N° 2838
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ASSEMBLÉE NATIONALE
CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958
TREIZIÈME LÉGISLATURE
Enregistré à la Présidence de l’Assemblée nationale le 5 octobre 2010.
RAPPORT D’INFORMATION
DÉPOSÉ
en application de l’article 145 du Règlement
PAR LA COMMISSION DES LOIS CONSTITUTIONNELLES, DE LA LÉGISLATION ET DE L’ADMINISTRATION GÉNÉRALE DE LA RÉPUBLIQUE
sur l’évaluation de la loi organique n° 2009-1523 du 10 décembre 2009
relative à l’application de l’article 61-1 de la Constitution,
ET PRÉSENTÉ
PAR M. Jean-Luc Warsmann
Député.
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INTRODUCTION 5
I.– LES TEXTES NÉCESSAIRES À LA MISE EN œUVRE DE L’ARTICLE 61-1 DE LA CONSTITUTION 6
II.– LES PREMIERS MOIS D’APPLICATION DE LA NOUVELLE PROCÉDURE DE QUESTION PRIORITAIRE DE CONSTITUTIONNALITÉ 9
III.– LES QUESTIONS EN SUSPENS 14
1. Une question prioritaire de constitutionnalité peut-elle porter sur l’interprétation d’une disposition législative ? 14
2. Faut-il permettre aux juridictions suprêmes de prendre des mesures provisoires ou conservatoires ? 15
3. Les décisions d’irrecevabilité ou de non lieu devraient-elles être transmises au Conseil constitutionnel ? 17
4. Faut-il modifier le décret n° 2010-148 du 16 février 2010 pour permettre un meilleur traitement des séries par la Cour de cassation ? 17
5. Faut-il modifier les critères du filtre exercé par les juridictions suprêmes… 18
6. …ou bien créer une procédure de nouvel examen des décisions de non renvoi au Conseil constitutionnel ? 19
7. Faut-il prévoir une faculté de sursis à statuer pour le Conseil constitutionnel en cas de concomitance d’une question prioritaire de constitutionnalité et d’une question préjudicielle relatives à une loi transposant une directive communautaire ? 22
ANNEXES 25
Audition de M. Didier LE PRADO, Président du Conseil de l’ordre des avocats au Conseil d’État et à la Cour de cassation 25
Audition de M. Thierry WICKERS, président du Conseil national des barreaux, ancien bâtonnier de Bordeaux, de M. Alain POUCHELON, président de la Conférence des bâtonniers et de M. Jean-Yves LE BORGNE, vice-bâtonnier de Paris 32
Audition de M. Jean-Marc SAUVÉ, Vice-président du Conseil d'État et de M. Bernard STIRN, président de la section du contentieux 40
Audition de M. Guy CARCASSONNE, Professeur à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense 52
Audition de M. Denys SIMON, Professeur à l’Université Paris I Panthéon Sorbonne 59
Audition de M. Bertrand MATHIEU, Professeur à l’Université Paris I Panthéon Sorbonne, Président de l’Association française de droit constitutionnel 65
Audition de M. Vincent LAMANDA, Premier président de la Cour de cassation 75
Audition de M. Jean-Louis NADAL, Procureur général près la Cour de cassation 88
Audition de M. Marc GUILLAUME, Secrétaire général du Conseil constitutionnel 98
Audition de Mme Michèle ALLIOT-MARIE, Ministre d’État, garde des Sceaux, ministre de la Justice et des libertés 107
Lors de la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008, un nouvel article 61-1 a été introduit dans la Constitution, afin de créer, à côté du contrôle de constitutionnalité a priori aujourd’hui exercé par le Conseil constitutionnel, un contrôle de constitutionnalité a posteriori.
