourquoi nous sommes préoccupés par une interprétation de la loi qui nous semble excessive et sur laquelle nous souhaiterions qu’il soit possible de revenir.

Le cas des démences et des personnes en phase terminale est tout autre : l’alimentation est clairement refusée par le patient ou impossible à administrer sans aboutir à une véritable maltraitance. On ne force par une personne souffrant de la maladie d’Alzheimer à supporter une perfusion qui provoque de l’agitation et une pénibilité insupportable. Il est possible alors, à mes yeux, d’accepter un arrêt d’alimentation. D’une certaine manière, plus l’arrêt de l’alimentation a été brutal et complet, plus l’alimentation sera ensuite proportionnée et justifiée et moins elle apparaîtra comme un soin que l’on peut remettre en cause.

Deuxième point fragile : la nécessité de concertation des médecins pour interrompre des soins. Je suis très favorable à la concertation, qui est inscrite dans la pratique de la cancérologie depuis des décennies. Mais aujourd'hui certains médecins ont le réflexe d’y recourir pour ne pas entreprendre ou pour arrêter telle ou telle réanimation. C’est tout à fait dommageable puisque le médecin a de toute façon le devoir de ne pas mettre œuvre ou de ne pas poursuivre des traitements qu’il juge, en fonction de son expérience médicale, disproportionnés. Ne pas engager la réanimation d’un malade qui meurt de son cancer, c’est un devoir médical, cela n’a rien à voir avec la concertation.

L’interprétation excessive du texte pourrait aboutir à ce que l’on mette en œuvre la réanimation en attendant de pour voir engager une concertation pour l’interrompre. C’est une attitude fréquente en néonatologie, où l’on pousse des réanimations avant de se dire qu’il faut les arrêter. On voit alors des soignants en grande difficulté et certains en ont d’ailleurs témoigné ici même.

Le médecin a pourtant pour devoir absolu de ne pas mettre en œuvre des soins déraisonnables. Il doit se sentir libre à cet égard.

Troisième point fragile, les directives anticipées. Dans ma pratique de médecin, je vois tous les jours des malades qui changent d’avis et je m’en réjouis. Prendre au pied de la lettre des directives anticipées, c’est prendre le risque d’un véritable abandon. En un certain sens, il est facile de s’en laver les mains puisque cela a été écrit. Mais je sais combien la réalité est différente et combien les malades peuvent changer d’avis en fonction de la situation. Il existe là aussi un risque d’interprétation excessive de la loi.

Sur ces trois enjeux, donc, il faut s’en tenir à une grande modération et à une grande prudence pour éviter qu’un texte bon sur le fond ne soit interprété de façon inappropriée.

M. Olivier Jonquet : D’une manière générale, on assiste à une certaine « protocolisation » de la mort. La prise de décision se fait en cochant des cases sur des fiches. Si tous les items sont remplis, alors on peut limiter ou arrêter les soins. Il s’agit de savoir si l’on est bien dans les clous, si l’on a bien respecté la procédure, sans trop se préoccuper parfois d’éléments médicaux et sans se poser la question de l’intention qui préside à la décision. Le risque est d’entrer dans l’habitude, dans la routine alors que ces décisions sont tout sauf routinières.

Dans nos métiers, nous sommes sans cesse au contact de ces réalités. Beaucoup de choses peuvent tourner à la routine et nous devons y prendre garde.

La loi présente des difficultés d’application. Elle ne prend pas suffisamment en compte la situation des malades à domicile. En privilégiant la collégialité, elle semble présupposer que le malade est dans un cadre hospitalier ou dans un secteur de soins palliatifs. Or l’exigence de collégialité – même s’il peut s’agir d’une mauvaise interprétation du texte ou, surtout, de ses décrets d’application – est difficile à satisfaire à domicile.

Permettez-moi de prendre l’exemple récent d’un malade atteint d’une sclérose latérale amyotrophique et dépendant d’une assistance respiratoire par masque. La trachéotomie aurait permis de le ventiler plus simplement mais lui et son entourage la refusent catégoriquement. Lors d’un week-end prolongé, alors que son médecin traitant était absent, il a été victime d’un petit problème respiratoire. Le médecin du SAMU a fait ce qu’il convient de faire pour une personne en détresse respiratoire : il a posé un tube et il a envoyé le malade en réanimation. On sait que celui-ci ne pourra être sevré de la ventilation artificielle. Quinze jours après, alors qu’il est toujours en réanimation, se pose le problème de l’arrêt de cette ventilation. On aurait pu éviter une telle situation si l’on avait laissé le patient à domicile en le calmant et en l’accompagnant de façon appropriée. L’absence de procédure collégiale a donc pu conduire le médecin responsable à imposer au malade une prise en charge disproportionnée.

Les médecins généralistes isolés, mais aussi les urgentistes, exercent dans des conditions difficiles. Certains préfèrent donner l’impression qu’ils ont tout fait plutôt que de prendre le risque d’être accusés de négligence.

Depuis quatre ou cinq ans, il arrive que l’on téléphone à notre service pour nous demander d’accueillir un malade afin qu’il meure en réanimation. On nous explique que la situation est difficile, que l’équipe connaît des tensions, que l’on manque de personnel, mais, comme on ne veut pas être accusé d’un certain laisser-faire, on envoie le malade en réanimation pour faire croire qu’au moins on aura tout fait. C’est une évolution récente qui démontre la judiciarisation de certaines décisions médicales.

Par ailleurs, la loi ne définit pas suffisamment ce qu’est un traitement et ne distingue pas soin et traitement. Elle autorise expressément l’arrêt des traitements avec poursuite des soins palliatifs. La question est claire quand il s’agit d’une ventilation artificielle, d’une hémodialyse ou de l’administration de substances permettant de maintenir la tension artérielle à un niveau correct : il s’agit en effet des traitements de support vital disponibles uniquement dans des services spécialisés. Leur arrêt, dans les conditions prévues par la loi, est l’arrêt légitime d’un artifice. Mais l’évolution actuelle est de considérer l’hydratation et la nutrition comme des traitements dont l’arrêt serait autorisé.

Il n’est certes pas question de les imposer à un patient qui les refuse ou qui, étant agité, arracherait de toute façon les perfusions ou la sonde. Des études montrent au demeurant que, notamment chez des sujets atteints de démence, la mise en place d’une gastrostomie n’apporte pas d’avantage significatif en termes de durée et de qualité de vie.

Je considère en revanche comme euthanasique l’arrêt intentionnel de la nutrition chez un sujet qui n’est pas en fin de vie comme ce fut le cas dans l’affaire Terri Schiavo. Lorsque l’on interrompt une nutrition entérale chez une personne en état végétatif persistant, l’intention est clairement euthanasique. Si l’état du patient s’aggrave – insuffisance respiratoire, choc septique, insuffisance rénale aiguë –, on peut évidemment envisager de limiter les soins. Mais, je le répète, l’arrêt de la nutrition est pour moi un acte d’euthanasie puisque l’intention est d’aboutir au décès.

Les directives anticipées décrites par la loi sont certes révocables à tout moment. Encore faut-il que le patient soit en état de les révoquer au moment où la question d’engager les traitements de suppléance vitale se pose.

Encore un exemple vécu. Je suis un malade qui est tétraplégique depuis plus de vingt ans à la suite d’une tentative de suicide. Il est en outre dépendant d’une ventilation artificielle par trachéotomie. Autant dire que sa qualité de vie n’est pas extraordinaire et qu’il a des hauts et des bas ! Il y a six mois, il arrive dans mon service en coma respiratoire. Alors qu’il se réveille progressivement, sa sœur arrive avec une lettre qu’il avait dictée et où il exprimait son refus d’une réanimation en cas d’accident aigu. Au cours de la discussion que nous entamons avec lui, il nous remercie de ne pas avoir suivi ses recommandations et de l’avoir réanimé. La semaine dernière, l’état de ce malade qui vit dans un centre spécialisé se dégrade de nouveau. En réanimation, alors que la même lettre est produite, il me demande explicitement de la déchirer car il veut continuer à vivre.

Il est donc très difficile d’apprécier si ces décisions anticipées sont véritablement voulues. Pour reprendre la formule de La Fontaine dans « La mort et le mourant », « le plus semblable aux morts meurt le plus à regret ». Si les directives anticipées doivent être un élément de décision, il ne faut pas qu’elles deviennent l’équivalent des « testaments de vie » anglo-saxons, qui sont opposables et devraient plutôt être qualifiés de testaments de mort.

La loi a beaucoup apporté mais les procédures de limitation et d’arrêt qu’elle autorise doivent prendre en compte l’intention qui préside à la décision et les modalités de mise en œuvre. Lorsque le malade n’est pas en fin de vie, la décision est grave. Elle nécessite temps et réflexion. Le malade a le droit d’être déprimé et la dépression se traite. Sa demande doit être décryptée et l’accompagnement poursuivi. Je pourrais multiplier les exemples de patients qui, lorsqu’on s’est occupé d’eux, lorsqu’on les a accompagnés – cela, c’est le fantastique travail des aides-soignantes, des infirmières, nous autres médecins étant peut-être un peu plus à distance –, ont souhaité continuer de vivre et ont trouvé un sens à leur vie.

Il faut préciser la distinction entre traitements et soins. Les directives anticipées, la personne de confiance, etc., sont des éléments qui entrent dans la prise de décision mais qui ne la déterminent en aucun cas.

Il est par ailleurs aberrant que l’on ne dispense pas, tout au long des études médicales et tout au long de l’exercice de la médecine, des formations à l’écoute et à l’accompagnement des patients.

L’euthanasie et sa variante, le suicide assisté, ne sont pas des actes médicaux. Il y a 2 500 ans, le serment d’Hippocrate indiquait : « Je ne remettrai à personne du poison, même si on m'en fait la demande, ni ne prendrai l'initiative d'une pareille suggestion. » Cette précision est toujours actuelle. Le pouvoir médical fait peur. Qu’en sera-t-il si on lui donne la maîtrise de la vie ? Quel regard le malade portera-t-il sur le médecin si celui-ci peut le guérir mais aussi lui donner la mort ?

Cette loi refuse l’euthanasie. Il ne faut pas que des interprétations ou des dérives y conduisent. Quoi qu’il en soit, le travail législatif accompli fait honneur à la représentation nationale.

M. Jean Leonetti : Comme vous l’avez souligné, ce n’est pas le texte de la loi qui incite aux dérives. L’alimentation n’y est pas évoquée et le choix du mot « traitement » est pertinent : on peut arrêter un traitement, on ne peut pas arrêter les soins. Une gastrostomie est une intervention chirurgicale. Elle peut à ce titre être refusée ou ne pas être mise en œuvre.

Il est évident que tout arrêt d’antibiotique ou tout changement de stratégie médicale ne nécessite pas forcément une décision collégiale. On peut arrêter un traitement parce que l’on a guéri le malade ou parce que l’on constate que ce traitement ne fonctionne pas. C’est le conseil de l’Ordre des médecins qui a rédigé le décret encadrant la collégialité, de façon à répondre le plus précisément possible aux préoccupations des médecins.

Vous soulevez à juste titre l’existence d’un double langage médical : je veux qu’on m’explique bien ce que je peux faire et ce que je ne peux pas faire mais, quand je trouve la codification excessive, je demande que l’on arrête d’entraver l’exercice d’un art qui nécessite une adaptation permanente et qui repose sur le colloque singulier. En d’autres termes, je veux être protégé de tout et je veux avoir la liberté de tout.

Le médecin étant aussi un citoyen, sa part de liberté est à peu près égale à sa part de responsabilité. Sa responsabilité est grande, donc sa liberté est grande. Il en découle une part de risque.

Nous avons de nouveau soulevé auprès du conseil de l’Ordre la question de la collégialité dans des situations d’urgence ou pour des malades à domicile. Il ne faut pas que l’on puisse accuser le médecin de ne pas mettre en œuvre une réanimation lorsque cette réanimation est de toute façon inutile. Pour autant, la collégialité est un des chemins du possible : il est plus facile de prendre des décisions lourdes de conséquences à plusieurs.

Quant à la personne de confiance, on ne fait que prendre son avis sans lui faire porter le poids de la décision. De même, on ne fait que tenir compte de la directive anticipée. Celle-ci ne constitue pas une obligation. On ne saurait imaginer qu’une volonté libre s’exprime par anticipation ou par le biais d’un tiers, et ce de manière non négociable. Chacun sait que la véritable liberté consiste à pouvoir changer d’avis. On n’est pas dans la même situation selon que l’on est bien portant ou malade. Parfois, on est plus attaché à la vie lorsque l’on est très près de la mort que lorsque l’on en est éloigné.

S’agissant des hospitalisations abusives et des réanimations que l’on aurait pu éviter, la collégialité doit jouer. Si l’on débat en amont et si l’on explique à la famille l’issue possible et les circonstances dans lesquelles on peut ou ne peut pas mettre en œuvre un arsenal thérapeutique lourd, on aura apaisé par anticipation une situation dramatique. En revanche, on ne peut demander au SAMU de ne pas réanimer le malade ou à l’urgentiste de ne pas intervenir alors qu’on le lui apporte. L’engrenage de l’acharnement thérapeutique est déclenché par celui qui appelle les services d’urgence. Il faut donc un dialogue entre le médecin généraliste, la famille et le patient pour trouver des solutions à domicile permettant d’éviter cela. Autre engrenage connu : lorsqu’une personne est mourante dans une maison de retraite, le confort moral – mais aussi technique et physique – fait qu’on va l’envoyer à l’hôpital. Alors qu’elle aurait dû partir dans son lit, elle va mourir sur un brancard aux urgences, en attente de soins qui, de toute façon, auraient été inutiles ou disproportionnés. Il est médicalement inacceptable d’envisager la mort seulement au moment où elle arrive.

J’ai beau relire la loi, je n’y trouve pas, même en germe, les dérives qui pourraient en découler. Nous devons accomplir un travail pédagogique auprès des médecins. De toute façon, ils ne pourront pas se protéger, ou alors il ne faut pas qu’ils fassent ce métier. S’ils réclament des règles permanentes, un jour le législateur se laissera aller à leur édicter exactement ce qu’il faut faire. Les protocoles se multiplieront et ils se plaindront de ce que l’on a entamé leur liberté. La solution raisonnable est de leur indiquer de grandes lignes et de les laisser agir, éclairés par l’éthique qui doit les animer. Cela fait partie du quotidien de la médecine et de la vie.

Puisque vous estimez que la loi n’est pas mauvaise mais mal interprétée, il ne faut pas la changer…

M. Xavier Mirabel : Non, il ne faut pas la changer. Il faut en revanche faire un effort pédagogique pour « dépiéger » les questions que nous vous avons présentées.

Le législateur peut cependant faire certaines choses. Ainsi, l’accès aux soins palliatifs est très inégal selon les régions. Il existe des carences qui ne sont pas acceptables. Dans leurs circonscriptions, les députés doivent veiller à ce que toutes les personnes en fin de vie se voient proposer des soutiens de qualité.

En outre, la presse a fait circuler des informations erronées à l’occasion de certaines affaires très médiatisées. Les seules solutions palliatives seraient de faire mourir une personne plongée dans un coma artificiel : ce n’est pas du tout le cas ! Il faut là aussi une pédagogie pour expliquer ce que sont réellement les soins palliatifs.

Nous souhaitons enfin éviter toute évolution législative allant dans le sens d’une légalisation ou d’une dépénalisation de gestes euthanasique qui restent des transgressions et qui doivent toujours être regardés avec un œil critique. Il ne s’agit pas de nier les difficultés où se sont débattus les malades, les familles, les soignants, mais il ne faut pas non plus encourager ces gestes.

L’effet de contagion de certains témoignages est préoccupant. Après qu’une personnalité belge a été euthanasiée parce qu’elle commençait à souffrir d’une maladie d’Alzheimer, un collègue belge m’a dit à quel point l’effet a été violent chez les personnes atteintes de la même maladie. Il est inévitable qu’elles se demandent ce que cela veut dire pour elles. Si la société française avançait dans cette voie, elle jetterait sur certains malades un regard qui les interrogerait sur le sens de ce qu’ils vivent. Nous pensons qu’il y a là une violence et nous souhaiterions l’éviter.

M. Michel Vaxès : À ma connaissance, ces situations de fin de vie n’ont donné lieu à aucune condamnation de médecin. On a l’impression que l’inquiétude du corps médical est disproportionnée, comme si l’on voulait ouvrir tous les parapluies pour se protéger.

M. Xavier Mirabel : Ce n’est pas faux.

M. Michel Vaxès : Cette façon d’être et ce regard sur soi affaiblissent aussi le regard que le médecin porte sur le malade. Je ne crois pas qu’il y ait des interprétations divergentes de la loi. J’ai en revanche le sentiment que de trop nombreux médecins ne l’ont pas lue. Le problème est celui de la connaissance de ce texte. Celui-ci précise par exemple que l’arrêt des traitements ne peut se faire que dans des conditions particulières. Le malade peut ne plus vouloir être nourri et hydraté artificiellement. Dans le cas d’Hervé Pierra, ce sont les parents qui demandent l’arrêt du maintien artificiel d’une vie végétative. Le médecin ira jusqu’à appeler le procureur pour savoir s’il a le droit de pratiquer ce qui est écrit dans la loi !

M. Xavier Mirabel : En l’espèce, je crois que le médecin est en souffrance et en questionnement avec la demande elle-même. Hervé Pierra vit et la demande d’arrêt de l’alimentation correspond bien à une intention de le faire mourir. D’après ce que j’ai compris de l’affaire, le médecin s’y refuse intérieurement mais d’autres personnes interviennent et le contraignent à cet acte. Il s’occupe de cas similaires depuis fort longtemps et voit en ses malades des personnes comme les autres. Il est difficile de le blâmer de poser un tel regard sur son patient.

M. Michel Vaxès : Je ne porte pas de jugement. La loi prévoit, dans des situations où la vie n’est plus la vie,…

M. Xavier Mirabel : Il est clair que nous sommes en profond désaccord avec cette position.

M. Michel Vaxès : Quelle place l’état végétatif chronique laisse-t-il à la relation, qui est le sens de la vie ?

M. Xavier Mirabel : Heureusement que la vie ne se résume pas à la relation !

M. Michel Vaxès : Je conviens qu’il existe, derrière ces appréciations, des désaccords de fond. Dans le cas Pierra, d’autres médecins ont été consultés et ont donné un avis tout à fait autorisé. Nous les avons auditionnés et cela a constitué un apport considérable dans l’élaboration d’un texte dont, semble-t-il, vous vous félicitez. Nous sommes nous aussi convaincus qu’il ne faut pas le modifier.

Chacun convient que l’enseignement des soins palliatifs devrait être plus systématique. C’est par exemple le cas en Grande-Bretagne. Faut-il créer en France une chaire de soins palliatifs dans chaque université ? Sinon, à quelle discipline agréger cet enseignement ?

M. Olivier Jonquet : Je ne sais pas s’il faut une chaire. Selon moi, tout médecin doit vivre dans la tension entre un geste hypertechnique et, lorsque ce support n’a plus de sens, un accompagnement de son malade. Je me suis par exemple battu pour accoler à mon service de réanimation un service de soins continus afin de maintenir un suivi. Nous ne devons pas apparaître comme des joueurs qui, lorsque le jeu ne marche plus, bottent en touche. Faire des soins palliatifs une spécialité à part entière, c’est en faire un ghetto. À mon sens, tout service, toute spécialité doit être capable d’accompagner les patients. Que des unités de soins palliatifs viennent de temps en temps donner un coup de main aux équipes et aux familles est une bonne chose. Mais il faut savoir que les services de cancérologie, de pneumologie, de réanimation ou de médecine dispensent beaucoup de soins palliatifs sans que ceux-ci soient estampillés comme tels.

Chaque spécialité est confrontée aux problèmes de la fin de vie. À Montpellier, le diplôme de soins palliatifs est supervisé par un anesthésiste réanimateur, un réanimateur médical et un gériatre. Les soins palliatifs doivent rester une pratique insérée dans chaque spécialité. Il ne faudrait pas aboutir à ce qu’un service juge que tel cas n’est plus de sa responsabilité mais de celle des soins palliatifs.

En Languedoc-Roussillon, nous avons mis en place un service d’assistance respiratoire à domicile dont bénéficient six mille patients. Nous suivons les malades les plus lourds, ce qui revient à assurer une sorte de « service après-vente » de notre technique. Une personne que nous avons trachéotomisée, nous la suivons et, le cas échéant, nous la reprenons dans notre service. Si nous avons mis en place cette structure contre vents et marées, c’est que nous ne voulions pas abandonner nos patients. Comme je l’ai dit, je suis confronté à un gros problème à Montpellier où soixante lits d’hospitalisation à domicile ont été autorisés mais ne sont pas ouverts.

Même si l’hospitalisation à domicile n’est pas destinée aux soins palliatifs, dans la pratique, 50 % des lits sont occupés par des patients en soins palliatifs. Pour éviter qu’ils ne retournent vers les urgences ou la réanimation, il faut mettre en place les moyens permettant d’anticiper les situations aiguës qui laissent tout le monde désemparé.

M. Jean Leonetti : Lors d’une audition précédente, nous avons appris que les lits d’hospitalisation à domicile pour des malades réclamant des soins palliatifs importants coûtaient mille euros de moins par mois que les lits d’hôpital. Peut-être cet argument fera-t-il tomber les réticences de votre ARH…

M. Olivier Jonquet : C’est un élément, mais l’important reste la prise en charge du patient.

M. Jean Leonetti : On peut aussi s’insurger contre l’éternel argument selon lequel « tout cela va coûter cher ». Ne pas recourir à un traitement inutile, ne pas réaliser une intervention chirurgicale inutile, ce n’est pas cher ! Bien entendu, le temps très important de présence humaine pour les soins palliatifs a un coût, mais le fait de rechercher le juste soin et de réfléchir à l’acte est tout à la fois plus porteur d’humanité et plus générateur d’économies.

S’agissant de la T2A, on ne peut continuer à prôner ainsi l’acte comme le seul élément valorisant. C’est entraîner nos jeunes médecins vers la technique et non vers l’humain. À terme, cela peut se traduire par plus de soins inadaptés et donc plus de dépenses.

On reproche parfois à la loi d’être floue. Certes, ce n’est pas une loi qui protocolise…

M. Olivier Jonquet : On l’a protocolisée. Ce qui est reçu l’est selon le mode de celui qui reçoit.

M. Jean Leonetti : Cela révèle une culture médicale particulière.

M. Xavier Mirabel : Cela étant, si l’on a pu conclure de la loi que certaines personnes, au motif que leurs capacités de communication sont abîmées ou réduites, ne seraient plus des personnes pleinement humaines et que nous aurions le droit d’interrompre leur alimentation, j’en serais très préoccupé.

M. Jean Leonetti : Connaissant Michel Vaxès, je sais que ce n’est pas ce qu’il a voulu dire.

M. Michel Vaxès : Ce qui pose problème, c’est précisément que l’on comprenne cela.

M. Jean Leonetti : La question de l’intentionnalité de l’acte et de sa proportionnalité continuera de faire débat, non seulement sur le plan théorique mais aussi à chaque instant de la pratique médicale. Le patient reste pleinement humain jusqu’à ce qu’il quitte la vie.

M. Olivier Jonquet : Les états végétatifs persistants constituent un vrai sujet. Face aux sollicitations auxquelles nous sommes parfois soumis, j’estime que, même s’il n’y a pas de vie de relation – et l’on ne peut définir quelqu’un uniquement par sa vie de relation –, l’arrêt de la nutrition repose sur l’intention de donner la mort.

M. Jean Leonetti : Le débat est complexe. Lorsque l’on arrête le respirateur d’un patient présentant des lésions cérébrales irréversibles après une réanimation, on ne peut ignorer que cela entraînera la mort. Pourtant, l’intentionnalité n’est pas de donner la mort mais d’arrêter un traitement inutile ou disproportionné qui n’a d’autre but que le maintien artificiel de la vie.

Tant que les médecins s’interrogent et ne cherchent pas des solutions toutes faites et des cases à cocher, on peut être rassuré. Aux Pays-Bas, la protocolisation s’est développée à un point tel qu’elle a entraîné la dérive inverse : la recherche de la liberté dans la permissivité. Les médecins jettent le questionnaire et se mettent à pratiquer l’euthanasie clandestine. Pourquoi s’embarrasser, dans un monde qui va vite, à suivre tout le cheminement ? Autant gérer la complexité par la solution technique !

À nous, donc, d’imprimer dans la société la culture du doute et de la complexité.

Messieurs, je vous remercie.

Audition de M. Christian Hervé, professeur à l’Université Paris V-Descartes


(Procès-verbal de la séance du 10 septembre 2008)

Présidence de M. Jean Leonetti, rapporteur

M. Jean Leonetti : Nous avons le plaisir d’accueillir maintenant le professeur Christian Hervé, professeur en médecine légale et droit de la santé à l’Université René Descartes Paris 5, directeur du Laboratoire d’éthique médicale, de droit de la santé et de la santé publique de la faculté Necker-Enfants malades et chef du service de consultations et de santé publique du Centre d’accueil et d’hébergement et de soins hospitaliers de Nanterre.

Votre engagement, monsieur Hervé, en faveur de l’enseignement de l’éthique médicale est particulièrement remarquable. En plus de vos activités d’universitaire, vous êtes responsable du réseau Inserm de recherche en éthique médicale. Vous avez également été expert consultant auprès du Conseil de l’Europe pour la promotion de l’enseignement de la bioéthique et avez coordonné sur ce même thème plusieurs projets européens de partenariat interuniversitaire.

On sait que la méconnaissance de la loi du 22 avril 2005 sur les droits des malades et la fin de vie est en partie due à un défaut d’information et de formation. Votre expérience nous sera, par conséquent, précieuse pour définir quels types d’actions pourraient être menés afin que les malades soient mieux éclairés sur leurs droits et que les médecins, comme l’ensemble du personnel soignant, soient mieux formés pour répondre aux questions éthiques qu’ils rencontrent dans leurs pratiques.

Les remarques que vous pourrez formuler sur les difficultés d’application de la loi que nous évaluons enrichiront aussi notre débat.

M. Christian Hervé : Je remercie la commission de m’avoir fait la confiance de me convoquer pour cette audition.

Je suis un peu déstabilisé parce que j’avais l’intention d’asseoir ma réflexion sur une thèse intitulée « Comment les médecins répondent à une demande d’euthanasie », dont je m’aperçois qu’elle fait partie de vos documents princeps. J’en suis d’ailleurs fort heureux car elle pose le problème de l’extension éventuelle de la loi dite Leonetti et montre sans doute où le bât blesse : les pratiques elles-mêmes. Loin de moi l’intention de mettre en question mes collègues. Je ne suis pas un censeur. Mais je suis persuadé que les systèmes hospitalier, d’une part, et universitaire, d’autre part, ne plaident pas pour que les recommandations de prise en charge des patients préconisées dans la loi puissent être appliquées. Au sein de l’hôpital, cela nécessite des conciliations entre un système de « production » – qui, par ailleurs, a besoin d’être aidé car un hôpital doit aussi s’assurer un équilibre budgétaire, pour ne prendre que cet exemple – et les pratiques d’écoute, de disponibilité et de négociation promues depuis la loi sur les droits des patients de mars 2002. Or, ces temps ne sont pas valorisés puisqu’ils ne rentrent pas dans la T2A, moteur qui influence les choix budgétaires et les préférences des différents hôpitaux. Au niveau universitaire, je ne pense pas qu’il y ait une question sur le décès à l’examen classant national. Celui-ci est toujours conçu par spécialité, en fonction de dossiers qui, heureusement, deviennent de plus en plus multidisciplinaires. Les tentatives pour introduire au niveau de chaque spécialité les comportements et les postures prônés par la loi sont un peu reléguées de côté.

Il y a vingt ans, on cherchait à éviter qu’il y ait des éthiciens en tant que tels dans quelque discipline que ce soit. Jean Bernard, qui a été mon maître, et les présidents du Comité Consultatif national d’éthique, dont Didier Sicard, n’ont jamais plaidé pour l’existence d’éthiciens. Nous sommes opposés à la vision anglo-saxonne. Nous partons, au contraire, du principe que chaque médecin, dans sa discipline, devrait être capable d’avoir conscience de ses propres limites comme des limites de son action et des nouvelles technologies, dont on ne connaît quelquefois pas les aboutissements même si elles présentent des intérêts immédiats. Les quelque 300 ou 400 étudiants de toute la France qui ont acquis, depuis vingt ans, dans toutes les disciplines, un DEA ou plutôt un Master 2 de recherche en éthique, s’en servent pour une auto-évaluation de leur pratique en fonction de considérations éthiques, de ce que la société estime nécessaire ou encore d’interdictions que la loi peut être amenée à poser lorsqu’il n’y a pas de consensus national. Le niveau universitaire devrait théoriquement se satisfaire que, dans toutes les disciplines, des personnes soient formées à cette dimension. C’est ce à quoi je m’emploie depuis quelque temps. J’ai été affecté en santé publique en 2000 et je suis, depuis 2003-2004, professeur de médecine légale et droit de la santé, à la demande du conseiller du ministère de l’Éducation nationale d’alors, Jean Rey qui estimait très important que la déontologie et les normes en général – qu’elles soient légales ou issues de pratiques professionnelles consensuelles – soient examinées, évaluées et, éventuellement adaptées si des dysfonctionnements étaient mis en évidence. C’est ce que l’on appelait l’éthique médicale. Quand, à partir d’une hypothèse sur un patient, on a décidé de faire telle ou telle action, il faut, même si elle semble bien fondée, vérifier si elle ne risque pas d’être invalidée par des éléments annexes. C’est ce qu’Edgar Morin appelle « l’écologie de l’action » : même si nous avons fait quelque chose de bien, nous ne pouvons pas être assurés, parce que nous ne sommes ni omnipuissants, ni omniprésents, que le patient en tirera bénéfice.

Le système hospitalier ne promeut aucunement les démarches mises en avant par la loi : consentement, limites de l’action, réflexion, négociation. Cela ne signifie pas qu’il n’y a pas de réflexion mais, par rapport à des cas particuliers qui posent problème dans toutes les disciplines, de la pédiatrie jusqu’à la gérontologie en passant par la cancérologie – ce qui montre que tous les âges sont concernés et pas seulement la fin de la vie –, il n’y a pas de réflexion collégiale sur la prise en charge des patients.

L’étude dont je parlais montre que les cancérologues sont les plus nombreux à être aux prises avec des situations difficiles. La dignité n’est pas une revendication uniquement de la fin de la vie. D’ailleurs que serait une société qui ne l’envisagerait qu’à ce moment-là ? La dignité doit être toujours conférée, surtout quand il y a des lois relatives aux droits des malades et à la qualité du système de santé.

Ce qui pose un problème, c’est l’application de la loi. Loin de moi l’intention de chercher des boucs émissaires. D’une part, ce serait improductif car on ne peut pas modifier des pratiques contre les praticiens eux-mêmes, d’autre part, nous sommes nous-mêmes, monsieur Leonetti, des médecins. Mais, quand on envoie des questionnaires aux médecins, ceux-ci répondent et les premiers à le faire sont ceux qui rencontrent le plus de difficultés. Ils avouent alors leur impuissance, leur absence de formation et, surtout, le manque de recherche.

Il ne suffit pas, en effet, de faire une loi. Sur la notion importante de personne de confiance, il vous a fallu batailler avec le droit car il n’est pas évident de faire admettre que quelqu’un puisse consentir pour quelqu’un d’autre. Cela oblige à reprendre la vision que l’on a de la personne humaine et à prendre en compte le moment où elle n’est plus capable d’exprimer son autonomie. Dans les hôpitaux, il est important que les médecins – et plus encore l’administration – n’appliquent pas cette disposition machinalement mais que celle-ci entre dans la pratique médicale et qu’il y ait un accompagnement. La notion de personne de confiance doit s’intégrer dans la prise en charge du patient, sans susciter d’inquiétude pour ce dernier : la personne de confiance est un élément de référence à certains moments seulement, l’état du patient pouvant fluctuer et la perte d’autonomie intervenant souvent après une longue période. C’est pourquoi il y a de plus en plus d’interventions à faire en santé publique pour, en discutant avec les patients, repérer, par anticipation, un certain nombre de facteurs de risque. Il faut organiser des gestions de risque de nouvelles maladies pouvant devenir grave et poser des problèmes d’autonomie ou de fin de vie. Par exemple, plus tôt sera diagnostiquée, voire suspectée, la maladie d’Alzheimer et plus tard aura lieu l’entrée dans la maladie grâce à une prise en charge. Mais repérer, dans une démarche de prévention, n’a jamais été pris en charge par la sécurité sociale. C’est du temps, non pas perdu, mais non valorisé. Les 1 500 patients qui viennent consulter chaque année les quelque cent médecins libéraux qui travaillent avec moi dans les deux polycliniques de Nanterre et de Corentin Celton présentent des facteurs de risque multiples – maltraitance, toxicomanie, alcoolisme – qui ne sont détectés que lorsqu’ils viennent dans les centres pour un motif médical, comme une angine. Il faut que la médecine soit aussi une éducation de la santé.

Tout cela pour montrer que, tant au niveau universitaire qu’un niveau hospitalier, les structures ne favorisent pas les pratiques préconisées par la loi du 22 avril 2005 lorsque l’on ne veut pas d’éthiciens. Ces derniers seraient d’ailleurs très mal supportés par la plupart des médecins. À l’étranger – en Allemagne, au Québec et même à Cleveland, aux États-Unis – les départements de bioéthique sont souvent indépendants des hôpitaux : même si des médecins viennent y faire une thèse, il n’y a pas, dans les services eux-mêmes, appropriation de réflexions éthiques et mise en place de pratiques s’y référant, comme vous le souhaitez et comme j’essaie de le faire depuis vingt ans. Vous comprendrez dès lors pourquoi il est si important pour moi de défendre aujourd’hui devant vous ce que j’ai voulu transmettre en prenant de telles fonctions universitaires : comment faire entrer dans les services hospitaliers et même les laboratoires de recherche des considérations éthiques, notamment l’information et le consentement, la personne de confiance, les directives anticipées, la collégialité des décisions introduits par la loi de 2005 ?

J’ai plus ou moins accompagné votre démarche, monsieur le président, puisque un certain nombre de thèses qui ont servi de base à votre réflexion ont été soutenues à Paris V : le DEA d’Édouard Ferrand dans lequel il a montré que la moitié des personnes meurent en réanimation par arrêt des soins, les travaux sur les insuffisants rénaux par Isabelle Fauriel, les études sur les enfants par Marc Grassin. Ces travaux ont alimenté le débat, que vous avez ensuite mené à son terme, monsieur le président, en proposant une loi que je ne manque jamais de qualifier, dans les diverses manifestations auxquelles je suis convié, de réflexion éthique.

Il reste à inciter à l’appropriation de cette réflexion. Il est important qu’elle se développe à l’hôpital et à l’université, pour en faire non pas une discipline – ce qui créerait des pouvoirs et des contre-pouvoirs, dont vous et moi ne voulons pas – mais une plus-value dans chaque discipline. Créé en 1999, le site de l’Inserm www.ethique.inserm.fr a reçu le premier prix du ministère de la recherche pour ses dossiers sur le sujet.

Tous ces éléments plaident pour que la question de la fin de la vie ne soit pas traitée de manière réductrice à partir d’un certain nombre de demandes par ailleurs compréhensibles, mais soit replacée dans le contexte plus large des relations d’humanité qu’un patient est en droit d’attendre d’un médecin du début à la fin de sa vie.

La médecine légale, dont le travail est justement de faire respecter les normes, a un rôle à jouer dans le développement de cette réflexion éthique. Le drame – je me permets de la critiquer un peu bien que M. Jardé, ici présent, soit un représentant du Conseil national des universités, mais je parle en toute liberté – c’est qu’elle s’est complu, jusqu’à présent, dans le domaine de l’expertise, qui plus est souvent en dehors de l’hôpital, alors que le besoin est patent en son sein. La médecine légale doit réinvestir sa mission qui est de travailler sur les normes.

Par ailleurs, l’application de la plupart des lois est confiée à l’administration hospitalière qui n’a pas de rapport avec les patients et qui privilégie le contrôle et non la promotion. Je ne critique pas les personnels de l’administration. Je dis simplement qu’ils ne sont pas en situation de faire avancer les choses. Ce sont les praticiens eux-mêmes – vous savez quels sont les pouvoirs au sein de l’hôpital – qui peuvent promouvoir une certaine évolution de leurs collègues en montrant les dysfonctionnements qui peuvent exister, en s’opposant quelquefois à eux, avec courage, en leur montrant que ce qu’ils font est inacceptable, et ce jusqu’à leur donner des avertissements disciplinaires et même – pourquoi pas ? – témoigner de certaines situations. L’hôpital ne peut pas être un no man’s land dans lequel les lois et les décrets ne seraient pas connus.

J’ai moi-même intégré, en troisième année de médecine, l’étude de la loi Leonetti pour examiner les évolutions de la déontologie par rapport à tous les éléments que vous avez promus ou même construits et voir, par exemple, comment le consentement, le secret médical apparaissent dans le code de déontologie. De véritables recherches s’imposent. Il ne faut pas considérer la déontologie comme un ensemble de prescriptions répondant à tout. Il importe de redonner aux médecins la capacité de penser leur pratique. Je ne dis pas qu’ils ne pensent pas – voyez toutes les précautions que je prends ; c’est la raison pour laquelle je ne suis pas encore mort au point de vue universitaire et j’arrive encore à avoir quelques amis au sein de l’hôpital et de l’université – mais une vision trop réductrice empêcherait que les choses avancent.

Quelle évolution pour la loi Leonetti sur l’arrêt des soins non raisonnables ? Je suis dans une grande réflexion. Cela fait vingt ans que je m’occupe de ces questions. Mon ami Henri Caillavet m’a demandé un jour si je ne pensais pas que certaines pratiques posaient des problèmes. Je lui ai répondu par l’affirmative. Des arrêts de soins étaient pratiqués en réanimation. On prétendait que ce n’était pas une euthanasie mais, même s’il y a un double effet, quand on extube un malade, il meurt tout de suite. Il y avait là une hypocrisie. Pire, un DEA de Philippe Poulain, anesthésiste à l’Institut Gustave Roussy, montrait il y a 15 ans qu’on augmentait les doses de morphine non pas en fonction de la douleur des patients mais de l’intention d’abréger, comme on disait, une issue fatale. Encore une fois je cite des pratiques qui existent. Cela n’empêche pas que l’IGR soit l’un des endroits où l’on traite le mieux le cancer et les douleurs liées à cette maladie. Tous ces éléments m’ont conduit, avec Henri Caillavet, à souhaiter qu’il y ait une réflexion. C’est ainsi qu’il m’a placé au sein du comité de parrainage de l’ADMD.

Depuis la loi de 2005, je suis satisfait parce que je considère que le problème a été réglé. Le cas de Chantal Sébire, que je prends totalement en cause, ne relève pas du domaine médical. Si j’ai bien compris la loi Leonetti – en tout cas sachez que je la travaille tous les jours –, elle pose une limitation à ce qu’on appelait l’acharnement thérapeutique, c’est-à-dire la tentation des médecins, grâce aux nouvelles techniques dont ils disposent, d’en faire trop. Donc, je vois difficilement pourquoi on demanderait à des médecins d’intervenir vis-à-vis de personnes qui n’ont pas de rapports avec eux. Si l’on songeait à une extension de la loi Leonetti, elle ne pourrait se situer que dans la même philosophie. Mme Sébire avait refusé les soins palliatifs, les médicaments pour lutter contre la douleur et la discussion avec elle était difficile car elle avançait une éthique de conviction : elle voulait provoquer un débat public, porté par les médias, afin qu’il y ait une loi.

Pour les autres cas où il pourrait y avoir, éventuellement, une demande, non pas d’arrêt des soins, mais de mort – objet d’étude de la thèse –, on se rend compte qu’il y a une réflexion à mener au niveau des professionnels. On n’est pas dans le cadre des soins palliatifs. La question peut être posée aux gériatres dans les maisons de retraite ou à certains médecins généralistes quand les patients sont à domicile. Que répond-on dans de tels cas ? Je ne suis pas persuadé qu’il faille une loi pour ces situations. Je pense, comme Claude Evin lorsque vous l’avez entendu dans le cadre de la préparation de la loi, que notre système judiciaire permet totalement de réguler le problème. D’ailleurs, depuis 2005, votre loi précise les arguments sur lesquels les procureurs peuvent poursuivre : collégialité de la décision, transparence de celle-ci, temps donné, possibilité d’expression de la personne, respect de la hiérarchie des critères – directives anticipées, personne de confiance, médecin. Un certain nombre d’affaires évidentes, qui ne soulevaient aucuns problèmes, n’auraient pas dû arriver au niveau du champ pénal. C’est la réponse qu’a faite, il y a quatre ou cinq, le professeur Michel Penneau, reconnu en droit médical, à la Société française et francophone d’éthique médicale que je préside, lorsque je l’avais interrogé sur l’euthanasie.

N’y a-t-il pas là un relatif dysfonctionnement des instances judiciaires ? Je me permets de vous parler en totale liberté, d’autant que je n’y ai aucun intérêt. Je ne suis pas expert et n’ai donc aucun rapport avec les procureurs et les juges d’instruction. C’est un choix que j’ai fait pour garantir ma liberté. Ne pensez-vous pas que l’évaluation critique que je prône des pratiques en santé des médecins, que ce soit en recherche ou en clinique, doive également être faite au niveau judiciaire ? Cela poserait d’ailleurs beaucoup mieux la responsabilité du juge car l’important n’est pas de sanctionner a posteriori mais de prévenir et d’éviter que l’on ne mette en avant des aspects médiatiques qui ne sont pas le problème de fond. Ce qui me gêne beaucoup, c’est que, dans les services de réanimation, l’arrêt des soins ne soit légal que chez la moitié des personnes qui le subissent. Une thèse en néonatalogie a montré que l’habitude des médecins était, lorsque l’enfant qui paraissait présentait des complications, de voir, pendant vingt-quatre heures, s’il pouvait réagir à des traitements et de les abandonner au bout de ce délai, plaçant ainsi les réanimateurs néonataux en état de foeticide. Toutes ces pratiques n’étaient pas discutées avant la loi Leonetti. Il est important d’avoir une vision très claire de l’évaluation des pratiques, avec des actions qui puissent être comprises et qui ne soient pas systématiques comme si les normes s’appliquaient de manière aveugle. Il ne suffit pas d’une loi et d’un décret pour que tout marche bien.

La médecine légale – pour laquelle je suis heureux de plaider – doit s’investir en ce domaine au sein de l’hôpital, y compris dans le cadre de la recherche. Lorsqu’on demande un consentement à un patient, il est important d’avoir des personnes neutres, ce qui n’est pas le cas d’un investigateur ni d’un représentant de laboratoire. Or, le collègue de médecine légale et les personnes sous sa responsabilité le seraient ! J’avais fait valoir ce point lors de l’élaboration de votre loi mais j’avais été entendu un peu tard et vous n’aviez pas pu l’intégrer dans vos travaux. Comme Jean Rey l’avait proposé, il faut rapprocher une réflexion éthique d’une déontologie qui touche toutes les disciplines, de manière à faire évoluer les normes, éventuellement prévenir, en informant et en éduquant, voire participer aux sanctions.

Telles sont les raisons pour lesquelles je n’estime pas pertinente une extension de la loi Leonetti. Vous avez rouvert le débat, monsieur le président, à la suite d’une des tristes affaires médiatisées. Mais celles-ci ressortissent à un autre débat qui n’intéresse pas la médecine. Or, cette dernière, avec son serment d’Hippocrate, avec sa vision du rapport à l’autre et avec toutes les difficultés qu’elle a déjà à se mettre au service de la personne et à améliorer la relation médecin-malade – que la judiciarisation de la profession complique encore – doit s’employer en priorité à appliquer les normes qui la concernent.

Les demandes de suicide assisté nécessitent un autre débat. Mélanger les deux sujets entraînerait une confusion, d’autant qu’il est déjà difficile de faire appliquer la loi actuelle. Dans un grand hôpital parisien, un arrêt des soins a eu lieu de manière totalement inhumaine : on a extubé une personne qui était consciente. Les praticiens doivent intégrer la loi. D’ailleurs, ne nous plaignons pas. S’il y a, dans l’examen classant national, une question sur le prélèvement d’organes et sur les lois Caillavet, c’est parce qu’elles datent de quinze ans. La loi de 2005 n’a que trois ans. Il faut laisser le temps au temps. Toutes les personnes que nous formons ne seront interrogées comme praticiennes que dans dix ans, au grand maximum, et, si elles ont des responsabilités, dans quinze ou vingt ans.

Avec la loi de 2005, vous avez déjà fait un énorme travail d’éthique au sens large, sachant que la question de la vie et de la mort, de la personne humaine, du consentement, de l’autonomie se pose dans toutes les disciplines. Il serait donc dommage de créer des spécialistes de ces questions. Et si l’on pourrait être tenté de le faire pour les soins palliatifs, on ne saurait oublier que tous les patients ne sont pas concernés.

Au cas où vous voudriez quand même – ce que je comprendrais très bien –, admettre la transgression qu’est l’exception d’euthanasie, je vous donnerais à la fin de l’audition un texte que j’ai rédigé avec mon collègue Manuel Wolf, de l’Agence de biomédecine. À partir des travaux d’Edgar Morin sur la complexité et la présence concomitante de deux éléments contradictoires, on peut très bien comprendre qu’on pose à un certain niveau une interdiction formelle de l’euthanasie mais qu’à un autre niveau, pour d’autres raisons, la demande puisse être prise en considération. Dans ce cas-là, il faut recourir à un modèle explicatif un peu différent. Nous fonctionnons tous, depuis 2000 ans, sur le modèle du tiers exclu, c’est-à-dire qu’une proposition et son contraire ne peuvent pas être vrais en même temps. Or, dans la vision constructiviste, qui ouvre de multiples possibilités dans le champ des sciences humaines, des propositions complètement en contradiction peuvent exister en même temps. C’est dans cette optique que nous traitons des soins palliatifs comme de l’euthanasie.

Ces travaux de recherche sont fondamentaux. On ne peut pas imposer des éléments de réflexion aux gens. Il faut, au contraire, qu’ils soient examinés, voire discutés par les collègues, qui pourront ainsi se les approprier.

Si vous tapez « euthanasie » sur mon site, vous aurez à votre disposition une trentaine de travaux sur le sujet, réalisés dans une vision laïque, à l’aune de la raison et non des convictions : des athées et des matérialistes côtoient des catholiques comme Marc Grassin, maître de conférences à l’Institut catholique. Nous travaillons selon une éthique de responsabilité et non de conviction, selon la distinction opérée par Jean-François Mattéi. Dans la vision constructiviste dont je vous ai parlé, on peut estimer que la recherche sur les cellules souches pose un problème par rapport à l’embryon et, en même temps, être d’accord pour cette recherche parce qu’on se place à un autre niveau.

M. Jean Leonetti : Je vous remercie. Votre propos, qui a été très dense, a bien mis en relief toute la complexité du sujet. Vos propos me rappellent une histoire. Un éthicien est auprès d’un malade, entouré de trois jeunes internes. Un interne dit : « Ce malade souffre. On ne peut pas le laisser comme cela. Il faut mettre fin à sa vie. » L’éthicien lui répond : « Vous avez raison. » Un autre interne prend la parole et dit : « Nous sommes là pour soigner ce malade et non pour lui donner la mort. Nous devons continuer à lui prodiguer des soins. » L’éthicien répond : « Vous avez raison. ». Le troisième interne s’exclame alors : « Ce n’est pas possible. Vous avez dit à l’un et à l’autre qu’il a raison alors qu’ils disent des choses différentes. » Et l’éthicien de répondre une nouvelle fois : « Vous avez raison. »

Cette histoire met en jeu l’opposition, dont vous avez parlé, entre éthique de conviction et éthique de responsabilité.

M. Christian Hervé : Votre histoire me confond car, en dix secondes, elle résume tout ce que je viens de dire en un quart d’heure.

M. Jean Leonetti : C’était simplement pour mettre une note d’humour dans un sujet sérieux !

M. Christian Hervé : Votre histoire explique également pourquoi je ne suis pas favorable à ce qu’il y ait des éthiciens. Par contre, je me bats pour que les médecins acceptent qu’il puisse y avoir une discussion au lit du malade.

J’ai pris rendez-vous avec Jean-Luc Romero pour lui demander de retirer mon nom du comité de parrainage de l’Association pour le droit de mourir dans la dignité : en effet, non seulement ce pour quoi je me battais a été permis par la loi Leonetti, mais également je considère que les demandes de cette association relèvent d’un autre domaine.

Il est important de bien clarifier les choses. Au cours d’un débat sur la fin de vie, où l’on ne comprenait pas que j’aie été un moment d’accord avec l’ADMD alors que je défends à présent les arguments avancés en faveur des soins palliatifs, j’ai répondu que, pour moi, la solution était qu’il y ait une éthique de la discussion au lit du patient. Lorsque ce dernier peut être lui-même dans l’histoire, il faut lui donner de plus en plus de responsabilités. S’il est dans l’incapacité de le faire, on s’adresse à ses représentants. C’est le sens de la collégialité que vous prônez dans votre loi.

Pour les autres demandes, il n’y a pas non plus une vérité sur laquelle une loi pourrait statuer. Au contraire, la question à se poser est la suivante : quelles sont, dans des situations toujours particulières, les personnes et les notions à convoquer dans une réunion ? Ensuite, le procureur décide s’il prononce ou non un non-lieu. Faisons en sorte que nos institutions fonctionnent ! Le procureur peut très bien demander un expert pour vérifier si les critères ont été respectés. Pourquoi vouloir absolument traiter ces questions au niveau idéologique ? Nous prônons l’éthique de responsabilité. L’éthique de conviction – athéisme, appartenance à une religion – fait partie de l’intime des personnes. Mais cela n’empêche pas, quand on est professeur de médecine, chef d’un service de réanimation, chef d’une unité de soins palliatifs, directeur d’une maison de retraite, médecin généraliste au domicile des gens, d’être confronté à des situations contraires à ses convictions. Nous ne faisons pas que ce qui nous plaît. Il y a des choses difficiles à faire. On peut tout le temps demander à quelqu’un d’autre de les faire. Le code de déontologie le permet. Certaines personnes peuvent se consacrer à des travaux de recherche. Dans ce cadre-là, il s’agit plus d’une posture et de conditions à valider que d’une pression médiatique.

Personnellement, je suis beaucoup plus inquiet de la manière dont meurent, en dehors de tout ce qui a été dit ici, les exclus de la société. Je travaille dans le domaine de l’exclusion sociale et étudie ses conséquences sur la santé dans mon réseau ville-hôpital « Accès aux soins, accès aux droits, éducation à la santé ». L’isolement, le fait que des enfants ne viennent plus voir leurs parents créent une seconde exclusion qui pousse ces derniers à demander à mourir.

La première demande vient des patients. Permettez-moi de raconter une histoire personnelle. Ma mère qui a quatre-vingts ans et que j’adore a des problèmes oculaires importants qui la rendent presque aveugle. Je la pousse cependant à faire beaucoup de choses et elle va encore faire ses courses. Alors que je lui avais pris un rendez-vous auprès d’une collègue médecin interne, elle m’a dit, il y a deux ou trois jours : « Plutôt que chez un ophtalmo, emmène-moi chez quelqu’un qui m’apprenne à mourir ! » Ma propre mère a tenu ces propos. Je ne dis pas que je suis plus prévenant que les autres. Mais cela montre que la demande se rencontre à tous les niveaux, du fait d’une évolution de la société. Peut-être, n’avons-nous pas investi autant que les États-Unis dans la recherche sur les maladies que l’on appelle DMLA – dégénérescence maculaire liée à l’âge. Cela relève des choix des politiques publiques. Cela étant, même si l’on doit prendre en compte la vision du patient, il est important d’avoir des réponses et de savoir de tempérer. Il faut, pour cela, que les gens soient éduqués.

Encore une fois de telles demandes ne se rencontrent pas seulement en fin de vie, mais tout au long de la vieillesse. Je dois avouer que, alors que j’ai donné une thèse à un de mes étudiants pour savoir ce que répondent les gériatres, les cancérologues, les médecins généralistes à une question comme celle de ma mère, je n’ai personnellement pas répondu, parce que ça demande du courage. Ce n’est pas simple. Il y a tout un travail à faire en la matière. Ce qui manque, c’est l’humanité, qui est de l’ordre de la disposition intellectuelle et non de moyens supplémentaires. Il faut former des médecins qui soient humains. C’est ce que demandait déjà la loi du 4 mars 2002. C’est ce que réaffirme votre loi qui est d’une grande sagesse, comme je ne cesse de le répéter à l’hôpital Georges-Pompidou. C’est le plus grand compliment que je puisse vous faire.

Quelle mobilisation doit-on mettre en place pour que la médecine réapproprie cette dimension, les compétences et la technique de celle-ci pouvant entraîner soit le meilleur, en permettant à des personnes, qui sans elle, seraient mortes, de vivre plus longtemps, la plupart du temps dans un bon confort, soit le pire, en maintenant en vie des personnes privées de conscience à la suite d’un accident vasculaire cérébral ? Quelle est la définition de la mort ? Ce n’est pas une définition imposée par l’Assemblée nationale qui peut régler le problème. C’est l’attitude du médecin vis-à-vis de l’humanité.

Il faut qu’à un moment, quelqu’un juge de cette humanité. C’est le rôle du droit. Cela nécessite une recherche, un enseignement et une prévention dans toutes les disciplines et à tous les âges.

L’évaluation des politiques publiques réalisée en Belgique et aux Pays-Bas, il y a cinq ou six ans, montre que ce ne sont pas des personnes âgées qui sont dans l’association équivalente à l’ADMD qui demandent « à mourir », mais des personnes beaucoup plus jeunes, atteintes à 90 %, de cancer. Cela signifie que le problème de fond n’est pas la mort, mais, en fait, le cancer et la douleur.

Le fait que, d’après ces évaluations, beaucoup d’euthanasies se fassent sans le consentement même des patients montre le danger de faire un texte législatif qui donne un pouvoir supplémentaire aux médecins. Toutes les lois en France, et la vôtre en particulier, ont, au contraire, essayé de réduire cet apparent pouvoir pour le transformer en une négociation et une pensée avec l’autre. Cela procède du respect envers l’autre et de la reconnaissance de l’autre, ce qui est le fondement de la médecine depuis 2 000 ans.

Je crois dangereux – et je le dirai à M. Romero quand je le verrai – de vouloir mêler les deux approches. S’il veut une loi, celle-ci relève d’un débat social, qui n’implique pas forcément les médecins.

M. Olivier Jardé : Pour que la loi soit mieux connue, un enseignement est nécessaire, à mon sens, à un triple niveau : celui de l’éthique, celui de la loi et celui des soins palliatifs. Quelle spécialité pourrait, selon vous, porter cet enseignement ? Ces trois niveaux doivent-ils être scindés ou faire partie d’une seule matière ?

M. Christian Hervé : C’est une excellente question à laquelle je réfléchis depuis longtemps. J’évoque ce problème avec tous les conseillers de ministre.

J’estime qu’il faut créer une sous-section éthique. Mais nous nous heurtons à plusieurs difficultés.

La première est qu’il faut quatorze PU-PH – professeurs d’université-praticiens hospitaliers –pour faire une sous-section, c’est-à-dire quatorze médecins provenant de disciplines émergentes ayant déjà fait de la recherche et publié. Or, dans les disciplines dont on parle, il y a très peu de recherche et les structures universitaires ne font pas crédit en la matière : elles ne sont pas prêtes à prendre quelqu’un qui, n’ayant pas encore publié, s’engage à le faire dans les dix ans. Elles font avec ce qui existe. C’est un problème contre lequel je me bats depuis vingt ans. C’est pourquoi vous sentez un peu d’émotion dans mes propos. C’est l’histoire de toute ma vie professionnelle.

Seconde difficulté : si on créait une sous-section éthique, où la mettrait-on ? Ce ne peut pas être en réanimation, en cardiologie, en épidémiologie, dans le droit du travail, en informatique. Cela relève de la santé publique et, plus particulièrement, des normes. Donc le seul endroit est en médecine légale, c’est-à-dire chez vous, monsieur Jardé. C’est ce pour quoi je plaidais lors de mon audition au moment de l’élaboration de la loi.

Il y a cinq ans, lorsque la HAS a été fondée, j’ai demandé un rendez-vous à son président Laurent Degos parce que j’avais besoin, comme tout le monde, d’un peu d’argent pour mon laboratoire. Ayant un peu travaillé avec l’ANDEM, je cherchais un sujet par lequel collaborer avec la HAS et lui ai demandé s’il avait besoin d’une réflexion éthique. Il m’a regardé dans les yeux et m’a répondu en substance : « Moi, il n’y a qu’un seul truc qui m’intéresse : la HAS et l’évaluation des pratiques professionnelles et des nouvelles techniques. Je suis parfaitement compétent pour cette tâche. Nous disposons pour ce faire de l’Evidence-based Medecine. Par contre, il y a un domaine où j’ai des difficultés et vous êtes l’homme qui devait normalement me répondre : comment peut-on coter l’humanité ? Qu’est-ce qui fait que, dans une relation de soin ou de recherche, il y a une humanité ? » La question fondamentale est là, monsieur le président, et c’est à elle que vous travaillez depuis longtemps quoique – sans vouloir vous offusquer – de manière parcellaire. Vous avez rouvert le dossier à la suite d’éléments médiatiques ou de pressions de la part de certaines associations. C’est normal. C’est le jeu démocratique.

Le problème de fond, c’est l’éthique médicale. Tout le monde doit la partager mais il faut quand même qu’il y ait des gens qui fassent de la recherche, regroupent les études sur le sujet et les diffusent. Dans toutes les disciplines, il faut qu’il y ait des médecins qui, en plus de leurs spécialités, puissent, dans un endroit précis, être professeurs d’éthique. Pour Jean Bernard, la première des qualités d’un éthicien est d’être compétent. Il n’y aurait rien de pire de confier cette tâche à ceux qui ne seraient plus capables d’opérer ou dont la responsabilité serait mise en cause.

M. Oliver Jardé : Je partage totalement votre point de vue. Mais ma question comprenait trois problématiques. Qui enseigne en soins palliatifs ? Est-ce que ce sont les gérontologues ?

M. Christian Hervé : Je citerai plusieurs exemples.

En la matière, un des premiers diplômes d’université a été créé par Robert Zitoun, qui est un ami. Il a accepté de rentrer dans mon DEA pour faire la bibliographie des publications des Anglo-Saxons sur l’arrêt de soins en réanimation, a mené toute une réflexion sur le sujet et accompagné un certain nombre de travaux qui ont bien circonscrit ce domaine. Je tiens à lui en rendre hommage. Il était au niveau européen pour ce qui concerne les soins palliatifs. Un autre DU existait également au début : celui de Mme Salamagne que j’ai bien connue, auquel est venu s’ajouter celui de René Sebag-Lanoë, des noms de gériatres que M. Leonetti doit bien connaître.

Donc, les diplômes d’université existent. Toutes ces personnes peuvent d’ailleurs être rattachées à notre démarche, d’autant qu’il y a des réanimateurs et des personnes qui se sont ensuite spécialisées dans le traitement de la douleur. La discipline n’existe pas en soins palliatifs. Ils interviennent du début jusqu’à la fin de la vie. Il n’y a pas que des vieilles personnes qui séjournent dans ces services.

Il faudrait que la sous-section qui s’appelle actuellement « médecine légale et droit de la santé » devienne la sous-section « médecine légale, éthique, droit de la santé ». Dès lors, les personnes compétentes – cardiologues, cancérologues, réanimateurs, etc. – viendraient y faire leurs recherches, les collègues leur faisant une place. Je pense en particulier à M. Lassaunière qui a fait son DEA chez moi, mais tous ceux qui sont passés chez moi et qui ont fait un doctorat d’éthique pourraient y aller. Comme ils ne seraient pas dans un champ universitaire, rien ne les obligerait à publier. Les travaux qu’ils font sont de qualité mais il est important de les structurer, que ce soit en soins palliatifs, en gérontologie ou même dans le domaine des neurosciences.

Pierre Tambourin m’a téléphoné hier pour me proposer de développer une réflexion éthique par rapport à Génopole. Il ne suffit pas d’avoir un avis d’un comité d’éthique, même si celui-ci est important. L’éthique est un accompagnement, une posture, et non une obligation. Votre loi le montre bien.

Je reprendrai à ce sujet un mot de Paul Ricoeur, avec qui j’ai travaillé : celui d’ascription. On ne fait pas quelque chose parce qu’on est obligé de le faire mais parce qu’on pense qu’il faut le faire. C’est totalement différent. Cette humanité est fondamentale. La majeure partie de la société la réclame. Tout le monde aime les médecins mais regrette qu’ils ne prennent pas assez de temps pour les écouter.

Une étude a montré que, au bout de six secondes, le médecin coupe la parole de son patient. Quel échange y a-t-il ? C’est inquiétant, d’autant plus que l’étude en question est rigoureuse. Il faut faire prendre conscience aux médecins qu’ils ne laissent pas la parole à leurs patients, comme moi, peut-être, avec vous.

M. Jean Leonetti : Mais nous ne vous avons pas coupé la parole au bout de six secondes…

Comme vous l’avez dit, des événements relayés par les médias ont poussé les députés à se remettre au travail sur le sujet. Cela étant, des études parcellaires mais non contradictoires montrent que, dans un pays évolué comme le nôtre, on meurt mal. La dernière étude sur ce sujet, intitulée « Mort à l’hôpital », réalisée par un de vos élèves, met en évidence que la plupart des malades qui meurent dans une structure hospitalière quittent la vie dans une situation d’abandon total et de douleur. Cela nous a conduit à souhaiter la création d’un observatoire de la fin de vie pour enquêter sur des faits objectifs : quels sont les médicaments reçus par le malade dans les dix derniers jours de sa vie ? Les malades cancéreux reçoivent-ils des chimiothérapies très tardivement, pouvant apparaître comme un acharnement thérapeutique ? La présence humaine est-elle assurée et importante dans la dernière partie de la vie ou au contraire, le corps médical et soignant – et, peut-être la famille – se retire-t-il progressivement de ce lieu de tristesse ?

Etes-vous favorable à l’idée d’un observatoire ? Si oui, comment verriez-vous sa composition et ses missions ?

M. Christian Hervé : Je ferai deux remarques préliminaires.

J’évalue, avec des collègues, un certain nombre de pratiques dont celles des soins palliatifs. Il en ressort que la meilleure prise en charge en soins palliatifs a lieu lorsqu’on ne fait pas appel à eux en dernier ressort, lorsque le malade est presque agonisant. Ils doivent être envisagés bien avant. À partir du moment où un malade est atteint d’une maladie cancéreuse et que son pronostic vital est mis en jeu du fait de la présence de métastases laissant prévoir un décès à plus ou moins brève échéance, ce malade doit être accompagné. La question de savoir par qui il doit être accompagné – cancérologue, soins palliatifs – doit être réglée par des discussions entre les différentes disciplines. Cette remarque a pour but de montrer que, quand des problèmes éthiques se posent à la fin de la vie, ils sont souvent déterminés par l’histoire du patient : soins reçus, accompagnement ou isolement de la personne, intervention ou non de relais.

Seconde remarque : lorsque j’étais dans le conseil scientifique de Mme Noëlle Lenoir dans le cadre de la mission de bioéthique qui lui avait été confiée, j’ai interrogé un collègue éminent, beaucoup plus âgé que moi, sur la question de l’euthanasie – c’est-à-dire de l’arrêt des soins à ce moment-là. Il m’a dit : « Je pense que l’euthanasie est un faux problème parce qu’il se pose quand on n’a pas réglé le problème avant. » C’est le phénomène même de la crise. Celle-ci est toujours intéressante – et c’est ce qui la rend médiatique – parce qu’elle montre des choses qui n’ont pas été faites alors qu’elles auraient dû l’être. Elle met en évidence une inadéquation entre les normes et la réalité ou, inversement, des comportements avec les normes.

Ces deux remarques étant faites, je poserai la question du titre de l’observatoire. Faut-il qu’il soit un observatoire de la fin de vie ou de la fin de la vie ? Dans le premier cas, il ne s’intéresse qu’au moment ultime où se pose la question de la manière dont on meurt. Dans le second, il prend en compte toute la période où, vieillissant et prenant de plus en plus conscience de sa mort, on est amené à envisager des passerelles possibles ou l’intervention d’associations.

Le gros problème en dehors de l’hôpital est la solitude des personnes en fin de vie, qui les pousse à vouloir aller à l’hôpital. La question est de savoir à quel moment il faut y aller. Il me paraît excessif d’aller massivement, comme on le fait actuellement, mourir à l’hôpital, alors que les patients disent qu’ils préféreraient mourir chez eux. L’efficacité de la démarche donne d’ailleurs à réfléchir. Cette question relève de la santé publique.

Un observatoire de la fin de la vie aurait une vision plus large des situations et une approche plus sociale et davantage multidisciplinaire. Son champ d’investigation serait majeur compte tenu de l’évolution de la démographie ; les conditions du mourir et non pas simplement de la mort deviendront de plus en plus importantes.

Cette précision sur le titre étant apportée, je trouve l’idée excellente. Reste à en préciser les missions. J’en vois trois.

En bon universitaire, je considère qu’il n’y a pas d’enseignement sans recherche. Au lycée, je débusquais déjà avec mon professeur de mathématiques les erreurs qui se trouvaient dans les corrigés des exercices du fait qu’ils étaient recopiés d’un livre à l’autre sans être vérifiés. On ne peut pas enseigner en disant simplement ce qu’il faut. D’ailleurs l’éthique ne se dit pas. Elle se pense. Elle se réfléchit. L’observatoire doit donc avoir une mission de recherche, et qui dit recherche, dit crédits, c’est là où le bât blesse. Un institut comme l’Inserm ne mettra jamais de l’argent dans ce secteur puisqu’il ne concourt pas au progrès biomédical. Par ailleurs, vous avez, à juste titre, voté l’autonomie et la concurrence des universités. Ce n’est pas pour leur mettre maintenant des poids lourds, d’autant qu’il n’y aura jamais de prix Nobel en ce domaine et qu’aucune université n’a de chance de se retrouver dans le classement de Shanghai si elle fait des travaux en éthique médicale. Il faudrait créer un prix Nobel de l’éthique, ce qui m’apparaîtrait complètement fou.

