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N° 1999

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ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

TREIZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 28 octobre 2009.

RAPPORT D’INFORMATION

DÉPOSÉ

en application de l’article 145 du Règlement

PAR LA COMMISSION DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES

sur « Les relations entre l’Union européenne et la Russie
en matière d’énergie »

et présenté par

MM. Tony DREYFUS et Jean-Jacques GUILLET

Députés

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INTRODUCTION 5

I – UE-RUSSIE : L’ÉNERGIE, SYMBOLE D’UNE RELATION OSCILLANT ENTRE INTERDÉPENDANCE ET CRISPATION 9

A – VU DE BRUXELLES : DES DOUTES ET DES CRAINTES, UN PARADOXAL AVEU DE FAIBLESSE À L’ÉGARD DE LA RUSSIE 9

1) Les doutes sur la fiabilité du fournisseur 9

a) Le fâcheux précédent de la crise de janvier 2009 9

b) Trente ans de flux gaziers ininterrompus : un passé révolu ? 13

c) L’après-crise incertain : la fragilité de l’accord Poutine-Timochenko 16

d) L’irrationalité du pouvoir russe ? 20

2) Les craintes pour la sécurité énergétique 22

a) Des craintes doublement justifiées : par l’analyse politique et le constat technique 22

b) Une forme d’« obsession sécuritaire » dans la relation énergétique russo-européenne 23

c) Une vulnérabilité démontrée, mêlant handicaps techniques, désorganisation et insuffisance de solidarité 25

3) Le regain de tensions géopolitiques 32

4) L’apparente faiblesse économique des Européens face aux « géants » russes 35

5) L’introuvable politique européenne de l’énergie 37

B – VU DE MOSCOU : UNE AFFIRMATION DE PUISSANCE COMME REMÈDE À UNE CERTAINE FIÈVRE OBSIDIONALE 45

1) Une série d’irritants avec l’UE 45

a) Les voisins et l’OTAN : de la coexistence au face-à-face hostile 46

b) Le cas particulier de l’Ukraine, berceau de la Grande Russie 48

c) Une vision propre de la sécurité collective en Europe 48

d) Des différends bilatéraux élevés à l’échelle communautaire 49

e) L’instrumentalisation du multilatéralisme 49

2) Une volonté de puissance réaffirmée 50

3) L’UE existe-t-elle aux yeux de la Russie ? 52

a) Aspects institutionnels : des indices sérieux 52

b) Pratique des institutions: un doute qui n’est plus permis 55

c) Une Russie qui regarde ailleurs ? 56

4) Les forces et les faiblesses d’une économie tournée vers les matières premières 57

a) L’impact de la crise est violent en 2009 57

b) L’indépassable interdépendance confine à l’« irritant économique » 59

II – LES VOIES MULTIPLES D’UNE SOLUTION PAR ÉTAPES 61

A – À COURT TERME : SORTIR DE LA SPIRALE DES CRISES 61

1) Sécurité d’approvisionnement : appliquer avant l’hiver prochain les leçons tirées de la crise de janvier 2009 61

a) L’empirisme des solutions techniques : un essai à transformer 61

b) La stratégie communautaire destinée à éviter une nouvelle crise l’hiver prochain ne doit pas rester un vœu pieux 67

2) Bâtir à brève échéance la politique communautaire de l’énergie prévue par le Traité de Lisbonne sans céder à la « tentation bruxelloise » de la concurrence à tout prix 70

a) Le « troisième paquet énergie », sage compromis et ultime étape avant Lisbonne 71

b) Faire vivre la politique de l’énergie inscrite dans le TFUE ne se fera pas sans de grands énergéticiens européens 74

B – À MOYEN-LONG TERME : D’AUTRES TUYAUX, D’AUTRES ÉNERGIES, UNE NOUVELLE STRATÉGIE 78

1) Consolider nos parts de marché dans la politique d’efficacité énergétique et le développement des énergies renouvelables 78

2) Faire des choix dans la géopolitique des tubes 81

3) Miser sur le développement du GNL 84

4) Se préparer au retour du nucléaire 87

5) En définitive, relancer la coopération énergétique entre l’UE et la Russie au moyen de concessions réciproques 89

CONCLUSION : POUR UNE RELATION APAISÉE 93

EXAMEN EN COMMISSION 95

ANNEXE : Liste des auditions des rapporteurs 99

Mesdames, Messieurs,

L’Union européenne aura-t-elle encore du gaz russe en hiver ? Telle est la question qui vient spontanément sous la plume de vos Rapporteurs au terme de leurs travaux sur le thème des relations entre l’Union européenne et la Russie dans le domaine de l’énergie. En effet, après une quinzaine d’auditions et de nombreuses heures d’échanges avec des interlocuteurs issus du monde de l’entreprise ou de l’administration, des diplomates ou des chercheurs, des Français, des Anglo-saxons, des Russes ou des « Bruxellois », un Commissaire européen, un ancien Premier ministre et des représentants d’« énergéticiens » européens majeurs, après des déplacements à Perm, Moscou, Saint-Pétersbourg et Bruxelles, le sujet du présent rapport d’information s’est déployé dans toute sa complexité ; il n’autorise pas de réponse simple et univoque à des crises telles que celle qui a frappé l’Europe pendant trois semaines au mois de janvier dernier. Pour la première fois dans l’histoire trentenaire des contrats de fourniture de gaz à long terme entre les États européens et l’URSS puis la Russie, après la première alerte de janvier 2006, le différend russo-ukrainien aux ressorts multiples et parfois obscurs aboutissait à une coupure totale de la fourniture en gaz russe, atteignant des millions de foyers de nos concitoyens européens au plus froid de l’hiver et révélant les divers degrés de la dépendance énergétique de l’Union européenne, en même temps que son incapacité à bâtir, pour l’heure, une politique énergétique cohérente et efficace.

Ce n’est pas la première fois que la commission des Affaires étrangères se penche sur la géopolitique de l’énergie. Dans son rapport intitulé La guerre de l’énergie n’est pas une fatalité (1), la mission d’information sur ce thème, dont l’un de vos Rapporteurs avait l’honneur d’assumer déjà la même fonction, n’avait pas manqué de consacrer de substantiels développements au rôle ambivalent de la Russie dans ce domaine. Il ne s’agit pas aujourd’hui, plus de deux ans après la conclusion des travaux de cette mission d’information, d’infirmer les analyses d’alors. Bien au contraire, tel est précisément le point de départ des travaux aboutissant au présent rapport : il s’est agi d’approfondir et de développer ces analyses, à la lumière des crises énergétiques survenues depuis 2006 et impliquant la Russie, à la lumière également des progrès de l’Union européenne dans sa réflexion collective sur une politique énergétique commune, ainsi que sur l’adéquation au secteur de l’énergie de sa politique de concurrence et d’achèvement du marché intérieur.

L’enjeu immédiat d’une étude des relations entre l’Union européenne et la Russie dans le secteur de l’énergie est bien sûr de trouver le moyen de sortir de crises gazières à répétition nées de l’antagonisme russo-ukrainien ; il ne se passe plus de mois désormais – particulièrement en ces temps de récession économique – sans que ne soit posée la question de la capacité de la compagnie ukrainienne Naftogaz à honorer le paiement des factures que lui présente la compagnie russe Gazprom. Mais des enjeux d’une autre ampleur se dessinent en filigrane : la sécurité énergétique de l’Union européenne, c’est-à-dire la sécurité et la diversification de son approvisionnement en gaz naturel, mais aussi la question de la pertinence de son « mix énergétique », l’encouragement au développement du gaz naturel liquéfié (GNL), l’essor des interconnexions entre réseaux d’électricité, la place à accorder à l’énergie nucléaire, etc. De façon connexe apparaissent les enjeux liés à l’efficacité énergétique dans le contexte des négociations internationales sur le changement climatique – c’est aussi un aspect de nature commerciale, voire politique, qui n’est pas à négliger dans nos échanges avec la Russie. Enfin, comment laisser de côté la dimension géopolitique majeure qui sous-tend toutes ces questions ? le renouveau de la puissance russe via l’utilisation de « l’arme énergétique » en réponse à l’attitude jugée provocatrice des Occidentaux dans une Europe centrale naguère sous l’unique influence russo-soviétique, l’utilisation d’une très complexe « géopolitique des tubes » entre l’Asie centrale, l’Europe occidentale, la Turquie et la Baltique, l’impact de la fluctuation des cours des matières premières sur les ressources des « énergéticiens » et des États dont ils sont issus, les alliances politico-économiques nouées à coups de consortiums concurrents se disputant les ressources en hydrocarbures à explorer, les gazoducs à construire ou les centrales nucléaires à développer, ou encore les nouveaux rapports de force qui se font jour dans les espaces nouvellement libérés par la fonte des glaces dans l’océan arctique… Tout cela tisse une toile de fond aussi passionnante que compliquée et justifie que la commission des Affaires étrangères ait tenu à désigner deux de ses membres pour en explorer les différents recoins.

C’est avec modestie que vos Rapporteurs livrent ici le fruit de leur réflexion. Les solutions évoquées et les recommandations formulées pour y parvenir impliquent de nombreux acteurs aux préoccupations parfois divergentes. Par conséquent, il s’agit surtout dans les pages qui suivent de clarifier autant que faire se peut les différents aspects du problème que représente l’état actuel de la relation russo-européenne en matière d’énergie, d’en distinguer les causes réelles et fantasmées, et d’appeler à la construction d’une relation apaisée en recensant les divers moyens d’y parvenir, depuis le court terme jusqu’à l’horizon plus lointain, tout en gardant comme fil conducteur cette règle simple : aller au plus concret et se garder de toute prise de position idéologique. L’économie des ressources rares n’est pas affaire de grandes envolées lyriques et les enjeux de puissance ne se règleront pas par du « droit mou ». À une Russie qui dénie volontiers à l’Union européenne le statut d’interlocuteur pertinent sur la scène internationale, il s’agit de présenter des réponses fermes et porteuses d’intérêt mutuel.

Vos Rapporteurs ont beaucoup apprécié la qualité des échanges qu’ils ont pu avoir au cours des auditions dont la liste est annexée au présent rapport. Que tous les interlocuteurs qui ont bien voulu les faire bénéficier de leur expertise et leur donner des clefs de compréhension sur des questions difficiles trouvent ici les remerciements qu’ils méritent. Ces remerciements vont aussi aux personnels de la Douma d’État de Russie et de l’ambassade de France à Moscou pour le précieux concours qu’ils ont bien voulu prêter à la mission.

I – UE-RUSSIE : L’ÉNERGIE, SYMBOLE D’UNE RELATION OSCILLANT ENTRE INTERDÉPENDANCE ET CRISPATION

On a beaucoup dit et écrit, ces dernières années, que les relations entre l’Union européenne et la Russie dans le domaine de l’énergie reposaient sur une interdépendance garante d’un équilibre de bon aloi : l’Union « avide d’hydrocarbures » et la Russie « avide de clients » (2) ne pouvaient que partager des intérêts fondamentalement convergents. La crise de l’hiver dernier est toutefois venue corriger cette vision un peu trop rassurante − et un peu trop rationnelle −, y compris dans des esprits aussi fins et avisés que celui de M. Claude Mandil, ancien directeur exécutif de l’Agence internationale de l’énergie et auteur, en avril 2008, d’un rapport (3) marqué par une relative bienveillance à l’égard de la Russie. Son auteur, lors de son audition par vos Rapporteurs, a ainsi reconnu que la crise gazière de 2009 jetait une lumière nouvelle, et plutôt crue, sur la fiabilité du partenaire russe.

Ainsi tend à ressurgir une vision réciproque empreinte de méfiance entre « Bruxelles » et « Moscou » quant à l’avenir d’un dialogue énergétique qui peut tout aussi bien basculer vers une compétition égoïste, voire un rapport de force, que servir de base à un partenariat fructueux. Nombreux en effet sont les facteurs de doute ou de soupçon qui pèsent sur une relation compliquée.

A – Vu de Bruxelles : des doutes et des craintes, un paradoxal aveu de faiblesse à l’égard de la Russie

1) Les doutes sur la fiabilité du fournisseur

a) Le fâcheux précédent de la crise de janvier 2009

Une fois n’est pas coutume : ce sont les spécialistes du marché de l’énergie qui ont probablement été les plus surpris de la crise gazière sans précédent du mois de janvier dernier. Car si la coupure totale de l’alimentation en gaz en provenance de la Russie a, du point de vue des populations, pris des allures de triste feuilleton médiatique, pour les observateurs avertis il s’est agi de l’écroulement d’une certitude consolidée pendant trente ans : la fiabilité du fournisseur russe.

Comme l’a récemment écrit M. Alain Guillemoles dans Politique internationale (4), s’est déroulée entre décembre 2008 et janvier 2009 « la pire crise énergétique de l’histoire de l’Union européenne ». Il est utile d’en retracer la chronologie précise, tant cette crise apparaît comme une rupture, dans tous les sens du terme. C’est bien ainsi que les interlocuteurs de vos Rapporteurs, unanimes − exception faite des « institutionnels » russes −, l’ont analysée.

Chronologie de la crise du gaz de fin 2008-début 2009

− 2 octobre 2008 : protocole d’accord entre la Russie et l’Ukraine pour passer graduellement le prix du gaz fourni par Gazprom à un prix de marché.

− 20 novembre 2008 : la Russie exige que l’Ukraine rembourse à Gazprom sa dette, évaluée à 2,4 milliards de dollars.

− 22 novembre 2008 : Gazprom menace de cesser ses livraisons à partir du 1er janvier 2009 si un accord sur un nouveau contrat n’est pas conclu.

− 4 décembre 2008 : le Premier ministre russe, M. Vladimir Poutine, menace de réduire les livraisons de gaz en cas de non-paiement par l’Ukraine ou de prélèvement illégal de gaz. Le Président ukrainien, M. Viktor Iouchtchenko, assure que son pays va payer tous ses achats de gaz russe et garantit la « sécurité » du transit vers l’Europe.

− 31 décembre 2008 : l’Ukraine doit encore 2,1 milliards de dollars à Gazprom. Le contrat d’approvisionnement de l’Ukraine en gaz russe expire sans que les deux parties ne s’entendent sur une nouvelle politique tarifaire ni sur le paiement d’arriérés que Gazprom réclame à Kiev. La Commission européenne appelle les deux parties à trouver une solution négociée au conflit.

− 1er janvier 2009 : Gazprom arrête ses livraisons de gaz destiné à la consommation de l’Ukraine, tout en maintenant ses livraisons de transit à destination de l’Europe. Gazprom et Naftogaz assurent que les livraisons à l’Union européenne ne seront pas perturbées.

− 5 janvier 2009 : GDF Suez annonce une baisse « très importante, de plus de 70 % en France, de ses livraisons de gaz naturel russe transitant par l’Ukraine ». La Russie accuse l’Ukraine de « voler » du gaz destiné à l’Europe. Gazprom fait ensuite savoir qu’il réduit de 65,3 millions de mètres cubes ses livraisons à l’Europe via l’Ukraine, un volume correspondant à celui prétendument « volé » par l’Ukraine au cours des jours précédents. L’Ukraine réplique qu’il s’agit du gaz « technique » nécessaire au transit, c’est-à-dire du gaz indispensable à la mise sous pression des gazoducs ukrainiens. La présidence tchèque de l’Union européenne recommande de traiter la crise comme un différend commercial ; une mission technique Commission / République tchèque se rend néanmoins sur place.

− 7 janvier 2009 : l’Ukraine ferme complètement tous les gazoducs à l’export vers l’Europe qui transitent sur son territoire. À ce stade, les pays d’Europe se répartissent en trois catégories : les pays très fortement affectés, qui ont dû procéder à des coupures et mobiliser des sources d’énergie alternatives (Bulgarie, Slovaquie, Serbie, Ancienne République yougoslave de Macédoine, Bosnie-Herzégovine) ; un groupe de pays également affectés mais restant en mesure de faire face à la situation (Grèce, Autriche, Pologne, République tchèque, Slovénie, Hongrie, Roumanie, Croatie) ; et des pays moins touchés (Allemagne, France, Italie), en raison d’approvisionnements provenant d’autres pays tiers et d’installations de stockage plus importantes. La topologie du réseau limite les possibilités d’envoyer du gaz vers les pays les plus affectés à l’Est de l’Europe.

− 8 janvier 2009 : des délégations russe et ukrainienne rencontrent la Commission européenne et la présidence tchèque en bilatéral, pour évoquer l’envoi d’observateurs européens accompagnés de représentants de Gazprom en Ukraine et de Naftogaz en Russie.

− 9 et 10 janvier 2009 : un compromis est négocié par la présidence tchèque du Conseil de l’Union européenne et un accord est signé sur la présence d’observateurs russes, ukrainiens et européens.

− 12 janvier 2009 : un accord est signé par des représentants ukrainiens, russes et européens, pour la reprise des livraisons de gaz russe vers l’Europe via l’Ukraine.

− 13 janvier 2009 : alors que la Russie annonce avoir rouvert les vannes approvisionnant l’Europe en gaz, Gazprom annonce que l’Ukraine bloque les livraisons de gaz russe vers l’Europe. En fait, Gazprom oblige l’Ukraine à un trajet gazier compliqué, qui compromet son propre approvisionnement national en privant de gaz russe les régions du sud et de l’est du pays, où sont concentrées ses industries. Le conflit s’enlise, le gaz ne circule toujours pas vers l’Europe, car l’Ukraine a choisi de renverser le flux de ses gazoducs, acheminant du gaz depuis les réservoirs situés à l’ouest du pays vers les régions industrielles de l’est et du sud, ce qui rend par conséquent impossible le passage du gaz dans l’autre sens, vers l’Europe.

− 19 janvier 2009 : la Russie et l’Ukraine, représentées chacune par leur Premier ministre, signent un accord de dix ans reconduisant l’approvisionnement de gaz russe vers l’Ukraine et l’Europe.

− 20 janvier 2009 : les livraisons de gaz à destination de l’Europe via l’Ukraine reprennent. La Slovaquie et la Hongrie sont les premières livrées.

− 21 janvier 2009 : dans la matinée, le gaz russe arrive en France, à un niveau comparable à celui enregistré avant le 6 janvier. On peut noter qu’en France, le manque de gaz russe et l’augmentation de la consommation due au froid ont été en majeure partie compensés par le recours aux stockages.

Source : André Schneider et Philippe Tourtelier, rapport d’information de la commission chargée des  affaires européennes sur la deuxième analyse stratégique de la politique énergétique, doc. AN  n° 1655, mai 2009.

Nos collègues André Schneider et Philippe Tourtelier, dans leur rapport d’information de mai dernier, ne manquent pas de rappeler à juste titre les autres crises du même type ayant précédé celle de janvier 2009. Sans prendre parti pour l’un ou l’autre des deux pays en cause, vos Rapporteurs ne peuvent que souligner à quel point ces épisodes en forme d’escalade conduisent à remettre en cause la réputation de la Russie comme fournisseur fiable de gaz et l’importance de la voie russo-ukrainienne dans l’alimentation des États de l’Union européenne en gaz naturel.

Les crises gazières entre la Russie et l’Ukraine de 2005 à 2008

La situation géographique de l’Ukraine, entre l’Union européenne et la Russie, lui confère un rôle pivot en matière d’approvisionnement énergétique. Elle détient ainsi le deuxième plus grand réseau de gazoducs et oléoducs au monde après la Russie. 80 % des exportations de gaz russe et 40 % des exportations de pétrole vers l’Union européenne transitent par l’Ukraine.

Si le contentieux énergétique entre la Russie et l’Ukraine n’est pas nouveau, la Russie accusant l’Ukraine − qui dément − de « prélever illégalement » le gaz russe transitant sur son territoire à destination de l’Europe, il a pris une nouvelle dimension après la révolution orange et l’élection à la présidence de Viktor Iouchtchenko, désireux de renforcer les liens de son pays avec l’Union européenne et l’OTAN.

— C’est dans ce contexte politique tendu que Gazprom a décidé de cesser de subventionner à partir du 1er janvier 2006 le gaz livré à l’Ukraine et d’aligner son prix sur le cours mondial. Cette décision a suscité une crise ouverte entre la Russie et l’Ukraine, la Russie coupant le robinet de gaz le 1er janvier 2006, ce qui a provoqué des perturbations dans plusieurs pays européens. En définitive, cette crise s’est dénouée le 3 janvier 2006, le gouvernement ukrainien acceptant une augmentation du prix du gaz et une prise de contrôle indirecte par Gazprom, tant du réseau de transport des hydrocarbures, que de la distribution locale d’électricité.

— Le 2 octobre 2007, Gazprom a menacé de réduire ses livraisons de gaz si l’Ukraine n’honorait pas avant fin octobre une dette de 1,3 milliard de dollars. Intervenue au lendemain des élections législatives ukrainiennes, cette menace a été interprétée par plusieurs observateurs comme une tentative d’empêcher la formation d’un gouvernement « pro-occidental » à Kiev. Le 9 octobre, un accord était trouvé entre Gazprom et l’Ukraine.

— Le 4 mars 2008, Gazprom a réduit de moitié ses livraisons vers l’Ukraine. Un accord, le 13 mars, a abordé le problème de la dette ukrainienne pour le gaz reçu en janvier et février, le prix du gaz en 2008 et le futur schéma de livraison du gaz à l’Ukraine.

Rappelons que l’Ukraine n’a pas le monopole des crises gazières avec la Russie. À l’image de la crise avec l’Ukraine, la crise entre la Russie et la Biélorussie durant l’hiver 2006 fut provoquée par la décision de Gazprom de cesser de subventionner le gaz livré à la Biélorussie, à partir du 1er janvier 2007, pour aligner son prix sur le cours mondial.

Après de difficiles négociations, un accord fut trouvé entre Minsk et Moscou sur un prix de livraison du gaz inférieur au cours mondial, en contrepartie de la cession à Gazprom de la moitié du capital de l’entreprise publique assurant la gestion du réseau de gazoducs sur le territoire biélorusse. Toutefois, la Biélorussie ayant établi une taxe sur le pétrole russe transitant par son territoire, la Russie a suspendu pendant plusieurs jours ses exportations de pétrole brut par l’oléoduc dit de l’« amitié » qui alimente en pétrole l’Union européenne, avant de trouver finalement un compromis avec la Biélorussie le 11 janvier 2007.

En lien avec ce dernier élément, un autre exemple récent de très probable utilisation de « l’arme énergétique » permettra à vos Rapporteurs de souligner que le gaz n’est pas la seule ressource à pouvoir être instrumentalisée − même s’il est de loin la première. En juillet 2008, deux jours à peine après la signature avec les États-Unis par la République tchèque d’un accord pour le déploiement sur son sol d’une base radar anti-missiles, les approvisionnements en pétrole par oléoduc en provenance de la Russie ont brutalement chuté de l’ordre de 60 %. Le fournisseur russe, comme l’ambassade de Russie à Prague, se sont réfugiés derrière des explications « techniques », parfois mâtinées d’une argumentation économique − un meilleur client aurait été trouvé en Turquie (5). Tout en laissant voir qu’elles n’étaient pas dupes, les autorités tchèques ont fait face à la situation en utilisant les stocks stratégiques d’hydrocarbures et en augmentant l’approvisionnement via un autre oléoduc partant d’Italie du Nord.

Tant d’éléments concordants sonnent-ils la fin de trente années de relations fiables de clients européens à fournisseur soviétique puis russe ? Après tout, l’URSS n’avait acquis ce statut qu’à la faveur d’une autre crise : la révolution iranienne.

b) Trente ans de flux gaziers ininterrompus : un passé révolu ?

C’est à la fin des années 1970 qu’ont été conclus les premiers contrats d’achat de gaz soviétique par des compagnies européennes. Comme le relate M. Alain Guillemoles (6), la RFA, dans le cadre de sa politique de détente, fut alors, contre la volonté des États-Unis, le premier client européen de gaz soviétique. Cette décision prise sous l’égide du Chancelier Helmut Schmidt est directement liée à l’éclatement de la révolution islamique qui a causé en 1979 l’effondrement du régime du Shah d’Iran. Au cours de l’audition de M. Gérard Mestrallet, président-directeur général de GDF Suez, il a été précisé à vos Rapporteurs que, dans le cas de Gaz de France, un contrat à long terme avec l’Iran était prévu pour 1980…

La France, l’Autriche, l’Italie et les Pays-Bas ont alors suivi la RFA dans sa démarche d’achat d’importantes quantités de gaz à l’Union soviétique. Ainsi est née l’idée de construire un gazoduc destiné à alimenter l’Europe depuis les gisements de Sibérie occidentale, soit un trajet de 5 000 km. Mme Nadia Campaner, chercheuse à l’Université Paris III, évoque le choix de la route à emprunter (7) : « Initialement, le tracé du gazoduc devait traverser la RDA. Mais les Allemands de l’Ouest s’y opposent, craignant que la RDA puisse interrompre les approvisionnements dans l’éventualité d’une crise politique. L’Ukraine soviétique était considérée comme une voie de transit plus fiable. » Deux options s’offraient en effet : un premier trajet, le plus direct, traversant l’actuel Bélarus, la Pologne puis les deux Allemagnes d’alors ; un autre passant plus au sud par l’Ukraine, puis la Tchécoslovaquie, l’Autriche et l’Allemagne de l’Ouest. C’est le second qui a donc été choisi par crainte d’un chantage permanent, à l’encontre de la RFA, d’une RDA susceptible de monnayer au prix fort son rôle de pays de transit.

Ainsi, c’est du fait de la division de l’Allemagne que l’Ukraine a acquis ce que M. Guillemoles appelle son « statut de territoire de transit gazier ». Il ajoute qu’un important facteur technique est venu appuyer ce choix : l’ouest de l’Ukraine abritait d’anciens gisements gaziers qui peuvent, toujours aujourd’hui, facilement être reconvertis en réservoirs géants. Ces réservoirs permettent d’assurer la régulation du débit du gaz en étant remplis durant l’été, période de basse consommation, pour être vidés en hiver afin de faire face aux pics de consommation saisonniers.

Concrètement, c’est dorénavant via l’Ukraine un système de trois tubes parallèles qui forme ce que l’on baptise le gazoduc « Fraternité », par lequel transitent près de 80 % du gaz sibérien importé en Europe. Les deux cartes suivantes suffisent à illustrer le développement d’Est en Ouest des gazoducs, depuis cette période fondatrice.

LE RÉSEAU GAZIER EUROPÉEN EN 1970…

Source : Commission de régulation de l’énergie.

… ET EN 2008

Source : Eurogas et Commission de régulation de l’énergie.

Cette opération majeure ne pouvait être assumée seule par l’URSS : ce sont des banques européennes qui ont financé le gazoduc et des entreprises occidentales qui ont fourni les tuyaux, selon l’économie typique des contrats à long terme, modalité incontournable de réalisation de tels investissements.

Les contrats de long terme, forme privilégiée de commercialisation du gaz

Dans le passé, les ventes de gaz se sont normalement construites dans le cadre de contrats de long terme négociés en relation avec le développement de gisements précis et des infrastructures de transport associées. Par des clauses de partage de risque équilibré avec les acheteurs, ces contrats ont assuré à la partie russe la stabilité des revenus lui permettant d’investir massivement dans le développement des gisements de Sibérie occidentale et dans un réseau de gazoducs sur longue distance à destination de l’Europe.

La clause « take or pay » (8) garantit le paiement d’une quantité précise, qu’elle soit enlevée ou non par l’acheteur.

La clause de prix aligne le prix sur celui des produits pétroliers concurrents selon la formule de calcul de prix « net back » et indexe son évolution sur celles des prix des produits pétroliers sur le marché de l’acheteur, ce qui fait porter le risque-prix par le producteur. Rappelons que ce principe de calcul consiste à déduire les coûts de transport et de transit du prix de valorisation finale du gaz sur ses différents marchés pour calculer le prix à la frontière du pays vendeur à destination de ce seul marché ; le prix du gaz russe à la frontière était donc spécifique du marché de l’acheteur, ce qui justifie qu’il ne soit pas revendu sur les marchés sur le parcours du gaz.

Une clause de destination finale est ajoutée, qui empêche la vente de tout ou partie du gaz contracté dans les pays de transit ou la revente dans d’autres marchés nationaux parce qu’elle permet d’asseoir la formule de calcul du prix en « net back ».

Source : Dominique Finon et Catherine Locatelli, « L’interdépendance gazière de la Russie et de  l’Union européenne. Quel équilibre entre le marché et la géopolitique ? », Cahier de recherche  du Laboratoire d’économie de la production et de l’intégration internationale (CNRS) n° 41,  décembre 2006.

Il faut rappeler que la construction de ce « corridor gazier » était déjà emblématique de la « géopolitique des tubes » dans le contexte d’un nouveau durcissement de la Guerre froide. Les États-Unis se sont en effet opposés à la conclusion du contrat. Alors soucieux d’isoler « l’Empire du Mal », ils imposaient précisément, en 1981, en plus d’une série de sanctions commerciales, un embargo sur les technologies destinées à l’industrie gazière. Car ils craignaient que Moscou ne se retrouve en possession d’une « arme énergétique » susceptible de porter préjudice à l’Europe de l’Ouest et par ricochet, à l’OTAN.

Pour conclure cette brève séquence historique, notons qu’en passant outre aux réserves américaines et en n’appliquant pas l’embargo, les pays d’Europe occidentale ont créé une brèche dans les relations transatlantiques. Parmi les observateurs de l’époque, certains ont salué cette marque d’indépendance européenne, tandis que d’autres n’ont pas manqué de dénoncer une « trahison » : en effet, au moment même où l’Europe de l’Ouest offrait un important débouché au gaz soviétique, la Pologne se trouvait soumise à « l’état de guerre ».

Toujours est-il que depuis cette époque, jamais − sauf en 2006 pour 72 heures − l’approvisionnement de l’Europe à l’Ouest de l’Oural en gaz soviétique puis russe n’avait été interrompu. Quitte à se laisser aller à la formule facile, il y aura bien un avant et un après-crise gazière de janvier 2009.

c) L’après-crise incertain : la fragilité de l’accord Poutine-Timochenko

Sur cette crise à épisodes, la pleine lumière reste à faire. Comme l’a décrit la chronologie rappelée plus haut, l’origine immédiate de la crise russo-ukrainienne en décembre 2008 est liée au différend à propos de l’existence d’une dette de la compagnie ukrainienne Naftogaz envers la compagnie russe Gazprom et/ou envers l’intermédiaire passablement opaque « RosUkrEnergo », société de droit suisse dont les confortables bénéfices sont aussi une source de financements politiques. Les ramifications du conflit sont donc évidemment économiques et politiques, sans qu’il soit aisé de démêler l’écheveau des causes puisqu’au secret des contrats se superpose celui des coulisses politiques.