Concrétisation d’une réflexion ancienne, qui avait déjà conduit à des propositions en ce sens au début des années 1990, la disposition constitutionnelle, qui devait initialement permettre à un justiciable de saisir le Conseil constitutionnel d’un texte législatif postérieur à l’entrée en vigueur de la Constitution du 4 octobre 1958, après exercice d’un filtre par le Conseil d’État ou la Cour de cassation, a été modifiée lors de la discussion parlementaire sur deux points.
D’une part, la portée du dispositif a été étendue à la contestation de toute disposition législative. D’autre part, le filtre que seraient appelées à exercer les deux juridictions suprêmes a été encadré, en précisant qu’elles devraient se prononcer « dans un délai déterminé ».
Dans le même temps, une modification de l’article 62 de la Constitution a été introduite, afin de donner au Conseil constitutionnel les moyens de tirer les conséquences des éventuelles déclarations d’inconstitutionnalité sur le fondement de l’article 61-1, en lui permettant de fixer à une date ultérieure à sa décision les effets de l’abrogation et de déterminer les conditions et limites dans lesquelles les effets produits par la disposition législative abrogée sont susceptibles d’être remis en cause.
L’article 61-1 de la Constitution appelait l’adoption d’une loi organique nécessaire à son application : la loi organique n° 2009-1523 du 10 décembre 2009 relative à l’application de l’article 61-1 de la Constitution, laquelle a permis à la réforme d’entrer en vigueur le 1er mars 2010.
Les premiers mois d’application de la « question prioritaire de constitutionnalité » n’ont pas été sans donner lieu à quelques remous, dont la presse s’est fait l’écho, notamment lorsque la Cour de cassation a posé à la Cour de justice de l’Union européenne une question préjudicielle relative à la conformité au droit communautaire de l’une des dispositions de la loi organique, ainsi que lorsque cette même juridiction a refusé de renvoyer au Conseil constitutionnel une question de constitutionnalité relative à la disposition de la loi du 13 juillet 1990 dite Gayssot incriminant la contestation de l’existence de crimes contre l’humanité. Notre collègue Dominique Perben a d’ailleurs interrogé à deux reprises la Garde des sceaux durant les questions au Gouvernement (1).
Le Président Bernard Accoyer a par conséquent jugé opportun que votre commission se penche sur les conditions d’application de la loi organique du 10 décembre 2009, et en particulier sur les divergences d’interprétation des juridictions supérieures des deux ordres juridictionnels qui semblent caractériser sa mise en œuvre.
Votre commission a ainsi procédé, le mercredi 1er septembre 2010, à une série d’auditions des principaux acteurs ou observateurs de la réforme (2). Afin de préparer ces auditions, votre rapporteur avait fait parvenir aux personnes auditionnées, dès la fin du mois de juillet, des questions écrites. Ces questions portaient pour une part sur l’application de la procédure devant les juridictions relevant du Conseil d’État ou de la Cour de cassation, pour une autre part sur l’application de la procédure devant le Conseil d’État ou la Cour de cassation, et enfin sur l’application de la procédure devant le Conseil constitutionnel. Elles avaient pour objet, dans chaque cas, de pouvoir disposer d’un premier bilan quantitatif et qualitatif du recours aux questions prioritaires de constitutionnalité et d’identifier les éventuels problèmes posés par l’application ou l’interprétation des dispositions législatives organiques.
Cette première évaluation, six mois après l’entrée en vigueur de la loi organique, permet d’évoquer un certain nombre de questions, plus ou moins problématiques, susceptibles de faire obstacle à un succès plein et entier de la question prioritaire de constitutionnalité. La perspective d’une évolution dans les mois à venir conduit toutefois votre commission à étudier l’opportunité de pistes de modifications de la loi organique.
I.– LES TEXTES NÉCESSAIRES À LA MISE EN œUVRE DE L’ARTICLE 61-1 DE LA CONSTITUTION
La loi organique n° 2009-1523 du 10 décembre 2009 relative à l’application de l’article 61-1 de la Constitution a permis de fixer le cadre et les conditions d’examen des questions prioritaires de constitutionnalité, tant par les juridictions chargées d’exercer le filtre que par le Conseil constitutionnel.