La deuxième mission est, bien entendu, l’enseignement sur un plan multidisciplinaire, en faisant appel, en plus des médecins, à des psychologues, des diététiciens, etc. De nombreuses disciplines interviennent dans ce domaine. Des épreuves spécifiques devront figurer dans l’examen classant et le ministère de la santé devra promouvoir des programmes de recherche à l’instar des PHRC – les programmes hospitaliers de recherche clinique. L’observatoire traitera d’un problème de fond – et non pas simplement clinique, susceptible d’être réglé par un médicament antidouleur ou analgésique – qui ne peut trouver de réponse que dans une présence, une écoute, une argumentation. On peut, de ce point de vue, imaginer des actions en direction des collectivités locales et des associations afin de lever des fonds. L’enseignement se fera à l’aide de tout ce corps social car la mort n’est pas médicale mais sociale.

La troisième mission consistera en auditions – c’est-à-dire en casuistique – et en épidémiologie. Il faut être près de la réalité grâce à un système, sinon d’enquête, du moins d’écoute des cas particuliers. Les pratiques professionnelles, médicales et autres, devront être évaluées. Cette évaluation peut même être étendue aux pratiques juridiques. Je serais, personnellement, intéressé de savoir de combien de cas d’euthanasie le parquet a-t-il été saisi ? Des procureurs ont-ils fait appel à un expert pour prendre une décision ? Y en a-t-il qui, après examen des circonstances, ont prononcé un non-lieu ? Actuellement, nous ne connaissons que ce qui ne fonctionne pas. Vu sous ce jour, l’observatoire ne doit pas dépendre uniquement du ministère de la santé. Il doit, au contraire, être interministériel.

Telle est la manière dont je verrais cet Observatoire. Je ne connaissais pas l’idée. Elle me paraît excellente.

M. Jean Leonetti : Je vous remercie, monsieur Hervé.

Audition du Docteur Martine Aoustin, directrice de la
mission ministérielle « Tarification à l’activité »



(Procès-verbal de la séance du 10 septembre 2008)

Présidence de M. Jean Leonetti, rapporteur

M. Jean Leonetti : Madame, après avoir exercé la médecine en libéral puis au Centre hospitalier de Saint-Denis, vous avez été médecin-conseil. Vous êtes ensuite devenue chargée de mission auprès du directeur de l’hospitalisation et de l’organisation des soins. Vous êtes depuis novembre 2002 directrice au ministère de la santé et des affaires sociales de la mission ministérielle « Tarification à l’activité », ou T2A, voulue par la réforme engagée en 2004 et mise progressivement en place depuis cette date.

Depuis le début de nos auditions, la question de l’adéquation, ou plutôt de l’inadéquation, de la tarification à l’activité aux soins palliatifs s’est posée à plusieurs reprises. En l’état d’avancement de nos travaux, nous nous demandons si, d’une manière générale, la tarification à l’acte ne pousse pas à l’inflation des actes médicaux et n’est pas contradictoire avec la loi que nous avons votée, qui prône dans certains cas l’abstention thérapeutique pour éviter l’acharnement thérapeutique ou l’obstination déraisonnable. Si l’activité non pertinente est tarifée de la même façon que l’activité non pertinente, il y aurait là en effet une contradiction. La T2A est cependant un sujet complexe et le système ne fonctionne peut-être pas de façon aussi mécanique que l’on pourrait le percevoir. Nous vous remercions d’avoir bien voulu nous apporter un peu de clarté en ce domaine, ce qui serait susceptible de lever nos angoisses.

Mme Martine Aoustin : Je souhaiterais vous apporter un peu de sérénité, pour autant que je le puisse.

La tarification à l’activité n’est pas la tarification à l’acte : elle finance un séjour hospitalier dans sa totalité, ce qui inclut toutes les ressources mobilisées. Le fait qu’il y ait ou pas d’actes ne change rien au calcul. Les tarifs sont calculés sur la base du coût observé à partir d’un échantillon significatif d’établissements puis rapporté à l’une des déclinaisons médicalisées de situations de séjours, appelées les « groupes homogènes de malades ». C’est donc l’observation du coût qui prend en compte l’ensemble des dépenses, qu’elles soient médicales, liées aux plateaux techniques ou, pour la majorité, liées à la mobilisation du personnel paramédical. D’ailleurs, le fait que nous ayons aujourd’hui des séjours avec actes chirurgicaux et d’autres sans n’aboutit pas à ce que les premiers soient mieux financés que les seconds. En fait, c’est la mobilisation des ressources, la mobilisation du coût pour produire ce séjour qui est prise en compte et qui fait l’objet de la base de calcul des tarifs qui seront versés à l’établissement. Lorsqu’il y a beaucoup d’actes, le coût n’est pas forcément plus élevé. Le coût peut être très élevé en cas de forte mobilisation de personnel paramédical ou soignant. Encore une fois, c’est le coût total observé par ces établissements qui est pris en compte dans la hiérarchie des tarifs.

M. Michel Vaxès : Pour un lit sur une année, il semblerait que 15 séjours de 21 jours rapportent 15 forfaits séjour tandis que 150 séjours de trois jours en rapportent dix fois plus. La question qui en découle est particulièrement sensible, s’agissant des soins palliatifs.

Nous avons constaté, tout au long des auditions, beaucoup d’inquiétude sur une certaine déshumanisation des pratiques médicales. On nous a parlé de la nécessité d’améliorer l’écoute et la disponibilité, notamment dans les situations de fin de vie. La T2A pose un vrai problème de reconnaissance de cette nécessité de disposer de suffisamment de temps pour mettre en œuvre la loi de 2005, qui renvoie à des situations difficiles.

Mme Martine Aoustin : Ce que vous dites est plus que légitime. Il s’agit de savoir si la T2A, s’oppose à la nécessité de laisser du temps à l’écoute, donc de disposer de suffisamment de personnel pour pouvoir s’occuper de tels patients.

Dans le cadre de la T2A, on calcule le tarif en fonction du coût. Si ce coût implique un personnel médical nombreux parce que cela est nécessaire, le tarif en tient compte.

Encore une fois, il s’agit d’un regard sur le coût observé. Voilà pourquoi, dans ces unités, pour qu’il y ait davantage de personnels, de psychologues et de temps pour l’écoute, nous avons augmenté les tarifs et créé un incitatif en pourcentage. Ainsi, dans les structures ou les unités de soins palliatifs, le tarif de base est augmenté de 30 % pour les premières qui ont des lits identifiés et de 40 % pour les secondes, ce qui permet le recrutement des personnels correspondants. Et cela est valable même sans actes techniques.

M. Michel Vaxès : La question se pose non seulement en termes de nombre de personnes mises à disposition, mais aussi et surtout en termes de disponibilité de chacune des personnes.

Mme Martine Aoustin : Bien sûr, mais le mode de financement ne peut pas administrer ce qui se fait au chevet des malades. Il peut seulement dire qu’il faut consacrer tant de temps au chevet de tels malades, ce qui correspond à tant de personnels soignants. Au travers d’un tarif incitatif, nous permettons un certain volume de recrutement de personnels soignants – en supposant que ces personnels seront au chevet du malade, à son écoute, et dans les lieux où cette approche humaniste est nécessaire.

M. Jean Leonetti : Il est difficile de codifier et de tarifer la présence humaine. Mais, en matière de soins palliatifs, la tarification est différente selon qu’il s’agit de lits identifiés à l’intérieur d’un service, d’une unité de soins palliatifs ou d’un service de court séjour.

Il semblerait que dans les établissements disposant d’unités de soins palliatifs, il y ait un traitement homogène des malades ; alors que dans les services disposants de lits identifiés, certains « joueraient le jeu », mais d’autres bénéficieraient d’une tarification particulière sans apporter aux lits dédiés le surplus de temps et de tarification qui leur est attaché.

Un autre problème est lié à l’hétérogénéité des patients relevant des soins palliatifs : certains peuvent être presque autonomes, alors que d’autres réclament des soins avoisinant la réanimation. Ces éléments peuvent-ils être pris en compte dans les dotations hospitalières ou dans les missions d’intérêt général ?

Mme Martine Aoustin : Les missions d’intérêt général sont faites pour financer ce qui n’est pas « finançable » au titre de l’activité de soins : recherche, enseignement, surcoûts dans les prisons, etc. Elles ne sont pas faites pour financer du soin de manière pérenne.

Notre manière de financer doit répondre à ces objections. Si notre modèle n’est pas capable de s’adapter à l’éventail des situations, il faudra en trouver un autre. Ce n’est pas par le biais des missions d’intérêt général que nous résoudrons le problème, mais en faisant en sorte que la manière dont nous décrivons les patients et dont nous finançons le poids en soins et en charges soit adaptée. Il faut donc que la classification permette de hiérarchiser des tarifs, notamment en prenant en compte le degré de sévérité de la pathologie.

La prochaine classification fera apparaître, en fonction de la charge en soins – c’est-à-dire du poids de prise en charge du malade, de la mobilisation des ressources – quatre niveaux de sévérité. Les tarifs seront hiérarchisés en conséquence.

En cas de soins palliatifs, les durées de séjour varient en effet de façon importante, bien davantage par exemple qu’en chirurgie, où ces durées sont pour ainsi dire standardisées, sauf complications. Cela nous amène à financer des séjours moyens, estimant que certains patients resteront au-delà, d’autres en deçà de cette moyenne. Mais je reconnais qu’il est un peu difficile d’évoquer ces sujets de façon théorique.

C’est sur cet éventail que nous finançons à la moyenne. Nous estimons qu’il n’y a pas de raison que les patients d’un établissement soient systématiquement pris en charge sur des durées très brèves, alors que ceux d’un autre le seraient sur des durées prolongées.

La durée moyenne de prise en charge est de l’ordre de 16 à 17 jours. C’est cette durée que nous finançons. Certes, quand un patient ne reste que trois ou quatre jours, ce financement est trop élevé ; et il est insuffisant quand un patient reste vingt jours. Mais les bases statistiques de durées de séjour dont nous disposons nous indiquent qu’il y a autant de patients qui restent quatre jours que de patients qui restent vingt jours. Le financement à la moyenne permet d’équilibrer ces durées.

M. Jean Leonetti : Cette disparité des temps de séjour est une réalité en soins palliatifs : on ne peut pas déterminer quand le malade va décéder. Néanmoins, on observe des effets de seuil : il vaut mieux « faire » deux fois quinze jours qu’une fois un mois ; trois jours que 24 heures. Si le malade qui vient de rentrer décède avant minuit, le financement est de 800 euros ; au bout de quarante-huit heures, comme de quinze jours, il est de 8 400 euros…

Votre réflexion est tout à fait pertinente s’agissant de groupes homogènes de malades. On se fonde sur une moyenne et il n’y a pas de raison que les durées moyennes de séjour soient très différentes d’un endroit à l’autre. Néanmoins, ce mode de calcul a un effet pervers. L’hôpital a « intérêt » à ce que les séjours des malades durent plus de quarante-huit heures et moins de quinze jours. En conséquence, un certain nombre de malades sortent des soins palliatifs au bout de quinze jours, puis y reviennent, ce qui permet à l’hôpital de bénéficier de la pleine tarification de T2A. Comment lutter contre cet effet pervers, né d’un système juste, mais qui se trouve détourné à des fins de rentabilité ?

Mme Martine Aoustin : Nous avons affaire à des médecins qui ont conscience du travail qu’ils effectuent auprès des patients. Faire sortir un malade qui ne pourrait pas sortir, pour des motifs strictement économiques ne me paraît …

M. Jean Leonetti : Ne vous inquiétez pas : il ne sort pas ! Il va dans le service actif d’à côté ; parfois même, il ne sort que virtuellement. Et au bout de quarante-huit heures, il revient dans le service initial. Loin de moi l’idée que des médecins pourraient mettre en cause sa vie ou les soins qui lui sont dispensés.

Mme Martine Aoustin : Je ne pouvais l’imaginer, dans notre pays.

Depuis 2002, nous nous sommes aperçus que la durée moyenne de séjour n’avait pas diminué. Depuis que nous avons mis en place la T2A, elle a même augmenté de presque une journée. Cela signifie qu’il n’y a pas eu de sédimentation des durées moyennes de séjour à quinze jours. Les pratiques des professionnels peuvent être qualifiées de pratiques du juste soin. Les durées moyennes de séjour sont passées de quinze à seize voire dix-sept jours.

M. Jean Leonetti : Je comprends, mais pourquoi provoquer des effets de seuil aussi importants ? Le tarif passe en effet de 800 euros la première journée à 8 400 à partir de la deuxième journée jusqu’au quinzième jour. 8 400 euros pour quelqu’un qui décèdera au bout de 72 heures : on peut parler de « sur-tarification » ! Pourquoi ne pas tarifer à la journée ?

Mme Martine Aoustin : Nous aurions pu adopter un système de financement à la journée, et ce pour toute l’activité médicale.

M. Jean Leonetti : Vous avez vous-même admis qu’il y avait une grande hétérogénéité des patients en fin de vie : les soins sont plus ou moins lourds et complexes, et les durées de séjour varient. Il serait plus juste et plus simple, et peut-être pas plus cher, d’instituer cette tarification à la journée.

Mme Martine Aoustin : Le dispositif de financement au séjour a été généralisé. Vous me demandez si cette tarification au séjour est, ou non, valide.

Si, dans une structure de prise en charge des soins palliatifs, nous rencontrons un éventail de cas et dans une autre structure, un éventail équivalent, nous financerons ces deux structures de manière équitable. Nous n’avons pas de raison de penser que dans l’une les patients ne restent que quatre jours, et que dans l’autre, ils restent plus de vingt jours. Comme je l’ai déjà fait remarquer, les durées de séjour ont tendance à augmenter et les patients sont gardés autant de temps qu’il est nécessaire. Si on les avait fait sortir rapidement pour les faire rentrer à nouveau peu de temps après, la moyenne des durées de séjour aurait fortement diminué.

M. Jean Leonetti : Je vous parle des effets de seuil. Je ne mets pas en doute que le malade soit soigné et je sais que sa vie ne sera ni prolongée ni écourtée pour des raisons économiques. Mais pourquoi deux séjours de quinze jours sont-ils plus rentables qu’un séjour d’un mois ? Cela correspond au même volume de soins, dispensés dans un groupe homogène de malades, ce volume de soins étant lié en grande partie à la présence humaine de personnels.

Une telle tarification ne rentre plus dans les effets de moyenne. Prenez une courbe de Gauss : si la courbe est très pointue, on peut négliger les deux extrêmes ; mais si la courbe est très étalée, en raison de l’hétérogénéité, il vaut mieux prendre un autre référent que la moyenne générale ; car si celle-ci est statistiquement juste, elle est individuellement erronée.

Mme Martine Aoustin : Individuellement, bien sûr, vous avez raison. Si l’on considère que l’on finance l’hôpital individu par individu, le séjour de l’un sera payé trop cher et celui de l’autre ne sera pas payé assez cher. En fait, on finance une activité dans son ensemble et l’un compense l’autre.

M. Jean Leonetti : Cela est valable pour une opération chirurgicale, où les moyennes et les écarts type sont assez bien connus, référencés et où chacun sait exactement le temps qu’il faudra y passer – exception faite des 3 % d’éventuelles complications qui risquent d’allonger la durée de séjour. Mais en l’occurrence, la durée de séjour – ainsi que la lourdeur des soins – est totalement imprévisible. Les soins palliatifs ne sont pas une discipline, les malades ne forment pas un groupe homogène. Il est donc difficile d’appliquer des seuils. Faut-il réfléchir à une T2A particulière, s’agissant de services accueillant des malades dont le seul dénominateur commun est que leur durée de vie sera courte ?

Mme Martine Aoustin : Ce que vous dites est clair. L’approche statistique est beaucoup plus complexe. Parmi les séjours, les situations sont très diverses. Et de fait, lorsque la courbe de Gauss est très étalée, il est plus difficile de financer à la moyenne.

L’arrivée de la version 11 de la classification devrait améliorer cette situation. Je vous ai dit tout à l’heure qu’elle était calculée en fonction des degrés de sévérité, de la charge en soins, donc de la mobilisation de ressources. Mais elle est également liée à la durée moyenne de séjour. Il y aura donc une segmentation en fonction des durées moyennes de séjour, les effets de seuils étant beaucoup moins étalés : pour être dans la catégorie supérieure, il faudra non seulement des patients lourds, mais aussi des durées de séjour parmi les plus élevées.

Cette classification devrait pouvoir être mise en œuvre pour la campagne tarifaire de 2009. Les séjours les mieux financés concerneront soit les patients très lourds, qui mobilisent des moyens très importants, même sur des durées moyennes, soit des patients dont le degré de sévérité est moindre, mais qui restent plus longtemps. Ainsi, nous prenons en compte le degré de sévérité de la pathologie prise en charge et de la mobilisation de ressources nécessaires, tout en appliquant des seuils de durée de séjour.

Certes, je ne réponds pas totalement à votre souci. Reste que nous allons dans votre sens. Je précise que nous ne visons pas seulement les patients en soins palliatifs. Il peut s’agir de patients chroniques, dont la pathologie est très lourde et qui sont reçus pour des bilans ou des diagnostics sans que l’on sache combien de temps ils devront rester. Une telle classification devrait améliorer grandement la situation et être plus équitable.

M. Jean Leonetti : Une étude anglo-saxonne tendrait à montrer qu’un patient de même type traité en unité de soins palliatifs coûte moins cher à la collectivité que s’il est traité dans une unité classique de soins aigus. Ce n’est pas ce qui vient d’abord à l’esprit. Est-ce que, sur des groupes homogènes de patients finissant leur vie dans les hôpitaux, il existe en France des études comparant les coûts observés en unités de soins palliatifs et en unités classiques ?

Mme Martine Aoustin : Lorsque nous examinons l’ensemble des données d’activité des établissements, nous repérons cette notion de soins palliatifs au travers d’un code – qui nous est donné par les médecins. Si nous étudions la cohorte de patients concernés et que nous allons consulter l’étude nationale de coûts, nous ne pouvons pas dire qu’il en soit exactement ainsi. Mais je pense que, lors d’un certain nombre de courts séjours, il arrive que l’on administre un traitement curatif, qui coûte particulièrement cher – alors que l’on n’est plus en phase curative – au lieu de se mobiliser dans des soins palliatifs. Il faudrait aller beaucoup plus dans le détail et s’assurer qu’il y a bien, même dans ces services curatifs, une prise en charge sans administration de médicaments, dans la mesure où ceux-ci ne sont plus justifiés dans les phases palliatives. J’ai d’ailleurs remarqué, au travers de votre questionnaire, que vous évoquiez le fait que certains médicaments sont prolongés au-delà de ce qu’il serait humain et légitime de faire.

M. Jean Leonetti : Les médicaments hors groupements homogènes de soins font l’objet d’une évaluation. Certains médicaments, parmi les plus coûteux, sont financés hors T2A, sans qu’on s’interroge sur l’opportunité des traitements excessivement chers et excessivement lourds, qui peuvent être utilisés jusqu’en fin de vie, alors que leur bénéfice est relativement modeste. Il semble paradoxal que l’ensemble des soins fasse l’objet d’une surveillance aigue, alors qu’une partie d’entre eux échappe au contrôle. Or, ces médicaments ont augmenté de 60 %. Disposez-vous des prémices de cette évaluation des thérapeutiques hors tarification ?

Mme Martine Aoustin : Nous sommes très soucieux de cette augmentation importante des dépenses. La raison pour laquelle nous avons été amenés à placer un certain nombre de produits hors du contenu de la valorisation des GHS, était qu’un certain nombre d’entre eux, particulièrement coûteux, ne pouvaient pas être assumés au sein d’un groupe homogène de malades, lui-même plus modeste en termes de financement.

Il s’agit à 90 % de médicaments anti-cancéreux, par lesquels on innove quasi quotidiennement et qui sont de plus en plus chers. Pour autant, ils sont mis sur le marché. Pour permettre aux établissements de les prescrire aux patients qui en ont besoin et parce que nous avons une obligation d’égalité des soins, nous devons faire en sorte que de tels médicaments soient accessibles.

Chaque établissement – et, au travers de chaque établissement, sa communauté médicale – signe un contrat de bon usage dans lequel il s’engage à de bonnes pratiques et à un bon usage du médicament. Les médicaments hors liste sont donc concernés. Des référentiels sont publiés par l’Institut national du cancer, s’agissant des médicaments anticancéreux, et par la Haute autorité de santé, s’agissant des autres.

Quel contrôle effectuons-nous ? Si l’on est dans le référentiel, il n’y a rien à dire, même si le médicament est cher ; il est normal que le malade y ait accès, quel que soit l’établissement où il se trouve. Si on n’est pas dans le référentiel, le médecin doit expliquer pourquoi il s’en est dégagé ; si ce n’est pas justifié par la pathologie, l’établissement sera sanctionné pour n’avoir pas respecté le contrat de bon usage.

M. Jean Leonetti : Cette démarche est tout à fait légitime. J’aimerais savoir si, depuis qu’un tel contrôle existe, vous avez observé une diminution de l’utilisation de ces médicaments.

Mme Martine Aoustin : Les médicaments innovants doivent apporter des éléments supplémentaires pour être mis sur le marché. Il est difficile de demander aux professionnels, lorsque le référentiel le permet, de ne pas prescrire ces médicaments plus chers mais mieux adaptés. Aujourd’hui, dès que le référentiel le permet, nous acceptons le financement.

M. Jean Leonetti : Je reformule ma question : ces contrôles ont-ils permis de réajuster le bon usage du médicament ? Une diminution ne signifie d’ailleurs pas un meilleur usage.

Mme Martine Aoustin : L’augmentation de l’usage de ces médicaments est tout à fait réelle, et je m’en soucie. Deux éléments, liés au volume des patients concernés et à l’augmentation de la durée des traitements, y concourent : les patients présentant une pathologie cancéreuse deviennent des patients chroniques, qui reviennent à plusieurs reprises, après des phases de rémission. Par ailleurs, le prix du médicament augmente. Cela est lié au fait que, lorsque les nouveaux médicaments arrivent, ils sont mis en place sur le marché.

Les référentiels eux-mêmes introduisent de nouveaux produits, que je ne citerai pas. Je pense à l’un d’entre eux, qui est particulièrement onéreux et qui fait actuellement l’objet d’un protocole temporaire d’utilisation parce qu’il est légitime de l’utiliser dans un certain nombre de pathologies, d’ailleurs très nombreuses. Selon le référentiel lui-même, il est légitime de l’utiliser. S’agissant de ce produit précis, on peut dire que le référentiel concourt à l’augmentation de la dépense.

M. Jean Leonetti : Cela prouve au moins que l’innovation médicale augmente la durée de vie, ce qui est une bonne nouvelle.

Mme Martine Aoustin : Dans le cadre du décret sur le bon usage, nous avons mis en place un Observatoire des médicaments et des dispositifs innovants. Nous suivons ainsi des produits chers et innovants, précisément pour savoir comment ils sont prescrits. Nous nous sommes aperçus, par exemple, que le dernier produit que nous avons suivi était très rarement prescrit en dehors des observations de l’autorisation de mise sur le marché. Mais il faut absolument poursuivre ces travaux et montrer aux professionnels que nous suivons les produits, surtout ceux qui sont très chers et que nous ne laissons pas de côté des sujets aussi lourds pour la collectivité que le prix de médicaments et de thérapeutiques de cette nature.

Nous disposons donc des référentiels, du contrat sur le bon usage et de la sanction sur la base du référentiel. C’est un contrôle médicalisé. Nous menons par ailleurs le suivi d’un certain nombre de produits au travers des observatoires, pour apprécier la pratique. En cas de déviance, nous revenons vers l’établissement ou vers les établissements pour les interpeller sur leur pratique. Ce suivi porte aujourd’hui sur cinq produits. Il sera bien entendu élargi régulièrement, au fur et à mesure.

M. Jean Leonetti : Si l’on traite une pathologie cancéreuse avec des produits anciens mais pourtant efficaces, on reste dans une T2A contingentée, compartimentée et contrôlée. Si l’on utilise le dernier médicament qui semble être plus efficace mais sans qu’on ait pu encore apprécier cette efficacité sur la durée, paradoxalement, cela coûte moins cher à l’établissement. Je ne dis pas que le choix des médicaments se fait selon la T2A. Mais on ne peut pas ne pas penser que cela pourrait inciter à utiliser ces derniers médicaments – s’il n’y avait pas de contrôle.

Mme Martine Aoustin : À l’inverse, dans une tarification avec dotation globale, l’incitation serait inverse. Entre deux incitations, peut-être faut-il choisir la moindre – eu égard à la santé de nos concitoyens.

M. Jean Leonetti : Voilà pourquoi je vous interrogeais sur l’incitatif des soins palliatifs. Celui-ci doit correspondre à la réalité, à la fois à la complexité et à la durée de séjour. Je suis en partie rassuré sur ce point.

Madame, je vous remercie de l’éclairage que vous avez bien voulu nous apporter. Si l’on veut être juste, il faut aller au fond de la complexité. Et si l’on augmente la complexité, on risque de donner l’impression de surcharger les contrôles. Mais notre volonté doit être de faire en sorte que chaque malade reçoive des soins adaptés à son état, conformes aux données actuelles de la science : ni trop, ni trop peu.

Mme Martine Aoustin : C’est tout autant ma volonté.

Audition du Professeur Philippe Hubert, chef du service de réanimation pédiatrique, réanimation néonatale et soins intensifs à l’Hôpital Necker-Enfants malades et du docteur Robin Cremer, Docteur en réanimation pédiatrique
à l’Hôpital Jeanne de Flandre



(Procès-verbal de la séance du 10 septembre 2008)

Présidence de M. Jean Leonetti, rapporteur

M. Jean Leonetti : Nous avons le plaisir d’accueillir maintenant le professeur Philippe Hubert, chef du service de réanimation pédiatrique polyvalente de l’hôpital Necker enfants malade. En plus de vos activités vous participez, monsieur, aux travaux de plusieurs sociétés savantes pédiatriques sur la prise en charge de l’enfant en fin de vie.

Nous avons auditionné à deux reprises depuis le début de nos travaux des néonatologues qui nous ont présenté les conditions très particulières dans lesquelles se prenaient les décisions de limitation et d’arrêt des traitements au tout début de la vie. Votre audition nous permet d’aborder aujourd’hui les questions probablement les plus complexes en matière d’éthique, quand il s’agit d’enfants peu âgés soit en phase de réanimation soit en phase terminale d’une maladie grave.

Pour que les choses soient claires, on parle ici non plus de l’arrêt de la réanimation lorsqu’elle paraît inutile ou disproportionnée mais bien d’arrêt de vie. Et se pose bien évidemment la question de la qualité minimale d’une vie humaine qui est déjà bien réelle et présente.

M. Philippe Hubert : J’ai souhaité être accompagné du Dr Robin Cremer, qui a été la cheville ouvrière d’une étude multicentrique qui devrait vous intéresser puisqu’elle analyse les processus décisionnels en réanimation pédiatrique. Nous avons souhaité vous présenter cette étude en avant-première dans la mesure où elle n’est pas encore totalement analysée et où ses résultats n’ont pas été publiés. Il s’agit de données objectives qui posent un certain nombre de questions mais qui ne répondent bien évidemment pas à toutes celles que vous vous posez.

Je souhaite tout d’abord resituer la démarche des réanimateurs pédiatriques français. La réflexion, déjà ancienne, a été formalisée en 1999-2000 et a débouché, en 2002, sur une publication bénéficiant du soutien logistique de la Fondation de France et traduisant un important travail multidisciplinaire que les pédiatres et réanimateurs ont mené avec des médecins et des infirmières de réanimation, mais aussi avec des personnes venues des soins palliatifs, du milieu éthique ainsi qu’avec des représentants d’associations de parents qui avaient été confrontés au drame de perdre un enfant en réanimation. Ce travail a été diffusé dans l’ensemble des réanimations pédiatriques comme aide à la réflexion.

En 2005, un peu après la promulgation de votre loi et avant la parution des décrets, mais aussi trois ans après les recommandations pour adultes, ont été publiées les recommandations pédiatriques validées par la petite société savante du Groupe francophone de réanimation et d’urgence pédiatriques.

L’étape suivante est donc cette enquête dans laquelle nous avons cherché, dans un premier temps, à connaître, assez dans le détail, les procédures amenant à une décision de limitation de traitement, leurs modalités d’application et le type de malades auxquels elles s’adressent.

M. Robin Cremer : Cette étude prend en effet place deux ans après la publication des recommandations de pratique clinique par le Groupe francophone et un peu plus de deux ans après la promulgation de la loi, qui lui ont en quelque sorte donnée un cadre légal.

Les participants représentent un bon tiers des lits de réanimation disponibles en France.

Nous avons voulu savoir de quelle manière se faisait, de manière prospective, c’est-à-dire avant toute décision, le questionnement sur l’arrêt sur la limitation des traitements et de quelle manière les décisions étaient prises. Alors que, jusqu’ici, les études avaient été conduites sur les modes de décès des enfants, en ne s’intéressant donc qu’à des enfants morts, nous avons choisi de nous intéresser à des enfants dans les services, encore vivants, pour savoir lesquels posaient des questions et, parmi ces derniers, lesquels donnaient lieu à une procédure et à une décision.

Ces données n’étant pas encore publiées, je souhaite qu’elles ne tombent pas de façon détaillée dans le domaine public et qu’il en soit donc rendu compte de manière générale.

M. Jean Leonetti : Notre travail étant public et la vidéo des auditions étant disponible sur le site internet de l’Assemblée, je vous invite à présenter votre étude de façon générale, étant entendu que nous garderons pour nous les éléments statistiques que vous nous avez fournis.

M. Robin Cremer : Nous avons recueilli les caractéristiques des malades, leur état avant l’admission, ainsi qu’un certain nombre de paramètres comme le nombre de malades qui étaient déjà porteurs de maladies chroniques, leur degré de dépendance avant l’admission, l’existence, préalablement à l’admission en réanimation, d’une discussion sur la limitation des traitements, les défaillances à l’admission. Nous avons demandé aux réanimateurs qui participaient à l’étude de remplir une fiche particulière dès l’instant où un membre de l’équipe se posait des questions sur l’utilité de poursuivre le traitement. Nous avons ensuite recueilli, dans la suite du processus, non pas les motivations in extenso de chaque décision, mais la date, la durée, les personnes présentes à chaque étape.

Nous avons inclus dans l’étude plus de 5 000 enfants admis dans des lits de réanimation pédiatrique, y compris des nouveau-nés mais pas des prématurés. Sur ce total, environ 400 décès ont été enregistrés – soit la mortalité habituelle en réanimation pédiatrique –, dont plus de la moitié sont spontanés, par échec de réanimation ou par mort cérébrale. Le reste des décès sont liés à des limitations ou à des arrêts de traitement, ce qui correspond à ce que l’on sait des pratiques en réanimation pédiatrique depuis dix ans. Autrement dit, la publication des guides de bonnes pratiques comme de la loi ne modifie pas globalement l’incidence des pratiques de limitation et d’arrêt thérapeutique.

L’étude présente également les caractéristiques des malades pour lesquels il y a eu réflexion. Environ 4 % des cas ont donné lieu, à un moment du séjour, à une interrogation sur la pertinence de poursuivre le traitement. En tenant compte du retard initial d’une journée et de la durée de la réflexion, on peut considérer que, dans chaque service de réanimation de 10 lits, il y a toujours un patient pour lequel l’équipe se pose la question.

Le déclenchement de la réflexion est motivé principalement par la gravité de l’état du malade, par le degré de dépendance avant l’admission, par l’existence de manœuvres de réanimation cardio-respiratoires avant l’admission.

Les enfants sont admis en réanimation pour des motifs habituels, c’est-à-dire, par ordre décroissant : troubles respiratoires, cardio-vasculaires, neurologiques, gastro-intestinaux. En France, la défaillance neurologique prend une place plus importante – dans plus de la moitié des cas – lorsque le questionnement intervient. On peut avoir l’impression que, dans les pays anglo-saxons, le questionnement porte davantage sur la défaillance qui a mené le malade en réanimation, tandis que nous nous interrogeons moins sur l’utilité du traitement pour la survie que sur ses conséquences sur la vie future du malade.

L’étude montre également la répartition des procédures qui ont été suivies : deux réflexions anticipées sur trois sont allées à leur terme. Ainsi, un certain nombre de questionnements ne débouchent pas sur une décision. Parmi les malades pour lesquels il y a eu au moins une décision anticipée, dans plus de 80 % des cas s’est tenue au moins une réunion décisionnelle et ayant impliqué plusieurs soignants de manière formalisée.

On a constaté, pendant l’étude, une moyenne de deux entretiens d’une trentaine de minutes avec les parents par enfant engagé dans le processus de questionnement, entretiens auxquels l’infirmière assistait dans deux tiers des cas et l’interne dans 40 % des cas. Dans toutes les situations dans lesquelles on s’entretient avec les parents de manière anticipée sur la conduite à tenir, ils expriment un avis. Nettement moins de 10 % d’entre eux persistent dans la demande d’un traitement maximal d’un bout à l’autre du processus ; plus de la moitié finissent par demander ou par acquiescer à une limitation des traitements ; une proportion non négligeable – un quart – des parents considère qu’il appartient aux médecins de décider : ils leur font confiance mais ils ne veulent pas être impliqués directement dans la décision.

La majorité des réunions décisionnelles était uniquement dédiée au problème particulier de l’enfant en question, un petit nombre seulement survenant lors des réunions de staff ou au lit du malade. Dans la plupart des cas, une seule réunion décisionnelle se tient et il est extrêmement rare qu’il y en ait plus de deux. En moyenne, elles durent 45 minutes et mobilisent 10 personnes. Le chef de service était présent dans près des deux tiers des cas, au moins un interne dans près de 90 % des cas, une infirmière dans les trois quarts des cas, un autre soignant que l’infirmière dans un tiers des cas, la surveillante dans deux tiers des cas, un psychologue dans un quart des cas et un représentant du culte dans 2 % des cas. Dans près de 70 % des cas un médecin extérieur était présent, même si le médecin investigateur ne le considérait pas toujours comme réunissant les qualités demandées par la loi pour être considéré comme un consultant.

L’analyse des décisions formalisées montre qu’il ne s’agit pas, lors de ces réunions, d’enregistrer une décision prise au préalable : dans 15 % des cas, on décide de poursuivre le traitement, par manque de consensus ou, le plus souvent, parce que les médecins considéraient que cela vaut la peine de le faire. Près d’un quart des décisions étaient motivées par la crainte d’un état végétatif chronique ; près d’un cinquième par le fait que les traitements ne faisaient que retarder la mort sans pouvoir l’empêcher. Dans plus de 30 % des cas, on considérait qu’il n’y avait pas de projets de soins. Dans moins de 4 % des cas, les parents considéraient que leur enfant se trouvait dans une « situation insupportable », pour reprendre la classification de l’Académie britannique de pédiatrie. Enfin, dans 20 % des cas, les décisions n’étaient pas classables car leurs motivations n’étaient pas repérées.

Après ces réunions, la décision a été annoncée aux parents dans près de 90 % des cas, au cours d’un entretien d’une durée de 25 à 45 minutes, en présence de l’infirmière dans les trois-quarts des cas et de l’interne dans 40 % des cas.

Si l’on analyse la réaction des parents, on s’aperçoit que les oppositions sont extrêmement faibles et que l’on a une grande majorité de résignations et, surtout, d’approbations.

70 % des décisions demandaient à ce que l’on change un traitement. Pour les traitements arrêtés, il s’est agi majoritairement d’une déventilation progressive et, dans une minorité de cas, d’une extubation directe. On a également eu recours à l’arrêt des amines vasoactives, de l’oxygène et, plus rarement, de la nutrition entérale. Les traitements ajoutés ont concerné essentiellement les benzodiazépines et la morphine, ainsi que, plus rarement, les barbituriques. Il n’y a pas eu dans l’étude d’injection de chlorure de potassium et de curare. Compte tenu de l’implication légale de la question relative à ces deux derniers produits, nous avions prévu une procédure d’anonymisation complète, ce qui nous donne une réponse beaucoup plus fiable que si l’on avait posé la question directement. Nous pouvons donc considérer que ces pratiques sont en dessous du seuil de détection de l’étude, autrement dit extrêmement minoritaires, si elles existent.

S’agissant toujours des décisions mises en œuvre, la proposition d’être présent a été faite aux parents dans près de 90 % des cas et ils l’ont été effectivement dans près de 80 % des cas. Pour leur part, le médecin référent et l’infirmière étaient présents dans presque la totalité des cas et l’interne dans plus d’un tiers des cas.

L’analyse de la chronologie des processus montre que le questionnement est précoce après l’arrivée du malade dans le service : en moyenne, les médecins se posent des questions sur l’utilité des traitements engagés un jour après l’admission ; les souhaits des parents sont recueillis en moyenne deux jours après l’admission ; la première décision intervient en moyenne cinq jours après l’admission et la première mise en œuvre neuf jours après l’admission. En règle générale, la dernière décision précède la sortie d’une seule journée, ce qui signifie que les enfants ne restent pas en réanimation, en grande partie du fait de leur décès mais aussi parce qu’ils sont transférés dans un autre service quand ils survivent.

Nous nous sommes enfin demandé, pour répondre à l’objet de cette audition, si la loi permettait de répondre aux situations rencontrées. Les réponses à la question de savoir si le malade relève de la définition légale d’« état avancé au terminal d’une affection grave et incurable » montrent que, chez l’enfant, moins de la moitié des décisions répondent à ce critère. La loi prévoit également un « avis motivé d’un consultant », non soumis à l’autorité hiérarchique du médecin intervenant, le Conseil de l’ordre prévoyant pour sa part qu’il doit être présent au lit du malade, c’est-à-dire le rencontrer ou, en pédiatrie, rencontrer les parents. Dans cette étude, un expert a été consulté dans 70 % des cas pour établir un pronostic mais dans moins de la moitié des cas pour déterminer la conduite à tenir. Lors de la réunion décisionnelle, un médecin extérieur était présent dans 70 % des cas mais il ne s’agissait d’un consultant, au sens légal du terme, que dans moins de la moitié des situations.

M. Philippe Hubert : La comparaison avec une étude réalisée en 2001 montre de très importants progrès, auxquels je pense que votre loi a contribué, s’inscrivant dans un mouvement d’humanité vis-à-vis des patients. L’exigence multidisciplinaire est désormais largement satisfaite et les infirmières participent très largement aux discussions. L’information des parents et la transparence des décisions ont considérablement progressé. C’est un pas important par rapport à ce qui se passait il y a 10 ou 20 ans, en réanimation pédiatrique comme ailleurs.

La notification dans le dossier, qui est une autre exigence légale, n’est pas mesurée par notre étude, mais nous savons tous que la situation est loin d’être satisfaisante en ce qui concerne tant l’analyse bénéfice/risque que l’information donnée aux parents ou reçue de leur part.

Ni la loi ni notre étude ne sont allées au fond des choses en ce qui concerne la qualité de la décision ainsi que la qualité de la fin de vie des enfants en réanimation. Nous allons entreprendre ces études mais elles seront très difficiles. Des progrès ont été faits en ce qui concerne la prise en charge de la douleur et des symptômes insupportables, mais il reste beaucoup à faire.

J’observe par ailleurs que votre loi reste mal connue, y compris des principaux intéressés que sont les personnels de réanimation. Lorsque vous étiez venu faire une intervention fort appréciée à Necker, une petite enquête menée dans nos services avait montré une méconnaissance majeure du texte, même parmi les personnels amenés à utiliser les repères éthiques ou légaux, notamment dans le maniement des drogues antalgiques sédatives risquant d’accélérer le décès.

Enfin, sans doute faudrait-il mesurer également les progrès, que je crois importants, dans la prise en charge de la douleur, la présence de la famille aux derniers moments d’un enfant et le soutien aux parents.

La question de l’arrêt de la nutrition artificielle ne se pose pratiquement jamais dans cette étude. On sait pourtant que, depuis la promulgation de la loi, des procédures de ce type ont été utilisées en réanimation néonatale. Si cette question est assez bien résolue chez les adultes en médecine de soins palliatifs ainsi que pour les malades en coma neurovégétatif, elle se pose de façon plus prégnante en pédiatrie car elle est porteuse d’une symbolique particulièrement forte et parce que les très jeunes enfants sont de toute façon dépendants d’autrui pour leur nutrition. Les pédiatres s’efforcent actuellement d’acquérir une certaine expertise dans ce domaine mais ils ne disposent d’aucune évaluation du ressenti – bien évidemment – de l’enfant, mais aussi de l’entourage, aussi bien soignant que parent. On n’a pas de retour des parents sur le caractère insupportable de la situation prolongée de fin de vie, dans laquelle ils savent qu’il n’y a plus d’espoir et que leur enfant doit mourir, mais dans laquelle cet enfant n’en finit pas de mourir. Dans de tels cas, extrêmement douloureux, qui restent éternellement gravés dans la mémoire, les parents en viennent à demander au médecin d’accélérer le processus de fin de vie et de provoquer le décès. Si l’on veut demeurer dans le cadre légal, c’est une situation au moins aussi difficile à résoudre que celles que l’on connaissait auparavant. Au-delà du débat éthique, la réponse doit passer par une évaluation de ces situations et de ce qu’elles entraînent comme violence, comme souffrance, mais aussi, dans certains cas, comme réassurance.

M. Jean Leonetti : Je crois que, pendant longtemps encore, on ne répondra pas à toutes les questions qui se posent sur la fin de vie, en particulier sur celle des enfants.

Je vous remercie de la qualité de l’étude que vous nous avez présentée.

S’agissant d’une étude statistique multicentrique, vous n’avez pas le suivi détaillé de chaque cas, néanmoins je suis surpris que près d’un enfant sur deux ne soit pas considéré comme présentant une maladie grave et incurable. Ne s’agit-il pas d’une erreur de présentation de l’item ? En effet, on n’imagine pas un arrêt de traitement pouvant entraîner le décès lorsque l’affection n’est pas grave et incurable.

M. Robin Cremer : En effet, la formulation actuelle sous-entend un processus évolutif puisque la situation de fin de vie est définie sous la forme d’un cas avancé ou terminal d’une affection grave et incurable. Chez l’enfant, une difficulté tient au fait que sa fin de vie pourrait être plus longue que la vie qu’il a eue auparavant. Autrement dit, on peut envisager chez un enfant de six mois une fin de vie de six à huit ans.

Il est par ailleurs tout à fait possible que l’affection ne soit pas évolutive : on peut s’interroger sur le bien-fondé du traitement dans le cas d’un enfant qui est dans un état parfaitement stabilisé, épouvantable, qui ne s’améliore et ne s’améliorera pas.

M. Philippe Hubert : Notre interprétation, peut-être excessive, du texte se retrouve également en réanimation adultes, en particulier dans les cas de coma végétatif : l’absence de trachéotomie ou de gastrotomie peut être considérée comme s’inscrivant en dehors du cadre légal strict.

M. Jean Leonetti : De même, s’agissant de la collégialité, si le Conseil de l’ordre a voulu qu’intervienne un médecin extérieur, indépendant hiérarchiquement du médecin qui décide, nous aurions plutôt souhaité que s’instaure un débat, qu’il y ait une réunion avec les soignants, les infirmiers, les psychologues et tous ceux qui ont à intervenir dans ce qui ne doit pas être uniquement un débat médical. Dès lors, que le médecin extérieur formule explicitement son consentement ne me paraît pas très important.

La question du dossier renvoie à la culture médicale française : il y a des choses que les médecins ne veulent pas écrire dans les dossiers car ils craignent que cela ne les fragilise ultérieurement. Je pense qu’ils ont tort, mais il faudra du temps pour qu’ils comprennent qu’au contraire, le fait d’avoir respecté la procédure et d’avoir bien expliqué la décision prise collégialement est un gage de protection et que la formulation écrite permet aussi de structurer la pensée.

Vous avez souligné que l’on n’utilisait pas de produits qui donnent la mort comme le curare ou le chlorure de potassium, mais nous avons travaillé, au sein de la mission, sur les sédations terminales, qui relèvent souvent d’une double intentionnalité : soulager une douleur potentielle ou avérée, mais aussi, dans certaines situations, accélérer la mort. Dans les cas que vous décrivez, vous ignorez si la démarche visait strictement à compenser l’arrêt des traitements, à limiter une souffrance potentielle ou à faire accepter une vie qui se terminait pour qu’elle ne s’achève pas dans une lente agonie.

M. Philippe Hubert : Nous ne disposons pas des éléments de réponse car ils sont extrêmement difficiles à recueillir. Même quand on a l’ensemble des données – nom de la molécule, posologie et ordre de grandeur d’augmentation de la posologie –, on constate simplement que l’on est dans la posologie habituelle lorsque l’on arrête un traitement, notamment la ventilation mécanique, afin d’éviter des symptômes intolérables comme l’asphyxie terminale. On ne peut pas aller au-delà et toutes les études qui ont cherché à connaître les intentions des médecins n’ont pu aboutir.

M. Jean Leonetti : Il y a quand même un élément, c’est la dose manifestement excessive.

M. Philippe Hubert : En effet. Mais dans la mesure où l’on n’a pas recueilli précisément la dose et la molécule utilisées, il n’est pas possible de répondre. Il est vraisemblable que si tel était le cas, quelques réponses seraient en dehors de l’épure, traduisant qu’il y a bien, même en l’absence de curare ou de chlorure de potassium, intention de provoquer le décès.

Il ressort des études menées chez les adultes que l’intention n’est pas pure et unique mais mixte et que l’on trouve un mélange de bonnes intentions et d’intentions plus discutables d’accélérer voire de provoquer le décès.

Même si quelques études abordent franchement le sujet, la littérature à ce propos n’est pas claire.

M. Jean Leonetti : J’ai bien conscience que, telle qu’elle est faite, la loi est globale et ne s’applique pas forcément très bien à la néonatologie et à la pédiatrie où se posent des problèmes spécifiques, par exemple par rapport au consentement éclairé du patient ou aux directives anticipées.

Y trouvez-vous pour votre part un équilibre pour votre pratique médicale où cette dernière s’en est-elle trouvée compliquée ? Souhaiteriez-vous qu’un texte, législatif ou réglementaire, précise ou modifie un certain nombre de choses ?

M. Philippe Hubert : À titre personnel, je pense que la loi a eu l’immense avantage de clarifier le cadre général dans lequel doivent se prendre les décisions et de préciser comment elles doivent se prendre. Elle reprend largement les recommandations – que nous partageons totalement – faites alors par les réanimateurs adultes. Elle a ainsi permis de recadrer les choses dans le vécu quotidien des services et d’éviter des pratiques ou des tentations d’euthanasie – ou d’aide à provoquer le décès – par compassion, qui existaient et qui demeurent une préoccupation. Ce cadre permet donc d’éluder un certain nombre de questions ce qui ne signifie ni qu’il y apporte des réponses, ni qu’il évite toutes les situations dramatiques.

S’agissant des difficultés rencontrées, il me semble que les réanimateurs d’adultes en ont avec la personne de confiance. Pour notre part, nous savons que c’est aux parents que nous devons nous adresser, la difficulté venant des familles recomposées.

Je n’ai pas de demande particulière pour que des carences de la loi soient aujourd’hui comblées.

Des problèmes spécifiques se posent pour les nouveaux-nés, en particulier avec le diagnostic anténatal, avec des lésions neurologiques très sévères qui ne sont pas toutes visibles immédiatement avec les technologies actuelles d’imagerie médicale.

M. Robin Cremer : Le premier avantage de cette loi, c’est la possibilité de parler : on peut dire ce que l’on fait, on peut l’étudier, ce qui permet d’avancer.

La loi est également très utile dans les situations médico-légales de maltraitance à enfant, pour lesquelles nous étions auparavant dans une situation inextricable, les parents soupçonnés de maltraitance pouvant demander à ce qu’on limite les traitements, ce que nous ne pouvions faire compte tenu du soupçon portant sur eux. Désormais, il est possible de faire part de notre décision.

Par ailleurs, plus aucun médecin ne peut se réfugier derrière l’illégalité de la procédure pour refuser de réfléchir : non seulement la loi limite certaines pratiques excessives mais elle oblige aussi à la réflexion et l’on ne peut plus justifier l’acharnement thérapeutique. Dans mon expérience personnelle, l’obligation d’écrire dans le dossier a conduit à ce que l’on écrive effectivement dans le dossier : auparavant, on savait qu’on devait le faire mais on ne le faisait pas, au risque d’ailleurs d’être accusé d’avoir voulu ainsi dissimuler une pratique intentionnelle.

La loi reconnaît le principe du double effet, ce qui est sans doute la seule façon de formuler de façon intelligible par tous le dilemme moral de ceux qui se trouvent dans cette situation. Énumérer précisément un certain nombre de situations poserait des problèmes d’ordre médico-légal et n’empêcherait pas de se retrouver avec des cas à la marge.

Je suis donc globalement plutôt à l’aise avec la loi : à l’exception peut-être de problèmes de formulation quant au consultant et aux conditions de l’état avancé ou terminal, je ne vois pas de situations où l’on s’éloignerait de l’esprit de la loi.

M. Philippe Hubert : Le problème du consultant peut paraître secondaire mais il est réel car ce sont des situations qui se présentent souvent, dans lesquelles on a du mal à réunir les personnes nécessaires. Je crois néanmoins qu’il ne faut pas minimiser le risque, dans le milieu un peu clos de la réanimation, que l’on prenne tous ensemble de mauvaises décisions. Un regard extérieur d’une personne que je conçois un peu comme l’avocat de l’enfant, me semble donc utile. Cela ne signifie pas qu’il faille renforcer les critères légaux, mais je crois beaucoup au rapprochement, déjà engagé, entre le courant des soins palliatifs et celui des réanimateurs et je rêve qu’une personne d’une équipe mobile de soins palliatifs puisse participer aux discussions sur les cas les plus difficiles. Ce serait une garantie d’une meilleure qualité des décisions prises mais aussi un soutien à l’équipe soignante qui vit régulièrement des moments très difficiles. Je souhaite donc que cet apport extérieur, sans qu’il soit rendu systématique, ne soit pas négligé.

M. Jean Leonetti : Je partage totalement votre opinion. La loi n’est pas faite pour dire quel médecin doit venir. Le mot « collégialité » signifie simplement que les décisions ne doivent pas être solitaires mais collectives et transparentes. Le décret a précisé que la personne extérieure devait être un médecin mais, lors de nos débats, nous nous étions interrogés sur cette notion de collégialité : fallait-il demander l’intervention d’une personne du même service, donc avec la même culture ? Exiger qu’elle vienne d’un autre établissement ? Fallait-il que ce soit ou non un soignant ? L’important est bien il y ait un débat autour du cas et que la décision soit prise de manière sereine et non uniquement dans une situation d’émotion ou d’épuisement et de façon solitaire. Au-delà, je pense que l’interdisciplinarité des décisions devrait entrer dans les mœurs et dans la culture médicale. Il me semble d’ailleurs que les réanimateurs sont plutôt en avance en ce qui concerne l’ouverture à l’extérieur.

Je vous remercie pour la qualité de vos travaux et de nos échanges. J’espère que les propositions que nous ferons répondront à vos attentes.

Audition du Docteur François Tasseau, directeur médical
du Centre médical de l’Argentière



(Procès-verbal de la séance du 16 septembre 2008)

Présidence de M. Jean Leonetti, rapporteur

M. Jean Leonetti : Docteur Tasseau, vous avez été praticien hospitalier au service de réanimation médicale polyvalent du centre hospitalier de Nantes de 1985 à 1990, puis médecin chef au centre médical de l’Argentière de 1990 à 1996, en charge du service de neuro-traumatologie. Cet établissement a créé en 2003, en partenariat avec le CHU de Saint-Étienne, un service novateur, le service de rééducation post réanimation – SRPR. Directeur médical depuis 2006 et responsable de la mise en œuvre du projet médical, vous avez en outre participé à de nombreuses publications sur l’état végétatif et pauci-relationnel.

Je vous remercie d’avoir accepté de nous faire part de votre expérience et de votre réflexion.

Comment s’applique la loi du 22 avril 2005 dans le cas des personnes en état végétatif et pauci-relationnel ?

M. François Tasseau : Deux pré-requis sont indispensables à la compréhension de mon propos. Exerçant auprès de patients porteurs de lésions cérébrales graves, je ne peux m’exprimer que sur le volet de la loi concernant les personnes hors d’état d’exprimer leur volonté. Par ailleurs, je n’entends pas donner un avis sur la question : « faut-il maintenir en vie les patients en état végétatif chronique ? » Je souhaite simplement apporter le témoignage d’une vie professionnelle dédiée à la prise en charge de ces situations difficiles et éprouvantes.

Après avoir exercé dans un service de réanimation polyvalente, j’ai choisi de me consacrer aux personnes cérébro-lésées par intérêt pour la neuro-traumatologie et par attrait pour les questions éthiques.

À ce titre, j’ai participé à partir de 1988 à un groupe de travail pluridisciplinaire d’envergure nationale, réuni dans le département d’éthique biomédicale du Centre Sèvres, dont l’ouvrage, paru en 1991 et intitulé « États végétatifs chroniques – Répercussions humaines – Aspects médicaux, juridiques et éthiques », continue de faire référence.

À cette même époque, j’ai contribué à la création au centre médical de l’Argentière d’une unité de rééducation post-réanimation, et mis en œuvre des programmes de soins adaptés à la diversité des situations.

Je traiterai de l’évolution de la compréhension des concepts d’état végétatif chronique et d’état pauci-relationnel dans le milieu médical et dans l’opinion publique avant de vous rendre compte de mon expérience aussi bien dans la recherche clinique, dans la pratique médicale que dans la réflexion éthique. Enfin, j’évoquerai la question de l’arrêt de la nutrition et de l’hydratation chez les personnes en état végétatif.

L’expression « état végétatif » a été introduite dans le vocabulaire médical en 1972, avant de se répandre dans les milieux médicaux avec la classification des issues du coma publiée par Bryan Jennett, la « Glasgow outcome scale » – GOS –, dans laquelle l’état végétatif figure parmi les évolutions les plus défavorables du coma, entre le décès et la situation de handicap sévère. Parallèlement, l’affaire Karen Ann Quinlann, du nom de cette jeune femme en état végétatif dont la famille demandait l’arrêt de la ventilation artificielle, a permis de diffuser, dans un contexte houleux, l’expression auprès de l’opinion publique américaine. En France, la réflexion sur l’état végétatif n’est apparue qu’en 1986, lorsque le Comité Consultatif national d’éthique s’est opposé à une expérimentation menée sur un patient, sans pour autant susciter de débat de société.

Ce n’est qu’en 1994 que s’est établi un consensus médical sur la définition de l’état végétatif. Il est à regretter que l’expression se soit répandue sans que le concept qu’elle cherchait à recouvrir ait été suffisamment critiqué et analysé par les instances médicales. Tandis que les médecins l’utilisaient trop souvent et parfois à tort, l’incompréhension s’installait avec les familles des patients qui l’interprétaient comme un jugement.

Ce sont souvent les familles et les personnels paramédicaux qui ont attiré l’attention des médecins sur la présence de signes attestant une persistance de contact relationnel chez des patients considérés comme étant en état végétatif : manifestations émotionnelles en lien avec des circonstances déterminées, réponses à des demandes simples, attitudes ou gestes dont la signification était compréhensible. Je me rappelle ainsi un père qui m’avait rapporté que son fils « pleurait » lorsque l’ambulance, qui le ramenait à l’hôpital à la fin du week-end, arrivait à proximité du bâtiment.

Il a été proposé de désigner par les termes d’ « état pauci-relationnel » – minimally conscious state dans les pays anglo-saxons – la condition de ces patients ayant une certaine capacité de communication.

Si cela a permis d’atténuer le climat d’incertitude médicale dans lequel se trouvent les familles et les professionnels, de nombreuses questions, chaque jour posées, restent sans réponse : existe-t-il chez ces patients une conscience qui ne parvient pas à s’exprimer ? Souffrent-ils ? Voient-ils ? Ressentent-ils la faim ou la soif ? Leur situation est-elle irréversible ?

Afin d’améliorer l’accueil de ces patients et de leurs proches, il est apparu indispensable à l’équipe du centre médical de l’Argentière d’élaborer une démarche diagnostique et pronostique rigoureuse, de mettre en place des programmes de soins et d’organiser un enseignement spécifique.

Le diagnostic d’état végétatif repose sur l’observation du patient et sur la réalisation d’examens complémentaires. L’observation, primordiale, permet de vérifier que le patient, même sollicité, a perdu toute aptitude à communiquer. Le manque d’esprit critique – qui peut conduire à interpréter une activité réflexe comme un geste volontaire – et le manque de clairvoyance – qui peut amener à méconnaître des signes évidents de communication – sont deux risques qu’il convient de minimiser grâce à une démarche rigoureuse.

L’observation doit être pluridisciplinaire, suffisamment prolongée et répétée à différents moments de la journée et de la semaine. Les données doivent être analysées et critiquées en équipe. L’aide indispensable de la famille permet de repérer des signes qui ne se manifestent qu’en présence de proches ou que seuls les proches peuvent reconnaître.

La mise en place de programmes de prise en charge au centre de l’Argentière s’est faite dans le cade d’une filière de soins : après le passage en réanimation et un séjour de deux mois en moyenne dans un SRPR, les patients sont orientés soit vers un service de médecine physique et de réadaptation – MPR – soit vers un lieu d’accueil de longue durée si le diagnostic d’état végétatif ou d’état pauci-relationnel est confirmé.

C’est selon ce schéma que l’unité pour patients en état végétatif chronique ou en état pauci-relationnel a été créée en 1993. La circulaire du 3 mai 2002 relative à la création de telles unités s’est inspirée de son fonctionnement. La région Rhône-Alpes comptait 47 places dédiées à ces patients en 2002. Une centaine de places supplémentaires ont depuis lors été créées, répondant ainsi en grande partie aux besoins évalués à 2,5 places pour 100 000 habitants.

Parallèlement, un groupe de suivi s’est constitué et un plan de formation a été mis en œuvre. Les personnels des nouvelles unités bénéficient de deux journées d’enseignement théorique et d’un enseignement pratique sous forme de stage. Un diplôme d’université, dispensé par l’université Jean-Monnet de Saint-Étienne et la faculté de médecine, en lien avec l’association France traumatisme crânien et l’Union nationale des associations de familles de traumatisés crâniens, a permis de former en deux ans 40 personnes, médecins et professionnels para-médicaux.

Avec la loi du 22 avril 2005, le législateur entendait éviter l’acharnement thérapeutique lorsque des traitements sont « poursuivis par une obstination déraisonnable ». Monsieur le Président, vous avez précisé à juste titre dans la presse que « laisser mourir » n’est pas « faire mourir », la limitation ou l’arrêt des traitements dans ces circonstances n’étant pas assimilable à une euthanasie.

Une question importante demeure : la nutrition et l’hydratation doivent-elles être considérées comme un soin ou comme un traitement ? La nutrition et l’hydratation administrées artificiellement chez les patients en état végétatif peuvent-elles être arrêtées ou doivent-elles être maintenues, si l’on estime qu’il s’agit d’un soin de la vie quotidienne ?

Élaborée aux États-Unis, l’argumentation justifiant la demande d’arrêt de la nutrition et de l’hydratation artificielles a pris la forme d’un syllogisme : il est raisonnable de ne pas lutter contre le processus de mort dans certaines circonstances, comme à la phase terminale de la vie ; la nutrition et l’hydratation, administrées artificiellement, peuvent être considérées comme des traitements ; le « meilleur intérêt » – « best interest » – du patient en état végétatif ne requiert pas qu’un traitement prolonge sa vie, d’autant qu’il n’a pas la capacité d’avoir une perception consciente de la souffrance et de la douleur.

Mais l’une des prémisses est inexacte : le patient en état végétatif chronique – en dehors de la survenue d’une complication grave – n’est pas au stade terminal de la vie. L’expérience montre que son espérance de vie est en moyenne de six ans.

L’enjeu se situe donc à un autre niveau. La réponse à la question « faut-il maintenir en vie les personnes en état végétatif chronique ? » dépend du regard porté sur ces patients ; il existe un clivage entre les efforts des professionnels de la rééducation et des familles pour maintenir une relation avec ces personnes et un environnement social qui estime qu’il « vaudrait mieux qu’elles soient mortes ».

L’implication des familles évolue en même temps que la maladie. Lors de la phase initiale, les proches sont préoccupés par le pronostic vital et sont incapables d’envisager les séquelles ; la rééducation est la période de l’espoir et il faut plusieurs mois avant que les proches n’entrent dans un travail de perte, celle de la relation qu’ils entretenaient avec la personne ; lorsque le diagnostic d’irréversibilité est affirmé, le groupe familial se restreint à quelques personnes. Chaque situation est particulière, mais lorsque la famille est soutenue, elle peut parvenir à s’adapter et, en retour, sécuriser l’équipe soignante.

Dans mon expérience la question de l’arrêt de la nutrition et de l’hydratation n’a jusqu’alors jamais été posée, que ce soit par les familles ou par l’équipe médicale. Tant que l’état du patient est stable, nous n’envisageons pas cette démarche car le patient décéderait non pas des suites des lésions cérébrales, mais des conséquences de l’arrêt des apports nutritifs et hydriques. Cependant, lorsqu’une complication grave survient, nous estimons ne pas avoir à lutter contre le processus de mort. Il nous paraît alors acceptable, après analyse de la situation avec l’équipe et la famille, de limiter notre intervention à des soins palliatifs appropriés, soucieux du respect de la dignité de la personne dont la vie s’achève.

M. Jean Leonetti : Je vous remercie. Le diplôme d’université que vous avez mis en place comporte-t-il un enseignement de la loi du 22 avril 2005 ? Celle-ci vous semble-t-elle comprise par les médecins ou existe-t-il des réticences culturelles ?

M. François Tasseau : Lors de la première année d’enseignement, la loi a seulement été évoquée au cours de tables rondes. J’ai néanmoins interrogé les étudiants sur les apports de cette loi et j’ai été frappé par la méconnaissance de points essentiels comme le droit de refuser tout traitement, la notion de décision collégiale ou la recherche de directives anticipées. Désormais, ce DU comportera un enseignement de la loi axé sur les fins de vie ; nous travaillerons notamment sur la notion de personne de confiance.

M. Jean Leonetti : Comme vous l’avez montré, les proches, d’abord préoccupés par le pronostic vital, connaissent ensuite une phase d’espoir, puis entrent dans un processus d’accompagnement. En dehors des situations d’abandon, avez-vous reçu des demandes d’arrêt des traitements de la part de familles considérant que les soins apportés à la personne en état végétatif chronique constituaient un acharnement thérapeutique ?

M. François Tasseau : À l’arrivée du patient dans l’unité de rééducation post-réanimation, je m’efforce de présenter à ses proches toutes les évolutions possibles. Je les revois ensuite régulièrement afin de parvenir, avec eux, à un diagnostic. Lorsque celui-ci est posé, j’anticipe la question de la survenue de complications et leur demande quels soins ils souhaitent pour leur parent. Après réflexion, la plupart ne veulent pas que celui-ci retourne en réanimation, mais qu’il continue d’être pris en charge par l’équipe qui le connaît bien. Nous définissons alors un programme de soins palliatifs.

Si les proches souhaitent un retour en réanimation, je demande au réanimateur de les recevoir afin d’éclairer cette décision.

À dire vrai, l’arrêt de la nutrition et de l’hydratation n’entre pas dans la perspective des services que j’ai contribué à mettre en place ou des formations auxquelles je participe. Peut-être est-ce la raison pour laquelle je ne puis entendre une telle demande.

M. Jean Leonetti : Jamais vous n’avez entendu un proche estimer que « cette vie ne vaut pas la peine d’être vécue » et vous demander, de manière directe ou indirecte, d’arrêter les traitements ?

M. François Tasseau : En dehors de la survenue de complications, jamais. Pour autant, je m’interroge, et la ligne de crête entre faire « trop » et faire « trop peu » est étroite. De 1998 à 2004, 30 % des 35 patients que nous avions en charge sont décédés, taux qui me semble normal.

M. Jean Leonetti : Vous avez exercé à la fois dans des services de réanimation et de post-réanimation : quel regard portez-vous sur l’évolution de la réanimation ?

M. François Tasseau : J’ai connu l’époque triomphaliste de la réanimation : il n’y avait alors pas de nom, d’attitude pratique ou même de service pour ceux qui ne s’éveillaient pas. Cela a, semble-t-il, radicalement changé, notamment grâce aux filières de soins et au travail en partenariat. Les gardes dans notre unité sont ainsi assurées par les réanimateurs.

Pour autant, le problème éthique qui se pose aux réanimateurs est différent : il s’agit pour eux de ne pas créer de telles situations, mais sans aucune certitude sur l’issue de leurs actes.

M. Jean Leonetti : Les moyens de pronostics étant meilleurs, n’avez-vous pas le sentiment que l’on interrompt la réanimation dès que cela paraît déraisonnable ?

M. François Tasseau : Cela ne fait pas de doute pour les pathologies anoxiques. Dans le cas de pathologies traumatiques, la prudence reste de mise.

M. Jean Leonetti : Lorsque le pronostic d’une atteinte grave et irréversible du cerveau est posé, il semble qu’il n’y ait pas d’acharnement thérapeutique.

M. François Tasseau : Le risque, cependant, est d’aller trop loin dans le défaitisme. C’est la raison pour laquelle je me suis permis d’insister sur l’importance de l’observation clinique, les examens complémentaires – électrophysiologiques ou imagerie – venant généralement la conforter.

M. Jean Leonetti : Disposez-vous de moyens cliniques ou paracliniques pour évaluer la souffrance chez les malades pauci-relationnels ? Avez-vous rencontré des malades en mesure de témoigner de leur expérience après une sortie d’état végétatif ?

M. François Tasseau : Les variations neuro-végétatives comme l’accélération du pouls et les signes comportementaux comme les grimaces, la sueur, les cris attestent de la douleur.

S’agissant de la souffrance d’ordre moral, je pense que l’on ne peut l’exclure dans les états pauci-relationnels où les malades peuvent sembler tristes, tout en prenant garde à notre propre interprétation.

J’ai connu des situations où des malades ont pu exprimer de grandes souffrances après être sortis d’un état végétatif. Je me souviens notamment d’un jeune homme présentant un syndrome cérébelleux qui était parvenu à me faire comprendre le mot « honte ».