Il est difficile de croire que la Russie se soit ainsi fragilisée économiquement et ait à ce point dégradé sa réputation de fournisseur fiable de gaz, au moment même où l’Union européenne affiche son ambition de réduire sa consommation d’énergie et d’y réduire la part des hydrocarbures, sans raisons politiques très fortes à l’encontre du régime ukrainien. À cela s’ajoute la rivalité permanente entre le Premier ministre et le président ukrainiens. Il n’est sans doute pas indifférent de noter à cet égard que le refus ukrainien d’un compromis le 31 décembre était le fait du président Iouchtchenko, tandis que la sortie de crise a été le fruit d’un accord signé par le Premier ministre, Mme Timochenko, avec au passage la suppression annoncée de l’intermédiaire RosUkrEnergo, dont le soutien financier au camp politique du président Iouchtchenko est vital. Enfin, la démonstration de la nécessité de construire des gazoducs ne passant pas par l’Ukraine peut aussi avoir été recherchée par la Russie.

La chronologie de la crise et ses rebondissements quotidiens devront faire l’objet d’analyses plus approfondies pour identifier les responsabilités respectives des deux entreprises et des deux gouvernements russe et ukrainien. Vos Rapporteurs n’ont pas l’intention de dresser ici la liste des torts partagés ; ce serait à la fois présomptueux et hors de propos. Il est préférable de s’appesantir sur la sortie de crise, ses résultats et ses enjeux, afin d’éviter que pareille paralysie, pareille « prise d’otage » d’États membres de l’Union européenne ne se reproduise − or rien n’est moins sûr aujourd’hui.

Même si les informations précises manquent sur ce point, mentionnons les contrecoups financiers immédiats de la crise pour les énergéticiens concernés. Gazprom a fait savoir que le manque à gagner lié à ces trois semaines d’interruption s’élevait à 2 milliards d’euros − qui plus est en période de chute de ses recettes et de sa capitalisation boursière du fait de la crise économique −, voulant sans doute montrer par là que la coupure n’était pas « calculée », ou à tout le moins qu’elle n’était pas le fruit d’une décision économique rationnelle et autonome de la part de la compagnie. Mais ce chiffre a été ultérieurement réduit à une fourchette de 1,5 à 1,8 milliard d’euros, et encore un tel montant pourrait-il être minoré par les ventes supplémentaires liées à la reconstitution des stocks de gaz souterrains utilisés pendant la crise (cf. infra le détail des modalités de sortie de crise entre Gazprom et Naftogaz).

Quant aux poursuites judiciaires commerciales de la part des compagnies gazières européennes lésées, on évoque un montant de réparations exigible de l’ordre de 1,6 milliard de dollars, pénalités incluses. Mais dans les jours qui suivaient la crise, c’est la prudence qui dominait parmi les dirigeants des énergéticiens européens : le Président-directeur général d’E.ON Ruhrgas, M. Bernhard Reutersberg, évoquait une phase d’évaluation des dommages subis avant l’ouverture de pourparlers d’indemnisation, tandis que M. Gérard Mestrallet indiquait à vos Rapporteurs que GDF Suez demanderait « l’application des contrats ». Il reste à savoir si la force majeure peut être invoquée en l’espèce. En tout état de cause, dès le 23 janvier, le numéro deux de Gazprom, M. Alexander Medvedev, que l’un de vos Rapporteurs a pu rencontrer à Saint-Pétersbourg, déclarait avant une visite à Sofia − la Bulgarie a été particulièrement éprouvée par la crise gazière − que sa société pourrait offrir une réduction du prix du gaz équivalente au coût des livraisons n’ayant pas eu lieu pendant les deux semaines d’interruption totale. Il s’empressait toutefois de préciser que Gazprom n’entendait pas verser d’indemnisation pour « dommages économiques », et estimait que toute demande d’indemnisation devrait aussi viser l’Ukraine, désignée comme responsable des coupures de gaz.

Le dernier élément de la sortie de crise concerne les accords russo-ukrainiens des 18 et 19 janvier 2009. Le 18 janvier, on l’a dit, le Premier ministre russe, M. Vladimir Poutine, et son homologue ukrainien, Mme Ioulia Timochenko, ont conclu un accord-cadre sur le rétablissement des exportations de gaz russe vers l’Europe via l’Ukraine. Conformément à cet accord, Gazprom et Naftogaz ont signé le lendemain deux contrats distincts portant tous deux sur une période de dix ans (2009-2018).

Les termes des contrats conclus le 19 janvier 2009

Le premier contrat porte sur la fourniture de gaz russe à l’Ukraine. Il entérine de nouvelles modalités de calcul des prix, l’objectif étant de converger vers les prix de marché européens à partir du 1er janvier 2010. D’ici là, l’Ukraine bénéficiera d’une remise portant dans l’immédiat le prix du gaz à 360 $ pour 1 000 m3 (contre 179,5 $ pour 1 000 m3 en 2008). La formule prévoit un réajustement trimestriel de ce tarif afin de prendre en compte les évolutions du prix du marché du gaz. Le contrat porte sur l’achat de 40 Gm3 en 2009 et 52 Gm3 à partir de 2010 (contre 55 Gm3 en 2008).

Le second contrat porte sur la question du transit. En contrepartie de la réduction tarifaire accordée à l’Ukraine sur les volumes de gaz (réduction par rapport au prix payé par les clients européens), la redevance sur le transit facturée à Gazprom n’évoluera pas en 2009 par rapport à 2008 (1,7 $ pour 1 000 m3 et 100 km parcourus). En revanche, en 2010, parallèlement à l’alignement complet de l’Ukraine sur le référentiel européen, Gazprom paiera près de 2,1 $ pour 1 000 m3 et 100 km parcourus, ce qui est nettement supérieur au tarif négocié avant la crise (1,8 $) :

COMPARATIF
DES TARIFS DÉBATTUS AVANT LA CRISE ET DES TARIFS ADOPTÉS APRÈS ACCORD

Les incertitudes et les faiblesses de l’accord sont les suivantes :

− le contrat de fourniture instaure un système de paiement a posteriori du gaz naturel livré, mais en cas de défaut de paiement de Naftogaz, Gazprom dispose d’un droit contractuel de basculer vers un mécanisme de prépaiement intégral des livraisons. Si l’Ukraine reste dans l’incapacité de régler sa facture, Gazprom peut suspendre unilatéralement, en partie ou totalement, les ventes de gaz à l’Ukraine. Une suspension des livraisons reste donc possible. Chaque facture mensuelle depuis le dénouement de la crise en janvier n’a d’ailleurs pas manqué de faire l’objet d’un « suspense » dont on peine à croire qu’il ne soit pas orchestré ;

− une telle suspension est d’autant plus à redouter que la situation économique de l’Ukraine est particulièrement dégradée, ce qui alimente les risques de défaut de paiement de la part de la société nationale Naftogaz, actuellement soumise à un très fort déséquilibre financier. Naftogaz est directement touchée par l’incapacité d’une grande partie de l’industrie ukrainienne, en crise, à payer le gaz qu’elle consomme au prix de marché ; le gaz produit en Ukraine est acheté à un tarif officiel inférieur aux coûts de production. En outre il est politiquement inenvisageable, a fortiori en période pré-électorale (9), de répercuter sur les ménages la hausse du tarif du gaz importé ;

− par ailleurs, la question du « gaz technique » demeure un point de litige potentiel. Le nouveau contrat de transit stipule qu’il incombe à Naftogaz de fournir le gaz technique mais n’aborde pas explicitement la tarification de ces volumes. Il ressort des déclarations des autorités ukrainiennes que Naftogaz et Gazprom seraient convenus d’un tarif relativement bas pour 2009 (à 153 dollars pour 1 000 m3), mais qu’en sera-t-il pour 2010 et au-delà ?

− enfin, aucun règlement n’est officiellement intervenu sur la question des arriérés de paiement (les quelque 2 milliards de dollars que Gazprom réclamait à l’Ukraine, cf. supra). Il est toutefois possible que ce différend ait été résolu. En effet, d’une part, le contrat de transit prévoit un prépaiement par Gazprom de droits de transit pour un montant de 1,7 milliard de dollars, que Naftogaz doit ensuite utiliser pour racheter les 50 % de la société intermédiaire RosUkrEnergo détenus par Gazprombank. Créée en 2006 et sise en Suisse, cette société qui avait pour objet de gérer l’intégralité des exportations gazières russes à destination de l’Ukraine, se trouve privée de raison d’être par l’accord de janvier, qui stipule que les ventes de gaz russe à l’Ukraine se feront désormais directement entre Gazprom et Naftogaz (10). D’autre part, selon la presse ukrainienne, Gazprom aurait récupéré les volumes de gaz stockés en Ukraine par RosUkrEnergo, soit 11 Gm3, ce qui, au prix du « gaz technique », représenterait une valeur d’environ 1,7 milliard de dollars. Si l’ensemble de ces informations est exact, l’accord aurait permis de rembourser ainsi Gazprom « en nature », comme l’illustre le schéma suivant :

MÉCANISME DE RÈGLEMENT DE LA DETTE DE L’UKRAINE VIS-À-VIS DE GAZPROM

Source : Commission de régulation de l’énergie.

Un fragile équilibre a donc été trouvé, et vos Rapporteurs se garderont bien de faire preuve de naïveté : les dessous du règlement de janvier sont au moins aussi importants que leur traduction officielle. Comme l’a résumé trivialement à vos Rapporteurs l’un de leurs interlocuteurs : « On a mis trois semaines à trouver un accord [entre Poutine et Timochenko] pour répondre à cette simple question : “Vous prenez combien et par où le fait-on transiter ?” ». Incidemment, il faut noter que le règlement de la crise de 2009 par la suppression annoncée de l’intermédiaire RosUkrEnergo est en quelque sorte le miroir du règlement de la crise de 2006… lequel était passé par la création dudit intermédiaire. Un fait demeure, en 2006 comme en 2009 : l’opacité du système.

Sans vouloir céder à un psychologisme de mauvais aloi, un ultime élément doit encore être ajouté à l’analyse de la situation : ce qu’il faut bien appeler l’irrationalité du principal dirigeant russe.

d) L’irrationalité du pouvoir russe ?

Au cours de leurs auditions à Paris comme à Moscou, vos Rapporteurs ont été frappés de constater la convergence d’analyse à propos de l’interruption totale des flux gaziers de la Russie vers l’Ukraine, pointant le comportement irresponsable, voire irrationnel, révélé par cet épisode.

Comment interpréter autrement les signaux contradictoires envoyés par les dirigeants de Gazprom et par M. Poutine au tournant de la crise, dans la première semaine de janvier ? Alors que l’équipe de Gazprom en « tournée » dans les capitales européennes se voulait rassurante, jusque dans le bureau de la ministre française de l’Économie, le lendemain même, devant les caméras de télévision, le Premier ministre russe en personne ordonnait de fermer totalement le transit gazier par l’Ukraine ! Pour M. Jean-Marie Dauger, directeur général adjoint de GDF Suez, un tel comportement ne peut se comprendre que par une réaction d’émotion, certes rare chez M. Poutine, que seule l’Ukraine était susceptible de provoquer.

De même est-il très surprenant que l’un des pays les plus durement frappés par la crise en pleine vague de froid ait été la Bulgarie, qui faisait jusqu’alors figure de meilleure alliée de la Russie en Europe. Comment les dirigeants russes ont-ils pu aussi légèrement prendre le risque de s’aliéner son soutien ?

L’interlocuteur de vos Rapporteurs sans doute le plus explicite sur ce thème aura été M. Konstantin Simonov, directeur général du Fonds pour la sécurité énergétique nationale (11) : celui-ci est allé jusqu’à parler d’attitude « incompréhensible » de M. Poutine à propos de la volonté de « préempter » tout le gaz turkmène, quasiment à perte − de l’aveu même du Premier ministre russe − à 340 dollars pour 1 000 m3. Jugement tout aussi sévère s’agissant de l’achat, pour 5 milliards de dollars, de 50 % de l’infrastructure de production biélorusse, qualifié d’« investissement le plus stupide de Gazprom » car même avec un tel ascendant il n’a pas été possible d’influencer le Président du Bélarus, lequel a demandé un prix de 148 dollars pour 1 000 m3 quand le prix approuvé auparavant n’était que de 110 dollars.

De tels comportements ne valent pas que pour le gaz, ils s’observent également au sujet du pétrole. Ainsi, selon les déclarations, ce printemps, du ministre russe de l’énergie en personne, M. Sergueï Chmatko, une baisse de production pétrolière de 8 % à l’horizon 2013 est tout à fait plausible. Parallèlement, le Vice-premier ministre russe, M. Igor Setchine signait avec la Chine un accord pour la fourniture de 300 millions de tonnes de pétrole… Incohérence ou signal purement politique ?

Pour M. Simonov, « Vladimir Poutine fait primer la forme ; il agit sous le coup de l’émotion. » Il a cité cet autre exemple à vos Rapporteurs : en réaction contre le Président Jacques Chirac qui conseillait à la Chancelière Angela Merkel de ne pas signer un contrat supplémentaire concernant le gazoduc Nord Stream, Vladimir Poutine déclarait ne plus vouloir de participation étrangère dans l’exploitation du gisement de Chtokman… avant que Total ne participe finalement au projet. Dernière illustration d’un comportement qui serait dicté par l’émotion : le développement d’usines de liquéfaction du gaz naturel pour la filière GNL, sur le mode : « Nous n’avons pas besoin de l’UE comme client »… alors que ce n’est pas d’une seule usine − construite d’ailleurs avec Shell et les Japonais − mais d’une quinzaine d’usines de liquéfaction que la Russie aurait alors besoin. Et M. Simonov de conclure pertinemment : « Mais pourquoi les Européens aiment-ils tant énerver Vladimir Poutine ? »

De fait, crainte et incrédulité semblent caractériser la vision des dirigeants russes communément partagée par les responsables européens. Toutefois, comment pourrait-il en aller autrement lorsque des interlocuteurs tels que le responsable du département des affaires européennes au ministère russe des Affaires étrangères, M. Vladimir Voronkov, lancent à vos Rapporteurs : « Nous aussi, nous avons peur des chars russes », faisant allusion au siège de la « Maison blanche » en 1993, qui hébergeait alors la Douma à Moscou ?

*

Quels que soient les ressorts politiques, économiques, stratégiques et psychologiques ayant présidé à l’emblématique crise gazière russo-ukrainienne de janvier 2009 et à celles qui l’ont précédée, l’effet immédiat dans l’Union européenne a consisté à aviver comme jamais auparavant les craintes relatives à la sécurité énergétique des États membres.

2) Les craintes pour la sécurité énergétique

Une interprétation optimiste des comportements observés pendant la crise pourrait laisser croire que l’Union européenne a relativement bien résisté face à l’imprévu. Vos Rapporteurs tendent plutôt à considérer que les craintes pour la sécurité énergétique de l’UE, qui étaient déjà avérées, n’ont fait que se renforcer.

a) Des craintes doublement justifiées : par l’analyse politique et le constat technique

Dans la livraison du printemps 2008 de la revue Europe’s World, M. Andreas Heinrich, chercheur à l’Institut Koszalin d’études européennes comparées, écrivait de façon prémonitoire :

« Des conflits entre la Russie et les pays transitaires interrompraient aisément les livraisons de gaz russe en Europe. Ils constituent donc une menace bien réelle pour sa sécurité énergétique. Un décalage entre la production du gaz et les commandes promises, induit par une mauvaise gestion et un sous-investissement, suggère un scénario tout aussi dangereux mais évitable. Les tensions avec les pays transitaires, elles, sont bien réelles et plus difficiles à prévoir, empêcher ou apaiser. Il ne faut pas les prendre à la légère. »

S’il convient de bien distinguer ces deux aspects, géopolitique et technico-économique, de la sécurité d’approvisionnement en gaz de l’Union européenne en provenance de la Russie, les deux se conjuguent pour amplifier un phénomène qui prend des proportions véritablement inquiétantes. Sous la pression de la réalité, la rassurante antienne de l’interdépendance énergétique perd de sa force de conviction.

À proprement parler et sans vouloir alimenter un quelconque « catastrophisme », d’après l’étude de chercheurs du Centre for European Policy Studies (12), ce sont cinq types de risques qui s’additionnent à des degrés variables selon les énergies considérées, avec des probabilités, des durées et des conséquences tout aussi variables : risques géologiques, géopolitiques, économiques, environnementaux et techniques. La Russie est concernée par chacun d’entre eux. Parmi les risques les plus élevés figurent, sans surprise, le « nationalisme appliqué aux ressources » et le sous-investissement.

Les craintes pour la sécurité énergétique de l’Ouest de l’Europe n’ont cessé de se renforcer depuis le début des années 2000, à telle enseigne que les deux mandats du Président Poutine coïncident avec ce que certains analystes appellent la « sécuricisation » des questions énergétiques dans les échanges avec l’Union européenne.

b) Une forme d’« obsession sécuritaire » dans la relation énergétique russo-européenne

Les relations entre l’Union européenne et la Russie sont désormais entrées dans « une spirale d’incompréhension et de “sécuricisation” sans précédent des questions liées à l’énergie », pour reprendre la formule et le néologisme de M. Andreï Belyi (13). Le concept de sécurité énergétique a ainsi acquis une signification bien plus large que celle de la simple dépendance énergétique et des ruptures d’approvisionnement, pour englober un ensemble de menaces extérieures et à cet égard, la Russie en est venue à représenter une forme de menace « naturelle » pour la sécurité énergétique de l’Union européenne.

Depuis janvier 2006, date de la précédente crise gazière russo-ukrainienne (cf. supra), la sécurité énergétique a été formalisée comme un sujet à part entière au sein de la politique étrangère et de sécurité commune (PESC) de l’Union, marquant le changement de dimension de ce dossier qui débordait manifestement le seul cadre économique. D’ailleurs, la nomination en décembre 2008, par le Haut Représentant pour la PESC, M. Javier Solana, d’un « représentant personnel pour l’énergie et la politique étrangère », en la personne de M. Steven Everts, que vos Rapporteurs ont rencontré, témoigne bien de cette évolution.

Mais c’est du début des années 2000 que l’on peut dater le commencement de l’extrême politisation du commerce de l’énergie et des questions de transit. Pendant la Guerre froide, l’antagonisme systématique entre les deux blocs n’avait pas empêché, on l’a dit, la coopération dans le domaine de l’énergie, sur un mode purement économique. La sécurité d’approvisionnement en provenance de l’URSS n’était pas un sujet de préoccupation particulièrement aiguë pour les États d’Europe de l’Ouest. C’était bien plutôt le monde arabe qui, dans la foulée des chocs pétroliers provoqués au moins en partie par l’attitude des pays membres de l’OPEP, représentait à l’époque le point focal en matière de sécurité énergétique.

Même pendant les années 1990, alors que les prélèvements frauduleux opérés sur les flux énergétiques transitaires et le non-paiement de livraisons d’hydrocarbures étaient déjà des pratiques observables sinon courantes, ni le commerce de l’énergie ni la problématique des États transitaires ne faisaient l’objet d’un réel débat politique. C’est la part croissante du gaz naturel dans la consommation européenne d’énergie et la production d’électricité, parallèlement au développement rapide des politiques environnementales, qui a élargi le spectre de la notion de sécurité énergétique.

Pour assez récent qu’il soit, le sujet n’en a pas moins acquis une place aujourd’hui prépondérante. Et très vite la Russie a été perçue, de façon assez consensuelle au sein de l’Union européenne, comme une menace. À l’heure actuelle, et plus que jamais depuis janvier dernier, M. Arkady Moshes (14) a raison d’estimer que « l’Europe ne pense plus que la Russie, avec la stagnation de sa production pétrolière et gazière, restera un fournisseur fiable à long terme. » Comme l’indique l’analyse des relations UE-Russie publiée par la Commission européenne en novembre 2008, dans le cadre de la deuxième analyse stratégique de la politique énergétique, les « conflits de la Russie avec les États de transit associés à une insuffisance d’investissement en amont par rapport à la demande croissante suscitent des préoccupations sur l’approvisionnement futur ». Et M. Moshes de conclure : « Compte tenu de ces préoccupations, l’Europe n’a pas d’autre choix que de diversifier son approvisionnement, ce qui ne peut qu’accentuer les divergences. La concurrence entre le projet Nabucco, soutenu par l’Union européenne, et les projets Nord Stream et South Stream (en mer Baltique et en mer Noire), soutenus par la Russie, pourrait, dans certaines circonstances, se transformer en véritable impasse avec des implications politiques. »

À cet égard, le « test grandeur nature » de l’état de préparation de l’Union européenne à une crise d’approvisionnement en gaz, quelle qu’en soit la cause, a malheureusement été révélateur d’une réelle vulnérabilité.

c) Une vulnérabilité démontrée, mêlant handicaps techniques, désorganisation et insuffisance de solidarité

Ayant rappelé plus haut la chronologie de la crise gazière de l’hiver dernier, vos Rapporteurs souhaitent à présent analyser les défauts de la réaction européenne à l’événement, afin d’en cerner les implications avant d’en prescrire les remèdes, en seconde partie du présent rapport.

— Si l’attitude des États membres et des institutions communautaires a été désordonnée, en dépit des efforts de communication a posteriori pour clamer que « l’Europe a[vait] parlé d’une seule voix », la première raison est clairement illustrée sur la carte suivante : étant causée par une rupture d’approvisionnement en gaz naturel, la crise a frappé les États membres à des degrés très divers.

IMPACT DE LA CRISE GAZIÈRE RUSSO-UKRAINIENNE DE JANVIER 2009
SUR LES APPROVISIONNEMENTS NATIONAUX EN EUROPE

(baisse des approvisionnements, en pourcentage du total)

Source : Commission de régulation de l’énergie.

Certes, dans l’urgence, une solidarité communautaire et même européenne s’est improvisée. Ainsi a-t-on vu l’Italie livrer du gaz à la Croatie, et la Hongrie fournir la Serbie qui, elle-même, a un peu alimenté la Bosnie-Herzégovine. Cependant, la Bulgarie, se trouvant dans ce que l’on a depuis dénommé « un cul-de-sac gazier », n’a pu être approvisionnée par ses voisins.

L’économie globale des réactions observées permet de les résumer en six points :

– la fourniture supplémentaire de gaz par les compagnies allemandes, via l’Autriche, à la Hongrie, à la Slovénie, à la Croatie, à la Serbie et à la Bosnie-Herzégovine ;

– l’inversion du flux est-ouest au profit de la Slovaquie pour alimenter celle-ci en gaz allemand via la République tchèque ;

− comme le décrit la Commission de régulation de l’énergie (15), l’inversion des flux de gaz dans l’Interconnector reliant le Royaume-Uni à Zeebrugge en Belgique effectuée dès le premier jour de la crise, alors qu’en période hivernale ces flux vont généralement dans le sens de la Belgique vers la Grande-Bretagne. Le Royaume-Uni a ainsi exporté vers le continent 400 GWh par jour en moyenne pendant la crise. Cet afflux de gaz a contribué à assurer l’équilibre global entre offre et demande de la « plaque continentale » en allant irriguer notamment le nord-ouest de l’Allemagne, ce qui a permis, par ricochet, de ne pas interrompre totalement les flux entrant en France à Obergailbach ;

– le recours accru au gaz de stockage issu des pays disposant de telles installations, comme la Hongrie par exemple ;

– l’augmentation de la production de gaz en Europe et le recours au GNL en particulier ;

– la gestion de la demande et le recours à un autre carburant quand cela s’est révélé possible.

Mais en dépit de ces quelques signaux de robustesse − qu’en eût-il été toutefois en cas d’interruption plus longue et d’épuisement des stockages souterrains ? −, il a fallu déplorer un certain nombre de réactions nationales publiques qui sont parfois venues ternir le caractère « généreux et solidaire » des gestes ci-dessus rapelés.

Ainsi, d’après M. Jean-Eudes Moncomble, secrétaire général du Conseil français de l’énergie, a-t-on pu entendre le ministre slovaque de l’Économie, M. Jahnatek, déclarer le 28 janvier dernier que le gouvernement de son pays − pourtant bénéficiaire de la solidarité européenne − placerait les stockages de gaz sous contrôle administratif, et donnerait à son ministère le pouvoir de suspendre les exportations de gaz afin d’en réserver l’usage aux consommateurs slovaques… Dès le mois de février, la législation était adaptée en conséquence. Le même gouvernement slovaque a d’ailleurs, selon la Commission de régulation de l’énergie, menacé GDF Suez de racheter ses participations dans Eustream, le gestionnaire du réseau de transport slovaque, à la suite des déclarations jugées inopportunes du gouvernement français sur les délocalisations menées par les constructeurs automobiles français en Europe centrale.

Dans le même esprit, en Allemagne, le ministre du Land de Bavière chargé des questions européennes, M. Müller, déclarait le 13 février dernier : « La solidarité européenne ne doit pas signifier la socialisation de la capacité allemande de stockage souterrain. » La solidarité européenne par temps agité reste donc à démontrer.

— Vos Rapporteurs doivent néanmoins à la vérité de dire que la réaction de l’Union a bel et bien existé : chaque institution, en fait, a réagi à sa manière.

La présidence tchèque s’est trouvée dès le premier jour de son mandat semestriel confrontée à cette crise sans précédent. Les analyses disponibles tendent à indiquer le manque de poids de cette présidence en pareille situation, les pays les plus touchés (Bulgarie et Slovaquie) se voyant contraints de mener leur propre intervention à Moscou et à Kiev. Un conseil extraordinaire des ministres de l’énergie s’est certes réuni le 12 janvier mais l’annonce d’une reprise des livraisons de gaz le lendemain à 8 heures ne s’est pas concrétisée, en dépit de la nouvelle signature de l’accord relatif au déploiement des observateurs européens, russes et ukrainiens, accord dont une première version en date du 10 janvier avait été contestée.

La Commission s’est retrouvée en première ligne, qu’il s’agisse du commissaire (letton) à l’énergie, M. Andris Piebalgs ou, in fine, du Président Barroso, qui a ostensiblement « haussé le ton » après le nouvel atermoiement du 13 janvier. Cependant, dans un premier temps, on l’a vu, la Commission avait insisté sur le caractère commercial du différend russo-ukrainien.

Commission et Conseil ont en définitive œuvré conjointement, notamment dans le cadre du « Groupe de coordination du gaz », organe créé en 2006 en application de la directive 2004/67 sur la sécurité de l’approvisionnement en gaz naturel. Cette instance présidée par la Commission réunit des experts gaziers des États membres, des organisations européennes du secteur et des consommateurs. Mais le groupe s’est pour l’essentiel contenté de présenter un bilan positif des mesures prises par les compagnies et les États, et rappelées supra.

Le Parlement européen est en apparence resté plus discret mais c’est bien au cours de la réunion extraordinaire de sa commission des affaires étrangères du 8 janvier, où sont intervenus les représentants des gouvernements russe et ukrainien et les dirigeants de Gazprom et de Naftogaz, que l’UE a commencé à s’impliquer en tant que telle dans la résolution du différend.

Au-delà de cette réaction européenne qui a représenté un louable effort de solidarité mais a surtout souligné une position de relative vulnérabilité et un manque d’affirmation confinant, pour certains auteurs sévères, à une « humiliation » (16), il semble :

– que les dirigeants de l’UE aient attendu une solution d’origine purement russo-ukrainienne en pariant sur l’impossibilité durable pour les fournisseurs de gaz de ne pas honorer leur signature ;

– que les institutions communautaires se soient cantonnées dans leur champ de compétence, à savoir la constitution à moyen terme d’une Europe de l’énergie, certes pour en accélérer l’avènement sous l’effet catalyseur de la crise.

— Même par temps calme, la solidarité énergétique entre les Vingt-sept, notamment à l’égard de la Russie, est fatalement mise à rude épreuve par le degré très variable de dépendance aux exportations et par les caractéristiques de chaque bouquet énergétique national.

Les deux graphiques suivants en fournissent une illustration assez fine. Le premier, tiré d’une étude du European Council on Foreign Relations, se focalise sur la dépendance à l’égard du gaz russe, en croisant trois informations : la dépendance mesurée par le pourcentage de gaz russe dans la consommation primaire de gaz, le poids en valeur absolue de chaque État membre dans les exportations de Gazprom (en milliards de m3) et la taille de chaque marché national du gaz.

DÉPENDANCE DES 27 ÉTATS MEMBRES DE L’UE À L’ÉGARD DU GAZ RUSSE EN 2006

Graphique de Pierre Noël, in « Beyond Dependence : How to Deal with Russian Gas », European Council on Foreign Relations Policy brief, novembre 2008.

L’illustration est très nette d’un clivage entre l’Union européenne à quinze et les douze nouveaux États membres : peu ou pas de dépendance pour les premiers − à l’exception de la Grèce, de l’Autriche et de la Finlande mais pour des volumes limités −, une dépendance comprise entre 50 % et plus de 100 % (en raison d’achat pour revente) pour les seconds − Roumanie exceptée. Parallèlement, on observe que les États membres les plus dépendants sont aussi ceux qui ne présentent pas pour Gazprom l’intérêt commercial le plus important, au contraire.

Le second graphique illustre d’une façon plus générale la dépendance énergétique des États membres toutes énergies fossiles confondues :


Source: Eurostat.

— Enfin, le manque de solidarité a eu tendance à s’aggraver dans la période récente, au point de justifier, entre États membres, des accusations de « chacun pour soi ». Ainsi, comme le rappelle Mme Céline Bayou (17), la Pologne et la Lituanie ont reproché en mai 2007 à l’Allemagne de modifier la politique de l’Union européenne envers la Russie afin que cette stratégie bénéficie plus directement à Berlin, en particulier s’agissant de l’approvisionnement énergétique. Le cas le plus évident a été révélé par la signature, en septembre 2005, de l’accord portant création du gazoduc nord-européen, ultérieurement dénommé Nord Stream, qui doit acheminer du gaz russe en Allemagne via la mer Baltique en évitant tout pays de transit.