D’emblée, le projet de loi organique élaboré par le Gouvernement, très proche de celui qui avait été déposé le 30 mars 1990 sur le bureau de l’Assemblée nationale, prévoyait un système de filtre à deux niveaux : examen par la juridiction devant laquelle se déroule l’instance à l’occasion de laquelle une question prioritaire de constitutionnalité est soulevée par un justiciable ; puis examen par le Conseil d’État ou la Cour de cassation, à qui revient le soin de renvoyer au Conseil constitutionnel les questions qui répondraient aux critères définis par le législateur organique.
Lors de la discussion parlementaire, un certain nombre de dispositions ont été introduites dans cette loi organique, afin d’assurer au mécanisme du filtre des conditions de fonctionnement destinées à garantir au mieux les droits des citoyens. Le souci guidant les travaux parlementaires a été d’éviter que le filtre exercé par les juridictions ne devienne une sorte de pré-contrôle de constitutionnalité.
Sur proposition du rapporteur de votre commission, le caractère prioritaire de l’examen de la question de constitutionnalité soulevée par un justiciable avait été affirmé, tant par le choix du terme « question prioritaire de constitutionnalité » que par une rédaction explicite en faveur d’un examen prioritaire de cette question par les juridictions en étant saisies, combinée à des exigences d’examen sans délai de la question devant les juridictions relevant du Conseil d’État ou de la Cour de cassation et dans un délai maximum de trois mois devant le Conseil d’État ou la Cour de cassation.
Sur proposition du rapporteur de votre commission, une disposition a également été introduite pour prévoir une saisine automatique du Conseil constitutionnel à défaut d’une décision du Conseil d’État ou de la Cour de cassation dans le délai de trois mois imparti par le législateur organique pour statuer sur le renvoi au Conseil constitutionnel des questions prioritaires de constitutionnalité.
Par ailleurs, les critères de filtre applicables par les juridictions ont été quelque peu modifiés lors de l’examen par le Parlement.
En ce qui concerne le premier critère du filtre, alors que le projet de loi organique prévoyait initialement que la disposition législative contestée devait commander l’issue du litige ou la validité de la procédure, la rédaction proposée par votre rapporteur et finalement retenue par le législateur exige que la disposition contestée soit applicable au litige ou à la procédure, le lien étant ainsi moins restrictif.
Le deuxième critère du filtre, relatif à l’absence de déclaration de conformité à la Constitution dans les motifs et le dispositif d’une décision du Conseil constitutionnel, sauf changement de circonstances, n’a pas été modifié lors de la discussion parlementaire (3).
Enfin, le troisième critère du filtre différait pour l’exercice de ce filtre par les juridictions relevant du Conseil d’État ou de la Cour de cassation, d’une part, et pour ces cours suprêmes, d’autre part, l’intention étant de permettre à ces dernières d’exercer un contrôle plus étroit sur les questions susceptibles d’être renvoyées au Conseil constitutionnel. Après avoir dans un premier temps proposé une harmonisation de ce troisième critère, susceptible de permettre ainsi l’application l’application d’une jurisprudence identique à l’ensemble des juridictions de chaque ordre, le législateur a finalement validé la gradation de ce troisième critère de filtre, tout en retenant l’exigence que la question soit nouvelle ou présente un caractère sérieux devant les juridictions suprêmes (4) (et non que la disposition contestée soulève une question nouvelle ou présente une difficulté sérieuse).