M. Michel Vaxès : Peut-on dire avec certitude qu’il y a ou non conscience dans l’état végétatif ? S’il n’y a pas conscience, il n’y a pas de ressenti. Ce n’est pas sur le patient que l’attention doit alors porter. D’ailleurs, dans le cas d’Hervé Pierra, ce sont ses parents, épuisés, qui ont demandé l’application de la loi. S’il n’y a pas conscience, il faut considérer que le corps vit, alors que la personne est morte. Et s’il y a conscience, ne croyez-vous pas que celle-ci nous dirait, si elle le pouvait : « Allez-vous me laisser encore longtemps dans cet état ? »  Il conviendrait sans doute de pousser la réflexion sur ce qu’est la personne humaine et de distinguer vie biologique et vie relationnelle.

M. François Tasseau : Vous avez pointé une difficulté considérable de conceptualisation de ces situations, engendrée par l’usage du mot « conscience ». L’expression « état pauci-relationnel », introduite par M. Vigouroux en 1972 n’a jamais trouvé de traduction exacte dans les pays anglo-saxons, où la littérature médicale continue d’utiliser le terme « conscious » – « minimally conscious state ».

Toute la difficulté consiste à définir ce qu’est la conscience, où elle commence. Vous parlez de ressenti ; un neuro-physiologiste évoquera plutôt un processus, comportant différents stades, depuis la conscience primaire jusqu’à la conscience supérieure. Pour simplifier, on peut dire que le premier stade consiste à repérer dans son environnement quelque chose qui a de l’intérêt, à être mis en mouvement - selon le sens du mot « émotion », à se tourner vers une sollicitation extérieure. Puis vient l’intégration de ces messages par imprégnation au moyen des organes des sens. Il faut passer ensuite à un système cérébral qui permette de reconnaître ce qui a été vu, comme une photographie. Pour arriver à la conscience, il faut être capable de nommer ce qui a été senti et de mettre en œuvre les capacités mentales qui rendent aptes à anticiper et à relier les choses. En mettant en jeu tout cet ensemble, une réponse peut s’organiser permettant d’attester pour les autres la manifestation d’une activité consciente.

Je suis persuadé que tous les stades de ce processus peuvent exister chez nos patients. Certains n’ont pas même cette attention vers quelque chose qui se passe vers l’extérieur ; ce sont des situations de désafférentation totale – peut-être que cela existe. D’autres ont des perceptions. Certains sont dans des situations reproductives où ils répètent les mêmes manifestations émotionnelles ou d’intérêt.

Alors où commence la conscience ? C’est aux neurologues de baliser cette question.

M. Michel Vaxès : Vous avez évoqué ce patient qui est parvenu, après bien des difficultés, à dire le mot « honte ». C’est un terme chargé !

M. François Tasseau : Un terme qui appelle un accompagnement et une élucidation.

M. Michel Vaxès : Est-ce le seul exemple que vous puissiez nous citer ?

M. François Tasseau : Je pourrais en citer d’autres, mais je crains de manquer de rigueur intellectuelle dans cet exercice impromptu.

M. Michel Vaxès : La réponse apportée par la médecine et la loi à la demande des parents d’Hervé Pierra qui se disaient épuisés vous paraît-elle légitime ?

M. François Tasseau : Un tiers de nos patients environ sont soignés à domicile, à la condition de revenir régulièrement pour des séjours temporaires afin que leurs proches ne s’épuisent pas et ne se sentent pas isolés. L’accompagnement des familles doit permettre d’éviter de telles situations.

M. Jean Leonetti : Vous nous avez montré que l’on ne peut s’abstraire de la recherche acharnée de la relation humaine, si minime soit-elle, avec ces personnes et combien est difficile le chemin de crête entre le « trop » et le « trop peu ».

Je vous remercie.

Audition de M. Robert Badinter, sénateur des Hauts-de-Seine,
ancien président du Conseil constitutionnel, ancien Garde des sceaux



(Procès-verbal de la séance du 16 septembre 2008)

Présidence de M. Jean Leonetti, rapporteur

M. Jean Leonetti : Nous avons le plaisir et l’honneur de recevoir aujourd’hui M. Robert Badinter, sénateur, ancien président du Conseil constitutionnel et ancien Garde des sceaux.

Monsieur le ministre, la mission d’évaluation de la loi du 22 avril 2005 relative aux droits des malades que nous a confiée le Premier ministre, est à la fois une réflexion sur l’application de la loi et une interrogation afin de savoir si cette loi nécessite d’être complétée au vu des insuffisances que nous pourrions y déceler.

Ayant l’habitude de nous méfier des réponses simples apportées aux questions complexes, Gaëtan Gorce, Olivier Jardé, Michel Vaxès et moi-même avons souhaité de nouvelles auditions. Vous inaugurez, monsieur le ministre, la série d’auditions portant sur les interrogations juridiques.

La dépénalisation de l’euthanasie est un ancien débat. Vous aviez déjà contribué à notre réflexion en 2004, en apportant un éclairage très particulier sur le contentieux susceptible d’être engendré par une législation dépénalisant l’acte de tuer dans des circonstances compassionnelles.

Aujourd’hui, un certain nombre de personnes évoque à nouveau ce que le Comité Consultatif national d’éthique a appelé « l’exception d’euthanasie ». Le Comité n’a jamais véritablement défini cette notion en termes juridiques, mais nous avons bien compris, lorsque son président de l’époque, M. Sicard, est venu à votre place, qu’il s’agissait d’une procédure particulière qui pourrait consister, après l’acte, après l’homicide, à évoquer une sorte d’excuse ou une procédure de même type que la légitime défense ou toute autre circonstance analogue.

D’autres ont évoqué l’exception d’euthanasie comme la possibilité donnée à un comité chargé de réfléchir sur les cas difficiles, à la demande du malade, de son entourage ou du médecin, et de dire s’il est licite ou non, au vu de telle ou telle circonstance, d’accéder à cette demande.

Voilà où en est ce débat. Il a beaucoup évolué dans l’opinion publique, celle-ci s’étant emparée de ce questionnement à l’occasion d’affaires médiatiques récentes. Pour autant, en dehors des questions philosophiques et morales que vous pourrez aborder si vous le souhaitez, nous n’avons pas aujourd’hui complètement achevé notre réflexion sur l’aspect juridique de la question de la mort donnée dans des circonstances compassionnelles.

Monsieur le ministre, nous allons vous écouter avec attention, puis nous aurons un échange à l’issue de votre exposé.

M. Robert Badinter : Il y a une problématique qui appelle une réflexion.

Monsieur le président, vous avez parlé de réponses simples à des questions complexes ; pour ma part, je pense qu’il y a des réponses complexes à des questions simples.

En 2004, lorsque vous m’aviez fait l’honneur de me demander mon sentiment, j’avais formulé plusieurs observations. Avant d’aborder l’articulation juridique, mais aussi l’aspect judiciaire qui n’est pas à négliger, je précise que, lorsque je présidais la commission de révision du code pénal – celle qui est à l’origine du code pénal actuel –, je rappelais toujours que le droit pénal n’a pas qu’une fonction répressive, mais qu’il a aussi une fonction expressive et que, à ce titre il doit traduire les valeurs d’une société.

S’agissant des problèmes que vous évoquez, ma position fondamentale, bien connue, est simple et catégorique : le droit à la vie est le premier des droits de tout être humain – c’est le fondement contemporain de l’abolition de la peine de mort – et je ne saurais en aucune manière me départir de ce principe. Tout être humain a droit au respect de sa vie, y compris de la part de l’État, surtout en démocratie.

S’agissant de l’autre aspect des choses, le corollaire du premier principe, c’est-à-dire ce que l’on appelle la liberté de se suicider, chacun est maître de son corps, et donc libre de disposer de son corps et de sa vie. En clair, cela signifie qu’il ne saurait être question de pénaliser le suicide ni la complicité du suicide. Pour ce qui est de la provocation au suicide – la question fut posée à la suite de la publication d’un « guide du suicide » ayant connu un succès à la fois de scandale et de librairie –, j’avais indiqué au Sénat que, dans la mesure où l’on était libre de se suicider, elle ne me paraissait pas pouvoir être qualifiée de délit, sauf dans les cas où il s’agit de mineurs ou d’adultes souffrant d’une affection mentale. En dehors de ces cas, qui nécessitent donc des mesures de protection particulière, je conçois mal le délit de provocation au suicide.

Aujourd’hui, nous reprenons le débat sur l’euthanasie, dont j’entends parler depuis soixante ans. J’ai d’ailleurs été confronté à ce problème dans ma vie judiciaire. Votre loi, que j’ai soutenue, est tout à fait satisfaisante. Un bilan, assurément. Mais pourquoi tant d’empressement, alors que tant de bilans de loi ne sont jamais dressés ? Combien de lois ont-elles été votées dans les huit dernières années autour de la bioéthique ? Cinq ? Six ?

M. Jean Leonetti : Une bonne demi-douzaine !

M. Robert Badinter : Et on en annonce une prochaine ! Je formule donc une considération d’ordre général : la fureur de légiférer de notre temps pour répondre à l’appel médiatique ne me paraît pas être la méthode qu’affectionnait Portalis, qui rappelait volontiers que trois ou quatre grandes lois dans un siècle sont seules appelées à survivre. Vous comprendrez qu’à cet égard le choix soit difficile dans l’immensité du torrent législatif actuel.

Un bilan ? Certes, mais je me permettrai de suggérer qu’il soit fait sur l’application de la loi et que vous en tiriez d’éventuelles conséquences sur sa mise en œuvre. Les problèmes, je le sais, sont nombreux : information, problèmes de culture, réticence du corps médical face à certaines dispositions, etc. Vous évoquez les moyens, dans le cadre de la loi, de surmonter les difficultés inévitables d’application de telle ou telle disposition législative ; j’approuve tout à fait cette démarche et je lirai avec grand intérêt ce que vous écrirez. Mais de là à proposer une nouvelle loi dont le premier effet serait de légaliser l’euthanasie, il y a un pas qui n’est pas inévitable. Vous pouvez très bien dresser le bilan de votre loi, mesurer ses difficultés de mise en œuvre, indiquer les moyens de les résoudre sans pour autant reprendre nécessairement le débat sur l’euthanasie.

Dans ce débat qui se poursuit depuis si longtemps et qui n’est pas près de s’arrêter, ma position est celle que je viens d’évoquer : fournir à autrui des moyens de se donner la mort, ce n’est pas donner la mort, c’est prêter la main à un suicide. Autre chose est le fait de donner la mort à autrui parce qu’il la réclame et pour ma part, je n’irai jamais dans cette direction. Constitutionnellement, la magistrature est gardienne de la liberté individuelle. À plus forte raison quand il s’agit de la vie d’autrui, il est évident que je ne concevrai pas qu’un comité quelconque puisse apprécier, en dehors de toute décision de justice, qu’une exception d’euthanasie trouve sa place. J’ajoute que je n’ai jamais été amateur de juridiction d’exception, encore moins quand il s’agit de principes fondamentaux.

Ce qu’il faut bien mesurer au-delà des dispositions de la loi, c’est que l’euthanasie, c’est-à-dire l’acte de donner la mort pour mettre un terme à des souffrances jugées insupportables et sans espérance de guérison, serait décidée par un tiers qui ne serait pas médecin, par un proche parent, et que seule la justice pourrait décider – puisque ce serait par définition une exception – s’il y a place pour cette exception. Le problème du procès en euthanasie ne disparaîtrait donc pas. La cour et le jury apprécieraient les mobiles et prendraient leur décision qui, vous le savez, est souveraine et n’a pas à être motivée. Si vous introduisez l’exception d’euthanasie, la première question sera inévitablement : a-t-il donné la mort ? La deuxième question sera : peut-il bénéficier de l’exception d’euthanasie ? C’est-à-dire que vous vous retrouverez judiciairement dans la même situation. Sauf si, à l’instruction, le magistrat instructeur et la chambre d’instruction disent que nous nous trouvons en présence d’une exception d’euthanasie. Procès, donc, qui ne va pas jusqu’à l’audience publique, mais procédure pénale qui s’achève sur une décision ayant l’autorité de la chose jugée.

Je pose la question : quel est l’avantage pour l’auteur de l’acte de ne pas être passé en justice, de ne pas être déféré à la cour d’assises ? Vous me permettrez de rappeler à cet égard, connaissant la complexité des situations, le côté thérapeutique du rituel judiciaire : il faut un procès pour que la victime puisse faire son deuil. Si l’on considère, et aujourd’hui c’est le cas notamment depuis la loi de février 2008, que l’audience est une nécessité pour que la victime ou les parties civiles puissent faire leur deuil, je vous demande de vous interroger : pour l’auteur d’un acte d’euthanasie, l’audience et son rituel se terminant par un acquittement n’amèneraient-ils pas une catharsis préférable à un non-lieu décidé dans un cabinet d’instruction ?

Quels avantages trouverait-on à cela ? Il y aurait nécessairement une instruction, très probablement et, je le souhaite, un procès pour que de telles affaires connaissent un déroulement public. C’est exactement la situation du procès actuel en euthanasie. Il faudrait simplement justifier l’acte d’euthanasie pour bénéficier de l’excuse. J’exclus complètement que cela puisse se passer sur avis d’un comité, aussi éminents que soient ses membres. Je ne concevrais pas qu’un comité puisse donner une autorisation de tuer, pour les raisons que j’ai indiquées tout à l’heure. Je ne concevrais pas que, dans notre pays, dans notre démocratie, on délègue cette décision à des personnes qui ne sont pas médecins ou soignants, qu’on demande à des tiers d’apprécier et de donner une autorisation de procéder à une injection létale ou à un autre processus quel qu’il soit d’euthanasie.

Rappelez-vous ce que j’ai dit au début de mon intervention : le code pénal a une fonction expressive ; elle est à son plus haut niveau quand il s’agit de la vie et de la mort. Sur ce point, je ne changerai jamais. Nul ne peut retirer la vie à autrui dans une démocratie.

Je suis maintenant à votre disposition pour répondre à toutes les questions que vous souhaitez me poser.

M. Jean Leonetti : Vous avez évoqué le fait que la décision judiciaire pourrait s’arrêter au moment de l’instruction.

M. Robert Badinter : Oui, avec le système de l’excuse absolutoire.

M. Jean Leonetti : Vous avez éliminé l’expertise a priori pour les raisons que vous avez évoquées. L’exception d’euthanasie a posteriori est en quelque sorte l’idée du Comité Consultatif national d’éthique reprenant le cri du docteur Chaussoy : je ne suis pas un assassin, comment puis-je m’asseoir sur le banc où, quelques semaines auparavant, un tueur en série s’est lui-même assis, comment peut-on mélanger la mort qui est donnée de manière compassionnelle avec la mort donnée avec une motivation égoïste ?

Or, dans la pratique, avec les aléas de la justice, certains vont jusqu’au procès d’assises, d’autres bénéficient d’un non-lieu. Le docteur Chaussoy n’est jamais allé en procès d’assises.

Il y a donc une demande consistant à dire que, face à des circonstances de ce type-là, le magistrat instructeur pourrait peut-être faire appel, non pas à un comité d’éthique, mais à une expertise, comme d’ailleurs la loi le permet, et arrêter la procédure en prononçant un non-lieu. Ce serait une procédure, non pas d’exception, mais exceptionnelle qui, dans le cadre de la qualification de l’acte, de l’examen des circonstances, de l’instruction, permettrait d’arrêter la décision judiciaire avant d’en arriver au procès d’assises.

Cela vous paraît-il être une vue de l’esprit, une conception contraire à notre droit et à l’ensemble de la procédure pénale telle qu’elle est établie aujourd’hui en France ?

M. Robert Badinter : Nous avons construit difficilement notre édifice de procédure pénale, je le rappelle, sous le contrôle de la Cour européenne des droits de l’homme en ce qui concerne les dispositions relatives aux droits fondamentaux. J’ai déploré certaines entorses à ces principes, intervenues récemment à propos de la rétention de sûreté. Franchement, je ne conçois pas pourquoi les choses, si elles devaient aller jusqu’au vote d’une exception d’euthanasie par le Parlement, ne prendraient pas le cours judiciaire ordinaire de la justice ! Je n’imagine pas qu’on invente des procédures particulières dans ce cas-là ! Il s’agit d’un acte qui tombe sous le coup du code pénal, à propos duquel on peut invoquer bien des mobiles et des circonstances atténuantes. Le docteur Chaussoy parlait du banc de l’infamie pour le serial killer, mais il suffit de reprendre l’histoire judiciaire pour savoir que, sur le banc de la cour d’assises, se sont retrouvés nombre d’hommes et de femmes qui avaient agi avec de nobles mobiles.

Le fait est là : pourquoi aller chercher ailleurs que dans les garanties de la procédure pénale ce qui relève du procès pénal ? Le législateur doit prendre ses responsabilités, c’est à lui de le faire. S’il le veut, qu’il introduise – mais, pour ma part, je ne la voterai pas – l’exception d’euthanasie, dont les modalités seront celles qui correspondent à toutes les excuses légales. Ainsi seront recherchées les conditions qui font que l’auteur de l’acte ne peut pas être poursuivi comme auteur d’un homicide volontaire, conformément à la disposition qui définira l’excuse légale d’euthanasie. C’est un choix qui relève du législateur que nous sommes ! C’est notre responsabilité et, d’une certaine manière, cela renvoie aussi à la grandeur de la fonction de législateur !

Quant au magistrat, sa fonction est de mettre en œuvre la loi. On peut faire entendre aussi, dans une cour d’assises, comme je l’ai fait moi-même dans de grandes affaires criminelles, des autorités morales et scientifiques. Au moment décisif, lorsque comparaissent ces autorités devant une cour d’assises, croyez-moi, elles impressionnent magistrats et jurés.

La procédure nous offrant donc toutes les ressources possibles, pourquoi ces innovations ? Parce que le législateur n’aurait pas le courage de dire simplement que, dans ce cas particulier, au regard des mobiles qui sont ceux que l’on connaît bien, il n’y a pas de crime ? Mais vous êtes là dans la justice pénale, et elle peut être éclairée par tous les moyens, y compris ceux que je viens d’évoquer. N’allons pas imaginer des procédures particulières. Je me place là dans l’appréciation « après coup » ; quant à l’autorisation donnée « avant », je ne la conçois même pas.

En plus, reconnaissez-le, s’agissant du cœur du sujet – en particulier pour les personnes ne pouvant pas exprimer leur volonté, mais qui sont toujours soumises à des traitements médicaux –, en regardant de très près les dispositions votées dans le cadre de la loi qui est votre œuvre, il n’y a pas besoin d’une grande imagination de la part du parquet et du magistrat instructeur pour trouver la voie de sortie. Nous sommes là dans le cas d’une personne qui estime que la condition de son fils, de sa fille, de sa mère, de son mari est telle qu’il faut mettre un terme à ses souffrances. Or, 80 % des Français meurent à l’hôpital, et les 20 % restants ont un médecin. J’élimine complètement le cas de dépression : on ne peut pas imaginer une procédure d’euthanasie pour quelqu’un atteint d’une très profonde dépression dont on peut espérer qu’il sortira, car il ne serait pas concevable de prendre en compte un consentement qui est sujet à tant de variations à la faveur des circonstances.

Et puis, que voulez-vous ? En cour d’assises, les mobiles sont divers, multiples. Vous connaissez la longue tradition de la cour d’assises de Paris : les femmes qui tuaient leur mari, parfois les maîtresses de leur mari, occasionnellement les amants, bénéficiaient très communément d’une « exception de passion » ! Les avocats des générations antérieures à 1914 en faisaient grand cas. Aujourd’hui, on ne tue plus, semble-t-il, par amour. Tout cela pour dire que les moyens existent pour que les jurés, les magistrats, dont la conscience est en cause, rendent la décision qui leur paraît la plus légitime.

Ne l’oubliez jamais : nous sommes ici dans des cas exceptionnels. Or, créer une législation pour des cas exceptionnels n’est pas la bonne façon de les résoudre. La façon de les résoudre, c’est de déférer ces cas à ceux qui ont le devoir d’en connaître et de voir comment faire en sorte que justice soit rendue, y compris par un acquittement qui reconnaîtra publiquement – et c’est un avantage pour le bénéficiaire – qu’il n’y a pas homicide au sens où on l’entend communément.

M. Gaëtan Gorce : Monsieur le ministre, vous nous avez fait part de votre intime conviction sur le sujet. La mienne est un peu bousculée par un certain nombre d’évolutions, que vous connaissez et dont nous avons pris la mesure au fil des auditions et des travaux de la mission, et qui nous obligent à nous poser ce type de questions sans pouvoir préjuger la réponse.

La première évolution, vous y avez fait allusion, est qu’on meurt de plus en plus souvent à l’hôpital, dans des conditions n’ayant plus rien à voir avec ce qu’on connaissait auparavant. Surtout, la technologie médicale a évolué de telle sorte que les situations qui pouvaient apparaître comme des cas particuliers il y a plusieurs années ont tendance, non pas à se généraliser, mais à devenir de plus en plus fréquentes. Elles gardent, et il faut qu’elles les gardent, leurs particularités. Mais, si elles doivent bien être regardées comme des cas spécifiques, elles sont de plus en plus nombreuses. D’ailleurs, l’ensemble des auditions auxquelles nous avons procédé nous a permis de constater que les familles comme les médecins avaient été confrontés à des cas très différents, mais que leur nombre avait tendance à augmenter.

La seconde évolution se trouve dans l’état d’esprit de nos concitoyens. Nous ne devons évidemment pas légiférer sous la pression de l’opinion et des médias, tout particulièrement sur un sujet comme celui-là. Je fais allusion à l’état d’esprit de chacun confronté à la perspective de la maladie et de la mort qui s’y attache, et au refus des personnes, souvent observé aujourd’hui, de considérer que la douleur qui leur est promise serait inévitable et acceptable. Au fond, la revendication d’une exception consiste à dire : aujourd’hui, je suis sain d’esprit, mais je sais que la maladie est là, je sais où elle va me conduire, elle est grave, incurable, elle va entraîner des souffrances considérables, peut-être des pertes de maîtrise de moi-même, de mon corps, mais je veux garder ma liberté de décision et je n’accepte pas l’idée qu’on me laisse souffrir mentalement ou psychologiquement.

Cette double évolution exerce une pression sur les praticiens et nous a conduits à légiférer une première fois pour essayer de trouver des solutions. Mais ne serait-il pas préférable d’offrir un cadre juridique aux situations que notre loi ne permet pas encore aujourd’hui de régler, plutôt que de laisser les praticiens ou les familles seuls face à ces situations ? Le problème s’est malheureusement posé à nous avec le dossier très compliqué et très controversé de Chantal Sébire. Puisque nous avons reconnu le droit, pour une personne qui souffre, d’être soulagée de sa souffrance par le fait d’interrompre son traitement, n’est-il pas légitime qu’une personne qui souffre pour les mêmes raisons sans être encore dépendante de son traitement, mais dont on sait que l’issue est inéluctable – hospitalisation ou soins de plus en plus intensifs – puisse demander à bénéficier d’une intervention du milieu médical, qui sera plus précoce que celle qui serait intervenue au fil du processus, mais qui permettra de soulager une situation humaine insupportable ? Nous nous posons cette question aujourd’hui.

J’entends bien vos objections : elles sont extrêmement fortes et rendent ce débat particulièrement difficile. Mais je voulais faire entendre cette voix-là aussi, car elle est également très forte et difficile à assourdir – c’est la voix de Chantal Sébire. La solution du suicide, celle qu’elle a choisie, est une réponse qui ne peut pas me satisfaire, et d’autres l’ont dit dans cette salle. Elle suppose en effet que la personne puisse créer les conditions matérielles et psychologiques du suicide. D’une part, il y aurait une inégalité dans les rapports que l’on peut entretenir avec le milieu médical, la connaissance que l’on a des techniques possibles. D’autre part, pourquoi faudrait-il que ce soit les personnes pouvant avoir ce courage qui puissent être délivrées de la menace et de la douleur qui pèsent sur elles, et pas les autres ? Je n’imagine donc pas pouvoir recommander le suicide. Ne vaut-il pas mieux, dans des cas aussi exceptionnels, aussi « limites », imaginer un système autorisant le médecin à pratiquer ce que la compassion, l’humanité pourraient suggérer, sans que la justice soit forcément empêchée d’examiner les circonstances et les motivations de l’acte ?

M. Robert Badinter : Ce que vous évoquez est un suicide par tiers interposé.

M. Gaëtan Gorce : D’une certaine façon.

M. Robert Badinter : « Je ne veux plus vivre, ou je ne peux me tuer, donc qu’on me tue. » Le suicide en France, contrairement à d’autres pays, ne peut faire l’objet d’incrimination ni de poursuite. La complicité de suicide n’existe donc pas. Par conséquent, si on peut remettre à quelqu’un le moyen de se suicider, la chose ne dépend plus que de la conscience de chacun. Encore faut-il qu’on accepte de le faire. Cet acte d’amour ou de solidarité humaine ne tombe pas dans le cadre judiciaire. Et comme ce n’est pas vous qui administrez les substances, rien n’empêche de considérer que ce n’est pas une complicité d’homicide, puisque le suicide n’est pas un homicide. Juridiquement, la chose me paraît aller d’elle-même.

Le vrai problème, c’est ce à quoi pensent ceux qui posent la question : une sorte de service d’assistance médicale où l’on se rendrait et qui permettrait d’en terminer – je pense à la Suisse –, sans avoir à recourir au service d’un ami, d’un ami médecin ou autre. Ma réponse est simple : le suicide n’est pas une infraction, la complicité de suicide n’existe pas. Par conséquent, dans le cas que vous avez évoqué, la possibilité d’en finir était ouverte.

À mon avis, le seul problème qui se pose est celui de l’impossibilité physique d’exprimer sa volonté. Je pense à la personne qui ne peut plus agir, devenue paralysée à la suite d’un accident, par exemple, et dont les proches comprennent, à travers son regard, sa volonté d’en finir. Il faut le geste parce qu’elle ne peut pas agir elle-même. C’est le cas « limite », qui se pose réellement. Tout le reste tombe dans le cadre du suicide et de l’assistance au suicide qui ne me paraît pas relever du code pénal.

Au regard de ce que doit être le fondement moral de notre société, celui qui assumera ce devoir – et je pense que c’est un devoir éminent de solidarité humaine – devra en répondre s’il est poursuivi. La décision qui interviendra sera une approbation si les circonstances sont celles-là, c’est-à-dire celles d’une situation extrême. Si on légalise l’exception d’euthanasie, vous aurez des zones d’ombre. Au sein d’une famille, certains diront : « Non, grand-mère ne voulait pas mourir ! », et d’autres : « Si, elle m’a dit qu’elle voulait mourir ! » Il m’est arrivé de connaître de telles situations et d’entendre de tels propos.

Faire la loi à partir d’une émotion collective justifiée, née d’une situation extraordinaire ne me paraît pas devoir être l’œuvre d’un législateur. C’est un problème de conscience pour celui qui est appelé à commettre l’acte, et pour ceux qui seront appelés à rechercher si le mobile invoqué est le seul ou s’il y en a d’autres. Face à la complexité de telles affaires, la justice est, à mon sens, la mieux placée. En légiférant, nous ne ferions que déplacer l’interrogation judiciaire vers un autre champ. En votant une nouvelle loi, le législateur aurait l’impression de répondre à une attente sociale qui traduit, en réalité, une émotion collective, certes parfaitement légitime. Mais encore devrait-il mesurer toutes les conséquences, y compris symboliques, d’un tel choix.

M. Michel Vaxès : D’après vos propos, il ne faut donc pas modifier le texte…

M. Robert Badinter : Oui. Étudier le texte pour corriger un mot, un détail qui se heurterait à un inconvénient dans la pratique, oui ! Mais repenser les fondamentaux de cette loi, certainement pas !

M. Michel Vaxès : J’entends bien et je partage cette préoccupation.

Sur l’assistance au suicide, que l’individu peut comprendre, mon opinion est qu’il n’y a pas à légiférer. D’autant que la compréhension de l’assistance au suicide dans des cas particuliers peut donner lieu à des interprétations différentes – ceux qui voulaient, ceux qui ne voulaient pas, et le cas Sébire n’y échappe pas – et ouvrir la voie à des difficultés qu’il faut, je crois, éviter à tout prix.

Reste la question, qui n’est pas juridique, du recours à la sédation, parce qu’elle me semble répondre à la préoccupation exprimée par Gaëtan Gorce, que je comprends. Un homme, ou une femme, dont la souffrance est extrême et qui ne la supporte plus, qui ne supporte plus son état, demande l’endormissement, c’est-à-dire la sédation. Elle est la réponse dans le cadre de l’accompagnement jusqu’au bout, elle peut être réversible, comme elle peut ne pas l’être. Mon sentiment est que cela est déjà contenu dans la loi.

M. Robert Badinter : Je le pense aussi.

M. Michel Vaxès : Faut-il préciser le texte ? Peut-être, mais il faudrait le faire avec beaucoup d’intelligence pour qu’il ne prête pas à interprétation, sachant que seulement 20 % du corps médical a pris connaissance de la loi. On peut s’interroger sur les interprétations qui pourraient être faites de compléments qui, de mon point de vue, n’ajouteraient rien au texte, mais qui peuvent tout de même être débattus pour éclairer les juridictions et les médecins sur la possibilité du recours à la sédation. La sédation peut arrêter la douleur – comme des professeurs de médecine l’ont dit ici, c’est toujours possible –, mais également la souffrance, c’est-à-dire la non-acceptation de son état. Elle répond selon moi à ces interrogations et n’exige pas de compléments législatifs. Je voudrais vous entendre à ce sujet.

M. Robert Badinter : Le refus de l’acharnement thérapeutique, les soins palliatifs, le souci d’assurer la dignité jusqu’à la mort, le respect des volontés du malade dûment informé : s’il faut les rappeler et préciser les conséquences médicales du texte, j’en suis absolument d’accord ! Je ne défends pas du tout une vision stoïcienne ou extrêmement religieuse, selon laquelle la souffrance fait partie de la condition humaine et qu’il y a lieu d’accepter la souffrance jusqu’au bout ! Tel n’est pas du tout mon état d’esprit. En revanche, je soutiendrai toujours que la vie d’autrui n’est à la disposition de personne. Dans le cadre de la fonction médicale, cela s’inscrit d’une façon différente. Et je rappelle que chacun est libre, dans la mesure où il a la capacité de choisir, de décider de sa fin et de se suicider.

Si la loi est bien expliquée, comprise et bien appliquée, je ne vois pas quel avantage on tirerait de l’adjonction d’une exception d’euthanasie qui finira de la même manière : par un procès. Je ne suis pas hostile à ce que des précisions soient apportées. Mais, de façon générale, on ne fait pas assez le bilan des grands textes pour voir comment ils sont appliqués et l’on préfère voter un nouveau texte qui a l’avantage de l’effet d’annonce et l’inconvénient de compliquer la législation.

M. Jean Leonetti : Si je résume votre position aujourd’hui, le suicide est une liberté individuelle, mais celle-ci ne peut en aucun cas être revendiquée comme un droit à la mort.

M. Robert Badinter : Quand j’entends droit et liberté, je dis : attention ! La liberté de se suicider veut dire que, si l’on ne réussit pas, et c’est heureusement souvent le cas, on ne peut pas faire l’objet de poursuites : voilà ce qu’implique le droit au suicide, que je préfère appeler la liberté de se suicider. Le problème serait le passage de la reconnaissance de cette liberté à la consécration d’un droit opposable.

M. Jean Leonetti : C’est ce que je voulais dire.

M. Robert Badinter : Les droits proclamés ne sont pas tous opposables !

Ici, cela signifierait que j’aurais une créance, par définition contre la collectivité, la nation, l’État, pour exercer ce que l’on appellerait un droit opposable au suicide, ce qui impliquerait que des dispositions soient prises dans les hôpitaux pour que je puisse m’y rendre et faire part de ma décision d’en finir. Des établissements seraient consacrés à la fin de vie. Je dis : non ! C’est une perspective que je ne veux même pas envisager.

M. Jean Leonetti : C’est bien comme cela que j’avais interprété votre propos : il y a une différence entre liberté et droit opposable.

Sur cette base de liberté et de droit opposable, il y a deux circonstances différentes. Soit la personne est en fin de vie et, dans ce cas-là, les dispositions actuelles de la loi répondent à tout : cette fin de vie est médicalisée car le devoir est effectivement la non-souffrance, le non-abandon. Soit la personne dit : « Cette vie, je ne veux pas la vivre », comme cet homme, en Belgique, apprenant qu’il est atteint de la maladie d’Alzheimer, qui réclame la mort et l’obtient ; nous connaissons ces affaires médiatiques qui amènent la compassion collective.

M. Robert Badinter : Et il l’obtient de qui ?

M. Jean Leonetti : De l’État.

M. Robert Badinter : De l’État, qui lui donne la mort ?

M. Jean Leonetti : Oui, parce qu’il est lucide, sa demande réitérée, sa maladie incurable et grave, l’échéance connue mais lointaine. Dans ce cas-là, on se trouve dans un système de suicide assisté, comme on peut l’imaginer en Belgique, de suicide assisté sans euthanasie comme en Suisse, ou d’euthanasie dépénalisée comme aux Pays-Bas.

Au fond, nous sommes toujours dans un faux débat consistant à dire qu’il faut regarder ces trois pays parce qu’ils sont en avance sur le reste du monde. Est-ce un problème culturel ? Comment expliquer que certains pays aient fait évoluer leur législation dans ce sens et pas d’autres ? Nous avons toujours un peu l’impression d’opposer l’Europe du Sud, qui serait conservatrice et imprégnée de catholicisme, et l’Europe du Nord, qui serait progressiste et libérale. La Grande-Bretagne, elle, a laissé un droit prudent dans ce domaine, alors que c’est un pays libéral, peu imprégné de catholicisme. Demain, nous nous y rendons pour comprendre si c’est un problème de culture, de législation ou de majorité.

Quel regard portez-vous sur ces différences de législation, dans des pays qui ont pourtant des fondamentaux de démocratie à peu près identiques, sur des problèmes aussi lourds et aussi importants ?

M. Robert Badinter : L’adjectif « culturel » a ici un sens fort. Chacun sait que le rapport à la mort est différent selon les cultures, l’époque, les pays, dans la façon de mettre un terme à la vie, dans les rites funéraires.

Que les États européens proches offrent des exemples d’assistance au suicide donnée par l’État, que l’on fournisse aux citoyens la possibilité de terminer leurs jours, au-delà de leur laisser la liberté de le faire sans assistance, c’est un choix que j’ai évoqué tout à l’heure : la dimension expressive du droit pénal n’est rien d’autre que l’expression des valeurs éthiques.

Imaginons un service hospitalier où l’on puisse se rendre pour que cela soit fait dans toutes les règles de l’art : il n’y aurait pas de complicité de suicide. Vous sortez là du droit pénal car c’est l’État lui-même qui fournit à celui qui le veut les moyens de se suicider. Il ne peut pas y avoir de poursuite pour ceux qui agiront dans le cadre de cette disposition législative ! Mais je veux encore une fois rappeler le principe : l’État doit respecter la vie d’autrui, de tout citoyen. En outre, se posera une question impossible à trancher, celle du consentement libre et irrévocable. L’État a-t-il le pouvoir et le droit de dire : « Puisque vous voulez mourir, je vais vous tuer » ?

M. Jean Leonetti : C’est ce qui nous a un peu choqué dans la réponse néerlandaise.

M. Robert Badinter : Je laisse la loi néerlandaise de côté, qui répond à la sensibilité néerlandaise.

M. Jean Leonetti : Nous nous sommes rendus aux Pays-Bas, où nous avons rencontré un procureur et un certain nombre de juges. Des statistiques y faisant état d’euthanasies clandestines, c’est-à-dire d’homicides en dehors du cadre légal, nous leur avons demandé quel type de procédure ils appliquaient. À notre surprise, ils nous ont répondu qu’ils faisaient un rappel à la loi. Dans le cas où le médecin n’applique pas la loi telle qu’elle est écrite, en particulier en cas de flou sur le consentement éclairé du malade, ils répondent qu’ils ne font pas de procès, mais un rappel à la loi.

Leur argumentaire est de dire que, nous, nous faisons des lois répressives et eux des lois pédagogiques. Ils expliquent ce qu’il faut faire, rappellent la codification à ceux qui n’ont pas pratiqué le « droit à mourir » dans le cadre de la loi. Et, même en cas de récidive d’un médecin, ils lui rappellent que ce n’est pas ce qu’il doit faire.

M. Robert Badinter : Ici, cela me paraît relever de l’éthique médicale, mais pas d’une action judiciaire. Ce sont des comportements médicaux définis par l’éthique médicale, et je ne pense pas que la réponse soit dans ce cas-là d’ordre judiciaire. Si la loi existe et prévoit l’assistance au suicide, le médecin qui ne veut pas donner la mort pourra faire valoir l’exception de conscience, et il faudra alors trouver des volontaires.

M. Jean Leonetti : Je ne parle pas de l’exception de conscience, mais de médecins ou de tiers qui pratiquent des euthanasies. Nos interlocuteurs nous ont répondu qu’ils ne les répriment pas, même lorsqu’elles n’entrent pas dans le cadre de la loi, mais qu’ils font un effort pédagogique avec un rappel à la loi. J’ai alors bien compris que nous étions dans des cultures juridiques et judiciaires totalement différentes : on n’imagine pas, en France, une infraction à la loi avérée qui ne puisse être passible de sanction. Là-bas, il y a des règles pour pratiquer l’euthanasie, mais la sanction pour une euthanasie pratiquée en dehors des règles n’est qu’un rappel à la loi.

M. Robert Badinter : C’est la légalisation de l’euthanasie, avec la recommandation, sous réserve de réprimandes, de se conformer aux dispositions concernant la mise en œuvre de l’euthanasie. C’est non seulement la légalisation de l’euthanasie par l’État, mais c’est aussi la fourniture des moyens par l’État pour l’euthanasie.

M. Jean Leonetti : Oui, c’est l’État qui, par l’intermédiaire du corps médical, fournit les moyens d’obtenir la mort demandée.

M. Robert Badinter : Le problème sera toujours le même pour la mise en œuvre : c’est celui du consentement.

De nombreuses auditions du corps médical l’ont montré : certains patients disent leur désir de mourir, puis ne veulent plus mourir sachant que, demain, des soins palliatifs leur permettront de prolonger leur vie sans douleurs excessives, puis à nouveau expriment leur volonté de mourir.

M. Jean Leonetti : C’est le problème de la fluctuation de la volonté.

M. Robert Badinter : Selon tous les médecins que j’ai consultés, le premier problème est celui du consentement. Une personne voulant mourir aujourd’hui peut ne plus le vouloir huit jours plus tard parce que ses douleurs se seront apaisées.

Le vrai problème quand on parle du suicide, et personne ne met en cause la liberté de se suicider, est de savoir qui vient en assistance au suicide. Je ne parle pas d’euthanasie, qui peut concerner par exemple un vieillard ne pouvant plus s’exprimer, pour lequel on se sent un devoir moral d’interrompre les souffrances, les médecins sachant que sa situation est irréversible. Ce vieillard a pu demander l’euthanasie ou n’avoir pu le faire : c’est aussi cela l’euthanasie. On parle même d’euthanasie d’enfant ! Certains estiment que c’est un devoir moral de le faire. Pour ma part, j’ai dit pourquoi je ne pourrai pas suivre cette démarche. Pour le reste, il s’agit de la complicité d’assistance au suicide.

Ce que vous évoquez n’est pas selon moi une question de fond, mais de modalité. Si l’on admet l’assistance au suicide, l’État doit-il en fournir les moyens ? C’est un débat subsidiaire. La question est posée, et je réponds franchement : culturellement, à ce stade, je vois mal la mise en œuvre de cette assistance au suicide.

Permettre à l’État d’offrir à une personne qui veut mourir les moyens de sa mort, ce qui correspond à l’exercice d’une liberté, ou laisser faire le privé ? Je ne me suis jamais vraiment interrogé sur ce point. Si l’assistance au suicide ne peut être poursuivie, vous avez tous les moyens d’y recourir. Ma réaction première est d’être hostile à une telle procédure. Chacun a un rapport particulier à la mort. À ce stade, on a le droit de réfléchir. Pour moi, ce n’est pas autre chose que l’assistance au suicide, ce n’est pas l’euthanasie ! Mais j’écouterai avec intérêt les médecins expliquer l’avantage de cette procédure.

M. Jean Leonetti : Monsieur le ministre, la provocation au suicide a été reconnue.

M. Robert Badinter : Oui, dans l’émotion d’un livre qui avait entraîné des suicides d’adolescents et une grande indignation morale.

M. Jean Leonetti : À votre avis, le fait de laisser sur la table de nuit de quelqu’un qui veut se suicider les moyens de le faire peut-il être interprété comme une provocation au suicide ?

M. Robert Badinter : Je n’ai pas vu de jurisprudence sur ce sujet.

Je pense que, aujourd’hui, c’est inciter au suicide. Ce qui a été réprimé, ce n’est pas la fourniture de moyens techniques, c’est l’attitude de ceux que j’appelle des pervers, notamment à l’égard des adolescents. Je ne parle de l’entraînement entre adolescents qui se suicident ensemble – une véritable tragédie, comme celle de ces deux jeunes filles qui se sont jetées ensemble par la fenêtre. Je pense au grand pervers qui joue à amener un adolescent fragile au suicide – ce qui a fait l’objet de livres d’analyse – : dans ce cas-là, la loi pénale doit intervenir.

S’agissant des adolescents, il faut maintenir la provocation au suicide. Quant à l’adulte, à partir du moment où il a la liberté de se suicider, le provoquer, c’est-à-dire l’inciter à le faire, ne me paraît pas devoir tomber sous le coup de la loi pénale, sauf s’il s’agit d’une personne placée sous tutelle, par exemple. Pour l’adulte conscient, je considère que cela ne relève pas d’autre chose que du jugement moral. Le fait de laisser un livre sur la table pour montrer une « recette » est-il une provocation, une incitation au suicide, ou la fourniture d’un moyen technique ? J’opinerai plutôt pour la deuxième considération.

M. Jean Leonetti : Quelle que soit la complexité médicale du cas, personne ne peut douter que Chantal Sébire se soit suicidée. Comment expliquez-vous qu’une instruction soit en cours ?

M. Robert Badinter : J’imagine que c’est parce que le parquet est soucieux que toute la vérité soit faite sur cette affaire qui a suscité tant de passion médiatique. Toutes les investigations nécessaires doivent être menées pour ne rien laisser dans l’ombre, pour apporter des réponses à toutes les interrogations, voire à tous les fantasmes éventuels.

M. Jean Leonetti : Il s’agit selon vous d’une recherche de clarté en raison de l’impact médiatique…

M. Robert Badinter : Je ne vois pas d’inconvénient à ces recherches.

Je relève simplement votre interrogation : devons-nous, oui ou non, concevoir, accepter, un service d’assistance au public, ouvert vingt-quatre heures sur vingt-quatre, pour ceux qui auraient pris la décision de se suicider ? À ce stade, ma réaction première n’y serait pas favorable. J’aurais trop la crainte d’une forme d’incitation, je n’ose pas dire de provocation, au suicide.

L’être humain est fragile. L’angoisse de mort est présente. Par moments, chez chacun, elle connaît une très forte intensité. Chez certains, face à une épreuve, il y a une tentation de mort qui est inhérente à la condition humaine.

L’existence d’un service prêt à vous accueillir pour répondre à cette tentation me paraît présenter un risque d’incitation au suicide. Mais c’est une première réflexion. Si le travail du législateur s’orientait dans cette direction, c’est avec beaucoup d’intérêt que j’écouterais ce qu’auraient à dire ceux qui vivent ces tensions extrêmes – psychiatres, médecins, etc.

M. Jean Leonetti : Je vous remercie encore d’avoir accepté de venir nous éclairer dans notre mission d’évaluation, comme vous l’aviez fait lors de la première mission. Nous avons tous eu beaucoup de plaisir à vous écouter et à vous interroger.

M. Robert Badinter : Je vous remercie, monsieur le président.

Je lirai avec énormément d’intérêt les travaux de la mission, et particulièrement sur le problème culturel, qui me préoccupe. La culture médicale face à cette dimension nouvelle me paraît être, pour l’instant, le premier problème de la loi. Si je puis être utile, je contribuerai volontiers à cette réflexion.

Audition de Mme Isabelle Durand-Zaleski, chef du service de santé publique à l’hôpital Henri-Mondor de Créteil, professeure des universités et économiste de la santé


(Procès-verbal de la séance du 16 septembre 2008)

Présidence de M. Jean Leonetti, rapporteur

M. Jean Leonetti : Nous avons le plaisir d’accueillir Mme la professeure Isabelle Durand-Zaleski, chef du service de santé publique à l’hôpital Henri-Mondor de Créteil.

Vous avez été chargée, madame, de 2004 à 2006, de l’évaluation médicale, économique et de la santé publique à la Haute Autorité de Santé.

Les travaux de notre mission d’évaluation de la loi du 22 avril 2005 relative aux droits des malades et à la fin de vie nous conduisent à nous interroger sur la prise en charge globale des patients. Nous nous sommes naturellement posé la question suivante : existe-t-il un obstacle, en termes de santé publique et d’économie, à la prise en charge des malades en soins palliatifs ? En d’autres termes, la tarification à l’activité n’incite-t-elle pas les médecins à recourir à une prise en charge médicale ? Le recours aux soins palliatifs ne souffre-t-il pas d’un certain dénigrement ? Dans l’affirmative, cela pourrait avoir de graves conséquences, car ce serait contraire à la volonté du législateur, qui condamne l’acharnement thérapeutique, et donc l’excès d’activité.

Nous venons d’évoquer, avec le docteur Tasseau, la difficulté dans ce domaine de faire trop ou trop peu. Mais, puisqu’il faut bien porter sur la fin de vie un regard économique et financier, l’ensemble des problèmes de handicap et de dépendance étant liés à des phénomènes économiques et sociaux, nous avons besoin de votre éclairage pour évaluer la loi du 22 avril 2005.

Mme Durand-Zaleski : Il ne saurait y avoir de plus grand contraste entre l’intervention du docteur Tasseau et la mienne. M. Tasseau a mis l’accent sur les individus ; la santé publique et l’économie de la santé considèrent, quant à elles, les populations. J’espère d’ailleurs ne pas vous paraître inhumaine…

M. Jean Leonetti : Sachez, madame, que les hommes et les femmes qui s’engagent en politique s’occupent aussi des groupes, sans que cela leur paraisse inhumain !

Mme Durand-Zaleski : Je vais essayer de répondre à vos questions en tenant compte des enseignements de l’économie, notamment de l’économie politique. J’ai été très aidée en cela par un rapport de la Banque mondiale, qui a donné lieu à un article dans un journal anglais d’économie politique. Ce rapport montre la rationalité des comportements de tous les acteurs concernés et les stratégies de maximisation de chacun d’entre eux.

La rationalité économique vise à maximiser un bénéfice de santé pour la population sous contrainte budgétaire. Dans le cadre de la fin de vie, il importe de préciser ce que l’on entend par là et dans quelle mesure la contrainte budgétaire nous conduit à faire tel ou tel choix. Je vous précise que je dispose de peu de données concernant la France, la plupart des articles que j’ai consultés concernant la situation en Amérique du Nord.

L’ordre dans lequel je vais vous citer tous les acteurs concernés reflète certainement mes préjugés, mais je commencerai par les professionnels de santé. Ces derniers cherchent à maximiser, outre un bénéfice collectif, un bénéfice pour eux-mêmes : estime de soi, bonne utilisation de l’outil qu’on leur a confié. Vient ensuite la rationalité politique. Sur ce point, le rapport de la Banque mondiale est très éclairant. La stratégie du politique est celle-ci : s’il est soucieux du bien collectif, il cherche aussi à conserver son électorat, ce qui le conduit à utiliser au mieux les ressources des programmes de santé.

J’en viens à la rationalité des groupes de pression et à celle des bureaucraties. La typologie de la Banque mondiale, à cet égard, m’a beaucoup aidée et, s’agissant des groupes de pression, la littérature médicale est très riche. La question qui se pose est celle-ci : les prises en charge alternatives de la fin de vie nous permettent-elles de maximiser un bénéfice de santé sous contrainte budgétaire ? Les publications qui existent portent sur les hospices, les directives anticipées et la prise en charge à domicile.

Je vais vous citer quelques chiffres, dont je ne garantis pas l’origine mais qui, à force d’être répétés, ont acquis le statut de vérité : les dépenses liées à la fin de vie représentent aux États-Unis de 10 à 12 % des dépenses de santé, et beaucoup plus pour les patients relevant du système Medicare, ceux-ci étant les plus âgés.

S’agissant des directives anticipées et des soins palliatifs en hospice, des essais randomisés ont permis de comparer les coûts de traitements dans les services de réanimation et de cas aigus, et ceux d’une prise en charge en soins palliatifs, si elle est effectuée le plus rapidement possible, ou encore suite à une directive anticipée. En réalité, seuls certains essais, réalisés sur des patients sélectionnés, présentent une légère différence. Si certains coûtent a priori moins cher, c’est qu’il a été décidé en amont d’arrêter les traitements, et ce sont les essais non randomisés qui présentent les plus grandes différences de coût.

Mais l’aspect du coût n’est que la moitié de la question, l’autre étant l’appréciation de la qualité de vie. La prise en charge d’un malade en soins palliatifs apporte-t-elle un bénéfice en termes de qualité de vie ? Selon une enquête de Chest et une série d’articles parus dans le Dartmouth Atlas of Health Care, qui est un immense registre des hôpitaux américains, la réponse est positive : des enquêtes de satisfaction réalisées auprès des patients et de leurs proches indiquent que la prise en charge en soins palliatifs, dans le cadre d’un hospice, améliore la qualité de vie des patients en fin de vie.

J’ai également trouvé un article néerlandais sur la prise en charge à domicile, qui a fait l’objet d’un éditorial anglais démontrant que ce modèle est peu transposable du fait de la lourdeur du dispositif d’accompagnement, qui repose sur les médecins généralistes, les infirmières libérales et les familles ; mais il permet une réduction importante des coûts. Il semble toutefois qu’il ne s’agisse que d’un essai, qui a très bien marché dans un système particulièrement cohérent, avec une communauté soudée et des professionnels habitués à travailler en réseau. Cependant, il n’est pas forcément transposable.

Le coût par patient peut-il être réduit du fait du recours à des méthodes alternatives ? Oui, mais dans une faible mesure. Permet-il, par ailleurs, de mieux utiliser l’outil de réanimation ? Il est tout à fait légitime de promouvoir les prises en charge alternatives, dans la mesure où elles donnent satisfaction aux patients et à leurs familles et permettent une meilleure utilisation de l’outil de réanimation, mais cela ne règle pas la question du coût. À l’évidence, la meilleure utilisation de cet outil consiste à le destiner aux patients qui sont les plus susceptibles d’en bénéficier : il faut donc poursuivre la tendance actuelle, qui tend à réserver l’accueil en réanimation à des patients de plus en plus sévères.

On peut donc dire que les soins palliatifs entraînent une réduction modeste des coûts, mais il est vraisemblable que, si l’on se place au niveau macro-économique, une meilleure utilisation des lits de réanimation conduira à une augmentation des coûts pour le système hospitalier, simplement parce que c’est la tendance. Aux États-Unis, on enregistre depuis dix ans une augmentation de 7 % par an des coûts de réanimation, et tous les réanimateurs le confirment : on accepte des malades aux pathologies de plus en plus sévères et ils subissent des traitements de plus en plus lourds.

S’agissant du coût des réanimations, un article, ancien mais très éclairant, de l’équipe de Springfield (Massachussetts), avait démontré que les patients en réanimation qui coûtent le plus cher sont ceux dont le réanimateur avait mal évalué les chances de survie lors de leur entrée dans le service. Je m’explique : les patients dont le réanimateur juge qu’ils vont survivre – et qui survivent – et ceux dont le réanimateur pense qu’ils vont mourir – et qui meurent – génèrent un moindre coût. En revanche, lorsqu’il y a discordance, les patients coûtent très cher.

On voit là clairement les limites des outils de santé publique : les outils de prédiction de mortalité s’appliquent à des populations, et non à des individus, et de telles situations sont inévitables.

M. Jean Leonetti : Je peux comprendre qu’un malade dont le médecin pensait qu’il vivrait, mais qui va mourir, coûte plus cher, le médecin ayant tendance à recourir à l’acharnement thérapeutique. Je ne comprends pas très bien la situation inverse.

Mme Durand-Zaleski : C’est qu’il y a une escalade : on commence avec peu de choses…

M. Jean Leonetti : J’ai compris : on commence avec peu de choses et le patient ne meurt pas ; le médecin se livre alors à une escalade thérapeutique qui lui fait regretter de ne pas avoir « mis le paquet » d’emblée, ce qui aurait coûté moins cher.

Mme Durand-Zaleski : Exactement ! C’est ainsi que cela se passe, comme nous le confirment tous les réanimateurs que nous rencontrons.

Revenons à l’aspect purement économique. Les expériences étrangères nous montrent que, si le développement d’alternatives à la réanimation pour les patients en fin de vie a des avantages certains du point de vue de la qualité de vie de la population, il ne faut pas en attendre des réductions de coûts – pas plus pour les services de réanimation que pour l’ensemble du système de santé.

M. Jean Leonetti : Ni de surcoûts non plus !

Mme Durand-Zaleski : Non, si l’on regarde le coût par patient ; en revanche, le coût annuel de la réanimation ne cessera d’augmenter.

J’en viens à la rationalité des professionnels de santé, qui cherchent à maximiser quelque chose pour eux-mêmes. Comme l’a très bien expliqué le docteur Tasseau, sa stratégie ne consiste pas à maximiser le bénéfice pour le système de soins en général, mais l’outil qu’il a créé et la qualité de sa relation avec ses patients et les familles – ce que j’appelle l’estime de soi ; le médecin cherche à accomplir le mieux possible la tâche qui lui a été confiée. Pour un réanimateur, cela passe par une relation respectueuse avec les patients et leurs familles, mais également par une utilisation parfaite de l’outil très coûteux qu’il a entre les mains – donc des ressources publiques. Cela le place parfois dans une situation délicate…

Beaucoup plus pernicieuses sont les stratégies de maximisation de la rentabilité du pôle, avec tous les effets pervers de la tarification à l’activité – je sais que vous avez auditionné Mme Aoustin sur ce point. S’agissant de décisions touchant la fin de vie, un médecin peut avoir pour arrière-pensée de minimiser les risques de conflit, à l’intérieur du service comme avec les familles. Dans l’étude européenne Ethicus, on a demandé à des réanimateurs à quel moment ils considèrent qu’il est juste d’arrêter les soins. Leur réponse est celle-ci : lorsque le patient ne répond pas à la thérapie maximum.

Le Dartmouth Atlas of Health Care, quant à lui, s’intéresse à la manière dont les différents hôpitaux américains prennent en charge la fin de vie et s’il existe des différences de pratique entre les États et entre les établissements. Cette question a fait l’objet de deux publications. Il s’avère qu’il y a aux États-Unis une immense variabilité, s’agissant de la prise en charge de la fin de vie, entre les établissements et entre les États, cette variabilité étant corrélée à l’intensité médicale dans la région – les régions globalement très médicalisées utilisent énormément de ressources pour les patients en fin de vie – sans que cela ait par ailleurs un effet positif sur leur espérance de vie ! Dans les régions surmédicalisées, où les patients ont été très médicalisés tout au long de leur vie, ils continuent de l’être en fin de vie, sans toutefois vivre plus longtemps que les patients de régions moins médicalisées. Deux témoignages, l’un émanant d’une publication du British Medical Journal, l’autre du Health Affairs, mettent en évidence, à propos des alternatives à l’hospitalisation en réanimation, un activisme médical universitaire féroce – en vue de la nomination de quelques spécialistes – très lié à l’activité médicale globale de la région ou de la ville.

J’en viens à la rationalité politique. Le rapport de la Banque mondiale indique que les politiques cherchent à favoriser les actions qui leur permettent de séduire un nouvel électorat ou de conforter leur électorat habituel. Dans le domaine de la fin de la vie, je n’ai rien trouvé, dans les publications médicales, qui irait dans ce sens…

M. Jean Leonetti : C’est plutôt rassurant !

Mme Durand-Zaleski : C’est que la fin de vie concerne tout le monde : la population tout entière se sent concernée par des mesures qui tendent à améliorer et à accompagner la fin de vie.

Le revers de la médaille, comme l’a expliqué Suzanne Rameix, c’est qu’il ne faut pas se sentir frustré de son désir d’immortalité. Toucher à la fin de vie peut entraîner des réactions de rejet de la part des familles et de la population en général. Mais la plupart des professionnels en oncologie en conviennent : lorsqu’ils dispensent jusqu’à sept lignes de chimiothérapie, c’est bien pour répondre à une demande, réelle ou imaginaire, de prolonger un peu la vie.

Une autre rationalité est celle des groupes de pression – le lobby des patients et celui des médecins. Aux États-Unis, toujours selon le Dartmouth Atlas of Health Care, les patients préfèrent les soins palliatifs. Toutes les enquêtes d’opinion confirment leur préférence pour toute alternative à la réanimation et à l’hospitalisation en service de soins aigus.

Les derniers acteurs de l’économie politique de la santé, ce sont les bureaucraties. C’est un point très intéressant sur lequel nous possédons peu d’éléments. Lorsqu’il s’agit de calculer des coûts – dépenses et recettes –, on considère généralement les bureaucraties comme des ensembles transparents où l’argent entre et d’où il sort sans intervention de la bureaucratie concernée – en l’occurrence l’assurance maladie et le ministère de la santé. Or, il n’en est rien car les bureaucraties ont une stratégie. Par exemple, la direction de l’Hospitalisation et de l’organisation des soins a pour règle d’éviter les rentes de situation. Il faut donc ajuster la tarification des services de réanimation, qui conservent longtemps les patients, et des structures de soins palliatifs – afin d’éviter toute incitation perverse à faire entrer et sortir les malades. S’agissant de l’utilisation des structures, il existe aussi aux États-Unis des disparités régionales, pour différentes raisons : soit l’offre induit la demande, soit les attentes des patients sont liées au niveau de médicalisation qu’ils ont connu tout au long de leur vie.

La direction Générale de la santé a certainement des stratégies différentes. Quant à l’assurance maladie, je suppose qu’elle redoute la création de nouvelles structures, qui impliqueront nécessairement de nouvelles dépenses.

Pour conclure, je dirai que c’est à la négociation que l’on doit l’équilibre entre toutes ces rationalités.

M. Jean Leonetti : Pensez-vous que, en France, les gens qui réfléchissent à la question et les lobbies aient une arrière-pensée économique et financière ? Je vous citerai à cet égard M. Comte-Sponville, qui s’était, lors de la première mission, demandé à quoi sert de dépenser 10 000 euros pour une personne en fin de vie, alors que l’on pourrait les utiliser pour sauver un enfant qui meurt de faim à l’autre bout du monde. Cette logique-là existe-t-elle ?

Quel est le poids de la culture, sachant que la fin de vie est prise en charge de façons différentes selon les territoires, même au sein du monde occidental ? Pensez-vous que cela pèse sur notre comportement vis-à-vis de la fin de vie ?

Mme Durand-Zaleski : Tout groupe de pression a une vocation messianique et cherche à étendre son influence et à élargir son recrutement. Un exemple emblématique nous est donné avec l’association AIDES. En consultant son site Internet, on s’aperçoit que, si cette association a été créée pour aider les homosexuels infectés par le VIH, elle a désormais pour vocation de prendre en charge l’ensemble des personnes infectées, non seulement par le VIH mais également par d’autres virus.

Les lobbies qui agissent dans le domaine de la fin de vie n’ont pas de stratégie économique pour eux-mêmes : ils ne cherchent qu’à s’approprier, au bénéficie de leurs adhérents, des ressources collectives. Je ne sais pas qui sont ces lobbies, à part les groupes de patients et de médecins. D’après la publication que j’ai citée, ces derniers ont pour objectif de maximiser le nombre des nominations dans ces disciplines.

J’en viens au contexte culturel.

J’ai appris au cours de mes lectures, que les familles recherchent ce à quoi elles ont été habituées tout au long de leur vie. Je n’ai pas d’autre élément à vous apporter, mais il est clair que, plus une personne a été médicalisée au cours de sa vie, plus sa famille exigera que sa fin de vie le soit également, chacun reproduisant les habitudes prises au cours de son existence. Je suppose qu’en France, dans les régions les plus médicalisées que sont le Sud et la région parisienne, les fins de vie sont très médicalisées, ce qui n’est pas le cas dans le Nord, ni dans le Centre. Cela dit, je ne suis pas sûre que l’on puisse parler de contexte culturel en France, dans la mesure où la médicalisation et le recours aux soins y sont très hétérogènes.

M. Jean Leonetti : Ils sont peut-être hétérogènes, mais ils s’articulent autour d’une pratique moyenne d’un bon niveau !

Quelle est l’approche de la fin de vie dans les pays européens dont le PIB et les conditions de vie sont à peu près similaires aux nôtres, sur les plans social et économique ? Il s’agit de nations qui partagent notre culture de la démocratie et notre régime parlementaire, mais qui ne partagent pas notre approche de la fin de vie puisqu’elles se sont construites sur des idées différentes, notamment par rapport à la mort. Cette approche est-elle un élément important dans les décisions économiques ? Aux Pays-Bas, par exemple, où nous nous sommes rendus, le système de santé est totalement privatisé et la pratique de l’euthanasie ne semble pas contestée par la population. Au fond, l’élément économique est-il culturel, étant entendu que le financement de la santé fait partie du patrimoine culturel d’une nation qui s’est développée sur un modèle et autour de certaines valeurs ?

Mme Durand-Zaleski : Je ne sais pas comment, aux Pays-Bas et au Royaume-Uni, s’organise le transfert des tâches entre l’hôpital et les médecins et infirmières libérales. En France, où nous sommes très « hospitalo-centrés », il y avait très peu, jusqu’à une date récente, de transferts de malades en fin de vie vers les généralistes, encore moins vers les professions paramédicales exerçant en ville. Comme nous l’a indiqué l’ancien directeur de l’assistance publique, deux tiers des gens meurent à l’hôpital. Il faudrait peut-être que cela change.

Je le répète, les modalités de la fin de vie reflètent l’organisation du système de soins d’un pays : en France, il y a peu de transferts vers la médecine de ville.

Pour ce qui est d’accepter l’idée du suicide assisté, je suis parfaitement d’accord avec vous : certaines sociétés le vivent très différemment. Je ne me reconnais pas dans l’attitude de nos collègues néerlandais, même si je ne peux vous expliquer pourquoi : est-ce ma culture française qui fait que je suis choquée et que je trouve cela moralement discutable, ou est-ce que leur façon d’organiser la fin de vie me paraît irréaliste en France, où l’hôpital a un rôle écrasant ? Je pense que c’est à la fois l’une et l’autre raison.

M. Jean Leonetti : Je vous remercie, madame, de cet éclairage particulier, qui n’était nullement « déshumanisé ». Il sera très utile à notre réflexion.

Audition du Prosseur Alain Prothais, professeur de droit pénal à l’Université de Lille II, directeur de l’Institut de criminologie


(Procès-verbal de la séance du 23 septembre 2008)

Présidence de M. Jean Leonetti, rapporteur

M. Jean Leonetti : Nous accueillons aujourd’hui M. Alain Prothais, docteur en droit, agrégé des facultés de droit, professeur à l’Université de Lille II, directeur de l’Institut de criminologie de Lille, fondateur du Centre de recherche « Droit, Éthique et Liberté ».

Lors des auditions menées en 2004, nous avions eu le plaisir, professeur, de profiter de vos analyses juridiques. Alors que certaines affaires ont relancé le débat sur une légalisation de l’euthanasie et trois ans après le vote de la loi sur les droits des malades et la fin de vie, il convient de s’interroger sur la meilleure réponse à apporter à la demande, formulée par certains, d’une reconnaissance d’un « droit à mourir » équivalent à un droit à la vie. En l’état, les règles légales sont-elles suffisantes pour répondre aux situations de fin de vie, même les plus exceptionnelles, ou convient-il de réfléchir à ce que certains ont appelé une exception d’euthanasie et d’autres une exception judiciaire ? Le Comité Consultatif national d’éthique – CCNE – avait estimé que, tout en restant dans la transgression, une exception d’euthanasie pouvait être envisagée, de la même manière que la légitime défense est considérée comme une excuse légale. Y a-t-il une place dans notre droit pénal pour des comités d’experts composés de médecins et d’éthiciens qui viendraient, en amont ou en aval de l’acte, apprécier le caractère compassionnel ou non de celui-ci ? Quelle réponse apporter à l’inquiétude de certains médecins qui ne comprennent pas que l’aide à mourir qu’ils peuvent être amenés à apporter dans des cas exceptionnels les conduise à être traités selon la même procédure judiciaire qu’un assassin ? Le docteur Chaussoy, dans un débat récent, s’indignait encore du fait qu’on l’ait fait asseoir sur un banc sur lequel, quelques semaines avant, un tueur en série s’était assis pour un acte qu’il ne considère pas comme étant illégal mais de pratique médicale, comme il s’en explique dans son livre Je ne suis pas un assassin !

Vous nous direz si toutes ces questions attestent d’une carence de nos lois – lorsque des affaires sont médiatisées, on parle toujours du « vide juridique » français – ou d’un manque de pédagogie qui ferait que la portée exacte du cadre légal en vigueur, notamment de la loi du 22 avril 2005, ne serait pas comprise. Bien que le décret d’application soit paru, elle n’est pas encore passée dans les mœurs médicales.

M. Alain Prothais : Je vous remercie de faire à nouveau appel à ma modeste expérience de professeur de droit pénal. Ayant été auditionné en 2004 par la mission d'information sur l'accompagnement de la fin de vie, j'ai pu apprécier concrètement le travail préparatoire de large consultation et de libre réflexion qui a permis d'aboutir à la loi du 22 avril 2005 relative aux droits des malades et à la fin de vie. Celle-ci a opté pour une solution équilibrée. S'écartant des positions extrêmes – le parti de l'interdiction, d'une part, celui de la dépénalisation, d'autre part –, elle a choisi la voie de l'accompagnement, c'est-à-dire une solution humanitaire nuancée pour faire face à des situations souvent très délicates.