Les États baltes et la Pologne, en particulier, ont pris acte de cet accord bilatéral présenté par les protagonistes comme relevant du partenariat énergétique russo-européen, alors qu’ils s’estimaient eux-mêmes lésés. Mais le jeu est un peu plus complexe et il est surtout évolutif : le capital de Nord Stream AG − dont le président est l’ancien Chancelier Gerhard Schröder et dont le directeur exécutif, M. Warnig, est lui aussi allemand − est détenu aujourd’hui par Gazprom à 51 %, par deux groupes allemands à 20 % chacun, E.ON et BASF, ainsi que par le groupe néerlandais Gasunie à hauteur de 9 %. Mais selon Le Monde du 30 juillet 2009, qui cite notamment l’agence de presse officielle russe Ria Novosti, GDF Suez entrerait prochainement au capital de Nord Stream AG, soit par le rachat de 4,5 % des parts de chaque partenaire allemand, soit par le rachat des 9 % de Gasunie.

Quoi qu’il en soit, l’un de vos Rapporteurs, qui était présent à la Conférence interparlementaire des 30 et 31 mars dernier organisée à Saint-Pétersbourg sur le projet Nord Stream, a pu constater, à travers les dits et les non-dits des participants, l’absence concrète de solidarité européenne. Au moins les opinions publiques ont-elles été entendues par le truchement des parlementaires, mais l’impression générale qui s’en est dégagée a été celle d’une sourde défiance, chacun s’attachant à défendre un point de vue purement national, plus ou moins abrité derrière des considérations d’intérêt général comme la préservation de l’environnement. Des orateurs allemands − eux-mêmes n’étant pas homogènes − aux Scandinaves ou aux États baltes, en passant par le Royaume-Uni, la Pologne ou la République tchèque, chacun a tenu sa partition. Cette situation n’est pas rédhibitoire mais elle dit assez le défi que représente l’avènement d’une véritable politique communautaire de l’énergie.

Un dernier exemple permettra à vos Rapporteurs d’appuyer la démonstration. Il s’agit, dans le domaine du nucléaire civil, de l’accord intervenu, comme un coup de tonnerre, entre le Russe Rosatom et l’Allemand Siemens, lequel a pour ce faire dénoué contre toute attente, au tout début du mois de mars dernier, le pacte d’actionnaires qui le liait au Français Areva.

L’audition par vos Rapporteurs du conseiller nucléaire de notre ambassade à Moscou comme celle de responsables d’Areva à Paris ont confirmé le caractère inopiné de cette rupture même si elle n’était dénuée ni de signes avant-coureurs, ni de raisons de fond. Quoi qu’il en soit, c’est bien à l’ouverture d’une regrettable brèche dans la solidarité franco-allemande que l’on a assisté dans cet épisode.

ORGANIGRAMME JURIDIQUE SIMPLIFIÉ DU GROUPE AREVA

« NP » : Nuclear power (jusqu’au 1er mars 2006 : Framatome ANP)

« NC » : Nuclear cycle (jusqu’au 1er mars 2006 : COGEMA)

« T&D » : Transmission et distribution (ancienne branche T&D d’Alstom, elle-même majoritairement issue de Cegelec lorsque cette dernière était filiale de GEC Alsthom. Elle a été rachetée par Areva fin 2003).

Il n’entre pas dans le propos de vos Rapporteurs de démêler l’ensemble des tenants et aboutissants de cette affaire, dont le dénouement est d’ailleurs toujours en cours pour chiffrer le coût du rachat par Areva de tous les actifs que Siemens avait apportés à Areva NP. Disons simplement, pour illustrer la mésentente franco-allemande qui a ici été à l’œuvre, que depuis 2004 Siemens avait fait connaître sa volonté de monter au capital de la holding Areva, au-delà de sa participation de 34 % dans Areva NP. Les atermoiements du gouvernement français sont en grande partie la cause de la rupture, par les Allemands, du pacte d’actionnaires. S’y est ajoutée la conjoncture particulière de l’arrivée de nouveaux dirigeants à la tête de Siemens suite à une vaste opération motivée par des soupçons de corruption, et il est logique que les dossiers en souffrance comme l’avenir du partenariat avec Areva aient alors été soldés.

Cette nouvelle illustration d’une discorde stratégique entre deux États membres de l’Union européenne − et non des moindres − permet aussi de tirer une leçon pour le développement de l’énergie nucléaire en général, aspect-clef de la relation UE-Russie : plus que pour toute autre source d’énergie, les comportements nationaux prévalent et ce constat semble durable. En effet, aux profonds désaccords de principe, politiques, entre États membres, sur le recours à l’énergie nucléaire, s’ajoute l’absence de volonté, même au sein des États membres très favorables au nucléaire civil comme la France, d’« européaniser » le sujet.

3) Le regain de tensions géopolitiques

Après les doutes sur la fiabilité du fournisseur russe, après les craintes pour sa sécurité énergétique et le peu de solidarité européenne spontanément à l’œuvre pour y faire face, un troisième élément du panorama des relations russo-européennes en matière d’énergie, plutôt susceptible cette fois-ci de « ressouder » l’unité des États membres, consiste en l’accroissement des craintes à l’égard de ce grand voisin qu’il est si tentant de caricaturer en ours.

Comme le résume M. Arkady Moshes (18), en Europe, l’image de la Russie, naguère associée aux réformes et à l’émergence d’institutions démocratiques, est désormais totalement inversée. Les médias européens se concentrent essentiellement sur les assassinats de personnalités de l’opposition, sur les actions de la police anti-émeute contre les protestataires, sur les affaires juridiques déposées devant la Cour européenne des droits de l’homme par les citoyens russes n’ayant pas réussi à obtenir justice dans leur propre pays, etc. Les commentaires sur les autorités russes sont généralement sceptiques, si ce n’est ouvertement négatifs, selon M. Moshes : « Alors que les rapports sur la “dé-démocratisation” de la Russie étaient jusqu’à présent souvent accompagnés d’éloges sur sa “stabilité”, maintenant que la baisse des prix énergétiques ruine les finances russes, même les commentaires les plus favorables à la Russie sont très prudents lorsqu’ils lui annoncent un bel avenir. Le fossé des valeurs est, à cet égard, une question sous-jacente. » Vos Rapporteurs souhaitent illustrer cette crispation nouvelle par quelques exemples bien connus.

— Le premier d’entre eux est bien sûr l’Ukraine. Aux yeux des Occidentaux, l’Ukraine peine à s’imposer en tant qu’État souverain. Son élite politique, pourtant issue de la fameuse « révolution orange » qui avait suscité tant d’espoirs en 2004, apparaît déchirée par des querelles intestines. Cette élite morcelée est-elle capable d’assurer au pays une véritable indépendance économique, énergétique et politique ? Peut-elle lui permettre d’échapper définitivement à l’emprise russe ? L’Ukraine peut-elle encore espérer adhérer à l’OTAN, voire à l’Union européenne ? La question de l’avenir de la Crimée, « donnée » à l’Ukraine par Nikita Khrouchtchev en 1954, et la question connexe de la base maritime louée à Sébastopol jusqu’en 2017 par la Russie pour sa flotte de la mer Noire, sera-t-elle le germe d’un prochain conflit ? L’impact de la crise économique fait-il de l’Ukraine un « État en faillite » ?

Quant aux liens institutionnels entre l’Ukraine et l’Union européenne, ils ne sont pas sortis améliorés de la crise gazière de janvier dernier, qui a sapé la confiance des Européens dans ce pays transitaire de première importance. Pour beaucoup, l’image de l’Ukraine comme pays instable et irresponsable a prospéré, non seulement parmi les États membres traditionnellement sceptiques à l’égard de ses ambitions européennes, mais aussi parmi certains de ses voisins proches comme la Slovaquie et la Hongrie.

À l’heure actuelle, le travail se poursuit sur le nouvel accord de coopération renforcée entre l’Ukraine et l’Union européenne, mais cette coopération ne prévoit aucune intégration politique ; elle pourrait se résumer à une forme de partenariat économique plus étroit.

D’évidence, le nœud du problème réside dans la perspective d’une adhésion à l’OTAN − comme d’ailleurs pour la Géorgie, l’autre pays devenu démocratique, suite à la « révolution des roses », et désireux depuis lors de sortir de l’orbite russe. Mais lors d’une rencontre de l’OTAN tenue au niveau ministériel en décembre 2008, il a été décidé de ne pas accorder à l’Ukraine et à la Géorgie le statut dit MAP qu’ils sollicitaient officiellement (Membership action plan, le plan d’action en vue de l’entrée dans l’Alliance, qui est la condition indispensable pour intégrer l’OTAN). À titre de substitution, il a été décidé de réaliser des programmes annuels Ukraine-OTAN et Géorgie-OTAN, « plans nationaux » qui faciliteront la poursuite des réformes politiques et militaires dans ces deux pays, sans que l’Alliance ne prenne pour autant des engagements en leur faveur.

Les Occidentaux ressentent bien les tensions géopolitiques très fortes ici à l’œuvre. M. Grigori Perepelitsa, directeur de l’Institut de politique étrangère auprès de l’Académie diplomatique d’Ukraine, résume ainsi la situation dans un entretien récemment accordé à la revue Politique internationale (19) : « La France et l’Allemagne ne souhaitent pas voir l’Ukraine au sein de l’OTAN à court terme (peut-être pour complaire à la Russie) ; dans le même temps, le nouveau président américain, Barack Obama, cherche un compromis avec l’Europe et avec la Russie afin de renforcer les liens transatlantiques. Et qui sont les victimes de ce compromis ? L’Ukraine et la Géorgie. »

— Les conflits dits « gelés » de Transnistrie, du Karabagh, d’Ossétie et d’Abkhazie ont toujours été considérés comme faciles à réactiver en cas de désaccords sur d’autres sujets. La guerre en Géorgie d’août 2008 a confirmé ce scénario et ces cinq jours d’affrontements militaires ont ravivé des craintes que la guerre de Tchétchénie, conflit interne à la Fédération de Russie, n’avait pas suscitées au même degré.

Alors que les travaux de la commission des Affaires étrangères sur la région du Caucase se poursuivent, le propos de vos Rapporteurs n’est pas de s’appesantir sur cette « guerre des cinq jours » en Géorgie, sinon pour souligner l’atmosphère de tensions brusquement réapparue à cette occasion. Le contexte de quasi-absence de réaction officielle des États-Unis alors en pleine campagne présidentielle, et d’une attention médiatique mondiale tout entière tournée vers les Jeux olympiques qui s’ouvraient à Pékin au même moment, n’a donné que plus d’éclat à la réaction du Président Nicolas Sarkozy, alors Président en exercice du conseil de l’Union européenne. D’un sang-froid exemplaire, et non dénuée de courage, elle a permis d’obtenir un cessez-le-feu et de jeter les bases d’un plan de retrait et de négociations qui s’est appliqué à partir de septembre 2008.

À cet égard, il est significatif pour l’objet du présent rapport de constater combien la Partie russe a constamment évoqué le « plan Medvedev-Sarkozy » pour désigner l’accord en six points alors paraphé, tandis que la France s’est constamment efforcée de ne se désigner que comme la présidence du Conseil de l’UE et que le Président de la Commission européenne, M. José Manuel Barroso, a dû insister pour que le drapeau européen figurât sur les images de la conclusion de l’accord. Nous reviendrons plus loin sur cette propension russe à systématiquement privilégier la diplomatie bilatérale avec les « grandes capitales » en minorant l’importance de l’Union européenne en tant que telle.

Toujours est-il que la question géorgienne demeure d’une importance stratégique majeure pour la Russie. Comme le souligne M. Grigori Perepelitsa, la Géorgie sépare la Russie de son plus proche allié caucasien : l’Arménie. C’est en passant par le territoire géorgien que la Russie peut s’ouvrir sur l’Iran, sur la Turquie et sur tout le Proche-Orient. Dans le même temps, la Géorgie se trouve au centre du couloir qui relie l’Occident aux pays d’Asie centrale. Ce couloir est fondamental pour la pénétration économique et géopolitique de l’Union européenne et des États-Unis en Asie, mais aussi pour la présence militaire de la coalition en Afghanistan : les enjeux sont d’importance.

— C’est dans ce contexte qu’a été lancé, le 7 mai dernier à Prague, le « Partenariat oriental » entre l’Union européenne et six États, trois de l’Est de l’Europe (Biélorussie, Moldavie et Ukraine) et trois du Caucase (Arménie, Azerbaïdjan et Géorgie).

« Les élargissements récents ont en effet rapproché ces pays de l’Union européenne et de ce fait, leur sécurité, leur stabilité et leur prospérité ont une influence grandissante sur l’UE. Le potentiel qu’offrent ces pays pour la diversification de l’approvisionnement de l’Union en matière de sources d’énergie en est une illustration. Tous ces pays, à un degré différent, mettent en œuvre des reformes politiques, sociales et économiques et ont aussi ont exprimé leur souhait de se rapprocher de l’UE. Le conflit en Géorgie en août 2008 a confirmé leur vulnérabilité et montré que la sécurité de l’Union européenne commence en dehors de ses frontières. » : la présentation de ce partenariat par la Commission en exprime clairement les implications géopolitiques, comme un signal éloquent adressé à la Russie.

Cette démarche de rapprochement impliquera la signature de nouveaux accords d’association qui incluront des accords de libre-échange renforcés et globaux avec les pays qui souhaitent renforcer leurs relations et en sont capables, l’intégration graduelle dans l’économie de l’UE et la facilitation des déplacements vers l’UE par le biais de la libéralisation progressive du système de visas, accompagnée de mesures fortes pour combattre l’immigration irrégulière. Le Partenariat oriental devrait aussi promouvoir la démocratie et la bonne gouvernance, renforcer la sécurité énergétique, promouvoir des réformes sectorielles et la protection de l’environnement, encourager les contacts interpersonnels, soutenir le développement économique et social, offrir des ressources financières supplémentaires pour des projets visant à réduire les déséquilibres socio-économiques et accroître la stabilité dans la région.

— D’autres développements seraient nécessaires pour compléter ce panorama de frictions géopolitiques potentielles en lien avec la politique énergétique : sur le pourtour de la mer Baltique comme le révèlent les débats autour du projet Nord Stream, en Asie autour de la mer Caspienne − à moins qu’il ne s’agisse d’un lac −, le long du « corridor sud » et en particulier aux marches de la Turquie dont les liens avec l’Union européenne sont aussi étroits que controversés… Par ailleurs, la vision russe de ces enjeux sera évoquée infra.

Mais un autre élément contribue à nourrir le débat entre « défiances et dépendances » : le point de vue économique.

4) L’apparente faiblesse économique des Européens face aux « géants » russes

La focalisation sur le concept de sécurité énergétique, voire d’« obsession sécuritaire », envisagé sous l’angle géopolitique, risque de faire perdre de vue l’aspect économique. Bien que ces différents éléments soient indubitablement mêlés, Mme Catherine Locatelli (20) a raison de chercher à les dissocier et d’insister sur le côté économique de l’analyse.

Une expression suffirait à résumer la « crainte économique » qu’inspire la Russie d’aujourd’hui aux investisseurs européens : la nouvelle « Russia Inc. » − « Russie SA » pourrait-on traduire en français − que met en place le gouvernement Poutine dans divers secteurs. C’est un instrument de développement interne, un « champion national » à l’extérieur et un moyen d’affirmation de la puissance économique et politique de la Russie.

Selon ce schéma appliqué au domaine gazier, les producteurs de gaz russe ne sont pas intégrables dans un espace marchand européen, les ventes dans cet espace étant réservées à Gazprom. Les compagnies énergétiques européennes doivent donc traiter avec « Russia Inc. » et non pas avec un ensemble de producteurs privés ou publics, comme ce serait le cas si la Russie ratifiait le Traité sur la Charte de l’énergie (cf. infra) et banalisait ses industries gazière et pétrolière. Le problème est que le gouvernement russe ne cherche guère à rassurer sur « Russia Inc. ». Il use d’une rhétorique de force dans ses relations avec les ex-Républiques soviétiques. Il met en question de façon discrétionnaire les droits d’exploitation des ressources accordés aux entreprises privées et étrangères par les gouvernements Eltsine en manipulant les réglementations. Il sait manier l’argutie juridique pour dénier tout déséquilibre entre ses revendications d’accès direct aux marchés européens par des prises de participation dans les compagnies nationales et son refus d’adopter un régime libéralisant l’accès à ses infrastructures et à ses ressources.

Vos Rapporteurs ont pu s’en rendre compte lorsqu’ils ont interrogé sur ce thème les industriels présents en Russie et pour certains, directement confrontés au problème. C’est comme une volte-face qu’a été compris le changement d’attitude de la Russie de Vladimir Poutine à l’égard des investisseurs étrangers intervenant dans le secteur énergétique. L’arrivée au pouvoir, en 2000, du nouveau Président a sonné comme un avertissement aux oreilles des investisseurs, le successeur de Boris Eltsine annonçant d’emblée sa volonté de remettre la main sur les hydrocarbures russes, cédés au début des années 1990 à des compagnies étrangères dans des conditions qu’il a dénoncées alors comme ayant fait perdre à la Russie la maîtrise des richesses de son sous-sol. Il s’agissait de mettre fin au « pillage organisé » de l’un des seuls atouts dont la Russie pouvait user pour se redresser.

Deux affaires sont emblématiques à cet égard. Au début de 2007, Gazprom a pu reprendre la majorité du gisement de Sakhaline 2 contre le versement de 7,5 milliards de dollars à la compagnie Royal Dutch Shell, qui n’a pas vraiment été mise en mesure de refuser. De même, en juin 2007, la société russo-britannique TNK-BP a dû céder à Gazprom sa participation dans le champ gazier sibérien de Kovytka, contre un peu plus de 700 millions de dollars (21).

Pour autant, Gazprom et les autres énergéticiens russes continuent de faire appel − comment pourrait-il, économiquement, en aller autrement ? − aux capitaux et aux savoir-faire des sociétés européennes et plus largement occidentales. Le cas du champ gazier de Chtokman est particulièrement révélateur.

Les représentants de BP à Moscou ont égrené devant vos Rapporteurs les difficultés auxquels l’investisseur européen dans le domaine de l’énergie est confronté en Russie : les problèmes fiscaux, l’insécurité juridique quasi permanente, le manque de confiance commerciale, l’excès de barrières à l’entrée du marché russe, y compris pour la main-d’œuvre étrangère qualifiée, et d’une façon générale le protectionnisme à peine déguisé (22). Tout gisement d’hydrocarbures est ainsi virtuellement « stratégique », par exemple un gisement de pétrole dès 70 millions de tonnes de réserves − ce qui est modeste. Et pour l’investisseur, rien n’est moins sûr que le recours à « un obscur juge sibérien » pour obtenir gain de cause…

M. Andreï Belyi (23) apporte toutefois une nuance à cette analyse, estimant qu’il existe, au moins dans le cas du pétrole, un lobby des compagnies pétrolières étrangères et russes − Rosneft notamment − pour casser le monopole de « Russia Inc. ». Il s’agit en particulier de supprimer le monopole de Gazprom sur les exportations de gaz, lequel joue également à propos du « gaz associé » aux gisements de pétrole, privant ainsi les compagnies pétrolières de gains substantiels qu’elles pourraient tirer de la commercialisation de ce gaz.

La paradoxale faiblesse européenne en matière d’énergie à l’égard de la Russie est donc bien politico-économique ; elle est encore renforcée par l’indigence, elle aussi paradoxale, de la politique énergétique des Vingt-sept.

5) L’introuvable politique européenne de l’énergie

Historiquement, la construction communautaire a commencé par l’énergie, de la Communauté économique du charbon et de l’acier de 1951 au Traité Euratom créant, parallèlement à la Communauté européenne, une Communauté européenne de l’énergie atomique. Et si le « Traité CECA » a expiré, le Traité Euratom demeure. La Déclaration de Messine du 3 juin 1955, au nom des six États fondateurs de la CECA, énonçait déjà cette vérité selon laquelle « La mise à disposition des économies européennes d’énergie plus abondante à meilleur marché constitue un élément fondamental de progrès économique. » Mais ne nous y trompons pas : la signature de deux traités à Rome en 1957 était déjà le signe d’une impossibilité de conjuguer en un même instrument le développement d’un Marché commun intégré − soutenu essentiellement par les Allemands − et celui de coopérations sectorielles, à commencer par le nucléaire civil − démarche plus prudente, celle des Français.

Des aspects les plus triviaux aux plus hautes ambitions, l’Europe cherche encore une politique de l’énergie digne de ce nom. Les aspects les plus triviaux, glanés au cours des auditions de vos Rapporteurs, peuvent être, du point de vue d’une compagnie pétrolière, le fait que pour construire une station service dans un État membre de l’Union européenne, il faille recueillir l’avis de l’État en question : 27 États, autant d’autorisations pour une même station, pas d’autorisation européenne. Autre exemple, plus anodin encore en apparence : pourquoi ne pas harmoniser les normes relatives aux prises électriques dans l’Union européenne, alors même que les voitures électriques sont sans nul doute appelées à se multiplier ?

Quant aux plus hautes ambitions, elles renvoient à l’histoire − la poursuite, devrait-on dire − de l’hypothétique « politique commune de l’énergie ». Les divergences entre les choix énergétiques nationaux, souvent au cœur de la souveraineté des États, sont telles que les tentatives de définition d’une politique énergétique européenne globale n’ont pu aboutir. Cette incapacité à concevoir une politique globale se traduit, d’abord, par la modestie des mesures d’intégration positive. À défaut d’une intervention communautaire affectant directement les choix nationaux, la recherche d’une « valeur ajoutée » européenne, au service de préoccupations communes en matière de sécurité énergétique et de protection de l’environnement, n’a suscité que des mesures d’intégration restées très inégales.

Il est souvent fait mention du « paradoxe de l’énergie » : le Traité de Rome ne reconnaît pas de compétence générale à la Communauté européenne dans ce domaine, mais seulement la capacité de prendre « des mesures dans le domaine de l’énergie », alors que l’énergie, on l’a dit, est à l’origine de la construction européenne depuis 1951. Ni la CECA ni Euratom n’auront donné naissance à une politique sectorielle intégrée. La volonté, inscrite dans les textes, de mettre en œuvre une politique européenne intégrée dans le domaine du charbon et du nucléaire ne s’est pas traduite dans les faits. La Haute Autorité de la CECA n’a pas exercé ses compétences supranationales afin de créer une politique charbonnière unique, du fait de l’hostilité des États membres. Quant au Traité Euratom, il a été mis en œuvre a minima et n’a pas été à l’origine d’une industrie nucléaire européenne : le centre commun de recherche n’a pas connu l’extension prévue et les « entreprises communes » n’ont suscité que très peu d’applications. La structure de recherche sur la fusion thermonucléaire (le Joint European Torus) a été établie sur une base sui generis.

Cet échec de l’intégration énergétique, observé continûment jusqu’au Traité de Lisbonne, résultait principalement de l’opposition des États membres à une intégration ayant un impact sur leurs choix énergétiques. Le blocage était donc moins juridique que politique : la capacité des institutions communautaires à définir des objectifs dépend toujours plus de la volonté des États membres que de l’existence d’une base juridique.

Avant le Traité de Lisbonne : l’absence de base juridique spécifique
pour la politique européenne dans le domaine de l’énergie

Il n’y a pas dans le traité de Rome de stipulation spécifique concernant la politique de l’énergie. Jusqu’à présent, les mesures communautaires prises dans ce domaine l’ont été sur la base de la « clause de flexibilité » générale prévue à l’article 308 : « Si une action de la Communauté apparaît nécessaire pour réaliser, dans le fonctionnement du marché commun, l’un des objets de la Communauté, sans que le présent traité ait prévu les pouvoirs d’action requis à cet effet, le Conseil, statuant à l’unanimité sur proposition de la Commission et après consultation du Parlement européen, prend les dispositions appropriées ». Cela implique que les décisions dans le domaine de l’énergie doivent être prises à l’unanimité.

Toutefois, la Commission européenne n’a pas hésité à s’appuyer sur d’autres bases juridiques moins contraignantes que l’article 308, telles que l’article 95 concernant le rapprochement des législations, ou l’article 156 sur les orientations arrêtées en matière de réseaux transeuropéens, ou encore l’article 175 relatif à la politique de l’environnement. Sans oublier l’application aux réseaux de gaz et d’électricité de la politique communautaire de la concurrence.

Par conséquent, jusqu’à ce jour, l’Union européenne ne dispose pas d’une politique de l’énergie mais il existe :

− une politique de la concurrence appliquée à l’énergie (gaz et électricité) ;

− un socle minimal de préoccupations communes à tous les États membres et reposant sur trois piliers que la Commission européenne nomme la sécurité, la compétitivité et la « durabilité ».

Mais l’hétérogénéité persistante entre États membres et l’insuffisance des interconnexions obèrent largement les avantages que l’on peut tirer d’un marché unique, notamment en termes d’optimisation des investissements et d’utilisation des ressources. Pourtant, les atouts européens ne sont pas minces : l’UE maîtrise la quasi-totalité des technologies de l’énergie et occupe le premier rang mondial pour nombre d’entre elles, en termes industriels et dans la R&D ; les entreprises européennes du secteur sont parmi les premières du monde. Mais une approche trop souvent idéologique limite les avantages que l’on peut en retirer − le nucléaire en est l’exemple le plus patent.

— La politique de la concurrence appliquée à l’énergie repose sur un principe : l’ouverture à la concurrence des industries de réseau par dissociation des activités régulées − les monopoles naturels, autrement dit les réseaux de transport − des activités non régulées que sont la production et la commercialisation.

Son fondement juridique est la stipulation générale du Traité de Rome, dont l’article 90 énonce : « Les entreprises chargées de la gestion de services d’intérêt général sont soumises aux règles du présent traité, notamment aux règles de concurrence, dans les limites ou l’application des ces règles ne fait pas échec à l’accomplissement en droit ou en fait de la mission particulière qui leur a été impartie. La Commission veille à l’application des dispositions du présent article et adresse les directives appropriées aux États membres. ».

Ses réalisations ont consisté, depuis 1996, en une série de directives regroupées en trois « paquets », sur les deux thèmes suivants, par étapes : l’éligibilité des consommateurs − c’est-à-dire la possibilité de changer de fournisseur − et la séparation comptable, puis juridique, puis patrimoniale − avec des aménagements possibles, cf. infra (24) − des activités de transport et de distribution.

Les principales caractéristiques de cette politique de la concurrence appliquée au secteur de l’énergie peuvent être résumées comme suit :

− il s’est agi, pour la Commission, de transposer l’expérience de l’ouverture du marché des télécommunications, bien que le contexte soit différent car l’ouverture à la concurrence s’est faite dans un contexte de fort progrès technique dans le cas du téléphone mobile, provoquant la quasi-disparition du monopole naturel. Seule subsiste la « boucle locale » à l’époque et chaque opérateur peut financer son réseau. Dans le cas du gaz et de l’électricité, ce n’est pas le cas et les réseaux demeurent des « infrastructures essentielles » ;

− l’ouverture à la concurrence a été impulsée dans un contexte de surcapacité électrique et de bas prix du pétrole (20 dollars le baril en 2000). Mais elle s’est ensuite réalisée dans un contexte de capacités saturées dans l’électricité et de prix élevés du pétrole et du gaz, à partir de 2004. De plus, les capacités de production étant largement amorties dans les années 1990, des rabais pouvaient être consentis. Aujourd’hui, il faut investir à nouveau ;

− dans certains États membres (la Grande-Bretagne en particulier) les monopoles publics étaient critiqués pour leur peu d’efficacité, entraînant des prix élevés du fait de pratiques bureaucratiques. Ce n’était pas le cas en France ;

− on attend de cette ouverture à la concurrence une convergence des prix de l’électricité en Europe ; mais il y a des congestions au niveau des interconnexions électriques et cette convergence implique qu’à terme la structure du parc de production de l’électricité converge également, chaque opérateur choisissant le moyen de production le moins coûteux. Or l’optimisation des parcs électriques se fait dans certains pays sous une contrainte politique forte : le refus du nucléaire, qui est pourtant le moyen le moins coûteux. Peut-on dès lors faire converger les prix en aval si en amont les parcs sont très différents ?

− les autorités communautaires attendent aussi de cette libéralisation un processus de restructurations industrielles qui permettront des alliances stratégiques entre opérateurs issus de pays différents, conduisant à l’émergence de « champions européens ». En revanche, il y a un rejet manifeste des « champions nationaux » (cf. infra).

— Vis-à-vis des pays tiers, l’essentiel de la politique communautaire a consisté à bâtir une « charte européenne de l’énergie », expression désignant à la fois le Traité sur la Charte de l’énergie et le protocole sur l’efficacité énergétique et les aspects environnementaux connexes.

C’est au Conseil européen de Dublin en juin 1990 que le Premier ministre des Pays-Bas avait suggéré d’instaurer une coopération dans le secteur de l’énergie avec les pays d’Europe de l’est et de l’ancienne Union soviétique, dans la perspective de stimuler leur redressement économique et d’améliorer la sécurité d’approvisionnement de la Communauté. Invitée par le Conseil à étudier la meilleure possibilité de mettre en œuvre cette coopération, la Commission a proposé en 1991 l’idée d’une Charte européenne de l’énergie. Les négociations sur cette Charte ont été lancées à Bruxelles en juillet 1991 pour s’achever par la signature d’un document de clôture à La Haye le 17 décembre 1991.

Les 51 signataires de la Charte européenne de l’énergie se sont engagés à poursuivre les objectifs et à respecter les principes de la Charte ainsi qu’à mettre en œuvre leur coopération dans le cadre d’un accord de base juridiquement contraignant, devenu le Traité sur la Charte de l’énergie, destiné à promouvoir la coopération industrielle est-ouest en prévoyant des garanties juridiques dans des domaines tels que les investissements, le transit et le commerce. Le Traité sur la Charte de l’énergie et le protocole sur l’efficacité énergétique et les aspects environnementaux connexes ont été signés le 17 décembre 1994 à Lisbonne par l’ensemble des signataires de la Charte de 1991, excepté les États-Unis et le Canada. Les Communautés européennes et leurs États membres sont signataires du traité et du protocole.