Pour garantir un contrôle de constitutionnalité a posteriori le plus efficace possible, sur proposition du rapporteur de votre commission, une disposition a été introduite, prévoyant que le Conseil constitutionnel ne saurait être dessaisi d’une question prioritaire de constitutionnalité lui ayant été renvoyée, quel que soit l’état de l’instance à l’origine de la question. De même, sur proposition du rapporteur de votre commission, une disposition a été ajoutée pour prévoir que les lois du pays de la Nouvelle-Calédonie, lesquelles ont un statut législatif, seront susceptibles de faire l’objet de questions prioritaires de constitutionnalité
La loi organique du 10 décembre 2009 est entrée en vigueur le 1er mars 2010, permettant ainsi, dans l’intervalle, de prendre les mesures réglementaires nécessaires : un décret relatif à la procédure applicable tant devant les juridictions de l’ordre judiciaire que devant les juridictions de l’ordre administratif (5), ainsi qu’un décret relatif à la continuité de l’aide juridictionnelle (6). Dans le même temps, le Conseil constitutionnel a, par une décision du 4 février 2010, adopté un règlement intérieur sur la procédure à suivre devant lui. En outre, deux circulaires du ministère de la Justice, l’une du 24 février 2010 relative à la présentation de la question prioritaire de constitutionnalité, l’autre du 1er mars 2010 relative à la présentation du principe de la continuité de l’aide juridictionnelle, sont venues apporter les éclaircissements souhaitables sur ces procédures entièrement nouvelles.
Enfin, il convient de signaler que le législateur organique a introduit une première modification dans le dispositif adopté en décembre 2009, à l’occasion de la loi organique n° 2010-830 du 22 juillet 2010 relative à l’application de l’article 65 de la Constitution : l’article 12 de cette loi, introduit au Sénat sur proposition de M. Hugues Portelli, a supprimé la formation spéciale de la Cour de cassation à laquelle avait été confié le soin de statuer sur les questions de constitutionnalité soulevées devant elles ou transmises par une juridiction. Par conséquent, depuis le 24 juillet 2010, il revient aux différentes chambres de la Cour de cassation de se prononcer sur la transmission des questions prioritaires de constitutionnalité au Conseil constitutionnel, à l’instar de la distribution des questions prioritaires de constitutionnalité qui prévaut depuis l’origine au Conseil d’État.
Si l’entrée en vigueur de cette nouvelle voie procédurale, le 1er mars 2010, a donc pu avoir lieu dans des conditions favorables, l’ensemble des mesures d’application étant à cette date publiées, les premiers mois d’application permettent déjà de dégager quelques traits saillants.
II.– LES PREMIERS MOIS D’APPLICATION DE LA NOUVELLE PROCÉDURE DE QUESTION PRIORITAIRE DE CONSTITUTIONNALITÉ
Les justiciables se sont saisis, dès l’origine, de cette nouvelle procédure pour contester certaines dispositions législatives. Tant le Conseil d’État que la Cour de cassation ont été saisis d’un grand nombre de questions dans des délais brefs.
Comme l’a indiqué devant votre commission M. Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d’État, au 26 août 2010, les tribunaux administratifs et cours administratives d’appel avaient enregistré 507 questions de constitutionnalité, dont 71 transmises au Conseil d’État, ce dernier ayant par ailleurs été saisi directement de 104 autres questions prioritaires de constitutionnalité.
Devant les juridictions judiciaires, M. Vincent Lamanda, Premier président de la Cour de cassation, a cité les chiffres de 127 questions transmises à la Cour de cassation, 233 questions prioritaires de constitutionnalité ayant par ailleurs été directement soulevées devant elle.
L’ensemble des questions examinées par les juridictions suprêmes l’ont été dans le délai de trois mois imposé par le législateur organique. Le fait que la formation spéciale créée pour examiner ces questions au sein de la Cour de cassation ait été abrogée à compter du 24 juillet 2010 ne semble pas poser de problème particulier à la Cour de cassation. Comme l’a expliqué le Premier président lors de son audition : « Pour l'heure, il est difficile de déterminer les conséquences de la suppression de cette formation par la loi organique du 22 juillet 2010. Mais on peut être assuré que les chambres auront à cœur d'exercer cette nouvelle attribution dans les meilleures conditions. »
Les questions qui ont été renvoyées au Conseil constitutionnel ont également été assez nombreuses.