Concernant l'aspect pénal, j'ai eu personnellement le sentiment d'avoir été écouté. Inutile de modifier le code pénal, inutile d'essayer de formuler la définition d'une cause légale nouvelle de justification spéciale, il suffisait de redécouvrir les ressources de l'article 122-4 du code pénal, aux vertus dédramatisantes. La permission de la loi est, en effet, une cause d'irresponsabilité pénale dont le mécanisme juridique est beaucoup plus souple qu'une dépénalisation proprement dite. Cette permission résulte de textes du code de la santé publique. Ce sont donc eux que la loi de 2005 s'est efforcée de détailler et d'améliorer.

En dépit de cette démarche très positive, des signes inquiétants sont assez vite apparus.

Premier signe : la discussion au Sénat, un peu précipitée, n'a pas facilité le travail pédagogique préalable indispensable qui avait été fait à l'Assemblée nationale.

Deuxième signe : à sa lecture, la loi de 2005 semble modeste. Elle retouche et complète certains articles du code de la santé publique, a un style plutôt technique et casuistique et ne se livre pas à de grandes déclarations de principe.

Troisième signe : le ton général des commentaires est plutôt condescendant. Nombreux sont ceux qui parlent des « avancées » qu'apporte cette loi, ce qui signifie, en d'autres termes, que l'appréciation du travail du législateur est du genre : « des progrès mais peut mieux faire ».

Quatrième signe : la présentation au public de cette loi a souvent été faite de manière trop simplificatrice, ce qui la rend inexacte juridiquement, notamment lorsqu’il est dit qu'elle légalise « l'euthanasie passive » mais pas « l'euthanasie active » ou qu'elle autorise le « laisser-mourir » mais pas le « faire-mourir ».

Cinquième signe : le positionnement de la loi a été faussé du fait que, d'une part, les militants anti-euthanasie sont restés discrets – à la crainte du pire, succédait, pour eux, un certain soulagement –, d'autre part, les militants pro-euthanasie se sont montrés particulièrement critiques comme si le législateur n'avait rien fait.

Sixième signe : les revendications en faveur de la dépénalisation ont rapidement repris, fortement relayées par les médias, les militants pro-euthanasie en faisant une question de principe, de liberté individuelle. À la moindre occasion, même inopportune – comme dans l’affaire Tramois –, le débat est relancé avec une virulence disproportionnée par rapport à l'état réel de notre droit.

Tout cela indique que le problème essentiel est celui de la réception de la loi de 2005 : a-t-elle été bien expliquée ? A-t-elle été bien comprise ? A-t-elle été suivie d'effet ? S'il y a difficulté sur ce point, que faut-il faire ? Faut-il faire plus ? Et quoi ? Ce sont bien les questions que vous m’avez posées, monsieur le président.

Mon intervention sera donc divisée en deux parties : le problème de réception de la loi du 22 avril 2005 et l’éventualité de compléments à cette loi.

En dépit de son importance, la loi semble avoir été insuffisamment, voire mal reçue tant par ceux qui diffusent l'information à son propos que par ceux qui sont chargés de l'appliquer. Il s'agit ici de l'information générale auprès de la population ainsi que de l'information juridique – mais point de l'information médicale qui échappe, vous le comprendrez, à ma compétence. Les deux traits les plus saillants sont, d’une part, la méconnaissance des règles du droit pénal – et le professeur de droit pénal pèse ses mots ! –, d’autre part, l'affirmation de l'insuffisance de la loi de 2005.

La première caractéristique de l’information générale et de l’information juridique est une grande méconnaissance des règles du droit pénal. Pour parvenir à la solution humanitaire nuancée que souhaite le plus grand nombre, il n'y a que deux chemins : conserver l'interdit de donner la mort, mais avec la faculté d'y faire exception pour accompagner au mieux la fin de vie, ou bien dépénaliser par principe à condition de sévir en cas de méconnaissance des dispositions légales restrictives nécessaires.

La loi de 2005 a clairement choisi le premier chemin : comportant au moins autant de possibilités que le second de faire face aux situations exceptionnelles délicates, il présente assurément beaucoup moins de risques pour les droits les plus élémentaires des personnes. Techniquement, cela signifie que toute atteinte ou attentat à la vie est une infraction mais que son auteur peut être déclaré irresponsable pénalement s'il bénéficie du fait justificatif résultant de l'article 122-4 du code pénal, c'est-à-dire d'une permission légale, en l'occurrence, celle du code de la santé publique. Cela est clairement expliqué tant dans le rapport de la mission d'information que dans l'exposé des motifs du projet qui en est issu et qui a donné naissance à la loi de 2005. Et c’est sans doute la première fois que c’est expliqué aussi clairement.

Malheureusement, la plupart des commentaires prétendument juridiques de la loi ignorent ces règles fondamentales. Certes, la référence à l'article 122-4 du code pénal figure dans l'exposé des motifs et non dans le texte même de la loi de 2005, mais à quoi bon enseigner aux étudiants en droit que, pour comprendre la signification d'un texte, il ne suffit pas d'en analyser la lettre sans se soucier de sa portée ? De nombreux commentateurs continuent, comme auparavant, à caricaturer le droit pénal français en disant qu'il pèche à la fois par un excès de sévérité légale et par un excès de laxisme judiciaire et qu'il est donc un modèle d'hypocrisie. C’est ce qu’écrit, pour ne citer que lui, François de Closets dans Le divorce français. Voilà une entreprise caractérisée de désinformation par des juristes comme par des journalistes.

La seconde caractéristique de l’information générale et juridique est d’affirmer l’insuffisance de la loi de 2005. Certains des détracteurs de cette loi reconnaissent ses aspects positifs mais s'empressent de souligner ce qu'ils appellent ses insuffisances. À peine adoptée, la loi de 2005 a été dénigrée : on lui reprochait, d'une part, de ne pas répondre à tous les cas et, d'autre part, d’être faite pour les uns mais pas pour les autres.

Première critique : la loi serait faite pour ceux qui sont en fin de vie mais pas pour les autres. Telle est, par exemple, la réaction de Mme Humbert aussitôt après la promulgation de la loi de 2005, qui a pourtant été adoptée consécutivement au débat ouvert par le cas de son fils. « Mon fils n'était pas en fin de vie », répète-t-elle, poussée par certains qui veulent paralyser la loi nouvelle avant même sa mise en œuvre. Ceux-ci jouent sur les mots « en fin de vie ». Cette expression n'est peut-être pas excellente, mais il n'est pas facile d'en trouver une autre. Il faut donc se référer à la définition légale de la fin de vie figurant à l'article L.1111-10 du code de la santé publique, qui est la suivante : « en phase avancée ou terminale d'une affection grave ou incurable, quelle qu'en soit la cause ». Or, celle-ci inclut le cas de Vincent Humbert. Pour les grands handicapés, il y a ceux qui peuvent supporter leur situation et ceux qui ne le peuvent absolument plus, surtout si celle-ci va en se dégradant. Bien que très jeune, Vincent Humbert était en fin de vie au sens de la loi. Ce qui est critiqué, c'est peut-être l'expression elle-même de fin de vie qui n'est qu'une litote. Une formule du genre « en état de décrépitude » ou « en état de déclin vital » serait-elle préférable ? Il est toujours possible de prolonger la réflexion, en matière tant de terminologie que de définition. De toute façon, en ce qui concerne le handicapé, la loi ne peut pas tout faire pour qu'il puisse vivre mieux et, en même temps, l'aider à mourir.

Second grief : la loi serait faite pour les médecins mais pas pour les malades. Il est vrai que, lors de sa préparation, les médecins, soucieux de ne pas être inquiétés pour leurs pratiques d'ordre euthanasique, se sont beaucoup manifestés. Ce qui a faussé le débat, c'est la surestimation du risque pénal. Trop de médecins se sont laissés influencer par des juristes incompétents ou mal intentionnés – je pèse mes mots. Le droit pénal n'est pas monstrueux ; il est tout à fait humain. Il n'a pour but de punir que ceux qui le méritent.

De nombreux médecins ont d'ailleurs profité de l'occasion pour demander à échapper à tout contrôle social, c'est-à-dire judiciaire. Mais les enjeux sont trop grands – en l'occurrence, la vie et la mort, les droits et libertés de la personne –, pour que la société ne veille pas au respect de ses règles par ceux qui les pratiquent, au moyen des procédures qui présentent les plus grandes garanties, celles de la justice pénale.

Tout cela explique le caractère détaillé des dispositions légales et les précautions prises quant au rôle du médecin dans la loi. Mais celles-ci sont entièrement conçues dans l'intérêt des malades. Il n'en reste pas moins que certains textes sont rédigés plus du point de vue du médecin que de celui du malade. Par exemple, l'article L. 1110-5 du code de la santé publique présente expressément la non-obstination déraisonnable comme un devoir du médecin alors qu'elle est aussi, implicitement, un droit pour le malade.

J’en viens à la réception de la loi par ceux qui sont chargés de l’appliquer. Il s'agira ici essentiellement des magistrats car, pour les médecins, je n’ai pas suffisamment d'informations pour me prononcer, si ce n'est sur le comportement scandaleux et répréhensible de ceux qui, dans le cas d'Hervé Pierra, ont tout bonnement refusé d'appliquer la loi de 2005 – sous l'œil impassible d'un procureur descendant sans doute de Ponce Pilate. Aussi surprenant voire choquant que cela puisse paraître de la part de ceux qui doivent appliquer correctement le droit, on note, en la matière, une forte tendance à la persévérance dans l'erreur juridique et une certaine préférence pour l'acrobatie au détriment de la rigueur juridique.

Première tendance : la persévérance dans l’erreur juridique. Le symbole de ce travers est le procureur de Boulogne-sur-Mer – le même qui s'est si bien illustré dans l'affaire d'Outreau, ce qui fait beaucoup pour une seule carrière – qui n'a rien trouvé de mieux que de menacer des foudres du droit pénal les médecins de Vincent Humbert, dans l'ignorance de la cause d'irresponsabilité de l'article 122-4 du code pénal. Le moins que l'on puisse dire est que, si errare humanum est, perseverare diabolicum est. Nombreux sont ceux qui parlent à tort d'assassinat au lieu d'empoisonnement. Mme Humbert fut poursuivie pour administration de substances nuisibles alors qu'elle avait l'intention avouée d'empoisonner son fils.

Beaucoup continuent d'affirmer que l'euthanasie dite passive – expression littéraire mais non juridique –, définie comme l'arrêt du traitement de survie, constitue le délit de non-assistance à personne en danger alors que celui-ci ne sanctionne qu'une abstention de soins et non leur interruption, laquelle se réalise nécessairement par une action et non par une simple inaction – d'autant que doivent s'ensuivre des soins palliatifs. De plus, l'auteur d'un délit d'omission, comme de toute autre infraction, peut être irresponsable pénalement si son comportement se trouve justifié comme permis par la loi : par le refus de traitement opposé par le malade en l'occurrence.

Les partisans de l'euthanasie réclament la dépénalisation du « suicide assisté » ou de 1'« aide au suicide » alors que celle-ci n'est d'ores et déjà pas punissable. C'est, en effet, la provocation, et non l'aide, au suicide qui est incriminée dans le code pénal : à l’article 223-13. Il est dès lors légitime, dans le cas de Chantal Sébire, qu'il y ait des investigations de police judiciaire pour vérifier s'il y a eu aide ou provocation.

L'expression d'« exception d'euthanasie », empruntée à l'avis du Comité Consultatif National d'Éthique du 3 mars 2000, est volontiers présentée comme la solution idéale de dépénalisation. Or elle l'est abusivement car, si l'on se reporte au texte même de cet avis, la formule n'est en rien précise ni juridique, de sorte qu'elle peut très bien s'interpréter comme d’ores et déjà réalisée par l'irresponsabilité pénale résultant, par voie d'exception, de l'article 122-4 du code pénal, mécanisme faisant exception à l'incrimination de principe et qui était méconnu du CCNE, qui ne comprend pas de pénalistes.

Après celles d'aide au suicide ou d'exception d'euthanasie, la dernière formule à la mode pour les partisans de la dépénalisation est celle de droit à une « aide active à mourir ». Or, celle-ci n'est pas moins irréprochable juridiquement que les précédentes. Une aide ne peut qu'être active et c'est l'auteur de l'aide qui joue le rôle actif causal de la mort et non le de cujus. Par conséquent, c'est un droit de se faire donner la mort par autrui, c'est-à-dire la licéité de l'homicide sur demande comme disent les pénalistes, qui est en réalité réclamé. Le débat est ainsi trop souvent faussé par des expressions juridiquement inexactes pour qu'il ne soit pas indispensable de commencer par les réfuter. La notion d'aide à mourir est donc un euphémisme et dépasse le problème dit de l'euthanasie.

Seconde tendance des magistrats : la préférence pour l’acrobatie juridique. Dans le cas de Vincent Humbert, tout est allé mal jusqu'au bout. Non seulement celui-ci a été victime d'une obstination médicale déraisonnable et d'une intervention déplorable du procureur, mais l'ordonnance du juge d'instruction qui finit par décider le non-lieu à poursuites est une curiosité juridique, unique en son genre. Il existait pourtant un précédent de motivation pénaliste remarquablement orthodoxe dans l'ordonnance du 15 février 2005 du juge d'instruction d'Évry qui fonde le non-lieu en faveur du médecin de la clinique de la Martinière à Saclay expressément – et irréprochablement – sur l'article 122-4 du code pénal. Mais le juge d'instruction de Boulogne-sur-Mer a fait preuve, dans son ordonnance du 27 février 2006, de beaucoup d'imagination juridique. Il s'est ingénié à trouver d'autres motifs à sa décision de non-lieu dans la notion de contrainte morale, cause d'irresponsabilité figurant, elle, à l'article 122-2 du code pénal. Ainsi, pour le Docteur Chaussoy, il y aurait eu « contrainte médiatique » l'empêchant de réfléchir sérieusement ; pour Mme Humbert, contrainte morale à la fois interne – vu qu'elle se serait laissée envahir par ses sentiments – et externe – vu qu'elle aurait été poussée par un chantage affectif de son fils. Le non-lieu s'imposait, étant donné les circonstances si particulières, mais ce n'est pas une raison pour bâtir toute une théorie très extensive de la contrainte qui n'est pas dans la ligne habituelle de la jurisprudence de la Cour de cassation. Heureusement que l'état de nécessité, autre cause d'irresponsabilité prévue à l'article 122-7 du code pénal, n'a pas été retenu – bien que préconisé par certains qui ne se sont même pas aperçus que cela était ouvertement contraire à la lettre même de ce texte. Beaucoup plus simplement – je vous livre mon opinion technique en tant que pénaliste –, le Docteur Chaussoy a mis fin à l'obstination déraisonnable dont il avait d'abord fait preuve, par des moyens certes radicaux mais dans le but d’effacer l'erreur qu'il avait commise, et ce conformément au refus de tout traitement par le patient. Quant à Mme Humbert, elle n'a fait qu'essayer de pallier l'incurie des professionnels, procureur et médecins, qui violaient les droits de son fils. Elle bénéficiait donc de la permission de la loi pour agir au lieu de ceux qui ne le faisaient pas, modalité exceptionnelle de permission de la loi peut-être, mais correspondant aux circonstances exceptionnelles de l'affaire.

Dans l'affaire Tramois – qui a défrayé la chronique de façon déraisonnable parce que ce n'était pas un bon exemple d'« euthanasie » non punissable, l'intéressée acceptant finalement elle-même sa condamnation –, la bizarrerie vient de ce qu'après l'acquittement de l'infirmière ayant administré la substance mortifère, le médecin prescripteur ne pouvait être réprimé comme complice. Au dernier moment, le président de la Cour d'assises posa une question « subsidiaire » et, personne ne s'y opposant, le Docteur Tramois fut déclaré auteur de l'empoisonnement, ce qui constitue une contribution juridique originale à la théorie de l'instigation.

Il serait préférable que les magistrats évitent de telles acrobaties judiciaires qui n'ont d'autre effet que d'alimenter le discrédit qui frappe injustement et inutilement notre système juridique constitutif de ce que certains appellent le modèle français en matière d'accompagnement de fin de vie.

Le problème essentiel est donc celui de la connaissance et de l'application de la loi avant même de songer à la modifier. La loi de 2005 n'a pas à être fustigée avant même d'avoir pu déployer ses moyens d'intervention. Outre des actions d'information du public et de formation et incitation des praticiens juristes comme médecins, on pourrait envisager d'apporter certaines retouches à titre de compléments à la loi de 2005 – ce qui constitue le second volet de mon propos.

L'autre problème qui apparaît au travers des réactions de l'opinion publique, à l'occasion des affaires successivement médiatisées, est que, même si ces cas sont tout à fait exceptionnels, chacun d’entre nous a peur de ce qui peut éventuellement lui arriver en fin de vie et a besoin d'être rassuré sur ses droits et recours s'il venait à se trouver dans une situation insupportable.

Deux mesures pourraient peut-être répondre à cette attente réelle de nos concitoyens, car ce n'est pas tant un droit à en finir avec la vie que la garantie de leurs droits humains les plus élémentaires jusqu'au terme de leur vie qu'ils souhaitent. La première mesure pourrait être d’énoncer expressément les droits de la personne auxquels elle est particulièrement attachée en sa fin de vie, et la seconde d'instaurer un recours pour le cas probablement exceptionnel où la personne se trouverait dans une situation désespérée sans solution.

On peut tout d’abord se demander pourquoi énoncer les droits de la personne. La loi du 22 avril 2005 s'inscrit, dans son style de formulation, dans le prolongement de celle du 4 mars 2002, qu'elle s'efforce de préciser et de compléter, plus particulièrement en matière de fin de vie. Les deux sont bien relatives aux « droits des malades » mais peut-être qu'à la simple lecture par un non-spécialiste, ces droits n'apparaissent pas assez clairement. Aussi y aurait-il éventuellement lieu de les conforter aux yeux de leurs titulaires en s'y prenant d'une autre manière qui viendrait non pas se substituer mais s'ajouter à la première. C'est sans doute en raison de l'insertion exclusive de ses dispositions dans le code de la santé publique et de leur rédaction dans un style de droit médical que la loi de 2005 a pu donner l'impression de se préoccuper plus de l'intérêt des médecins que de celui des malades. Et, comme le problème principal de cette loi semble être celui de son assimilation, de sa compréhension et de sa réception, il paraît souhaitable d'essayer de faire quelque chose pour y remédier en la rendant plus facile à aborder par tout citoyen qui se sent potentiellement concerné.

On dispose d'un précédent important dans la première loi française en matière dite de bioéthique, celle du 29 juillet 1994. Celle-ci a inclus ses dispositions considérées comme essentielles, non seulement dans le code de la santé publique, mais aussi dans le code civil, aux articles 16 et suivants, parce qu'il y allait du statut juridique fondamental de la personne. Aujourd'hui, il serait peut-être opportun de reproduire les dispositions principales de la loi de 2005 également dans le code civil, à la suite de l'article 16-8. Ne serait-ce pas une façon de souligner l'importance attachée par le législateur aux droits des malades ou plutôt des personnes en général ? L'introduction de telles dispositions dans le code civil serait aussi et surtout l'occasion de reformuler certains articles du code de la santé publique du point de vue du citoyen, premier concerné. Ainsi en est-il de la non-obstination déraisonnable, par exemple, qui se présente dans le code de la santé publique comme une obligation pour le médecin et qui pourrait également désormais apparaître dans le code civil comme un droit pour la personne soignée.

Ces textes nouveaux ayant surtout une valeur énonciative, il ne serait pas utile de reprendre dans le code civil tous les détails du code de la santé publique. Il suffirait de renvoyer de façon synthétique aux textes du code de la santé publique pour les conditions d'application précises, avec une indication du genre « conformément aux dispositions du code de la santé publique ».

L'intérêt essentiel de telles dispositions dans le code civil serait de contribuer à faire comprendre plus facilement le mécanisme de droit pénal de l'irresponsabilité, en vertu de l'article 122-4 du code pénal, pour cause de permission de la loi, donc de rassurer chacun sur l'existence en droit français de 1' « exception d'euthanasie ».

Seconde question à examiner : quels droits énoncer ? Si le législateur fait sienne cette façon de voir, il serait assurément indispensable de formuler les trois droits fondamentaux : celui de ne pas subir d'obstination déraisonnable, celui dit de refuser les soins et celui de recevoir un traitement antidouleur.

Conformément à l'article L. 1110-5, alinéas 1 et 2, du code de la santé publique, toute personne a le droit de recevoir les soins médicaux les meilleurs possibles mais ceux-ci ne doivent pas être poursuivis par une obstination déraisonnable lorsqu'ils ne servent plus qu'à une survie artificielle. Le concept de non-obstination déraisonnable provient du code de déontologie médicale. Il a pris, en 2005, valeur légale dans le code de la santé publique. Il serait ainsi consacré par le code civil sous la forme d'un droit de la personne. L'expression « obstination déraisonnable » doit, en effet, être préférée à celle, pourtant si répandue, d'« acharnement thérapeutique » parce que ce dernier n'est pas nécessairement négatif et peut très bien se révéler finalement bénéfique pour le patient.

Conformément à l'article L. 1111-4 du code de la santé publique – et L. 1111-10 –, toute personne a le droit de refuser ou d'arrêter tout traitement même si cela met sa vie en danger. La réaffirmation, dans le code civil, de ce droit dit de refus de soins n'est pas inutile car celui-ci rencontre encore, en pratique, bien des difficultés à être pris en compte comme limite à l'obligation de soins à laquelle les médecins sont très sensibilisés.

Conformément à l'article L. 1110-5, alinéas 4 et 5, du code de la santé publique, toute personne a le droit de recevoir des soins visant à soulager sa douleur, quand bien même cela pourrait avoir pour effet secondaire d'abréger sa vie.

Si le législateur estime nécessaire de rassurer encore davantage le public, il peut éventuellement y ajouter le droit aux soins palliatifs – articles L. 1110-9 et L. 1110-10 –, le droit à la prise en compte des « directives anticipées » de la personne concernée – article L. 1111-11 – ou de l'avis de la « personne de confiance » que celle-ci a désignée : article L. 1111-12.

La seconde mesure susceptible de répondre aux attentes de nos concitoyens serait l’instauration d’un recours exceptionnel.

En plus des recours existants d'ordre médical, administratif et judiciaire, peut-être y aurait-il lieu de prévoir une réponse exceptionnelle dans l'hypothèse d'une demande exceptionnelle.

Première question : pourquoi un tel recours ? Le besoin paraît déjà s'être exprimé dans des cas bien particuliers, de façon plus ou moins maladroite et avec des motivations plus ou moins irréprochables. Ainsi, lorsqu'il ne savait plus quoi faire d'autre, Vincent Humbert a-t-il fait écrire au président de la République pour lui demander « le droit de mourir ». Ainsi également, Rémy Salvat s'est-il, dans l'espoir que sa mort serve à quelque chose, adressé au président de la République, avant son suicide. Ainsi encore, l'avocat militant de Chantal Sébire a-t-il demandé à un tribunal l'autorisation pour le médecin de celle-ci de lui administrer une substance mortifère.

Les deux présidents de la République successifs n'ont pu que répondre négativement puisqu'ils n'ont ni un pouvoir de vie et de mort ni celui de légaliser le « suicide assisté ». Le tribunal de grande instance de Dijon, le 17 mars 2008, n'a pu que rejeter ladite requête en indiquant que, si elle est « humainement concevable », « en l'état du droit, elle ne peut juridiquement prospérer ».

Le besoin d'un véritable recours pour les cas très exceptionnels particulièrement difficiles à résoudre qui viendraient à se produire est compréhensible. Une défaillance éventuelle de notre système médical et juridique en matière dite de fin de vie ne peut jamais être exclue totalement. Je pense à nouveau à l’affaire Pierra. Une situation désespérée, sans issue, pour une personne isolée, sans aide ni accompagnement, n'est pas impossible. Par conséquent, il vaut mieux instituer juridiquement un recours digne de ce nom que de laisser la personne concernée à la sollicitude des médias.

La première tâche de cet organisme de recours exceptionnel serait sans doute d'écarter les demandes injustifiées en les orientant vers les institutions existantes pour mieux pouvoir se consacrer aux cas considérés comme les plus difficilement solubles. De toute façon, il est légitime que chacun sache que si, par malheur, il venait à se trouver dans une situation extrême dramatique, lui-même ou ses proches ne seraient pas sans recours.

Seconde question : quel recours instaurer ? La première idée, exprimée au cours des travaux préparatoires de la loi de 2005 mais non retenue, est celle d'un comité d'« experts », d'une commission de « sages », qui interviendrait avant ou après les actes, avant ou après le médecin, avant ou après le procureur, avant ou après le juge. Mais cela interférerait de manière excessivement complexe avec les procédures normales existantes qui permettent déjà de résoudre l'immense majorité des cas et qu'il n'y a donc pas lieu de disqualifier. Surtout, cela aurait tendance à dramatiser le problème considéré comme social alors qu'il importe, au contraire, de tout faire pour apaiser les choses et traiter le plus sereinement possible le problème humain individuel.

La deuxième idée est celle d'une haute autorité administrative indépendante spécialisée nouvelle à laquelle il pourrait être fait appel plus exceptionnellement. Mais de par sa spécialisation qui n'est autre que l'administration de la mort, c'est-à-dire la fonction de décider qui doit continuer à vivre et qui doit mourir sans tarder, une telle mission thanatologique serait très vite humainement intenable. Qui pourrait jouer un rôle aussi surhumain d'ordonnateur des œuvres mortuaires ? Qui en serait digne ?

La troisième idée, qui paraît la moins déraisonnable, est peut-être de confier cette compétence de recours exceptionnel à une institution constitutionnelle nouvelle particulièrement louable, résultant de la récente réforme du 23 juillet 2008, celle du « Défenseur des droits ». Le texte adopté le permet à condition bien entendu que la loi organique à voter apporte les précisions nécessaires. Mais l'immense avantage de cette institution est de dédramatiser le problème en le posant en termes de défense des droits des personnes. Le Défenseur des droits a, comme son nom l'indique, pour raison d'être de veiller au respect de droits qui, en l'occurrence, peuvent malheureusement se trouver violés par méconnaissance, incurie ou réticence. Permettez-moi donc de soumettre cette troisième idée à votre sagacité.

M. Jean Leonetti : Je vous remercie, monsieur Prothais, pour cet exposé à la fois clair et sévère pour nos institutions médicales et judiciaires. Si j’ai bien compris, vous estimez que le droit pénal actuel – et non pas la loi du 22 avril 2005 – est souvent mal compris, mal interprété et mal exécuté par les professionnels du droit…

M. Alain Prothais : Oui.

M. Jean Leonetti : … et que, s’ils avaient une parfaite connaissance de l’esprit de la loi pénale, ils y trouveraient les ressources nécessaires pour traiter tous les cas exceptionnels. La France souffre donc, non pas d’un vide juridique, mais d’une mauvaise application du droit du fait de l’incompréhension soit des médecins, soit des juges. Les situations qualifiées d'exceptionnelles ne le sont, en définitive, qu’à cause de l’incompétence ou de l’insuffisance de connaissance des acteurs de la fin de vie ou des magistrats chargés de statuer sur les affaires.

La loi de 2005 n’a donc pas besoin d’être changée. Elle mérite d’être mieux connue et ses dispositions devraient être transcrites dans le code civil.

Si j’ai bien compris, vous ne prônez pas une procédure d’expertise préalable, consistant en la création d’une haute autorité ou d’un comité d’experts qui énuméreraient les cas dans lesquels ils estimeraient qu’on peut ou non donner la mort par compassion, car vous considérez que, dans des situations bloquées, ce sont les droits actuels inscrits dans le code pénal et dans le code de la santé publique qui doivent être défendus.

M. Alain Prothais : Exactement. Lors de ma précédente audition devant la mission d’information, le constat était à peu près le même. Or, bien qu’il se soit passé beaucoup de choses depuis, la pratique des magistrats – je ne me prononce pas sur celle des médecins car je la connais moins – n’a pas beaucoup changé : on a l’impression que chacun suit ses conceptions et ses engagements idéologiques. Quand on examine les affaires médiatisées, il y a toujours un moment où cela ne s’est pas bien passé, ce qui est surprenant. Si ces affaires sont traitées pénalement plus mal que les autres, c’est à cause d’un environnement idéologique qui fausse en permanence le débat et complique tout.

Le recours à l’expertise a toujours été possible dans la procédure pénale et a largement été utilisé. Y a-t-il lieu de prévoir une procédure d’expertise complémentaire, parallèle, que l’on peut dire d’exception ? Ce n’est pas certain puisqu’on peut déjà avoir recours à toutes les expertises possibles.

Vous avez remarqué que je ne suis pas partisan de la correctionnalisation qui est l’art de minimiser les problèmes. Dans le cas de Mme Humbert, comme on ne voulait pas l’accuser de crime, on s’est rabattu sur un délit. Mais la procédure criminelle, la procédure de la Cour d’assises, est bien plus perfectionnée et bien plus protectrice des droits que toute autre. Autrement dit, il existe déjà des instruments juridiques.

Ce qui est un peu déroutant, c’est que l’ensemble des milieux professionnels concernés n’ont pas modifié leur pratique depuis la promulgation de la loi de 2005, en dehors de l’ordonnance du juge d’instruction d’Évry qui était tout à fait convenable juridiquement. Il est étonnant de voir qu’on parle toujours avec autant de fougue de l’exception d’euthanasie alors que, comme je l’ai indiqué, elle peut très bien s’interpréter – mais le CCNE ne le savait pas – comme réalisée par l’irresponsabilité pénale résultant, par voie d’exception, de l’article 122-4 du code pénal.

M. Jean Leonetti : Si le droit actuel est beaucoup plus permissif qu’on ne le croit et est mal interprété à la fois par les médecins pour ce qui est du code de la santé publique et par les juges pour ce qui concerne le code pénal, essayons de préciser ce qui existe.

Vous avez rappelé, comme M. Robert Badinter quand il est venu devant la mission, que, le suicide n’étant pas pénalisé, l’assistance au suicide n’est pas non plus répréhensible.

M. Alain Prothais : C’est cela.

M. Jean Leonetti : Vous avez précisé que c’est la provocation et non l’aide au suicide qui est incriminée. En d’autres termes et pour prendre un exemple, on pourrait aider quelqu’un au suicide en lui apportant un couteau mais pas en lui fournissant un médicament car cela serait un empoisonnement.

M. Alain Prothais : Depuis qu’on a institué en 1987, dans des circonstances très particulières, un délit de provocation au suicide, les vocables « aide au suicide » et « provocation au suicide » sont bien distincts pour les pénalistes.

Dans l’affaire Sébire, il était normal que, dans le doute, une procédure pénale puisse commencer – on en est à une enquête de police judiciaire, ce qui est le strict minimum – pour vérifier si les éléments de preuve inclinent plutôt vers la notion d’assistance que vers celle de provocation. L’assistance signifie évidemment procurer certains moyens. Je me souviens d’une affaire où un individu qui avait fourni une arme a été relaxé. Ce n’était qu’une aide. Si l’on procure une substance mortifère, c’est exactement la même chose.

Le critère de distinction est la cause déterminante de la mort. Est-ce l’individu lui-même – auquel cas il s’agit d’un suicide – ou est-ce un tiers – auquel cas il y a provocation au suicide ? Lorsque le tiers ne fait que fournir un moyen, ce n’est pas lui qui est la cause déterminante de l’acte qui a donné la mort, qui, dans ce cas, reste un suicide.

Parfois, cela peut prêter à discussion et à procédure pénale pour vérification. En tout cas, on ne peut pas échapper à une procédure de contrôle quelconque – du moins dans les textes car tout le monde sait que la procédure de contrôle néerlandaise, par exemple, n’est pas vraiment appliquée. C’est sûrement très déplaisant – c’est ainsi que l’a vécu le docteur Chaussoy – mais la justice pénale, au nom de la société, cherche à démêler les faits pour savoir exactement ce qui s’est passé

M. Jean Leonetti : Les précisions que vous nous apportez sont majeures. Alors que le suicide assisté est légalisé dans certains pays, vous nous confirmez – ou vous nous apprenez – que l’assistance au suicide, qui n’est rien d’autre que le suicide assisté, est parfaitement légale et que la seule procédure à suivre en tel cas est de vérifier si l’on a poussé la personne à se suicider ou si on lui a procuré l’instrument lui permettant de se suicider.

M. Alain Prothais : C’est exact. J’ai relu systématiquement tous les travaux préparatoires de la loi de 1987. Le texte initial tendait à incriminer aussi bien l’aide que la provocation au suicide mais le législateur de l’époque a expressément refusé d’incriminer l’aide au suicide pour ne pas interférer dans le débat sur l’euthanasie. Cela a été presque oublié, mais on peut aujourd’hui être affirmatif : l’aide au suicide n’est pas punissable en droit pénal français.

M. Jean Leonetti : Cela signifie qu’un médecin qui, contrairement à la déontologie de sa profession, procure à son malade, à la demande de celui-ci, les médicaments nécessaires pour mettre fin à sa vie ne commet pas un acte répréhensible devant le droit pénal.

M. Alain Prothais : Procurer à quelqu’un les moyens de se suicider n’est pas punissable.

M. Jean Leonetti : Comment se fait-il que Mme Humbert ait été accusée d’empoisonnement, la seule différence avec le cas précédent étant qu’elle a accompli le geste demandé par une personne incapable de le faire ? Est-ce dû à une erreur de procédure judiciaire ?

M. Alain Prothais : C’était le point de départ d’une vérification des faits. Tout jugement doit reposer sur une base légale.

L’explication que je propose a posteriori est qu’on pouvait invoquer, pour Mme Humbert, la permission de la loi puisqu’elle se trouvait dans une situation tout à fait exceptionnelle : le procureur avait menacé les médecins d’entamer des poursuites pénales contre eux s’ils intervenaient, si bien que personne n’osait réagir et qu’aucun des médecins ne souhaitait intervenir. Le docteur Chaussoy qui, dans un premier temps, selon son livre, ne savait pas tout, a, dans un second temps, éprouvé des difficultés à réaliser le geste approprié.

À force de méconnaître notre règle pénale et de surestimer la menace qu’elle représente, on en vient à aggraver des situations qui ne devraient pas l’être.

M. Jean Leonetti : Votre proposition de procédure d’appel devant le Défenseur des droits n’interviendrait que dans le cas où une obstination déraisonnable se poursuivrait. Il ne serait pas chargé de dire si le patient a le droit ou non de mourir mais simplement de vérifier que le droit actuel est respecté.

M. Alain Prothais : C’est tout à fait l’esprit de l’institution que je suggère.

Les parents Pierra se sont heurtés à un barrage incompréhensible, ne trouvant, de plus, aucun interlocuteur pour leur répondre. Au cas où une telle situation se reproduirait, il faudrait prévoir l’intervention d’une institution de haut niveau pour essayer de faire respecter les droits les plus élémentaires de la personne.

M. Jean Leonetti : En me faisant l’avocat du diable – ou l’avocat suisse –, je poserais la question suivante : puisque l’assistance au suicide est autorisée, pourquoi ne pas l’instaurer avec des règles précises afin d’éviter des abus ?

M. Alain Prothais : Je reprends le raisonnement exposé dans mon propos liminaire. On essaie de trouver une solution équilibrée humainement, admissible pour le plus grand nombre, mais il faut partir d’un principe. Or, il n’y a que deux solutions : soit on maintient l’interdit de donner la mort, d’une façon ou d’une autre, ou d’y contribuer, et on l’aménage ensuite par la technique de l’irresponsabilité pénale, comme celle de la permission de la loi dans le code de la santé publique, soit, inversement, on proclame un droit d’agir directement, d’aider à la mort, assorti de conditions. Le résultat pratique me semble à peu près identique mais il se pose, dans l’une des deux voies, une question de sécurité juridique. Comme je le disais, il y a deux chemins pour parvenir à peu près au même résultat mais il y en a un qui est plus dangereux que l’autre pour les libertés. Dans le système néerlandais, on permet l’assistance à la mort en principe, en l’entourant de conditions très précises et on contrôle après. Mais, après, il est trop tard : la personne est morte.

M. Jean Leonetti : Dans le système français aussi, le contrôle intervient après !

M. Alain Prothais : Ce n’est pas une question de temps. Ce qui différencie les deux démarches, c’est la définition du principe et de l’exception.

Dans le système français, le principe étant qu’on a commis une infraction, il faut se justifier. On a des comptes à rendre à la justice pénale française. Dans le système néerlandais, la justice pénale peut – éventuellement – prendre l’initiative de poursuites. Le contrôle est beaucoup moins fiable.

M. Jean Leonetti : Puisque le droit pénal est sujet à interprétation et que ces questions sociétales, éthiques et médicales ont une certaine spécificité, que penseriez-vous de la constitution de pôles particuliers composés de magistrats rompus à ce type de situation, en particulier dans le domaine de l’éthique et de la médecine, qui permettraient d’éviter les acrobaties judiciaires en rappelant la ligne du droit pénal, du droit civil et du code de la santé publique ?

M. Alain Prothais : Il est légitime de se poser la question mais ce serait, à mon avis, un compromis et une demi-mesure. Normalement, tout magistrat devrait être parfaitement capable de résoudre des problèmes de cet ordre. Il est vrai que, à l’heure actuelle, la pratique judiciaire n’est pas très brillante. On a vu, après qu’il y eut acquittement dans une affaire, le parquet général réfléchir et, sous la pression de l’entourage ou des médias, faire néanmoins appel. Le fonctionnement des tribunaux est actuellement un peu chaotique.

Les pôles juridictionnels actuels sont tous justifiés par une compétence technique particulière. Y a-t-il, en l’espèce, un problème de compétence technique particulière ? J’hésite à me prononcer catégoriquement. Vous avez compris que la suggestion n’est pas très satisfaisante intellectuellement et que cela ne pourrait être qu’une solution intermédiaire pour faire progresser l’assimilation de notre système juridique pénal par les institutions judiciaires.

M. Michel Vaxès : J’ai besoin, monsieur Prothais, de votre éclairage car je n’ai pas du tout la même lecture que vous de l’article 122-4 du code pénal auquel vous faites référence. Mais je ne suis ni juriste, ni médecin. Le premier alinéa est ainsi rédigé : « N’est pas pénalement responsable la personne qui accomplit un acte prescrit ou autorisé par des dispositions législatives ou réglementaires. » L’acte de donner la mort n’est prescrit par aucune disposition législative ou réglementaire.

M. Alain Prothais : Non, puisque le seul exemple qu’on donnait était le bourreau à l’époque où il existait.

M. Michel Vaxès : Dans le second alinéa, il est précisé : « N’est pas pénalement responsable la personne qui accomplit un acte commandé par l’autorité légitime, sauf si cet acte est manifestement illégal. »

M. Alain Prothais : L’alinéa 2 n’entre pas dans notre propos. Dans le premier alinéa, au mot « prescrit », qui signifie « ordonné », est ajouté « ou autorisé » par la loi. C’est ce que j’appelle la permission de la loi, qui est bien au cœur de notre sujet.

M. Michel Vaxès : Mais la loi ne permet pas de donner la mort.

M. Alain Prothais : Le code de la santé publique permet de ne pas faire preuve d’obstination déraisonnable, d’appliquer un traitement antidouleur quoi qu’il advienne pour la vie et oblige le médecin à tenir compte du refus de traitement du malade.

M. Michel Vaxès : On ne se réfère donc pas à l’article 122-4 du code pénal mais, à partir de celui-ci, au code de la santé publique.

M. Alain Prothais : Un point du débat était celui que vous évoquez : se contente-t-on du fait justificatif général de l’article 122-4, c’est-à-dire, de la permission de n’importe quelle loi, ou essaie-t-on de formuler un fait justificatif spécial ? On retombe dans la difficulté : comment peut-on délimiter ce qu’est l’euthanasie et l’écrire noir sur blanc ?

M. Michel Vaxès : Ce n’est pas ce que nous demandons.

M. Alain Prothais : Je vous réponds sur le plan de la technique juridique simplement.

M. Michel Vaxès : Si on se réfère au code de la santé publique, il est prévu plusieurs dispositions qui ne sont pas une autorisation à donner la mort mais qui permettent, dans un certain nombre de situations, de calmer la douleur, avec un risque de double effet. L’intention n’est jamais – et c’est à cette aune qu’on juge – de donner la mort, mais de supprimer la douleur et d’alléger ou de supprimer si possible les souffrances. Votre interprétation laisse entendre qu’une personne qui, sous prétexte de calmer la douleur d’un malade, lui donnerait un produit destiné à le tuer, ne serait pas poursuivie par la loi.

M. Alain Prothais : Dans l’exemple que vous donnez, la personne serait poursuivie.

Le mécanisme est très technique. Mais nous n’avons pas le choix dans ce domaine. Quelque formule juridique que l’on adopte, elle est nécessairement complexe.

Un pénaliste cherche à savoir si une infraction a été commise et recherche donc un fait matériel et l’élément moral qui va avec. L’intention en droit pénal signifie simplement commettre un acte en connaissance de cause. Donc l’intention de donner la mort veut dire utiliser un produit en sachant parfaitement qu’il est capable de provoquer la mort.

Quand une infraction semble avoir été commise, son auteur en est-il responsable ? En principe oui, sauf s’il peut invoquer une cause d’irresponsabilité. De nombreuses causes ont été proposées mais la seule qui me paraisse juridiquement correcte est la permission de la loi ou du règlement.

Prenons un exemple nettement moins dramatique. Pour un pénaliste, la boxe est a priori une infraction. Ce sont des coups donnés volontairement. Pourquoi les boxeurs ne sont-ils pas punis ? En vertu de l’article 122-4 du code pénal ! Il y a autorisation de la loi tout simplement parce qu’il existe des lois, des règlements qui encadrent la pratique de la boxe. La permission de la loi est parfois très indirecte.

Le même raisonnement est appliqué à la chirurgie, qui est a priori une violence. Aucune loi ne précise que la chirurgie est autorisée mais il y a une multitude de textes qui réglementent et encadrent la profession et les actes chirurgicaux.

Le même schéma juridique s’applique à l’assistance à mourir. Il n’est pas très bien connu parce qu’il est un peu complexe. Je dois avouer qu’au début de ma carrière, le sujet était peu abordé par les pénalistes et que le peu qu’on en disait était assez caricatural. Notre époque impose de clarifier les choses. Le seul argument qui permette une relecture de toutes les affaires récentes qui ont défrayé la chronique est la permission de la loi.

M. Jean Leonetti : Dans tous les cas médiatiques que vous avez évoqués, la vérification est a posteriori.

M. Alain Prothais : Évidemment !

M. Jean Leonetti : En aucun cas, il n’y a une « permissivité » – le terme n’est pas juridique, je vous prie de m’excuser – a priori. On ne dit pas que, dans tel cadre, on a le droit, et dans tel autre, on n’a pas le droit.

M. Alain Prothais : Non.

M. Jean Leonetti : La situation juridique en France est un peu similaire à celle en Hollande – où il y a un contrôle a posteriori, la différence étant qu’il y a des règles a priori dans des circonstances particulières : critères de minutie – et est l’inverse de celle en Suisse – où l’on vérifie a priori à qui doit être donnée une assistance au suicide.

M. Alain Prothais : Exactement.

M. Jean Leonetti : Je reformule donc volontairement ma question : jugez-vous préférable de se justifier a posteriori sans savoir ce que le juge va décider comme en France – et la variabilité des jugements en la matière a de quoi inquiéter – ou de définir a priori les cas d’assistance au suicide sans se soucier ensuite de la justice comme en Suisse ?

M. Alain Prothais : Dans la présentation que je vous ai faite des deux chemins, j’ai exclu cette possibilité parce que cela relève du choix de société que l’on fait.

M. Jean Leonetti : Ma question est purement technique. Je ne dis pas que c’est la solution que nous souhaitons, ni sur le plan moral, ni sur le plan de la société.

M. Alain Prothais : Cette solution implique un choix de société très profond car elle suppose qu’une instance puisse décider avant l’acte. Je n’avais pas envisagé très sérieusement cette hypothèse parce qu’elle est très éloignée de notre tradition juridique.

M. Jean Leonetti : Je vais au bout de ma réflexion. Pour des raisons qui lui sont propres et dans des circonstances forcément très particulières, un malade demande à un tiers de l’aider à se suicider. Ce tiers accède à sa demande. Dans la tradition juridique française, une instruction se déclenche légitimement pour vérifier si l’article 122-4 s’applique ou non. Sur quoi va pouvoir se baser la décision du juge puisque, en fait, le seul débat est de savoir s’il y avait une réelle volonté, lucide et persistante, du malade qui voulait se donner la mort ? Cette personne est décédée et ne peut en attester. Imaginons que, pour dédouaner le tiers qui l’aide au suicide, elle écrive une lettre. Il faudra de toute façon une instruction pour vérifier que cette lettre n’a pas été écrite sous la menace, la contrainte ou la pression morale. En réalité, le travail de l’instruction après l’assistance au suicide, même si, dans le droit français, celle-ci n’est pas pénalisable, doit être important et fouillé.

M. Alain Prothais : Oui, si l’instruction est nécessaire, c’est-à-dire s’il y a une suspicion. C’est le travail habituel de la justice pénale. Ce qui est important dans la justice pénale et chaque fois que le législateur intervient, c’est que tout individu pouvant avoir affaire à la justice pénale soit traité dans le plus grand respect de ses droits.

M. Michel Vaxès : Les dispositions de l’article 122-4 ne protègent-elles pas de façon excessive l’autorité médicale ?

M. Alain Prothais : Éventuellement. Au moment de l’élaboration de la loi de 2005, j’avais soutenu devant vous que, bien qu’elles soient méconnues, les bases du système existaient déjà en droit français. En améliorant les textes du code de la santé publique, votre loi a affiné la permission légale. Les textes sont toujours perfectibles.

L’hypothèse que vous envisagiez, c’est-à-dire admettre un contrôle a priori pour savoir si on peut donner la mort ou non, est assez éloignée de notre culture. Il reste la double solution que je vous ai indiquée : on contrôle a posteriori mais sur la base de règles différentes. En droit français, en principe donner la mort est interdit, sauf si on peut justifier d’une exception par le biais de l’irresponsabilité. En droit néerlandais, en principe, c’est permis, sauf si on viole une condition. Tel est le schéma global.

M. Olivier Jardé : L’article 122-4 n’est-il pas en contradiction avec l’article 221-1, lequel dispose : « Le fait de donner volontairement la mort à autrui constitue un meurtre. Il est puni de trente ans de réclusion criminelle ? »

Dans une décision de la cour d’appel de Toulouse de 1973, il est indiqué que, si le suicide n’est pas punissable, le fait de donner la mort à un tiers sur sa demande constitue en droit un homicide volontaire.

M. Alain Prothais : J’y ai fait rapidement allusion dans mon propos liminaire. La légalisation d’une « aide active à mourir » revendiquée par certains est, sous une formulation élégante, ce que les pénalistes appelaient l’homicide sur demande, puisque, par définition, la personne ne se suicide pas – sinon on appellerait cela une assistance au suicide. La notion d’aide active à mourir est un euphémisme.

M. Jean Leonetti : L’homicide sur demande est répréhensible et l’assistance au suicide non.

M. Alain Prothais : Exactement.

M. Jean Leonetti : Dans le cas de l’homicide sur demande, c’est le tiers qui donne la mort au malade tandis que, dans le cas de l’assistance au suicide, c’est le malade qui se donne la mort.

M. Alain Prothais : Le critère de distinction est l’origine causale de l’acte : est-ce la personne elle-même qui le commet – auquel cas, il s’agit d’un suicide proprement dit – ou est-ce le tiers ?

M. Jean Leonetti : Je vais sortir un instant du droit : n’y a-t-il pas un élément de confusion ? Si quelqu’un demande la mort à un tiers parce qu’il est incapable de se la donner et si ce tiers accède à sa demande, ce dernier se retrouvera dans le cadre d’un homicide. En revanche, si un tiers propose un médicament et qu’il ne touche ni le verre ni le médicament utilisés pour mourir, il sera dans la pure assistance au suicide et ne pourra pas être poursuivi.

M. Alain Prothais : Exactement. Si la personne n’est plus en état de se donner la mort et que le tiers le fait à sa place, il prend ses responsabilités. Il est un être humain. Comme je l’ai souligné, le droit pénal n’est pas monstrueux ; il est humain : si la personne concernée ne peut pas elle-même se donner la mort et si les circonstances sont humainement défendables, le tiers qui décide de répondre à la demande et ira ensuite expliquer son geste devant la justice pénale. Parfois les cours d’assises acquittent ou prononcent une peine symbolique. Toutes les nuances sont possibles.

M. Jean Leonetti : Faut-il aller jusqu’à un procès d’assises dont on connaît l’issue ? J’ai rarement vu un jury populaire condamner quelqu’un ayant donné la mort par compassion.

M. Alain Prothais : Il arrive que des procureurs généraux fassent appel !

M. Jean Leonetti : N’y a-t-il pas une cohérence nationale sur l’interprétation du droit pénal qui permette d’arrêter la procédure de manière homogène sur l’ensemble du territoire avec une vision éclairée de l’utilité ou de la non-opportunité des poursuites ? En d’autres termes, plutôt que de créer un pôle éthique juridique, ne faut-il pas donner des instructions aux parquets pour qu’ils rappellent les éléments de droit afin de mettre fin à la disparité des interprétations que l’on voit sur le territoire ?

M. Alain Prothais : Dans mon propos liminaire, j’ai énoncé une phrase très sobre pour parler de formation et d’incitation des professionnels mais il est clair qu’il y a beaucoup de travail à faire en ce domaine.

Pour répondre à votre première question de manière très juridique, je précise que, si le procureur d’un lieu est mauvais, la justice pénale prévoit suffisamment de recours pour pouvoir faire appel à une autre instance. Le mécanisme se corrige de lui-même.

Cela étant, il va de soi que, pour que l’ensemble des procureurs sur le terrain aient la même information, il faut que les professeurs de droit pénal dispensent cette information. Or, comme je vous l’ai indiqué, au début de ma carrière, on ne disait pratiquement rien de ce sujet. Les magistrats étaient confrontés à des situations très délicates.

M. Jean Leonetti : Veuillez m’excuser de poser la question de façon brutale, voire désagréable, mais j’aimerais savoir si tous les professeurs pénalistes sont d’accord sur cette interprétation du droit pénal – partagée par M. Robert Badinter – qui, malheureusement, ne s’applique pas dans la pratique ou êtes-vous deux exceptions ? Y a-t-il des interprétations divergentes ?

M. Alain Prothais : Certains professeurs de droit pénal sont liés par leurs propres choix et inclinations. Une bonne partie de mes collègues ont, sous les majorités successives, travaillé pour tel ou tel projet et en ont été marqués pour toute leur carrière, de sorte qu’ils ont une façon beaucoup plus engagée de présenter la matière.

Ce n’est pas mon cas. Et c’est ce que j’annonce à mes étudiants dès le premier cours chaque année. La matière souffre d’une vision un peu dévalorisante : pour certains, le droit pénal peut servir à tout, il est moins rigoureux que les autres. Ce n’est pas du tout mon point de vue. Vous avez vu que, si on fait un raisonnement purement juridique, cela permet de corriger un certain nombre de choses.

J’appartiens à un courant qui, plutôt que de parler de théorie criminologique et de politique pénale, préfère faire du droit car cela permet de faire réellement avancer les choses.

Lorsque je suis venu devant vous la première fois, je n’étais pas du tout – je vous l’avais dit – spécialiste de ces questions. Je les avais étudiées spécialement sans a priori personnels. Je vous ai proposé l’explication que j’ai à nouveau exposée aujourd’hui, qui a retenu votre attention.

J’ai été étonné de constater que les commentateurs, dont certains de mes collègues, ont surtout pensé à leurs propres idées : soit ils aimaient, soit ils n’aimaient pas beaucoup la loi. C’est tout ce qu’ils en disaient. Ils n’ont pas cherché à approfondir davantage.

Vous avez trouvé ma formule un peu sévère mais, dans ces conditions, les juges d’instruction et les procureurs sur le terrain n’ont pas été beaucoup guidés.

Je défends une vision pénaliste et juridique.

M. Jean Leonetti : Nous reconnaissons que vous travaillez avec une certaine distance et beaucoup de rigueur dans les termes employés sans faire passer une vision philosophique, politique ou de conviction à l’intérieur de l’interprétation.

Nous aimerions que vous nous précisiez que, dans le mécanisme actuel, tel qu’il est écrit dans notre droit pénal et dans la loi de 2005, des solutions existent pour que ce que le CCNE appelait l’exception d’euthanasie et qui, au fond, existe déjà dans le droit pénal, ne soit pas obligatoirement sanctionnée.

L’autre élément un peu plus difficile à assimiler dans le cadre d’une démarche médecin-malade est le fait que, si c’est le malade qui boit la ciguë il s’agit d’un suicide assisté et si c’est le tiers qui porte le verre à la bouche du malade, il s’agit d’un homicide. La distinction nous paraît un peu plus artificielle. Il nous semblait que l’élément majeur était l’intentionnalité. Si je tue quelqu’un qui ne le demande pas, ce n’est pas pareil que si quelqu’un me demande de le tuer. Je ne dis pas qu’il faille légaliser la démarche mais les situations apparaissent différentes au non-juriste.

M. Alain Prothais : Nous sommes habitués à cette distinction qui vous semble un peu subtile. Le critère, je le répète, est le rôle causal, déterminant, dans la mort. S’il y a un doute, cela vaut la peine d’y regarder d’un peu plus près. Tous les éléments de preuve ou d’expertise sont admis devant la justice pénale.

M. Michel Vaxès : Vous avez évoqué un recours possible au Défenseur des droits. Dans l’hypothèse d’un contentieux, quel juge pourrait porter appréciation de la décision prise par celui-ci ? Ne risque-t-il pas d’y avoir multiplication des contentieux et, par là même, fragilisation de la justice ?

M. Alain Prothais : Comme on aboutit à des situations inextricables qui ne devraient pas exister, on est en droit de se demander s’il ne faudrait pas un recours exceptionnel, de complément, afin de rassurer les gens, qui ont peur de se retrouver dans de telles situations. L’autorité la plus incontestable et la plus haute possible est le Défenseur des droits. Dans votre question, vous posez le problème de son existence même. Il ne devrait pas y en avoir besoin. Mais son rôle de médiateur serait utile compte tenu des dysfonctionnements constatés depuis des années. Il aurait un rôle extra-judiciaire.

Ce n’est qu’une suggestion dont l’intérêt est autant de rassurer les gens que de constituer une autorité suprême ayant une certaine distance. Les services du Défenseur des droits évacueraient l’immense majorité des dossiers mal aiguillés, en les réorientant. L’idée m’en est venue en lisant la relation des affaires récentes. Contrairement à ce qui s’est produit dans l’affaire Pierra, on aurait au moins un interlocuteur qui, quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent, dirait : « Il suffit de s’adresser à Un Tel ». Pour répondre directement à votre question, cela n’interférerait pas directement avec les procédures judiciaires ordinaires.

M. Jean Leonetti : Les instructions à donner aux parquets ne seraient finalement que de simples rappels du droit pénal actuel ?

M. Alain Prothais : Oui, mais ils sont utiles !

M. Jean Leonetti : Ne pensez-vous pas que ces rappels puissent être interprétés comme une dépénalisation dans les faits de l’euthanasie et une incitation à ne pas poursuivre les actes qui relèveraient de cette motivation ?

M. Alain Prothais : Je reconnais qu’une telle interprétation est possible. Je vous ai présenté une étude très technique mais vos questions m’ont montré qu’il faut un énorme travail d’explications, même auprès d’un public averti comme vous l’êtes sur ces questions. La matière étant assez subtile, cela présente un certain risque. Je commence toujours par expliquer à mes étudiants que je ne suis pas là pour donner mon point de vue mais pour expliquer l’état du droit sans que l’on puisse deviner quelle est mon option personnelle.

Si le modèle français est bien présenté, il peut y avoir autant d’arguments pour les uns que pour les autres. C’est ce que j’ai essayé de vous faire comprendre en parlant de « positionnement ». Les « pour » et les « contre » n’ont pas tout bien compris de l’état du droit actuel. Mais je reconnais à nouveau que ce n’est pas facile à faire passer.

M. Jean Leonetti : Nous connaissions la complexité médicale du sujet, vous nous faites découvrir sa complexité pénale. Mais, en même temps, vous nous ouvrez des voies de réflexion importantes. Le débat est à la fois médical et juridique, mais c’est également un débat de société. Les trois éléments doivent obligatoirement interférer dans les décisions que nous allons prendre. Nous devrons veiller à assurer une égalité des chances et des droits à l’ensemble de nos concitoyens face à la médecine, face à la justice et face à leur propre existence et à leur propre mort.

Nous vous remercions de votre intervention qui marquera nos auditions.

Audition de Maître Émeric Guillermou, président de l’Union nationale des associations des familles de traumatisés crâniens (UNAFTC)


(Procès-verbal de la séance du 7 octobre 2008)

Présidence de M. Jean Leonetti, rapporteur

M. Jean Leonetti : Nous avons le plaisir d’accueillir Maître Émeric Guillermou, président de l’Union nationale des associations de familles de traumatisés crâniens et cérébrolésés – UNAFTC. Créée en 1986, l’UNAFTC regroupe plus de cinquante associations de familles de traumatisés crâniens et trente établissements et services, spécifiques à ces patients. Je rappelle que l’on évalue à près de 150 000 le nombre de nouveaux traumatisés crâniens par an en France, dont 8 500 sont atteints d’un traumatisme grave, avec des lésions souvent irréversibles. Chez l’enfant, le traumatisme crânio-cérébral grave est la troisième cause de mortalité avant un an et la première au-delà – syndrome du bébé secoué, chute, défenestration, accident de la route. On sait que les effets cognitifs et comportementaux de ce type de lésions sont particulièrement importants et graves dans notre société.

Quelles sont les conditions de vie ou de survie de ces patients ? Quelles questions se posent-ils au regard de leurs droits dans le monde médical où ils passent de longs mois, voire de longues années ? Quelles sont aussi les interrogations des familles quand un de leurs proches est plongé dans l’inconscience pendant une durée quelquefois très longue, qui peut entraîner des tentations d’abandon ?

La loi du 22 avril 2005 sur les droits des malades et la fin de vie a instauré un nouveau cadre légal dans lequel s’inscrivent tous ces questionnements : le respect des droits du patient, une meilleure appréciation du juste soin, l’évitement de l’acharnement thérapeutique, la promotion des soins palliatifs.

Pour autant, nous constatons que ces patients, souvent à la frontière entre la réanimation, les soins palliatifs, la rééducation, les soins de suite et, quelquefois, le domicile, posent à notre société des problèmes complexes et parfois non codifiables, en particulier au regard de la tarification à l’activité.

Maître Guillermou, vos analyses et, par votre intermédiaire, le témoignage des associations que vous représentez nous seront particulièrement précieux et contribueront au bilan de l’évaluation de cette loi. Nous allons donc vous écouter avec beaucoup d’attention.

Maître Émeric Guillermou : D’abord, je tiens à vous remercier d’avoir invité le représentant de l’UNAFTC. Notre fédération d’associations bénéficiant d’une représentativité certaine, il est important pour nous de porter une parole devant la représentation nationale, et de le faire de manière nuancée, tant la question est délicate et impose de faire preuve de retenue dans la volonté de « normer ».

Cette question est délicate pour la représentation parlementaire, pour les familles, mais aussi pour moi car le discours que je vais porter aujourd’hui au nom des familles et de leurs proches blessés ne peut que traduire une position globale. Il y a donc un paradoxe dans ma position,  car je suis chargé de porter cette parole, mais sans trahir les cas particuliers, les expériences si diverses et si douloureuses, avec tout le respect qui est dû à ces familles et à ces blessés. Je me dois donc de ne pas être simpliste dans ma position.

Le ressenti quasi-général des blessés et des familles, que nous avons pris la peine d’interroger, est le suivant : la systématisation d’une procédure trop technicienne de décision de fin de vie et le respect de la personne humaine sont antinomiques, qu’il s’agisse du patient ou de son entourage. C’est un ressenti très fort.

Si légiférer consiste à aborder la question de manière générale et impersonnelle – c’est la définition de la loi –, donc à systématiser, faire preuve de retenue dans le travail normatif me semble nécessaire dans cette matière. C’est une attitude paradoxale : le législatif aime prévoir, encadrer mais, par moment, il faut arrêter sa plume, retenir l’œuvre législative, ce qui est délicat lorsque l’on veut en même temps aider une société à évoluer.

Pour aider à prendre position dans ce débat, il faut soumettre à la discussion des questions essentielles, qui sont à la rencontre de problématiques très délicates : l’évitement de la douleur, la non-malfaisance pour le blessé, le respect de l’autonomie du patient, mais aussi la préservation de la vie – cette dernière se posant de toute façon car « la fin de vie » n’est pas seulement « la fin », mais peut aussi être un moment qui dure.

Nos questions, tout d’abord.

La première paraît banale. Elle est pourtant très importante, étant à la frontière du droit, de l’éthique et de la philosophie : à qui appartient la vie d’une personne, dès lors qu’elle est un sujet et non un objet ?

La vie appartient-elle à la personne elle-même, en tant que sujet, citoyen, personne humaine ? À la société ? En un moment particulier tel que la fin de vie, appartient-elle à quelqu’un que la société désignerait, par exemple un médecin ? Le médecin peut-il se substituer à la personne dans cette décision ? Bref, ma vie peut-elle appartenir à quelqu’un d’autre, quelle que soit sa légitimité technique ? La légitimité de la connaissance peut-elle donner un pouvoir sur la vie d’autrui ? Cette personne qui aurait la connaissance nécessaire, à supposer qu’elle l’ait véritablement ou du moins qu’elle croie l’avoir, accepterait-elle, à son tour, que l’on prenne la décision à sa place pour ce qui la concerne si elle se retrouvait elle-même en fin de vie ?

N’y a-t-il pas une confusion entre le champ décisionnel du médecin relatif au soin – champ de décision dans lequel il est compétent – et un débordement qui consisterait à glisser du soin à une décision touchant au principe du droit de vivre ou au souhait de ne plus vivre ?

Des études sociologiques révèlent qu’il est possible de tenter de classifier les services médicaux en termes de « culture de fin de vie » - car il y a réellement une culture de fin de vie. Selon les services, cela peut aller d’une absence de collégialité dans les décisions et une autonomie des médecins à une collégialité véritable avec les familles dans un processus de décision beaucoup plus attentif aux cas individuels. En outre, à chaque fois que la collégialité est instaurée, le processus est plus long, autrement dit la fin de vie est moins rapide. Ce qui pose une question sous-jacente : n’y a-t-il pas, finalement, un temps pour tout et ne faut-il pas se garder – quand bien même il y aurait des contraintes, y compris celles de la T2A – de précipiter les décisions qui, si c’était le cas, ne seraient plus conformes à l’éthique, mais dictées par des réalités budgétaires et pragmatiques ?

Pour les familles, la norme éthique est au-dessus des normes ou des contraintes budgétaires. C’est elle qui doit être respectée.

La deuxième question essentielle pour nous est celle du fondement de la décision à prendre.

La question concernant cette fin de vie est-elle technique ou autre chose que technique ? Pour nous, elle est autre chose. La vie appartient au sujet et pas à un tiers, à personne d’autre qu’à moi-même. La question est donc également éthique, spirituelle pour certains en fonction de leurs croyances, essentiellement affective pour l’entourage familial.

La décision de fin de vie, si elle n’est pas purement technique, est une question humaine. Elle englobe des problématiques de natures différentes, qui génèrent des positions différentes eu égard au vécu de chacun, et aussi des positions différentes de tous ceux qui veulent se pencher sur cette question.

Selon nous, la pire des choses serait de laisser croire, indirectement ou dans l’évolution normative, que la décision de fin de vie est purement technique, ou du moins qu’elle peut être objectivée par des critères techniques.

Il n’en demeure pas moins que la médicalisation du processus de mort est une réalité sociale : le lieu de mort est majoritairement l’hôpital – dans 70 % à 80% des cas aujourd’hui – et le médecin est, de fait, un des acteurs principaux. Ce contexte peut inciter à une erreur d’analyse, consistant à ériger le lieu géographique de fin de vie en un critère de fin de vie, puisque celle-ci se faisant à l’hôpital, le critère de fin de vie deviendrait purement technique. On réduirait ainsi la fin de vie à une pratique médicale.

En réalité, la pratique médicale elle-même n’est pas purement technique : c’est une pratique humaine – on peut accoler au terme « pratique médicale » celui de « pratique humaine ». Autrement dit, déshumaniser une pratique en la réduisant à l’aspect technique, sous prétexte de lui donner une légitimité scientifique, est pour nous un appauvrissement et une perversion de cette pratique. Une telle démarche est le départ d’un droit à la suppression de la vie d’autrui qui chercherait des fondements pour se justifier, sans de surcroît la moindre garantie sur d’hypothétiques curseurs mis en place. C’est aussi systématiser un processus décisionnel qui ne tient aucunement compte de l’essentiel : le rapport à la vie et à la mort est un rapport éminemment individuel et, surtout, non protocolisable.

Quelle vie peut être considérée non pas par celui qui la vit, mais par celui qui s’y intéresse comme ne méritant pas d’être vécue ? Seul celui qui vit cette vie peut décider si elle ne mérite pas d’être vécue ; on voit mal comment quelqu’un d’autre pourrait en décider. Quelle serait la légitimité de l’institutionnalisation d’un tel droit sur la vie d’autrui ? Le devoir de soigner donnerait-il le droit de mettre fin à la vie ? Pourrait-on envisager un bio-pouvoir qui imposerait à ses contemporains sa doctrine, sous prétexte d’une connaissance dite « objective » ? N’y a-t-il pas une volonté de dominer une dimension par essence insaisissable ? C’est justement cela qui fait difficulté.

La question du fondement de la décision est d’autant plus importante que s’y ajoute une autre interrogation : l’absence de signe manifeste de conscience est-elle la preuve d’une inconscience ?

On a longtemps cru que lorsqu’il n’y avait pas expression de la conscience, il n’y avait pas conscience. Puis, la connaissance scientifique a progressé et les statistiques ont démontré que les premiers signes des locked-in syndromes étaient à 60 % perçus par les familles. On peut citer des cas de personnes diagnostiquées en état végétatif, alors qu’elles étaient en état de locked-in syndrome et comprenaient parfaitement ce qui se disait autour d’elles. Là aussi, on imagine le danger d’une systématisation des procédures.

Troisième question importante : le droit à la dignité est-il un argument absolu de fin de vie ? On entend souvent dire que c’est pour préserver la dignité du blessé qu’il faut arrêter les soins, l’acharnement thérapeutique. Mais le mot dignité est trop souvent accolé au discours sur la nécessité d’arrêter l’acharnement thérapeutique, on ne l’entend pas dans l’autre sens.