Le Traité sur la Charte de l’énergie et le protocole de la Charte de l’énergie sur l’efficacité énergétique et les aspects environnementaux connexes ont été approuvés par décision de la Commission et du Conseil le 23 septembre 1997, au nom de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA), de la Communauté européenne (CE) et de la Communauté européenne de l’énergie atomique (Euratom).

Le Traité sur la Charte de l’énergie

Le traité a pour objectif d’établir un cadre juridique permettant de promouvoir la coopération à long terme dans le domaine de l’énergie en se fondant sur les principes énoncés dans la Charte européenne de l’énergie.

Les dispositions les plus importantes du traité concernent la protection des investissements, le commerce des matières et produits énergétiques, le transit et le règlement des différends.

En ce qui concerne les investissements réalisés, les parties contractantes doivent encourager et créer des conditions stables, favorables et transparentes pour les investisseurs étrangers et leur appliquer le principe de la nation la plus favorisée ou le traitement qu’elles accordent à leurs propres investisseurs, selon le régime qui sera le plus favorable. Pour ce qui est des pré-investissements toutefois, le principe du traitement national sera appliqué en deux étapes. Conformément au traité, il sera appliqué dans un premier temps selon le principe de «meilleurs efforts». Dans un deuxième temps, et sous réserve des conditions qui seront définies dans un traité complémentaire en cours de négociation, le traitement national sera accordé de manière juridiquement contraignante pour la réalisation d’investissements.

Le commerce des matières et produits énergétiques entre les parties contractantes est régi par les règles du GATT. Cela signifie que les pays signataires du traité sont obligés d’appliquer les règles du GATT au commerce des matières et des produits énergétiques même s’ils ne sont pas partie au GATT, respectivement à l’OMC.

Transit : chaque partie prend les mesures nécessaires pour faciliter le transit des matières et produits énergétiques en conformité avec le principe de libre transit et sans distinction quant à l’origine, à la destination ou à la propriété de ces matières et produits énergétiques, ni discrimination quant à une formation des prix faite sur la base de telles distinctions, de même que sans imposer de retard, de restrictions ou de taxes déraisonnables.

Chaque partie s’engage à ce que ses dispositions relatives au transport des matières premières et produits énergétiques et l’utilisation des équipements de transport d’énergie traitent les matières et produits énergétiques en transit d’une manière non moins favorable que les matières et produits originaires de sa propre zone, à moins qu’un accord international n’en dispose autrement.

Il est interdit d’interrompre ou de réduire le flux de matières et de produits énergétiques en cas de litige sur les modalités du transit, avant l’achèvement des procédures de règlement des différends prévues pour de tels cas.

D’autres dispositions obligent les pays par lesquels transitent les matières et produits énergétiques à ne pas s’opposer à la création de nouvelles capacités.

Le traité prévoit des procédures rigoureuses de règlement des litiges entre les États d’une part, et entre les investisseurs particuliers et l’État où l’investissement a été réalisé d’autre part. En cas de différend entre un investisseur et un État, l’investisseur peut décider de le soumettre à une procédure d’arbitrage international. En cas de différend entre les États, un tribunal d’arbitrage ad hoc peut être constitué si un règlement par voie diplomatique n’a pas abouti. Les solutions de règlement prévues par ces mécanismes sont contraignantes.

Concurrence : chaque partie œuvre en vue de lutter contre les distorsions de marché et les entraves à la concurrence dans les activités économiques du secteur de l’énergie. Elle s’assure que son environnement législatif permet de faire face à tout comportement anticoncurrentiel unilatéral et concerté dans les activités économiques du secteur de l’énergie.

Transparence : les parties contractantes doivent désigner au moins un bureau de renseignement auquel peuvent être adressées les demandes d’information relatives aux lois, règlements, décisions judiciaires et mesures administratives d’application générale portant sur les matières et produits énergétiques.

Souveraineté : chaque partie contractante exerce sa souveraineté sur ses ressources énergétiques en conformité et sous réserve des règles du droit international et a aussi le droit de décider des secteurs géographiques de sa zone qui sont destinés à être mis à disposition pour l’exploration et l’exploitation.

Environnement : le principe du « pollueur-payeur » est incorporé dans le traité, lequel favorise une formation des prix axée sur le marché, qui reflète pleinement les coûts et avantages environnementaux. Les parties contractantes réduisent, d’une manière économiquement efficace, tout impact nuisible à l’environnement, produit à l’intérieur ou à l’extérieur de sa zone par toutes les opérations du cycle énergétique menées dans cette zone, en veillant au respect des normes de sécurité.

Fiscalité : le traité ne crée pas de nouveaux droits ou nouvelles obligations fiscales. La fiscalité directe continue d’être régie par la législation nationale de chaque pays ou par des conventions bilatérales applicables.

Entreprises d’État et entités privilégiées: toute entreprise d’État ou entité à laquelle une partie contractante a accordé des privilèges exclusifs ou spéciaux doit se conformer aux obligations qui incombent à la partie contractante en vertu du traité.

Le traité prévoit une clause de protection pour préserver le traitement préférentiel qui découle des traités instituant les Communautés européennes. Ainsi, la disposition sur les Accords d’intégration économique (AIE) prévoit qu’une partie contractante partie à un AIE n’a aucune obligation d’étendre à une autre partie contractante, mais non partie à cet AIE, un traitement préférentiel tel qu’il peut exister dans le cadre de cet AIE.

Toutes les dispositions du traité ne s’appliquent pas immédiatement à tous les signataires après la ratification et l’entrée en vigueur du traité. Les pays avec des économies en transition bénéficient de certaines dispositions transitoires.

Le traité précise l’organisation, la structure, les tâches et les dispositions financières de la Conférence sur la Charte de l’énergie.

Le traité prévoit, moyennant le respect d’un certain délai (cinq ans à compter de l’entrée en vigueur du traité), la possibilité de retrait pour toute partie contractante.

On voit combien la pleine application de ce traité aurait dû protéger les populations des États membres de l’Union européenne lors de la crise russo-ukrainienne de janvier dernier.

Mais précisément, la Russie, signataire du traité, se refuse à le ratifier et ne s’estime pas liée par sa signature. Signe supplémentaire de l’attitude ambivalente de la Russie, ses dirigeants expliquent tantôt qu’ils appliquent l’esprit du Traité, en d’autres occasions ils n’hésitent pas à qualifier de « mort-né » un traité international qui comprend pourtant une stipulation prévoyant son application provisoire dès la signature (25), et dernièrement le Président Dmitri Medvedev a proposé « un autre traité » sur le sujet, moins contraignant que celui de 1991 signé, en quelque sorte, en état de faiblesse. Des procédures arbitrales sont d’ailleurs en cours, faisant suite au démantèlement de la compagnie Ioukos, et portant notamment sur le point de savoir dans quelle mesure la Fédération de Russie est liée par sa signature du Traité de 1991.

Protocole de la Charte de l’énergie sur l’efficacité énergétique et les aspects environnementaux connexes

Ce protocole a été adopté conformément aux dispositions du traité qui prévoient expressément la possibilité de négocier des protocoles et déclarations visant à réaliser les objectifs et principes de la Charte.

Ses objectifs sont les suivants :

− promouvoir des politiques d’efficacité énergétique compatibles avec le développement durable ;

− créer des conditions susceptibles d’inciter les producteurs et les consommateurs à utiliser l’énergie de la manière la plus économique, la plus efficace et la plus saine possible pour l’environnement ;

− encourager la coopération dans le domaine de l’efficacité énergétique.

Les parties contractantes s’engagent à établir des politiques d’efficacité énergétique et des cadres légaux et réglementaires susceptibles de promouvoir, entre autres, le fonctionnement efficace des mécanismes du marché, y compris une formation des prix orientée vers le marché.

Le Traité sur la Charte de l’énergie et le protocole de la Charte de l’énergie sur l’efficacité énergétique et les aspects environnementaux connexes sont tous deux entrés en vigueur le 16 avril 1998.

— Intérêts divergents entre États membres, rivalité entre énergéticiens nationaux, poids politique de la question nucléaire, liens bilatéraux « non coopératifs » à l’égard de l’Union entre l’Allemagne ou l’Italie d’une part, et la Russie d’autre part : nombreux sont les obstacles à une réelle politique commune de l’énergie… dont le principe figure pourtant en toutes lettre dans le Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE), dit Traité de Lisbonne, qui pourrait entrer en vigueur dans les prochains mois (cf. infra).

Mais « en attendant Lisbonne » et l’application qui pourra être faite de cette volonté exprimée de bâtir une vraie politique européenne de l’énergie − vos Rapporteurs y reviendront dans la seconde partie du présent rapport −, l’inexistence de l’Europe de l’énergie est exploitée par Moscou. Une fois encore, la crise de janvier dernier a servi de révélateur de la paradoxale faiblesse de l’Union et de la paradoxale force de la Russie.

Comme l’a dit à vos Rapporteurs M. Pierre Sellal, alors Représentant permanent de la France auprès de l’UE à Bruxelles, cette crise a aussi créé des circonstances à exploiter à l’égard de la Russie ; une Commission européenne plus politique, comme il en a existé dans le passé, l’eût fait. En l’occurrence, ce moment restera comme une occasion manquée…

B – Vu de Moscou : une affirmation de puissance comme remède à une certaine fièvre obsidionale

Les arguments ne manquent pas pour dépeindre en couleurs sombres la vision russe de ses relations avec ses voisins occidentaux, M. Arkady Moshes y voyant même « une regrettable continuité » (26). À court terme, les possibilités d’inverser cette tendance sont plutôt faibles. Il existe au moins trois éléments majeurs qui, dans un avenir immédiat, auront un impact négatif sur les perspectives de création d’un partenariat durable entre la Russie et l’Europe. Il s’agit de la difficulté pour la Russie de se remettre en cause dans ses relations avec l’Union européenne, d’une très longue liste de polémiques et d’oppositions bilatérales − d’« irritants » en langage diplomatique − et de la détérioration de l’image mutuelle.

Rien ne peut sans doute mieux illustrer le changement de l’évaluation russe de l’Union européenne et de la relation entre les deux parties qui existait sous l’ère Poutine que la comparaison des définitions inscrites dans le Concept de politique étrangère russe de 2000 et dans le document de 2008 qui l’a remplacé. Le premier document estimait que les relations Russie-Union européenne étaient « d’importance majeure » pour Moscou, tandis que le second considère l’Union européenne comme « l’un des principaux partenaires commerciaux, économiques et politiques ». Le passage du qualificatif de « majeure » à celui de « l’un des » semble difficile à comprendre, surtout si l’on prend en compte le fait que, dans l’intervalle entre les deux documents, l’Union européenne s’est élargie et que sa part dans le commerce avec la Russie est passée d’un tiers à plus de la moitié.

Toutefois, il existe des raisons qui expliquent cette analyse russe. M. Moshes estime qu’elles se retrouvent notamment dans le fait qu’après des années de « boom » pétrolier, la Russie a commencé à se considérer comme économiquement plus forte et comme réussissant mieux que ce n’était réellement le cas du fait de ses énormes problèmes économiques, sociaux et démographiques. S’y ajoutent un certain nombre de succès diplomatiques que Moscou a remportés − ou pense avoir remportés − dans ses négociations avec l’Occident, ou encore le sentiment que l’Union européenne, prise globalement, est considérée comme un acteur faible et incapable en matière de politique étrangère.

1) Une série d’irritants avec l’UE

Depuis longtemps, la Russie ne considère plus l’Union européenne sous le seul prisme du partenariat. Actuellement, même dans les communautés d’experts, on entend souvent que la politique de l’Union européenne vise à sécuriser les concessions unilatérales de la Russie en termes commerciaux, économiques et politiques. Lors de son allocution au Forum de Davos en janvier dernier, le Premier ministre Vladimir Poutine a appelé les entrepreneurs occidentaux à cesser leur « pratique coloniale », ce qui semble être sa vision de la politique occidentale à l’égard de la Russie. Il convient, par ailleurs, de répéter qu’en ce qui concerne la politique commune de voisinage, l’Europe est considérée comme jouant un jeu à somme nulle avec la Russie.

Dans le même temps, la liste des difficultés d’ordre bilatéral ne cesse de s’allonger, et non de diminuer. Prises individuellement, ces questions comportent un fort potentiel de conflits mais prises globalement, elles pourraient sans doute faire des négociations d’un nouvel accord-cadre une mission impossible, à moins que les deux parties acceptent de signer, non pas un traité global, mais une déclaration politique vide de sens.

Les principales divergences vont évidemment bien au-delà du seul thème de l’énergie ; vos Rapporteurs souhaitent néanmoins les évoquer dans le but de donner une vision cohérente de l’état d’esprit des relations russo-européennes, par symétrie avec les développements précédents sur la vision européenne du panorama.

a) Les voisins et l’OTAN : de la coexistence au face-à-face hostile

Dans Le Monde paru le 1er août 2009, M. André Fontaine rappelle que le Président russe Dmitri Medvedev a déclaré aux militaires, le 17 mars dernier, que la Russie allait devoir réarmer « face à l’OTAN » à partir de 2011. De fait, la Russie et l’Union européenne ne peuvent pas trouver un accord sur l’avenir de leur voisinage commun.

— Comment l’attitude de l’UE et-elle perçue dans l’immédiat voisinage de la Russie ? Si l’Union européenne ne souhaite apparemment pas provoquer la Russie par ses actions à l’Est des frontières postérieures à l’élargissement de 2004-2007 de l’Union européenne, elle n’a pas d’autre choix que d’augmenter, et non de diminuer, son activité dans cette région. L’Union européenne doit réaliser que, sans véritable transformation de la région et sans son intégration progressive de facto dans l’espace économique et même juridique européen, elle ne sera pas en mesure de surmonter le fossé existant en termes de richesses et de faire face aux multiples défis liés à la « soft security ».

Parallèlement, l’Union européenne ne peut pas accepter l’idée d’une sphère d’influence russe. C’est dans cet esprit qu’elle a soutenu les réformes en Ukraine, qui démontre de fortes aspirations européennes. Elle n’a cessé de demander la libéralisation du régime en Biélorussie et son insistance commence à porter ses fruits, contribuant à la réorientation en cours de la politique étrangère de Minsk. Elle s’est transformée en donateur pour relancer l’économie géorgienne, suite à la guerre. Et pour finir, elle a lancé plusieurs initiatives régionales, la plus récente étant le Partenariat oriental qui est suffisamment radical pour que la Russie n’y participe pas et reste à l’écart. Il fait peu de doutes que Moscou considère tous ces éléments comme les signes d’une nouvelle rivalité quasi géopolitique et prenne des contre-mesures à l’égard de cette région, utilisant pour cela tout l’arsenal d’instruments dont elle dispose.

— Le rapport de la Russie à l’Europe ne peut se comprendre sans ses liens avec l’OTAN. Comme l’écrit M. Thomas Gomart, que vos Rapporteurs ont auditionné (27) : « Pensant leurs échanges extérieurs par le prisme des questions de sécurité, les élites russes ont tendance à concevoir le continent en termes d’équilibre des puissances. À leurs yeux, la relation OTAN-Russie forme l’ossature de la sécurité européenne. […] Pour Moscou, l’un des déterminants de la sécurité européenne demeure le degré et la nature de l’implication américaine. » Dans ce schéma, l’OSCE et l’Union européenne restent au second plan. C’est ainsi que peut se comprendre la très vive opposition russe à un nouvel élargissement de l’OTAN à la Géorgie et à l’Ukraine − véritable tabou −, mais aussi à l’installation de systèmes antimissiles américains et de radars en Pologne et en République tchèque. Si ce dernier risque semble s’éloigner à la faveur du changement de pied de la diplomatie américaine sous l’impulsion du Président Barack Obama, le premier est loin d’avoir disparu.

Dès lors, il n’est pas exagéré de voir, dans ce que M. Gomart nomme « les marques nécessaires d’attention diplomatique [portées] à la PESD » (la Politique européenne de sécurité et de défense), un simple moyen parmi d’autres − et cette fois des plus pacifiques − de contrebalancer l’influence américaine au sein de l’OTAN (28). M. Orlov, ambassadeur de la Fédération de Russie en France, reçu par la commission des Affaires étrangères dès sa prise de fonctions, n’avait pas dit autre chose lorsqu’il s’était réjoui de l’annonce du retour de la France dans le commandement intégré de l’OTAN, effectué en mai dernier au Sommet de Strasbourg-Kehl.

Enfin, les relations OTAN-Russie restent profondément marquées par l’intervention de l’Alliance en ex-Yougoslavie en 1999. Pour le Kremlin, cette opération, sans mandat de l’ONU, a constitué un tournant − elle avait même entraîné à l’époque la rupture des relations avec l’OTAN, et M. Vladimir Poutine arrivant au pouvoir avait dû s’employer à les rétablir et à les normaliser. Rencontrant vos Rapporteurs à Moscou, le responsable du département des affaires européennes au ministère russe des Affaires étrangères, M. Vladimir Voronkov, n’a pas manqué de rappeler cet épisode.

b) Le cas particulier de l’Ukraine, berceau de la Grande Russie

Comme le rappelle M. Grigori Perepelitsa (29), Zbignew Brezinski a dit un jour que, sans l’Ukraine, la Russie ne pourrait jamais renaître en tant qu’empire. Cette phrase fait notamment allusion au fait que la Russie cultive le symbole de ses racines kiéviennes. Vladimir Poutine a dit à plusieurs reprises : « L’Ukraine n’est pas un État. C’est notre ancien territoire. » L’ambassadeur Orlov a quant à lui, devant la Commission des affaires étrangères, évoqué « nos frères ».

Autre exemple marquant, relevé par M. Thomas Gomart : lors de la guerre d’août 2008 en Géorgie, sept avions russes ont été abattus − ce qui en dit long, au passage, sur les lacunes de l’armée russe en dépit de ses atouts réels. Mais ils l’ont été par des tirs de DCA… probablement opérés par des Ukrainiens ! Un tel conflit russo-ukrainien n’est rien de moins qu’une première historique.

Dans la crise gazière de cet hiver, il était extrêmement tentant pour Moscou, dans le cadre de sa politique européenne, de prolonger la crise politique en Ukraine. L’échec des forces de la « coalition orange » à créer un système de gouvernance efficace et transparent a simultanément conduit, selon M. Arkady Moshes, à faire apparaître, en Europe, « une nouvelle vague de lassitude à l’égard de l’Ukraine et à aider les dirigeants russes à surmonter l’arrière-goût de la douloureuse débâcle qu’ils connaissaient depuis 2004 en matière de politique étrangère ».

Il est d’ailleurs à noter que le système ukrainien de transport du gaz est le seul de la région qui ne soit pas contrôlé par le monopole gazier Gazprom, ce qui constitue un élément important dans l’équation globale de la crise et de ses solutions.

c) Une vision propre de la sécurité collective en Europe

Au lieu d’évoluer sur la voie d’un espace commun de sécurité extérieure, la Russie et l’Europe continuent de se quereller sur les principales questions d’actualité liées à la sécurité européenne. La question du Kosovo constitue un important point de divergence. Les États-Unis et la majorité des États membres de l’Union européenne, lorsqu’ils manquent d’arguments de persuasion pour affronter l’opposition de la Russie à l’indépendance de ce territoire, ignorent tout simplement les protestations de Moscou et considèrent la situation comme un fait accompli… auquel fait écho la décision de la Russie de reconnaître l’indépendance de l’Ossétie du Sud et de l’Abkhazie. Les actions unilatérales, plutôt que concertées, seraient donc devenues la nouvelle norme.

Une initiative russe visant à renégocier l’architecture de sécurité européenne, même si elle n’a pas été reçue négativement, pourrait aussi devenir une question conflictuelle. L’Europe ne comprend pas pleinement les raisons de cette initiative. Les dirigeants russes tentent-ils d’affaiblir le potentiel des organisations existantes telles que l’OSCE, qui ne lui convient pas en raison de ses activités visant à promouvoir les institutions démocratiques ? Cherchent-ils à diminuer le rôle des États-Unis et de l’OTAN sur le continent ? S’agit-il de revenir à l’architecture européenne de sécurité de la fin des années 1980, lorsque deux alliances militaires étaient engagées dans une sorte de « relation d’égaux » ? Quelle que soit l’idée sous-jacente, il est évident que le mécontentement russe à l’égard de l’ordre sécuritaire actuel va à l’encontre des conceptions européennes majoritaires et, de manière symbolique, éloigne les deux parties plutôt qu’elle ne les rapproche.

d) Des différends bilatéraux élevés à l’échelle communautaire

La relation UE-Russie se caractérise aussi, actuellement, par un certain nombre de divergences entre la Russie et certains pays de l’Union européenne. Il est inévitable que ces conflits bilatéraux s’inscrivent, et s’inscriront, dans l’agenda commun, car les États membres de l’Union européenne disposent désormais de tous les instruments institutionnels pour qu’il en soit ainsi.

Toutefois, si dans les premières années postérieures à l’élargissement, cela a essentiellement concerné les nouveaux États membres − il suffit de rappeler le veto polonais au lancement des négociations du nouvel accord-cadre associé à l’interdiction russe sur les importations de viande polonaise ou encore la crise russo-estonienne sur la statue du soldat de bronze −, d’autres conflits bilatéraux sont récemment apparus. Ainsi, les restrictions sur les exportations de bois russes, qui touchent sévèrement l’industrie finlandaise, sont devenues un sujet de préoccupation pour les responsables de la Commission européenne.

Les occasions sont donc multiples de voir des frictions bilatérales assez banales dégénérer en antagonismes plus ou moins profonds entre l’UE et la Russie.

e) L’instrumentalisation du multilatéralisme

En débordant à peine du cadre du présent rapport, il faut souligner que le durcissement russe de ces dernières années à l’égard de l’Europe se ressent également dans d’autres enceintes internationales. Alors que la diplomatie russe avait longtemps privilégié l’OSCE comme héritière d’une vision pan-européenne de la sécurité « de Vancouver à Vladivostok », cette organisation a subi les contrecoups des tensions avec l’OTAN et s’est vue reprocher par Moscou un tropisme exacerbé pour la surveillance électorale dans l’espace post-soviétique. Les frictions ont culminé dans la réduction de la contribution financière russe à l’organisation et surtout dans la suspension en 2007 de l’application du Traité sur les forces conventionnelles en Europe.

De façon plus indirecte, le Conseil de l’Europe, dont la Russie est devenue membre en 1996, a connu les désillusions liées au comportement de ce pays au regard des principes fondateurs du Conseil. Alors que l’adhésion russe était conçue comme une reconnaissance de son identité européenne et un encouragement à sa transition démocratique, dix ans plus tard, lors de la première présidence russe du Conseil de l’Europe, la régression démocratique et le rétrécissement des libertés publiques conduisaient nombre d’observateurs à s’interroger sur la crédibilité de l’institution comme garant des valeurs démocratiques et des droits de l’homme.

Ainsi, M. Thomas Gomart voit juste lorsqu’il écrit : « Se considérant comme un pôle de puissance autonome, la Russie conçoit le multilatéralisme comme un moyen de relayer son influence, et non pas comme un mode de régulation des relations internationales. »

Au-delà de ces irritants qui caractérisent la relation entre la Russie et l’Union européenne, il est patent que Moscou n’a cessé dans la période récente de rechercher les moyens de renforcer sa puissance qui allait en s’étiolant.

2) Une volonté de puissance réaffirmée

L’année 2008 a vu s’accroître la confiance en soi de la Russie à l’égard de l’Occident en général et de l’Europe en particulier. En avril, le sommet de l’OTAN à Bucarest a dû accepter la position de certains alliés européens majeurs et refuser à l’Ukraine et à la Géorgie un Plan d’action pour l’adhésion. La décision en soi était logique, même si elle n’était pas la seule possible, tant que l’Ukraine manque de soutien populaire interne pour rejoindre l’OTAN et donc que sa demande manque de légitimité démocratique, et tant que les frontières de la Géorgie avec ses voisins ne sont pas toutes pacifiées. Toutefois, on acceptait aussi l’idée que la Russie avait retrouvé son pouvoir de veto de facto sur l’extension des institutions euro-atlantiques sur le territoire de la CEI, et cela ne pouvait que renforcer l’assurance de la Russie dans sa ligne politique.

L’issue du conflit russo-géorgien a renforcé l’impression que la Russie avait regagné des droits exceptionnels dans l’espace post-soviétique. Après une courte période de réflexion, l’Union européenne a presque repris son attitude habituelle à l’égard de la Russie. Le sommet bilatéral n’a pas été suspendu et les négociations sur l’accord-cadre ont été poursuivies.

Le Sommet UE-Russie du 14 novembre 2008 à Nice sous présidence française

Le sommet a permis de relancer le cycle de négociations en vue de la conclusion du nouvel accord UE-Russie sur la base du mandat adopté par le Conseil des ministres de l’UE le 26 mai 2008. Les négociations sur l’accord avaient été lancées au sommet UE-Russie qui s’est tenu en juin 2008 à Khanty-Mansiisk et le premier cycle de négociations a eu lieu le 4 juillet 2008. À la suite du conflit dans le Caucase, le Conseil européen du 1er septembre 2008 avait décidé d’ajourner les réunions consacrées aux négociations. Lors de la réunion des ministres des affaires étrangères de l’UE du 10 novembre, la Commission a reçu le soutien politique nécessaire pour poursuivre les négociations − poursuivre et non reprendre, car une interruption des négociations eût dû faire l’objet d’une décision des Vingt-sept à l’unanimité, et symétriquement une reprise eût dû suivre la même forme. C’est le 2 décembre 2008 que cette poursuite des négociations a pu être entreprise.

Selon les termes du communiqué de la présidence française, le nouvel accord prévoira une coopération politique axée sur les résultats, examinera les perspectives d’une intégration économique profonde, établira des règles du jeu équitables, fondées sur les principes de la Charte de l’énergie, pour ce qui est des relations dans le domaine de l’énergie, resserrera nos liens en matière de justice, de liberté et de sécurité et veillera à l’ouverture mutuelle des systèmes éducatifs et scientifiques. Il s’appuiera sur les quatre « espaces communs » actuels (cf. infra).

On conçoit assez aisément que, concrètement, l’Union européenne avait suffisamment de raisons d’être satisfaite du compromis obtenu et du retrait des troupes russes du territoire géorgien. Toutefois, ce constat est critiqué par certains observateurs, tel M. Charles King de l’Université Georgetown à Washington, pour qui il amène à penser « que le Kremlin et le Russe moyen peuvent maintenant envisager un monde dans lequel ils n’ont pas à se préoccuper des autres ».

M. Arkady Moshes va même plus loin : « Intentionnellement ou implicitement, grâce à l’attrait récemment découvert de la richesse russe, l’Europe a laissé s’estomper les frontières du moralement acceptable dans la relation UE-Russie. En arrivant en Russie, certains acteurs des milieux d’affaires européens ont découvert qu’il leur était totalement impossible de passer outre aux règles de l’un des pays les plus corrompus au monde où règne le “nihilisme légal”, selon les termes du président lui-même, contribuant ainsi à perpétuer, et non à améliorer le système. En outre, de hautes personnalités publiques européennes ont été employées par des entreprises publiques russes et peuvent donc difficilement être considérées comme des acteurs impartiaux. »

De là découle une impression de puissance réaffirmée, de relèvement russe, particulièrement notable dans le domaine de l’énergie et des matières premières, à l’égard – voire au détriment – de l’Union européenne et de l’ancienne sphère d’influence soviétique mais aussi de l’Asie centrale, de la Chine, du Japon, et même des États-Unis et du Canada dans l’Arctique.

Aux yeux de vos Rapporteurs, l’essentiel dans ce contexte est d’arriver à déterminer dans quelle mesure l’utilisation de « l’arme énergétique » appartient à la sphère du « soft power » ou bien à celle du « hard power ». À en croire M. Vladimir Voronkov du MID, la problématique de la sécurité énergétique de l’Union européenne relève du « soft », au même titre que la coopération russo-européenne dans la lutte contre le terrorisme ou le trafic illicite de stupéfiants ; il y a plus sérieux, le « hard », mais ce terme ne vaut que pour les questions géostratégiques − l’OTAN et la sécurité collective en Europe.

En toile de fond, il convient d’ailleurs de ne pas se bercer d’illusions à propos de la perception russe de l’Union européenne.

3) L’UE existe-t-elle aux yeux de la Russie ?

a) Aspects institutionnels : des indices sérieux

Les relations entre la Russie et l’Union européenne s’organisent autour de l’accord de partenariat et de coopération signé en 1994, mais qui n’est entré en vigueur, pour une durée de dix ans, qu’en décembre 1997, en raison de la première guerre de Tchétchénie. Cet accord visait à rapprocher la Russie de la législation commerciale européenne. Dans l’esprit des signataires, l’octroi de la clause de la nation la plus favorisée à la Russie devait permettre de parvenir, à terme, à une zone de libre-échange. L’accord envisageait, en outre, les conditions d’une coopération politique, mais il n’a jamais été conçu comme une étape vers une future adhésion − à laquelle aucune des deux parties n’a jamais songé. Cet accord s’inscrivait dans une logique d’intégration progressive en fonction des critères européens.

Deux autres instruments tissent la toile de fond des rapports russo-européens : le « dialogue énergétique » lancé en 2000 et les « quatre espaces » conçus en 2003. Destinés à obtenir des résultats concrets en suivant des « feuilles de route », ces derniers couvrent les domaines économiques, de la justice et des affaires intérieures, de la sécurité extérieure et, pour finir, de la recherche et de l’éducation. L’ensemble du dispositif repose sur de nombreux organes mixtes et groupes de travail, dont un Conseil de coopération permanent.