Dans le cas du Conseil d’État, 33 des 130 questions examinées ont été transmises au Conseil constitutionnel (auxquelles, selon les termes du Vice-président, « il conviendrait d’en ajouter 18 faisant l’objet d’un sursis à statuer dans l’attente de la décision du Conseil constitutionnel sur des questions analogues déjà transmises »). Pour la Cour de cassation, ce sont 99 des 256 questions examinées qui ont été renvoyées au Conseil constitutionnel.
Le dénombrement effectué par le Conseil constitutionnel diffère quelque peu, car, comme l’a expliqué son secrétaire général, M. Marc Guillaume, le Conseil constitutionnel enregistre sous un seul numéro des questions identiques qui sont comptabilisées plusieurs fois par les juridictions suprêmes. En outre, le Conseil constitutionnel peut répondre par une seule et même décision à plusieurs questions prioritaires de constitutionnalité transmises respectivement par chacune des cours suprêmes.
Un nombre relativement important de décisions du Conseil constitutionnel sur les questions transmises par les juridictions suprêmes de chaque ordre ont validé les dispositions législatives contestées. Comme l’a résumé M. Marc Guillaume, « si l’on veut constituer de grands « blocs », on aboutit à 50 % de conformité, 30 % de non-conformité partielle et 20 % de non-lieu ».
Les questions prioritaires de constitutionnalité dont a été saisi le Conseil constitutionnel ont également parfois permis de clarifier la manière dont il convenait d’interpréter certains des termes de la loi organique. Ainsi, dans sa décision n° 2010-9 QPC du 2 juillet 2010, Section française de l’Observatoire international des prisons, le Conseil constitutionnel a précisé ce qu’il fallait entendre par une disposition déjà déclarée conforme dans les motifs et le dispositif d’une décision (7). Le Conseil constitutionnel a également considéré, dès sa décision n° 2010-1 QPC du 28 mai 2010, Consorts L., qu’il ne lui appartenait pas de remettre en cause la décision de transmission par laquelle le Conseil d’État ou la Cour de cassation a jugé une disposition applicable au litige ou à la procédure.
Les abrogations des dispositions législatives prononcées par le Conseil constitutionnel méritent d’être citées :
- les dispositions des lois de finances rectificatives pour 1981 et pour 2002 et de la loi de finances pour 2007 relatives à l’attribution de pensions aux anciens combattants français et étrangers, à charge pour le législateur de modifier la législation d’ici le 1er janvier 2011, date de prise d’effet de la déclaration d’inconstitutionnalité (8) ;
- une disposition de la loi du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances ayant eu pour effet de rendre applicable à des instances en cours de nouvelles règles d’indemnisation du préjudice susceptible d’être lié à la naissance d’un enfant atteint d’un handicap (9) ;
- l’article L. 7 du code électoral, qui prévoyait une peine automatique d’interdiction d’inscription sur les listes électorales en cas de condamnation à certains délits (10) ;
- l’article 90 du code disciplinaire et pénal de la marine marchande, relatif à la composition des tribunaux maritimes commerciaux (11)
- une partie du troisième alinéa de l’article L. 253 bis du code des pensions militaires d’invalidité et des victimes de la guerre, restreignant l’octroi de la carte du combattant pour avoir servi pendant la guerre d’Algérie ou les combats en Tunisie et au Maroc aux seules personnes possédant la nationalité française à la date de la présentation de leur demande ou domiciliées en France à cette même date (12) ;
- l’article 575 du code de procédure pénale retreignant les conditions dans lesquelles une partie civile peut se pourvoir contre les arrêts de la chambre de l’instruction (13) ;
- les articles 62, 63, 63-1 et 77 du code de procédure pénale ainsi que pour partie l’article 63-4 du même code, relatifs au régime de la garde à vue, à charge pour le législateur de modifier la législation d’ici le 1er juillet 2011, date de prise d’effet de la déclaration d’inconstitutionnalité (14) ;
- une disposition du code des douanes fixant le régime de la capture des prévenus en cas de flagrant délit, à charge pour le législateur de modifier la législation d’ici le 1er juillet 2011, date de prise d’effet de la déclaration d’inconstitutionnalité (15)
- une disposition du code de l’urbanisme permettant d’exiger des bénéficiaires d’autorisations portant sur la création de nouveaux bâtiments ou de nouvelles surfaces construites une cession gratuite de terrains destinés à être affectés à certains usages publics (16).