De la dignité, Paul Ricœur disait : « c’est quelque chose qui est dû à l’être humain du seul fait qu’il est humain ». Tout homme mérite un respect inconditionnel, quelle que soit sa santé physique ou mentale. C’est justement après les horreurs du nazisme, doctrine qui se permettait de décider du droit à la vie d’autrui, que les rédacteurs de la Déclaration universelle des droits de l’homme, en 1948, ont reconnu non seulement la protection du droit à la vie, mais également celle du droit à la « dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine ».

À notre sens, la dignité n’est pas opposée au droit à la vie, elle est inhérente à la conception que l’on doit s’en faire. Cela peut signifier que « personne ne soit jamais traité d’une façon telle que l’importance unique de sa vie vienne à être niée ». L’importance unique d’une vie – qu’elle soit peu relationnelle ou qu’elle soit une fin de vie – signifie qu’elle doit être considérée sous l’angle de son unicité et pas autrement.

Cette notion d’unicité est fondamentale. Systématiser les processus de fin de vie, les encadrer techniquement et juridiquement de manière de plus en plus précise, entraîne des conséquences immédiates. C’est nier l’unicité de la personne et de sa vie. C’est risquer de banaliser la personne en la réduisant à un complexe de fonctions organiques. C’est déposséder la personne et son entourage du droit fondamental de disposer de sa propre vie. C’est finalement, pour nous, le cauchemar du meilleur des mondes.

La quatrième question a trait au coût du maintien de la vie. Jamais formulée explicitement, elle est pourtant sous-jacente.

Argument de plus en plus souvent utilisé, le coût de la vie laisse entendre que la suppression de la vie d’un individu, d’un citoyen pourrait être un bénéfice pour la société. L’argument n’est jamais avancé de manière aussi explicite : il est souvent beaucoup plus sournois, caché derrière d’autres arguments selon lesquels permettre la fin de vie d’une personne, c’est libérer un lit et donc sauver la vie d’autrui.

Finalement, l’argument budgétaire culpabilise celui qui oserait survivre, culpabilise ses proches, en leur signifiant que l’énergie sociale a une valeur, que la solidarité sociale dont ils bénéficient leur impose une dette envers la société et que, en maintenant la vie, la moindre des choses est un héroïsme social que la société serait en droit d’attendre : celui du sacrifice personnel. Ainsi, les enjeux financiers peuvent sournoisement influencer le débat éthique, et peut-être même clairement parfois.

Bien entendu, pour les associations de familles, ce raisonnement est inacceptable. Il est même la porte ouverte à d’autres dérives, puisque toutes les personnes en état de faiblesse dans notre société pourraient se le voir opposer. Une telle démarche serait un retour en arrière considérable par rapport aux principes fondateurs des droits de l’homme. Evoluer ainsi au gré des pressions financières n’est pas admissible car ce serait plutôt un pas vers la barbarie que vers la civilisation.

Le pacte international relatif aux droits civils et politiques adopté le 16 décembre 1966 et entré en vigueur le 23 mars 1976 dispose, en son article 6, que « le droit à la vie est inhérent à la personne humaine », qu’il est « protégé par la loi » et que « nul ne peut être arbitrairement privé de la vie ». Alors la discussion est sur l’arbitraire.

Nous pensons que la systématisation de protocoles en la matière n’est pas forcément rassurante. On a souvent dit que discuter du droit à la vie et de la fin de vie au cas par cas conduirait à l’arbitraire. Nous pensons exactement le contraire : la problématique étant d’une telle complexité, c’est la systématisation d’un processus qui engendrerait forcément l’arbitraire en ne permettant pas de tenir compte des situations particulières, lesquelles ne sont pas intégrables ni prévisibles dans des formalisations de protocoles.

Cinquième question préoccupante : y a-t-il un prix de la non-souffrance ?

Le devoir de préserver la personne et son entourage de la souffrance et du spectacle de cette souffrance est souvent mis en avant. D’où l’argumentation selon laquelle il faut en protéger les familles, soit en mettant fin à la vie de la personne, soit au contraire en les dépossédant de la décision.

Dans toutes les sociétés où les individus ont été privés du droit de disposer de leur propre vie, l’argument utilisé a toujours été celui d’une souffrance psychologique ou sociale. Mais cet argument risque d’induire un dérapage : dès lors qu’un individu, de par son existence, inflige une souffrance à ses proches ou à la société, que cette souffrance soit psychologique, sociale ou économique, la question de sa présence dans la société pourrait se poser. C’est un dérapage qu’il faut éviter. Notre réponse est donc très claire : poser la problématique en termes de souffrance d’une manière catégorique et systématique – et non pas de façon individualisée –, en d’autres termes systématiser la souffrance est une erreur. Jamais le désarroi de celui qui est spectateur de la souffrance ne peut légitimer une décision de fin de vie.

Ces questions posées, nous avons bien entendu des propositions, même si notre expérience personnelle n’est pas une garantie généralisable.

Les expériences vécues par les familles s’inscrivent dans un cadre qui, en tant qu’expérience humaine, est un indicateur éthique. Cet indicateur aboutit à des propositions qui dégagent un immense principe éthique, sans jugement sur la qualité de vie.

Le premier point important pour nous est que le médecin est un passeur d’humanité, pas un technicien binaire. Il lui appartient d’abord de constater une situation et de la décrire. Ensuite, de dire la situation à l’entourage avec tout le tact nécessaire et sans la réduire de manière simpliste. En outre – et nous pensons à la souffrance des proches – de suggérer la possibilité de déléguer une décision dans l’hypothèse où l’entourage le désire. Enfin, le médecin ne doit pas être contraint dans son dialogue par des considérations pragmatiques de disponibilité de lits ou de tarification.

Deuxième proposition : la vie appartient d’abord à celui qui la vit, et certainement pas à la société ni même à celui qui pourrait momentanément représenter le corps social en raison de ses connaissances.

Soutenir que sauver un mourant donnerait implicitement un droit de vie et de mort est, pour nous, un raisonnement insupportable et extrêmement dangereux. C’est aussi simpliste que de soutenir qu’éduquer un enfant donne un droit de propriété sur son cerveau. Nous sommes donc catégoriquement opposés à une telle dialectique. D’autant plus que la recherche n’est pas encore arrivée à analyser et à valider de manière exhaustive les marqueurs objectifs de la conscience d’un individu en état végétatif ou pauci-relationnel. Dans l’état actuel des connaissances scientifiques, on peut encore aujourd’hui croire qu’une personne n’est pas consciente, alors qu’elle l’est toujours. On peut donc être dans l’erreur. C’est un point très important.

Troisième affirmation de l’UNAFCT : en cas d’incapacité à exprimer un choix, celui-ci ne doit pas être abandonné à un professionnel soumis à des contraintes multiples, qu’elles soient celles d’un process scientifique, d’une pression budgétaire ou de contraintes d’organisation. Les familles doivent systématiquement être sollicitées.

Quatrième affirmation : l’objectif premier est la protection de la personne vulnérable. Même si cela semble évident, il faut le rappeler.

Tout notre droit est fondé sur ce grand principe de protection de la personne vulnérable : enfants, majeurs protégés, malades, patients, etc. Il serait donc pour le moins étonnant que, dans notre pays, au lieu de s’orienter vers cet objectif premier de protection de la personne vulnérable, on en arrive à dénoncer le poids qu’elle fait porter à la société ou à ses proches – quand bien même cette dénonciation serait allusive, polie... L’amorce de ce glissement de la protection vers la dénonciation serait extrêmement grave car, même si elle était motivée par la souffrance psychologique subie par les familles, elle induirait une dérive dramatique au regard des fondements philosophiques des droits de l’homme.

Cinquième affirmation, que j’ai déjà esquissée : le rapport à la fin de vie, et donc à la mort, est une problématique trop personnelle pour être abandonnée à des cadrages systématisants. L’individu ne doit pas perdre la liberté de décision de sa propre fin. Et la décision doit être le plus possible sauvegardée par les intéressés – familles, personne de confiance, grâce à des directives anticipées –, et non par un tiers.

Sixième proposition : les familles ne veulent pas entendre un discours qui consisterait, sous prétexte de les déculpabiliser sur la fin de vie, à les déposséder des décisions concernant un être aimé.

Elles ne souhaitent pas être infantilisées ni marginalisées dans le processus, mais veulent que leur position soit décisive dans les choix à faire. Compte tenu du contexte d’extrême souffrance, elles peuvent en revanche être positionnées dans une attitude d’acteurs « passifs » : un consentement est sollicité, mais il est tenu compte de leur souffrance.

La septième proposition est le rappel de la nécessité d’un strict respect de la recommandation du Conseil de l’Europe sur « la protection des droits de l’homme et de la dignité des malades incurables et des mourants », du 25 juin 1999, qui indique que « l’être humain, qui commence sa vie dans un état de faiblesse et de dépendance, a besoin de protection et de soutien lorsqu’il se trouve à l’article de la mort ». Cette recommandation fait le parallèle entre la naissance et la mort et rappelle que cela induit une éthique particulière puisqu’il s’agit, dans les deux cas, d’une personne vulnérable.

Cette recommandation invite également à assurer « aux malades incurables et aux mourants la protection juridique et sociale nécessaire contre les dangers et les craintes spécifiques, en particulier contre le risque de voir limiter les moyens artificiels de survie pour des raisons d’ordre économique » et contre le risque « de finir leurs jours dans la crainte d’être un fardeau pour la société ». Cette recommandation de 1999 est tout à fait d’actualité, puisque l’on est exactement dans ce contexte-là aujourd’hui : à la rencontre entre, d’une part, une gestion pragmatique et financière de la santé et, d’autre part, des principes éthiques qui ne peuvent qu’être menacés par cette gestion financière.

Selon nous, il convient donc de protéger les malades par la mise en place de « sauvegardes pour que [la] volonté ne résulte pas de pressions économiques » – je cite encore la recommandation de 1999.

Il faut rappeler que le droit à la vie, et donc de décider de sa fin de vie, est un droit fondamental – ne figure-t-il pas à l’article 1 de certaines conventions internationales ? – et que toutes les autres libertés dérivent de ce droit. Ce débat d’aujourd’hui est donc fondamental puisqu’il porte sur un des plus importants parmi les droits de l’homme.

La huitième proposition est notre position sur la façon de légiférer, que j’ai exprimée au début de mon intervention.

Le droit doit être l’antidote éthique à un bio-pouvoir tout puissant. Il ne faut pas laisser des raisonnements généralistes s’installer en la matière, mais au contraire affirmer que l’essence du droit doit être la vie humaine considérée d’un point de vue particulier, certainement pas d’un point de vue général. Et c’est toute la difficulté de légiférer en la matière, puisque si l’essence du droit dans le domaine est la vie humaine considérée d’un point de vue particulier, tous les textes de loi doivent respecter ce principe.

La neuvième proposition serait que le législateur s’intéresse à la façon dont l’aspect éthique de la fin de vie peut subir les effets de la T2A, et y remédie. C’est pour nous un point fondamental. Le médecin devenu un gestionnaire de lits peut-il encore exercer son art dans le respect d’une vision éthique ? Qui peut aujourd’hui ignorer que le temps d’occupation d’un lit est fixé entre un curseur bas et un curseur haut, ce qui est forcément inadapté aux cas qui nous préoccupent ?

Il est urgent que les textes assurent la protection du médecin sur le plan éthique, car le laisser devenir gestionnaire, c’est risquer de le mettre dans des situations de contraintes insupportables. Le médecin doit pouvoir participer, avec les personnes intéressées et les personnes en souffrance, à des décisions qui soient à l’abri de ces contraintes. Il ne s’agit là que du respect de la recommandation de 1999. Cette question est posée depuis fort longtemps et cette protection doit se traduire dans les faits.

La dixième proposition consiste en une idée pertinente que votre mission pourrait envisager : l’instauration du congé de fin de vie. Permettre aux proches de se joindre à une personne en fin de vie nous semble élémentaire sur le plan humain, et donc nécessaire.

La onzième proposition est de promouvoir des pratiques exemplaires, comme la mise en place de programmes de soins spécifiques pour les personnes en fin de vie, comportant un accompagnement des familles.

La douzième et dernière proposition est d’affirmer que le patient en état végétatif ou pauci-relationnel n’est pas un mourant. C’est important car, souvent, une confusion est faite entre une personne en état végétatif, pauci-relationnel ou de locked-in syndrome et un mourant. Les problématiques étant totalement différentes, les solutions qu’elles impliquent le sont également.

Il nous semble donc essentiel que le législateur organise, dans un monde où les contraintes et les pressions se multiplient, la protection des patients, des familles et des médecins comme une priorité téléologique de toute norme à venir. C’est seulement ainsi que seront évitées de nombreuses dérives qui ont peut-être déjà commencé.

Il faut également rappeler que c’est le sens donné à un acte qui commande l’évaluation de l’acte. Priver de sens l’acte en le médicalisant à l’excès est tout simplement un non-sens.

Il y a ainsi une combinaison d’une dimension universelle avec une dimension du singulier, d’une éthique de la responsabilité avec une éthique de la conviction.

En conclusion, je voudrais citer une phrase exprimée, grâce aux moyens technologiques d’aujourd’hui, par une patiente en état de locked-in syndrome : « Je suis ce que l’on surnomme vulgairement un légume, à trois détails près non négociables : j’ai toute ma tête, je sens les mains qui me touchent et j’ai découvert que mes paupières n’étaient pas seulement deux peaux qui protègent les globes oculaires et qui accueillent des fards multicolores. »

M. Jean Leonetti : Merci, monsieur le président.

J’ai bien entendu les grands principes que vous avez énoncés et les recommandations que vous avez fondées sur eux. J’ai bien compris aussi la complexité de votre propos, revenant toujours au singulier pour s’écarter de la simplicité dangereuse, tout en parlant du général : c’est le problème de toute législation sur des sujets aussi personnels et uniques.

Une question me brûle les lèvres : la loi vous satisfait-elle ? Car si je résume une partie de votre propos, vous dites qu’il ne faut pas légiférer, mais je n’ai pas compris si vous vouliez dire : « ne légiférez plus » ou « vous avez eu tort de légiférer ». Pardon de vous poser la question de façon binaire.

Le législateur doit-il retourner visiter la loi de 2005 ou est-elle déjà allée trop loin dans la norme ? Ne craignez-vous pas une absence de cadre ou plutôt de démarche – puisque cette loi se situe davantage dans une démarche éthique que dans un cadre législatif ? En d’autres termes, sans cette démarche éthique, comment éviter l’arbitraire ?

Maître Émeric Guillermou : Lors du vote de la loi en 2005, de grands débats ont eu lieu au sein des associations sur la notion de disproportion. Qu’est-ce qu’un soin disproportionné ? Nous étions alors effrayés, je l’avoue, par les interprétations dont la notion de soin disproportionné pourrait faire l’objet, y compris celle d’une disproportion économique, et aurions souhaité voir l’équivoque levée.

Trois ans plus tard, après beaucoup d’interrogations, on peut penser que cette loi est pertinente, dans la mesure où elle laisse la possibilité d’analyser les situations au cas par cas avec humanité. Or aller plus loin dans un travail législatif, chercher à perfectionner la loi, n’est-ce pas risquer, au contraire, de diminuer progressivement la possibilité du cas par cas ? C’est aujourd’hui la grande interrogation. Ne faut-il pas laisser cette loi – qui fixe un cadre éthique – être une loi cadre parce que, dans ce domaine, il est très difficile d’aller plus loin ? C’est une question très importante.

Avec le recul, le bilan de cette loi est donc satisfaisant. À ceci près que les familles ne veulent pas être tenues à l’écart de décisions essentielles concernant un être aimé, quel qu’en soit le poids sur le plan de la culpabilité.

Le dialogue que je peux avoir dans différents endroits de France avec des soignants qui ont ces compétences-là me permet de dire que la plupart d’entre eux ont, avec les familles, un dialogue constant, très humain, permettant d’aller vers les décisions qui s’imposent malheureusement parfois, mais avec tout le temps nécessaire pour que les choses se fassent avec le moins de souffrance possible. Certains soignants disent : « laissez-nous voir avec chaque famille, avec chaque individu, au cas par cas, laissez-nous accompagner ces personnes de la manière la plus humaine possible ». D’autres disent : « le cas par cas, c’est de l’arbitraire, il faut absolument être sûr que tout se passe de la même manière en tous lieux, par conséquent systématisons les situations ».

À notre sens, la systématisation des situations est une erreur colossale dans ce domaine. Si dans d’autres domaines, la notion de protocole est positive et facteur de qualité, étant une garantie, une égalité d’accès aux soins sur tout le territoire, dans le domaine qui nous préoccupe, il faut être très prudent et, si l’on devait se pencher sur cette notion de protocole, il faudrait avoir énormément de retenue.

M. Jean Leonetti : C’est d’ailleurs une des raisons pour lesquelles le terme « disproportion » n’a pas été précisé dans la loi, car préciser ce qui est proportionné et ce qui est disproportionné aboutit forcément à une réglementation qui risque de comporter un grand nombre de dangers.

Ma deuxième question concerne les familles que vous représentez.

Les hommes, les femmes victimes d’une lésion cérébrale sont passés, le plus souvent, par un épisode de réanimation, puis éventuellement de rééducation, et enfin à la chronicité. Vous avez raison de rappeler que, s’ils ne sont pas en possession de tous leurs moyens physiques et cognitifs, ils ne sont toutefois pas en fin de vie. C’est donc effectivement la question de la proportionnalité – faut-il limiter, arrêter ou ne pas mettre en œuvre des soins ? – qui pose problème, et non pas celle de l’accompagnement d’une fin de vie.

Deux questions, sous-jacentes dans votre propos, se posent de manière indirecte.

Une fois le traitement et la réanimation mis en œuvre, les médecins ou la famille peuvent quelquefois penser : « finalement, on est allé trop loin, il aurait mieux valu ne pas pousser la réanimation à ce point ». Ce que je dis est vrai pour les grands prématurés, certains cérébrolésés et les traumatisés crâniens.

L’Angleterre a fixé des règles strictes, comme ne pas réanimer un prématuré au-delà d’une certaine date. Le « choix français », lui, est, dans un premier temps, de réanimer de manière systématique et, dans un deuxième temps, d’apprécier au cas par cas les situations et de décider l’arrêt des traitements, alors qu’il eût été plus facile de ne pas les mettre en œuvre.

Certaines familles se sont-elles dites : « on aurait dû ne pas s’acharner au moment de la réanimation et le laisser partir » ? Ou est-ce que ce sentiment ne s’exprime pas, soit parce qu’il porte un poids de culpabilisation trop important, soit parce qu’il n’existe pas ?

Maître Émeric Guillermou : La réponse implique de retracer une chronologie. Après avoir interrogé toutes les AFTC sur cette question, j’ai obtenu un très grand nombre de réponses par courriel selon lesquelles la question de la pertinence de la réanimation a pu se poser, mais seulement dans un premier temps.

Immédiatement après l’accident, la famille se demande toujours : « va-t-il survivre ? », ou pense : « pourvu qu’il, ou elle, survive ». Si la personne a survécu, elle espère : « il, ou elle, redeviendra certainement comme avant ». Puis, la rééducation se met en place. Trente-six mois après l’accident, en gros, arrive la phase de stabilisation, de consolidation – encore que cela ne soit pas tout à fait exact, en tout cas certainement pas pour les enfants et les adolescents –, c’est-à-dire que le plafond de rééducation est atteint : la famille se trouve confrontée à une personne qui souffre de lésions cérébrales et ne progresse plus sur le plan cognitif ou sur d’autres plans. C’est à ce moment-là que se pose la question : « est-ce que l’on aurait dû ? » Elle peut donc se poser dans un premier temps.

Mais très vite, dans un deuxième temps, toutes les familles interrogées m’ont dit : « avec le recul, je suis tellement heureux, tellement heureuse qu’il soit là aujourd’hui. » En fait, la question qui a pu d’abord se poser s’estompe totalement dans le temps. C’est très frappant, et je n’ai pas reçu un seul courriel qui aille dans le sens contraire. L’explication est simple : on est plus sensible au fait qu’une personne aimée, une personne proche soit encore en vie qu’à sa qualité de vie au sens où on l’entend, c’est-à-dire à sa capacité à interagir avec l’environnement. Il est, selon moi, fondamental de comprendre cela et d’en tenir compte.

M. Jean Leonetti : Ma troisième question porte sur la personne de confiance et les directives anticipées.

La plupart des patients, non conscients ou pauci-relationnels, ne peuvent pas être interrogés sur la pertinence ou non de pratiquer tel examen et de poursuivre tel soin.

Selon vous, la personne de confiance est-elle la réponse adaptée ? Doit-elle avoir plus de pouvoir ? La famille, avez-vous dit, ne doit pas être écartée des décisions techniques. Aujourd’hui, ce n’est pas le cas, en tout cas au regard de la loi. Avez-vous l’impression que la personne de confiance est peu souvent désignée ? Et, quand elle l’est, est-elle peu souvent sollicitée par le corps médical ?

S’agissant des cérébrolésés, les directives anticipées sont rarement écrites, le patient n’ayant pas pu réfléchir ni se poser la question de savoir ce qu’il conviendrait de faire s’il se retrouvait inconscient puisqu’il a subi un événement brutal.

La directive anticipée est-elle une notion qui chemine ? Ou, au contraire, a-t-elle des difficultés à s’imposer aux personnes non malades ? Autrement dit, on peut penser à écrire des directives anticipées quand on entre dans une maladie grave, incurable et dont l’échéance est connue. Mais il est exceptionnel de le faire lorsqu’on est en bonne santé, car il est difficile d’imaginer avoir un jour une lésion cérébrale ou un traumatisme crânien grave.

Maître Émeric Guillermou : S’agissant des personnes cérébrolésées, nous n’avons pas de retour sur la question des directives anticipées ou des personnes de confiance désignées.

Manifestement, la pratique des directives anticipées n’a pas cours. D’abord, parce que, vous l’avez souligné, il ne s’agit pas de maladies évolutives, mais de faits accidentels imprévisibles – accident vasculaire cérébral, accident de la route, agression. Notre culture sociale ne met donc pas en avant la notion de directives anticipées de manière générale, ce qui explique l’absence de retour de la part des associations sur cette notion.

En revanche, nous avons une discussion sur la valeur des directives anticipées. On le sait : des personnes en bonne santé à qui il est demandé d’en rédiger sont en général très favorables à un arrêt des soins, dès lors qu’elles seraient dans une situation très invalidante. Mais, lorsque les personnes se retrouvent en situation invalidante, leur désir de vivre est beaucoup plus fort. Cela pose la question de la valeur des directives anticipées, puisqu’elle évolue dans le temps en fonction de la situation dans laquelle on se trouve. On peut se rétracter d’une directive anticipée à condition d’être conscient ou de pouvoir s’exprimer d’une manière ou d’une autre.

Cela étant dit, autant la notion de directives anticipées devait, selon nous, être inscrite dans la loi – comme la notion de personne de confiance –, autant notre réflexion continue son cheminement sur leur valeur, par manque de retour sur cette question.

M. Jean Leonetti : Depuis la loi du 22 avril 2005, les structures où sont admis les malades dont nous parlons ont-elles enregistré, de la part d’un tiers ou de la personne de confiance, des demandes d’arrêt de traitements considérés comme inutiles ou disproportionnés ?

Maître Émeric Guillermou : Nous n’avons aucun retour sur cette problématique.

Par contre, des discussions informelles, bien sûr non généralisables, nous ont permis de savoir que la position majoritaire des familles et des soignants est d’essayer de sauvegarder la vie tant que c’est possible. Les familles y voient un choix pertinent. Voilà ce que nous pouvons dire sur la question.

M. Jean Leonetti : Monsieur le président, je vous remercie de cet éclairage très spécifique sur ces familles, regroupées au sein non pas d’une, mais de cinquante associations que vous représentez, et sur leurs proches, ces patients qu’on appelle parfois brutalement des « légumes » et qui sont encore des personnes humaines.

Audition de M. Vincent Lamanda, Premier président de la Cour de cassation


(Procès-verbal de la séance du 7 octobre 2008)

Présidence de M. Jean Leonetti, rapporteur

M. Jean Leonetti : Nous auditionnons maintenant M. Vincent Lamanda, Premier président de la Cour de cassation.

Il est rare, monsieur le Premier président, que des affaires d’euthanasie remontent jusqu’à la cour suprême. À ma connaissance, vous n’avez pas eu non plus à statuer sur l’application de la loi du 22 avril 2005 relative aux droits des malades et à la fin de vie. Mais on peut imaginer qu’un point de droit civil ou de droit pénal issu de cette loi soit soulevé un jour devant votre juridiction.

Cette crainte apparaît d’autant plus justifiée que cette loi est mal connue et parfois mal appliquée par les professionnels de santé et par les magistrats, certains attendus de décisions judiciaires étant parfois contradictoires. Nous souhaitons profiter de votre présence pour analyser les difficultés qui peuvent apparaître dans l’application de ce texte. Celui-ci doit-il être précisé ou, au contraire, maintenu en l’état, l’essentiel devant porter sur la formation des professionnels de santé et sur la pédagogie – à l’intention des professionnels de santé comme des magistrats ? En 2004, nous avions entendu avec beaucoup d’intérêt votre prédécesseur lors de l’élaboration de la loi. Je suis sûr que cette audition sera aussi fructueuse pour notre approche juridique de la problématique de la loi de 2005.

M. Vincent Lamanda : Je vous remercie, monsieur le président, de m’avoir convié à m’exprimer devant votre mission. Je le fais à titre personnel. Je n’ai pas consulté la Cour de cassation comme il est arrivé sur d’autres textes de loi. Je m’exprime à la fois en tant que citoyen et comme premier président de la Cour de cassation.

Grâce aux progrès médicaux, l’espérance de vie a connu un allongement sans précédent dans notre pays. Ces progrès s’accompagnent d’une augmentation du nombre des personnes très âgées et des personnes affectées par une maladie au long cours, un handicap irrémédiable ou une perte d’autonomie. Chez quelques unes de ces personnes, la demande de santé peut parfois se muer en demande de mort. Ainsi, cette médecine, toujours mieux capable de prolonger la vie, inspirerait parallèlement la revendication d’un pouvoir de donner la mort au patient qui réclamerait qu’on lui ôte une vie devenue insupportable.

Si douloureux qu’il soit pour ceux qui le vivent, le problème n’en reste pas moins marginal. Ce ne serait pas l’un des moindres paradoxes de notre société qui, se félicitant de l’allongement de la vie, considérerait que l’on peut revendiquer le droit d’y mettre un terme.

Les professionnels de la médecine savent que cette demande reflète les contradictions de la personne malade ou en fin de vie. Elle exprime le plus souvent le besoin d’être mieux soulagé, compris, réconforté ou conforté dans sa dignité.

Concept essentiel que celui de dignité dans la relation médecin-malade. Comme le rappelle la Cour de cassation dans son dernier rapport annuel, ce concept est le fondement des droits reconnus aux patients tant par la jurisprudence que par la loi et des obligations corrélatives qui pèsent sur les professionnels de santé. Par un arrêt du 9 octobre 2001, la Première chambre civile de notre Cour a énoncé que le devoir d’information du médecin vis-à-vis de son patient trouve son fondement dans l’exigence du respect du principe constitutionnel de sauvegarde de la dignité de la personne humaine.

Situé aux confins du droit et de la morale, le concept de dignité est au cœur de notre débat. Si, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, on ressent intuitivement sa réalité et sa force, il n’en demeure pas moins impossible à définir ; sa prolifération dans les textes récents ne contribue pas à le mieux cerner et tend peut-être même à en affaiblir la portée. Si l’on consulte le dictionnaire de philosophie Lalande, sous le terme « dignité humaine », on trouve la définition suivante : « On désigne sous ce nom le principe moral énonçant que la personne humaine ne doit jamais être traitée seulement comme un moyen, mais comme une fin en soi ; autrement dit, que l’homme ne doit jamais être employé comme moyen sans tenir compte de ce qu’il est en même temps une fin en soi. » Pour la grande majorité des philosophes, la dignité est consubstantielle à la personne humaine. La dignité de l’homme tient à ce qu’en être doué de raison, il est libre et autonome et se sait mortel.

La tâche dont est chargée votre mission montre à l’envi l’ambivalence du concept de dignité, intrinsèquement lié à une certaine conception de l’homme. Cette ambivalence dans le recours au principe de dignité a conduit certains auteurs à s’interroger sur ses limites. En effet, selon que l’on retient telle ou telle conception philosophique, la dignité devient un attribut de la liberté et l’homme peut y renoncer, précisément au nom de sa liberté : c’est la thèse des partisans du suicide médicalement assisté. Ces partisans de l’euthanasie active privilégient une conception qui fait de la liberté humaine le fondement de la dignité. La faculté de choisir le moment de sa mort pour mettre fin à une existence ressentie comme « indigne » participerait de cette liberté. Selon cette conception, la dignité humaine réside notamment dans la liberté de choisir de vivre ou de mourir. Ce droit à l’autodétermination va plus loin encore. Il s’appliquerait non seulement aux malades en fin de vie, mais à quiconque jugerait sa propre vie insupportable, en lui permettant d’exercer sa liberté de se faire donner médicalement la mort.

Si, à l’inverse, on considère que la dignité est la condition de cette liberté et que l’être humain ne peut y renoncer pour lui-même, le principe de dignité justifie qu’on limite la liberté de l’individu. C’est cette dernière conception qui a inspiré le Conseil d’État dans l’affaire dite des « lancers de nains », le consentement même de l’intéressé à cette attraction ne pouvant la justifier au regard de l’ordre public. Dans une suite d’arrêts désormais célèbres, la juridiction administrative suprême estime qu’il appartient à l’autorité investie du pouvoir de police municipale de prendre toutes mesures pour prévenir une atteinte à l’ordre public, dont le respect de la dignité de la personne humaine est une composante ; et que cette autorité peut, même en l’absence de circonstances locales particulières, interdire une attraction qui y porte atteinte.

La jurisprudence de la chambre criminelle de la Cour de cassation est, à cet égard, convergente. C’est en effet la même démarche qui a inspiré le législateur du 15 juin 2000 lorsqu’il a réprimé la publication et la diffusion d’images contraires à la dignité humaine ainsi que la fourniture de travail et d’hébergement contraires à la dignité humaine.

La dignité humaine est ainsi devenue l’une des nouvelles composantes de l’ordre public aux côtés de la sûreté, de la sécurité et de la salubrité publique.

Ce rappel a pour but de souligner la place que la notion de dignité prend désormais dans le travail du juge, requis comme instance de validation par les partisans de chacune des thèses qui s’opposent sur le thème du suicide médicalement assisté.

En première intention, il me semble que la demande de mort peut être surmontée par les réponses apportées à la personne en termes d’adaptation de ses soins, ainsi que de présence et de suivi, notamment psychologique. Rappelons que, depuis une décennie, le législateur s’est pleinement engagé aux côtés des équipes médicales et des patients afin de garantir à ces derniers un droit à l’apaisement. Comme vous l’avez souligné, monsieur le rapporteur, est affirmé un « choix de civilisation qui prône la plus grande attention aux plus faibles, aux plus fragiles d’entre nous : les mourants. »

En dépit de ces avancées, certaines personnes persistent dans leur demande et considèrent qu’elles ont droit à ce qu’on leur donne la mort. Leur désarroi est amplifié et relayé dans la sphère médiatique par certains groupes de pression.

Il importe de ne pas juger a priori et de témoigner à cette demande qui s’inscrit toujours dans un contexte particulier, toute la sollicitude que doit inspirer une souffrance ainsi poussée à son paroxysme. À la lumière des affaires récentes, force est cependant de constater que certains êtres en souffrance recherchent une mise au grand jour de ce qui relève de la sphère la plus intime. En dépit de leur extrême vulnérabilité, ils se trouvent impliqués dans des polémiques qui, en raison même de leur état, les dépassent.

Dans une certaine mesure, on est ici confronté à ce que d’aucuns qualifient de dérive victimaire du droit et de la procédure pénale. En d’autres termes, l’expression le plus souvent irrationnelle d’une souffrance, fruit d’une expérience singulière, se voit érigée à un niveau identique, voire supérieur, à la norme, au mépris des principes fondamentaux les plus universels.

Tenu, tant par ses obligations déontologiques que par la loi, d’accorder la plus grande attention à la volonté de la personne en souffrance, à ses proches ou à la personne de confiance désignée par elle, le médecin doit-il être autorisé à répondre à cet appel qui défie toute tentative du raisonnement et « délégitime » l’autorité publique ? « La vie est l’ensemble des fonctions qui résistent à la mort », selon la belle définition de Bichat. Et on attend du médecin qu’il aide à cette résistance et non qu’il l’abolisse. La qualité de la vie vaudrait-elle plus que la vie elle-même ? Pourtant, pour de multiples raisons, qui tiennent, peut-être, à la perte des repères religieux et moraux ou à l’inexorable montée d’un individualisme exacerbé, la médecine se voit interpellée et interpelle à son tour la justice. Pour autant, il est malaisé au premier président de la Cour de cassation de donner un avis sur cette question aux frontières mouvantes, à la confluence du droit et de la médecine, du droit et de la morale – question de société qu’il revient au législateur de trancher.

La Cour de cassation, vous l’avez rappelé, n’a pas eu à se prononcer, pour deux raisons principales : le caractère trop récent de la loi, dont votre mission doit évaluer la mise en œuvre, et l’absence de recours contre les décisions des juges du fond qui, en général, ne prononcent pas de peines fermes contre les auteurs d’euthanasie.

Les propositions concrètes formulées par le Comité National de suivi du développement des soins palliatifs et de l’accompagnement dans son premier rapport d’activité doivent être accueillies avec la plus grande considération et mises en application.

Il est de beaucoup préférable que l’appréhension par le droit de l’art médical s’effectue en amont par l’établissement de bonnes pratiques professionnelles, favorisant l’intégration des dispositions législatives et déontologiques adaptées aux situations de fin de vie qu’au travers d’une enquête corrélative à une plainte ou à un signalement. Une meilleure connaissance mutuelle entre les différents acteurs en charge de ces affaires assurerait une confiance réciproque et préviendrait le retentissement disproportionné et stérile donné à certaines affaires.

Faut-il aller plus loin et poser en principe qu’une mort provoquée médicalement à la demande du patient n’est pas susceptible de poursuite pénale ? La loi du 22 avril 2005 n’a pas modifié notre droit sur ce point. Même médicalisée, même demandée par le malade, l’administration délibérée de substances létales dans l’intention de provoquer la mort est un homicide volontaire, juridiquement qualifié de meurtre ou d’assassinat si l’acte est prémédité. Le droit français est d’ailleurs en accord sur ce point avec le droit européen. Dans un arrêt du 29 avril 2002, la Cour européenne des droits de l’homme – dans une affaire qui opposait une partie au Royaume-Uni – a refusé de voir dans l’article 2 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales le droit pour un individu de choisir de vivre ou de mourir. Pour la Cour de Strasbourg, le droit à la vie, garanti par l’article 2 de la Convention, ne peut « être interprété comme conférant un droit diamétralement opposé, à savoir un droit à mourir. » Il ne saurait davantage créer un droit « pour tout individu de choisir la mort plutôt que la vie ».

En refusant de sanctionner la loi nationale incriminée par la requérante, la Cour européenne des droits de l’homme s’est interdit d’autoriser son suicide assisté et de prêter renfort à une culture de mort qui ne demande qu’à investir toujours davantage le champ social. Cette décision est sage. Décider autrement eût été méconnaître que les réalités sociales et culturelles dont procède la pratique médicale, le système médico-social, sans évoquer les liens avec la religion et la relation avec la mort, sont des éléments intimement liés à une identité construite au fil des siècles et des bouleversements qui ont marqué l’histoire de l’Europe.

Invoquer, comme le font certains, le droit d’autres pays, en faisant abstraction du système institutionnel qu’il structure et des particularités de la société qu’il régit, me semblerait extrêmement hasardeux.

Une autre conception qui inspire, me semble-t-il, la loi que vous êtes chargé d’évaluer, consiste à tout mettre en œuvre pour permettre une mort dans des conditions dignes et apaisées, la liberté ne pouvant s’exercer contre l’homme lui-même et justifier le choix de mourir, la dignité de l’homme exigeant un infini respect de l’être humain souffrant ou agonisant.

« Ah ! que la vie est quotidienne. » disait le poète. Mais quoi de plus sacré que la vie ?

M.  Jean Leonetti : Je vous remercie, monsieur le Premier président. Comme vous l’avez souligné, le sujet est à la frontière du droit, de la morale et de la médecine.

La mission a été troublée par deux interventions : celles du professeur Prothais et de M. Badinter, qui ont rappelé des points assez élémentaires du droit pénal mais en ont tiré des conséquences qui nous ont conduits à nous interroger.

Première constatation : le suicide n’étant pas pénalisable, l’assistance au suicide ne l’est donc pas non plus, le législateur ayant pris le soin de distinguer la provocation au suicide – qu’il a assez bien encadrée pour la sanctionner – et l’assistance au suicide. Pourtant, le 22 septembre dernier, quatre ans de prison, dont un avec sursis, ont été requis devant le tribunal correctionnel de Guingamp à l’encontre d’un jeune homme qui avait « aidé » au suicide une adolescente en lui conseillant l’usage de la morphine, les doses et la façon de se procurer le médicament. Est-on dans l’aide au suicide ou dans la provocation au suicide ?

Le corps médical n’est-il pas placé devant une contradiction ? D’un côté l’aide au suicide n’est pas pénalisable ; de l’autre le médecin a un devoir d’assistance – il doit préserver la vie de son malade –, et le droit positif interdit la non-assistance à personne en danger. Ce point est important pour nous car deux visions pourraient s’affronter : la première jugerait inutile de légiférer sur l’assistance au suicide parce que c’est déjà fait – le droit pénal condamnant la provocation et non pas l’assistance au suicide ; la seconde recommanderait aussi de ne pas légiférer sur l’assistance au suicide, mais parce que porter une aide active à quelqu’un qui veut se donner la mort serait nécessairement une provocation ou du moins un acte contraire à la déontologie médicale et au droit.

Seconde question soulevée lors des interventions de MM. Prothais et Badinter : l’exception d’euthanasie. Ces deux juristes nous ont expliqué qu’elle existait déjà. En effet, lorsqu’un homicide volontaire est pratiqué, même avec préméditation, dans une circonstance compassionnelle et sur un malade en fin de vie, non seulement il n’y a pas de sanction devant une cour d’assises, vous l’avez rappelé, mais il y a même le plus souvent un non-lieu. Or ce non-lieu est fondé sur des motifs très variables, et pas toujours très consistants juridiquement : de la contrainte médiatique, évoquée pour le docteur Chaussoy, à l’envahissement des sentiments, mis en avant pour Mme Humbert. Face à ces constructions juridiques qui, à nos yeux, ne sont pas très respectueuses de la jurisprudence, ne devrait-on pas prévoir un protocole s’appliquant à toutes les juridictions afin d’étayer le non-lieu sur des arguments juridiques, à savoir l’article 122-4 du code pénal et les lois sur les droits des malades, en particulier celle sur la fin de vie ?

En résumé, faut-il légiférer sur l’assistance au suicide et l’exception d’euthanasie sachant que la première existerait déjà dans le droit et la seconde dans les faits ?

M. Vincent Lamanda : Tout d’abord je me garderai de parler d’une affaire qui est pendante devant une juridiction, d’autant que je ne la connais pas.

M. Jean Leonetti : Ma question ne portait pas sur l’affaire elle-même mais sur le fait qu’on peut requérir même sur ce qui peut paraître une assistance au suicide.

M. Vincent Lamanda : Je ne connais pas le dossier et ne peux rien en dire. Tout est une question de circonstances et de faits.

Dans la législation française, le suicide a été incriminé jusqu’à la Révolution. On a ensuite estimé que cette conception religieuse, qui confondait, d’une certaine façon, la religion et le droit pénal, ne devait plus prévaloir et que la liberté de l’individu pouvait le conduire à se donner la mort librement. Il a fallu attendre, à une date assez récente, la publication d’un livre intitulé « Suicide, mode d’emploi », suivie d’un certain nombre de passages à l’acte, pour que l’opinion s’en émeuve et que la loi du 31 décembre 1987 réprime la provocation au suicide – article 223-13 du code pénal – et la propagande ou la publicité en faveur des moyens de se donner la mort : article 223-14.

Tout est donc fonction des circonstances. Je ne suis pas là pour vous faire un cours de droit ni vous expliquer comment la chambre criminelle de la Cour de cassation apprécierait ces notions. Il y a beaucoup de faits à regarder et c’est le travail du juge d’instruction quand il est désigné, de la juridiction de jugement lorsqu’elle est saisie. Il m’est extrêmement difficile de vous dire aujourd’hui si, dans tel cas, c’est à juste titre que les juges ont pris telle motivation ou telle autre. Je ne sais pas si des expertises ont été ordonnées. Ni vous ni moi n’avons eu accès au dossier. La séparation des pouvoirs entre le législatif et le judiciaire ne vous le permettrait d’ailleurs pas.

Dans ces conditions, il est très difficile de répondre à votre question. Faut-il ou non légiférer à nouveau ? Nous sommes un certain nombre à penser que nous avons, à l’heure actuelle, un arsenal législatif suffisant pour agir. Mais il existe des groupes de pression et des personnes qui ont d’autres idées. C’est au législateur de décider ce qu’il convient de faire. Le juge est là pour appliquer la loi. Cela étant, pour spectaculaires que soient les affaires, elles sont heureusement en nombre limité. Faut-il, parce qu’un jour il y a eu une ou deux affaires – selon la loi des séries ou parce que la répétition du sujet permet d’attirer des lecteurs ou des téléspectateurs – songer à modifier la législation ? Ne doit-on pas se contenter des textes qui existent ?

En matière de justice, tout est souvent question de bon sens. Dans les questions qui vous sont posées, il y a parfois un certain art de couper les cheveux en quatre. Or le juge n’est pas là pour couper les cheveux en quatre mais pour appliquer, avec bon sens, les textes votés par le Parlement. Quand on procède ainsi, on a généralement la bonne réponse. Quand on veut couper les cheveux en quatre, on peut trouver des difficultés là où il n’y en a pas toujours.

M. Gaëtan Gorce : La loi du 22 avril 2005 prévoit qu’un malade peut, de manière réitérée, demander l’interruption d’un traitement et que le médecin doit normalement y répondre. On peut en tirer la conséquence qu’un malade dont le médecin s’opposerait à l’interruption des traitements pourrait saisir un tribunal pour obtenir le respect du droit qui lui est reconnu. Êtes-vous d’accord avec cette interprétation de la loi ?

D’autre part la loi de 2005 est souvent taxée – avec excès – d’hypocrisie. Ses détracteurs ne voient pas de différence entre une loi qui oblige un médecin à interrompre un traitement à la demande du malade, cette interruption entraînant la mort de ce dernier, et une loi qui autoriserait le médecin – les conséquences étant les mêmes – à pratiquer sur le malade un acte qui provoquerait la mort, c’est-à-dire une injection létale. De votre point de vue, quelle distinction peut-on établir juridiquement entre ces deux dispositifs ? Que répondriez-vous à l’accusation d’hypocrisie portée contre la loi de 2005 ?

M. Vincent Lamanda : Le médecin a toujours le droit, me semble-t-il, de ne pas obtempérer à la demande du malade et je ne vois pas quel reproche on pourrait lui faire à cet égard. On peut toujours compliquer les choses, mettre en avant des difficultés, craindre une judiciarisation des choses, imaginer un engrenage infernal. En fait, c’est très simple : si le médecin estime qu’il y a lieu de poursuivre le traitement, il n’obéira pas à la demande du malade. Sauf à ce que le patient ou sa famille veuille changer de médecin, je ne vois pas ce qu’on peut lui reprocher.

M. Gaëtan Gorce : Estimez-vous que le malade à une voie de recours pour obtenir l’arrêt du traitement ?

M. Vincent Lamanda : À quoi cela aboutirait-il ?

M. Gaëtan Gorce : À interrompre le traitement et à faire respecter la volonté qu’il exprime, donc à provoquer indirectement la mort qu’il souhaite.

M. Vincent Lamanda : Je ne sais pas si le juge aurait à dire cela. Il est très difficile de parler abstraitement de cas qui sont quasiment des hypothèses d’école, qu’on ne rencontrera pas telles quelles dans la réalité. Il faut voir en fonction des circonstances. Je ne suis pas un conseil juridique. Des professeurs de droit et des avocats pourront vous renseigner mieux qu’un juge, dont la fonction est d’être saisi d’un cas et d’y répondre.

Lorsqu’on est confronté personnellement à un problème d’acharnement thérapeutique – mot épouvantable –, on a un autre regard que lorsqu’on en parle en principe. Donner la mort n’est jamais neutre. Un médecin dont le rôle est de préserver la vie ne doit pas a priori donner la mort. Lorsqu’on commence à donner la mort, cela devient plus facile. Il y a là un engrenage infernal. Il faut donc être très prudent en ce domaine.

Dans les cas de fin de vie difficile, la loi a permis l’interruption d’un traitement. Mais, lorsque la personne consultée est un proche, c’est une décision difficile. Où commence-t-elle ? Quels sont les enjeux ? Les raisons sont-elles économiques ou autres ? Beaucoup de ceux qui se prononcent ne sont ni en âge ni en condition de se trouver dans une telle situation. Si un jour, ils sont concernés, auront-ils la même vision des choses ? Le médecin qui, aujourd’hui, considère qu’il faut débrancher une personne parce qu’elle est trop âgée et que le maintien de son traitement est coûteux, le ferait-il aussi facilement s’il s’agissait de sa mère ou de lui-même ? Ce sont des questions très difficiles. On ne peut pas, sans avoir le dossier et les différentes pièces, dire péremptoirement : « c’est comme ça ! ». C’est beaucoup plus complexe. Il faut être extrêmement prudent. Ma conviction personnelle est que la vie prime toujours. Donner la mort, par une injection ou autrement, est un acte volontaire toujours répréhensible. Il peut être autorisé dans certains cas. Qu’il le soit le moins possible me semble une bonne chose.

M.  Jean Leonetti : Je reconnais avec vous la complexité et le caractère personnel de chaque situation. Notre évaluation de la loi de 2005 porte à la fois sur les problèmes d’application et de compréhension qu’elle peut rencontrer et sur ses dispositions elles-mêmes. Deux positions s’affrontent. On peut considérer que la loi a donné des orientations tout en laissant un espace de liberté et de responsabilité et que, à trop préciser les choses, elle deviendrait un catalogue de circonstances pouvant se révéler néfaste pour ceux qui ne se trouveraient pas dans la bonne case. Une loi rigide aurait du mal à s’adapter à des situations complexes et personnelles. D’un autre côté, on peut, réfléchissant aux circonstances qui peuvent justifier un acte aussi exceptionnel et contre nature que de se donner la mort ou de la donner à autrui, vouloir dresser une liste de cas précis où il peut y avoir une exception. Comme vous le savez, les législations européennes ont résolu diversement ce problème. Les Hollandais ont défini des critères de minutie. Les Anglais ont édicté des directives sans dépénaliser l’euthanasie. L’immense majorité du monde occidental, qui est le seul à se poser ce genre de problèmes, laisse ouvert un cheminement au bout duquel est prise une décision médicale, suivie éventuellement d’une instruction judiciaire.

Si j’ai bien compris, monsieur le Premier président, vous considérez que notre droit pénal et notre droit civil sont suffisants pour régler l’ensemble des problèmes, même dans leur complexité et leur individualité.

M. Vincent Lamanda : Vous résumez parfaitement la complexité du sujet et je mesure la difficulté de votre tâche.

Ces sujets sont extrêmement difficiles. Il faut être très prudent et laisser au monde médical le soin de définir ce qui paraît raisonnable compte tenu du serment que prêtent les médecins et des traditions qui sont les leurs.

Il faut avant tout accompagner le plus possible les gens dans ces moments douloureux. Les choses sont perçues différemment aujourd’hui parce que nous ne voyons plus nos proches mourir. La mort se passe le plus souvent à l’hôpital, rarement à domicile. Nos grands-parents et nos parents ne meurent plus à la maison. Il n’y a plus d’accompagnement des fins de vie. Elles se déroulent dans un milieu aseptisé, médicalisé, dans des chambres particulières, où officient des personnels avec des blouses blanches ou bleues, et cela crée une distance avec ce phénomène. Ce recul ne doit pas faire oublier que l’homme est toujours l’homme. Nos conditions de vie changent mais ce sont vraiment des questions fondamentales. Par conséquent, il ne faut y toucher qu’avec beaucoup de prudence et de délicatesse.

Il est possible qu’il y ait, sur tel ou tel point, des améliorations à apporter dans la loi comme dans les circulaires d’application. C’est votre rôle de le déterminer. Mais il faut faire confiance au bon sens et au sens de l’humain et de la dignité humaine à la fois des médecins et des juges – lorsqu’il leur arrive malheureusement d’être saisis – et éviter d’envisager des solutions de façon abstraite et détachée des réalités de la mort. Replacées dans le contexte traditionnel, elles paraissent devoir être considérées avec beaucoup de prudence et de délicatesse.

Il faut toucher le moins possible à ce qui existe et qui finalement a fonctionné pendant très longtemps sans aucune réglementation. Il faut sans doute maintenant mieux faire connaître la loi et mieux faire se comprendre le monde de la justice et le monde de la médecine en organisant des rencontres. Cette audition aura été pour moi l’occasion de prendre conscience qu’il y a une méconnaissance réciproque et qu’il importe de faire un rapprochement entre ces deux mondes afin d’éviter les incompréhensions – sans jamais prétendre pouvoir trouver toutes les réponses. L’imagination des auxiliaires de justice est fertile. Leur rôle est de saisir les juridictions de questions que l’on n’a jamais prévues et qui ne sont pas réglées. On compte sur le bon sens et l’humanité à la fois des experts qui sont désignés, des hommes de l’art qui sont seuls à dire si un cas rentre dans les critères habituels de la médecine, et des juges qui, avec leur arsenal législatif, essaient de régler la question.

Comme vous l’avez compris, je ne suis donc pas très favorable à une énième législation prise à la suite de quelques faits, et qui se verrait en partie dépassée à la prochaine affaire se déroulant dans un cadre qu’on n’aura pas imaginé. Il faut faire confiance aux praticiens et essayer, avec les imperfections des textes à notre disposition, de trouver les solutions les plus adaptées à des situations humaines extrêmement douloureuses et difficiles.

M. Gaëtan Gorce : Je partage, bien entendu, votre sentiment. Le souci que vous exprimez est celui qui a animé le Parlement lors du vote unanime de la loi du 22 avril 2005 : faire que chaque cas puisse être traité de manière particulière. Il n’y aurait rien de pire qu’un mécanisme juridique imposant aux médecins ce qu’ils doivent faire quelles que soient les circonstances.

Cela étant, pour être personnellement confronté à la situation à laquelle nous avons tenté d’apporter un début de réponse à travers la loi, je me permets de poser à nouveau mes deux questions car elles n’ont pas reçu de réponse très précise.

Premièrement, comment interprétez-vous du point de vue du droit les dispositions reconnues au bénéfice du malade à la fois dans la loi de 2005 et dans la loi précédente dite loi Kouchner ? Aux termes de l’article L. 1111-4 du code de la santé publique, le médecin doit respecter la volonté de la personne après l’avoir informée des conséquences de ses choix. L’article 6 de la loi du 22 avril 2005, qui a inséré un nouvel article L. 1111-10 dans le code de la santé publique, dispose que, lorsqu’une personne en phase avancée ou terminale d’une affection grave et incurable, quelle qu’en soit la cause, décide de limiter ou d’arrêter tout traitement, le médecin respecte sa volonté après l’avoir informée des conséquences de son choix. Si, comme cela s’est déjà produit, le malade est confronté à un refus réitéré de l’institution médicale, ces dispositions peuvent-elles, de votre point de vue, fonder un droit à saisir une juridiction pour faire respecter la volonté du patient telle qu’elle est définie dans la loi ?

M. Vincent Lamanda : Il importe d’abord de savoir si la volonté était sincère ou non.

M. Gaëtan Gorce : Supposons qu’elle le soit !

M. Vincent Lamanda : N’étant pas professeur de droit, je ne suis pas là pour régler des cas d’école. À l’université, on peut en enseigner mais, dans la justice, on est toujours en présence de situations singulières. Il n’y a pas deux affaires qui se ressemblent. Comme les empreintes digitales, elles sont toutes différentes et le rôle du juge est d’appliquer des textes généraux à des situations singulières.

Vous voulez me faire dire que, dans tel cas, il faut faire comme ci ou comme ça. Je ne le peux pas parce qu’un juge pourra, demain, suivant la voie dont il sera saisi et les éléments qui lui seront soumis, se prononcer autrement. La solution sera forcément propre à l’affaire et découlera des réponses apportées aux questions posées. Pourquoi l’équipe médicale a-t-elle refusé d’accéder à la demande du malade ? Était-ce pour une question de principe ou compte tenu des circonstances ? La famille est-elle en droit aujourd’hui de dire qu’il fallait faire mourir ? Tout dépend des circonstances.

M. Gaëtan Gorce : Pardonnez-moi de vous interrompre à nouveau mais je ne vous demande pas si le juge doit donner injonction au médecin mais si le malade peut saisir un tribunal considérant qu’il a un droit à faire valoir ?

M. Vincent Lamanda : Vous parlez sans doute de la famille du malade car, si ce dernier est dans la situation que vous évoquez, ce n’est pas lui qui peut faire une assignation ni aller voir un avocat pour le faire. Or la famille peut avoir des arrière-pensées !

M. Gaëtan Gorce : C’est vous qui rentrez dans les cas particuliers !

M. Vincent Lamanda : Comme je vous l’ai dit, on ne peut pas savoir. La famille du malade peut saisir un avocat pour délivrer une assignation au médecin. Le tribunal sera saisi et l’affaire suivra son cours. Le malade sera d’ailleurs peut-être mort avant qu’elle soit jugée. Tout dépend du temps que mettra son instruction. Cela dépend également si la famille agit au civil ou au pénal, si elle va en référé ou au fond.

Y a-t-il lieu de déposer une plainte contre le médecin ? Personnellement, je ne vois pas quelle plainte on pourrait déposer !

M. Gaëtan Gorce : Je ne parle pas de déposer une plainte mais d’assigner le médecin pour l’obliger à exécuter un droit.

M. Vincent Lamanda : On peut toujours assigner. Tous les jours, nous avons des assignations qui sont repoussées. On ne peut pas exclure qu’un médecin soit un jour assigné. En même temps, il n’a pas forcément grand-chose à craindre.

Je crois qu’il y a une crainte de l’institution judiciaire. De même qu’un patient doit avoir confiance dans son médecin – et, personnellement, j’aurais plus confiance dans un médecin qui s’engagerait à me soigner jusqu’au bout –, on doit avoir aussi confiance dans l’institution judiciaire. Si l’on saisit la justice, elle ne va pas forcément donner tort au médecin.

M.  Jean Leonetti : Le problème est que, dans l’esprit français, le fait d’aller devant la justice est assimilé à un acte accusatoire. Nous revenons de Londres où nous avons été surpris par l’abondance de la jurisprudence qui nous a été produite par les juristes et les médecins. Dans ce pays, ils laissent les juges décider. L’incompréhension que nous constatons en France vient peut-être de ce que, lorsque quelqu’un, dans une circonstance exceptionnelle et de manière « généreuse », en tout cas non égoïste, favorise la mort d’une personne, il voudrait que la justice ne vienne même pas vérifier que la motivation et les circonstances légitiment le non-lieu. Certains médecins considèrent, quant à eux, que leur pratique doit être libre de toute intervention judiciaire quelle qu’elle soit. Personne, et les médecins pas plus que les autres, ne peut être totalement protégé de la justice. Celle-ci n’est pas un monstre froid qui vient sanctionner et, dans une démocratie, personne n’est à l’abri d’une plainte. Le dialogue médecin-juriste, praticien-juge doit être favorisé afin d’améliorer la compréhension réciproque.

M. Gaëtan Gorce : C’est ce que j’essaie de faire sur le contenu de la loi de 2005.

M.  Jean Leonetti : Nous avons condamné l’acharnement déraisonnable sur le plan médical. Ne le pratiquez pas sur le plan législatif !

M. Gaëtan Gorce : Bien entendu. Mais la réponse à la question que j’ai posée a des conséquences sur le reste de l’interprétation qu’on peut faire du texte et donc sur la façon dont il peut s’appliquer.

Loin de moi l’idée de prôner un dispositif qui créerait mécaniquement un droit pour le malade et une obligation pour le médecin sans tenir compte des circonstances. Je m’interrogeais simplement sur le cas de figure suivant : si je me trouvais atteint d’une maladie incurable dont l’issue est certaine et que je demande l’application des dispositions que comme législateur j’aurai votées, c’est-à-dire que le médecin interrompe le traitement, si ce dernier s’y refuse et essaie de me convaincre, pourrais-je saisir un tribunal pour faire appliquer la loi ?

M. Vincent Lamanda : Le suicide n’étant pas incriminé, les gens peuvent toujours se suicider.

M. Gaëtan Gorce : C’est la réponse la plus inhumaine que j’aie jamais entendue – et je l’ai entendue à plusieurs reprises.

M. Vincent Lamanda : Ce qui est épouvantable, c’est d’aller demander à un médecin de vous tuer.

M. Gaëtan Gorce : C’est aussi épouvantable de le demander à une personne.

M. Vincent Lamanda : Si une personne est décidée à mourir, pourquoi demander à son médecin d’agir à sa place ?

M.  Jean Leonetti : Vous parlez de deux choses différentes. Le malade peut, ce qui est logique et qui était déjà dans le droit antérieur à la loi de 2005, refuser un traitement ou demander l’arrêt d’un traitement. M. Gaëtan Gorce demande si, dans le cas où le médecin n’obtempérerait pas, le malade peut saisir un tribunal pour faire appliquer le droit qui lui est reconnu.

M. Vincent Lamanda : Je ne vois pas comment on pourrait obliger un médecin à interrompre un traitement.

M. Gaëtan Gorce : À partir du moment où j’ai le droit de demander au médecin d’interrompre mon traitement, ai-je la possibilité, si celui-ci s’y refuse, de saisir un juge sur la base du droit positif ?

M. Vincent Lamanda : Vous pouvez toujours saisir un tribunal, sur la base de tout ce que vous voulez !

M. Gaëtan Gorce : Ce n’est pas sur la base de ce que je veux, mais de la loi de la République adoptée à l’unanimité de l’Assemblée nationale, qu’on ne peut pas traiter avec désinvolture !

M. Vincent Lamanda : Vous pouvez toujours saisir une juridiction. Il y a toujours forcément un fondement. Si c’est la réponse que vous vouliez m’entendre dire, je l’ai dite. Mais le résultat de cette saisine est loin d’être certain. Je ne vois pas en quoi on pourrait reprocher à un médecin de ne pas vouloir interrompre un traitement alors qu’il estime que la personne peut encore vivre et qu’il y a lieu de continuer d’administrer le traitement, et ce d’autant plus si un autre médecin est du même avis. C’est du bon sens !

M. Gaëtan Gorce : Sans vouloir susciter votre irritation ni offenser votre bon sens, monsieur le Premier président, je souhaite revenir sur la seconde question que je vous ai posée. Quelle différence juridique faites-vous entre ce que la loi permet, c’est-à-dire l’interruption d’un traitement qui va entraîner la mort, et une injection létale effectuée par le médecin avec le même résultat ?

M. Vincent Lamanda : Quand on donne la mort, on commet, je l’ai dit, un homicide volontaire.

M. Gaëtan Gorce : Le fait d’interrompre un traitement sachant que cela va provoquer la mort vous paraît juridiquement et pénalement distinct de l’hypothèse que vous venez d’évoquer.

M. Vincent Lamanda : Il y a la loi !

M.  Jean Leonetti : Selon l’article 122-4 du code pénal, ce que la loi n’interdit pas est autorisé. Donc un médecin peut arrêter un traitement, sachant que cela va entraîner la mort.

M. Vincent Lamanda : Dans un cas, il y a une loi qui autorise l’interruption de traitement, dans l’autre cas, il y a une autre loi qui poursuit pour homicide. Le travail du juriste – différent de celui du juge – consiste à examiner et à voir toutes les complexités des lois. L’art du meilleur avocat est d’ailleurs de savoir compliquer les choses pour que le juge ait du mal à régler une situation qui paraissait relativement simple. Notre travail est souvent d’enlever le masque qu’on a mis sur une affaire.

Dans un cas, je le répète, la loi autorise l’interruption d’un traitement et, si toutes les conditions de la loi de 2005 sont réunies, il n’y a pas de poursuite et donc aucun risque pour le médecin. Dans l’autre cas, la loi pénale réprime et le parquet poursuit. Ensuite, selon les circonstances, les juges – les jurés avec la cour devant les assises ou le juge d’instruction – décident s’il y a un non-lieu ou un acquittement. Mais le procureur poursuit parce que la loi pénale considère que c’est une infraction.

On peut toujours compliquer les choses d’un point de vue juridique – c'est l’art des juristes. Le travail du juge est de parvenir à des solutions pratiques qui soient les plus justes possibles.

Une formule d’un de mes présidents de juridiction, alors que j’étais conseiller référendaire à la Cour de cassation, m’a marqué. Nous avions avec nous un ancien professeur de droit, un juriste remarquable et un véritable puits de science. Un jour où il contestait la solution retenue par le rapporteur dans une affaire, la jugeant contraire au droit, le président lui a répondu en substance : « Mon cher collègue, nous sommes ici dans un palais de justice et non dans une faculté de droit. Dans un palais de justice, on ne peut pas aboutir, au nom du droit, à une solution qui soit injuste. » On peut toujours développer des théories complexes en matière de droit mais le juge doit faire en sorte que la solution qu’il va retenir, en application de ce droit et conformément à la volonté du législateur, soit la plus juste possible.

C’est cette confiance dans la décision des juges que je voudrais voir restaurer. Le monde médical semble avoir une appréhension à l’égard du monde judiciaire qui lui paraît étranger et inquiétant. Il faudrait organiser des échanges sur ces sujets pour que les personnels de santé voient, preuve à l’appui, que, s’il y a des plaintes, les résultats sont loin d’être effrayants et sont souvent justifiés par les circonstances.

Par ailleurs, l’institution judiciaire a la capacité de s’autoréguler en quelque sorte puisqu’il existe des voies de recours. Si un non-lieu ne paraît pas satisfaisant, il peut être fait appel devant la chambre de l’instruction. Si le tribunal correctionnel a pris une position qui n’apparaît pas conforme, on peut faire appel. Il en est de même en matière civile. Il y a enfin le contrôle par la Cour de cassation de la conformité de l’application de la loi. Les organes internes de régulation devraient rassurer. Il faut mieux les faire connaître.

Des échanges doivent être organisés entre ces deux institutions majeures que sont le monde médical et le monde judiciaire pour éviter les incompréhensions. Je crois beaucoup à ce nécessaire rapprochement dans l’intérêt des patients et des justiciables, qui sont parfois les mêmes.

M.  Jean Leonetti : On a toujours peur de ce qu’on ignore. Peut-être la mort fait-elle peur justement parce qu’elle a une part d’inconnu.

Je vous remercie, monsieur le Premier président, d’abord pour votre présence et, ensuite, pour cet échange qui, bien qu’un peu vif par moments, fait progresser la réflexion de notre mission d’évaluation de la loi du 22 avril 2005.

Audition de M. Jean-Marie Huet,
Directeur des affaires criminelles et des grâces



(Procès-verbal de la séance du 7 octobre 2008)

Présidence de M. Jean Leonetti, rapporteur

M. Jean Leonetti : Nous accueillons M. Jean-Marie Huet, directeur des affaires criminelles et des grâces, dans le cadre de notre cycle d’auditions de juristes. Il est indispensable à ce titre d’entendre le point de vue non seulement d’universitaires mais également de praticiens.

De par vos fonctions, monsieur le directeur, vous avez une vision générale de l’application pénale de la législation mais c’est également au sein de votre direction qu’est élaborée la réflexion sur l’évolution de cette même législation pénale. Votre expérience nous sera très utile à ce double titre et complétera le point de vue médical que nous avons pu acquérir jusqu’ici.

Les questions que nous nous posons sur le plan juridique sont les suivantes. Premièrement, le suicide n’étant pas incriminé, en est-il de même de l’assistance au suicide alors que la provocation au suicide est réprimée ? Deuxièmement, l’exception d’euthanasie évoquée par le comité consultatif national d’éthique en 2000 n’existe pas sur le plan juridique mais beaucoup d’affaires d’euthanasie, c’est-à-dire d’homicide dans des circonstances compassionnelles, aboutissent à des non-lieux.

Monsieur le directeur, vous avez la parole.

M. Jean-Marie Huet : Il est difficile de parler après M. le Premier président Lamanda et avant Mme la Garde des sceaux demain. Cela étant, mes propos ne seront pas très éloignés de ceux tenus devant votre mission par mon prédécesseur, M. Jean-Claude Marin, au moment de l’élaboration de la loi qui porte votre nom, monsieur le président.

Je me propose, très modestement, d’éclairer votre mission sur les conditions dans lesquelles la loi de 2005 a été appliquée, sur les difficultés qui ont pu être rencontrées et sur ce que nous avons fait, ce que nous n’avons pas fait et ce que nous allons faire pour diffuser une information sur de bonnes pratiques ou des doctrines d’emploi, la direction des affaires criminelles et des grâces – DACG – ayant à la fois une vocation de préparation normative, nationale et internationale, de définition de la politique pénale et de suivi de l’action publique, c’est-à-dire des dossiers qui, par leur nature, émergent comme particulièrement significatifs.

Depuis 1995, nous avons recensé vingt-huit « affaires » ayant justifié que l’on analyse les tenants et les aboutissants des conditions dans lesquelles des personnes sont décédées, soit deux ou trois par an – à mettre en regard des quelque 75 000 situations d’abstention thérapeutique ou d’interruption de traitement recensées. Comme vous l’avez souligné, monsieur le président, peu d’affaires aboutissent à un traitement pénal, c’est-à-dire, à une comparution in fine devant une juridiction de jugement. Certaines, en apparence liées à des pratiques euthanasiques, se sont révélées des affaires d’assassinat stricto sensu et ont été poursuivies comme telles. D’autres signalées comme étant des situations de fin de vie ont entraîné une ordonnance de non-lieu ou un classement sans suite. Enfin, il y a les affaires qui ont fait l’objet de nombreux débats et commentaires. Je pense, en particulier, aux affaires Humbert, Sébire et Salvat.