Secteurs clés du partenariat russo-européen et du futur accord

Processus d’intégration européenne

Espace économique commun

• Commerce

• Investissement

• Énergie

Politique commerciale commune (compétence exclusive de la CE)

Compétences partagées

Compétences partagées, politique commune en construction (réalisation d’un marché intérieur de l’énergie)

Espace de liberté, de sécurité et de justice

• Régime des visas

• Lutte contre le crime organisé

• Lutte contre le terrorisme

Compétences partagées

Politique commune

Coopération intergouvernementale et agences européennes

Espace commun de coopération dans le domaine de la sécurité extérieure

• Dialogue sur les questions internationales

• Initiatives politiques conjointes

Politique étrangère et de sécurité commune (coopération intergouvernementale)

Espace commun de recherche, d’éducation et de culture

• Coopération scientifique et académique

• Échanges d’étudiants

Action de soutien et de coordination (traité de Lisbonne)

Source : Laure Delcour, directrice de recherche à l’Institut des relations internationales et stratégiques, « Au-delà des principes, des marchandages et des stéréotypes : quel avenir pour les relations Union européenne-Russie ? », Actualités de la Russie et de la CEI n° 9, mai 2008.

Dans le domaine énergétique, les éléments du « dialogue » institutionnel russo-européen sont les suivants :

Objectifs et fonctionnement du dialogue UE-Russie sur l’énergie

À l’occasion du sixième Sommet UE-Russie (à Paris, le 30 octobre 2000), a été institué un dialogue sur l’énergie entre l’UE et la Russie afin de permettre des progrès dans la définition et la mise en œuvre d’un partenariat énergétique entre l’UE et la Russie.

a. Objectifs

L’objectif général du partenariat énergétique est de renforcer la sécurité énergétique du continent européen en instaurant des relations plus étroites entre la Russie et l’UE, aux termes desquelles tous les sujets de préoccupation commune dans le secteur de l’énergie puissent être abordés, tut en s’assurant dans le même temps que la politique d’ouverture et d’intégration des marchés de l’énergie soit poursuivie. Étant donné leur forte interdépendance et leurs intérêts mutuels dans le secteur de l’énergie, c’est à l’évidence un sujet clef pour les relations UE-Russie.

Le partenariat énergétique vise à améliorer les possibilités d’investissement dans le secteur de l’énergie en Russie afin de renforcer et d’étendre les infrastructures de production et de transport d’énergie et d’améliorer leur impact sur l’environnement, à encourager l’ouverture en cours des marchés de l’énergie, à faciliter l’essor sur le marché de technologies plus respectueuses de l’environnement et des ressources en énergie, et à promouvoir l’efficacité énergétique ainsi que les économies d’énergie.

Le dialogue continue d’être un outil efficace pour le renforcement des relations énergétiques entre l’UE et la Russie, à la condition que les deux parties se sentent engagées en ce sens et que le dialogue bénéficie de l’impulsion politique du Conseil permanent de partenariat énergétique. Il a permis qu’un débat franc et ouvert ait lieu entre l’UE et la Russie à différents niveaux et il a favorisé une large participation et une réelle implication de différentes entités administratives russes, de la Commission, des États membres et d’institutions financières internationales telles que la BEI et la BERD ainsi qu’une grande variété d’énergéticiens européens et russes.

b. Fonctionnement

Le fonctionnement du dialogue UE-Russie sur l’énergie se fonde sur plusieurs niveaux de travail. Le Conseil permanent de partenariat énergétique réunit notamment le ministre russe en charge de l’énergie, M. Sergueï Chmatko, le commissaire Piebalgs et le ministre en charge de l’énergie pour la présidence en cours ainsi que celle à venir. C’est à la présidence qu’il revient de convoquer le Conseil permanent.

Au niveau politique, des contacts réguliers sont entretenus par les coordinateurs du dialogue sur l’énergie, le commissaire Piebalgs et le ministre russe Sergueï Chmatko. Au niveau des groupes de travail, des contacts réguliers sont également entretenus par la Commission européenne et les services du ministère russe de l’Énergie.

À la suite de la réunion du Conseil permanent de décembre 2008, il a été décidé de restructurer les groupes thématiques conjoints du dialogue sur l’énergie en trois formations nouvelles : stratégies, prévisions et scénarios énergétiques (i), développement des marchés (ii) et efficacité énergétique (iii).

Les groupes thématiques comprennent des experts nommés par les États membres et la Russie, les fédérations industrielles européennes, les institutions financières internationales et la Commission européenne. L’organisation des travaux de chaque groupe revient au secrétariat, composé des représentants de la direction générale « Transports et énergie » de la Commission (DG TREN) et du ministère de l’Industrie et de l’énergie de la Fédération de Russie. Les groupes sont co-présidés par un représentant d’un État membre et un fonctionnaire russe, la DG TREN assurant le secrétariat.

En outre, la « table ronde des industriels russes et européens » traite souvent de sujets énergétiques et se réunit fréquemment en marge d’événements se déroulant dans le cadre du dialogue UE-Russie.

c. Priorités et architecture des groupes thématiques

Le groupe sur les stratégies, prévisions et scénarios énergétiques est un lieu d’échange de vues sur les stratégies communautaire et russe, les politiques et la prospective dans le domaine de l’énergie. L’un de ses principaux objectifs consiste également à développer des systèmes d’informations bilatéraux en matière d’énergie. La première réunion de ce groupe de travail a eu lieu le 26 septembre 2007 à Moscou et il s’est réuni à deux reprises en 2008. Un « sous-groupe sur l’économie de l’énergie » a été institué en 2007. Ses activités se concentrent principalement sur les questions d’offre et de demande de matières premières.

Le groupe sur le développement des marchés vise à promouvoir la confiance et la transparence dans les relations entre l’UE et la Russie dans le domaine de l’énergie. Ce groupe thématique offre généralement un cadre approprié aux échanges d’informations sur l’actualité législative et réglementaire des marchés de l’énergie, y compris, entre autres, sur le climat des affaires, sur l’accès des tiers aux réseaux ou sur la libéralisation du marché de l’électricité. Il promeut également une meilleure sécurité et une plus grande prévisibilité en matière d’approvisionnement, de demande et de transit, en particulier à travers sa contribution au mécanisme d’alerte précoce. La première réunion de ce groupe thématique remonte au 18 septembre 2007 à Moscou. Un « sous-groupe sur les investissements » a été institué et se penche en particulier sur les barrières aux investissements ainsi que sur l’amélioration du climat des affaires. Un « sous-groupe sur les infrastructures » a été créé plus récemment.

Le travail du groupe sur l’efficacité énergétique se concentre sur l’échange d’informations relatives au cadre légal et réglementaire en vigueur. Son objectif premier consiste en un partage d’expérience et de connaissances à partir de projets concrets dans les domaines de l’efficacité énergétique, des économies d’énergie, du torchage de gaz et des énergies renouvelables. Le groupe s’est réuni pour la première fois le 27 septembre 2007, et à deux reprises en 2008.

Les réunions des trois groupes thématiques et de leurs sous-groupes respectifs, ainsi que les conférences et séminaires conjoints UE-Russie organisés sur leurs thèmes de travail en 2008, ont servi de matériau de base pour l’établissement du rapport de suivi du dialogue UE-Russie sur l’énergie signé par le ministre russe de l’Énergie Sergueï Chmatko et le commissaire Andris Piebalgs lors de la troisième rencontre ministérielle du Conseil permanent de partenariat énergétique UE-Russie le 8 octobre 2008 à Paris.

Tout observateur un tant soit peu averti sait que l’existence d’un tel cadre institutionnel n’est pas une garantie de coopération efficace et sans cesse plus étroite. L’audition par vos Rapporteurs des représentants du ministère chargé de l’énergie, qui suit ce dossier pour la Partie française, a permis de vérifier l’inégal intérêt des groupes de travail existants et bien sûr, les crises ont dû être gérées dans d’autres enceintes et par d’autres responsables. Mais même hors contexte de crise, la pratique habituelle révèle une Russie assez peu soucieuse de l’Union européenne en tant que telle.

b) Pratique des institutions : un doute qui n’est plus permis

Sur le plan diplomatique, la Russie a appris à utiliser le cadre juridique existant de manière très sélective, sans se sentir obligée de respecter l’ensemble des accords mutuels, et force est de constater que l’Union européenne a accepté cette pratique. De la même manière, la Russie a fait des relations bilatérales avec certains États membres de l’Union européenne une priorité, de manière si ouverte et si transparente, qu’elle en a presque légitimé le droit de contourner Bruxelles, lorsque cela est nécessaire.

Il est intéressant de noter qu’au sein du ministère russe des Affaires étrangères, la direction chargée des affaires européennes suit les relations avec l’Union européenne, l’OTAN, l’OSCE et le Conseil de l’Europe. À cette diversité institutionnelle s’ajoutent les relations bilatérales entretenues par Moscou avec les capitales européennes, qui demeurent des vecteurs privilégiés pour le Kremlin. Comme le note M. Thomas Gomart : « Cette bilatéralisation de la politique européenne de Moscou est un héritage qui devrait se perpétuer, d’autant que Moscou ne cache plus sa perplexité devant le projet européen. »

Dans une étude de novembre 2007 pour le compte du think tank European Council on foreign relations, intitulée A Power Audit of EU-Russia Relations, MM. Mark Leonard et Nicu Popescu ont identifié cinq groupes de pays au sein des 27 États membres de l’UE dans leurs relations avec la Russie. Pour ce faire, ils se sont fondés sur l’attitude des 27 gouvernements dans un certain nombre de domaines tels que la politique énergétique, les développements de la politique intérieure russe ou la politique extérieure de la Russie à l’égard de ses voisins. Ils ont affiné leur analyse en tenant compte de la façon dont l’attitude de chaque État membre à l’égard de la Russie était perçue par les 26 autres ainsi que de l’intérieur des institutions communautaires. Il en résulte un regroupement en cinq groupes, des plus « russophiles » aux plus « russophobes » :

− les « chevaux de Troie » : Chypre et Grèce ;

− les « partenaires stratégiques » : Allemagne, France, Italie et Espagne ;

− les « pragmatiques bienveillants » : Autriche, Belgique, Bulgarie, Finlande, Hongrie, Luxembourg, Malte, Portugal, Slovaquie et Slovénie ;

− les « pragmatiques réticents » : Danemark, Estonie, Lettonie, Irlande, Pays-Bas, Suède, République tchèque, Roumanie et Royaume-Uni

− les « nouveaux combattants de la guerre froide » : Lituanie et Pologne.

Même si ces groupes ne sont pas intangibles, c’est bien à travers le prisme des relations bilatérales qu’il est le plus pertinent d’envisager la perception russe de l’ensemble composite qu’est l’Union européenne. D’autant que la perspective de la politique étrangère russe est naturellement mondiale et non pas seulement continentale.

c) Une Russie qui regarde ailleurs ?

Contrairement à ce que l’on dit souvent en comparant les mandats des présidents Boris Eltsine et Vladimir Poutine, selon M. Thomas Gomart, « il est possible d’établir une analogie entre les années Eltsine et les années Poutine dans le rapport à l’Europe et, plus largement, à l’Occident. Avec des tonalités et des moyens très différents, les deux mandats se sont ouverts sur une volonté affichée d’ancrage durable à l’Ouest et achevées sur des inflexions eurasistes (sic) ».

Au fond, vos Rapporteurs partagent l’idée échangée avec M. Thomas Gomart au cours de son audition, selon laquelle la Russie ne veut se mesurer qu’avec les États-Unis. Rude défi pour l’Union européenne ! Et pourtant, certes ès qualités, M. Vladimir Voronkov a tenu à réaffirmer à vos Rapporteurs : « La Russie est un partenaire difficile mais elle est un partenaire européen. »

Difficile à appréhender avec précision, la politique étrangère russe à l’égard des États membres de l’Union européenne se déploie en outre dans un contexte qui n’est aujourd’hui plus aussi porteur que naguère pour que Moscou puisse dans les faits réaffirmer avec éclat sa volonté de puissance. Dès lors, vos Rapporteurs ne peuvent que conclure cette première partie sur les incertitudes que fait peser la crise économique actuelle sur le secteur de l’énergie : où l’économie vient contrarier l’utilisation géopolitique de « l’arme énergétique ».

4) Les forces et les faiblesses d’une économie tournée vers les matières premières

a) L’impact de la crise est violent en 2009

Des entretiens qu’ils ont pu avoir avec les membres de la Mission économique de l’ambassade de France en Russie, vos Rapporteurs ont retenu le fort impact de la crise économique en Russie, moyennant quelques particularités détaillées dans l’encadré suivant.

La Russie entre en récession au premier trimestre 2009

Après avoir dû faire face en premier lieu à la contagion de la crise financière internationale sur le secteur bancaire (crise bancaire marquée par l’assèchement de la liquidité et un mouvement de retrait de dépôts), puis gérer le processus de dévaluation du rouble sous l’effet de la forte détérioration des termes de l’échange (l’ajustement du taux de change ayant été extrêmement coûteux en réserves), la Russie est désormais confrontée aux pleins effets de ces chocs sur l’économie réelle et semble entrée dans une récession profonde au premier trimestre.

La détérioration de la conjoncture était attendue, mais a pu surprendre par son ampleur : les indices de production industrielle et manufacturière sont en chute libre (respectivement en baisse de 16 % et 24 % en janvier en glissement annuel), de même que celui du volume de la construction (contraction de 17 % en glissement annuel sur la même période) et les premières estimations font état d’une interruption brutale du cycle d’investissement. Selon le ministère du Développement économique, le PIB aurait diminué de 8,8 % au mois de janvier 2009, par rapport à janvier 2008.

Conséquences sociales : un ajustement brutal du marché du travail

La dégradation de la situation sur le marché du travail s’est enclenchée sans retard notable par rapport au ralentissement de l’activité, avec une hausse régulière du taux de chômage de 6,6 % de la population active en octobre 2008 à 8,1 % en janvier 2009 (selon les normes du BIT). La hausse du chômage a par ailleurs pu être limitée par la forte flexibilité des salaires et du temps de travail.

Ainsi, les salaires réels ont enregistré une baisse importante (− 9 % en janvier en glissement annuel), réduction qui en réalité pourrait même être supérieure compte tenu de la tendance générale à la sous-déclaration. Cet ajustement des salaires est par ailleurs un atout dans la lutte contre l’inflation, permettant aux entreprises de ne pas répercuter pleinement sur les prix les effets de la dévaluation pour les produits importés.

Une contraction de la consommation

La consommation est également marquée par un très net ralentissement, mais a pour l’heure mieux résisté à l’assèchement des conditions de crédit (les ventes de détail ont encore progressé de 2,4 % en glissement annuel, contre 4,8 % en décembre 2008). Sans surprise, la consommation de biens durables (automobiles en particulier) et de biens importés a en revanche fortement reculé. L’ajustement des importations de biens (− 34 % en janvier en glissement) est d’ailleurs presque à la mesure de la baisse des exportations (− 41 %), indiquant que la Russie dispose aussi de marges de manœuvre endogènes pour absorber le choc de la baisse des prix des matières premières exportées. La baisse des revenus des ménages devrait tout de même se traduire par une contraction de la consommation dans les mois qui viennent.

Les perspectives à court terme sont sombres, mais un budget expansionniste peut absorber le choc en 2009

La propagation de la crise en Russie en est encore à ses débuts, et la persistance des difficultés du secteur bancaire – bien que la stabilisation du change ait ramené de la stabilité – va continuer à peser sur l’activité dans les trimestres à venir. Les nouvelles prévisions budgétaires pour 2009 se fondent sur une hypothèse qui peut encore apparaître comme quelque peu optimiste (contraction du PIB de 2,2 %, contre 3 à 5 % pour la plupart des analystes), mais la Russie dispose des ressources nécessaires pour financer un déficit de l’ordre de 8 % du PIB cette année sans devoir procéder à un resserrement par trop douloureux des dépenses. Dans un scénario où la reprise mondiale ne serait pas au rendez-vous au début 2010, la situation financière de la Russie risquera d’apparaître comme beaucoup plus délicate dans 12 mois. Il n’en demeure pas moins que la baisse du prix des actifs et la difficulté de certains opérateurs continue de créer certaines opportunités pour des investissements de long terme dans le pays (dans la distribution par exemple…).

Source : Mission économique de l’ambassade de France en Russie, mars 2009.

La dernière phrase de l’encadré ci-dessus indique aussi, du point de vue russe, que le spectre de prises de contrôle étrangères − nonobstant l’ampleur mondiale de la crise − pourrait ressurgir. Le secteur de l’énergie pourrait-il être concerné ?

Selon M. Konstantin Simonov, directeur général du Fonds pour la sécurité énergétique nationale, l’endettement de Gazprom atteindrait quelque 40 milliards de dollars, celui de Rosneft 20 milliards de dollars environ. Gazprom avait réalisé en 2007 un bénéfice de 63 milliards de dollars grâce à ses exportations ; en 2008 ce bénéfice a décru de 20 milliards de dollars.

La baisse de la consommation en Europe, pour l’instant bien davantage provoquée par la crise économique que par une modération volontaire, a pour conséquence une baisse du chiffre d’affaires des énergéticiens russes. Les signes du ralentissement commencent à être bien visibles : tel gisement pétrolier offshore que la Russie voulait exploiter seule finissant, en décembre dernier, par faire l’objet d’un appel à l’extérieur pour construire une plate-forme ; Rosatom, qui construit une deuxième tranche nucléaire à Kaliningrad, cherchant un partenaire étranger à hauteur de 49 %, etc.

Cette situation est d’autant plus préoccupante, vue de Moscou, que l’économie des énergies fossiles est toujours tributaire des réserves disponibles. M. Konstantin Simonov a rappelé à vos Rapporteurs que du temps de l’URSS, les quatre grands gisements gaziers suffisaient à couvrir la totalité de la consommation − gaspillages compris. La production de ces gisements est actuellement sur une tendance baissière de 25 milliards de m3 par an.

Pendant longtemps, la stratégie de Gazprom a consisté à maintenir le niveau global de production en ouvrant des gisements de taille petite ou moyenne, à proximité des infrastructures existantes. Mais une telle stratégie ne serait guère valable que jusqu’à 2011 ou 2012. La Russie n’a pas de problèmes de ressources ; elle se heurte au problème de leur acheminement vers leurs lieux de consommation. De surcroît, les nouvelles infrastructures nécessaires sont difficiles à réaliser, qu’il s’agisse de l’exploitation du gisement de Yamal ou de celui de Chtokman, qui est un gisement offshore.

Le besoin d’investissement est urgent pour Gazprom, sans d’ailleurs que vos Rapporteurs aient pu obtenir de leurs interlocuteurs, russes ou non, un avis tranché sur le moment auquel le sous-investissement de Gazprom deviendrait réellement critique. Les dates oscillent entre 2010 et 2012, voire un peu au-delà. Quoi qu’il en soit, c’est indubitablement une forme d’« irritant économique ».

b) L’indépassable interdépendance confine à l’« irritant économique »

Quelques exemples, pris du point de vue russe et suggérés à vos Rapporteurs par M. Simonov, permettent de donner un aperçu de l’interdépendance énergétique si souvent soulignée − pour la redouter ou s’en féliciter − entre l’Union européenne et la Russie :

− lorsque Gazprom fait publicité de sa capacité à construire des usines de liquéfaction sans les Européens, il faut savoir que la première d’entre elles, sur l’île de Sakhaline, construite pour 12 ans, produira 12 à 13 milliards de m3 de gaz. À un tel rythme, il faudrait « encore 150 ans avant de changer vraiment d’acheteur ! » ;

− il y a quelques années, M. Vladimir Poutine alors Président russe évoquait la construction de deux nouveaux tubes en direction de la Chine, pour un volume de 68 milliards de m3 de gaz. Pour M. Simonov, cela relève de l’effet d’annonce, car il est difficilement envisageable de trouver de telles quantités de gaz à exporter vers la Chine. De surcroît, M. Nikolaï Kobrinets, numéro deux de la Mission de la Fédération de Russie auprès de l’Union européenne à Bruxelles, a clairement indiqué à vos Rapporteurs que Moscou se méfiait aussi d’une éventuelle défaillance chinoise dans l’achat de matières premières, ou à tout le moins d’un ralentissement de la très forte croissance de sa demande d’hydrocarbures.

Sur le plan économique, les deux points cruciaux dans l’évolution de la relation interdépendante en matière d’énergie entre l’Union européenne et la Russie sont les suivants :

− une coopération commerciale est nécessaire pour déployer les investissements indispensables à l’exploitation de nouveaux gisements d’hydrocarbures, à la construction d’usines de liquéfaction du gaz, à la construction de réacteurs nucléaires, au développement des énergies renouvelables, à la consolidation et à l’amélioration des infrastructures de transit, enfin à l’alimentation des consommateurs européens ;

− les conditions d’une saine concurrence commerciale doivent être trouvées pour les investisseurs européens en Russie et les investisseurs russes au sein du marché intérieur de l’Union européenne.

Ce jeu de coopération et de concurrence entre grands groupes énergéticiens est d’ailleurs le propre de l’économie du secteur. Le « problème russe », si l’on peut le dénommer ainsi, réside dans l’ensemble du contexte que vos Rapporteurs ont tenté d’explorer dans les pages qui précèdent et qui ne facilite guère un dialogue constructif et apaisé. Vos Rapporteurs le croient néanmoins possible et souhaitent à présent exposer quelques pistes en ce sens.

II – LES VOIES MULTIPLES D’UNE SOLUTION PAR ÉTAPES

En songeant aux préconisations qu’ils pourraient formuler, vos Rapporteurs ont, sans surprise, pris la mesure de l’adage selon lequel chacune des parties prenantes « voyait midi à sa porte », ce qui, dans le domaine si particulier des relations en matière d’énergie entre l’Union européenne et la Russie, peut être stylisé de la façon suivante :

− les énergéticiens trouvent les meilleurs arguments « objectifs » en faveur du projet d’infrastructure auquel ils participent (ou, ce qui est plus subreptice encore, aspirent à participer) ;

− on pourrait dire la même chose des États, ce qui s’explique soit par le fait qu’il soutiennent leur(s) énergéticien(s) national(ux), soit par des visées clairement géopolitiques mais aux ressorts, eux, moins clairs − que l’on songe aux États-Unis soutenant le projet de gazoduc Nabucco ;

− la Commission européenne veut exister sur ce sujet mais n’est pas assez crédible à l’heure actuelle. Et il est encore impossible, pour les raisons démontrées dans la première partie du présent rapport, de s’en remettre à une réelle solidarité européenne sur le sujet.

En définitive, l’exercice est passionnant mais tout sauf simple. Vos Rapporteurs entendent s’en tenir à quelques idées forces sans céder à la tentation du « meccano géopolitique », pour grisant qu’en soit le maniement.

A – À court terme : sortir de la spirale des crises

1) Sécurité d’approvisionnement : appliquer avant l’hiver prochain les leçons tirées de la crise de janvier 2009

a) L’empirisme des solutions techniques : un essai à transformer

Pour tempérer la vision pessimiste esquissée dans la première partie du rapport, des enseignements positifs peuvent être retirés de la réaction improvisée à la crise de janvier dernier, qui sont autant d’éléments de nature à consolider une réaction future mieux préparée en cas de nouvelle crise, voire servir de dissuasion contre l’usage de « l’arme énergétique ».

— Développer les stockages et les mécanismes de solidarité

Il existe, conformément aux règles posées par l’Agence internationale de l’énergie (AIE), des stockages stratégiques de pétrole.

Comme l’a rappelé M. Claude Mandil, ancien directeur exécutif de l’AIE, lors de son audition par vos Rapporteurs, il faudrait mettre en place, en matière de solidarité énergétique entre États membres, un mécanisme efficace de décision et d’application des décisions. L’Agence internationale de l’énergie a créé un tel mécanisme pour la gestion des crises pétrolières. Il s’agit d’un dispositif de solidarité aux termes duquel les États ayant adhéré à l’AIE sont astreints à constituer des stocks de pétrole représentant 90 jours d’importation nette, à en financer la maintenance et à se doter des instruments réglementaires ad hoc pour les mettre sur le marché en cas de décision collective. Un tel dispositif a fait la preuve de son utilité en 2005 aux États-Unis, lorsque des ouragans ont détruit les raffineries du Texas et de la Louisiane. Or à ce jour, huit États membres de l’Union ne sont pas encore membres de l’AIE (30). C’est là un axe de progrès en termes de sécurité énergétique et la Commission l’a clairement conçu ainsi en accompagnant sa communication de novembre 2008 sur la deuxième analyse stratégique de la sécurité énergétique d’une proposition de directive spécifique (31).

Proposition : parfaire les mécanismes de solidarité en matière de stockages stratégiques de pétrole par l’application généralisée des standards de l’AIE, et le cas échéant par l’adhésion à l’Agence des huit États de l’Union européenne qui n’en sont pas encore membres.

La crise a également mis en valeur l’importance stratégique des sites de stockage gaziers, tant pour la couverture des besoins des consommateurs au niveau national que pour la mise en place de mécanismes de solidarité entre États membres. Ainsi, la Hongrie a utilisé ses 3,5 Gm3 de stocks de gaz (site de Földgaz, propriété d’E.ON) non seulement pour subvenir à ses besoins mais encore pour contribuer à l’alimentation de ses voisins des Balkans. Pourtant, au cours de ces dernières années, le gouvernement hongrois avait rencontré une très vive opposition politique pour le développement de nouveaux stockages, dont la construction est longue et très coûteuse.

Ailleurs en Europe, la question du développement des capacités et de la mise en place de stockages stratégiques va se trouver relancée, notamment à la faveur des discussions sur la révision de la directive de 2004 sur la sécurité d’approvisionnement. Annoncée pour 2010 dans la deuxième analyse stratégique de la politique énergétique publiée en novembre 2008 par la Commission européenne, cette révision devrait être anticipée à la demande du Parlement européen ; la Commission a travaillé en conséquence (cf. infra).

Incidemment, comme le souligne la Commission de régulation de l’énergie (32), les régulateurs européens des marchés nationaux de l’énergie, sans être directement consultés sur le sujet, entendent se saisir de la question afin de souligner que les textes communautaires doivent laisser aux États le soin de définir le statut des stocks en fonction des problématiques locales. Un groupe de travail ad hoc a ainsi été créé à l’initiative du « Gas Working Group » de l’ERGEG (33). Il a pour tâche d’analyser les conséquences de la crise russo-ukrainienne et de rédiger des recommandations en matière de sécurité d’approvisionnement.

Proposition : en matière de stockages gaziers, faire jouer le principe de subsidiarité en impliquant davantage les régulateurs européens des marchés nationaux de l’énergie dans la définition et la mise en œuvre de mécanismes de gestion des stocks locaux.

Il demeure que la création de stockages est plus complexe pour le gaz que pour le pétrole car elle suppose le plus souvent l’existence de « pièges géologiques » et leur localisation à proximité d’un grand gazoduc. Il faut donc, ici, recourir à deux pratiques :

– l’obligation pour un État membre de mettre à disposition d’un autre, en cas d’urgence, constatée par l’Union européenne, d’une part plus ou moins importante de ses stocks. Il est anormal que certains États, comme la Slovaquie, aient pris des décisions contraires à ce principe ;

– le recours aux contrats interruptibles, c’est-à-dire aux stockages virtuels, dans les mêmes conditions que précédemment.

Ce dernier dispositif peut s’appliquer pour l’électricité, dont les seules capacités de stockages physiques réside dans les barrages de montagne, d’où d’ailleurs l’importance de la Suisse dans le système européen.

Proposition : renforcer les mécanismes de stockage physique de gaz et les stockages virtuels (contrats interruptibles) pour le gaz et l’électricité.

Les mécanismes de solidarité, initiés par la directive de 2004, font également l’objet de débats. L’objectif est de préciser les dispositifs par lesquels les États membres viennent en aide à leurs voisins en cas de crise. D’ores et déjà, des procédures existent qui consistent, par exemple, en la mise à disposition de capacités de stockage excédentaires au bénéfice de pays voisins comme l’a fait l’Autriche pour la Slovénie en janvier dernier. La crise russo-ukrainienne a ainsi montré une certaine capacité de réaction spontanée du système mais il apparaît important :

− d’une part, de garantir aux bénéficiaires l’usage des stocks dont ils disposent chez leurs voisins ;

− d’autre part, de définir plus précisément les mécanismes de solidarité afin d’en réduire les délais de mise en œuvre.

À ces conditions, les déclarations inélégantes de responsables européens affichant leur mauvais gré à faire fonctionner la solidarité européenne, citées en première partie du présent rapport (34), appartiendront définitivement au passé.

Proposition : ne pas laisser le jeu des mécanismes de solidarité au seul bon vouloir des autorités nationales, en prévoyant par conséquent, « à froid », des procédures de déclenchement automatique − ou décidé à la majorité qualifiée − en cas de crise.

Pour autant, les stockages, réels ou virtuels, ne constituent qu’une partie de la solution en cas d’urgence, puisqu’ils impliquent l’existence de réseaux interconnectés et l’inversion des flux pour le gaz, de façon à ce que les gazoducs soient opérationnels dans tous les sens et non seulement d’est en ouest.

— Poursuivre avec plus de volontarisme le développement des interconnexions électriques et gazières

La crise a également mis en exergue les difficultés causées par le manque d’interconnexions et l’isolement des différents marchés nationaux au sein même de l’Union européenne. Au demeurant, la simple juxtaposition de marchés nationaux, certes libéralisés, n’est pas satisfaisante : tant en gaz qu’en électricité, les interconnexions transfrontalières sont indispensables à la construction du marché intérieur de l’énergie.

En janvier 2007, la Commission européenne a d’ailleurs proposé un « plan d’interconnexion prioritaire » (35) dans lequel elle identifiait 42 projets d’intérêt européen dans les domaines du gaz et de l’électricité. Dans la cadre du « troisième paquet » législatif concernant le marché intérieur de l’énergie, la Commission entend encourager les investissements dans les infrastructures, en particulier les infrastructures transfrontalières. Un certain nombre de projets d’infrastructure devraient selon elle être acceptés en tant que priorités communautaires pour l’approvisionnement énergétique, parmi lesquels figurent trois chantiers en matière d’interconnexions :

− l’élaboration d’un plan d’interconnexion pour la région balte ;

− le développement d’interconnexions gazières et électriques traversant l’Europe du Centre et du Sud-Est selon un axe nord-sud ;

− la mise au point d’un schéma directeur pour un réseau énergétique en mer du Nord en vue d’interconnecter mutuellement les réseaux électriques nationaux et d’y raccorder les projets prévus d’énergie éolienne en mer.