La plupart des poursuites sont engagées des chefs d’assassinat, d’empoisonnement, de provocation au suicide ou de non-assistance à personne en péril. Mais les poursuites judiciaires sont réservées à des dossiers atypiques, ou très médiatisés, ou à des cas d’euthanasie directe. Dans une seule affaire particulière, où il existe une suspicion d’euthanasies « utilitaristes » dans un CHU, nous avons demandé au procureur général d’ouvrir une information judiciaire. De façon générale, il y a peu d’intrusion du judiciaire dans les situations purement médicales de gestion de fin de vie.

Les procureurs et les juges exercent leur discernement dans la gestion des affaires qui leur sont soumises. Tout d’abord, pour vérifier que les éléments matériels de l’infraction sont constitués et tenir compte de chaque situation particulière : état de conscience du malade, nature de l’acte – abstention –, arrêt de traitement ou refus du malade ; soulagement de la douleur mettant en cause le pronostic vital ; actes positifs mortifères.

Ils exercent aussi leur discernement dans le choix des outils procéduraux et juridiques. Les magistrats disposent d’une grande latitude face à ces dossiers humainement et judiciairement difficiles.

Le principe de l’opportunité des poursuites permet au Procureur de la République de classer sans suite dès lors que les circonstances particulières liées à la commission des faits le justifient.

Les magistrats peuvent d’autre part faire valoir l’existence de faits justificatifs - articles 122-1 et suivants du code pénal -, comme l’état de nécessité et la contrainte dans l’affaire Humbert.

La possibilité de prononcer des peines très légères voire symboliques même en matière criminelle (jusqu’à un an d’emprisonnement avec sursis) offre aux juridictions une latitude très large, comme dans l’affaire Crevel où l’intéressée a été reconnue coupable d’homicide volontaire et condamnée à deux ans d’emprisonnement avec sursis, ou encore dans l’affaire du Dr Tramois, condamné à un an avec sursis avec dispense d’inscription au bulletin n° 2.

Les procureurs et les juges exercent leur discernement, enfin, pour apprécier la valeur des preuves rassemblées. Les acteurs judiciaires doivent faire appel à la médecine légale, aux examens anatomopathologiques, à toutes les expertises leur permettant d’avoir une conviction sur les conditions dans lesquelles une personne a trouvé la mort. Ils recherchent la preuve de l’existence du consentement du patient ou de ses proches à l’arrêt du traitement. Le travail en collégialité, la réalisation de protocoles et la tenue complète des dossiers médicaux sont des réponses concrètes à ces difficultés.

Il reste incontestablement une marge de progression, dans les juridictions comme dans les milieux hospitaliers, pour mettre en oeuvre le dispositif législatif adopté en 2005. Je reviendrai à ce sujet sur l’expérience menée à Besançon. La pression médiatique est extrême en tout cas. Souvent excessive, elle conduit à présenter grossièrement des problématiques complexes et humainement délicates. Les médias sont quelquefois instrumentalisés par les partisans de la légalisation de l’euthanasie. Mais la position de la direction des affaires criminelles et des grâces est de soutenir la décision judiciaire, qu’elle soit prise par un procureur en vertu des dispositions du code de procédure pénale que j’ai évoquées ou par une juridiction.

Faut-il modifier les textes ?

Plusieurs propositions de loi ont été déposées, avant l’adoption de la loi de 2005, en faveur de l’admission de l’euthanasie et il existe une dépénalisation totale de celle-ci aux Pays-Bas et en Belgique. Une exception d’euthanasie a été préconisée par le CCNE en 2000. Or, il est faux de croire qu’on puisse définir l’exception. C’est un non-sens. Compte tenu de l’extrême rareté des poursuites, une exception d’euthanasie n’a pas de sens procédural concret. On pourrait, par ailleurs, proposer un élargissement du recours au testament de vie. Ce dernier existe déjà (possibilité de recourir aux directives anticipées) mais il n’a actuellement pas de portée contraignante contrairement à ce qui peut exister dans d’autres pays.

Les arguments qui militent à mon sens en faveur du statu quo et de l’absence de nouvelles modifications normatives – et je parle en qualité de directeur des affaires criminelles et des grâces, dans le respect des principes fondateurs du droit – sont triples.

Le premier est le respect du principe de la dignité humaine, principe consacré en droit français et européen. Le président Badinter s’est exprimé, mieux que je ne saurais le faire moi-même, lors de son audition par votre mission, sur les impossibilités qui doivent exister de porter atteinte volontairement à la vie. Des dérives existent : comme je l’ai déjà indiqué, des meurtres ont été camouflés en « euthanasie » et, dans un cas, il y a suspicion d’euthanasies « utilitaristes » dans un CHU.

Le deuxième argument contre une nouvelle réforme législative est que le texte existant et la pratique médicale sont satisfaisants. Le constat est unanime : la demande d’euthanasie est exceptionnelle lorsque le malade est bien accompagné.

L’existence d’un consentement libre et éclairé face à une validation de l’exception d’euthanasie est illusoire en pratique.

Face à la maladie, les réactions changent et la plupart des malades souhaitent surtout guérir et être soulagés.

En outre, les demandes sont parfois contradictoires comme nous avons pu le constater dans les dossiers qui nous ont été soumis : un patient demande à mourir et souhaite en même temps attendre trois jours les résultats de son enfant à un examen.

De  plus, ces demandes sont surtout un appel à l’aide, une demande d’accompagnement.

Par ailleurs, la demande d’euthanasie vient souvent soit de l’entourage – de la famille ou du corps médical épuisé ou hésitant sur la conduite à tenir – soit de personnes encore bien portantes qui évoquent leur possible réaction face à la maladie et à la souffrance.

Enfin certaines personnes souhaitent être euthanasiées alors qu’elles sont en capacité de se suicider. Je ne puis rien dire de l’affaire Sébire puisqu’une enquête préliminaire est en cours – et pas une information judiciaire. C’était le rôle du procureur de la République de diligenter une enquête afin de réunir l’ensemble des paramètres médicaux et des témoignages lui permettant d’être informé des conditions dans lesquelles Mme Sébire a trouvé la mort pour pouvoir déterminer s’il s’agit d’un cheminement personnel, si elle y a été aidée ou si elle y a été conduite ou incitée.

Le troisième argument qui plaide contre une nouvelle réforme législative est le fait que le juge joue son rôle d’ajustement de la règle à la pratique. Comme je l’ai indiqué précédemment, le juge exerce son discernement dans la gestion des affaires qui lui sont soumises. Ce n’est pas la vocation du législateur. Le droit ne peut pas régler chaque situation particulière : il fixe les normes à respecter. Par ailleurs, pour dramatique et douloureuse que soit chacune des affaires et sa résonance médiatique, ces situations sont exceptionnelles. Comme l’a rappelé le président Badinter, constitutionnellement, la magistrature est gardienne de la liberté individuelle, à plus forte raison, lorsqu’il s’agit de la vie d’autrui. Il est de la responsabilité des magistrats, qu’ils soient du parquet ou du siège, d’examiner, au cas par cas, les situations. C’est la raison pour laquelle, ma direction considère qu’il n’est pas imaginable de réajuster dès maintenant un texte qui n’a que quelques années.

Pour autant, il est plus que jamais nécessaire de guider et d’accompagner les magistrats dans leur tâche.

De ce point de vue, la convention signée le 17 avril 2008, en présence du Garde des sceaux et de vous-même, monsieur le président, entre les autorités hospitalières et le procureur général près la Cour d’appel de Besançon, constitue une première en France : elle insiste sur la nécessaire communication à instaurer entre la justice et les praticiens hospitaliers afin que les différents acteurs connaissent les rôles et les contraintes des uns et des autres. Je puis d’ores et déjà annoncer qu’une réunion est prévue le 21 octobre à Besançon entre magistrats et personnels hospitaliers sur les conditions d’application de la loi du 22 avril 2005.

À la demande du Garde des sceaux, j’ai écrit le 11 juin 2008, à l’ensemble des procureurs généraux pour les inciter à généraliser ce type d’initiative en procédant à la signature de conventions similaires.

Nous allons encourager les magistrats à travailler avec le personnel médical, non seulement sur les sites hospitaliers mais également dans le cadre de la formation – initiale et continue – dispensée par l’École nationale de la magistrature. Comme les juges sont souvent pressés par la famille et parfois par les médias, il est important qu’ils aient eu l’occasion, avec des collègues, d’échanger et de décliner à la manière d’un protocole, les précautions qu’ils doivent prendre et les conseils dont ils doivent s’entourer avant de prendre une décision.

J’ai l’intention de prolonger cette dépêche par une circulaire de politique pénale à l’intention de l’ensemble des parquets sur la base du retour sur expérience de la loi de 2005. Je proposerai cette circulaire à la signature du Garde des sceaux. Vous êtes en droit de me demander pourquoi je ne l’ai pas fait avant. Mais vous comprendrez que la complexité du sujet est telle que nous avons eu besoin de voir, à l’aune d’un certain nombre de situations concrètes, comment les choses étaient perçues. Nous sommes à présent en mesure d’exposer une doctrine d’emploi tout en prônant, j’insiste sur ce point, prudence, circonspection et humilité. Il importe de préciser aux magistrats le cadre posé par la loi Leonetti, les conditions dans lesquelles ils doivent s’inspirer de cet instrument normatif, de les sensibiliser aux difficultés qu’il pose, de les inciter à solliciter l’avis de la Chancellerie en cas de besoin. C’est le rôle de la direction des affaires criminelles et des grâces d’intervenir en soutien des juridictions, y compris dans l’urgence. C’est dans cet esprit que je conçois la circulaire que j’envisage de diffuser à l’ensemble des magistrats du ministère public.

En conclusion, il ne me paraît pas opportun de modifier les textes. Cela risquerait de porter une atteinte significative aux fondements de notre société et d’ouvrir une brèche dans le contrat social. Il ne faut pas rajouter une législation ni augmenter la complexité du droit. Les avancées non négligeables qui ont été réalisées dans le cadre de la loi de 2005 doivent être intégrées dans les pratiques des professionnels de santé et des praticiens du droit. Il faut, ensuite, laisser à la sagesse du juge le choix de la clémence au vu des circonstances, tout en essayant de le guider par des dépêches-circulaires et des formations. Enfin, il sera nécessaire de dresser un bilan exhaustif de la loi, une fois les textes appliqués, les magistrats rodés et le corps médical informé. L’idée d’un observatoire est, à cet égard, une piste intéressante.

Tel est l’état de la réflexion de ma direction au vu des situations qui lui ont été soumises ces derniers mois.

M. Jean Leonetti : Je vous remercie, monsieur le directeur. Nous nous interrogions justement sur l’intérêt d’une circulaire harmonisant l’ensemble de la procédure pénale relative à l’application de la loi de 2005, cette dernière se révélant peu connue non seulement du public, mais également des médecins, des procureurs et des juges. Reste à définir le contenu de cette circulaire. Une circulaire purement explicative apportera un complément d’information et constituera une aide dans les circonstances particulières. Une circulaire incitative, qui préconiserait, par exemple, dans certains cas, de ne pas avoir recours à un jury d’assise, ne serait pas moralement illogique mais pousserait immédiatement à se demander pourquoi ces préconisations ne sont pas mises dans la loi pour que les choses soient claires.

Comment comptez-vous trouver la juste part entre une circulaire qui laisse le juge libre de l’opportunité des poursuites et une circulaire suffisamment explicative pour qu’il y ait une harmonisation de l’attitude des juges devant des circonstances de fin de vie difficiles, demandes de mort et d’exception d’euthanasie ?

M. Jean-Marie Huet : Une circulaire n’a pas vocation à se substituer à un texte législatif. Loin de moi et certainement du Garde des sceaux l’idée de compléter la loi. Cela n’entre pas du tout dans notre mission.

La circulaire aurait, tout d’abord, un but informatif, constat étant fait, au vu des cas qui nous sont soumis ou qui nous remontent, que le corps médical et le corps judiciaire sont sous-informés.

Dans le droit fil de la dépêche du 11 juin 2008, la circulaire serait également une forte incitation à un rapprochement du corps judiciaire et du corps médical. Je ne verrais que des avantages à ce que de semblables dispositions soient prises à l’intention des responsables des milieux hospitaliers.

Il n’est pas question de préconiser des procédures selon les situations. D’ailleurs qui peut imaginer celles qui se présenteront demain ? Qui aurait pu imaginer les circonstances du décès de Mme Sébire ? Ce serait une bien trop grande prétention que de songer à conseiller, dans tel cas, d’aller vers une qualification criminelle, dans tel autre, vers un classement, dans tel autre encore, de poursuivre pour provocation au suicide.

Nous avons pu apprécier, à l’aune des vingt-huit affaires que nous avons recensées et véritablement décortiquées avant et après la loi, l’apport de cette dernière dans la lecture des situations. Elle constitue une avancée tout à fait significative. La circulaire n’a absolument pas vocation à conduire la réflexion du juge mais elle pourra aider celle-ci en déclinant tous les apports de la loi et en recommandant prudence et circonspection : liste de bonnes pratiques et d’expertises à ne pas omettre. Le travail du procureur et du juge, quant à lui, a vocation à s’adapter à chacune des situations qui leur seront soumises.

Je compte soumettre bientôt un projet de circulaire à Mme la Garde des sceaux. Je considère qu’il n’est pas trop tard. Le temps de la réflexion et des constats est passé. La riche production constituée par toutes les auditions auxquelles votre mission a procédé et auxquelles nous avons déjà pu avoir accès sera examinée avec attention avant la rédaction de la circulaire.

M. Jean Leonetti : L’affaire Chantal Sébire étant en cours d’instruction, je ne poserai aucune question à son sujet. Cependant vous avez indiqué que la procédure engagée avait pour but de déterminer s’il y a eu assistance ou provocation au suicide. Dans les cas que vous avez étudiés, avez-vous l’impression qu’une distinction très nette est faite par les parquets et les juges entre l’assistance au suicide qui ne serait pas incriminée puisque le suicide ne l’est pas et la provocation au suicide qui relève de la loi spécifique sur ce délit ?

M. Jean-Marie Huet : Dans aucun des cas que nous avons pu analyser, la situation n’est aussi simple et claire que vous le dites. Pour autant, on voit bien qu’entre les affaires qui ont été classées et celles qui ont fait l’objet de poursuite, on distingue le fait qu’une personne ayant décidé de mettre fin à ses jours et n’étant pas en situation de le faire elle-même, donne, de manière délibérée, instruction à des tiers de faciliter cet acte, et le fait que des tiers, du corps médical ou des proches, proposent cette solution et s’emploient à en convaincre la personne – toute la difficulté résidant dans la détermination de la conscience de celle-ci à ce moment-là. Certains accompagnements qualifiés de positifs sont plus incitatifs qu’autre chose, alors que certains membres de la famille ou certains proches peuvent ne pas être sur le même registre. Nous avons vu le cas dans des affaires récentes.

Pour difficiles que soient ces situations, la jurisprudence récente nous permet de les distinguer. Des juridictions ont été amenées à considérer que la fourniture de l’arme au moyen de laquelle une personne se donne la mort ne pouvait constituer qu’une aide ou assistance non punissable, et non une provocation au suicide au sens du code pénal. C’est la jurisprudence générale. De même, la mise à disposition de produits entraînant la mort sans incitation à prendre ces produits ne semble pas pouvoir être considérée comme une provocation au suicide selon l’interprétation stricte de la loi pénale.

Pour établir une provocation au suicide, le ministère public doit mettre en exergue un décalage entre une personne qui n’a pas cette volonté à l’esprit – même si l’on sait que sa position peut évoluer – et des tiers qui vont conduire son raisonnement. Cela n’est pas qu’un concept. La réalité de la provocation doit être établie à partir de témoignages et de constatations matérielles. Pour difficile que soit l’appréciation de ces situations, le parquet parvient à faire le tri et soumet les cas au juge, auquel il appartient, dans sa sagesse, de décider de condamner ou non en fonction des éléments qui sont portés à sa connaissance.

M. Jean Leonetti : Entre l’assistance au suicide et la provocation au suicide, nous voyons tout le flou de l’accompagnement incitatif.

Cela étant, l’assistance au suicide la plus neutre possible, ne pesant en rien sur la liberté de décision de la personne qui a l’intention de se suicider, n’est-elle pas en contradiction avec la non-assistance à personne en péril et, si le tiers est un médecin, avec l’obligation de celui-ci de préserver la vie et de ne pas donner la mort ?

M. Jean-Marie Huet : Bien sûr. Les exemples auxquels nous songeons tous à cet instant nous conduisent encore une fois à beaucoup de circonspection dans l’analyse des situations. Des poursuites engagées dans une affaire n’ont pas abouti car une juridiction a relaxé : le Procureur de la République, lui, avait considéré qu’une assistance positive apportée à une personne qui s’était suicidée pouvait être constitutive d’une non-assistance à personne en danger alors qu’une juridiction l’a considérée comme une simple assistance à un acte délibéré.

Juridiquement, on le voit bien, l’aide au suicide ne peut pas être poursuivie, mais il faudra quand même que les juges puissent vérifier la volonté du patient de mourir. Il est souvent difficile d’avoir un regard externe aux acteurs du milieu médical, qui vivent au quotidien ce drame humain, permettant d’affirmer que la personne a effectivement et de manière réitérée manifesté une intention de suicide. On a vu, de manière parfaitement légitime du reste, des personnes qui, quand elles étaient en bonne santé, avaient imaginé leur fin de vie d’une certaine manière, et changer d’option une fois malade.

Le projet de circulaire ne pourra pas décliner de manière systématique les situations dans lesquelles il y a non-assistance à personne en danger ou des éléments constitutifs d’une infraction. Elle se contentera, à partir de l’expertise des différentes situations que l’on a pu analyser, de préciser les précautions qui doivent être prises, quitte à engager une procédure si besoin est. Une circulaire de politique pénale n’aura jamais pour vocation de priver une juridiction de la connaissance naturelle qu’elle doit avoir d’une situation qui lui aura été soumise. Des exemples récents montrent qu’il était opportun de soumettre des situations à une juridiction quelles que soient les conséquences qu’ait pu avoir, pour un moment donné, le fait de porter l’affaire sur la place publique, notamment pour les acteurs médicaux. Il était nécessaire que la représentation du peuple français dans une juridiction pénale, quelle qu’en soit la nature – tribunal correctionnel ou cour d’assises, – ait à statuer sur les éléments constitutifs d’une infraction.

La ligne de partage entre assistance à un acte délibéré et non-assistance à personne en péril n’est certes pas évidente, et elle nécessitera une analyse approfondie de tous ceux qui auront à examiner ces affaires. Ceci ne concerne pas la question du double effet qui est d’une autre dimension.

M. Jean Leonetti : J’ai été troublé de ne jamais constater dans les attendus de non-lieu la référence au caractère licite d’une assistance neutre à un suicide délibérément décidé par la personne et réitéré par elle. Ont été invoquées la contrainte morale par l’envahissement des sentiments ou encore la contrainte médiatique extérieure. Bien qu’il ne soit pas question de dire que, dès l’instant que quelqu’un demande une assistance au suicide, on a le droit de la lui apporter, comment se fait-il qu’aucune décision de non-lieu, même dans l’affaire Humbert, n’ait été basée sur l’assistance non réprimable au suicide reconnue par vous-même, monsieur le directeur, comme par le professeur Prothais, le président Badinter et le Premier président de la Cour de cassation ?

M. Jean-Marie Huet : L’explication réside sans doute dans la prudence. La limite étant parfois ténue entre non-assistance à personne en péril et assistance neutre au suicide, le juge et le rédacteur des réquisitions du non-lieu n’ont sans doute pas voulu afficher aussi clairement que vous l’évoquez cette exonération de responsabilité

Je crois aussi que le procureur comme le juge, qui prennent le temps de la réflexion avant de rédiger des réquisitions et des ordonnances, n’ont pas voulu – les cas jugés constituant une sorte de blanc-seing pour l’avenir selon le raisonnement : « dans tel type de situation, on a considéré que… » – constituer un corpus jurisprudentiel allant au-delà de la loi, et sur lequel des praticiens – ou d’autres personnes – viendraient fonder leurs actions. Les situations étant extrêmement complexes et difficiles, elles justifient une analyse très approfondie ne souffrant pas de transposition. L’affaire Humbert, par exemple, ne peut être comparée à aucune autre. Les magistrats ne veulent pas s’engager sur la voie d’une légalisation d’une attitude pouvant s’apparenter, dans certains cas, à une non-assistance à personne en danger.

Pour avoir exercé pendant de nombreuses années les fonctions de Procureur de la République et avoir été soumis à certains moments à des situations de cette nature, je sais que la prudence impose au magistrat de se concentrer sur les éléments portés à sa connaissance sans en tirer des enseignements pour l’avenir, les dispositions normatives devant s’appliquer au cas par cas.

M. Jean Leonetti : Sur les vingt-huit cas que vous avez analysés, avez-vous noté une homogénéité des décisions ? Vue de l’extérieur, l’action publique ne paraît pas la même sur l’ensemble du territoire. Je citerai comme exemple – mais je sais qu’il y a eu appel – l’acquittement d’une mère qui a tué son enfant atteint d’une grave difficulté cognitive en le noyant dans une baignoire. D’autres exemples montrent à l’inverse que le juge a pu être plus sévère alors que l’affaire semblait plus admissible. Avez-vous l’impression qu’une circulaire est nécessaire parce qu’il n’y a pas d’homogénéité des décisions de justice ou parce que, la loi ayant un certain nombre d’années, elle a besoin d’être approfondie sur l’ensemble du territoire ?

M. Jean-Marie Huet : Les vingt-huit cas que nous avons étudiés sont, en fait, tous différents. S’il y a pu y avoir des décisions semblables, les situations différaient par l’âge de la personne concernée, la maladie dont elle était affectée, le niveau de sa conscience, les conditions dans lesquelles elle était traitée médicalement, les problématiques de douleurs, etc.

M. Jean Leonetti : On note au moins une homogénéité : c’est qu’il n’y a pas eu de peine de prison ferme.

M. Jean-Marie Huet : Tout à fait. Mais une circulaire ne peut avoir la prétention ni la vocation d’harmoniser les décisions de justice.

M. Jean Leonetti : L’harmonisation ne serait que la conséquence de l’explication de la loi, et non le but principal.

M. Jean-Marie Huet : Chaque situation de mise en cause potentielle sera toujours, heureusement, examinée à l’aune des faits, ainsi que de la responsabilité et de la personnalité de chacun. S’il y a une constance, c’est effectivement la légèreté des peines. Cela prouve la grande latitude laissée aussi bien à la cour d’assises qu’aux juridictions puisqu’elles peuvent descendre jusqu’au plus bas de l’échelle des peines.

Ce que je voudrais essayer de promouvoir, c’est un même séquençage procédural sur l’ensemble des juridictions françaises : recherche des causes de la mort, autopsies, avis à solliciter, démarches incontournables avant de prendre une décision. La loi de 2005 a fait mûrir les esprits. J’ai regardé avec intérêt tous les débats et toutes les auditions qui ont été organisés avant qu’elle soit votée. Elle préconise une démarche extrêmement approfondie. L’esprit dans lequel elle a été conçue doit être mieux connu, ainsi que les conséquences qu’elle entraîne au quotidien. Si l’ensemble des acteurs judiciaires pouvait être mieux informé sur l’esprit de la loi, ce serait déjà une réussite. Mais l’objectif est d’imposer un niveau d’exigence procédurale identique sur tout le territoire car il existe des disparités extraordinaires entre les juridictions. On se demande parfois pourquoi telle personne n’a pas été entendue, pourquoi on s’est contenté d’un membre de la famille sans contacter les autres. J’appelle de mes vœux une espèce de « protocolisation » de la procédure. L’objectif peut être jugé modeste mais il est pragmatique par rapport à des situations aussi délicates.

M. Jean Leonetti : La loi de 2005 prônant une même démarche éthique pour l’ensemble du corps médical, sans que celle-ci aboutisse forcément aux mêmes décisions, je comprends d’autant mieux votre volonté de faire en sorte que les mêmes procédures judiciaires s’appliquent sur l’ensemble du territoire.

En l’an 2000, le comité consultatif national d’éthique avait évoqué l’exception d’euthanasie qui a fait l’objet d’un certain nombre de réflexions. On a compris que, dans l’esprit du comité, il ne s’agissait pas de la constitution d’un groupe d’experts qui viendraient décider a priori si l’on peut ou non donner la mort. Cela dépasserait l’entendement de penser que des experts puissent se substituer à la loi et à la justice. La démarche serait a posteriori : la personne qui aurait pratiqué l’acte dans des circonstances compassionnelles demanderait à ne pas être poursuivie en invoquant l’irresponsabilité ou l’excuse pénale.

Dans le protocole procédural envisagé, pourrait-il être décidé de mettre fin aux poursuites judiciaires si les circonstances compassionnelles sont retenues ? En Hollande, c’est à la suite d’une circulaire et d’instructions aux parquets que les premières euthanasies ont été pratiquées sans être condamnées parce que non poursuivies. Ce n’est que très tardivement que la loi est venue, non pas transformer les mœurs, mais conforter les instructions qui avaient été données et qui avaient abouti à un corps jurisprudentiel homogène dans lequel il était écrit que, dans certaines circonstances, il ne fallait pas poursuivre.

J’ai bien compris que telle n’est pas votre intention mais j’aimerais que vous me disiez ce que vous pensez de cette exception d’euthanasie a posteriori.

M. Jean-Marie Huet : Je suis assez réservé – c’est un euphémisme – sur le recours à une haute autorité morale qui pourrait être autorisée, a posteriori, faute d’autres solutions, à valider la décision par exemple d’un médecin d’accéder à la demande de mort de son malade. Cela soulève toute une série d’interrogations : quel  serait le statut juridique de cette autorité ? Comment serait-elle constituée ?

Dans les situations de fin de vie, les questions médicales n’entrent pas seules en ligne de compte.

M. Jean Leonetti : Cette autorité morale était plutôt envisagée a priori. Ce qui pourrait se passer a posteriori, c’est que le juge, s’entourant éventuellement d’expertises, décide d’une cause d’irresponsabilité pénale et d’un non-lieu. Ce n’est pas loin de la procédure actuelle dans laquelle le juge peut décider de l’opportunité ou non des poursuites.

M. Jean-Marie Huet : Le procureur qui va décider de l’opportunité des poursuites comme le juge qui va décider de renvoyer devant un tribunal saisissent des experts judiciaires qui, de par leurs parcours et leur cursus, ont des compétences spécifiques. Ils ont prêté serment et ont une pratique de la procédure judiciaire. Ils savent quelles sont les conséquences attachées à la rédaction de telle ou telle conclusion, de tel ou tel mot, de telle ou telle phrase. Il ne faut pas mélanger les genres. La validation par un comité d’un passage à l’acte reviendrait à une sorte d’exonération de responsabilité pour l’avenir.

Je ne pense pas que cela soit susceptible de faire l’économie de la procédure. L’avis qui serait émis par un groupe d’experts ne lierait pas le procureur. Par ailleurs, des membres de la famille de la personne décédée pourraient prendre une position différente et, jugeant qu’ils n’ont pas été suffisamment associés ou qu’ils n’ont pas compris la décision, pourraient se constituer partie civile et engager une procédure. Dans les affaires que nous avons étudiées, nous voyons que la position de l’ensemble des membres de la famille est loin d’être homogène. Il y aura forcément du judiciaire, un procureur, un juge.

M. Jean Leonetti : Je me permettrai de faire un rapprochement – artificiel, j’en conviens – avec l’expertise psychiatrique chargée de déterminer si la personne qui vient de commettre un homicide est responsable ou non. Cette expertise est compliquée car il est difficile de dire si l’auteur de l’acte est responsable de ses actes. Dans le cas qui nous occupe, l’expertise, comme vous l’avez souligné, n’est pas que technique. Il n’y a pas d’expert en compassion. C’est, en fait, l’étude de l’ensemble des circonstances qui fait qu’il y a ou non un non-lieu. Donc, s’affranchir du juge est quasiment impossible. C’est l’instruction qui permet de dire si l’acte a été commis pas compassion ou non. Cela revient à dire que c’est le juge qui est lui-même l’expert en la matière.

Peut-être n’eût-il jamais fallu employer l’expression d’exception d’euthanasie : les partisans de l’euthanasie n’en veulent pas puisqu’ils réclament un droit universel à mourir équivalent au droit à la vie et, juridiquement, cette notion n’arrive pas à s’appliquer ni avant ni après l’acte dans une procédure. Cette dernière devant être démocratique, un expert ne peut se substituer ni au jury populaire ni aux décisions d’opportunité.

Nous entendrons demain Mme la Garde des sceaux. J’ai cru comprendre, monsieur le directeur que vous n’étiez pas favorable à une modification du droit pénal…

M. Jean-Marie Huet : Vous avez bien compris.

M. Jean Leonetti : …et que vous considériez qu’il fallait maintenant essayer d’approfondir l’expertise de la loi actuelle et mieux la faire connaître du corps médical et du corps judiciaire.

M. Jean-Marie Huet : Tout à fait.

M. Jean Leonetti : Il convient, par ailleurs, de favoriser, comme cela a été fait à Besançon, un rapprochement de ces deux corps afin qu’il y ait des échanges et une meilleure compréhension entre eux. Les médecins veulent être tellement protégés d’une sanction qu’ils semblent se méfier de la justice. Or, celle-ci est a priori une valeur et une protection. À trop vouloir être protégé, cela en devient antidémocratique.

Je vous remercie, monsieur le directeur, pour l’éclairage que vous nous avez apporté ainsi que pour la pertinence et la qualité de vos réponses. Elles nous seront très utiles dans notre travail d’évaluation de la loi du 22 avril 2005.

Audition du Professeur Louis Puybasset,

professeur des universités, praticien hospitalier,

département d’anesthésie-réanimation de l’hopital de la Pitié-Salpétrière


(Procès-verbal de la séance du 8 octobre 2008)

Présidence de M. Jean Leonetti, rapporteur

M. Jean Leonetti : Mes chers collègues, nous accueillons aujourd’hui le professeur Louis Puybasset, PUPH du service d’anesthésie-réanimation de l’hôpital La Pitié-Salpêtrière. Il est sans doute l’un des médecins qui connaît le mieux la loi du 22 avril 2005 pour l’avoir vulgarisée à l’occasion de nombreux colloques et pour l’avoir résumée de façon succincte pour les soignants à l’issue des travaux du Comité de développement des soins palliatifs. Il s’est souvent exprimé sur le sujet dans la presse, à la télévision et à la radio, et a présenté l’état de ses dernières réflexions sur le site internet de l’Espace éthique de l’AP-HP.

Monsieur le professeur, nous arrivons à la phase finale de nos travaux. À l’issue de nos auditions de ce matin, nous entendrons les ministres et nous effectuerons deux voyages à l’étranger avant de remettre nos conclusions. À ce stade, nous n’avons pas réponse à toutes nos questions. Votre point de vue nous sera très précieux, dans la mesure où, par vos fonctions, vous êtes confronté à des patients à propos desquels la question redoutable de la limitation ou de l’arrêt de traitement se pose presque systématiquement.

Quels sont les enjeux éthiques de ces situations ? Est-ce que la loi du 22 avril 2005 vous semble répondre complètement à ces cas ? Aurait-elle besoin d’être précisée ? Comment se pose dans votre unité la question de la limitation ou de l’arrêt des soins, de la nutrition et de l’hydratation ? Comment peut-on gérer au mieux ces situations avec les proches et avec la famille ? Telles sont les questions que nous souhaitons vous poser, sur le plan médical comme sur le plan éthique.

Nous avons par ailleurs souvent discuté de la sédation terminale et de la façon dont on pouvait poursuivre des soins attentifs tout en préservant la dignité du malade, alors que l’on a arrêté tout traitement le maintenant artificiellement en vie. Nous avons tous en tête le cas du jeune Pierra et de son agonie insupportable. Voilà pourquoi nous nous interrogeons aussi sur la pratique recommandée que constitue la sédation terminale. Dans ce domaine également, vous avez une grande expérience.

M. Louis Puybasset : Monsieur le président, je vous remercie de l’occasion qui m’est donnée de m’exprimer devant votre mission. Je vous expliquerai d’abord pourquoi d’après moi il ne faut pas toucher à l’équilibre global de la loi de 2005 ; je définirai ensuite les spécificités des patients cérébrolésés que nous avons en charge dans les unités de neuro-réanimation ; j’envisagerai enfin des pistes de réflexion pour améliorer la mise en œuvre de la culture palliative dans notre pays.

La loi du 22 avril 2005 est adaptée aux situations que nous rencontrons en réanimation. Peu de personnes savent que c’est la seule loi au monde qui ait formalisé une procédure de limitation ou d’arrêt des traitements actifs chez les patients hors d’état d’exprimer leur volonté. Ce sont justement ces patients que nous traitons en neuro-réanimation et c’est à ce titre que l’on peut estimer que les procédures mises en place par la loi sont fonctionnelles.

Renforcement des droits du patient, procédure équilibrée si des décisions doivent être prises chez un patient inconscient, refus d’ouvrir un droit à la mort opposable : tel est le point d’équilibre qui a été trouvé par la loi. Ce juste équilibre justifiait pleinement son vote à l’unanimité de l’Assemblée nationale, en novembre 2004.

Aucun médecin ou soignant paramédical que je connaisse ne revendique une légalisation de l’euthanasie. Je constate aussi qu’aucun soignant auditionné ne le revendique, à une exception près. L’euthanasie, définie par la loi hollandaise comme « la mort qui suit l’administration d’une dose létale de médicaments injectés par un médecin dans l’intention explicite de donner la mort à un patient conscient à sa demande explicite » ne requiert aucune compétence médicale et n’a donc pas à faire intervenir le corps médical. L’enjeu pour nous, médecins, est tout autre : il est de tout mettre en œuvre pour soulager, voire guérir des malades aujourd’hui incurables, pour améliorer la qualité de la relation médecin-malade et surtout pour essayer de toujours appliquer une juste proportionnalité des soins, c’est-à-dire des soins proportionnés au pronostic du patient. C’est tout cela qui se joue dans l’alliance thérapeutique qui lie le soignant et le soigné et qui doit faire l’objet de tous nos efforts.

S’agissant des patients cérébrolésés, je me cantonnerai au champ adulte, que je connais. Ce sont des patients pris en charge en neuro-réanimation à la suite d’un traumatisme crânien, d’une hémorragie méningée anévrysmale, ou d’une anoxie cérébrale. Les premiers secours, l’acte neurochirurgical éventuel sont entrepris avec un très haut degré d’incertitude quant au devenir neurologique du patient. Une réanimation lourde permettant d’assurer la survie du patient est entreprise. Il s’agit de ce que l’on pourrait qualifier d’une réanimation d’attente – bien que très active. Ces soins permettent de sauver 70 à 80 % des patients avec peu ou pas de séquelles. Ces personnes seraient décédées sans ces soins. Cependant, il n’y a pas de critères initiaux fiables permettant de savoir si ces traitements très lourds doivent ou ne doivent pas être entrepris. Ils sont donc mis en œuvre « au bénéfice du doute ».

En réanimation, le traitement du patient requiert la mise au repos de son cerveau par l’administration de morphiniques et d’hypnotiques à très fortes doses sous couvert d’un contrôle artificiel des grandes fonctions de l’organisme, essentiellement les fonctions respiratoire et hémodynamique. Cela est nécessaire pour faire baisser la pression qui règne à l’intérieur de la boîte crânienne, souvent très élevée du fait de la maladie initiale. À ce moment-là, le patient présente donc un coma de double origine : l’une endogène qui résulte de ses lésions cérébrales et l’autre pharmacologique qui résulte de l’administration des médicaments. C’est lorsque cette sédation est arrêtée, après que la phase d’hypertension intracrânienne a été résolue, que l’on peut évaluer la part endogène du coma et constater que certains patients n’ont pas de relations avec leur entourage malgré l’arrêt de la sédation. On réalise alors différents examens complémentaires d’imagerie cérébrale, non encore disponibles en routine mais pratiqués quotidiennement dans notre hôpital – principalement une IRM dite « multimodale ». Ces examens permettent, soit de dire qu’il s’agit d’un retard de réveil pour lequel il faudra attendre, soit de mettre en évidence des lésions des voies de la vigilance ou des deux hémisphères cérébraux incompatibles avec un retour à la conscience. Parfois, ces examens ne permettent pas de conclure. Dans ce cas, on attend souvent une quinzaine de jours et l’on recommence cette batterie de tests.

On peut donc prévoir, pour un certain nombre de patients, trois à cinq semaines après l’accident initial, avec un haut degré de certitude, que le pronostic à long terme sera un handicap très sévère affectant la conscience, c’est-à-dire que tel malade sera à un an dans un état végétatif chronique (EVC) ou dans un état pauci-relationnel (EPR) associé à différentes autres atteintes des fonctions supérieures.

De telles situations posent des problèmes redoutables dans la prise des décisions de limitation thérapeutique, car il ne s’agit pas de patients en fin de vie. La maladie neurologique n’est pas mortelle à court terme par elle-même, une fois les premières semaines passées. La question morale à laquelle nous sommes confrontés est de savoir comment agir à ce stade. Cela est nouveau. Jusqu’à très récemment, il n’était pas possible de porter un pronostic d’état végétatif ou pauci-relationnel alors que le patient était encore en réanimation. Il ne pouvait être affirmé qu’à un an, une fois établi cliniquement, durant ce que l’on appelle la phase de consolidation. Ces algorithmes prévisionnels, qui combinent IRM multimodale, biologie, électrophysiologie, sont en cours de développement ; ils sont néanmoins extrêmement performants. Nous pouvons formuler un pronostic au bout de quelques semaines.

Si la médecine n’est pas responsable de la maladie initiale qu’est l’accident, elle est responsable de la survie du patient. Ce sont les multiples actes médicaux et chirurgicaux réalisés au départ qui ont permis sa survie dans cet état végétatif ou pauci-relationnel. Tous les patients seraient décédés très rapidement si l’on avait laissé la nature suivre son cours. Et contrairement à ce que l’on peut entendre ici ou là, cela ne donne en aucun cas un pouvoir supplémentaire ou des droits supplémentaires au médecin, mais des devoirs supplémentaires.

La volonté antérieure du patient relative à ce qu’il aurait accepté ou refusé en matière de traitement, à ce qu’il aurait jugé raisonnable ou déraisonnable, n’est pas connue des équipes d’urgence et des réanimateurs. Le plus souvent, les traitements sont entrepris chez un patient comateux.

La réanimation est initiée au bénéfice du doute, en raison d’un espoir, même ténu, de survie et de récupération avec une vie relationnelle possible. Les informations devenues disponibles après cette phase montrent qu’en réalité cette réanimation peut être jugée comme un acharnement thérapeutique. Cependant, ce constat ne peut être fait qu’a posteriori.

La survie en état végétatif ou pauci-relationnel pose aussi la question de l’application du principe de bienfaisance vis-à-vis du patient que l’on soigne. Faisons-nous le bien pour ce patient en poursuivant l’utilisation de techniques de suppléance artificielles alors que nous savons que le retour à une vie relationnelle est impossible ? Agissons-nous dans l’intérêt du patient ? Mettons-nous notre savoir et nos techniques à son service ? Que connaissons-nous de ses souhaits ?

Sans étendre le principe de bienfaisance à sa famille, la question se pose de savoir si le patient aurait souhaité imposer à sa famille les conséquences d’une survie en état végétatif et pauci-relationnel. En effet, les conséquences de ces états sur les proches sont considérables même si les unités dédiées à la prise en charge des patients EVC/EPR peuvent les atténuer. Lorsqu’il s’agit d’un enfant, d’un adolescent ou d’un jeune adulte, les parents n’ont plus que le choix déchirant entre s’occuper de façon quasi-exclusive de leur enfant avec arrêt complet de toute activité professionnelle, ou de « l’abandonner » progressivement à des structures sanitaires plus ou moins adaptées ; c’est particulièrement vrai des mamans qui retrouvent souvent les comportements qu’elles avaient avec leur enfant nouveau-né. Des situations de carence affective des enfants restants de la fratrie peuvent apparaître. Divorce et séparation parentale sont fréquents. Lorsqu’il s’agit d’un parent, les conséquences en termes de développement psycho-affectif de ses jeunes enfants ou adolescents sont importantes. Il est très difficile de vivre une adolescence et de construire sa vie d’adulte lorsque l’on est confronté à ce genre de situation. La parentalité future de ces enfants est engagée par la maladie de leur parent. La vie affective et matérielle du conjoint est profondément bouleversée. Pour équilibrer ces propos pessimistes, il faut aussi dire que certaines familles font preuve de capacités de résilience insoupçonnables. Cependant, la mise en jeu de cette résilience passe très certainement par des étapes que toutes les personnes ne sont pas aptes à franchir.

Comment la loi du 22 avril 2005 passe-t-elle l’épreuve de la neuro-éthique ? Est-elle adaptée ? Répond-elle aux questions posées ?

Après la phase la plus aiguë de la réanimation, quels sont les critères de prise de décision ? C’est le degré de l’atteinte cérébrale – que l’on peut quantifier – et la position de la famille qui seront déterminants. Il n’est pas question d’aller à l’encontre des familles ni de ne pas les informer loyalement, ou de mettre en place des processus faisant abstraction des aspects humains ou spirituels de ces questions. Je voudrais rassurer à ce sujet les familles des traumatisés crâniens, dont vous avez entendu hier le président.

L’évaluation du degré d’atteinte cérébrale va nécessiter l’expertise répétée, durant de nombreux jours, d’une triple équipe médicale composée de neuro-réanimateurs, de neuro-chirurgiens et de neuro-radiologues. Le personnel paramédical doit aussi être impliqué à ce stade. Il est en particulier très important que les infirmières et aides-soignants participent aux entretiens que nous avons avec les familles. C’est là que commence concrètement la collégialité partagée avec l’équipe soignante paramédicale. La question qui se pose est de peser l’intérêt respectif du patient, de sa famille et de ses proches, de la société, mais aussi de l’équipe soignante et du « malade suivant » qu’elle doit prendre en charge – le malade qui n’est pas encore là et qui arrivera par la suite fait aussi partie de l’équation.

Notre devoir est de prendre une décision « juste » en évitant de rentrer dans une logique de conflits d’intérêts. L’immense difficulté et le grand risque pour les soignants que nous sommes seraient de trop projeter nos propres angoisses sur les situations, les patients et leurs familles. Je dis « trop » car il est quasiment impossible d’éviter totalement ces projections, ou nous perdrions une certaine part de ce qui fait l’humanité en médecine. Il faut connaître ce risque inhérent aux soins et en tenir compte.

Une des réalités médicales d’aujourd’hui, qui est de plus en plus forte à mesure de l’information des proches par les médias, est aussi que l’obligation de moyens, que nous avons au plan médical et déontologique, évolue vers une sorte d’« obligation de résultat » au sens d’un « bon » résultat neurologique. C’est la qualité de la vie à venir qui est prise en compte par l’entourage, et c’est bien normal. Dans ce contexte, il s’agit de proposer un projet thérapeutique réel au patient, et non de se contenter de traiter les unes après les autres les complications qui vont émailler le parcours en réanimation.

On peut prendre la décision d’arrêter les traitements actifs. Dans notre unité, il s’agira toujours de commencer par limiter ou stopper des thérapeutiques. Dans un ordre décroissant dans le temps, mais aussi en termes d’invasivité, on peut décider d’arrêter ou de ne pas introduire certains médicaments, de réduire l’enrichissement en oxygène du mélange gazeux apporté au patient par le respirateur, d’arrêter le respirateur, d’extuber le patient ou d’enlever la canule de trachéotomie, etc. Lorsque toutes ces thérapeutiques sont déjà stoppées, peut se poser la délicate question de la limitation ou de l’arrêt de la nutrition artificielle et de l’hydratation artificielle.

Il y a une continuité dans le retrait thérapeutique. En pratique, le choix du traitement à arrêter et donc l’intensité de cette désescalade n’est que la conséquence du temps qui passe. Le même patient peut être concerné par les différentes phases que je décris ici, en fonction du moment auquel ces décisions seront envisagées – moment qui lui-même dépendra d’éléments contingents, comme le délai de rendez-vous pour réaliser l’IRM multimodale, par exemple.

S’agissant de la possibilité de limitation ou d’arrêt de la nutrition artificielle et de l’hydratation artificielle, la situation est complexe. Le débat tourne autour de la qualification de soin ou de traitement : on ne pourrait pas le stopper dans le premier cas, car les soins ne sont jamais arrêtés ; et l’on aurait le droit de les stopper dans le second, car il s’agirait de traitements. Pour nous réanimateurs, la nutrition artificielle administrée par sonde est un traitement, car elle a pour objectif de suppléer une fonction vitale défaillante, ce qui est l’essentiel de notre activité.

Cette qualification de traitement ne change cependant rien à la question morale posée qui est celle de la possibilité ou non de stopper ce traitement chez un patient donné, même si la loi nous indique que « tout » traitement peut être arrêté. La temporalité intervient certainement dans cette question. Stopper la nutrition entérale d’un patient présent depuis cinq ans dans une unité EVC/EPR dont la raison d’être est justement de prendre en charge au mieux ces patients est certainement beaucoup plus problématique que de stopper la nutrition d’un patient en réanimation dont la survie dépend de multiples moyens de suppléance, dont la nutrition fait partie mais qu’elle ne résume pas. Pour ma part, je considère qu’aujourd’hui, il y a une continuité morale dans les actes de réanimation que nous pratiquons, qui peuvent se définir par le recours à des procédures artificielles. Quelle différence entre la ventilation, une canule de trachéotomie et la nutrition artificielle quand c’est en réalité la question du devenir neurologique du patient qui est posée ? Pourquoi l’un serait-il plus naturel que l’autre ? Pourquoi pourrait-on stopper l’un et pas l’autre, si ce n’est à cause des représentations que nous avons de l’alimentation ? Mais ne s’agit-il pas là que de projections ? Car pour l’individu inconscient, cela revient au même. Je comprends tout à fait la valeur symbolique de l’alimentation pour des parents, même si je pense qu’une discussion bien conduite peut les mener au-delà de cet aspect. Il s’agit de faire comprendre la distinction entre des projections de bien-portants et une réalité médicale, qui est très différente.

La question n’est peut-être d’ailleurs pas tant ce que l’on peut limiter ou stopper, que de réfléchir à ce que l’on peut faire. En d’autres termes, a-t-on le droit d’appliquer ces techniques de suppléance lorsque l’on sait que le patient ne retrouvera pas de vie relationnelle et n’aurait pas souhaité vivre dans cet état ?

Selon moi, la limitation ou l’arrêt de la nutrition et de l’hydratation artificielles, si elle est vue comme une possibilité supplémentaire donnée aux soignants et aux familles dans l’alliance thérapeutique qui les unit au patient, est envisageable. L’enjeu, s’agissant des familles, est de ne pas créer du deuil pathologique, en particulier chez les enfants qui sont les plus vulnérables dans ces affaires dramatiques, car ils n’ont pas les mécanismes de défense des adultes. Pour nous, l’enjeu est de pouvoir vivre avec ces décisions, donc de les comprendre et de pouvoir les défendre. C’est ce qui permet de maintenir la cohérence de nos actes et la cohésion de nos équipes sans lesquelles aucun soin n’est plus possible.

Le travail d’une réanimation repose sur un fonctionnement d’équipe, qui suppose que les valeurs du groupe et le souci du bien commun l’emportent sur les valeurs individuelles. Une équipe soignante, dans une réanimation, est une petite communauté de vie qui requiert le partage et l’acceptation d’un socle de valeurs communes au premier rang desquelles la gestion de la fin de vie – spécifiquement en neuro-réanimation. Cependant, persistent bien évidemment des questions d’ordre moral ou médical auxquelles aucune loi ne saurait répondre.

La qualification de « bon résultat » neurologique nous interpelle. Elle pose la question du « handicap acceptable ». Bien que l’on puisse tenir pour acquis qu’en médecine tout handicap est acceptable et que c’est très exactement le rôle et la place des soignants que de prendre en charge les plus faibles et les plus vulnérables d’entre nous, la question se pose différemment quand c’est l’action médicale qui a « permis » ce handicap alors que l’évolution naturelle de la maladie se serait faite vers le décès. Dans notre équipe, il nous semble que l’absence de retour, à un an, à un état de conscience permettant une vie relationnelle doit nous interroger sur le sens de notre action.

Pour certains proches ou certaines familles, cette « barre » est trop basse : il ne faudrait accepter de continuer les traitements que si le handicap prévisible est modeste – voire très modeste ; cela nous met parfois en position de devoir protéger le patient contre sa famille. D’un autre côté, n’est-ce pas à la famille, qui va finalement assumer matériellement les conséquences du handicap, de prendre en partie les décisions et de fixer ce qu’elle définit comme un handicap « acceptable » ? C’est une question complexe, dont on ne fera pas l’économie au fur et à mesure que les techniques permettant de prédire le handicap vont se développer. Pour d’autres, cette « barre » est trop haute : ils pensent que c’est leur devoir de récupérer leur proche à tout prix, quel que soit son état. Changer d’approche requiert du temps. C’est en reprenant les arguments « éthiques » cités plus hauts qu’un dialogue lent, progressif et respectant cette position peut s’engager. Il s’agira là de verbaliser la complexité. Encore une fois, la famille fait partie intégrante du processus décisionnel et l’on ne saurait agir contre elle.

On se retrouve confronté à un problème majeur de temporalité. La logique légale et humaine voudrait que si l’on est certain du très mauvais pronostic, l’on arrête les traitements considérés comme disproportionnés à la phase la plus précoce possible. Les traitements sont très actifs et leur caractère futile est facile à démontrer eu égard à la puissance de leurs effets. Mais la logique médicale et éthique, qui veut que ces décisions soient prises avec un très haut degré de certitude, exige un examen clinique après l’arrêt complet de toute sédation. Se pose aussi le problème de délai de l’IRM, irréalisable précocement car dangereuse en cas d’hypertension intracrânienne. En outre, une seule modalité d’analyse ne saurait suffire ; il faut que l’on combine les évaluations cliniques, radiologiques, électro-encéphalographiques, voire biologiques. Ce sont des décisions qu’il faut savoir prendre ni trop tôt, ni trop tard. C’est la question essentielle du « moment opportun » qui dépend de chaque malade et qui fait partie de ce que l’on peut qualifier de « rectitude » du jugement médical. Le problème est que plus le temps passe et plus le pronostic se précise, moins le patient reste dépendant des techniques de soutien artificiel. Le patient respire sans machine et la question d’arrêter jusqu’à la nutrition et l’hydratation artificielles peut alors se poser. Il y a donc discordance entre le temps médical pour le diagnostic et le temps qui permettrait un arrêt des traitements les plus actifs. C’est cette discordance qui génère de grandes difficultés dans la prise de décision et ses modalités pratiques.

Un autre problème se pose, difficile à relater : celui des effets « d’évitement d’amont ». Un service de neurochirurgie qui aura dans ses lits plusieurs patients végétatifs pendant des mois, voire pendant des années, aura tendance à tout faire pour ne pas se retrouver dans la même situation. Les chirurgiens et les médecins responsables de l’admission des patients en urgence diminueront leur prise de risque en refusant de faire rentrer dans les filières de soins spécialisés des patients ayant un risque élevé mais non certain d’évolution neurologique de mauvaise qualité. Cela se traduit par des refus d’admission dès le stade initial chez les patients les plus gravement atteints, que l’on aurait peut-être pu sortir d’affaire avec peu de séquelles. Ces patients sont pris en charge dans des structures moins spécialisées, avec le risque majeur d’aggraver un pronostic qui aurait pu être bon, voire de générer des états végétatifs ou pauci-relationnels chez des patients qui auraient dû, s’ils avaient bénéficié d’une intensité thérapeutique maximale, évoluer avec peu de séquelles. Cet effet d’évitement d’amont est connu des seuls médecins responsables des admissions en urgence. Bien que l’on n’en parle jamais et qu’il ne soit pas évalué, il n’en reste pas moins une réalité. C’est une des conséquences les plus perverses d’une mauvaise prise en charge de la fin de vie en neuro-réanimation.

De manière à rester dans l’esprit de la loi, tout en adaptant nos décisions aux cas particuliers, en fonction de la singularité de chaque situation, un certain nombre de repères doivent orienter nos pratiques.

La première chose est bien sûr de tout mettre en œuvre pour éviter de créer artificiellement ce genre de situations en agissant en amont. D’abord, il faut améliorer la qualité des soins apportés à ces patients dans les premiers jours qui suivent leur accident. De la dernière enquête réalisée en Île-de-France sur les traumatisés crâniens sévères, il ressort que seulement 50 % des patients ont été pris en charge selon les recommandations des sociétés savantes. Ce chiffre est inadmissible ! Il faut absolument parvenir à régler le problème : par la mise en place de soins spécifiques, par l’accréditation annuelle de ces filières après de strictes procédures d’audit, et par un effort considérable de formation continue. Des systèmes de suivi à long terme de ces patients sont indispensables, au moins pour des sous-populations bien ciblées. On ne peut pas travailler sur des cohortes de milliers de patients, mais on peut prendre en compte des patients paradigmatiques des situations auxquelles nous sommes confrontés pour savoir comment ils ont été soignés et ce qu’ils sont devenus, et pour s’assurer que ces filières de soins sont optimales en termes de qualité des soins. Or nous en sommes loin.

Ensuite, il faut reconnaître que ces situations sont parfois générées par des thérapeutiques inappropriées au début de la prise en charge du patient : réanimation ou chirurgie qu’il eût mieux valu ne pas mettre en route ; méconnaissance, inexpérience des soignants – ce sont souvent les plus jeunes qui sont confrontés à l’urgence ; urgence du contexte ; fragmentation de la décision médicale ; mais aussi, pour les soignants, difficulté à affronter les limites du soin ou peur du médecin, de sa propre finitude. On voit encore trop d’actes effectués dans l’urgence, sans réflexion réelle, conduisant de façon certaine à des désastres humains qui auraient pu être évités par une réflexion préalable. On voit aussi de nombreux médecins fuir leurs responsabilités en technicisant leur métier, notamment par le biais de cette fragmentation. En médecine, la réflexion éthique est indissociable de l’acte technique – surtout dans le contexte de l’urgence neurochirurgicale.

Je crois que nous, médecins, sommes collectivement responsables, non seulement de la qualité des soins initiaux et de la réanimation, mais aussi des conséquences de cette décision et de ces soins sur le long terme. Cette responsabilité est due à l’intensité de notre intervention sur la nature. On est très loin du suivi d’une pathologie chronique, où nous n’intervenons que pour un accompagnement médical précis.

La responsabilité de la médecine dans la genèse de ces états est irréfragable puisque tous les patients dont on parle seraient morts en l’absence d’action médicale. La haute technicité actuelle de la médecine que nous pratiquons nous impose de nouveaux devoirs, avec une responsabilité longitudinale qui s’élargit aux proches et au patient suivant, par le biais des évitements d’amont, que nous avons décrits plus haut. Ce sont ces nouveaux devoirs, avec tout ce qu’ils comportent d’implication intime des soignants, qui sont si difficiles à porter, et qui font que les candidats à ce type de fonction ne sont pas légion aujourd’hui.

Il s’agit d’une responsabilité partagée qui implique une chaîne de soins. Il faut, pour pouvoir l’assumer, un dialogue constant des acteurs de cette chaîne : neurochirurgiens, neuro-anesthésistes, neuro-radiologues, éventuellement neurologues. Il nous faut lutter contre la fragmentation de la responsabilité médicale qui est un travers de l’hyperspécialisation de la médecine d’aujourd’hui. C’est aussi cette notion de responsabilité partagée qui fait que la décision prise par le groupe en accord avec la famille doit être suivie par chaque acteur de soins.

Il faut que la famille ait, sans faire l’objet de la moindre manipulation, l’intime conviction que tous les traitements raisonnables ont été tentés à la phase aiguë et que l’information qui lui a été donnée a été loyale. Se pose de façon majeure la question du degré d’implication de la famille et des proches. Il s’agit de trouver un juste équilibre au cas par cas. La famille ne peut ni porter la responsabilité de la décision ni en être exclue. Trop d’implication créerait une culpabilité et un risque de deuil pathologique, pas assez serait une tromperie. La seule façon de s’en sortir le moins mal possible est de s’adapter à chaque famille et de réinventer, pour chacune, la meilleure procédure à appliquer tout en ayant un cadre de réflexion commun à toutes qui permet de justifier nos choix. Les approches systémiques et individuelles sont complémentaires sur ce point.

Il semble aussi que l’essentiel, en termes de gestion du deuil, est que la phase de l’agonie ne soit pas évacuée. C’est dans ce temps d’adversité qu’une reconstruction de la famille, de la fratrie, de la relation parentale, peut se faire. C’est aussi celui où l’on peut essayer de revenir sur les sentiments de culpabilité dans la genèse des accidents, qui souvent tourmentent les familles. L’accompagnement de l’agonie est un engagement fort de la relation soignante.

Dès la prise en charge du patient, mais de façon particulièrement marquée quand la décision de limitation pathologique est prise, l’accompagnement de la famille est crucial. Cela devient notre préoccupation essentielle, par une sorte de déplacement des enjeux. La place d’un thérapeute dans l’équipe est ici irremplaçable, en particulier pour la prise en charge des enfants – souvent petits – qu’il s’agisse des enfants du malade ou de sa fratrie. Il s’agit de passer des soins curatifs à des soins palliatifs sans changer de repères ni d’équipe. Il s’agit de faire en sorte que la famille passe de la peur panique d’un abandon de son proche à l’acceptation d’un décès que la médecine n’a fait que décaler dans le temps. Il s’agit d’accompagner la famille dans cette séparation. Aller jusqu’au bout du soin, dans le respect du patient et de ses proches, c’est aussi prendre en charge la famille après le décès.

L’adhésion de l’ensemble de l’équipe à cette notion d’accompagnement est fondamentale. La solidité de cette équipe est essentielle pour remplir nos devoirs envers le patient et sa famille. Les notions de sollicitude, de disponibilité, d’empathie, de compassion, d’attention, de confidentialité sont indispensables face à ces situations. C’est le travail en amont sur les composants affectifs de la relation « soignant-soigné » mais aussi « soignant-soignant » qui va donner à cette équipe la sérénité pour faire face à ces situations extrêmes. C’est ce travail quotidien, difficile à construire et facile à détruire, qui engage tout le reste.

Je pense à ces infirmières, à ces aides-soignantes qui prodiguent tous leurs soins, souvent en courant, pendant des semaines, pour traiter un patient et lui éviter des lésions supplémentaires liées à l’hypertension intracrânienne, qui acceptent avec le même dévouement de « nurser » ce malade pendant encore des jours voire des semaines alors que l’on s’interroge encore sur son avenir neurologique, puis qui accompagnent cette famille pour le temps de l’agonie lorsque la décision de limitation des thérapeutiques actives est prise. Cela suppose des capacités d’attention à l’autre, d’humilité dans la pratique professionnelle, d’empathie et de solidarité auxquelles je voudrais rendre solennellement hommage ici, d’autant que ces valeurs sont opposées au modèle comportemental que la société nous propose aujourd’hui.

Dans notre unité, nous avons gardé la symbolique du changement d’horaires de visite. Lorsque le temps de la séparation est venu, les familles sont invitées à rester auprès de leur proche le temps qu’elles souhaitent. Elles peuvent rester la nuit dans une démarche d’accompagnement de celui qui part. C’est un temps très important qui est souvent un temps de vérité durant lequel une partie cruciale de l’histoire familiale s’écrit. C’est lors de ce temps que l’empathie de l’équipe soignante sera vraiment sollicitée, voire testée.

La question de la pertinence de la sédation qui accompagnera ces gestes est aussi cruciale. Comment évaluer le degré de souffrance d’un malade dans le coma ? Doit-on tenir compte de la souffrance des proches ? Doit-on attendre d’avoir des symptômes objectifs, ou doit-on être plus actif dans une optique de prévention de symptômes qui pourraient survenir ?

La première demande de la famille est le plus souvent : « docteur, pouvez-vous nous garantir que le patient ne souffre pas, ou ne souffrira pas ? » Or, on sait depuis les travaux de Steven Laureys en IRM fonctionnelle que la sensation de douleur est respectée dans les états pauci-relationnels et amoindrie mais non abolie chez les patients en état végétatif. La quantité, la nature et la dose des sédatifs administrés peuvent être problématiques, en raison de la difficulté d’évaluer cliniquement de façon fiable le confort du patient. Dès lors, soit on se contente de traiter des symptômes lorsqu’ils apparaissent en appliquant des sédatifs à doses minimales, et l’on prend le risque de passer à côté d’une souffrance méconnue ; soit on administre des doses plus importantes, donc moins titrées à un symptôme dans une optique préventive. À mon sens, les travaux de Steven Laureys justifient cette deuxième option, qui fait intervenir une sorte de « principe de précaution », en prévenant une souffrance qui pourrait se manifester mais que l’on ignorerait. Cette option a souvent la préférence des familles qui ne doivent pas cependant le vivre de façon mortifère. C’est aussi une façon de prendre en charge leur souffrance qui peut parfois s’exprimer par la peur de la douleur chez leur proche. Cette approche pourrait être rendue plus explicite par une modification du code de la santé publique dans le cas précis des cérébrolésés nouveaux-nés ou adultes incapables d’exprimer leur douleur ou leur souffrance. Ce serait une avancée très importante.

Que faire pour asseoir et homogénéiser les pratiques dans la continuité de la loi ? Il s’agit de renforcer le dispositif de la loi du 22 avril 2005 en allant plus loin dans l’esprit et le cadre de la loi. Cette action passe, de façon plus générale, par un effort massif pour changer la culture médicale. Il faut d’abord penser les déterminants de l’actuelle « culture de l’acharnement thérapeutique » en médecine. J’en citerai trois.

Le premier : une forme de désinvestissement des médecins, qui suit les grandes lignes d’évolution de notre société, laquelle favorise l’individu et l’épanouissement personnel au détriment d’un engagement véritable au service d’autrui. Il est certainement plus facile pour un médecin, et même pour une équipe, de continuer un traitement que de le stopper. Continuer ne requiert aucun investissement personnel. Stopper oblige à ouvrir une relation beaucoup plus intime avec le patient ou ses proches, une relation d’empathie dévoreuse de temps et d’énergie, une relation qui oblige à interroger sa propre finitude et à faire un travail sur soi permanent.

Le deuxième : une sorte de désinformation du public. On fait croire que tout est possible, que chacun guérira. Il ne faut pas s’étonner que, désinformés de cette façon, les Français se mettent dans une demande d’acharnement thérapeutique.

Le troisième : la dérive mercantile que subit la médecine, comme notre société. Tout nous pousse à soigner des maladies et pas des malades, attitude qui fait le lit de l’acharnement thérapeutique que les Français nous reprochent à juste titre ; le mode de financement par la T2A qui voit nos directeurs nous demander d’augmenter l’activité de 5 % par an, en faisant toujours plus d’actes sans jamais se poser la question de la pertinence des actes effectués ; la pression de l’industrie pharmaceutique, qui a développé de multiples techniques qui tendent toutes à augmenter la prescription ; la démagogie d’un État qui ouvre sans aucun contrôle efficace le financement du soin exceptionnel aux dépens du soin courant par le biais du remboursement à l’euro près des médicaments et des dispositifs médicaux hors GHS. Quand la médecine devient plus une affaire d’argent que de soins aux personnes malades, l’accompagnement de la fin de vie n’est plus un enjeu. C’est cela la réalité d’aujourd’hui. Et c’est ce qui explique en partie pourquoi la culture palliative ne se diffuse pas.

Sur un plan concret, je discernerai plusieurs lignes directrices. Il conviendrait, premièrement, d’améliorer la formation des jeunes médecins. Au XXIe siècle, les enjeux humains, sociologiques et anthropologiques de la médecine vont largement dépasser les enjeux techniques. La formation en éthique et la diffusion de la culture palliative vont devenir des pré-requis majeurs, si on veut éviter de sombrer dans le mercantilisme et l’utilitarisme qui feraient le lit d’une certaine forme d’inhumanité médicale. Nos études de médecine sont trop centrées sur le diagnostic et le curatif et pas assez sur le pronostic et les aspects décisionnels du soin, qui sont pourtant maintenant au premier plan. Voilà pourquoi il est indispensable, aussi bien au plan pratique qu’au plan symbolique, que les soins palliatifs deviennent une discipline universitaire comme en Angleterre. Pour cela, il faut créer une sous-section spécifique du CNU – Conseil national des universités – et surtout ne pas émietter la formation universitaire dans les différentes spécialités impliquées. Il s’agit de créer une masse critique suffisante pour installer une véritable culture palliative dans nos hôpitaux en se calquant sur le système anglais, et de démarrer un cercle vertueux : recherche clinique – mise en place de structures universitaires – modification des pratiques cliniques. Ce serait un signal fort que les pouvoirs publics prennent enfin au sérieux la question de la fin de vie et de ses interactions avec l’acharnement thérapeutique. Nous manquons aujourd’hui de ces cultures : les acteurs sont bien là, mais ils ne sont pas assez puissants pour peser sur le système, face aux acteurs du curatif, qui ont toute la puissance de l’industrie pharmaceutique derrière eux.

Dans cet esprit, il faut aussi structurer, comme cela est prévu dans la loi du 7 août 2004, la formation des soignants à l’éthique en prenant comme modèle l’Espace éthique de l’AP-HP dirigé par Emmanuel Hirsch. La qualité de cette formation a été reconnue le 1er septembre 2008 par l’OMS qui a délivré à l’Espace éthique le titre de « Centre collaborateur OMS pour l’éthique ». Il s’agit de la première structure européenne bénéficiant de cette reconnaissance, attestant ainsi une légitimité incontournable. La création de quelques espaces éthiques interrégionaux mis en réseau et en lien avec l’Observatoire de la fin de vie est souhaitable.

Il conviendrait aussi d’améliorer notre savoir sur le pronostic des pathologies. La méconnaissance du pronostic fait le lit de l’acharnement thérapeutique, le raisonnement étant : « puisque je ne peux pas prévoir quel patient va réagir à mon traitement, je le prescris à tout le monde, même si des effets secondaires graves sont très probables ». La seule réponse sérieuse est de consacrer plus d’énergie à la détermination du pronostic des maladies sans la connaissance duquel tout le raisonnement sur la proportionnalité des soins ne tient plus.

Pour marquer cette volonté, un thème récurrent et pérenne du PHRC – programme hospitalier de recherche clinique – pourrait être celui des études sur le pronostic des pathologies sévères qui engagent des coûts de santé importants. Dans ce même esprit, il faudrait aussi maintenir le thème des soins palliatifs pour faire émerger un investissement de recherche dans ce domaine, et mettre en place le cercle vertueux que j’évoquais tout à l’heure.

Il conviendrait, troisièmement, d’améliorer l’accompagnement de la fin de vie en réanimation. Il s’agit de faire entrer la réflexion et la culture de la prise en charge des familles – et en particulier des enfants – dans le soin quotidien en réanimation. Cela requiert la présence de psychologues et/ou d’analystes formés à cet effet. C’est indispensable lorsque l’on touche aux cérébrolésés. Au plan institutionnel, la présence obligatoire d’un psychologue dans les unités où l’on prend en charge des patients cérébrolésés me paraît être une piste à explorer.

On pourrait aussi sécuriser juridiquement le concept de sédation lorsque le médecin décide d’arrêter un traitement inutile, disproportionné ou n’ayant d’autre effet que le maintien artificiel de la vie chez un patient dont la souffrance ne peut pas être évaluée du fait de son état neurologique et lorsque cet arrêt a pour effet d’abréger la vie du malade. Ce concept pourrait répondre aux difficiles situations rencontrées en neuro-réanimation et en néonatologie.

Il conviendrait, quatrièmement, de lutter contre le mercantilisme et l’utilitarisme qui gangrènent la médecine de ce siècle. La médecine est un marché sûr et dynamique. Il représente entre 10 et 15 % du PNB des pays industrialisés. Il s’agit d’un marché captif, très peu dépendant des fluctuations de l’économie réelle, dont l’immense intérêt est d’être financé le plus souvent par des fonds publics ; le paiement en est donc sécurisé. En volume, c’est le plus important des marchés publics, loin devant tous les autres.

Dans le système de la T2A, seuls sont remboursés aux établissements les frais engagés. Mais certains produits sont tellement coûteux qu’on a mis en place en 2004 un système de remboursement « en plus » : celui des médicaments hors GHS – hors groupe homogène de séjour – que la CNAM rembourse à l’euro près. L’industrie l’a très bien compris : la part du marché de ces médicaments hors GHS dans les hôpitaux est passée en quatre ans de 16 % à 60 %. Cela a créé un effet d’aubaine extraordinaire pour les industriels, qui se sont engouffrés dans ce système, où les remboursements sont automatiques.

Cette augmentation de dépenses, en France, entre 2006 et 2008, est de l’ordre de 750 millions d’euros, soit l’équivalent de 8 000 postes d’infirmières temps plein sur ces deux années. Comment comparer les soins prodigués par 8 000 infirmières et l’amélioration de la qualité des soins prodigués par une dépense supplémentaire en médicaments de 750 millions d’euros ? On ne peut pas répondre à cette question, sauf dire l’évidence : quand il s’agit d’accompagner la fin de vie, les infirmières sont plus nécessaires que les médicaments. Encore une fois, le budget de l’ONDAM étant fermé, toute dépense supplémentaire en médicaments est financée par un déremboursement du soin courant au prorata de cette augmentation. D’où ce paradoxe : on va dérembourser un accouchement pour rembourser le cancéreux en fin de vie !

Pour autant, le système de la T2A qu’on nous impose est utile à bien des égards. Le système du budget global a tué l’hôpital public. L’absence de réflexion sur les dépenses a eu des effets très pervers. Mais la T2A a également des effets pervers, qu’il faut contrôler. De fait, ce système conduit mécaniquement à une inflation des actes bien cotés et peu risqués, réalisés dans le privé. Dans ces conditions, la convergence à 100 % – prévue en 2012 – entre le secteur public et le secteur privé sera une catastrophe pour la prise en charge des pathologies les plus lourdes et qui posent le plus de problèmes éthiques.

En médecine comme ailleurs, la règle financière pèse beaucoup plus lourd que les règles éthiques, déontologiques et médicales réunies. On peut le regretter, mais c’est ainsi. Il faut donc remettre la règle économique en adéquation avec la règle éthique.

En conclusion, légaliser l’euthanasie serait remettre en cause l’édifice global du soin dans son socle de valeurs fondamentales qui permet aujourd’hui de faire travailler ensemble des soignants de toutes origines, cultuelle et culturelle, dans nos hôpitaux. L’hôpital fait consensus dans notre pays. Il est vu à raison comme l’un des tout derniers lieux de l’application du contrat social, solidaire et fraternel qui nous unit. Il ne saurait être question de modifier l’équilibre de l’hôpital pour donner à quelques-uns un droit que la majorité ne revendique pas. Cependant, l’hôpital n’est pas menacé par cette seule légalisation de l’euthanasie : il est menacé d’une dérive utilitariste, mercantile et de la survalorisation d’une technicité débridée. Bien des actions restent à mettre en place pour sortir de cette approche technico-scientifique de la médecine vers laquelle on s’oriente de plus en plus. Il faut redonner à la médecine ses lettres de noblesse. C’est sur ce point qu’il faut porter nos efforts.

M. Jean Leonetti : Merci, monsieur le professeur.

Cette obligation de réanimer dans l’urgence alors qu’on est dans l’impossibilité de connaître le pronostic – qui peut aller de l’absence totale de séquelles au handicap majeur – fait qu’a posteriori l’on peut être parfois tenté de parler d’acharnement thérapeutique. Dans l’avenir, on pourra dire avec un peu plus de précision qu’aujourd’hui si le patient risque de sombrer dans un état végétatif ou de s’en sortir beaucoup mieux. Mais même si le pronostic était d’une grande fiabilité, il faudrait encore se poser la question du « handicap acceptable ».

On peut imaginer que le handicap acceptable soit fixé arbitrairement par la société –qui pourrait poser comme limite l’absence de vie relationnelle et de conscience. Il peut être apprécié par la famille, dont on connaît les tourments dans ces périodes difficiles. Ou encore au cas par cas par la médecine. Mais il peut être aussi défini par le malade lui-même, dans le cadre des directives anticipées, et par l’intermédiaire de la personne de confiance.

Le médecin peut se demander si le malade aurait souhaité vivre un handicap aussi lourd qu’une vie végétative. Mais quel est le handicap acceptable ? Les directives anticipées pourraient-elles l’aider à s’orienter ?

M. Louis Puybasset : Je pense que ce n’est malheureusement pas la réponse à la question. En pratique, les directives s’appliquent parfaitement bien aux pathologies chroniques, puisque l’on peut prévoir certaines éventualités : dans l’hypothèse A, le malade souhaite telle chose ; dans l’hypothèse B et il souhaite telle autre chose, etc. Un dialogue peut s’engager et le malade peut se projeter dans des situations correspondant à l’évolution de sa maladie, que le médecin a pu lui décrire. En dehors de ces cas, les directives sont proposées dans des formulaires, qui renvoient à une multitude de situations possibles : hémiplégie, aphasie, état végétatif, etc. Or, quand on est bien portant, on ne peut pas se projeter en état de maladie. Par ailleurs, la question du handicap végétatif ne peut être séparée de celle du handicap fonctionnel – aphasie, hémiplégie, troubles de mémoire, de l’équilibre ou comportementaux, etc. Il faudrait envisager de multiples situations, ce qui n’est pas possible.

M. Jean Leonetti : La question de savoir s’il faut arrêter des traitements inutiles, disproportionnés et n’ayant d’autre but que le maintien artificiel de la vie, ne se pose que dans une situation extrême : lorsque l’on sait que le malade ne retrouvera que peu ou pas d’activité consciente. Sur quel faisceau de critères se base-t-on pour arrêter ces traitements chez un malade cérébrolésé en état végétatif ? Existe-t-il un certain nombre de critères d’évaluation ?

M. Louis Puybasset : Oui, comme je l’ai déjà dit : la conjonction d’éléments cliniques et d’examens complémentaires, qui constituent la première étape purement médicale, indépendamment de toute prise de décision.

M. Jean Leonetti : Où placer la barre ?

M. Louis Puybasset : Au retour ou non à une vie relationnelle. C’est en tout cas ma position et celle de mon équipe.

M. Jean Leonetti : Est-ce une position homogène ?

M. Louis Puybasset : Non, et c’est pourquoi il faudrait que nous nous mettions un peu d’accord entre soignants français pour engager une réflexion collective : actuellement, cela dépend de chaque unité et de ceux qui la composent. S’agissant des cérébrolésés, personne n’a encore abordé de front la question. Celle-ci pose des problèmes tellement intimes à chaque soignant qu’on ne pourra jamais que définir de grands critères, ou certaines façons de faire. Mais de toutes façons, la famille aura toujours un rôle majeur.

M. Jean Leonetti : Pourquoi les directives anticipées n’auraient-elles pas un effet au moins équivalent ?

M. Louis Puybasset : Ce n’est pas réaliste. S’agissant des dons d’organes, par exemple, on demande aux intéressés de se prononcer par avance. Mais très peu de personnes possèdent une carte de donneur. Très peu parlent d’un futur don d’organes à leurs proches. Les familles se font donc le porte-parole de ce qu’aurait souhaité le malade. Quand on vit avec quelqu’un, on sait souvent ce qu’il pense. On n’a pas besoin d’un papier écrit. On peut estimer qu’il voulait donner ses organes ou qu’il n’aurait pas voulu vivre en état végétatif.

M. Jean Leonetti : Y a-t-il une personne en France qui souhaiterait vivre en état végétatif ?

M. Louis Puybasset : Je ne peux pas répondre à cette question.

M. Jean Leonetti : Vous avez abordé très précisément les études de Steven Laureys et l’incapacité que nous avons à évaluer la souffrance et la douleur d’un sujet en état végétatif, pauci-relationnel ou en coma prolongé. Vous avez également remarqué que nous sommes responsables de ces malades qui sont dans cet état parce qu’on les a réanimés et qui, sans cela, seraient morts.

Notre responsabilité est aussi d’accepter de stopper un traitement lorsqu’il est devenu disproportionné. Vous avez parlé de la sédation, c’est-à-dire l’utilisation de médicaments permettant de garantir que l’arrêt des traitements ne se fera pas au prix d’une souffrance supposée. Il y aurait deux écoles en France : l’une qui réagit au cas par cas, considérant que chaque douleur, chaque symptôme doit être corrigé par un traitement adapté et proportionné ; l’autre qui considère que le doute doit bénéficier au malade et qui administre les médicaments suffisants pour s’assurer qu’il ne souffre pas au moment où on arrête le traitement et où l’on sait que la mort arrivera à plus ou moins brève échéance. Mais cette sédation non proportionnée, c’est-à-dire non titrée, n’a-t-elle pas un double effet et donc pour conséquence d’accélérer le processus de mort ? On voit bien que la frontière avec l’euthanasie est mince. Certains, qui oublieraient l’intention du médecin, pourraient penser qu’il s’agit d’une euthanasie qui n’ose pas dire son nom. Pouvez-vous préciser votre pensée sur ce point ?

Vous avez exprimé l’idée que cette possibilité de sédation figure dans le code de déontologie, qu’elle fasse l’objet d’une rédaction du Conseil national de l’ordre des médecins, puis d’un décret, sous la forme d’une recommandation. Cela vous paraît-il important ?

M. Louis Puybasset : Vous parlez de deux écoles. C’est aussi un problème de temporalité. La situation se présente de façon différente selon qu’il est encore en réanimation, qu’il passe dans un service aigu, qu’il arrive en rééducation, ou dans un centre de MPR. Il convient d’en tenir compte.

Je suis de la deuxième école. Il n’est pas question d’arrêter les traitements sans s’assurer que le malade ne va pas souffrir. Le doute doit bénéficier au malade et il faut appliquer le principe de précaution.

La modification du code me paraît en effet fondamentale. Vous avez dit que l’on était responsable du patient. Seulement, cette responsabilité, qui fait peur aux gens, ne donne aucun droit ; elle ne donne aucun pouvoir, mais un devoir. Ce point est essentiel.

Il faut sortir de l’amalgame qui est fait entre les limitations thérapeutiques, y compris les arrêts de nutrition et d’hydratation, et l’euthanasie. Cet amalgame est sciemment entretenu par les associations qui militent pour l’euthanasie. Pour elles, les arrêts de la nutrition sont dans la catégorie du faire mourir, donc autant légaliser l’euthanasie par les patients conscients qui en feraient la demande. Le paradoxe est qu’elles rejoignent ceux qui s’opposent totalement à l’arrêt de la nutrition. Tout cela a été dit lors des auditions que vous avez organisées.

Je considère pour ma part qu’il s’agit dans les deux cas d’une forme d’instrumentalisation de la détresse de ces malades et de ces familles, ce qui n’est pas acceptable. Nous l’avons déjà connue au Sénat en 2005. Il faut absolument en sortir. L’euthanasie est une revendication individuelle d’un patient conscient, qui renforce l’autonomie de la personne aux dépens de la loi morale d’un groupe. C’est une facilitation du suicide. Les pratiques de limitation thérapeutique, y compris les arrêts de nutrition et d’hydratation, sont exactement l’inverse : il s’agit, pour les médecins, d’assumer collectivement des actes qui se révèlent après coup disproportionnés, mais réalisés initialement en toute bonne foi et qui ont eu des effets collectifs : malfaisance pour le patient lui-même et pour ses proches, effet d’évitement d’amont condamnant le malade d’après que l’on aurait peut être pu sortir d’affaire.

Si l’on dit que les arrêts de nutrition ou d’hydratation relèvent de l’euthanasie, on ne peut plus s’en sortir. Il faut s’en tenir à la définition la plus stricte de l’euthanasie : la mort donnée par un médecin de façon explicite à la demande explicite d’une personne consciente. C’est d’ailleurs ce que recouvrent les lois belge et hollandaise. Ces lois ne concernent absolument pas le cas du patient incapable d’exprimer sa volonté ; il n’y a que la loi française pour envisager des procédures légales dans un tel cas. De ce fait, elles ne couvrent pas les vrais enjeux médicaux auxquelles nous sommes confrontés. Peu de malades demandent à mourir ; la plupart veulent vivre, même une minute de plus. Ici, nous sommes dans un débat tout autre, relatif à la situation du cérébrolésé.

M. Jean Leonetti : Comment envisageriez-vous la sédation terminale ? Vous avez dit que vous souhaitiez qu’elle figure dans le code de déontologie. Est-ce que ce serait une recommandation, une possibilité, une obligation morale ?

M. Louis Puybasset : Je garderais la sagesse de 2005, qui était d’ouvrir des portes, plutôt que d’imposer des obligations. Les situations sont complexes et ce serait se tromper sur un nombre important d’entre elles. Je réserverais cette possibilité au cas des patients dont on ne peut évaluer la souffrance. Je n’ouvrirais pas cette possibilité au cas des patients que l’on peut interroger : cela n’aurait pas de sens, dans la mesure où l’on peut précisément titrer la sédation. J’envisagerais la collégialité pour prendre la décision.

M. Jean Leonetti : La décision collégiale est déjà engagée en cas d’arrêt de traitement qui maintient artificiellement en vie. Est-ce qu’il ne pourrait pas y avoir également, dans ce cas, une réflexion sur l’éventualité d’une sédation terminale ?

M. Louis Puybasset : Cela peut se faire dans le même temps ou en deux temps. Mais il est bon, par principe ou au plan juridique, de mettre une double clé. Il me semble en effet qu’il faut sécuriser ce genre de situations, dans l’intérêt de tous : des malades, de leurs proches et de la société. Les dérapages arrivent très vite. On le voit en Belgique et en Hollande.

Le seul cas qui me paraît logique est celui du malade qui ne peut pas exprimer sa souffrance. Et dans ce cas-là, il y a en effet un risque de double effet. Mais cela fait partie de la médecine. Nous vivons en permanence avec le risque et il nous faut assumer en permanence les effets secondaires de nos traitements.

M. Jean Leonetti : Je vais aller au-delà des cas de patients que vous avez l’habitude de traiter, pour m’intéresser aux malades qui réclameraient une sédation, sachant qu’ils vont mourir dans les heures ou les jours qui viennent. Est-ce que cela vous paraîtrait choquant ?

M. Louis Puybasset : Si on intervient à la demande du malade sur une notion de souffrance morale, on entre vraiment dans un dispositif d’euthanasie à la française, qui ne dirait pas son nom. L’argument qui consisterait à dire qu’on légalise sans le dire deviendrait pertinent, alors qu’il ne l’est pas s’agissant des malades dont je parle. Hors d’un contexte de limitation thérapeutique, cela n’aurait pas de sens. Il faut d’abord commencer par arrêter un traitement inutile, puis engager une sédation au cas où cela entraînerait une souffrance. On ne peut pas sortir de cette logique. Sinon, on rentre dans un dispositif belge ou hollandais.

M. Jean Leonetti : Si je comprends bien, il y a deux critères. Premièrement : on doit arrêter un traitement qui maintient artificiellement en vie. Deuxièmement : le malade ne peut pas exprimer sa souffrance.

M. Louis Puybasset : C’est la seule logique médicale. Maintenant, on peut rentrer dans des logiques non médicales, en donnant un droit à la mort opposable. Mais cela n’a plus rien à voir avec la médecine. C’est un problème sociétal.

Dans la logique médicale où l’on se trouve, ces sédations n’existent que sur la base de ces deux critères associés, et ce dans un certain ordre. On commence par arrêter quelque chose : la nutrition si nécessaire, ou la trachéotomie, etc. La question de sédation se pose après.

M. Jean Leonetti : En fait, on avait engagé un traitement, qui se justifiait dans la mesure où l’on ne connaissait pas le pronostic. Puis le pronostic montre que ce traitement était inutile. On l’arrête et, par voie de conséquence, pour éviter toute souffrance potentielle chez un patient inconscient, on pratique une sédation sans connaître le dosage proportionné à cette souffrance dans la mesure où elle ne peut pas être exprimée par le patient.

M. Louis Puybasset : C’est la porte étroite par laquelle on peut passer, qui permet de résoudre les problèmes médicaux auxquels on est confronté, mais qui ne peut que concerner les malades cérébrolésés. En effet, il ne s’agit pas de malades en fin de vie. Pour le patient cancéreux multimétastasé, que l’on s’acharne ou pas, cela ne changera rien, si ce n’est de décaler sa mort d’un mois ou deux. Pour le cérébrolésé, ce sont dix à quinze ans de vie qui s’annoncent, sans aucune relation. C’est là que se pose la question éthique et morale.

Autrefois, on ne connaissait pas le pronostic. Puisqu’on ne le connaissait pas, on continuait, au bénéfice du doute, pour tout le monde. Maintenant que l’on peut mieux prévoir et mesurer les lésions, la question morale se retourne en quelque sorte contre nous et les familles nous demandent pourquoi nous avons prodigué ces soins. On ne peut que leur répondre que nous ne pouvions pas savoir au départ ce qui allait se passer.

On engage a posteriori une démarche qui est très compliquée, qui implique les infirmières, les aides-soignants et l’ensemble de l’équipe médicale. Ce genre de décision ne se prend pas à la légère. Elles engagent la cohésion de l’équipe. Si ses membres n’ont pas les idées claires sur la question, il n’y a plus de cohérence donc de sérénité ; et s’il n’y a plus de sérénité, il n’y a plus de soins.

Il est temps maintenant d’aborder ces questions de fond. Jusqu’à présent, on n’avait pas les outils nécessaires. Aujourd’hui que c’est le cas, ces questions se posent avec tous les problèmes liés au conscient et à l’inconscient, à l’autonomie, à la bienfaisance, etc.

Pour moi, la seule réponse médicale qui tienne la route est la suivante : nous ne sommes pas là pour appliquer un droit opposable à la mort, qui est une facilitation du suicide, comme en Belgique. Ce n’est pas un travail de médecins. Nous sommes là pour proportionner nos soins de façon juste, y compris lorsqu’on les a prodigués au départ au bénéfice du doute. Et nous n’avons pas le droit de dire : « nous avons tout mis en place ; nous avons réanimé le malade pendant un mois ; nous l’avons opéré deux fois ; nous savons pertinemment qu’il ne se réveillera jamais, reprenez-le à la maison ». Ce serait fou ! Bien sûr, c’est tout à fait envisageable si certaines familles le demandent. Sinon, nous devons engager avec les familles un dialogue de retrait thérapeutique. Ce dernier doit s’accompagner d’une sédation « préventive », afin de s’assurer qu’il ne causera pas de souffrances supplémentaires au patient. Il ne faut pas oublier qu’on est déjà dans un contexte de souffrances majeures. Bien sûr, il faut trouver le juste milieu et ne pas tomber dans les excès de sédatifs.

Cette démarche ne peut s’engager qu’en cas de retrait thérapeutique. Sinon, elle n’aurait plus de sens. Or nous avons besoin d’une cohésion de pensée et d’une cohérence dans nos actes. Toute l’équipe est en jeu ; si ce que les médecins proposent aux infirmières n’est pas cohérent, l’équipe ne pourra pas fonctionner.

En l’occurrence, la cohérence existe : nous avons engagé des soins au bénéfice du doute. Ils ont permis de sortir d’affaire 80 % des malades qui seraient tous morts si l’on ne s’en était pas occupé. Ces soins sont donc très efficaces, mais ils créent malheureusement des situations complexes pour les familles des 20 % autres. Nous abordons ces situations avec les familles loyalement, en toute honnêteté et sans tricher. En toute cohérence, nous décidons de nous retirer médicalement. Dans de telles conditions, nous faisons en sorte que le malade ne souffre pas.

M. Jean Leonetti : C’est très clair et je partage totalement votre attitude.

La collégialité dans la loi est déclenchée par le corps médical. Seriez-vous choqué si la personne de confiance avait un pouvoir d’interpellation du corps médical pour déclencher une réflexion sur la pertinence des soins ?

M. Louis Puybasset : Les réflexions collégiales sont très souvent engagées par les familles. Comme on les voit tous les jours, une relation se construit avec elles, au cours d’un long processus. Néanmoins, il serait bon de l’inscrire. Pour autant, personnellement, je ne me restreindrais pas à la personne de confiance. Je n’en ai d’ailleurs jamais rencontré. En pathologie aiguë, aucun jeune de quinze ans n’a de personne de confiance. Heureusement que ces jeunes ne se projettent pas dans l’accident qu’ils vont avoir. Les personnes de confiance sont utiles dans les pathologies chroniques. Mais elles n’ont aucun sens dans les pathologies aiguës. En revanche, que la famille puisse engager la procédure collégiale me paraît tout à fait normal, et c’est bien ce qui se passe en pratique.

Le problème est plus complexe pour les malades végétatifs chroniques qui se trouvent dans un centre. Mais pour ma part, je ne parle que de la phase aiguë, c’est-à-dire de ce que je connais. Je ne peux pas aller au-delà. Cela dit, on n’échappera pas à la demande, par certaines familles, d’arrêt de nutrition chez les végétatifs. On ne peut faire l’impasse sur cette question, comme si elle n’existait pas. On doit y réfléchir, éventuellement y faire droit et en tout cas peser les arguments. Personnellement, je suis partisan que les familles puissent engager la réflexion collégiale – et que la personne de confiance puisse l’engager pour les pathologies chroniques. C’est ce qui se passe au quotidien.

M. Jean Leonetti : Plutôt que de créer des conflits, cela doit permettre d’en éviter. Dans les services comme les vôtres, la collégialité est devenue quotidienne, tout comme la relation avec la famille. Mais dans d’autres services, le fait de s’obliger à s’interroger sur la pertinence me paraîtrait une bonne chose. On ne peut pas se satisfaire d’une loi qui donnerait l’impression qu’il n’y a que les médecins qui décident entre eux. Déjà, le personnel soignant doit être impliqué dans la réflexion collégiale sur la pertinence des soins, alors que le décret d’application s’est limité au corps médical, donnant le sentiment que seules les blouses blanches peuvent juger que ce qui est fait a du sens ou n’en a pas.

M. Louis Puybasset : Vous connaissez comme moi le débat qui a eu lieu en 2004. Une décision d’arrêt thérapeutique qui se diluerait entre vingt-cinq personnes ne peut se concevoir. Il revient donc au médecin qui a engagé des soins d’en assumer l’arrêt. Cela fait partie de sa responsabilité, même si les infirmières participent à la réflexion. La vraie collégialité, pour les infirmières, ne consiste pas à réfléchir sur la valeur pratique de telle ou telle séquence IRM. Elle commence par le fait qu’elles soient présentes aux entretiens et rentrent dans le débat ; cela a d’ailleurs une importance considérable pour les familles.

On ne prend jamais de décisions contre les individus. Celles-ci sont toujours consensuelles. Elles sont d’abord fondées sur des arguments médicaux. Puis intervient un consensus paramédical et familial. Cela prend du temps, et si ce consensus n’est pas atteint, la décision n’est pas prise.

Pour les végétatifs chroniques dont vous parliez, si une famille engage cette réflexion collégiale, c’est toujours au médecin que reviendra la possibilité ou pas d’arrêter le traitement. Soit on arrive à régler à l’amiable ces questions-là, éventuellement en transférant les patients dans une autre unité, soit c’est le juge qui tranchera à l’américaine. Je préfère que l’on évite de judiciariser de telles questions. Une réflexion à l’amiable entre les parties est plus souhaitable, au plan humain, que des décisions de justice dans des situations aussi graves. Dans notre système français, on arrive encore à communiquer avec les gens.

Mieux vaut faire avancer la réflexion collective des médecins sur la pertinence des soins et aller jusqu’au bout de la réflexion s’agissant des patients cérébrolésés, que d’adopter des dispositifs trop rigides sur le plan légal qui risquent de nous entraîner devant les juges. Je ne vois pas pourquoi un juge prendrait une décision de cet ordre, alors qu’il s’agit vraiment de problèmes de famille et de soignants. Le juge n’a pas l’autorité morale et les compétences cliniques requises. La société française d’accompagnement et de soins palliatifs mène une grande réflexion sur les situations extrêmes. On pourrait s’appuyer là-dessus, de même que l’on pourrait s’appuyer sur les règles des sociétés savantes, qui ont une façon médicale de résoudre les problèmes. Quoi qu’il en soit, je tiens à insister sur le fait qu’il n’existe pas de tout pouvoir médical – mais un « tout devoir » médical.

M. Michel Vaxès : En vous écoutant, il m’est venu à l’idée qu’il faudrait rendre obligatoire la lecture des auditions que nous avons faites aux étudiants en médecine, dès leur première année.

M. Jean Leonetti : Ce serait long !

M. Louis Puybasset : J’ai passé aux externes de mon service la vidéo de l’audition de Laure Marmilloud. C’est tout à fait faisable. Vous pourriez mettre à notre disposition les vidéos des auditions, dans le format adéquat.

M. Jean Leonetti : Voilà une initiative heureuse ! Vous les aurez.

M. Michel Vaxès : Vous avez évoqué l’exigence de valeurs communes dans une équipe, l’exigence de collégialité dans le cheminement des réflexions et dans les prises de décisions. Ces exigences ne sont pas exclusives de votre domaine de compétence, celui des cérébrolésés. Elles concernent toutes les pathologies. Ouvrir un débat sur ces deux questions majeures des valeurs et de l’exercice collectif du soin en médecine me semble très important.

J’ai récemment participé à quelques débats et j’ai noté de façon presque systématique une évolution dans l’appréciation positive des dispositifs de la loi de 2005, même si le cheminement est lent. Mais j’ai noté aussi que les moyens matériels nécessaires à la mise en œuvre de ces dispositifs n’étaient pas là. On cite des exemples où l’on met en parallèle ce qu’aurait dû permettre la loi de 2005, et ce qui s’est passé concrètement : un enfant qu’on a perdu, auquel a été administrée une sédation terminale sans qu’on ait été prévenu ; des pathologies qui n’auraient pas été accompagnées avec la disponibilité nécessaire. La question des moyens est fortement posée.

Dans le système de la T2A, n’y aurait-il pas lieu d’introduire une dimension qualitative, pour apporter les moyens nécessaires à la mise en œuvre des dispositions de la loi ?

Dans le même ordre d’idées, n’est-il pas absolument indispensable d’améliorer la formation des médecins sur ces questions qui nous habitent depuis deux ou trois ans ? Cela nous permettrait d’aller vers une meilleure cohérence de l’ensemble des pratiques au plan national. Compte tenu des différences qu’il peut y avoir, nous risquons d’être confrontés à des problèmes majeurs.

On constate que le nombre des IRM devient de plus en plus insuffisant, ou plutôt que les délais d’attente sont de plus en plus importants. Ne faut-il pas s’interroger, à la faveur des examens, sur la nécessité d’obtenir les moyens d’une bonne application des dispositions que nous avons prises ?

Imaginons qu’un patient conscient, dans une grande souffrance et en phase terminale, demande au médecin une sédation, voire une autre, au cas où il se réveillerait. J’ai demandé à l’un de vos collègues s’il l’accepterait. Il m’a dit qu’il le ferait sans problème. Et vous ? Il m’a semblé que votre point de vue était plus nuancé. Nous avons préconisé de tout faire pour essayer d’apaiser la souffrance. Beaucoup de personnes qui ont recours à une demande d’euthanasie sont préoccupées par la question de la douleur. Si on répond à cette question, la demande d’euthanasie baissera considérablement.

M. Jean Leonetti : Dans la pratique, la réponse à une telle demande se trouve dans le lien de confiance qui s’est établi. Est-ce qu’il faut l’inscrire dans des règles ou dans des recommandations ?

M. Michel Vaxès : La réponse est peut-être dans la collégialité et dans le système de valeurs partagées. Comme chaque situation est complètement différente de la précédente, je ne pense pas que l’on puisse faire intervenir la loi ou le règlement.

M. Louis Puybasset : Vous avez posé plusieurs questions assez différentes. D’abord, je ne suis pas pour laisser souffrir les gens. Le premier devoir de la médecine est tout de même de soulager.

Ensuite, c’est plutôt un problème de frontière. Au début, en Belgique, la loi a été écrite pour soulager des souffrances terminales, dans le cadre de maladies graves et incurables. Mais l’on a fini par euthanasier par injection létale, quelqu’un qui se trouvait en phase débutante d’une maladie d’Alzheimer. Il y a donc des risques de dérapage.

Si l’on se limite au cas que vous décrivez, cela ne pose aucun problème. D’ailleurs, ces sédations intermédiaires sont réalisées. Le problème est que si l’on rentre dans ces thématiques d’ouverture de droits, on va devoir répondre à des demandes du style : « je souffre parce que je sais que je vais devoir supporter dans cinq ans la déchéance de la maladie d’Alzheimer et je veux qu’on m’euthanasie. »

On institue un droit à la mort opposable. Et après, c’est le prélèvement d’organes. C’est déjà ce qui se passe en Belgique. Il faut donc être très prudent. On a tout de même prélevé en Belgique quatre patients, deux LIS – locked-in-syndrom – et deux SLA – sclérose latérale amyotrophique – après euthanasie et arrêt du cœur. On arrête le cœur, puis on enlève les reins et le foie. Les choses s’engagent et l’on ne sait pas très bien où l’on s’arrête. La situation que vous décrivez est bien circonscrite, mais cette notion de souffrance est tellement lâche. On est tous en souffrance d’une certaine manière. Où placer la frontière ?

M. Jean Leonetti : La question de Michel Vaxès concernait la phase terminale.

M. Louis Puybasset : Cela ne pose pas de problèmes : on ne va pas laisser souffrir les gens en phase terminale.

M. Jean Leonetti : Je constate malheureusement qu’il y a encore une réticence du corps médical à répondre à ce genre de demandes.

M. Louis Puybasset : Je ne pense pas que nous soyons confrontés à un problème de moyens, mais de distribution de ces moyens et de ce que l’on en fait. Les Anglais ont fait des choix différents des nôtres pour les mêmes moyens. C’est en réalité un problème de culture. En France, nous sommes dans une « culture de l’acharnement », portée par des intérêts industriels forts auxquels nous devons faire face. Il revient à ceux qui assurent la formation des médecins, à l’Université, au corps enseignant et à l’État d’équilibrer cette force commerciale – qui est positive dans la mesure où nous avons besoin de l’industrie pharmaceutique – par une force antagoniste.

La première chose à faire est de rendre universitaires les soins palliatifs. Dans le système hospitalier, les professeurs d’université font un peu la règle. Si l’on veut introduire la culture palliative, il faut donner un poids universitaire, en termes de « force de frappe », aux soins palliatifs.

Encore une fois, ce n’est pas un problème de moyens : c’est un problème de culture ; et pour les cérébrolésés, c’est un problème de filières de malades. À moyens constants, on peut s’organiser différemment. On pourrait dire que l’on ne met des malades très graves que dans des centres où il y a des IRM. Il y a d’ailleurs des IRM ; mais il y en a qui ne fonctionnent pas la nuit et qui sont fermées à dix-huit heures ou à vingt heures. C’est totalement anormal !

Vous avez évoqué les pathologies qui vont engager la collégialité. Cela est valable jusqu’à un certain point. Décider d’opérer de l’appendicite ne nécessite pas de réunir un collège de médecins. 95 % de la médecine portent sur des choses très simples. Les maladies qui posent des questions éthiques fortes sont assez peu fréquentes. Mais elles sont souvent basculées sur l’hôpital public. Et cela nous ramène à la question de la T2A.

La T2A est positive. Ce qui a tué l’hôpital public, c’est l’absence de réflexion sur l’argent : pas de systèmes informatiques, pas de dépenses quantifiées, etc. Avec la T2A, on est obligé de se mettre à niveau, ne serait-ce qu’en termes d’achat des équipements, ce qu’ont fait les entreprises il y a déjà quarante ans, dans les années soixante. On ne le faisait pas à l’hôpital parce que tout était dans le budget global, et que ce n’était donc pas nécessaire. Maintenant c’est devenu nécessaire, et c’est très bien.

Cela dit, il faut réfléchir sur le long terme. On parle de convergence entre le public et le privé. Or, dans le système de la T2A, il n’y a pas le même paramétrage de remboursement : dans le secteur privé, les honoraires des médecins sont hors GHS ; à l’hôpital public, les salaires des médecins sont dedans et représentent 8 % des GHS. Le privé externalise fréquemment les examens biologiques et radiologiques, ce qui représente à peu près 15 % d’un GHS. Qu’on parle de convergence, soit, mais avec les mêmes règles du jeu.

Il conviendrait aussi de tenir compte du fait que le coût de la formation dans le public est considérable. Il faut dix à quinze ans de pratique clinique pour former un médecin. Une fois formé, il partira rapidement dans le privé, où il sera très performant.

Il est par ailleurs indispensable de prendre en compte l’aspect qualitatif et il est complètement ridicule de s’en tenir à une seule variable quantitative. La T2A est un système inflationniste, s’agissant des soins. Je trouve complètement absurde que tous les hôpitaux augmentent leur activité de 5 %. Quel sens cela a-t-il, en médecine, d’augmenter l’activité de 5 % d’une année sur l’autre ? Qui va-t-on opérer ou soigner en plus ?

M. Jean Leonetti : Ce ne sont ni les élus ni le Gouvernement qui ont donné ces indicateurs. Ce sont les directeurs d’hôpitaux qui ont fait leurs comptes et qui ont dit qu’ils aimeraient bien qu’il y ait 5 % de plus ici, 10 % de plus là. C’est un effet pervers, mais personne n’a dit qu’il fallait opérer 5 % de malades en plus.

M. Louis Puybasset : C’est tout de même le résultat. Lorsque l’on fixe des règles, il faut en connaître les résultats induits. La vie est ainsi : chacun défend sa part de marché et son activité, et chacun essaie de ne pas disparaître d’un système dont on change les règles.

Comment apprécier l’aspect qualitatif ? Je commencerais par pénaliser lourdement les fraudeurs à la T2A. Il faudrait pénaliser l’établissement complet, dans la mesure où ces fraudeurs désavantagent tous les autres : en surfacturant leurs soins, ils affectent le soin du malade d’à côté qui sera, de fait, déremboursé automatiquement.

Deuxièmement, je mettrai un indicateur qualitatif sur la qualité des soins, laquelle n’est jamais abordée. Je prendrais comme critère le « taux d’infection à NNIS zéro », celui du malade qui n’a pas de facteur de risque d’infection post-opératoire. Dans une opération du genou, la probabilité d’infection est très faible. Si l’hôpital sort de deux écarts types de la moyenne, il faut le pénaliser : il n’y a pas de raison qu’il soit remboursé de la même façon qu’une autre structure qui aurait de bons résultats en termes d’infection post-opératoire.

On pourrait retenir également la prescription du hors GHS. On peut très bien quantifier la prescription du hors GHS dans le dernier mois de vie. Si, par exemple, la moyenne est à 7 % sur le territoire national, un établissement qui fait 45 % de sa prescription hors GHS dans le dernier mois de vie développe manifestement de l’activité sur de l’acharnement. C’est le problème de ce système de T2A, qui permet de fabriquer du soin de fin de vie. On pourrait retenir enfin l’activité palliative réelle des lits identifiés.

Autant d’indicateurs de qualité pondéreraient le remboursement non pas d’un acte, mais de l’ensemble de l’établissement. Cela aurait une valeur incitative très forte. Si un établissement travaille correctement comme collectivité, il a moins de soucis financiers. S’il assure mal la dynamique du groupe, il est pénalisé. Cela me paraît juste.

Deux autres facteurs d’ajustement par rapport au privé devraient être introduits dans le système : la précarité et la comorbidité. On ne peut pas mettre d’un côté les malades socialisés, sans précarité, pouvant rentrer à domicile le soir même parce que leur conjoint vient les chercher en voiture, et sans comorbidité ; et de l’autre tous les patients désocialisés, ayant des problèmes socioprofessionnels ou familiaux et ayant beaucoup plus de comorbidité et prétendre que c’est la même maladie qui sera remboursée. Ce n’est pas possible : ce n’est pas le même environnement de malades.

La précarité coûte une fortune à l’hôpital. Elle monopolise des lits et pénalise l’activité. Mais on ne va pas mettre les patients en grande précarité à la porte parce que la prise en charge de la précarité fait partie de la fonction hospice de l’hôpital. L’hôpital et un régulateur social. Les Français sont d’ailleurs très sensibles à cet aspect égalitaire de l’hôpital : que vous soyez ministre ou SDF, vous êtes soigné de la même façon, avec les mêmes procédures de soin.

L’hôpital est le dernier lieu du contrat social qui nous unit. Il ne faut pas le casser. Sinon, que restera-t-il ? La T2A est un très bon système, mais il ne faut pas l’appliquer bêtement. Il ne faut pas qu’il serve à l’activité commerciale ou qu’on rentre dans un système d’actionnariat. Il n’est pas fait pour cela : il est fait pour soigner les Français.

M. Jean Leonetti : On va laisser cette phrase, que nous partageons tous, pour la conclusion. Monsieur le professeur, je vous remercie.

Audition de M. Bernard Beignier, Doyen de la faculté de droit de l’Université des sciences sociales de Toulouse, président de la section « droit privé et sciences criminelles » du Conseil national des universités


(Procès-verbal de la séance du 8 octobre 2008)

Présidence de M. Jean Leonetti, rapporteur

M. Jean Leonetti : Nous sommes heureux de vous accueillir, Monsieur le Doyen. Nous terminerons avec vous notre cycle d’auditions consacrées à l’analyse juridique des situations des patients en fin de vie. Nous avions déjà eu le plaisir de vous entendre lors des auditions de 2004. Depuis, certaines affaires ont relancé le débat sur une éventuelle légalisation de l’euthanasie et l’institution d’un « droit à mourir ».

Les progrès des techniques médicales mettent les médecins devant des choix éthiques de plus en plus difficiles. Aujourd’hui, la précision des pronostics, en particulier au sortir d’une réanimation, permet aux médecins d’anticiper ce que sera l’avenir social et humain des malades. Une telle approche est-elle compatible avec notre droit, qui repose notamment sur le principe de non-discrimination ? Les médecins ont d’autant plus besoin d’être éclairés qu’ils ignorent certains aspects de la loi du 22 avril 2005, en particulier les dispositifs destinés à consolider les droits du malade, comme les directives anticipées et la désignation d’une personne de confiance.

Les voyages que nous avons accomplis nous permettent de comparer les droits européens en matière de fin de vie. Nos voisins hollandais et anglais ont réussi à harmoniser les points de vue sur la fin de vie. Il serait intéressant d’harmoniser la jurisprudence. Je suis persuadé que vos réflexions de juriste contribueront à la richesse de nos débats.

M. Bernard Beignier : La loi de 2005 est trop récente pour que l’on puisse juger de son application. Il faut plusieurs années pour qu’une loi devienne pleinement effective, et je vous rassure quant au sort de la loi qui porte votre nom. Permettez-moi de faire une comparaison : en 2006, votre assemblée a considérablement réformé le droit des successions. Pour être intervenu auprès d’un certain nombre de notaires dans certaines régions du sud de la France, j’ai appris que le code civil n’était pas appliqué, au profit du droit d’aînesse : le partage légal y est perçu comme une pratique des gens du Nord, dont il faut se méfier… Si deux siècles après son apparition, le code civil n’est toujours pas entré en vigueur dans certains territoires, on peut penser qu’il est raisonnable de ne pas juger une loi trois ans après sa promulgation !

Pour avoir souvent présenté cette loi dans les CHU, notamment à Toulouse, je peux dire que les médecins, en réanimation comme en soins palliatifs, l’ont parfaitement comprise et qu’ils en sont très satisfaits. Il faudra en revanche plus de temps pour que le reste du corps médical en comprenne la portée, ce qui explique le faible recours aux directives anticipées. Je vous indique à ce sujet que le répertoire Defrénois, destiné aux notaires, a publié des modèles de formulaires.

Cela dit, on me demande souvent à quoi sert cette loi, qui n’apporterait rien de neuf. Il est vrai qu’avant 2005, on se référait au code de déontologie. Mais une loi, en plus de sa vocation pédagogique, a l’avantage d’harmoniser et de structurer le droit. La loi de 2005 a un autre atout : elle a mis en place la procédure d’arrêt des soins, qui n’existait pas antérieurement, ainsi que la collégialité. En tant que juriste, je pense qu’un grand nombre de médecins attendaient cette loi, voire l’appliquaient avant même sa promulgation ; d’autres, en revanche, semblent découvrir que l’art médical consiste d’abord à soigner. Cela s’est passé de la même façon chez les juristes, qui sont souvent obligés de rappeler à leurs étudiants que le droit a pour but ultime de garantir la paix sociale. Je pense qu’après un temps d’acculturation nécessaire, le monde médical reconnaîtra la portée de ce texte. Les choses sont en bonne voie.

L’intérêt majeur de la loi de 2005 est d’avoir libéré les consciences – des médecins comme des malades. Le terme « euthanasie » est ambigu, bien que la loi de 2005 l’ait quelque peu clarifié : on sait désormais ce qui est interdit et ce qui ne l’est pas. Je ne sais pas de quelle façon ce texte est aujourd’hui enseigné dans les facultés de médecine, mais permettez-moi de vous rappeler les difficultés que pose depuis trente ans l’enseignement du droit européen. Mes collègues qui enseignent la médecine font face aujourd’hui à la même problématique : laissons-leur du temps !

Votre mission d’information est née à la suite d’un cas délicat, qui avait défrayé la chronique. Dans cette affaire, si la loi de 2005 n’a servi à rien, c’est qu’on n’a pas voulu l’appliquer. Il s’agissait en effet d’une personne qui, après avoir refusé une partie des soins curatifs ainsi que les soins palliatifs, a demandé clairement une assistance au suicide. On ne peut en conclure que la loi ait connu un échec, mais cela pose une question récurrente : y a-t-il dans notre pays un droit à la mort, et quelqu’un qui veut se donner la mort détient-il une créance qui obligerait l’État et les médecins à l’aider ?

L’euthanasie et le suicide assisté sont deux choses distinctes, qu’il ne faut absolument pas amalgamer. C’est ce qu’a démontré la décision du tribunal de Dijon. Et si le suicide assisté existe en Suisse, celui-ci n’a jamais été prévu par le code suisse : il a été mal interprété ! Avant d’aborder le sujet douloureux du suicide assisté, il faut définir juridiquement le suicide : est-il le fruit d’une volonté altérée ou d’une volonté éclairée ? En France, où l’on recense environ une tentative tous les trois-quarts d’heure, l’immense majorité des suicides surviennent dans des conditions pathologiques. Or, il y a une grande différence entre la fatalité et la volonté.

Le suicide peut être la conséquence d’une volonté altérée, pour diverses raisons : la dépression, dans la majorité des cas, mais également le manque de discernement, illustré par le cas dramatique de l’actrice Romy Schneider, qui a absorbé trop de médicaments mais ne voulait certainement pas se donner la mort ; viennent ensuite les pathologies diverses et les pressions subies – Socrate et Rommel, par exemple, savaient fort bien ce qu’ils faisaient, et le second n’avait pas d’autre choix que le suicide. Enfin, le suicide peut être la conséquence d’une manipulation sectaire, qui se traduit, en termes juridiques, par un abus de confiance ou de faiblesse. Face à ce type de suicide, le droit protège la personne, qui est alors une victime. À ce titre, une journée nationale a été instaurée, le 5 février, afin de lutter collectivement contre les tendances suicidaires d’une partie de la population, en particulier les plus jeunes.

Face au suicide éclairé, de tradition stoïcienne, qui répond à la volonté d’une personne pour des raisons qui tiennent à sa conception de la vie, le droit a une position de retrait. Le suicide n’était pratiquement pas condamné par les juridictions royales, et il ne l’est plus du tout depuis l’apparition du code pénal, en 1790. Et jusqu’à la loi de 1998, le code des assurances disposait que le seul obstacle à la garantie de l’assureur était la mort volontaire que les juges interprétaient comme devant être un acte conscient. Cette notion de mort consciente vient du droit canon, qui exigeait que la mort soit de propos délibéré
– deliberatio consilio.

Dans notre pays, lorsque le suicide est délibéré, le droit ne juge pas : une personne qui veut se donner la mort en a le droit. Mais a-t-elle le droit d’être aidée en cela ? Si le terme d’euthanasie est ambigu, celui de suicide assisté l’est également, car il existe deux formes d’assistance au suicide : l’une a trait au résultat, l’autre aux moyens employés. Dans le premier cas, une personne demande à l’un de ses amis de lui tirer une balle dans la tête. L’acte est donc commis par un tiers : cette assistance est totalement interdite par la loi. Dans le second cas, on fournit les moyens de se suicider à une personne qui les utilisera pour se donner la mort – par exemple, en lui fournissant divers médicaments dont le mélange peut être fatal : c’est cette assistance-là qui n’est pas incriminée dans le droit français.

M. Jean Leonetti : En effet, la question est cruciale, et vous avez raison de faire une distinction entre euthanasie et suicide assisté. Mais l’assistance dont vous parlez est en contradiction avec la mission du médecin ; pour celui qui n’est pas médecin, elle s’apparente à la non-assistance à personne en péril. En dehors de l’intermédiaire qui tire une balle dans la tête de son ami et de l’abstention du droit en matière de suicide volontaire, l’assistance n’est-elle pas toujours à la frontière de la provocation au suicide et de la non-assistance à personne en danger ? N’est-elle pas toujours contraire à la mission première du médecin, qui est de soigner et de guérir ?

M. Bernard Beignier : En effet, il y a là une subtilité juridique !

M. Jean Leonetti : Pour ajouter au trouble qui est le nôtre, le juge, dans les attendus du jugement de non-lieu de Mme Humbert, n’évoque pas l’assistance au suicide. Pourtant, dans l’hypothèse où la mort de ce jeune homme était volontaire, il est évident qu’il était dans l’incapacité de se procurer seul les médicaments. Pourquoi les attendus font-ils état de l’envahissement des sentiments et de la contrainte médiatique ? Pourquoi les juges n’ont-ils pas justifié le non-lieu par le fait que le suicide n’est pas pénalisé dans le droit français ? Cela aurait peut-être ouvert une brèche dans notre approche morale du suicide, mais cela aurait paru plus fondé.

M. Bernard Beignier : Je partage totalement votre point de vue, mais je sais, en tant que juriste, que l’ordre moral et l’ordre juridique sont très différents – cela dit, à titre personnel, je n’aiderai jamais quelqu’un à se donner la mort. Dieu merci, nous vivons au quotidien dans le respect d’un certain nombre de règles établies, sans nous référer sans cesse au code civil ou au code pénal. Je pense qu’il faudrait réécrire l’article 223-13 du code pénal, qui incrimine la provocation au suicide, car il est très mal libellé. D’ailleurs, cette infraction n’est invoquée que dans un très petit nombre de condamnations. Elle le fut pourtant, en 2005, dans deux arrêts des cours d’appel de Poitiers et de Paris (respectivement du 1er février 2005 et du 11 janvier 2005) : les juges ont invoqué « la contrainte morale pour provoquer le suicide ». L’arrêt prononcé à Paris est encore plus clair puisqu’il invoque « la volonté de faire surgir chez autrui la résolution de se donner la mort ». Voilà pourquoi je distingue, en droit, deux formes d’assistance : l’une visant le résultat, l’autre les moyens.

La parution du livre Suicide mode d’emploi a donné lieu à la loi du 31 décembre 1987 qui incrimine la provocation au suicide. En effet, dans l’arrêt du 26 avril 1988 (en application du droit – ou de l’absence de droit – antérieur à cette loi), la Cour de cassation, pour la première fois dans l’histoire de notre droit, avait incriminé l’auteur du livre pour défaut d’assistance à personne en péril. Je rappelle que la victime était un jeune homme dépressif – il est important de le préciser – qui, après avoir lu le livre, a commis l’irréparable. Certes, à l’époque, la cour n’avait rien d’autre pour appuyer son jugement et il fallait calmer l’émoi que ce livre épouvantable avait provoqué. Le souhait du législateur en 1987 était d’encadrer le suicide pathologique. En réalité, les articles 223-13 et 223-14 de notre code pénal sont très différents : le premier condamne le fait de provoquer au suicide d’autrui ; le second, plus efficace, condamne la publicité ou la propagande en faveur du suicide. Si celui-ci ne présente aucune difficulté pour les juges, il leur est en revanche difficile de distinguer la provocation de la non-assistance à personne en péril.

Pourquoi alors ne pas étendre la portée de ces deux délits, dans la mesure où la non-assistance est très rarement retenue par les juges du fond, encore plus rarement par la Cour de cassation ? N’oublions pas dans quelles conditions ce délit a été établi par le gouvernement de Vichy, qui cherchait le moyen de contraindre les Français à aider les soldats allemands blessés sur notre sol. C’est un texte étrange au regard de notre droit pénal car il ne fixe pas ce qui est interdit, mais ce que l’on doit faire – ce qui est contraire à la vocation du droit pénal. Outre les dangers que pourrait représenter son extension, c’est une incrimination très difficile à utiliser. Quant à l’incrimination de provocation au suicide, si elle est peu utilisée, c’est qu’il faut démontrer que la personne s’est suicidée parce que sa volonté a été contrainte par les agissements d’autrui. Si la personne est décédée, la preuve est impossible à établir. En revanche, le libellé incertain de l’article peut laisser entendre que la fourniture de moyens, elle, est incriminée. Mais c’est là le cœur de la question juridique !

Le médecin qui délivre une ordonnance « mortifère » contrevient surtout à l’éthique médicale, le code de déontologie ne prohibant que l’acte lui-même. Par conséquent, en l’état actuel du droit, le fait de fournir à quelqu’un qui a la volonté de se suicider les moyens de le faire n’est pas incriminé par la loi – ce que confirme un jugement du 5 avril 1990 du tribunal de Lille, à propos de la remise d’un couteau par un tiers.

Je suis convaincu que la loi de 2005 règle la grande majorité des problèmes. Lorsqu’elle sera parfaitement comprise, les demandes d’euthanasie de la part de malades se résorberont. Mais ce dont je suis certain, c’est que certaines affaires se reproduiront dans les années à venir et que nous serons toujours confrontés au problème que poseront des personnes revendiquant l’assistance au suicide. Il convient de rappeler que le suicide, s’il reste une liberté individuelle, n’est pas un droit, au sens du droit subjectif. Nous ne jugeons pas la personne qui se donne la mort, mais il ne faut pas aller au-delà : le suicide doit rester, étymologiquement, un acte personnel. Si le Parlement, demain, votait une loi autorisant le suicide médicalisé, il violerait un interdit majeur, tant du point de vue du droit que de la déontologie médicale.

À mi-chemin entre ces deux approches, on peut considérer le suicide assisté comme un acte personnel commis sur les conseils ou avec les moyens fournis par un tiers. Si, moralement, je trouve cette attitude critiquable, voire condamnable, elle ne constitue pas juridiquement une infraction. On peut refuser le suicide médicalisé sous prétexte que ce n’est pas un droit, il n’en reste pas moins une liberté, et par conséquent une personne qui cherche consciemment à obtenir les moyens de se donner la mort a parfaitement le droit de se les procurer.

Notre pays ne doit pas entrer dans la logique du code pénal suisse et de son article 114, introduit au début du siècle dernier, qui encadre le « meurtre sur demande de la victime », en le définissant certes comme un acte homicide, mais d’une gravité moindre qu’une attaque à main armée. N’oublions pas qu’en France, la justice repose sur un jury souverain, ce qui n’est pas le cas dans la plupart des pays européens où le juge est tenu par l’application stricte de la loi. Les associations, interprétant strictement ce code, y ont vu un droit à l’assistance au suicide, tant sur le plan des moyens que des résultats. Et ce qui n’était qu’une exception est devenu un principe. Conservons les principes qui fondent notre code pénal sur ce point, tout en essayant de mieux distinguer les deux incriminations que sont la non-assistance à personne en péril et la provocation au suicide.

Dans un commentaire de la loi de 2005, on pouvait lire ceci : « Le suicide assisté consiste à laisser à portée du malade la substance susceptible de provoquer la mort en sachant qu’il va l’utiliser. Cette aide apportée à un acte principal non incriminé n’est pas un acte de complicité punissable. Elle relève de la provocation au suicide, caractérisée par la fourniture de moyens afin d’accomplir le geste fatal ou encore de la non-assistance à personne en danger. Elle est donc pénalement punissable ». L’auteur de cet article, à mon sens, a mal interprété la loi : le double effet qu’elle prévoit n’est pas le suicide assisté.

Nous serons toujours confrontés au cas de personnes qui, pour des raisons strictement personnelles, souhaiteront se donner la mort et être aidées en cela. Soyons clairs : le cas de ces personnes n’a rien à voir avec la loi sur la fin de vie puisque justement elles ne souhaitent pas s’y référer. Sur ce point, aucun grief ne peut être adressé à la loi de 2005.

S’agissant du suicide assisté, la loi ne peut admettre un acte qui s’apparente à un homicide, moins encore dans un cadre hospitalier : ce serait une violation non seulement du code pénal, mais également des règles les plus élémentaires de l’art médical. En revanche, il faut trouver une porte de sortie pour les personnes qui se procurent les moyens de commettre un acte personnel, ce qui n’est pas incriminé par le code pénal.

M. Jean Leonetti : Vous nous invitez à modifier l’article 223-13 du code pénal : de quelle manière ?

M. Bernard Beignier : C’est le professeur Philippe Conte qui a démontré la difficulté d’appréhender juridiquement la provocation. Mais voici ce qu’écrivait à l’époque M. Albert Mamy, député, dans son rapport : « La proposition de loi qui devait devenir la loi du 31 décembre 1987 n’entend pas en l’espèce réprimer le suicide, qui est une affaire d’ordre personnel, mais souhaite seulement sanctionner le fait d’un tiers qui affecterait l’autonomie personnelle de la personne visée en transformant par son action, ses pressions, son influence, une personne libre en victime ». Plus loin : « Leur suicide apparaît alors comme le dernier acte d’un processus de dégradation et l’acte d’incitation peut être l’élément décisif de cette dégradation ». Enfin : « Au cours des débats, l’aide au suicide a été expressément écartée par le Parlement, soucieux que le texte ne puisse être utilisé pour réprimer indirectement l’euthanasie, qui relève d’un autre débat ».

Le législateur de l’époque avait hésité entre les mots « incitation » et « provocation », que la loi pénale utilise dans l’article 24-6 de la loi de 1880 sur la liberté de la presse, article qui condamne la provocation à la haine raciale. Or, celle-ci a été comprise par les juges comme la « volonté de susciter un acte positif de violence ».

Par ailleurs, l’on voit clairement le lien qui existe dans le code pénal entre la section 6, relative à la provocation au suicide et aux atteintes à la personne humaine, et la section 6 bis, qui porte sur l’abus frauduleux de l’état d’ignorance et de faiblesse d’une personne. Pourquoi ne pas interpréter l’article 223-13 au regard de l’article 223-15-2, qui condamne précisément « l’abus frauduleux de l’état d’ignorance ou de la situation de faiblesse soit d’un mineur, soit d’une personne dont la particulière vulnérabilité, due à son âge, à une maladie, à une infirmité, à une déficience physique ou psychique, à un état de grossesse » ? Ainsi vous pourriez réformer le code pénal ou en fusionnant ces deux textes ou en transformant la provocation en contrainte au suicide, sachant que le terme « provoquer au suicide » est compris par les juristes comme le fait de provoquer un acte dont une personne n’aurait pas eu l’idée sans l’intervention d’un tiers – ce qui n’a rien à voir avec le cas d’une personne qui, ayant décidé de se donner la mort, demande à autrui de lui en fournir les moyens.

M. Jean Leonetti : Puis-je me permettre de vous torturer ? Provoquer – pro vocare : appeler en avant – n’est pas contraindre. Prenons le cas d’une personne vulnérable. Le fait de l’accompagner dans sa démarche suicidaire peut être une provocation sans être une contrainte. Si nous réduisons le sens de « provoquer », qui manque totalement de précision, à celui de « contrainte », nous légalisons, en quelque sorte, l’assistance au suicide – ce qui ouvre la porte à des dérives comme celles qui se déroulent en Suisse. Quelqu’un pourra dire : « Je n’ai contraint personne, je n’ai fait que déposer le verre sur la table ». Il lui suffira, pour ne pas être inquiété, de présenter par écrit la preuve de la volonté de la personne de se donner la mort.

Le terme « provoquer » n’est peut-être pas satisfaisant, mais pour les personnes qui ont exprimé la volonté intangible de se donner la mort sans avoir subi d’influence d’autrui, la loi reste imprécise. Dans les faits, la réalité est tout autre car dans notre société, nul ne peut se soustraire à la pression, qu’elle soit familiale ou sociétale. Un individu qui pense que sa vie ne mérite pas d’être vécue peut passer à l’acte parce que la société, sa propre famille ou une personne de son entourage semblent lui donner raison. À partir du moment où la morale et l’éthique médicale nous portent à dissuader une personne qui nous fait part de sa volonté de mourir, le fait de l’accompagner dans son projet mortifère n’est-il pas déjà de la provocation ? C’est pourquoi ne laisser dans le code pénal que la notion de contrainte risque de nous rapprocher de la loi pénale suisse, ce qui serait, à mes yeux, la pire des situations. Même si nous ne les approuvons pas, les lois pénales de Belgique et de Hollande sont respectées, tandis qu’en Suisse, tout est permis puisque rien n’est interdit.

M. Bernard Beignier : En effet ! S’agissant de la contrainte, je ne fais que reprendre l’interprétation que font les juges de l’article 223-13. La décision du tribunal de Lille, par exemple, s’appuie sur l’absence de caractère contraignant. Le terme de provocation, j’en conviens, n’est pas satisfaisant, mais l’article 223-15-2, en condamnant l’abus frauduleux de l’état d’ignorance ou de la situation de faiblesse d’une personne, correspond parfaitement à la réalité. Je vous rappelle que si la notion de vulnérabilité n’est entrée dans le droit que très récemment, elle est désormais prise en compte, notamment dans la loi de 2007 portant réforme des tutelles.

Je partage votre sentiment sur ce point : quelqu’un qui n’a pas tendu la main à une personne vulnérable et qui ne l’a pas ramenée à la vie, voire l’a enfoncée un peu plus dans sa détresse, a exploité cet état de vulnérabilité pour pousser cette personne vers le suicide.

Cela dit, un simple toilettage des textes suffirait. La section 6 bis du code pénal a été ajoutée sans que l’on tienne compte de ce qui existait auparavant. En 1987, les notions d’incitation et de provocation étaient encore floues, et celle de vulnérabilité n’existait pas. J’insiste sur ce point car lorsque j’ai assisté, en tant que rapporteur, au congrès des notaires de France, qui avait pour thème, il y a trois ans, les personnes vulnérables, cette notion n’était guère connue. La notion de vulnérabilité est vraiment reconnue par notre droit.

Un texte parfaitement clair mentionnerait le fait d’exploiter une situation ou celui de ne pas aider quelqu’un à s’en sortir. Je suis convaincu que 95 % des suicides sont le fait de personnes qui auraient pu y renoncer si elles avaient rencontré quelqu’un au bon moment. Depuis que je suis enseignant, soit depuis vingt-cinq ans, dix de mes étudiants se sont donné la mort. À chaque fois, je me suis demandé si j’avais été suffisamment attentif. Nous nous heurterons toujours à ce problème : certains êtres envisagent froidement de se donner la mort et une partie d’entre eux veut être aidée.

Il faut exclure clairement de la loi toute aide directe à la personne, car cette aide s’apparente à un homicide. Si le Parlement vote une loi en ce sens, il devra en assumer les conséquences. En revanche, le cas de la personne qui demande qu’on lui fournisse les moyens de se donner la mort n’entre pas juridiquement dans le cadre de la provocation et de l’abus de faiblesse. Sur ce point, les textes de loi en vigueur sont contradictoires.

M. Jean Leonetti : Ces deux textes sont les conséquences de situations particulières. Le premier a été dicté par la volonté de condamner la provocation publique que fut la parution du livre Suicide mode d’emploi. Le second a été initié pour lutter contre les sectes, responsables de suicides collectifs. Le second englobe le premier en définissant le caractère vulnérable des personnes qu’il faut protéger. Dans la pratique, toute personne malade étant vulnérable, c’est l’article 223-15-2 qui s’applique.

Vincent Humbert avait les trois quarts du cerveau détruit ; quant à Chantal Sébire, sa faculté de jugement était altérée par sa tumeur au cerveau : tous deux étaient donc éminemment vulnérables ! En dehors de ces cas, il n’existe qu’une seule forme de suicide : le suicide existentiel. Souvenez-vous qu’Axel Kahn, à  la question « le suicide est-il une liberté ? » répondait ainsi : « C’est une liberté pour celui qui est en bonne santé, qui a une famille aimante, mais qui fait le choix du néant. En revanche, pour celui qui souffre physiquement, qui est abandonné et solitaire, qui n’a plus les moyens de subvenir à ses besoins quotidiens, le suicide n’est plus une liberté mais un choix entre deux maux, dont le néant est le moindre ».

En tant que médecin, je n’ai jamais rencontré de cas de suicide existentiel, sauf dans la littérature, en lisant Camus par exemple. En dehors des cas pathologiques, je ne rencontre que des malades qui ont peur d’affronter une maladie évolutive.

M. Bernard Beignier : Avec l’article 2-17 du code de procédure pénale, le législateur a ouvert l’action publique aux associations qui luttent contre les sectes pour la mise en œuvre de l’article 223-13 sur la provocation. Il y a une articulation entre les deux textes, mais d’un point de vue strictement juridique, on distingue la provocation au suicide, très bien définie, et un autre délit, dont la définition est plus ouverte et qui me semble mieux correspondre aux réalités. Je suis d’accord avec vous, le suicide stoïcien est exceptionnel. Il est normal que le juge du tribunal de Dijon ait été très sobre dans son ordonnance de référé, surtout après une plaidoirie qui s’appuyait sur la Convention européenne des droits de l’homme. Quant à l’affaire Humbert, elle s’est soldée par une ordonnance de non-lieu – avant que de nouveaux témoignages ne jettent le doute sur la volonté réelle du jeune homme de mourir. Il est important de bien distinguer deux catégories de suicide et de comprendre que l’immense majorité d’entre eux ne sont pas réellement volontaires. En l’état actuel du droit, il ne nous est pas possible d’aider les personnes en situation de faiblesse : il est donc nécessaire de le renforcer sur ce point. Voilà pourquoi je souhaite que l’on rapproche les deux textes.

Quant au reste, nous n’avons pas besoin de mettre en place une exception d’euthanasie. Laissons le système fonctionner tel qu’il est actuellement et les juges faire leur travail. On oublie souvent que les juges ne servent pas uniquement à condamner, mais à déclarer l’innocence. Ils doivent donc pouvoir dire si un suicide a été commis en parfaite conscience et dans quelle mesure la personne a été assistée. Laissons donc la porte légèrement entrouverte, mais sans l’ouvrir totalement…

M. Jean Leonetti : Pour cela, le code pénal est-il suffisant ?

M. Bernard Beignier : Je mets naturellement de côté l’article 223-14, qui d’ailleurs ne devrait pas figurer dans le code pénal mais dans la loi sur la presse. En revanche, il y a une discordance entre les articles 223-13 et 223-15-2. Il est clair que le législateur a ouvert la perspective de l’abus frauduleux de l’état d’ignorance et de faiblesse. Et je suis persuadé que le législateur de 2001, s’il avait eu à rédiger la loi de 1987 relative à la provocation au suicide, ne l’aurait pas fait de la même manière. J’en veux pour preuve que le texte visant à lutter contre les sectes puise sa source dans l’article 223-15-2, mais que son application s’appuie sur l’article 223-13. Cela conforte votre point de vue, que je partage totalement : dans l’immense majorité des cas, le suicide n’est pas un acte éclairé puisque la personne, placée dans des circonstances différentes, ne se serait pas donné la mort. Il faut que cela apparaisse clairement dans le code pénal, à côté des suicides stoïciens.

M. Jean Leonetti : C’est pourtant ainsi que la personne qui a édité Camus dans la Pléiade s’est donné la mort !

M. Bernard Beignier : Certes ! Les textes de loi, je le répète, sont imprécis. Dans l’affaire Chantal Sébire, on n’a pas voulu éclairer les circonstances du suicide, et je pense qu’il ne fallait pas le faire. Imaginons que nous découvrions aujourd’hui de quelle façon elle s’est procuré les médicaments : on appliquerait l’article 223-13 et non l’article 223-15-2, qui nous obligerait pourtant à nous demander si cette personne avait une conscience parfaitement lucide de ce qu’elle réclamait.