Par ailleurs, la création, prévue par le même « troisième paquet énergie », d’une Agence de coopération des régulateurs de l’énergie (ACER), constitue un pas supplémentaire vers une intégration accrue : si elle est opérationnelle dès 2010, l’ACER contribuera à la résolution des différends transfrontaliers et à l’instauration de nouveaux codes de réseaux harmonisés et juridiquement contraignants pour les gestionnaires de réseaux de transport d’énergie.

La Commission de régulation de l’énergie a raison de se féliciter de ce que les différents textes du « troisième paquet » confortent en outre le rôle fondamental des autorités de régulation nationales dans le processus de construction du marché intérieur. Celles-ci voient leur indépendance confortée et leurs compétences renforcées, en ce qui concerne la régulation des réseaux et le fonctionnement des marchés, mais aussi la protection des consommateurs.

Mais le fait que le budget communautaire n’intervienne en 2009-2010 qu’à hauteur de 2,3 milliards d’euros dans le financement des interconnexions incite vos Rapporteurs à demander une implication européenne plus volontariste.

Proposition : mettre, à l’échelon européen, les actes en cohérence avec les discours en accélérant la mise en place de l’ACER, Agence de coopération des régulateurs de l’énergie, et en consacrant davantage de moyens aux interconnexions électriques et gazières. Envisager à cette fin de créer une rubrique ad hoc dans le budget communautaire, et à terme dans les perspectives financières qui constituent le cadre pluriannuel de ce budget.

— Généraliser la possibilité d’inversion des flux

La crise de janvier 2009 a certes mis en évidence certaines vulnérabilités de l’Union européenne, principalement dans sa partie orientale, très dépendante de la Russie, mais également une bonne capacité de réaction du marché. En effet, en dehors des Balkans, les conséquences pour les consommateurs ont été très limitées.

Pour atteindre ce résultat, qui s’apparente a posteriori à une heureuse surprise, les réponses ont largement reposé sur une réorganisation des flux qui a parfois nécessité un peu plus d’une journée sur des tronçons où, jusqu’alors, une telle option semblait impossible. À l’ouest du continent, les flux de gaz sur l’Interconnector ont été très importants dans le sens Royaume-Uni / Belgique, ainsi qu’il a été dit plus haut. Et malgré cette inversion de flux sur l’Interconnector, les livraisons à destination du marché britannique par le gazoduc BBL et le gazoduc Langeled sont restées normales.

Afin d’améliorer la réactivité du système gazier, les transporteurs européens ont lancé une étude sur les possibilités d’inverser les flux est / ouest en cas de problème d’approvisionnement à partir de l’Ukraine. Les premiers résultats devaient être publiés mi-2009. L’objectif est d’identifier les investissements nécessaires à la mise en place au niveau européen de possibilités d’inversion des flux comme a pu le faire la République tchèque pour venir en aide à la Slovaquie au cœur de la crise.

Proposition : ne pas attendre la prochaine interruption des livraisons de gaz russe pour tester en vraie grandeur les possibilités d’inversion des flux est-ouest et aboutir à un plan opérationnel d’urgence avant l’hiver ainsi qu’à un plan d’investissements adéquat d’ici le 1er janvier 2010.

— Mettre à disposition de la Commission européenne des « casques bleus gaziers »

Parmi les diverses parades trouvées par la Commission et les États membres en réaction à l’interruption totale du transit gazier via l’Ukraine en janvier dernier, l’envoi d’observateurs indépendants, experts dépêchés concrètement par les énergéticiens comme GDF Suez, a constitué un dispositif certes insuffisant mais néanmoins précieux.

Vos Rapporteurs seraient d’avis, sans le formaliser à l’excès, de pérenniser ce mécanisme, qui s’apparenterait à une formule de type « onusien », eu égard au rôle d’interposition que ces experts seraient amenés à jouer. La désignation par chaque État membre, auprès de la Commission, d’un contingent de « casques bleus gaziers » serait un rouage parmi d’autres d’une meilleure gestion des crises d’approvisionnement en gaz de l’Union européenne.

Proposition : faire procéder à la constitution au sein de chaque énergéticien d’envergure européenne, sous le contrôle de la direction générale de la Commission européenne en charge de l’énergie, d’une liste d’experts mobilisables dès l’apparition des premières tensions sur l’approvisionnement en gaz. Conjointement avec les experts de la Commission, ces personnes formeraient une « force de réaction rapide » européenne en cas d’interruption des flux gaziers à destination d’États membres de l’Union européenne.

Du plus formalisé au plus anodin, voilà une palette d’instruments qui permettrait d’asseoir la politique européenne de l’énergie « version Traité de Lisbonne » sur une série de pratiques concrètes et éprouvées ; quel meilleur gage de réussite ?

b) La stratégie communautaire destinée à éviter une nouvelle crise l’hiver prochain ne doit pas rester un vœu pieux

Agréger les solutions techniques recensées en amont de la crise et pendant celle-ci, doter les projets communautaires de financements adéquats, les incorporer à une stratégie cohérente et donner l’impulsion politique nécessaire à leur réalisation, tels sont les éléments d’une stratégie de moyen terme qui soit à même d’assurer que l’Union européenne présente un autre visage dans l’éventualité d’une nouvelle crise d’approvisionnement gazier en provenance de Russie.

— La rénovation des infrastructures ukrainiennes de transit : une absolue nécessité, à expliquer à la Partie russe

Lors de la Conférence du 23 mars 2009 sur la modernisation du réseau de transit gazier ukrainien, les institutions de l’Union européenne (Commission européenne et Banque européenne d’investissement), ainsi que la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD) et la Banque mondiale, ont pris l’engagement de contribuer à cette modernisation sous condition de mise en œuvre par l’Ukraine d’un plan de réformes structurelles du secteur. En signant un contrat de coopération avec l’Union européenne et les trois grandes banques d’investissement présentes à cette Conférence, l’Ukraine s’est engagée à garantir un transport « sûr, transparent et prévisible » du gaz vers l’Union, notamment en créant une instance indépendante pour gérer le système de transport du gaz, financée par les revenus du système et chargée d’instaurer des tarifs transparents, objectifs et non discriminatoires.

Le programme d’investissements correspondant vise à remplacer les installations vétustes − la majeure partie du réseau date des années 1960 −, à introduire un système de mesure de haute précision, et à moderniser les installations souterraines de stockage. Les investissements nécessaires pour 2009-2015 sont estimés à 2,5 milliards d’euros. Nos collègues André Schneider et Philippe Tourtelier (36) notent pertinemment que le montant de ces investissements est inférieur à celui de chacun des différents projets de construction de nouveaux gazoducs contournant l’Ukraine, projets que la Russie soutient activement (cf. infra).

Vos Rapporteurs en ont été les témoins, que ce soit à l’occasion de la conférence interparlementaire de Saint-Pétersbourg sur le projet Nordstream à la toute fin du mois de mars ou, les jours suivants, lors de leur déplacement à Moscou : les autorités russes ont réagi de manière très vive à l’annonce de cet accord de coopération entre l’Union européenne et l’Ukraine du 23 mars, accusant l’Union européenne de vouloir tenir la Russie à l’écart de ce projet de coopération alors que la Russie en est nécessairement partie prenante en tant que fournisseur du gaz transitaire. Cela est objectivement exact et il est contre-productif de froisser les Russes sur un sujet aussi sensible.

Si cette Conférence du 23 mars dernier a constitué un pas important dans le rapprochement entre l’Union et l’Ukraine, elle ne pourra être considérée comme un succès que lorsque sera constatée la mise en œuvre des engagements pris par la Partie ukrainienne. Par ailleurs, elle a permis une fois de plus de mesurer le haut degré d’irritabilité russe à l’égard de son voisin. Par conséquent, vos Rapporteurs ne peuvent que suggérer que la Commission mette au point un mécanisme de suivi spécifique de la relation russo-ukrainienne dans le domaine du transit gazier, le cas échéant en lien avec le Représentant personnel de M. Javier Solana − ou de son successeur − pour l’énergie et la politique étrangère.

Proposition : instaurer un mécanisme léger de suivi de la relation russo-ukrainienne associant le commissaire européen chargé de l’énergie et le représentant pour les questions énergétiques du Haut Représentant pour la PESC (ou du successeur de celui-ci, sitôt désigné), afin d’assurer une « alerte précoce » en cas de crise telle que celle de janvier 2009. Le premier bilan du fonctionnement de ce dispositif, après l’hiver 2009-2010, serait l’occasion de déterminer la forme à lui donner dans le cadre des institutions « de Lisbonne ».

— Le financement communautaire en appui au plan de relance : concrétiser un accord politique auquel la France a œuvré

En novembre 2008, dans le cadre de son plan européen de relance économique, la Commission a proposé de consacrer en 2009 et en 2010 5 milliards d’euros supplémentaires provenant de crédits non consommés du budget de l’UE à des projets dans le secteur de l’énergie et de l’infrastructure à large bande. L’idée consistait à « donner un coup d’accélérateur » aux investissements nécessaires, d’atténuer les effets du ralentissement économique sur le secteur du bâtiment et de renforcer le potentiel de croissance durable de l’Union en stimulant l’économie de façon ciblée, sous forme d’une contribution importante à une relance économique convenue à hauteur de 1,5 % du PIB, constituée d’actions au niveau national et européen.

Présentée à la toute fin du mois de janvier 2009 et discutée puis approuvée par le Conseil et le Conseil européen, la proposition de la Commission a eu le mérite de contenir une liste précise de projets, assortie d’engagements financiers chiffrés. Sur les 5 milliards d’euros prévus, la majeure partie concerne le secteur de l’énergie.

Comme le rappellent nos collègues André Schneider et Philippe Tourtelier, la proposition initiale de la Commission européenne a été contestée par les États membres, dont la France, tant en ce qui concernait l’équilibre géographique et la maturité des projets que leur capacité à relancer effectivement l’économie. Les discussions sur le financement des projets, sur le fondement d’une proposition de révision des perspectives financières, prévoyant notamment l’utilisation des marges budgétaires de 2008, ont aussi fait apparaître de fortes critiques.

Un accord politique a pu être trouvé au Conseil européen des 19 et 20 mars dernier, aux termes duquel le financement, par le budget communautaire, des projets dans le secteur de l’énergie s’élèvera au total à quelque 4 milliards d’euros répartis sur 2009 et 2010. L’utilisation des marges de 2008 est par ailleurs exclue. Cette somme sera ventilée comme suit :

− 1,44 milliard d’euros pour les projets d’interconnexions gazières et 910 millions d’euros pour les interconnexions électriques ;

− 565 millions d’euros pour les projets d’énergie éolienne offshore ;

− 1,05 milliard d’euros pour les projets de piégeage et de stockage de carbone.

Les projets (37) seront financés selon leur ordre de maturité, définie par le fait qu’un projet en est au stade de l’investissement, ce qui suppose l’engagement de dépenses en capital substantielles avant le 31 décembre 2010. Mais ne pas dépasser l’horizon 2009-2010 est inconcevable dans un tel domaine.

Proposition : procéder, à la lumière d’un rapport de progrès sur la première vague de projets d’infrastructures dans le cadre du plan de relance, à l’établissement d’une liste d’investissements supplémentaires pour l’après-2010.

— Un nouveau règlement communautaire pour éviter et gérer les problèmes d’approvisionnement en gaz : à adopter d’urgence

Le 16 juillet dernier, la Commission européenne a adopté un nouveau règlement visant à accroître la sécurité de l’approvisionnement en gaz dans le cadre du marché intérieur. Le règlement proposé renforce l’actuel système européen de sécurité d’approvisionnement en exigeant de tous les États membres et des acteurs sur leur marché du gaz respectif qu’ils prennent des mesures efficaces suffisamment à l’avance pour prévenir et atténuer les conséquences d’éventuelles ruptures d’approvisionnement. Il instaure aussi des mécanismes pour que les États membres collaborent afin de gérer efficacement toute perturbation majeure qui pourrait affecter l’approvisionnement en gaz.

Le président de la Commission, M. José Manuel Barroso, a déclaré à cette occasion : « Le renforcement de la sécurité énergétique fera partie des grandes priorités au cours des années à venir. Il faut construire le meilleur mais se préparer au pire. L’Europe doit tirer les enseignements des crises précédentes et faire en sorte que plus jamais les Européens ne soient abandonnés à un tel sort indépendant de leur volonté. Le texte proposé par la Commission obligerait les États membres à se préparer à l’éventualité de nouvelles ruptures d’approvisionnement en gaz et à coopérer pour y faire face. »

Le nouveau règlement demande aux États membres d’élaborer des plans d’urgence clairs et efficaces impliquant toutes les parties intéressées et tenant pleinement compte de la dimension européenne de toute perturbation majeure.

Vos Rapporteurs notent avec intérêt que le règlement proposé fournit un indicateur commun permettant de définir ce qu’est une rupture d’approvisionnement majeure, tel l’arrêt d’une grande infrastructure d’approvisionnement − un gazoduc d’importation ou une installation de production, par exemple. Le règlement impose à tous les États membres de disposer d’une autorité compétente chargée de suivre l’évolution de l’approvisionnement en gaz, d’évaluer les risques en la matière, d’établir des plans d’action préventifs et d’élaborer des plans d’urgence. Les États membres seraient également tenus de collaborer étroitement en cas de crise, notamment au sein d’un groupe de coordination pour le gaz renforcé et par l’accès partagé à des informations et des données fiables.

La Commission prend soin de relier cette proposition de règlement au plan de relance européen mentionné plus haut, ainsi qu’à l’achèvement du marché intérieur du gaz. Ce qui conduit tout droit à l’avènement d’une politique européenne de l’énergie en bonne et due forme, que vos Rapporteurs appellent de leurs vœux.

2) Bâtir à brève échéance la politique communautaire de l’énergie prévue par le Traité de Lisbonne sans céder à la « tentation bruxelloise » de la concurrence à tout prix

Après avoir présenté, dans la première partie du présent rapport, les défauts d’une politique européenne de l’énergie se cherchant depuis l’origine du projet communautaire, vos Rapporteurs souhaitent explorer les voies et moyens de donner aux initiatives intervenues dans ce domaine depuis le milieu des années 1990 une certaine cohérence, avant d’examiner en quoi le Traité de Lisbonne est susceptible de venir couronner ces efforts de succès.

CHRONOLOGIE DES INITIATIVES DE L’UNION EUROPÉENNE
DANS LE DOMAINE DE L’ÉNERGIE (1996-2009)

Source : Commission de régulation de l’énergie.

a) Le « troisième paquet énergie », sage compromis et ultime étape avant Lisbonne

Ce n’est pas faire preuve d’optimisme excessif − vos Rapporteurs s’estiment plutôt réalistes dans leur approche − que de voir, à l’instar de Mme Cécile Kérébel (38), chercheur au sein du programme « Énergie » de l’IFRI, une forme de consolidation de plus en plus convaincante dans les derniers développements intervenus en matière de politique énergétique de l’Union européenne. En effet, la séquence des décisions prises dans ce domaine entre la mi-mars et la mi-juillet peut être − prudemment − regardée comme une conjonction favorable à l’affirmation d’une Europe de l’énergie enfin cohérente :

− l’ouverture de cette séquence est le Conseil européen des 19 et 20 mars à Bruxelles, au cours duquel les chefs d’État et de gouvernement des Vingt-sept, bien qu’essentiellement préoccupés par la réponse à apporter à la crise économique et par le plan de relance européen, ont pris, on l’a vu, d’importantes décisions à propos de la politique énergétique. Certes, ils ne sont pas tombés d’accord sur l’aide à apporter aux économies en développement pour leur adaptation au changement climatique. Mais s’agissant de la sécurité d’approvisionnement, l’un des trois piliers de la politique de l’énergie en devenir depuis 2005, les résultats sont indéniables et le mandat donné à la Commission, exigeant ;

− quelques jours plus tard, le 23 mars, un compromis informel a fini par être trouvé sur le « troisième paquet énergie », grâce à une forme de ralliement du Parlement européen aux thèses défendues par le Conseil pour une approche « raisonnable » de la concurrence appliquée au marché intérieur du gaz et de l’électricité. Le vote du Parlement en plénière est intervenu le 22 avril, après l’accord en COREPER du 27 mars et le vote en commission du 31 mars.

Le « paquet » était bloqué par le Parlement, codécisionnaire en l’espèce, en raison d’un abcès de fixation sur la question de la complète séparation patrimoniale à l’encontre de groupes énergétiques intégrés comme EDF ou E.ON. Pour le Parlement, suivant en cela la Commission et sa DG Concurrence, la complète séparation patrimoniale entre activité de production d’énergie et opérateurs des réseaux de transport était indispensable à une plus grande concurrence au sein du marché intérieur au bénéfice du consommateur, ainsi qu’à une meilleure sécurité d’approvisionnement (39). La Commission avait toutefois, dans sa première version du « paquet » en septembre 2007, prévu une deuxième option, alternative à la complète séparation patrimoniale et susceptible de rencontrer l’assentiment des gouvernements : le gestionnaire de réseau indépendant, entité distincte responsable du réseau de transport en lieu et place des compagnies mais sans dépossession de ces dernières. Les États membres restaient toutefois divisés sur la question, certains d’entre eux approuvant la totale séparation patrimoniale tandis que huit d’entre eux − dont la France et l’Allemagne − soutenaient une « troisième voie », celle du gestionnaire de transport indépendant : une forme atténuée de séparation préservant l’existence de groupes intégrés de production, de transport et de distribution, moyennant certaines règles de séparation interne entre ces différentes activités.

Le compromis final a consisté pour le Parlement à accepter de laisser au choix des gouvernements ces trois possibilités de séparation graduelle, en échange du renforcement des autorités indépendantes de régulation à l’échelon national et de la création d’un régulateur à l’échelon communautaire, ainsi que de droits nouveaux pour les consommateurs.

Le « troisième paquet énergie »

Le Parlement européen a approuvé en deuxième lecture, le 22 avril dernier, l’accord auquel il est parvenu avec la Présidence du Conseil sur le « troisième paquet énergie », constitué de plusieurs textes législatifs :

− deux directives concernant des règles communes pour le marché intérieur de l’électricité, et respectivement du gaz naturel ;

− deux règlements sur les conditions d’accès au réseau d’électricité, et respectivement de gaz naturel ;

− un règlement instituant une Agence de coopération des régulateurs de l’énergie.

Le compromis finalement trouvé donne aux États membres la possibilité de choisir entre trois options pour dissocier les activités d’approvisionnement et de production de la gestion des réseaux sur les marchés du gaz et de l’électricité :

− une dissociation intégrale des structures de propriété ;

− un gestionnaire de réseau indépendant ;

− un gestionnaire de transport indépendant.

La dissociation intégrale des structures de propriété devrait contraindre les compagnies intégrées à vendre leurs réseaux de gaz et d’électricité, ce qui impliquerait la mise en place de gestionnaires séparés des réseaux de transport. Dans une telle option, une société de fourniture et de production ne pourrait pas détenir une part majoritaire dans une entreprise de gestion du réseau de transport.

L’option d’un gestionnaire de réseau indépendant constitue une alternative à la dissociation intégrale des structures de propriété. Elle permettrait aux compagnies énergétiques de conserver la propriété de leurs réseaux de transport. Ainsi, pour libéraliser leurs marchés de l’énergie, les États membres pourraient, par exemple, contraindre les sociétés à confier la gestion de leurs réseaux de transport à un organisme spécifique désigné à cette fin, le gestionnaire indépendant de réseau.

La troisième option, celle du gestionnaire de transport indépendant, maintient la possibilité de sociétés intégrées d’approvisionnement et de transport mais oblige ces dernières à se conformer à certaines règles pour garantir que ces deux branches d’activité fonctionnent de manière réellement indépendante. Elle comporte notamment un « organe de surveillance » composé de représentants des sociétés gazières, d’actionnaires indépendants, de représentants du gestionnaire du système de transport responsable pour les décisions qui pourraient avoir une « incidence significative sur la valeur des actifs ».

Les autres éléments du « paquet » sont les suivants :

− le renforcement des droits des consommateurs (pour leur changement de fournisseur, l’information sur leur consommation, le règlement de leurs litiges, une garantie de qualité du service, et le déploiement de « compteurs intelligents ») ;

− la garantie d’un service universel de fourniture d’électricité à tous les  clients résidentiels et, le cas échéant, aux PME de moins de 50 salariés ;

− la protection des consommateurs vulnérables ;

− des dispositions à l’égard des compagnies non communautaires, destinées à éviter que des réseaux de transport ou leurs propriétaires ne soient contrôlés par des compagnies de pays non membres de l’UE, tant qu’elles ne remplissent pas certaines conditions (« clause anti-Gazprom »). Ainsi, un régulateur national aura le droit de refuser la certification à un gestionnaire de réseau de transport contrôlé par un ou des ressortissants de pays tiers si cette compagnie ne respecte pas les obligations en matière de découplage et si son entrée sur le marché met en péril la sécurité de l’approvisionnement de l’État membre ou de l’Union. Les États membres auront trois ans et demi pour mettre en application ces dispositions concernant les compagnies non communautaires ;

− la création d’une agence communautaire de coopération des régulateurs de l’énergie (ACER) qui fixera des lignes directrices non contraignantes ;

− des mesures pour améliorer la coopération régionale entre les différents régulateurs nationaux et pour renforcer leur indépendance.

Il faut se féliciter du raisonnable compromis ainsi trouvé et espérer qu’au lieu de se focaliser à l’excès sur une politique de l’énergie vue à travers le seul prisme de la concurrence et de la libéralisation à marche forcée du marché intérieur, la politique européenne de l’énergie s’oriente davantage vers la sécurité d’approvisionnement, les nécessaires investissements dans les infrastructures de réseau et la préservation d’un réel pouvoir de négociation avec les énergéticiens non européens.

Pour reprendre l’analyse de M. Jacques Percebois, entre les optimistes enclins à faire aveuglément confiance au marché et les pessimistes exagérément méfiants à l’égard de celui-ci, il est illusoire de prétendre trancher définitivement. La clef du système consiste en une régulation efficace et indépendante, confiée à une entité digne de foi.

Un doute demeure cependant : le compromis obtenu en avril dernier est-il synonyme de sagesse, de reconnaissance d’une indispensable « exception énergétique » au sein de la politique de concurrence, ou bien n’est-il qu’une étape avant un « quatrième paquet » dont l’objectif sera de progresser dans la séparation patrimoniale des compagnies de gaz et d’électricité ?

Le Traité de Lisbonne n’apporte pas de réponse à cette question mais il contient des avancées notables en matière de politique européenne de l’énergie, qui permettent d’envisager l’avenir avec une réelle confiance.

b) Faire vivre la politique de l’énergie inscrite dans le TFUE ne se fera pas sans de grands énergéticiens européens

— Le Traité de Lisbonne va plus loin, sur le thème de l’énergie, que le Traité établissant une Constitution pour l’Europe − « l’obsession sécuritaire » est passée par là. En effet, depuis le rejet de la Constitution européenne par la France et les Pays-Bas au printemps 2005, la question énergétique s’est trouvée au premier plan des préoccupations européennes. Les conclusions du sommet européen informel de Hampton Court, en octobre 2005, soulignaient la nécessité d’une politique européenne de l’énergie qui aille largement au-delà de l’objectif traditionnel de la réalisation du marché intérieur. En mars 2006, la Commission européenne a publié un livre vert qui assigne trois objectifs à la politique européenne de l’énergie : lutter contre le changement climatique, renforcer la sécurité énergétique et améliorer la compétitivité européenne.

Le Traité de Lisbonne crée ainsi une nouvelle base juridique (article 194 du TFUE) au service d’une politique européenne de l’énergie, un domaine qui figure désormais au rang des compétences partagées entre l’Union européenne et les États membres (article 4 du TFUE). Par rapport à la rédaction qui figurait dans la Constitution européenne, l’article 194 du TFUE fait désormais référence à l’« esprit de solidarité entre les États membres » en matière énergétique.

LA POLITIQUE EUROPÉENNE DE L’ÉNERGIE DANS LE TRAITÉ DE LISBONNE

(en gras, les ajouts du traité de Lisbonne par rapport à la Constitution)

— Que devrait être une politique européenne de l’énergie « version Lisbonne » ? Pour vos Rapporteurs, il doit s’agir d’une politique d’apaisement dans trois directions : à l’égard des grands groupes énergétiques, au sein des institutions communautaires et vis-à-vis des partenaires extérieurs de l’Union européenne.

En premier lieu, il faut « enterrer la hache de guerre » entre la Commission européenne – sa direction générale de la concurrence en particulier – et les grands énergéticiens européens. La politique européenne de l’énergie ne se fera pas sans ces grands groupes et à trop vouloir les morceler, on n’affaiblit pas seulement ces entreprises, qui sont souvent des fleurons industriels ; on dessert les intérêts des consommateurs européens que l’on prétend servir et on mine la crédibilité de l’Union européenne à l’extérieur. Dès lors, le compromis trouvé à l’occasion du vote au Parlement européen sur le « troisième paquet énergie » ne doit pas être vu comme une simple solution d’attente.

Le président sortant de la Commission, M. José Manuel Barroso, qui vient d’être désigné pour un second mandat avec le vote du Parlement européen intervenu le 16 septembre dernier, avait au début de l’été esquissé, en marge des discussions sur le « troisième paquet énergie », sa vision du paysage électrique et gazier de l’UE. Celle-ci comprenait « cinq ou six grands groupes » intégrés, moyennant une régulation appropriée. Il faut que cette vision devienne la réalité stable de l’Europe de l’énergie, tout simplement parce que les investissements nécessaires au fonctionnement du marché et des réseaux impose un tel modèle économique. Par conséquent, il n’y aura pas de politique européenne de l’énergie tant que les grands énergéticiens ne seront pas assurés de la sécurité juridique communautaire indispensable à leur équilibre économique. Que la séparation patrimoniale des activités de production, de transport et de distribution de gaz et d’électricité soit rendue possible ne représente pas un problème en soi ; mais en aucun cas elle ne doit devenir l’unique horizon de la politique européenne de l’énergie. Nous avons besoin de grands énergéticiens européens.

Deuxièmement, et en lien évident avec ce qui précède, la politique de l’énergie doit cesser d’être un lieu d’affrontement entre directions générales de la Commission européenne ou entre le Conseil, la Commission et le Parlement européen. Le débat démocratique au sein des institutions communautaires est évidemment vital et vos Rapporteurs ne souhaitent nullement qu’il s’appauvrisse, au contraire. Mais lorsqu’une politique tend à devenir un terrain de discorde entre la Commission et les États membres, comme c’est le cas à propos de la séparation patrimoniale des grands groupes énergétiques, au lieu de vivifier la construction européenne, elle la dessert. C’est pourquoi la mention explicite d’un « esprit de solidarité » comme élément moteur de la politique européenne de l’énergie dans le Traité de Lisbonne doit dépasser la seule coopération en temps de crise. Il faut aussi qu’elle soit le ferment d’un véritable « esprit d’équipe » communautaire : une politique qui favorise l’épanouissement de champions européens au lieu de les brider.

Cette conception de la politique européenne de l’énergie est aussi celle qui permettra d’établir des relations plus fructueuses avec les pays tiers et en tout premier lieu avec la Russie – y compris avec « Russie SA ». Car comment prétendre sérieusement entretenir de bons rapports avec ce partenaire indispensable à travers le seul prisme d’une « clause anti-Gazprom » ? Et comment bâtir des relations de confiance mutuelle uniquement sur des accords bilatéraux aux termes desquels des entreprises européennes espèrent trouver hors de l’Union européenne des possibilités de développement qu’une conception étroite de la politique de concurrence leur refuse sur leur marché domestique – quand il ne s’agit pas d’entreprises alliées se retournant l’une contre l’autre à propos d’investissements en Russie ? Une Europe de l’énergie plus cohérente et solidaire à l’intérieur, réconciliée avec ses énergéticiens, sera d’autant plus forte à l’extérieur.

Proposition : faire établir par le prochain commissaire européen chargé de l’énergie, dès son entrée en fonctions, des lignes directrices pour la durée de son mandat, qui s’appuient sur les trois principes d’apaisement développés ci-dessus – à l’égard des grands groupes énergétiques, entre institutions communautaires compétentes et vis-à-vis des partenaires extérieurs. Ce « contrat de mandature » serait de nature à donner à la politique européenne de l’énergie « version Lisbonne » son élan fondateur.

— À supposer que le Traité de Lisbonne puisse entrer en vigueur dès 2010, quelles autres perspectives de progrès en matière de politique européenne de l’énergie est-il possible d’imaginer ? Vos Rapporteurs souhaitent mentionner à ce stade deux suggestions, représentatives de la position française sur ce dossier, qui offrent deux exemples concrets de développements possibles dans un environnement régi par le Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne.

La première suggestion, récemment évoquée par le Président de la République Nicolas Sarkozy, consisterait à créer une « centrale européenne d’achat de gaz », en partant du constat de bon sens selon lequel les imperfections du marché gazier à l’échelle mondiale, qu’il s’agisse de la rigidité intrinsèque de ce marché ou de la position dominante d’énergéticiens comme Gazprom, justifient une réponse spécifique. La question mérite assurément d’être étudiée. Elle n’en laisse pas moins vos Rapporteurs perplexes, sensibles à l’analyse critique que M. Jean-Marie Dauger leur a livrée sur ce point, en rappelant que la Commission travaillait actuellement sur un schéma de consortium visant à mettre en œuvre un mécanisme d’achat groupé du gaz produit au Turkménistan.

La Commission constate en effet que le droit de la concurrence actuel ne permet plus aux opérateurs européens de se coordonner pour favoriser le développement de nouvelles sources d’approvisionnement. Ce constat est effectivement partagé par nombre d’acteurs. En revanche, le mécanisme proposé suscite de profondes interrogations. Il s’agirait d’interposer ce consortium, acheteur unique, entre les producteurs de gaz turkmènes et les acheteurs finals européens. Toutefois, comment ces derniers pourraient-ils accepter de déléguer à une tierce partie tous les risques de telles négociations ? Pour M. Jean-Marie Dauger, un tel schéma ne paraît tout simplement « pas crédible ».

Mme Catherine Locatelli se montre elle aussi critique, affirmant que cette idée de « centrale d’achat » n’est pas neuve et rencontre beaucoup trop d’opposition. Elle note toutefois que pour devenir réalité, un tel dispositif supposerait « une vraie politique étrangère européenne, car les États membres n’ont pas tous la même politique vis-à-vis de la Russie, premier fournisseur de gaz en Europe. » C’est là que la suggestion présidentielle pourrait précisément trouver sa cohérence, dans le cadre d’un Traité de Lisbonne qui prévoit à la fois une politique énergétique et une politique étrangère davantage communautaires.

Ce point rejoint la deuxième piste de progrès envisageable, que la France avait formulée dès janvier 2006 dans son mémorandum intitulé Pour une relance de la politique énergétique européenne. Partant du principe selon lequel, face à la Russie, il était indispensable que l’Union européenne parlât d’une seule voix à propos des principes régissant leurs relations dans le domaine énergétique, elle avait proposé la désignation d’un représentant spécial, placé sous l’autorité conjointe du Haut représentant pour la PESC et du Commissaire européen chargé de l’énergie, qui serait chargé de négocier avec les pays tiers. Mais cette proposition n’avait pas été retenue par la Commission européenne dans son plan d’action de 2007. La perspective, avec l’entrée en vigueur du Traité de Lisbonne, de la désignation d’un « ministre des affaires étrangères » de l’Union, vice-président de la Commission, peut justifier le réexamen de la question.

Naturellement, si l’« esprit de solidarité » et de responsabilité permet de consolider durablement la politique européenne de l’énergie, d’autres initiatives pourront être prises, la base juridique nouvelle du Traité de Lisbonne y incitant mécaniquement. Vis-à-vis d’un voisin tel que la Russie, cela est souhaitable à tous égards ; cela est même nécessaire. La politique européenne de l’énergie doit aussi s’envisager à plus long terme et dans d’autres dimensions.

B – À moyen-long terme : d’autres tuyaux, d’autres énergies, une nouvelle stratégie

Deux remarques recueillies par vos Rapporteurs au cours de leurs auditions peuvent servir de point de départ à la réflexion sur les préconisations à formuler pour améliorer durablement les relations entre l’Union européenne et la Russie dans le domaine de l’énergie :

− celle de M. Togrul Baguirov, pour qui « il est très difficile d’immuniser les hydrocarbures de la politique » ;

− celle de M. Hubert Loiseleur des Longchamps, directeur des relations internationales de Total, rappelant qu’il y a deux moyens principaux pour garantir la sécurité énergétique des exportateurs et des consommateurs − multiplier les routes de transit indépendantes et développer des capacités excédentaires aux besoins −, et que de leur mise en œuvre résulterait une compétition salutaire qui transformerait les pays de transit en fournisseurs de services zélés, là où ils apparaissent aujourd’hui comme des points de passage obligés – et coûteux.

Voilà qui incite à penser à la fois à d’autres voies d’approvisionnement et à d’autres sources d’énergie. Mais d’abord et avant tout, l’efficacité énergétique est aujourd’hui un moyen tout à fait essentiel de garantir la sécurité de l’Union européenne en matière d’énergie.

1) Consolider nos parts de marché dans la politique d’efficacité énergétique et le développement des énergies renouvelables

Vos Rapporteurs sont convaincus que sans une meilleure efficacité énergétique, toute politique de l’énergie est vouée à l’échec. Symétriquement, toute politique énergétique qui négligerait de promouvoir et d’accompagner le développement des énergies renouvelables serait rapidement vouée à l’obsolescence.

— À en croire M. Andreï Belyi (40), les PME russes commencent à s’intéresser réellement aux projets environnementaux en matière d’énergie. À côté du recours à la biomasse, sont également examinés divers types d’énergies renouvelables dans des régions reculées de la Russie. Ainsi, des endroits comme l’Arctique russe, la péninsule de Kola, la République de Sakha (Iakoutie), la région de Magadan, le Kamchatka et l’île de Sakhaline, tous dépourvus de réseau d’électricité, représentent autant de débouchés nouveaux.

À l’heure actuelle, ces territoires sont principalement dépendants de générateurs fonctionnant au diesel ou au pétrole et connaissent de fréquentes interruptions d’approvisionnement. Cette demande non satisfaite pourrait l’être au moyen de centrales locales écologiques. Par exemple, les petits consommateurs de ces régions pourraient recourir à des réseaux de chaleur de capacité installée de l’ordre de 1,5 à 2 kW.

Une douzaine de compagnies est déjà présente dans la promotion d’éoliennes et huit entreprises produisent des panneaux photovoltaïques. Dans certains cas, les autorités locales s’investissent elles-mêmes dans les énergies renouvelables. Un exemple récent en ce sens est l’accord conclu par le gouvernement de Kalmoukie avec la compagnie tchèque Falkon, qui prévoit de construire le premier champ d’éoliennes de Russie. Quant à la centrale géothermique de Mutnovka, dans le Kamchatka, avec 50 MW de capacité installée, elle fait déjà figure de « success story ».

— Outre l’investissement dans les énergies renouvelables, encore marginal en Russie, un très important marché, largement connu des observateurs, est celui de l’efficacité énergétique. Emblématique à cet égard est l’exemple fréquemment cité − bien que difficile à évaluer avec précision − du torchage du gaz associé au pétrole, à proximité immédiate des lieux d’extraction. Selon une étude de l’Agence internationale de l’énergie de 2006, cette pratique représenterait un tiers des exportations de gaz de la Russie ! D’autres comparaisons, recueillies par vos Rapporteurs lors de leurs auditions, font état de volumes équivalents à la consommation annuelle d’un grand pays européen.

Mais l’image d’Épinal de la régulation de la température des logements russes par l’ouverture des fenêtres en plein hiver, ou l’analyse plus précise d’une déperdition d’énergie de l’ordre de 5 % en valeur commerciale à l’occasion du transport par oléoduc, sont également des exemples susceptibles d’inciter à des investissements d’ampleur dans ce domaine.

Un domaine où les entreprises européennes, au premier rang desquelles Dalkia, dont le responsable pour la Russie a été entendu par vos Rapporteurs, ont un rôle immense à jouer et de très substantielles parts de marché à obtenir, qui plus est dans le « contexte post-Kyoto » particulièrement propice à la réduction des gaspillages d’énergie.

Sur un plan plus institutionnel, mentionnons diverses initiatives complémentaires :

− l’éventuelle implication, évoquée par M. Konstantin Simonov, de l’Agence française de développement dans un programme d’efficacité énergétique en Russie ;

− la signature en septembre 2008 d’un mémorandum de coopération dans le domaine de l’efficacité énergétique et des énergies renouvelables, par M. Dominique Bussereau au nom du ministère de l’Écologie, de l’énergie, du développement durable et de l’aménagement du territoire et M. Anatoli Ianovski, vice-ministre russe de l’énergie ;

− le déplacement en Russie sur ce thème de Mme Anne-Marie Idrac, secrétaire d’État chargé du Commerce extérieur, en avril dernier ;

− le même jour, l’évocation de ce sujet par la Grande commission France-Russie, pour sa première réunion organisée au niveau des présidents de l’Assemblée nationale et de la Douma, à Moscou, et à laquelle l’un de vos Rapporteurs a eu le privilège de participer.

À l’échelle de la Russie, ces initiatives demeurent ponctuelles et le potentiel de progression est ici immense.

Proposition : mobiliser le réseau des missions économiques afin d’encourager la prospection du « marché de l’efficacité énergétique » en Russie. À l’échelon communautaire, envisager la création d’un programme ad hoc qui permettrait de créer un cadre juridique et financier rassurant au bénéfice des PME désireuses de conquérir des parts de marché dans ce secteur.

Ajoutons que la crise russo-ukrainienne, conjuguée avec les tensions énergétiques mondiales, a eu un effet positif. L’efficacité énergétique implique en effet une adhésion de l’opinion aux décisions prises dans les domaines de l’habitat et du transport et à la nécessité de modifier les comportements. Elle suppose cependant la vérité des prix, donc en fait la disparition des tarifs réglementés, à laquelle le consommateur est loin d’être prêt, surtout dans les pays de l’Union où l’énergie représente encore une part importante des dépenses des ménages. L’adoption de la « taxe carbone », démarche que la France s’apprête à accomplir, présente peut-être l’avantage de faire admettre, pour des raisons environnementales, un renchérissement du coût de l’énergie pour les utilisateurs finals. La première condition de la sécurité est donc bien l’efficacité énergétique.

Plus classiquement, il s’agit désormais de concrétiser la diversification de l’approvisionnement de l’Union européenne en énergie ; l’heure n’est plus aux atermoiements. Cela est avant tout le cas pour le gaz.

2) Faire des choix dans la géopolitique des tubes

La diversification s’entend d’abord des voies d’acheminement, qui conditionne la diversification des fournisseurs.

Toute infrastructure physique terrestre de transport, tout gazoduc, pose une question géopolitique. Elle lie étroitement le fournisseur au client, les investissements étant réalisés conjointement par les deux et ne se justifiant que par la pérennité des contrats. Surtout, cette infrastructure suppose la fiabilité d’une tierce partie : le ou les pays de transit. Et lorsque l’on s’efforce de limiter ce risque en créant des infrastructures sous-marines, on s’attire l’hostilité des pays riverains.

À la « faveur » des crises survenues depuis 2005 et décrites dans la première partie du présent rapport, les grands projets d’approvisionnement par gazoduc ont fait l’objet d’une attention redoublée. La traversée de l’Ukraine étant perçue comme le principal facteur de la crise, les projets de gazoducs visant à la contourner se trouvent directement favorisés. Toutefois, la concurrence reste vive entre les infrastructures promues par Gazprom et ses alliés européens, Nord Stream et South Stream, et le projet Nabucco, soutenu par la Commission européenne. Il est d’ailleurs regrettable que Nord Stream et South Stream soient le fruit d’accords bilatéraux, russo-allemand et russo-italien, alors que la Commission européenne soutient le projet Nabucco.

Bruxelles s’attelle à relancer ce projet dont l’utilité semble à première vue de plus en plus évidente pour la diversité des approvisionnements de l’Europe centrale. Les 26 et 27 janvier s’est ainsi tenu à Budapest un sommet ministériel des six États participant à ce projet qui doit acheminer du gaz depuis la région de la mer Caspienne vers l’Europe centrale via la Turquie. La complexité du montage contractuel, la difficulté à sécuriser l’accès au gaz et la concurrence russe ont, jusqu’à présent, entravé sa réalisation. Cette réunion a donc donné un nouveau souffle au projet en lui accordant davantage de crédibilité sur le plan politique. Toutefois, les négociations avec la Turquie demeurent tendues : consciente du renouveau des enjeux associés à ce corridor, celle-ci réclame une clause de transit lui permettant de racheter un pourcentage de gaz naturel passant par son territoire à un tarif avantageux. Cette option est jugée inacceptable par les instances européennes. Cet été, un nouveau sommet a permis d’aplanir les difficultés existantes et de progresser vers la réalisation du projet.

Vos Rapporteurs ne peuvent toutefois se départir d’un doute sur l’économie générale de Nabucco : sa construction est-elle justifiée en dehors de la perspective d’acheminer du gaz iranien ? On mesure ici la difficulté supplémentaire qui se dresserait alors, seule une évolution drastique de la situation politique iranienne permettant de donner à Nabucco un atout décisif. Enfin, faire de la Turquie un nœud de transport d’hydrocarbures, c’est peut-être se créer des problèmes pour le futur. À tout le moins doit-on ne pas occulter ce débat.

Parallèlement, les projets concurrents Nord Stream et South Stream reliant respectivement la Russie à l’Allemagne par la mer Baltique et la Russie à la Bulgarie via la mer Noire reviennent sur le devant de la scène. Ainsi le Nord Stream, soumis à une forte opposition de la part d’un certain nombre de pays d’Europe centrale, avait pris du retard. Le nouveau contexte engendré par la crise de janvier dernier permet aujourd’hui aux actionnaires du gazoduc de faire pression pour la relance du projet. La société Wintershall, filiale de BASF, a récemment rappelé qu’elle maintenait son investissement dans le gazoduc et ce, en dépit de l’impact de la crise financière. GDF Suez, on l’a vu, est sur le point de rejoindre le consortium à condition d’augmenter simultanément ses contrats d’approvisionnement à long terme de gaz.

Le tableau suivant permet de comparer ces différents projets et résume assez bien les avantages et les inconvénients de chacun :

Sans privilégier un gazoduc par rapport à l’autre, tant les prises de position entendues en audition à cet égard sont lourdes des intérêts des orateurs, vos Rapporteurs estiment que chaque projet présente des qualités intrinsèques mais suppose des investissements tellement importants que le marché sera vraisemblablement un efficace « juge de paix » de la viabilité de chacun d’eux.

Proposition : faire confiance aux grands énergéticiens européens pour apprécier la rentabilité des projets de gazoducs et tempérer de ce fait les visées trop exclusivement géopolitiques des gouvernements des États membres et de la Russie. Cela évitera de disperser les moyens communautaires alloués aux projets en cours ou à venir.

Organiser par ailleurs des auditions au Parlement européen, le cas échéant en lien avec les Parlements nationaux, qui permettent de poser un regard démocratique aussi objectif que possible sur les différents projets d’infrastructures potentiellement concurrents. Cette modalité de débat serait un utile complément – à défaut de substitution complète, inenvisageable – à l’organisation de conférences internationales projet par projet.

De surcroît, la sécurité énergétique de l’UE est loin de ne tenir qu’à la géopolitique des tubes : moins l’Union sera dépendante des gazoducs, plus sa sécurité énergétique sera assurée.

3) Miser sur le développement du GNL

Comme à chaque crise d’approvisionnement en gaz, le thème de la diversification des ressources par recours au gaz naturel liquéfié a prospéré. Et la crise de janvier dernier a même fourni une démonstration en ce sens, puisque c’est l’existence d’un terminal méthanier sur le territoire de la Grèce qui a évité à ce pays de se retrouver dans une situation aussi critique que celle de la Bulgarie.

On connaît les arguments traditionnellement mis en avant en faveur du GNL, ressource que son transport par bateau dans le monde entier permet de faire fonctionner dans des conditions de marché théoriquement idéales, ou du moins très proches de celles du marché pétrolier, beaucoup plus fluide que celui du gaz. On connaît également les arguments qui s’opposent à cette vision un peu trop abstraite : le GNL suppose le recours à des usines de liquéfaction et de regazéification, ainsi qu’à des flottes de méthaniers, ce qui contribue à la cherté relative de cette ressource.

Or vos Rapporteurs ont entendu cette idée être contrebattue par des personnes aussi averties que M. Jean-François Cirelli ou, au cours de leurs auditions, de M. Togrul Baguirov, qui anime à Moscou un club d’investisseurs dans le secteur de l’énergie. Ce dernier est allé jusqu’à démontrer qu’en Europe, le GNL pouvait être jusqu’à deux fois moins cher que le gaz naturel transporté par gazoduc : 500 dollars par gazoduc en Allemagne, mais 240 dollars pour le GNL en Espagne. Aujourd’hui, le gaz turkmène vaut 350 dollars, soit le prix auquel l’achète Gazprom, c’est-à-dire sans profit aucun. Le GNL reviendrait à 170-180 dollars : un prix réellement concurrentiel. Le GNL a beaucoup d’avenir, quand les tuyaux posent non seulement le problème du transit mais aussi un problème de prix.

Dans le même sens, le directeur des relations internationales de Total, M. Hubert Loiseleur des Longchamps, a indiqué à vos Rapporteurs que son groupe prévoyait à l’horizon 2020 un doublement de la production de GNL par rapport à aujourd’hui, en parallèle à une diversification des approvisionnements, avec la progression de l’Égypte par exemple. Selon lui, un gazoduc se justifie jusqu’à une distance de 3 000 km ; au-delà, il faut préférer le GNL. Dans ces conditions, le recours croissant au GNL que montre la carte suivante ne doit pas surprendre :

TERMINAUX MÉTHANIERS EN EUROPE EXISTANTS ET EN PROJET

Source : Arianna Checchi, Arno Behrens, Christian Egenhofer, « Long-Term Energy Security Risks for Europe: a Sector-specific Approach », Centre for European Policy Studies Working Document n° 309, janvier 2009.

Deux projets de terminaux méthaniers, l’un sur la mer Adriatique et l’autre sur la mer Baltique, se sont trouvés relancés à la suite de la crise gazière de janvier. Soutenue par la Hongrie et la Bulgarie, la Croatie appelle ainsi à l’accélération des travaux de construction du terminal Adria LNG prévu sur l’île de Krk au nord du pays. D’une capacité initiale de 10 Gm3 par an, le terminal est supposé recevoir son premier cargo en 2014. Plusieurs grandes sociétés gazières européennes composent l’actionnariat du projet dont le coût total est estimé à environ 800 millions d’euros : E.ON Ruhrgas à hauteur de 31,15 %, Total pour 25,58 %, OMV (Autriche) pour 25,58 % également, RWE (Allemagne) pour 16,69 % et Geoplin (Slovénie) pour 1 %.

En Pologne, dépendante à 70 % du gaz russe, le Gouvernement s’apprête à proposer au vote une loi dite extraordinaire pour imposer la construction accélérée d’un terminal méthanier sur la côte balte, près de la frontière avec l’Allemagne. La Commission européenne a d’ailleurs sélectionné ce projet dans son plan de soutien évoqué supra et projette de lui consacrer 80 millions d’euros. Cependant, ce terminal ne serait que d’une capacité limitée (2,5 Gm3 par an) et aucun contrat de long terme n’a encore été conclu pour l’alimenter.

Intégralement dépendante du gaz russe transitant par l’Ukraine, la Bulgarie souhaiterait que soit cofinancé par l’Union européenne un nouveau terminal méthanier en Grèce sur la mer Egée. Bien que cet appel n’ait aujourd’hui aucun pendant industriel concret, il est néanmoins symptomatique de l’importance stratégique du GNL, de plus en plus perçu en Europe comme l’outil par excellence de la diversification énergétique, et identifié comme tel dans la deuxième analyse stratégique de la politique énergétique.

Vos Rapporteurs souscrivent pleinement à cette idée et, forts des arguments de marché recueillis au cours de leurs auditions, préconisent d’aller plus loin dans cette voie.

Proposition : accompagner de manière beaucoup plus ambitieuse qu’aujourd’hui les investissements permettant le recours au GNL, en palliant là où cela est nécessaire le manque d’initiative privée par le recours à des cofinancements européens. Les gains en termes de sécurité énergétique comme la pression concurrentielle à la baisse sur le prix du gaz feront de ces cofinancements des investissements rapidement rentables.

Une telle initiative serait d’autant plus pertinente qu’elle contribuerait à rapprocher le marché du gaz de conditions de fonctionnement plus concurrentielles, perspective certainement plus satisfaisante que l’embryon d’« OPEP du gaz » créé en 2001 et qui peine à prendre forme, en dépit d’une tentative de relance par la Russie à la fin du mois de décembre dernier.

La relance de « l’OPEP du gaz » ?

Lors du Forum des pays exportateurs du gaz (FPEG) qui s’est tenu à Moscou le 23 décembre 2008 et qui réunissant les ministres des principaux pays exportateurs de gaz, le ministre russe de l’Énergie, M. Sergueï Chmatko, a annoncé l’adoption d’une charte, formalisant l’existence du FPEG, créée en 2001. « Une nouvelle organisation est née aujourd’hui. La charte a été adoptée. Le siège social sera au Qatar », à Doha, a-t-il affirmé. Le Kazakhstan a reçu le statut d’observateur et la Guinée Équatoriale a demandé à y participer.

M. Chmatko a pourtant insisté sur le fait que cette organisation n’était pas un cartel et ne devait pas être confondue avec l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP). Le but n’est pas de fixer un quota de production et les membres du FPEG ont insisté sur ce point. « Nous n’allons certainement pas discuter aujourd’hui de la nécessité de se mettre d’accord sur les niveaux d’extraction de gaz. Nous avons une vision plus large », a déclaré M. Chmatko. Et le ministre vénézuélien, M. Rafael Ramirez, d’ajouter : « Ce n’est pas un cartel, nous défendons nos intérêts nationaux ». Cependant, le même ministre a estimé : « Nous voyons dans ce forum une occasion de bâtir une organisation solide se fondant sur les même principes qui ont donné naissance à l’OPEP ». Pareille ambiguïté oblige à s’interroger sur la véritable nature de ce Forum et sur son impact à l’égard d’un marché du gaz dont on sait combien il est dépendant, encore en majorité, de contrats de long terme liés à des infrastructures fixes et coûteuses.

En octobre dernier, le Qatar, la Russie et l’Iraq, détenteurs de près de 60 % des réserves mondiales de gaz, avaient exprimé le souhait de créer une « troïka », afin de redonner un nouveau souffle à l’organisation des pays exportateurs de gaz.

La prochaine réunion du Forum des pays exportateurs de gaz se tiendra à Oran en avril 2010, simultanément avec le « GNL 16 », le rendez-vous international sur le gaz naturel liquéfié, a-t-on appris au début du mois de juillet dernier, à l’issue de la réunion du FPEG à Doha, au cours de laquelle l’élection du sectaire général du Forum a été repoussée.

4) Se préparer au retour du nucléaire

— On l’a vu, le projet originel d’Euratom a rapidement été entravé par les désaccords sur les choix technologiques. En particulier, la France a favorisé la filière de l’uranium naturel, les autres États membres l’uranium enrichi. Aucun État n’a souhaité intégrer son industrie nucléaire dans un ensemble communautaire, le développement de programmes nucléaires militaires dans certains d’entre eux ne faisant que renforcer ces réticences.

Les divergences initiales sur l’importance à accorder à l’énergie nucléaire n’ont fait que s’accentuer depuis lors. L’impact d’Euratom est donc très faible. Ainsi, les fonds destinés à financer des prêts pour soutenir le développement de l’énergie nucléaire en Europe restent aujourd’hui sans emploi : à titre d’exemple, la capacité de financement non utilisée en 1994 s’élevait à 1 milliard d’euros, soit une tranche et demie d’une centrale nucléaire moderne.

— Or à l’évidence, la crise gazière de janvier a renforcé la résurgence de l’intérêt pour le nucléaire amorcée ces dernières années dans le cadre des politiques de lutte contre les émissions de gaz à effet de serre.

Ainsi, au plus fort de la crise et en l’absence de véritable dispositif de solidarité, la Slovaquie a déclaré l’état d’urgence énergétique et s’apprêtait à redémarrer la seconde tranche de la centrale nucléaire de Jaslovske Bohunice. La fermeture de cette centrale était pourtant une des conditions posées par Bruxelles lors des négociations d’adhésion à l’Union européenne. Le gouvernement slovaque a finalement renoncé à réactiver ce réacteur jugé obsolète.

En Allemagne et en Suède, la crise a relancé les discussions sur le renoncement à la sortie progressive du nucléaire. Des entreprises de l’énergie comme RWE se positionnent d’ailleurs dans ce sens et soulignent que les énergies renouvelables ne suffiront pas à couvrir les besoins futurs. De même en Pologne, le gouvernement a annoncé son intention de doter le pays d’une à deux centrales nucléaires à l’horizon de 2020 afin de diversifier ses sources d’approvisionnement énergétique alors que 94 % de l’électricité provient de centrales à charbon.

— Dans ce contexte, dont vos Rapporteurs estiment qu’il y a tout lieu de se féliciter pour les défis qu’il présente, il s’agit pour l’Union européenne, et au premier chef pour la France, d’être « en ordre de bataille ». De ce point de vue, la récente décision d’Areva de rehausser sa présence au sein de son bureau de Moscou mérite d’être saluée ; par-delà l’épisode de l’accord entre Siemens et Rosatom au détriment d’Areva décrit dans la première partie du présent rapport, l’audition de responsables du groupe comme du conseiller nucléaire et de son équipe à l’ambassade de France à Moscou donnent à penser que le regain d’intérêt pour la filière nucléaire offre des perspectives très prometteuses.

Comme l’expose M. Laurent Vinatier, chercheur associé à l’Institut Thomas More, Européens et Russes veulent manifestement s’engager plus avant dans le nucléaire. M. Andris Piebalgs, Commissaire européen en charge de l’énergie dans la Commission sortante, l’a déclaré récemment : « L’énergie nucléaire représente un élément important de notre lutte contre le changement climatique et de notre sécurité d’approvisionnement en énergie ». À la Commission comme au Conseil, les Européens prennent conscience du fait que les exigences énergétiques et environnementales rendent incontournable le recours au nucléaire : près de 10 réacteurs sont en cours de construction dans l’UE. De leur côté, les Russes font la même analyse. M. Alexei Gregoriev, dirigeant de Tenex, l’entreprise-clef de l’uranium russe, affirme ainsi qu’« à l’horizon de 2025-2030, le nucléaire devra représenter 30 % de l’énergie utilisée en Russie ».

Les conditions sont ainsi réunies pour pouvoir envisager des partenariats d’intérêt mutuel. Les Russes le demandent. Ainsi, M. Sergueï Kirienko, directeur général de Rosatom, ne cesse d’indiquer dans la presse internationale que les investisseurs privés pourront entrer jusqu’à 49 % au capital des projets nucléaires civils et participer aux filiales des entreprises russes du secteur. M. Alexei Gregoriev l’a récemment rappelé à Paris : « Il faudra s’unir pour faire face aux besoins grandissants. Nous avons besoin de nouveaux partenariats. »

À présent, vos Rapporteurs estiment que les parties prenantes doivent faire les efforts qui leur incombent. À cet égard, les Européens devraient commencer par respecter les règles d’égalité et d’homogénéisation des pratiques qu’ils entendent imposer aux autres. Il serait ainsi bienvenu que Bruxelles abroge enfin la déclaration de Corfou qui limite à 20 % les livraisons russes de matières fissiles − un quota datant d’avant le « grand élargissement » de l’Union aux nouveaux États membres et devenu totalement inadapté puisque le volume déjà importé pour couvrir les besoins des centrales européennes varie de 30 à 45 %. Les Russes, quant à eux, doivent aujourd’hui concrétiser leurs déclarations. L’ouverture du centre international d’enrichissement d’uranium à Angarsk comme l’appel à participation au projet de centrale nucléaire à Kaliningrad, peuvent être interprétés comme des signes dans la bonne direction.

Proposition : que l’Union européenne se mette en ordre de marche pour tirer le meilleur profit du développement du nucléaire sur le continent. De même que les adhésions de nouveaux États membres ont pu être subordonnées à l’arrêt de réacteurs, de même les institutions communautaires doivent-elles accompagner le déploiement de nouvelles générations de réacteurs.

Développer le nucléaire comme chapitre spécifique de négociations avec la Russie, au besoin en créant dans un premier temps une forme de « coopération renforcée de politique extérieure » sur ce thème, afin que les États membres qui le souhaitent puissent se retirer des débats sur ce sujet précis.

De l’efficacité énergétique au nucléaire en passant par le GNL et les infrastructures physiques de transport d’hydrocarbures, les sujets ne manquent pas qui plaident pour une poursuite lucide et sereine du dialogue avec la Russie en matière énergétique ; à condition que chaque partenaire y mette du sien.

5) En définitive, relancer la coopération énergétique entre l’UE et la Russie au moyen de concessions réciproques

Trouver « du grain à moudre » dans le dialogue que doivent, nolens volens, entretenir l’Union européenne et la Russie dans le domaine de l’énergie, est loin d’être impossible, comme vos Rapporteurs ont tenté de le montrer dans les développements qui précèdent. Il est vrai que l’état de ce dialogue, tel qu’il est formalisé à l’heure actuelle, et pour les raisons amplement évoquées supra, est timide, sinon crispé :

Déclaration commune à la suite de la réunion de travail
 des coordinateurs du dialogue UE-Russie sur l’énergie

Une réunion de travail des coordinateurs du dialogue UE-Russie sur l’énergie – M. Sergueï Chmatko, ministre de l’énergie de la Fédération de Russie et M. Andris Piebalgs, membre de la Commission européenne chargé de l’énergie – s’est tenue le 20 mars 2009 à Moscou sous la présidence de M. Igor Setchine, vice-premier ministre de la Fédération de Russie.

Les parties ont examiné l’état et les perspectives de la coopération dans le domaine de l’énergie. Elles ont :

− pris note du caractère opportun des changements structurels entrepris dans le dialogue sur l’énergie et de la formation de groupes thématiques tenant compte des orientations prioritaires de la coopération dans le domaine des stratégies, des prévisions et scénarios, de l’évolution des marchés et de l’efficacité énergétique. Cela a permis d’assurer la cohérence du dialogue avec les réalités actuelles et de lui donner un nouvel élan ;

− décidé de poursuivre les discussions sur les principes fondamentaux de la coopération entre l’UE et la Russie dans le domaine de l’énergie. Le respect de tels principes permet de réduire les effets négatifs de la crise économique et financière mondiale et de diminuer les risques pesant sur la stabilité de la production, le transport et la consommation des ressources énergétiques ;

− exprimé leur soutien à la mise en œuvre de tout projet d’infrastructure visant à diversifier l’approvisionnement de l’UE en hydrocarbures et à réaliser l’interconnexion entre les systèmes énergétiques UCTE et IPS/UPS grâce à des postes dos-à-dos en courant continu, de manière à assurer la sécurité énergétique pour l’UE et pour la Russie ;

− donné une appréciation positive du travail de la mission d’observateurs internationaux en vue d’éliminer les conséquences de la crise gazière. Elles sont convenues de poursuivre le processus de surveillance du transit du gaz par les installations de transport de l’Ukraine, de manière à garantir l’approvisionnement des consommateurs européens en gaz russe ;

− approuvé de nouvelles mesures relatives à la finalisation du mécanisme d’alerte rapide en situation de crise, de façon non seulement à prévoir les crises, mais également à réagir en temps et en heure aux ruptures d’approvisionnement des transporteurs d’énergie vers l’UE, de façon à en limiter les éventuelles conséquences indésirables, y compris au moyen d’actions de prévention adéquates.

Mais cette politique des petits pas est évidemment utile et il est tout à l’honneur de la présidence française du Conseil de l’Union européenne d’avoir été à la fois celle qui a su tenir le langage de la fermeté à l’égard de la Russie, en août, quand celle-ci violait l’intégrité territoriale de la Géorgie, et l’artisan de la relance des négociations sur l’Accord de partenariat et de coopération au Sommet de Nice, en novembre.