Il faut donc clairement dissocier la fin de vie et le suicide assisté : ce sont deux choses différentes. Que se serait-il passé, par exemple, si Montherlant n’avait pas été totalement aveugle ?

Certains envisagent de créer une commission ad hoc qui délivrerait des autorisations. Je n’en vois pas la nécessité : les décisions en la matière relèvent de la politique criminelle ou, plus modestement, d’une circulaire du Garde des Sceaux indiquant dans quels cas des poursuites doivent être engagées. Quoi qu’il en soit, nous devons faire preuve de la plus grande prudence et ne pas nous lancer dans des poursuites maladroites. Pour conclure, tout ce qui existe actuellement – la politique criminelle menée par le Garde des Sceaux, l’opportunité d’intenter une action publique par le procureur, la possibilité pour le juge d’instruction de qualifier les faits dans un sens ou dans l’autre, sans oublier le recours devant la chambre d’instruction, qui peut entendre toute personne susceptible de l’éclairer, et éventuellement devant la chambre criminelle – est préférable à l’exception d’euthanasie, définie par une commission. On évoque également l’intervention d’experts – de quels experts s’agit-il ?

En matière de poursuites d’actes criminels, pourquoi ajouter à ce qui existe déjà et qui fonctionne bien ? S’il y a un doute, il appartient au jury de statuer. Permettez-moi de vous rappeler ce qui s’est passé il y a plusieurs années dans une affaire à Sévérac-le-Château : le procureur de la République de Millau a intenté des poursuites purement disciplinaires, qui ont été assorties de sanctions non négligeables. Notre système donne toute satisfaction, d’autant plus que dans notre pays, le jury a une souveraineté totale. Je rappelle que c’est la seule juridiction qui, depuis 1790, n’est pas tenue de motiver ses actes. À la totale liberté d’appréciation du jury, il faut ajouter l’importance accordée aux mobiles. Je trouve, pour ma part, cette procédure plus démocratique qu’une décision prise par une commission, qui au demeurant sera toujours contestée. J’ajoute que l’exception d’euthanasie poserait un problème : serait-elle décidée a priori ou a posteriori, ce qui, d’ailleurs, n’empêcherait pas les poursuites judiciaires ?

Outre ces quelques discordances qui subsistent dans le code pénal et jettent le trouble, le système, je le répète, fonctionne bien. Laissons la loi de 2005 imprégner les mentalités. La prochaine génération de médecins l’aura parfaitement comprise. De la même manière, ce sont les jeunes notaires qui appliquent aujourd’hui la loi sur les successions.

M. Jean Leonetti : Je vous remercie, monsieur le Doyen.

M. Michel Vaxès : La définition de la mort dans le code de la santé publique pose un certain nombre de questions. Comment le droit caractérise-t-il l’état d’une personne qui se trouve dans un état végétatif chronique, c’est-à-dire qui n’est ni morte, ni vivante ?

M. Bernard Beignier : La jurisprudence est très claire : le législateur, par le débat du 2 décembre 1996, a adopté la définition de la mort cérébrale définie de manière très détaillée par le code de santé publique, mais c’est en avril 1968, avant la première greffe française réalisée par le professeur Cabrol, qu’une circulaire du ministère de la santé a abandonné la définition de la mort cardiaque.

Les personnes en état végétatif sont vivantes. La Cour de cassation le rappelle régulièrement en défendant les personnes qui, après un grave accident de la circulation, sont plongées dans un coma végétatif chronique durant de nombreuses années. Les compagnies d’assurance rechignent parfois à leur verser des dommages et intérêts, au motif que, vu leur état de conscience, cela ne sert à rien. La Cour de cassation a toujours considéré qu’il s’agissait de personnes vivantes, donc susceptibles de percevoir des indemnités.

Le code de santé publique fixe trois critères précis, dont le principal est le rythme des encéphalogrammes. Le problème le plus crucial que pose cette situation tient à la réaction des proches qui, après de longues années de vie végétative, souhaitent parfois que cela s’arrête. La décision est difficile, car il y a toujours un doute, et l’on a vu des personnes revenir à la vie après plusieurs années de coma. La réponse juridique est très claire : il n’est pas question de cesser d’alimenter une personne qui est encore en vie, sauf dans les cas où le processus de dégradation est engagé et la mort inéluctable.

M. Jean Leonetti : La loi de 2005 précise qu’il est permis d’arrêter les traitements « qui n’ont d’autre but que le maintien artificiel de la vie ». Il est clair que dans certains cas, l’arrêt des traitements peut avoir des conséquences fatales.

M. Bernard Beignier : Bien sûr, et devant de telles situations, le juriste ne peut que se taire. Il appartient au corps médical d’en décider, en toute conscience.

M. Jean Leonetti : Le professeur Puybasset nous expliquait tout à l’heure que le diagnostic ne pouvait parfois être établi que très tardivement.

M. Bernard Beignier : On dit souvent que la loi ne fait qu’entériner une situation existante, mais en l’occurrence elle a tout de même permis l’utilisation d’une procédure d’arrêt des traitements, qui est la garantie d’une certaine prudence.

Votre assemblée, le 16 avril dernier, a voté en première lecture un texte qui va à l’encontre de ce que je vous propose puisqu’il propose de lutter contre la provocation au suicide et la maigreur excessive : je parle de la proposition de loi relative à l’anorexie. Je ne suis pas favorable à un tel mélange des genres.

M. Jean Leonetti : Puisque nous parlons de vulnérabilité, celle du droit vient de ce qu’il répond à l’actualité médiatique et émotionnelle : ce fut le cas pour les sectes, le livre vantant le suicide, l’anorexie…

M. Bernard Beignier : Absolument, et plus récemment pour le mariage posthume. Savez-vous qu’il y a en France cinquante mariages posthumes par an ? Nous devons donc être extrêmement prudents avant de légiférer dans ces domaines. Le professeur Abiven disait à propos de l’euthanasie qu’il y aurait toujours des cas atypiques. D’où la nécessité de garder dans la loi une petite porte de sortie…

M. Jean Leonetti : Ad augusta per angusta ! Adoptons le mot de passe des conjurés d’Hernani : des voies étroites pour arriver à des choses augustes. Je vous remercie.

Audition de Mme Rachida Dati, Garde des sceaux, ministre de la justice


(Procès-verbal de la séance du 8 octobre 2008)

Présidence de M. Jean Leonetti, rapporteur

M. Jean Leonetti : Nous accueillons Mme la Garde des Sceaux pour entendre le point de vue juridique du Gouvernement sur notre problématique. Il ressort en effet clairement de nos auditions que la loi du 22 avril 2005 est largement méconnue et parfois mal appliquée par les professionnels de santé. Mais, comme le montrent certaines ordonnances des juges d’instruction, les magistrats se montrent eux aussi très embarrassés devant les affaires d’euthanasie. Il semble, plus généralement, que les mondes judiciaire et médical se connaissent mal, voire se méfient l’un de l’autre. Aussi saluons-nous une initiative comme celle que vous avez prise à Besançon le 17 avril, madame la Ministre, pour rapprocher le CHU et le parquet local.

Il y a encore beaucoup à faire pour évaluer cette loi, la faire connaître et sans doute la préciser sur quelques points. Ceci ne peut être fait seulement par les professionnels de santé, le ministère de la Santé et les sociétés savantes. Dans la mesure où la Direction des affaires civiles et du sceau et celle des affaires criminelles et des grâces sont directement impliquées dans l’application de cette loi, votre ministère joue un rôle central qui justifie votre audition. Nous serons donc heureux de connaître votre sentiment sur l’application de la loi ainsi que vos suggestions pour l’améliorer dans l’intérêt des malades, des professionnels de santé et de la justice.

Mme Rachida Dati : Les Français ont été très émus par les cas de Vincent Humbert et de Chantal Sébire. Ils ont partagé avec eux des moments tragiques et douloureux. Personne ne peut rester insensible devant de telles souffrances, qui posent sur la maladie et la fin de vie des questions d’ordre médical, moral et juridique.

Ces sujets complexes doivent être traités sans précipitation ni passion. Il faut éviter de réagir à chaud et prendre le temps d’analyser l’efficacité de la législation, et notamment de la loi Leonetti du 22 avril 2005. Votre mission le fait avec compétence et discernement. Il est fondamental pour notre démocratie que des parlementaires de droite et de gauche examinent ensemble cette question de société.

La loi du 22 avril 2005 a marqué une étape décisive dans l’appréhension de la fin de vie. C’est une loi d’une grande humanité, qui permet une mort apaisée, dans la dignité, accompagnée par les proches. Encore trop de personnes meurent seules dans des établissements hospitaliers, sans accompagnement social et humain.

La loi a apporté trois innovations essentielles :

– le respect de la personne et de sa volonté : la personne malade n’est plus dépossédée de sa mort. Il n’y a plus d’« acharnement thérapeutique ». Si un patient refuse certains soins, sa volonté est respectée et sa dignité préservée jusqu’aux derniers instants ;

– la reconnaissance des soins palliatifs, qui peuvent être mis en œuvre pour traiter la douleur, même si certains ont pour effet secondaire d’abréger la vie ;

– la possibilité de prendre des directives anticipées : la personne peut faire connaître ses choix par avance, sans attendre de n’être plus en mesure de les exprimer.

La loi permet au corps médical de s’assurer qu’il prend bien en compte les attentes du patient. Elle fixe également un cadre d’intervention pour les magistrats. Contrairement au médecin, le juge intervient ici après la mort. Ils ne sont donc pas dans le même temps d’action, ni même de réflexion.

La loi Leonetti a permis de clarifier des situations médicales qui se situaient jusque-là hors du champ juridique. Les affaires dites de « fin de vie » qui font l’objet de poursuites judiciaires restent rares. Sur les 75 000 cas potentiels recensés par le milieu hospitalier, seules vingt-huit affaires – soit deux ou trois par an – ont été signalées à la Chancellerie depuis 1995. C’est peu au regard de la masse de contentieux que suit la justice, mais ce sont des affaires dramatiques, qui ont un grand retentissement médiatique.

Parmi ces vingt-huit affaires, trois seulement relèvent précisément de la problématique de la fin de vie. Elles auraient pu être évitées si la loi du 22 avril 2005 avait été en vigueur au moment des faits : des soins palliatifs ou des sédations terminales auraient permis de soulager ces personnes et de les accompagner décemment vers la mort.

La plupart des autres sont des affaires de meurtre – parfois compassionnel – que l’opinion appelle malencontreusement « affaires d’euthanasie ». Elles sont en général poursuivies des chefs d’assassinat, empoisonnement, provocation au suicide et non assistance à personne en danger.

La difficulté pour la justice est de savoir si l’intervention médicale ou familiale constitue une atteinte volontaire à la vie ou se situe dans l’accompagnement de la fin de vie. Jean-Marie Huet, directeur des affaires criminelles et des grâces, vous en a déjà parlé.

La loi du 22 avril 2005 a facilité la tâche du magistrat en fixant des protocoles d’intervention. Le magistrat doit notamment s’assurer :

– que le devoir d’information du patient a été mis en œuvre : il porte sur les effets seconds de certains traitements qui soulagent la douleur, mais peuvent abréger la vie ;

– que la volonté exprimée par le malade conscient de limiter ou d’arrêter le traitement est inscrite au dossier médical ;

– que la procédure collégiale pour l’arrêt des soins, si le malade est inconscient, a bien été mise en œuvre. Cette procédure prévoit qu’un tiers de confiance ou un membre de la famille soit informé.

Grâce à ces protocoles, le magistrat est en mesure de connaître la volonté du malade et de s’assurer qu’elle a été exprimée clairement.

D’un point de vue humain, médical ou juridique, la loi du 22 avril 2005 est donc une excellente loi. C’est pourquoi je regrette qu’elle ne soit pas suffisamment connue.

Au moment de la mort de Chantal Sébire, j’ai souhaité rencontrer des médecins, des juristes, des philosophes et des associations, pour faire avancer la réflexion sur la fin de vie. Je me suis rendue avec vous, monsieur le rapporteur, dans le service de soins palliatifs du Professeur Aubry à Besançon, où médecins, infirmières et aides-soignantes nous ont parlé de leur travail. Tous se sont félicités de l’existence de la loi Leonetti, mais ils ont déploré qu’elle ne soit pas suffisamment connue. Les spécialistes que j’ai rencontrés à Paris se sont inquiétés du manque d’accès aux soins palliatifs – 50% des malades meurent aujourd’hui sans en bénéficier.

Ces chiffres montrent un déficit d’information, tant dans le grand public que chez le personnel médical ou les magistrats, qui constituent en outre des mondes cloisonnés.

Pour moi, la question essentielle n’est donc pas de changer la loi. L’urgence est plutôt de mieux la faire connaître et de l’expliquer.

Je formule pour cela trois propositions issues de cette concertation. D’abord, il faut renforcer l’information des patients. L’information relative à la possibilité de rédiger des directives anticipées ou de désigner une personne de confiance doit être faite le plus en amont possible. Aujourd’hui, elle l’est au moment de l’hospitalisation : c’est souvent trop tard. Et je parle de milieux hospitaliers qui connaissent ou pratiquent les soins palliatifs et qui sont sensibles à cette question ; dans certains centres l’information n’est pas systématique. Une adaptation du code de déontologie pourrait inciter les médecins, notamment les médecins traitants, à jouer à cet égard un rôle plus actif.

Ensuite, il faut renforcer l’information des familles et des proches. Je pense en particulier aux cas où les malades sont hors d’état d’exprimer leur volonté et où leur entourage est susceptible d’être consulté dans le cadre des procédures collégiales. Il faut que les conclusions médicales soient portées à la connaissance de l’ensemble des proches.

La formule actuelle du code de déontologie, selon laquelle il appartient au médecin de réconforter l’entourage du malade, pourrait être élargie à la délivrance d’une information adaptée. Le renforcement de l’information pourrait s’accompagner d’une implication accrue de la famille et des proches, auxquels pourrait être reconnu le droit de demander la mise en œuvre de la procédure collégiale.

Enfin, il faut renforcer l’information et la formation des magistrats. La convention entre le Procureur général près la Cour d’appel et le directeur du CHU signée à Besançon le 17 avril illustre la nécessité d’instaurer une meilleure communication entre la justice et les praticiens hospitaliers. Elle vise également à améliorer la connaissance de la loi du 22 avril 2005 et à mettre en place de bonnes pratiques. Deux réunions de travail ont déjà eu lieu ; une journée de formation aura lieu le 21 octobre.

J’ai voulu que cette convention soit portée à la connaissance de l’ensemble des parquets. Une dépêche a été diffusée aux parquets généraux le 11 juin pour les inciter à signer des conventions similaires.

Dans le même esprit, l’École Nationale de la Magistrature pourrait conduire des actions de sensibilisation sur la problématique de la fin de la vie. La formation continue des magistrats propose déjà ces thèmes de réflexion. Je souhaite les étendre aux auditeurs de justice, dès la formation initiale.

Enfin, nous élaborons une circulaire de politique pénale pour exposer clairement le cadre de la loi du 22 avril 2005 et sensibiliser les magistrats à ses difficultés d’application.

Une idée très pertinente émerge déjà de votre mission : la création d’un Observatoire de la fin de vie. Sa mission première devrait être de recueillir des informations sur l’état des pratiques médicales en la matière, afin de disposer de données plus objectives. Il pourrait en outre contribuer à mieux faire connaître la loi du 22 avril 2005, analyser les cas problématiques et émettre des avis non contraignants, indépendamment des procédures judiciaires en cours.

Avant de conclure, je souhaite aborder une question intimement liée à vos travaux : doit-on reconnaître un droit à la mort ?

C’est une question très difficile qui dépasse le cadre juridique et le champ de la loi Leonetti. Pour ma part, je n’y suis pas favorable. L’interdiction de tuer est un interdit fondateur et absolu. La reconnaissance d’un droit à la mort serait la négation de valeurs essentielles de nos sociétés modernes. Dans son arrêt Pretty c/ Royaume-Uni du 1er avril 2002, la Cour européenne des droits de l’Homme a justement rappelé que le droit à la mort n’entre pas dans le champ du droit à la vie protégé par la CEDH.

La dépénalisation, même partielle, risquerait de conduire à la revendication d’un droit et aggraverait le risque de dérives. Il ne faut surtout pas remettre en cause le principe fondamental de la prohibition de tuer autrui.

De plus, on ne peut répondre par la loi à toutes les situations exceptionnelles. La loi fixe un cadre, et on a vu que les exceptions avaient pu être traitées même s’il s’agissait de cas difficiles. La loi n’est pas faite pour telle ou telle situation individuelle. Si son application pose problème, c’est au juge de discerner les nuances, les variantes et les exceptions. En matière de fin de vie, chaque situation est unique. Le droit ne peut régler chaque situation particulière : il fixe les normes à respecter par la gestion des situations particulières.

Voilà donc mon analyse de cette loi de grande qualité qui respecte les équilibres essentiels de notre société.

Je ne suis pas favorable à sa modification. Je souhaite simplement qu’elle soit davantage mise en œuvre, peut-être via une circulaire ou un guide d’application. Une modification conduirait en effet à rigidifier le texte, alors que le traitement des situations particulières exige de la souplesse. Enfin, je considère que la médecine n’est pas là pour tuer.

M. Jean Leonetti : Merci pour cet exposé et ces propositions. Je me réjouis, en particulier, que vous soyez favorable à la création d’un Observatoire de la fin de vie. Nous allons y réfléchir avec vous et avec le ministère de la Santé. Cette instance devrait permettre de mieux appréhender des situations dramatiques, mais qui restent autant de cas individuels.

Pouvez-vous nous donner plus de précisions sur la circulaire pénale que vous envisagez de diffuser aux parquets ? S’agit-il de donner de simples informations sur la loi d’avril 2005, ou bien, de manière plus directive, des instructions sur les procédures à appliquer par les magistrats dans ce type d’affaires, voire sur l’attitude à adopter – recours systématique à un comité d’experts, par exemple ?

M. Gaëtan Gorce : Selon vous, l’Observatoire de la fin de vie doit-il être une structure qui se borne à recueillir de l’information pour la mettre à la disposition des professionnels et du public, ou bien une véritable autorité, qui associe également des parlementaires et des personnalités qualifiées pour contribuer au débat sur la fin de vie – c’est-à-dire non un simple organe technique, mais un outil de débat public ?

Vous partagez d’autre part la préoccupation qui nous a conduits à voter la loi d’avril 2005 : trouver à des situations particulières, sans pour autant créer d’automatismes, les solutions les plus humaines possibles et les plus acceptables juridiquement. Mais dès lors qu’on reconnaît qu’un malade peut exiger l’interruption d’un traitement si sa situation lui semble insupportable, ne sera-t-on pas inéluctablement conduit à porter un autre regard sur celui qui demande à être accompagné dans sa volonté de mourir ? La différence serait alors une différence de degré, et non de nature, et le processus déjà engagé. Dans ce cas, ne faudrait-il pas poser la question du rythme de ce processus et des garanties nécessaires, plutôt que débattre sur un principe déjà reconnu de fait par la loi ?

M. Michel Vaxès : Vous avez paru hésiter entre une circulaire et un guide. Je pense pour ma part qu’il est important de nourrir le dialogue entre les milieux médical et judiciaire, afin que chacun ait une réelle connaissance des problématiques en jeu. Vous avez aussi évoqué l’information et la formation des magistrats - notamment à l’ENM. La diversité des situations est telle que la circulaire ne permettra pas de répondre à toutes. Il faut donc - c’est capital - que les milieux judiciaire et médical se comprennent bien.

Un médecin nous disait lors de son audition qu’il pourrait être conduit à la transgression, si c’était humainement la seule réponse qu’il pouvait apporter, mais qu’alors il l’assumerait. Qu’en pensez-vous ? Pour ma part, cela me paraît responsable.

M. Olivier Jardé : Parmi les 800 000 enfants qui naissent chaque année en France, 18 000 sont de grands prématurés, dont environ 1 500 seront atteints de polymalformations ou de séquelles neurologiques très graves. Envisagez-vous une exception dans la circulaire pour ces cas particuliers – où il ne peut y avoir de directives anticipées ? Doit-on prolonger une vie à peine commencée qui mérite peut-être peu d’être vécue ?

M. Jean Leonetti : Permettez-moi de revenir sur une question qui a été très présente lors des dernières auditions : celle de l’assistance au suicide. Celui-ci est une liberté, qui n’est pas constitutive d’un droit, mais qui n’est pas une infraction. Par assimilation, l’assistance à cet acte ne serait donc pas répréhensible. Le droit pénal distingue cependant l’assistance au suicide de la provocation au suicide, qui, elle, est punie. Suite à la parution du livre Suicide mode d’emploi et afin de défendre les personnes fragiles contre les sectes qui les incitent au suicide, l’article 223-15-2 du code pénal a étendu sa protection à toutes les personnes fragiles – malades, personnes mineures ou psychologiquement fragiles. Ce qui apparaissait initialement comme une évidence – l’assistance au suicide n’est pas répréhensible – ne l’est donc pas tant que cela.

D’autant que s’y ajoutent deux éléments forts. Tout d’abord, vous l’avez dit, la mission de la médecine reste de sauver la vie, et non de donner la mort. De plus, au-delà même du corps médical, la notion de non assistance à personne en péril peut être contradictoire avec une attitude permissive au regard de l’assistance au suicide. Nous aimerions donc connaître votre avis. La porte de l’assistance au suicide n’est pas pénalisable mais elle est très étroite, nous a dit le doyen Beignier, ajoutant qu’elle ne devait pas devenir un portique. Cette liberté semble donc envisageable, à condition de l’entourer de précautions.

Mme Rachida Dati : Il y a en effet une différence entre un guide de bonnes pratiques et une circulaire. Le premier est élaboré à partir des pratiques de chaque cour d’appel, afin que chacun puisse y puiser une inspiration pour les cas qu’il aura à traiter. La seconde rappelle le contenu et le cadre de la loi ainsi que ses limites, et donne des instructions. Elle est donc bien plus directive. Elle incitera également les magistrats à prendre beaucoup plus d’avis – notamment auprès de la Chancellerie – qu’ils ne le font aujourd’hui.

Quant à l’observatoire, pour moi, il doit être très ouvert. J’ai consulté des médecins, des philosophes et bien d’autres personnalités. Les positions vont d’un extrême à l’autre. L’intérêt est donc d’avoir de multiples avis pour pouvoir en faire une synthèse. L’observatoire devra donc être souple dans sa composition comme dans son statut. Il pourra être utile aux magistrats en leur donnant un avis consultatif – car il ne peut s’agir à mon sens que d’un organisme consultatif – ou en élaborant un guide de bonnes pratiques. Il ne faut pas faire l’économie de l’information. La notion de consentement éclairé a mis du temps à s’imposer dans les hôpitaux, mais aujourd’hui tout est plus clair. Il faut vraiment inciter les magistrats à solliciter des avis jusqu’à l’hôpital. La circulaire permettra de les « décomplexer » vis-à-vis de la santé, sans pour autant remettre en cause leur indépendance. Elle demandera également que l’on continue à faire « remonter » les bonnes pratiques sur, par exemple, les moyens de preuve pour établir le consentement de la personne ou les directives anticipées.

L’observatoire est donc une proposition pertinente. Il me semble qu’il faut rester souple sur sa composition comme sur ses missions. Ce sera en effet une ressource pour toute la société, y compris les parlementaires et la justice. Les magistrats ont souvent tendance à chercher seuls la solution. Or tout n’est pas dans le droit. L’observatoire pourra les aider indirectement à motiver un jugement ou une décision de classement - qu’il ne faut pas hésiter à prendre le cas échéant, de manière motivée, même si c’est douloureux.

J’en viens à la formation des magistrats. Le thème de la fin de vie n’est aujourd’hui abordé que dans le cadre de la formation continue. Il faut le faire dès la formation initiale, comme il faut apprendre aux futurs magistrats à demander des avis. Songez que bien des magistrats n’osent pas demander l’avis d’un collègue de leur tribunal ! On observe aussi que les formations continues qui traitent de la fin de vie ne sont souvent suivies que par des magistrats qui ont été confrontés à ce type d’affaires. Or la fin de vie et la vieillesse sont devenues des sujets de société, auxquels les magistrats devront être sensibilisés dès le départ.

En ce qui concerne les enfants prématurés, je pense que l’on ne peut pas donner d’instructions sur des situations particulières. Il faut rester très large. On n’est pas dans le domaine de la fin de vie. Mieux vaut sensibiliser les parents à ce sujet, par exemple lors de la préparation à l’accouchement, que donner des instructions ou légiférer sur des situations qui sont par essence particulières. Mieux vaut dire aux magistrats qu’il ne faut pas hésiter à solliciter des avis plutôt que leur fournir une liste limitative de cas, qui devra sans arrêt être réactualisée au fil des progrès de la médecine. Bref, mieux vaut s’en tenir à de grands principes et à des consignes de comportement.

M. Olivier Jardé : La loi est universelle !

Mme Rachida Dati : J’en viens à l’assistance au suicide. Vous l’avez dit, le suicide est une liberté - et non un droit - et fournir à une personne les moyens de se suicider n’est pas passible d’une condamnation selon la jurisprudence, à condition bien sûr qu’il n’y ait pas eu provocation au suicide. Le code pénal protège par ailleurs les personnes fragiles. Mais où est vraiment la frontière entre assistance et provocation ? Y a-t-il si loin du « tu me demandes des médicaments pour t’aider à en finir, je vais te les donner » au « tu souffres tellement ! Si tu veux, je peux te fournir des médicaments… » ? Les dérives seront donc inévitables si on légalise ce droit au suicide, d’autant que de plus en plus de personnes meurent seules : ne faut-il pas les protéger contre les incitations déguisées de « proches » qui n’arrivent souvent qu’à la toute fin de vie ? Le ministère de la Justice est bien placé pour savoir que l’assistance peut tourner à la provocation, à l’incitation déguisée. C’est en revanche compliqué à démontrer.

La loi de 2005 est équilibrée. Elle permet déjà d’obtenir un traitement qui soulage la douleur, même si ses effets secondaires peuvent abréger la vie. Un droit à l’assistance au suicide risquerait, lui, de conduire à des situations encore plus dramatiques, où la justice aurait bien du mal à démêler l’assistance de l’incitation. Rappelons que le suicide n’est pas un droit.

Je suis donc très réservée sur cette possibilité. Vous savez bien que l’on peut, lorsqu’on est en bonne santé ou au début d’une maladie, dire que l’on souhaite mourir en cas d’aggravation, et changer d’avis lorsque l’échéance approche. Tous les abus sont alors possibles - et je parle de situations bien réelles.

Pour moi, il importe donc avant tout de mieux diffuser et expliquer la loi de 2005, et d’inciter les magistrats à consulter et à prendre des avis ainsi qu’à classer en opportunité le cas échéant.

M. Jean Leonetti : Je vous remercie d’avoir accepté de venir devant notre mission d’évaluation pour nous apporter cet éclairage. Nous allons essayer de progresser dans les directions que vous avez évoquées : l’observatoire, la circulaire et la réflexion sur le suicide comme liberté et non comme droit.

Audition de Mme Roselyne Bachelot, ministre de la santé, de la jeunesse,
des sports et de la vie associative



(Procès-verbal de la séance du 14 octobre 2008)

Présidence de M. Jean Leonetti, rapporteur

M. Jean Leonetti : Nous avons le plaisir de recevoir Mme Roselyne Bachelot, ministre de la Santé, de la Jeunesse, des Sports et de la Vie associative. Merci, madame la ministre, d’avoir répondu à notre invitation.

Notre mission d’évaluation, depuis la mi-avril, a entendu cinquante-huit témoignages, en privilégiant les acteurs de terrain : médecins, personnels soignants, parents, malades et représentants des associations. Après nous être intéressés aux aspects médicaux, nous avons abordé les problèmes juridiques soulevés par cette loi, notamment les questions de l’exception d’euthanasie et de l’assistance au suicide, sur lesquelles Mme la Garde des Sceaux s’est exprimée la semaine dernière.

Ces auditions, pour la plupart retransmises par la chaîne parlementaire et mises à la disposition du public sur le site Internet de l’Assemblée, ont été suivies avec grand intérêt, y compris à l’étranger : on évalue à deux millions le nombre de personnes ayant suivi, à un moment ou un autre, notre travail. Cela a permis de nourrir un vrai débat public, sans parti pris et dans la transparence, au cours duquel se sont exprimées des opinions divergentes, mais toutes désireuses d’approfondir ce problème intime et complexe qu’est la fin de vie. Nous clôturons aujourd’hui avec vous, madame la ministre, cette série d’auditions, avant d’entamer la dernière phase de nos travaux, qui, pour compléter nos informations, nous conduira, après l’Angleterre et les Pays-Bas, en Belgique et en Suisse.

Lors d’un colloque sur les droits des malades et la fin de vie organisé le 21 mai 2008 au ministère de la Santé, vous aviez affirmé : « Seule une vision globale, élaborée dans une perspective critique, peut nous permettre de saisir dans leur complexité les questions qui se posent à nous et ouvrir ainsi la possibilité d’y répondre avec la finesse requise. » Au cours de ces six mois d’auditions, nous avons fait nôtre cette exigence de complexité, que d’aucuns voudraient nier. Nous interrogeant sur la meilleure manière d’appliquer la loi de 2005, nous l’avons examinée sous tous les angles : médical, éthique, social et même économique. Sans prétendre clore le débat ce soir, nous souhaiterions le poursuivre avec vous et entendre votre point de vue.

Mme Roselyne Bachelot : C’est un honneur pour moi de clore cette série d’auditions. Le principe même de l’audition favorise le déploiement de problématiques complexes et permet de produire un questionnement, là où la logique communicationnelle d’aujourd’hui tend à privilégier des points de vue marqués par l’émotion ou la certitude.

Il était bien temps de s’accorder un temps de réflexion sereine et éclairée. Ce questionnement n’est pas une parenthèse spéculative ; il ne suffit pas même d’affirmer que la réflexion qui l’initie doit irriguer les pratiques. Car c’est à l’épreuve des faits que le questionnement se forge. Car, c’est toujours en situation que se déploie la « morale du doute » dont procède la réflexion sur la fin de vie.

L’expérience du scrupule est l’épreuve morale par excellence, par opposition au fanatisme qui se nourrit de la certitude de bien faire.

L’éthique médicale n’est pas un corpus de vérités préétablies. Rétifs au prêt-à-penser et au prêt-à-agir, les personnels soignants confrontés aux situations de fin de vie savent bien qu’il ne s’agit jamais d’apporter une réponse simple à une question simple. Il faut ici d’ailleurs tenir le plus grand compte des « craintes » que peuvent susciter chez les plus vulnérables les discours abstraits, parfois dogmatiques, marqués du sceau de l’idéologie.

J’éviterai donc scrupuleusement d’invoquer des principes formels dont l’usage peut être dévoyé, et m’efforcerai plutôt d’examiner, à l’aune de situations concrètes, la pertinence des dispositions législatives en vigueur.

Le droit des malades est avant tout un droit de la personne humaine, qui doit être respectée dans sa dignité jusqu’au terme de son existence. La scandaleuse notion de « dignité perdue des personnes en fin de vie » contrarie tout autant les exigences de la morale que les principes du droit.

La dignité ne décline pas avec nos forces ; la maladie n’altère pas notre humanité – pas davantage que l’approche de la mort. Le principe du respect dû à notre prochain ne s’effondre pas soudain quand se dégradent ses facultés. Si la force ne fonde aucun droit, c’est que seule notre faiblesse oblige. La vulnérabilité en appelle à notre conscience morale, et c’est pourquoi le droit existe : pour protéger le faible sans anéantir son autonomie.

Le droit des malades et des personnes en fin de vie trouve ainsi son fondement dans cet impératif toujours difficile à satisfaire : reconnaître une liberté au moment même où la diminution de notre puissance paraît plutôt impliquer, presque mécaniquement, la tentation de la tutelle.

Que le soin suppose toujours, en un sens, la compassion ne permet en aucun cas de réduire la reconnaissance des droits à l’aléatoire de l’émotion et aux variations du sentiment. Aussi est-il essentiel, quand tout paraît basculer, de préserver jusqu’au bout les conditions d’un colloque singulier, permettant de recueillir la volonté des malades dont, concrètement, l’expression peut varier, voire se contredire, d’une heure à l’autre, notamment en fonction de leur souffrance.

La première urgence est ici de tout faire pour qu’une personne soit libérée du tourment et de la douleur physique. Il ne s’agit pas d’abréger la vie, mais d’affranchir la personne en fin de vie de la souffrance qui enferme. La pratique palliative trouve là l’essentiel de sa raison d’être.

Comme le savent les personnels soignants, le vrai bien d’une personne n’est pas dissociable de sa liberté concrète. Ce n’est pas la vie qui aliène, mais d’abord la douleur, dont il faut libérer le patient. Au stade terminal, ou avancé, d’une affection grave et incurable, l’exigence de liberté s’impose jusqu’au bout. Les soins palliatifs, procédant tout entiers de l’éthique médicale, se déployant dans des gestes de vie, sont une assistance à la liberté.

C’est à l’aune de cette seule exigence que se structure la décision médicale, toujours difficile à prendre, toujours collégiale, jamais isolée, jamais désincarnée, jamais mécanique.

L’arrêt des traitements, par exemple, ne saurait être confondu avec la suspension des soins. À cet égard, l’expression consacrée « laisser mourir » n’est pas sans équivoque. En l’opposant à « l’aide active à mourir », on laisse trop souvent entendre, très malencontreusement, qu’à l’action s’oppose le délaissement. C’est ignorer la réalité de la pratique, et méconnaître l’esprit des soins palliatifs, tout entiers soutenus par une philosophie de l’effort et du dévouement.

Les soins palliatifs impliquent une présence exigeante dans l’accompagnement, qui s’incarne dans le geste soignant. La culture palliative, comme toute pratique médicale, exclut l’application stéréotypée d’une règle préétablie. La singularité de chaque cas interdit ainsi l’assimilation radicale de la médecine et du droit, malgré la soumission des pratiques aux principes établis par la loi. Ce serait d’ailleurs une extraordinaire régression que de concevoir dans la suite des temps un droit portant remède et une médecine qui rectifie.

Sans doute, les progrès du droit et l’évolution des pratiques obéissent, parce qu’ils procèdent d’une même anthropologie, à un même impératif : assurer le respect du sujet, reconnu dans sa dignité d’être autonome, capable de se donner à lui-même ses propres fins. Le sujet ainsi défini, dont le consentement éclairé est toujours requis, est un sujet de droit, être raisonnable conçu comme tout autre. Il s’agit donc de reconnaître une volonté universalisable, et non de satisfaire telle ou telle demande privée.

Dans la pratique, l’application de cet impératif permet notamment d’éviter de réduire le patient, sujet de soins, à un consommateur de services. Cependant, si nos dispositions juridiques nous garantissent contre l’inhumanité qui consiste à traiter une personne comme une chose, en prohibant notamment l’acharnement thérapeutique, si elles ont permis de façonner un régime cohérent de responsabilité des professionnels soignants, elles ne sauraient à elles seules humaniser les pratiques par la simple grâce de leur institution. Le respect, pour s’incarner, suppose davantage que l’obéissance formelle à des principes. Son expression concrète implique la mise en œuvre d’un projet d’humanité qui confère à la fonction médicale sa dimension éthique.

Aussi est-il essentiel, pour assurer au quotidien la qualité des soins, que les praticiens, mais aussi les patients et les proches aient l’occasion d’évaluer et de repenser les pratiques à l’aune de valeurs partagées, acceptables par tous. L’exercice de la médecine, irréductible à la compétence technique, engage toujours une certaine idée de l’homme, que traduisent l’égard et la considération portés au malade. La santé n’est pas une industrie et les progrès de la médecine ne sont pas mécaniquement induits par le seul perfectionnement de ses moyens. Je suis donc tout à fait favorable, parce que la réflexion éthique est au cœur de la culture palliative, au développement dans notre pays d’une formation éthique des personnels médicaux et soignants, formation continue aussi bien qu’initiale. Il est indispensable d’accompagner d’un point de vue éthique le développement de la loi, en favorisant notamment cette formation. Il ne faut jamais perdre de vue les fondements anthropologiques de la démarche palliative, qui s’est développée dès l’origine dans une perspective résolument pluridisciplinaire, favorisant ainsi la laïcisation de la question de la mort.

Le ministère de la Santé et le ministère de l’Enseignement Supérieur devront ainsi, notamment, chercher sous quelle forme envisager l’introduction d’un enseignement portant sur les questions éthiques attachées aux pratiques médicales et paramédicales. Un certain nombre d’actions ont déjà été proposées dans le domaine de la formation des étudiants en médecine ; elles méritent d’être soutenues. Il faut absolument renforcer la formation des soignants, initiale et continue, pour permettre d’assurer à chacun les soins adaptés à sa situation clinique. Je souhaite que les médecins et les infirmiers puissent se former ensemble, et pourquoi pas avec les psychologues et les travailleurs sociaux. L’appartenance des professionnels à des réseaux de soins constitue sans doute l’un des meilleurs moyens de se préparer à répondre aux attentes spécifiques des personnes en fin de vie et de leurs familles. La possibilité de partager l’information, d’échanger sur les pratiques est à cet égard du plus précieux secours. Ainsi, en 2006, plus d’une centaine de réseaux ont accueilli dans toute la France plus de 16 000 patients.

De cette large diffusion de la culture palliative dépend l’extension des bonnes pratiques. Il faut tout faire pour que les patients et leurs proches soient en mesure de choisir de manière éclairée les modalités de l’accompagnement qui convient le mieux à chaque situation particulière.

L’application des dispositions existantes dépend d’abord de la diffusion de la culture palliative. C’est pourquoi il est essentiel, non seulement de mieux faire connaître la loi, mais aussi de se donner les moyens de l’appliquer.

La loi du 22 avril 2005 organise un équilibre subtil entre les droits et les responsabilités de chacun.

Si elle proscrit, dans son article 1er, l’obstination déraisonnable, en reconnaissant au malade le droit de refuser certains traitements, elle rappelle aussi que l’intervention du médecin ne saurait en aucun cas avoir pour but de mettre fin à la vie du patient. La mort peut être une conséquence, mais ne saurait, sans enfreindre les fondements de l’éthique médicale, procéder d’un projet auquel le corps médical serait associé.

L’article 2 précise que le médecin est tenu de soulager les souffrances extrêmes, y compris par l’utilisation de médications très puissantes, tout en informant les malades des conséquences éventuelles de leur choix, c’est-à-dire la mort. Lorsque le traitement appliqué pour soulager la douleur contribue à abréger la vie d’un malade dont l’état de santé est particulièrement dégradé, alors la mort n’est qu’un effet indirect possible. Ce qu’il est convenu d’appeler le double effet constitue une réponse légitime et, je le rappelle, recevable au regard des exigences spécifiques du soin. L’équilibre assuré par les dispositions juridiques actuelles me paraît donc devoir être préservé.

La loi du 22 avril 2005 est une loi récente, une loi des hommes, inscrite dans l’histoire, ce qui en fait la grandeur et la faiblesse. Il nous revient d’en saluer l’esprit. La culture palliative, dont je veux favoriser la diffusion dans notre pays, inspire désormais d’autres pays en Europe, et mérite d’être mieux connue et reconnue. Pourquoi aller chercher des réponses aux questions que nous nous posons dans des pays qui, souvent, essaient de s’inspirer de notre démarche, raisonnée, équilibrée, exigeante ? Il nous revient plutôt de poursuivre la perspective tracée et d’agir conformément aux priorités fixées par le président de la République, lequel est entré dans le monde de la santé par la porte palliative – certains se souviennent peut-être qu’il a accordé symboliquement sa première visite après son entrée en fonction à une unité de soins palliatifs.

Aussi je propose de poursuivre trois grandes orientations : d’abord, continuer à développer l’offre de soins palliatifs à l’hôpital, mais aussi en ville ; ensuite, élaborer une politique de formation et de recherche ambitieuse, au service des soins palliatifs ; enfin, améliorer l’accompagnement des proches. Quand le fil qui rattache un être à la vie se fait plus ténu, la singularité et l’unicité de cet être nous apparaissent dans leur lumineuse évidence ; c’est alors que les soins prodigués requièrent une attention plus fine et que les besoins des patients doivent être saisis dans leur globalité. Dans cette perspective, l’hospitalisation à domicile doit devenir le support du développement des soins palliatifs. Les aides professionnelles, mais aussi les proches, doivent bénéficier d’une plus grande reconnaissance. Certes, la souffrance que nous éprouvons lorsque l’un de ceux que nous aimons semble parvenu au bout de son chemin, loin de nous isoler et de nous anéantir, nous rapproche encore, nous rend plus fraternel, parfois redouble notre courage. Cependant, le proche ne peut pas tout ; au contraire, il a tôt fait de se sentir dépourvu, et vulnérable à son tour, dès lors que la solitude, par anticipation redoublée, finit par épuiser ses forces ; il a alors besoin d’un secours à proximité. Il faudra bien engager une réflexion approfondie sur les devoirs de la collectivité envers les proches, lesquels ne sauraient être les oubliés d’une politique de santé globale et ambitieuse.

Notre détermination à améliorer le confort des patients en fin de vie se traduit déjà par des efforts matériels sans précédent. En cinq ans, le nombre des lits de soins palliatifs identifiés est passé de 700 à 3 000 et celui des équipes mobiles de 200 à 350, complétant ainsi les réseaux qui se sont développés. Par ailleurs, j’ai proposé, dans le cadre du projet de loi de finances pour 2009, qu’une enveloppe de 34 millions d’euros soit dédiée au développement des soins palliatifs, dont 1,5 million à la recherche clinique.

Les événements tragiques récents, très médiatisés, ont suscité une émotion partagée, provoquant un débat sur l’exception d’euthanasie. Certes, il existe des douleurs insupportables ; nul ne le nie, nul ne peut y être insensible. Une évolution de la loi permettrait-elle de gérer ces cas exceptionnels ?

La difficulté réside dans une définition des exceptions, la loi ne pouvant, par destination, définir que des principes. L’exception ressortit à l’espèce, non au genre. Vouloir la fixer par avance dans la loi serait risquer de manquer son but ; ce serait d’ailleurs incompatible avec l’idée même de loi. Comment une loi pourrait-elle définir, dans leur singularité radicale, les cas exceptionnels ? À supposer qu’on arrive à le faire, les médecins auront toujours à trancher dans chaque cas singulier soumis à leur appréciation. Telles sont la noblesse et les servitudes propres au difficile exercice de la médecine, qui est toujours l’épreuve d’un cas de conscience dans des situations exceptionnelles où l’humanité doit prévaloir.

Par ailleurs, comment peut-on envisager d’instaurer une commission qui serait chargée de délivrer dans des cas exceptionnels des autorisations non prévues par la loi ? Qui pourrait légitimement y siéger ? Quelle sorte d’autorité pourrait se substituer au médecin, chargé en conscience de décider ? Permettez-moi de rappeler cette évidence : il faut laisser au droit récemment établi le temps d’irriguer la pratique. Un médecin ne doit jamais craindre de faire cesser une thérapie déraisonnable – c’est d’ailleurs inscrit dans le code de déontologie ; quand tous les moyens ont été épuisés pour contenir la douleur, il doit trancher en conscience ; tout doit être fait pour soigner – c’est le but ultime de la science –, mais aussi pour apaiser la souffrance. Tel est le but consubstantiellement attaché à l’éthique médicale, la finalité qui détermine les progrès de la recherche ; ces progrès sont imprévisibles, porteurs d’espoir pour les patients ; et cet espoir nourrit les chercheurs eux-mêmes, qui partagent, avec les personnels soignants, la même éthique de la vie.

C’est cette éthique de la vie, soucieuse de respecter jusqu’au bout la liberté du sujet, qui structure mon engagement en faveur des soins palliatifs. La vie d’autrui n’est à la disposition de personne.

M. Jean Leonetti : Merci, madame la ministre, pour les précisions que vous avez apportées ainsi que pour la densité et la profondeur de votre intervention.

Je voudrais évoquer deux dispositifs que notre mission a envisagés.

Tout d’abord, vous avez jugé nécessaire une meilleure reconnaissance des proches, qui sont un facteur essentiel de solidarité et un élément crucial de la chaîne des soins, en particulier en cas d’hospitalisation à domicile. Pour accompagner un mourant, il est possible d’obtenir un congé familial, mais celui-ci n’est pas rémunéré. Serait-il envisageable, malgré le contexte économique actuel, d’expérimenter un congé rémunéré ? Le coût en semble moindre que prévu, et ce serait une façon de reconnaître le dévouement à domicile. Bien entendu, de tels congés rémunérés ne seraient accordés que lorsque la fin de vie se déroule au domicile et qu’il apparaît évident que la présence du proche joue un rôle essentiel dans l’accompagnement.

Ensuite, tous les acteurs associatifs, qu’ils soient partisans d’un droit de mourir par euthanasie ou défendent au contraire l’accompagnement de la vie jusqu’à son extrême limite, sont favorables à la création d’un Observatoire de la fin de vie, qui décrive les pratiques de manière plus objective. L’étude de la mort à l’hôpital nous a montré une réalité que nous n’avions pas envisagée ; trop de Français meurent dans la solitude, voire l’abandon, sans antalgiques, même en cas de souffrances physiques ou morales. Seriez-vous favorable à la création de cet observatoire et si oui, quel devrait en être selon vous le contour, la composition, le rôle ? Il devrait peut-être faire un rapport annuel au Parlement et à son ministère de tutelle et émettre des recommandations.

Par ailleurs, je voudrais aborder le problème de la fameuse T2A, la tarification à l’activité, qui, dans son principe même, pose le problème de l’avoir et de l’agir plus fortement que celui de l’être. Vous l’avez dit à plusieurs reprises, la médecine ne se résume pas à des actions techniques et scientifiques, bien que celles-ci soient nécessaires à son progrès et qu’elles aient, ces dix dernières années, apporté à nos concitoyens une plus grande longévité et une meilleure qualité de vie. Comment prendre en compte la qualité des soins dans la tarification à l’activité ? Après avoir condamné dans la loi l’acharnement thérapeutique, ne risque-t-on pas de le favoriser par une évaluation exclusivement quantitative ?

Mme Roselyne Bachelot : Le président de la République a souhaité que des études préliminaires soient lancées avant d’envisager la mise en place d’un congé de solidarité familiale rémunéré, proposition figurant dans le rapport du docteur Régis Aubry. Ce sujet relève plus particulièrement de la compétence de Xavier Bertrand, mais, vu l’imbrication de nos responsabilités sanitaires et sociales, il m’est tout à fait possible de m’exprimer sur ce sujet d’un point de vue éthique, et même économique.

Il est entre autres prévu d’évaluer la mobilisation des modalités des congés existants, notamment le congé de solidarité familiale, dont peuvent bénéficier les salariés ayant près d’eux un proche dont la pathologie met en jeu le pronostic vital ; il est actuellement d’une durée maximale de trois mois, renouvelable une fois et non rémunéré. Le coût de la rémunération pour le bénéficiaire d’un tel dispositif est très difficile à mesurer, en raison de très nombreuses incertitudes sur le taux de recours au congé, le montant de la prestation et ses modalités de versement. Suivant la prestation de référence retenue
– complément de libre choix d’activité, indemnité journalière d’assurance-maladie, indemnité journalière maternité, allocation journalière de présence parentale –, le coût mensuel d’arrêt d’activité oscille entre 538 et 1 500 euros. Dans l’hypothèse d’un taux de recours de 50 %, d’un congé de quinze jours et d’une indemnisation au niveau de l’assurance-maladie, un tel dispositif représenterait une charge annuelle de 5 à 64 millions d’euros, suivant la cible envisagée. Cela mérite par conséquent une étude approfondie, que le ministre des affaires sociales et la secrétaire d’État chargée de la solidarité, Valérie Létard, sont en train de réaliser.

S’agissant de l’Observatoire des pratiques de fin de vie, ce serait un outil d’évaluation très intéressant, qui permettrait certainement de diffuser la culture palliative. Il pourrait soit exercer une fonction d’expertise, soit, plus simplement, recenser les pratiques ; il est bien évident que sa configuration dépendrait de ses missions. La seconde hypothèse me paraît plus raisonnable : une telle structure doit faire preuve d’une très grande neutralité et recueillir des données objectives, sinon il s’agirait d’un comité d’éthique, non d’un observatoire ! Dans cette perspective, elle aurait pour tâche d’analyser les situations, de favoriser l’obtention des indicateurs nécessaires – sur lesquels la Haute autorité de santé doit travailler –, de diffuser les bonnes pratiques et de mieux faire connaître les dispositions en vigueur – de vastes campagnes d’information étant de toute façon nécessaires. Par ailleurs, le code de déontologie médicale pourrait faire l’objet de précisions utiles, rédigées avec la plus grande circonspection, s’agissant de l’application des méthodes de sédation en fin de vie.

Quant à la tarification à l’activité, je précise que les effets que vous avez soulignés ne sont en rien spécifiques aux soins palliatifs. A contrario, la T2A assure l’élasticité des recettes à l’activité, ce qui favorise les établissements dynamiques et confirme que nous devons développer la culture palliative plutôt que les structures. La généralisation ultérieure de la T2A aux services de soins de suite et de réadaptation – les SSR – corrigera les disparités entre les structures de soins palliatifs relevant d’un secteur de court séjour et assujettis à la T2A et celles relevant des SSR, dont le budget n’évolue pas de manière proportionnelle à l’activité. La T2A appliquée aux soins palliatifs corrige les éventuels effets pénalisants sur les structures par des tarifs différents selon que le séjour se déroule en service indifférencié, en lit identifié ou en unité de soins palliatifs. Il apparaît nécessaire de poser le problème d’une recherche du juste coût des groupes homogènes de séjour ; cette réflexion est conduite par le Comité national de suivi du développement des soins palliatifs et de l’accompagnement et par la direction de la recherche, des études, de l’évaluation, et des statistiques du ministère de la santé, au sein d’un comité d’évaluation. La nouvelle version du modèle de tarification à l’activité, dite V11, devrait être disponible pour la prochaine campagne tarifaire, en mars prochain. Elle permettra d’affiner le modèle de financement, puisqu’elle inclura quatre niveaux de sévérité ; ainsi, si l’âge ou l’existence de pathologies chroniques associées entraîne une prise en charge plus importante, le niveau de sévérité sera plus élevé, ce qui entraînera une majoration du tarif. Ce dispositif aura pour but de mieux corréler activité et lourdeur des pathologies.

M. Michel Vaxès : Madame la ministre, je crois me faire l’interprète de l’ensemble des parlementaires associés à cette mission d’évaluation en disant que selon nous la loi de 2005 ne doit pas être fondamentalement modifiée. S’il faut rechercher des améliorations, c’est plutôt dans sa mise en œuvre.

En sus des cinquante-huit auditions réalisées par notre commission, j’en ai mené quelques-unes à titre personnel, auprès d’accompagnants de malades ou de simples citoyens préoccupés par ces questions. Si les prises de positions sont moins radicales qu’auparavant et les objectifs de la loi de 2005 mieux compris, ce qui pose en général problème, c’est sa mise en œuvre. Les situations dramatiques vécues par certaines familles ou par des accompagnants bénévoles témoignent de l’écart important entre les préconisations de la loi et la réalité du terrain. Tous posent la question des moyens mobilisés pour appliquer les dispositions législatives.

Certes, il faut améliorer l’information, mais cela ne suffit pas. Beaucoup disent que, faute de compétences suffisantes, la douleur n’est pas toujours bien traitée, ce qui signifie que la formation des personnels médicaux et soignants est cruciale. Peut-on envisager la création d’une chaire vouée aux soins palliatifs dans le cadre de la formation médicale ? Par ailleurs, ne faudrait-il pas accroître les moyens des différentes structures d’accueil, qu’il s’agisse des unités mobiles de soins palliatifs ou des lits dédiés en secteur hospitalier ? Quand une responsable d’équipe mobile me dit qu’elle a en charge deux cent cinquante patients, j’imagine mal comment les dispositions de cette loi peuvent être mises en œuvre efficacement !

M. Gaëtan Gorce : Madame la ministre, j’ai apprécié la sensibilité de vos propos ainsi que la prudence que vous recommandez à tous les intervenants sur ce sujet, à commencer par le législateur. Comme on dit, il faut suivre celui qui cherche la vérité, mais s’éloigner de qui prétend l’avoir trouvée ! Dans un tel domaine, il n’y a pas de vérité : il faut toujours rester dans le doute et les interrogations – lesquelles sont encore nombreuses.

Il existe tout d’abord, dans le public et auprès des professionnels, un déficit d’information sur la loi du 22 avril 2005. Nous ne pouvons, à l’heure actuelle, dresser un bilan satisfaisant de son application, pour la bonne raison que celle-ci est encore assez limitée. Vous nous avez dit, madame la ministre, l’attachement que vous portiez à ce texte ; nous comptons sur votre ministère pour remédier à cette situation.

S’agissant ensuite de l’Observatoire de la fin de vie, je suis personnellement très favorable à sa création ; il permettra de nous tenir informés des situations vécues par les patients, les familles et les médecins, de l’application concrète de la loi et des problèmes qu’elle permet de régler, ou non. C’est précisément sur ce point qu’il y a une difficulté : que peut faire un malade, un proche ou un médecin qui se trouve confronté à une situation apparemment sans issue, du moins légale, et ne dispose d’aucun accompagnement, conseil ou avis ? Des affaires récentes l’ont montré : faute d’information suffisante, des médecins, tout en croyant bien faire, peuvent en réalité refuser d’appliquer la loi, de même que certains magistrats peuvent l’interpréter d’une manière non conforme à son esprit. Ne faudrait-il donc pas que cet observatoire élargisse son rôle à une mission de conseil dans des situations exceptionnelles ? Sans aller, comme vous y avez fait allusion, jusqu’à imaginer un dispositif pouvant donner l’autorisation de déroger au principe fondamental qu’est l’interdiction de tuer, ne pourrait-on pas concevoir une instance accordant des avis, éventuellement confidentiels, mais susceptibles de trouver une issue à des situations risquant d’évoluer de manière dramatique, notamment du fait de leur médiatisation ?

Enfin, on ne peut que noter le décalage existant entre l’opinion publique, favorable à des solutions proches des dispositifs belge ou néerlandais, et les réactions beaucoup moins tranchées des spécialistes de ces questions. Au-delà de notre présente mission, ne faudrait-il pas organiser, dans les régions et au plan national, un véritable et grand débat public, afin de discuter de l’ensemble des options possibles, plutôt que de voir se répéter, à chaque événement dramatique, la même polémique médiatique stérile ?

M. Olivier Jardé : Merci, madame la ministre, pour votre exposé à la fois sensible et réaliste. Vous avez souligné la nécessité d’un enseignement de l’éthique et déploré que la loi du 22 avril 2005 soit si méconnue. Effectivement : selon une thèse que j’ai fait faire, 80 % du corps médical ne la connaît pas bien. Or, la récente loi sur les universités vous attribue une mission de nomination et d’affectation des médecins dans les services. Pensez-vous qu’il faille développer un corps de spécialistes des soins palliatifs, ou plutôt réunir des compétences pluridisciplinaires – cancérologues, pédiatres, réanimateurs et gérontologues –, la mort étant multiple et les situations souvent différentes ?

Par ailleurs, on enregistre actuellement 800 000 naissances par an en France. Parmi les 18 000 grands prématurés naissant à cinq mois et demi de grossesse, certains conserveront des séquelles neurologiques et fonctionnelles très graves : ce sont des enfants issus de la médecine de réanimation et de la haute technique. Madame la ministre, a-t-on le droit de faire une exception, non pour des fins de vie, mais pour des vies qui n’ont pas encore commencé ?

Enfin, l’hôpital moderne doit-il être exclusivement technique ou doit-il aussi assurer une prise en charge humaine ? Si je suis favorable à la T2A pour beaucoup de spécialités médicales, car elle permet d’établir une comparaison avec les activités des cliniques privées, elle ne me paraît guère adaptée dans des domaines comme les soins palliatifs ou la prise en charge des femmes battues et des enfants victimes de sévices.

Mme Roselyne Bachelot : Vos trois interventions présentent beaucoup de points communs. En particulier, revient à chaque fois la nécessité absolue de l’information et de la formation. Que faire pour que la culture palliative se développe ? Sur ce sujet, je ne crois pas à l’efficacité de grandes campagnes d’opinion comme sur la contraception ou la vaccination. La fin de la vie requiert des approches beaucoup plus subtiles et personnelles. En général, on n’aborde ces questions qu’en situation ; on peut le regretter, mais il y a une sorte d’incapacité de la nature humaine à les envisager de manière préventive. Peut-être d’ailleurs est-ce cette stratégie de l’évitement qui nous permet de vivre.

La première chose à faire, c’est donc de développer la culture palliative très en amont, auprès des jeunes médecins. Comme je l’ai dit dans mon propos introductif, il y a plusieurs actions en matière de formation initiale des personnels médicaux et soignants que je compte soutenir.

Première action : développer, avec l’aide du ministère de l’Enseignement Supérieur, une politique visant à détecter, dans chaque UFR et avec l’aide des doyens, les jeunes médecins exerçant une activité dans le domaine des soins palliatifs, qu’il s’agisse d’activités thérapeutiques ou d’enseignement et de recherche. Une orientation forte dans ce domaine pourrait être stimulée par l’établissement d’un plan de carrière hospitalo-universitaire.

Deuxième action : dans le premier cycle, proposer à la commission de réforme des études médicales un projet de formation en sciences humaines et sociales et intégrer cette dimension dans le référentiel de formation à partir de l’analyse du cœur de métier de médecin. Dans le cadre de la réforme LMD, le L1 comprend ainsi des unités d’enseignement « Santé, société, humanité », dont l’un des objectifs est la réflexion éthique ; le L2 et le L3 comportent également une unité d’enseignement « Sciences humaines et sociales ». Il importe de sensibiliser les commissions et les présidents d’universités à l’importance de leur mise en œuvre dans le cadre de ce plan de santé publique.

Troisième action : développer la formation aux soins palliatifs et à l’éthique dans le deuxième cycle. Il faut tout d’abord maintenir le module 6 « Douleur, soins palliatifs, accompagnement » dans la maquette de formation révisée en 2007, et diffuser la démarche des soins palliatifs dans les disciplines où ceux-ci sont particulièrement importants, comme la cancérologie, la gériatrie et la neurologie. Il convient ensuite d’encourager les universités à mettre en place un séminaire obligatoire « Place et construction de la réflexion éthique dans les situations complexes concernant les personnes en fin de vie et les limites de la médecine », de développer l’enseignement sur le lieu de stage et les enseignements optionnels sous forme d’analyse de cas et de pratiques, et de favoriser un enseignement multidisciplinaire rapprochant les étudiants en médecine, en soins infirmiers, en psychologie et en droit.

Quatrième action : dans le troisième cycle, faciliter la mise en œuvre du diplôme d’études spécialisées complémentaire non qualifiant « Médecine de la douleur et médecine palliative », créé en janvier 2007, qui intègre une plateforme commune « Douleur et soins palliatifs » – sachant que la procédure d’agrément des terrains de stage est en cours. Les actions de sensibilisation des DRASS et des ARH sur les enjeux de ce diplôme d’accompagnement dans la démarche de mise en place effective ont été réalisées. Il convient en outre de flécher un nombre significatif de postes d’internes « Douleur soins palliatifs » pour ce DESC afin de rendre la filière incitative, et d’inclure un enseignement « Prise en charge de la douleur, accompagnement et soins palliatifs » dans le DES Oncologie. Ce type d’enseignement spécifique à la douleur n’est pas pour l’instant évoqué en tant que tel dans le DES de neurologie ou de gériatrie.

Monsieur Gorce, je ne pense pas que l’Observatoire puisse offrir un recours face à la solitude du praticien devant sa décision. En revanche, je suis favorable au développement d’outils référentiels sur les lieux de soins, comme l’Espace éthique de l’Assistance Publique – Hôpitaux de Paris, dirigé par Emmanuel Hirsch, qui offre au personnel soignant un espace de débat, de questionnement et de ressourcement. De même, j’ai inauguré le 19 septembre dernier, avec le professeur Axel Kahn, le Comité éthique et cancer, grâce auquel médecins, personnel soignant et familles pourront mettre leurs interrogations en commun. Personnellement, le développement de tels lieux de rencontre, d’écoute et de dialogue me paraît nettement préférable à la création d’une commission.

S’agissant de la fin de vie en service néonatal, monsieur Jardé, il faut savoir que l’immense majorité des cas peut se traiter dans le cadre de la loi Leonetti, ce qui garantit l’égalité de traitement pour tous les nouveau-nés en France. Grâce à cette loi, le texte sur la fin de vie a en effet été adopté conjointement en 2007 par les trois sociétés savantes de néonatalogie, de médecine périnatale, et d’obstétrique. Reste le cas très difficile des réanimations d’attente : suite à l’action humaine, des nouveau-nés survivent dans des conditions très difficiles, au maléfice du doute ; si, par la suite, leur évolution cérébrale se révèle catastrophique, les réanimateurs se sentent coupables. Les sociétés savantes sont en train de travailler conjointement afin de proposer des recommandations de bonne pratique ainsi que des guides pour la réflexion et la décision. Ces travaux en cours devraient permettre de trouver, dans le cadre de la loi, des solutions sur des problèmes très spécifiques, comme les soins palliatifs en néonatologie, les arrêts de nutrition artificielle ou les seuils légitimes de réanimation des prématurés. J’estime, en mon âme et conscience, que la loi n’a pas à être modifiée pour ces cas particuliers ; au contraire, cela n’aurait pour effet que de brouiller les cartes. Que l’on commence par appliquer la loi et par respecter les règles de bonnes pratiques édictées par les sociétés savantes. Je veux par ailleurs avoir une pensée pour les personnes qui accompagnent ces petits enfants et pour ces mères qui développent des sentiments de culpabilité très forts.

Quant à la tarification à l’activité, je me suis déjà exprimée longuement à son sujet. D’abord, je rappelle qu’elle n’a pas pour but de réduire la dépense hospitalière.

M. Olivier Jardé : Je n’ai jamais dit cela !

Mme Roselyne Bachelot : Certes, mais je souhaite répondre publiquement au discours convenu qui semble le sous-entendre. Tout au contraire, les dépenses hospitalières augmentent régulièrement, notamment dans le cadre du prochain PLFSS. L’objectif de la T2A est de rémunérer plus justement l’activité des hôpitaux. Certains y gagnent, d’autres y perdent. Globalement, à l’échéance de 2012, sur 50 milliards de dépenses engagés par les hôpitaux publics, 500 millions d’euros auront été réorientés ; sur 580 établissements assujettis à la T2A pour 70 % de leurs activités, environ quatre cents y gagnent et deux cents y perdent. Voilà la réalité de la T2A, qui remplace les dotations globales, parfaitement injustes et qui avaient des effets pervers, comme quand, faute d’argent, on arrêtait de pratiquer certains actes techniques à partir du mois de novembre ! Ce qui est au centre de la T2A, c’est le malade et ses besoins, alors que dans la tarification à la dotation, c’est l’histoire de l’établissement. La T2A est une mesure de justice, qui met le malade au centre des soins. Certes, je l’ai indiqué, il y a des choses à corriger : lors de la prochaine campagne tarifaire, qui démarrera au 1er mars 2009, seront introduits dans la classification V11 un coefficient de sévérité, qui permettra de prendre en compte les soins palliatifs, ainsi qu’un coefficient de précarité, tenant compte du nombre de patients bénéficiaires de la CMU ou de l’AME ; les personnes en situation de précarité étant beaucoup plus lourdes à prendre en charge, je veux que, pour éviter qu’on les refuse, les établissements qui les reçoivent soient rémunérés.

S’agissant du débat public, monsieur Gorce, je crois beaucoup en ses vertus. D’ailleurs, nous allons dans quelques semaines engager un grand débat public sur la loi de bioéthique. Jean Leonetti sera encore une fois à la manœuvre, avec Alain Claeys, pour apporter l’expertise parlementaire. Ces sujets passionnent nos concitoyens : il s’agit de leur vie, de leur mort, de leur destin. Nous avons besoin de les écouter. Il nous sera difficile d’organiser un débat public sur plusieurs sujets à la fois. Étant donné le délai de révision de la loi de bioéthique, j’ai décidé de me concentrer sur ce débat, qui prendra six mois et mobilisera des moyens considérables. Toutefois, cette boîte à outils restera disponible ultérieurement pour d’autres utilisations.

M. Michel Vaxès : Madame la ministre, vous avez dit tout à l’heure que dans les situations exceptionnelles, l’humanité devait prévaloir.

Mme Roselyne Bachelot : C’est également vrai dans les situations non exceptionnelles !

M. Michel Vaxès : Entendons-nous bien : cela signifie-t-il que, dans des situations exceptionnelles où tous les soins ont été apportés, où l’on a essayé de calmer la douleur, mais où cela ne suffit pas et où le médecin doit quand même apporter une réponse, l’humanité doive prévaloir ? Tel était l’avis d’Axel Kahn, que nous avions reçu lors de notre première journée d’auditions : « Dans les situations où il n’est plus possible de faire autrement, nous avait-il dit, je prends mes responsabilités, sur la base de l’humanité, j’assume ma transgression et j’affronte les juges ». Est-ce aussi votre opinion ?

Mme Roselyne Bachelot : Ma parole est celle d’un ministre, monsieur Vaxès ; elle engage l’État et, à ce titre je ne peux me permettre aucune digression romantique. Mes propos disent, ou du moins confirment, le droit, tel qu’il a été fixé par la loi portant le nom de Jean Leonetti. Voici très exactement ce que je vous ai dit : « Lorsque le traitement appliqué pour soulager la douleur contribue à abréger la vie d’un malade dont l’état de santé est particulièrement dégradé, alors la mort n’est qu’un effet indirect possible. Ce qu’il est convenu d’appeler le double effet constitue une réponse légitime et, je le rappelle, recevable au regard des exigences spécifiques du soin. L’équilibre assuré par les dispositions juridiques actuelles me paraît donc devoir être préservé. » 

M. Jean Leonetti : Merci, madame la ministre, de nous avoir consacré du temps, malgré un agenda chargé. Notre série d’auditions est maintenant terminée. Il nous reste à réaliser un voyage d’étude en Suisse et en Belgique, à la suite duquel nous rédigerons un rapport et formulerons des propositions, conformes à l’esprit de la loi que nous avions votée à l’unanimité en 2005.

1 Unités de soins palliatifs – Soins de suite et de réadaptation


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