Ainsi, dans les résultats d’apparence modeste de la réunion du 20 mars dernier ci-dessus évoquée, il n’est pas anodin de noter le soutien à des sujets à la fois concrets et porteurs de potentiels développements fructueux tels que l’interconnexion en courant continu, le satisfecit adressé aux observateurs gaziers internationaux ou encore le renforcement du mécanisme d’alerte précoce en cas de crise.

Mais ne peut-on, ne doit-on aller au-delà ? Sans aucun doute. Quatre facteurs peuvent, dans le contexte international actuel, contribuer à renforcer de façon décisive les relations entre l’UE et la Russie dans le domaine de l’énergie :

− le premier facteur est la régionalisation de la géopolitique du pétrole. La Russie représente en effet une source d’approvisionnement alternative au Moyen-Orient, en tant que deuxième pays producteur au monde après l’Arabie saoudite et détentrice de près de 13 % des réserves mondiales prouvées. De surcroît, la Russie est le seul pays non membre de l’OPEP où le ratio production / réserves demeure positif ;

− le deuxième facteur est la rapide croissance de la part du gaz dans la consommation d’énergie de l’Union européenne. La libéralisation du secteur gazier dans l’UE a visé à créer un marché intégré du gaz ; le succès de cette entreprise est très étroitement lié à la disponibilité de ressources suffisantes. À cet égard, la Russie, qui possède 36 % des réserves mondiales de gaz, est une source d’approvisionnement tout à fait appropriée. Pour les exportateurs de gaz russe, le marché européen est plus que jamais le plus stable et le plus rémunérateur ;

− le troisième facteur est le développement de la concurrence au sein du marché de l’électricité, à la fois dans l’Union européenne et en Russie. Les marchés de l’électricité ont, historiquement, longtemps échappé au commerce transfrontalier. L’introduction de la concurrence a donc ouvert des perspectives commerciales nouvelles, des perspectives d’investissement également. Les compagnies européennes investissent sur des marchés moins développés dans le but de renforcer leurs positions sur leurs marchés d’origine devenus contestables et disputés. En outre, la libéralisation a créé des possibilités de commerce transfrontalier d’électricité. Dans un tel contexte, il pourrait devenir plus coûteux de maintenir des capacités de production en réserve − typiquement, pour faire face aux pics de consommation − que de construire des infrastructures permettant d’importer de l’électricité. Dès lors, dans la foulée des réformes opérées dans ce secteur, la Russie présente désormais un réel intérêt pour les investisseurs européens. C’est pourquoi vos Rapporteurs tiennent à souligner combien le projet de partenariat entre EDF et la société russe Inter RAO est de toute première importance et devrait être concrétisé dès que possible ;

− le quatrième et dernier facteur est l’émergence d’un « marché de l’environnement » sous l’effet de l’entrée en vigueur du Protocole de Kyoto. L’emblématique objectif des « trois fois 20 à l’horizon 2020 » − 20 % de diminution des émissions de gaz à effet de serre par rapport au niveau atteint en 1990, 20 % d’économies d’énergie et 20 % d’énergies renouvelables dans le bouquet énergétique − pris par l’Union européenne dans le cadre du « paquet climat-énergie » adopté sous présidence française, représente un vrai défi. Cela est d’autant plus vrai que les principales économies européennes ont pratiquement saturé leurs possibilités de réduction d’émissions de CO2. En Russie, la dépression économique des années 1990 a créé une situation bien différente. Les conditions sont donc favorables au développement d’un « marché environnemental » entre l’Union européenne et la Russie.

Ces quatre éléments recouvrent des secteurs très divers du vaste domaine de l’énergie : le secteur pétrolier repose sur un groupe de compagnies très centrées sur les aspects économiques de leur métier − contrairement à la vision exagérément politisée que l’on présente souvent dans les médias − ; le secteur gazier, en revanche, continue à représenter un outil majeur de politique étrangère pour la Russie ; le secteur de l’électricité est en voie de libéralisation assez rapide ; enfin, la dimension environnementale de la politique énergétique commence à émerger dans la stratégie russe.

Une note encourageante est donc de mise… « Se parler pour surmonter nos désaccords » : le leitmotiv du Président Nicolas Sarkozy pour justifier la tenue du Sommet UE-Russie de Nice en novembre 2008 ; beaucoup de chemin à parcourir : c’est l’impression générale retirée du Sommet UE-Russie de Khabarovsk en mai 2009.

Par conséquent, si la coopération énergétique avec la Russie est souhaitable, la mise en œuvre d’une politique européenne de l’énergie est inséparable d’une politique étrangère commune au moins à l’égard de la Russie. Ce n’est pas simple et implique des concessions au sein de l’Union comme vis-à-vis des Russes. Vos Rapporteurs songent ici de nouveau à la déclaration de Corfou sur les livraisons de matières fissiles dont les modalités semblent inapplicables et blessantes, ou encore au Traité sur la Charte de l’Énergie que les Russes refusent obstinément de ratifier, alors que dans quelques semaines, un tribunal arbitral prononcera sa sentence sur l’indemnisation des actionnaires occidentaux de Ioukos, en application dudit Traité.

En tout état de cause, l’Union européenne n’est pas toujours bien placée pour donner des leçons. Il n’y a pas de raison par exemple d’accepter que la Norvège ne respecte pas les dispositions du protocole « transit » mais de le refuser à la Russie. De même, le traité prétend créer les conditions d’un marché concurrentiel, mais lorsque cette concurrence pourrait porter préjudice à des fournisseurs européens, il les protège, par exemple pour les services d’enrichissement de l’uranium. C’est compréhensible mais peu explicable… De même la « clause anti-Gazprom » apparaît-elle inutilement vexatoire lorsque l’application des règles du marché intérieur suffit à aboutir au même résultat.

Dans ce contexte, sans être angéliques, vos Rapporteurs pensent qu’un minimum de concessions de part et d’autre, parfois d’ailleurs symboliques, sont possibles. La géographie, l’histoire conduisent à coopérer avec la Russie. C’est notre intérêt car c’est un pays plus fragile que sa politique de voisinage peut le faire croire. C’est possible en agissant dans les directions mentionnées plus haut – efficacité énergétique, solidarité communautaire, diversification par le GNL et le nucléaire. C’est une attitude de simple bon sens économique si l’on en revient à la réalité des chiffres :

– l’Europe importe de Russie environ 33 % de son gaz, représentant 80 % des exportations russes. Même si ces proportions peuvent évoluer, la marge restera importante ;

– selon les estimations russes elles-mêmes, la Russie a besoin de 735 milliards de dollars d’investissements sur ses infrastructures d’hydrocarbures d’ici à 2030.

CONCLUSION : POUR UNE RELATION APAISÉE

Au terme de l’analyse attentive de l’ensemble des déterminants de la relation russo-européenne dans le domaine de l’énergie, dans ce qu’elle a de plus inquiétant, de plus déroutant parfois, mais aussi de plus stimulant pour l’avenir, tentons de songer au dépassement de ce face-à-face.

Un dépassement dans le temps, tout d’abord : selon la remarque judicieuse des dirigeants − éprouvés ! − de BP à Moscou, « La politique change plus vite que la géologie ». En d’autres termes, il vaut d’investir dans le secteur énergétique en Russie car un assouplissement du régime et davantage de respect de l’État de droit arriveront plus tôt que l’épuisement des ressources en hydrocarbures. Et d’ores et déjà, être présent en Russie est un bon investissement.

Un dépassement dans l’espace, ensuite : en matière d’énergie, les compagnies européennes ont l’avantage en Russie sur les compagnies chinoises ; mais ces dernières disposent de moyens financiers très importants, qui leur permettent d’acquérir des ressources en hydrocarbures, notamment dans la région de la Caspienne. Par conséquent, si ce mouvement continue, la Chine risque de se trouver tôt ou tard en position de leadership… créant un déséquilibre à l’échelle du monde. Il y a un donc un intérêt évident pour l’Europe et la Russie à s’allier, à unifier leurs efforts ; « jouer les pays d’Asie centrale contre la Russie » serait sans doute une grave erreur de ce point de vue.

Et que dire de cette surprenante confidence à l’un de vos Rapporteurs de M. Konstantin Kossatchev, président de la commission des Affaires étrangères de la Douma, à propos des Européens : « Nous avons longtemps nourri un complexe d’infériorité à votre égard ; puis un complexe de supériorité ; aujourd’hui nous souhaitons nous rapprocher de vous. » ?

Si l’on accepte cette idée, demeure la délicate question consistant à déterminer, de la politique et de l’économie, laquelle doit précéder l’autre dans le rapprochement entre l’Union européenne et la Russie : est-ce un accord politique qui permettra de vaincre les derniers obstacles à des relations commerciales fructueuses dans le domaine de l’énergie ? Est-ce au contraire par le développement des coopérations économiques entre énergéticiens que l’accord politique finira par être conclu ?

La sagesse commande de poursuivre le dialogue dans les deux directions… pour finir peut-être par réaliser que les frictions propres au thème de l’énergie ne sont que le reflet de processus de transition qui sont à l’œuvre à la fois en Russie et dans l’Union européenne, l’enjeu consistant à trouver le moyen de rendre ces deux processus politiquement compatibles.

EXAMEN EN COMMISSION

La Commission examine le présent rapport d’information au cours de sa deuxième réunion du mercredi 28 octobre 2009.

Après l’exposé de vos deux rapporteurs, un débat a lieu.

M. le Président Axel Poniatowski. Je vous remercie pour cet exposé extrêmement intéressant et qui nous invite à aller lire votre rapport dans le détail. Je souhaiterai vous poser deux questions concernant les deux principales propositions que je retiens de votre présentation. Tout d’abord, concernant l’augmentation des capacités de stockage européenne de gaz : dans quel proportion cela est-il envisageable ? Pouvez-vous nous indiquer quels pays européens pourraient les accueillir ? Pourriez-vous nous dire également quelles sont les capacités actuelles ? D’autre part, vous nous avez donné votre point de vue sur la nécessité pour l’Europe de diversifier son approvisionnement du gaz en misant sur le GNL. S’agit-il d’une proposition de diversification géographique ou d’une diversification de nature d’énergie ?

M. Jacques Myard Mes remarques et mes questions rejoignent celles du Président. Il est évident qu’il faut diversifier au maximum. Je suis très frappé de faire le constat suivant : si, en effet, la Russie est, à terme, un partenaire incontournable qui d’ailleurs, réciproquement, ne pourra se passer des Occidentaux, à court terme, des crises venant des anciennes républiques soviétiques – Ukraine Géorgie, etc. – peuvent agacer « le vieil ours soviétique » et pour des raisons tactiques, troubler au quotidien le jeu. La recommandation de l’OTAN de disposer de stocks stratégiques à trois mois était dans ce contexte tout à fait justifiée. Il est clair que si aujourd’hui, l’énergie est une « arme » entre les mains du Kremlin, cela a des limites : les Russes ne peuvent se passer de la technologie, française ou allemande, pour le développement de leur pays et ce indépendamment de la question du flanc sud où, là encore, l’alliance se fera naturellement.

Mme Geneviève Colot. J’aurais souhaité avoir des précisions sur la stratégie nucléaire en Russie et sur les demandes qui pourraient être formulées par la Russie envers des groupes énergétiques européens, par exemple pour la construction de centrales nucléaires sur leur sol.

M. Claude Birraux. Ma question rejoint celle de ma collègue et porte sur le nucléaire. Areva et Siemens ont annoncé leur divorce à l’horizon de quatre ans. Officiellement, la demande de Siemens consistait à augmenter sa participation dans Areva alors que sur le sol allemand les perspectives de construction nucléaire étaient de plus en plus réduites. Cette séparation me paraît une grave erreur car quand on est dans une entreprise commune, il n’est pas anormal de voir l’un des partenaires nouer des alliances sur la partie non nucléaire, c’est-à-dire sur les turbines des centrales. Faire sortir Siemens est une erreur. Il faut partout nouer des partenariats, faire travailler des sous-traitants locaux. C’est un mauvais procès qui a été fait à Siemens. Je souhaiterais savoir si l’accord entre Siemens et Rosatom a été signé. Ma deuxième question concerne les réacteurs de quatrième génération. M. Jacques Chirac avait fixé comme échéance 2018 pour la réalisation d’un pilote de cette « génération 4 ». La question va aujourd’hui se poser : peut-on le faire tout seul ou faut-il envisager une coopération et dans ce cas, avec qui ? quelle participation russe, le cas échéant ?

M. Philippe Cochet. Il y a une très belle formule dans votre rapport : « la politique change plus vite que la géologie ». Je souhaiterais vous interroger sur le partenaire chinois. On voit bien, à la lecture de votre rapport, que c’est un partenaire qui a besoin d’augmenter par tous les moyens ses approvisionnements. Quels sont les arguments de l’Europe vis-à-vis de la Chine ? Un point important à ce titre me semble être celui de la construction de méthaniers, pour conserver un certain niveau de production navale en Europe.

M. Christian Bataille. Deux questions de dimension plutôt nationale qu’européenne. Je n’ai pas lu votre rapport dans le détail et la réponse à ma première question y figure sans doute. Vous avez évoqué le taux de dépendance de l’Europe par rapport au gaz russe, de l’ordre de 30 à 33 %, la France n’en étant dépendante qu’à hauteur de 20 %, ce qui est un taux raisonnable. Ce taux est certainement plus élevé pour l’Allemagne. Pourriez-vous me le préciser ? Si ce taux doit augmenter, jusqu’où le peut-il ? À mon sens, l’accord russo-allemand pour les réacteurs nucléaires s’explique sans doute par la dépendance que l’Allemagne aura à l’égard du gaz russe mais également par la dépendance qu’auront les Russes à l’égard de la technologie nucléaire allemande alors que Rosatom ou ses semblables ont pris beaucoup de retard en matière de développement nucléaire. Cet accord a été une surprise et une mauvaise chose pour Areva en particulier et pour l’industrie nucléaire française en général. La France peut-elle revenir dans la course par rapport au partenariat russo-allemand ? Areva a un catalogue plutôt réduit, spécialisé sur les gros formats type EPR et a besoin de complément technologique chez d’autres partenaires. Sinon, les Français devront rechercher des partenariats au-delà des mers, avec les États-Unis ou le Japon. Il y a d’ailleurs déjà un partenariat qui s’est mis en place avec Mitsubishi. Peut-être est-ce ce partenariat qu’il faudra développer parce qu’Areva ne peut pas rester sans rien faire face à cet accord russo-allemand.

M. Jean-Jacques Guillet, rapporteur. Il est difficile de répondre à la question relative aux pays dans lesquels le gaz pourrait être stocké. La donnée importante est celle de la qualité des sols, dans la mesure où le stockage peut être réalisé en zone schisteuse ou en zone saline, les premières étant plus nombreuses en Europe que les secondes que l’on trouve néanmoins dans quelques régions françaises et allemandes. La véritable question est celle de la solidarité entre Etats européens. Comme cela existe pour le stockage stratégique de pétrole, il faut mettre en place un régulateur capable de déclencher un système d’alerte qui assure la mise à disposition de gaz stocké au profit des pays qui en ont besoin, indépendamment du lieu du stockage. Le stockage virtuel est une autre voie intéressante. Il est mis en place pour l’électricité par l’intermédiaire de contrats industriels qui prévoient la possibilité d’interrompre l’alimentation de certaines activités pour redéployer l’électricité vers d’autres clients. Cette solution peut s’appliquer à relativement grande échelle.

Le développement du GNL ne répond pas seulement à des problèmes géographiques, mais aussi à des besoins de marchés. Le GNL étant transporté par voie maritime, il est toujours possible de changer la destination d’un méthanier pour satisfaire l’évolution de la demande. C’est donc surtout un gain en termes de souplesse et de plus grande indépendance vis-à-vis des conditions géopolitiques.

Il est évident que l’Union européenne doit nouer un partenariat avec la Russie. Nous devons avoir conscience que les Russes sont faibles, à la fois de par leur position géographique et à cause du très mauvais état de leurs infrastructures. Ils éprouvent aussi une forme de crainte face à la puissance chinoise. Finalement, la Russie a plus besoin de l’Union européenne qu’elle n’en donne l’impression.

Pour ce qui est du secteur nucléaire en Russie, il faut souligner la qualité des technologies nucléaires russes qui est reconnue partout dans le monde. Mais la Russie a besoin de l’expertise française en matière de sûreté nucléaire et, d’une manière plus générale, de certaines technologies européennes. C’est ce qui a justifié l’accord récemment signé entre Siemens et Rosatom. La sortie de Siemens du capital d’Areva pose un certain nombre de problèmes sur lesquels la discussion est encore en cours. Le développement des centrales de quatrième génération exige une coopération internationale qui peut éventuellement être nouée entre la France, le Japon et les Etats-Unis au détriment de la Russie, mais qui peut aussi s’organiser entre la France, la Russie et l’Allemagne par exemple. D’autres pays, comme l’Inde, sont aussi demandeurs d’une telle coopération.

Les Russes veulent diversifier leur clientèle et signent régulièrement de nouveaux contrats, notamment avec les Chinois, mais ces contrats ne peuvent pas être honorés faute d’un niveau de production suffisant.

Pour ce qui est de la dépendance allemande vis-à-vis du gaz russe, elle s’établit à 40 %.

M. Tony Dreyfus. Les responsabilités dans la rupture entre Siemens et Areva sont certainement partagées, mais il ne fait aucun doute que le groupe allemand était favorable à la séparation. Le souhait des Russes de coopérer davantage avec la France en matière énergétique ne se limite pas au secteur du nucléaire et pourrait avoir des traductions dans celui de l’électricité.

La commission autorise la publication du rapport d’information.

ANNEXE : LISTE DES AUDITIONS DES RAPPORTEURS

(par ordre chronologique)

• À Paris (janvier à juillet 2009)

− M. Hubert Loiseleur des Longchamps, directeur des relations internationales de Total SA, accompagné de M. François Tribot Laspière, chargé des relations avec le Parlement et les élus ;

− M. Thomas Gomart, responsable du centre Russie / NEI à l’Institut français des relations internationales (IFRI) ;

− M. Gérard Mestrallet, président-directeur général de GDF Suez ;

− M. Olivier Appert, président-directeur général de l’Institut français du pétrole (IFP), accompagné de M. Daniel Champlon, directeur des affaires internationales ;

− M. Christian Masset, directeur général de la mondialisation, du développement et des partenariats au ministère des Affaires étrangères et européennes, accompagné de M. Jean Lamy, sous-directeur de l’énergie, des transports et des infrastructures et de M. Roland Galharague, directeur de l’Europe continentale ;

− M. Jean-Marie Dauger, directeur général adjoint de GDF Suez, accompagné de Mme Valérie Alain, directeur des relations institutionnelles et de Mme Florence Fouquet, responsable des affaires européennes à la direction de la stratégie ;

− M. Claude Mandil, directeur exécutif honoraire de l’Agence internationale de l’énergie ;

− M. Pierre-Franck Chevet, directeur général de l’Énergie et du climat au ministère de l’Écologie, de l’énergie, du développement durable et de la mer, en charge des technologies vertes et des négociations sur le climat, accompagné de M. Pierre-Marie Abadie, directeur de l’Énergie, de Mme Carole Lancereau, cellule internationale, de M. Quentin Perret, de M. Julien Tognola, chargé de mission au service sécurité des approvisionnements, et de M. Richard Lavergne, chargé de mission stratégie énergie climat ;

− M. Jacques Lesourne, Président du conseil scientifique du programme énergie à l’Institut français des relations internationales (IFRI), accompagné de M. William Ramsay, directeur du programme énergie et ancien directeur adjoint de l’Agence internationale de l’énergie (AIE) ;

− M. Édouard Philippe, directeur des affaires publiques du groupe Areva et M. Serge Runge, vice-président CIS & Eastern Europe Region, Département International et Marketing ;

– M. Matthias Warnig, directeur général de Nord Stream, accompagné de M. Ulrich Lissek, directeur de la communication de Nord Stream et de M. Philippe Blanchard, du cabinet Brunswick ;

– M. Michel Rocard, ambassadeur chargé de la négociation internationale pour les pôles arctique et antarctique ;

– M. Tim Osborne, directeur exécutif de GML, accompagné de Mme Anne-Elvire Kormann et de Mme Claire Boussagol, APCO Worldwide.

• À Bruxelles (février 2009)

− M. Steven Everts, représentant personnel de M. Javier Solana pour les questions d’énergie et de politique extérieure au Conseil de l’Union européenne ;

− M. Andris Piebalgs, commissaire européen chargé de l’énergie ;

− M. Nicolaï Kobrinets, chef adjoint de la Mission russe auprès de l’Union européenne et M. Maxime Lefebvre, conseiller à la Représentation permanente française chargé de l’Europe orientale et de l’Asie centrale ;

− M. Pierre Sellal, Représentant permanent de la France auprès de l’Union européenne.

• À Perm (mars 2008)

− Participation de M. Jean-Jacques Guillet à la rencontre interparlementaire UE-Russie sur le thème « Au-delà du pétrole et du gaz », à l’instigation de M. Andreï Klimov, membre de la commission des affaires étrangères de la Douma et président du sous-comité des relations avec l’UE ;

− Entretiens bilatéraux avec M. Andreï Aguichev, directeur général de Permregiongaz, et M. Oleg Jdanov ; directeur général de Permenergo.

• À Saint-Pétersbourg (mars 2009)

− Participation de M. Tony Dreyfus à la conférence interparlementaire sur le projet Nord Stream, à l’instigation de M. Valery Yazev, vice-président de la Douma et de Mme Valentina Matvienko, Gouverneur de Saint-Pétersbourg.

• À Moscou (mars-avril 2009)

− M. Jean de Gliniasty, ambassadeur de France à Moscou, M. Vincent Falcoz, premier conseiller à l’ambassade, M. Vincent Pringault, attaché pour l’énergie à la mission économique et M. Mikaël Ayache, stagiaire ENA ;

− M. Vladimir Voronkov, département des affaires européennes, ministère russe des Affaires étrangères (MID) ;

− M. Patrice Bernard, conseiller nucléaire à l’ambassade ;

− M. Hervé Madéo (projet Shtokman), M. Perret (GDF), M. Nerguararian (Total) et M. Jean-Claude Abeillon (Cifal) ;

− M. Anatoli Ianovski, vice-ministre de l’Énergie ;

− M. Evguéni Dod, président du Directoire d’Inter RAO, M. Alganov, conseiller du président Dod, M. Dmitri Soukhoparov, directeur du département international, ancien coprésident du CEFIC, M. Luc Charreyre, représentant d’EDF en Russie et M. Philippe Baudry, ministre conseiller, chef de la mission économique à Moscou près l’ambassade de France ;

− M. Togrul Baguirov, vice-président exécutif du Moscow International Petroleum Club ;

− M. Konstantin Simonov, directeur général du Fonds pour la sécurité énergétique nationale ;

− M. Anton Mifsud-Bonnici, directeur des affaires extérieures de BP en Russie, M. Vladimir Drebentsov, chef économiste pour la Russie et la CEI, et M. Jean Sacreste, Dalkia.

1 () Rapport de M. Jean-Jacques Guillet au nom de la mission d’information présidée par M. Paul Quilès sur l’énergie et la géopolitique, doc. AN n° 3468 (XIIe législature), décembre 2006.

2 () Ces expressions sont de Céline Bayou, in « L’Europe et la diplomatie énergétique du pouvoir russe. Défiances et dépendances », La revue internationale et stratégique n° 68, hiver 2007-2008, pp. 174-186.

3 () Claude Mandil, Sécurité énergétique et Union européenne. Propositions pour la présidence française, Rapport au Premier ministre, 21 avril 2008.

4 () Alain Guillemoles, « Les leçons de la “guerre du gaz” », in Politique internationale, n°123, printemps 2009, pp. 339-352.

5 () Toutefois, certains analystes comme M. Andreï Belyi, professeur associé en politique internationale de l’énergie à l’École supérieure d’économie de Moscou, estiment que l’argumentation économique est tout à fait valable pour cet oléoduc particulier (Druzhba), qui de par sa structure télescopique devient de moins en moins rentable à mesure qu’il s’éloigne de la zone de production et voit son diamètre se réduire à due proportion. Le transport maritime devrait selon lui finir par supplanter l’oléoduc de Druzhba et cette fermeture,purement économique, n’aurait rien de politique. Cf. Andreï Belyi, « Why a Political Accord is Needed to Make EU-Russia Energy Relations Work », Working Paper n° 19/2009, Real Instituto Elcano de Madrid, avril 2009.

6 () Article cité.

7 () Nadia Campaner, Les fondements de l’interdépendance énergétique entre l’Union européenne et la Fédération de Russie, thèse de doctorat en sciences politiques soutenue à l’Université Paris III, 2006.

8 () On pourrait traduire cette expression par : « c’est à prendre ou à payer ».

9 () La campagne en vue de l’élection présidentielle du 17 janvier 2010 a débuté le 19 octobre 2009. L’élection sera probablement suivie de législatives anticipées.

10 () Il demeure toutefois extraordinairement difficile d’obtenir davantage de précisions sur la disparition effective de RosUkrEnergo, une société à laquelle l’ONG Global Witness avait consacré en 2006 une enquête fouillée (www.globalwitness.org).

11 () Équivalent d’un think tank spécialisé dans la politique énergétique, fondé en 2006 par M. Simonov et dont la mission est d’étudier, selon ses propres dires, les aspects économiques des processus politiques et les aspects politiques des processus économiques.

12 () Voir : Arianna Checchi, Arno Behrens, Christian Egenhofer, « Long-Term Energy Security Risks for Europe: a Sector-specific Approach », Centre for European Policy Studies Working Document n° 309, janvier 2009.

13 () « Why a Political Accord is Needed to Make EU-Russia Energy Relations Work », article cité.

14 () Arkady Moshes (directeur de programme à l’Institut finlandais des affaires internationales), « Les relations UE-Russie : une regrettable continuité », in Questions d’Europe n° 129, Fondation Robert Schuman, 23 février 2009.

15 () « Crise du gaz entre la Russie et l’Ukraine : bilan de l’utilisation des infrastructures gazières », Les notes de la CRE n° 2, février 2009.

16 () Voir Marc-Antoine Eyl-Mazzega, « La crise du gaz entre l’Ukraine et la Russie : un prétexte commercial pour une véritable guerre du gaz qui humilie l’Europe », in La Lettre de la Fondation Robert Schuman, 12 janvier 2009. L’auteur a même avancé, « à chaud », dans cet article par ailleurs documenté et pertinent, l'la création d’une commission d’enquête parlementaire européenne. Il n’est toutefois pas certain que sa compétence eût pu être reconnue en l’espèce.

17 () « L’Europe et la diplomatie énergétique du pouvoir russe. Défiances et dépendances », article cité.

18 () « Les relations UE-Russie : une regrettable continuité », article cité.

19 () « L’Ukraine face aux appétits russes », entretien conduit par Mme Galia Ackerman, in Politique internationale n° 123, printemps 2009, pp. 321-337.

20 () Dominique Finon et Catherine Locatelli, « L’interdépendance gazière de la Russie et de  l’Union européenne. Quel équilibre entre le marché et la géopolitique ? », article cité.

21 () Voir sur ce point T. Walde, « Renegotiating Acquired Rights in the Oil and Gas Industries: Industry and Political Cycles Meet Rule of Law », Journal for World Energy Law and Business, vol. 1, n° 1, Oxford University Press, mai 2008, p. 55-98.

22 () Rappelons que l’un des principaux moteurs de la relance des négociations de l’accord de partenariat et de coopération entre la Russie et l’Union européenne consiste en l’appui à la candidature de la Russie à l’Organisation mondiale du commerce.

23 () « Why a Political Accord is Needed to Make EU-Russia Energy Relations Work », article cité.

24 () Voir en seconde partie du présent rapport les apports du « troisième paquet énergie ».

25 () Article 45 du Traité sur la charte de l’énergie. Application provisoire.

1. Les signataires conviennent d’appliquer le présent traité à titre provisoire, en attendant son entrée en vigueur pour ces signataires conformément à l’article 44, dans la mesure où cette application provisoire n’est pas incompatible avec leur Constitution ou leurs lois et règlements.

26 () In Questions d’Europe n° 129, article cité.

27 () « Quelle place pour la Russie en Europe ? », in Questions internationales n° 27, septembre-octobre 2007, pp. 42-48.

28 () Voir également sur ce point Roy Allison, « Russian security engagement with the European Union », in Putin’s Russia and the Enlarged Europe, 2006, pp. 130-159.

29 () Entretien accordé à Politique internationale, article cité.

30 () Les trois États baltes, la Bulgarie, la Roumanie, la Slovénie, Malte et Chypre.

31 () Proposition de directive du Conseil faisant obligation aux États membres de maintenir un niveau minimal de stocks de pétrole brut et/ou de produits pétroliers, COM (2008) 775 final, 13 novembre 2008.

32 () « Crise du gaz entre la Russie et l’Ukraine : bilan de l’utilisation des infrastructures gazières », Les notes de la CRE n° 2, février 2009.

33 () European Regulators Group for Electricity and Gas. Cette entité, créée par la Commission européenne dans le cadre de la mise en œuvre des directives de 2003, a pour but de la conseiller et de l’assister dans la consolidation du marché intérieur de l’énergie.

34 () Voir page 26.

35 () Communication de la Commission, COM [2006] 846 final.

36 () Rapport cité sur la deuxième analyse stratégique de la politique énergétique, doc. AN n° 1655.

37 () Leur liste complète, chiffrée, par type d’infrastructure et par État membre concerné, est disponible sur le site Internet du Conseil à l’adresse suivante : http://www.consilium.europa.eu/App/NewsRoom/loadDocument.aspx?id=347&lang=FR&directory=en/ec/&fileName=106847.pdf

38 () « The Unnoticed Consolidation of EU Energy Policy », Édito Énergie, IFRI, avril 2009.

39 () Incidemment, aucune différence n’est faite, dans un tel schéma, entre le marché du gaz et de l’électricité, ce qui dénote une approche plus idéologique que réaliste de chacun de ces secteurs.

40 () « Why a Political Accord is Needed to Make EU-Russia Energy Relations Work », article cité.


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