L’application différée dans le temps de certaines de ces censures montre que le Conseil constitutionnel prend pleinement en compte les conséquences de l’abrogation. Comme l’a expliqué M. Marc Guillaume devant votre commission : « en cas d’inconstitutionnalité, le Conseil constitutionnel ne peut se substituer au Parlement quant aux différentes options susceptibles d’être retenues pour y remédier. Il est des cas où la décision de non-conformité se suffit à elle-même. Ainsi, à la suite de la décision 2010-6/7 QPC, disparaissent l’article L. 7 du code électoral et la peine automatique qu’il instituait, d’interdiction d’inscription sur les listes électorales. Pour autant, demeure l’article 131-26 du code pénal qui permet déjà au juge de prononcer cette sanction. Dès lors, le Parlement n’avait pas à reprendre la main. En revanche, il en allait très différemment à la suite de la décision n° 2010-1 QPC : il revient au Parlement de faire des choix à la suite de cette décision du Conseil sur la “ décristallisation ” des pensions, notamment s’agissant de son niveau et de son application. Le Conseil constitutionnel a donc reporté dans le temps les effets de l’inconstitutionnalité prononcée. Il en va de même dans la décision n° 2010-14/22 QPC sur la garde à vue. »
Le Conseil constitutionnel a également été conduit à déclarer certaines dispositions conformes à la Constitution en émettant des réserves d’interprétation (17).
Par ailleurs, le mécanisme mis en place par le législateur organique a fait l’objet d’une sorte de test de validité au regard du droit communautaire. En effet, dans le cadre de l’examen d’une question prioritaire de constitutionnalité par la Cour de cassation, cette dernière a posé, le 16 avril 2010, une question préjudicielle à la Cour de justice de l’Union européenne sur la conformité au droit communautaire de la disposition de la loi organique du 10 décembre 2009 exigeant un examen par priorité de la question de constitutionnalité lorsque sont invoquées à la fois une question de constitutionnalité et une question de conformité aux engagements internationaux. La démarche de la Cour de cassation n’a pas été sans susciter des réactions étonnées de la plupart des juristes. En effet, la Cour de cassation, pour étayer sa question préjudicielle, invoquait le fait que le Conseil constitutionnel, dans le cadre de l’examen de la conformité à la Constitution d’une disposition législative, serait susceptible d’examiner la compatibilité de la loi avec le droit de l’Union et empêcherait ipso facto le juge du fond d’interroger la Cour de justice, et que la priorité de la question de constitutionnalité priverait ainsi d’effet la possibilité pour le juge de contrôler la législation nationale au regard du droit communautaire.
La Cour de justice de l’Union européenne, par un arrêt du 22 juin 2010, a jugé que la disposition introduite dans notre droit par le législateur organique était compatible avec l’exigence d’effectivité du droit de l’Union, « pour autant que les juridictions restent libres :
« - de saisir, à tout moment de la procédure qu’elles jugent approprié, et même à l’issue de la procédure incidente de contrôle de constitutionnalité, la CJUE de toute question préjudicielle qu’elles jugent nécessaire,
« - d’adopter toute mesure nécessaire afin d’assurer la protection juridictionnelle provisoire des droits conférés par l’ordre juridique de l’Union et
« - de laisser inappliquée, à l’issue d’une telle procédure incidente, la disposition législative nationale en cause si elles la jugent contraire aux droits de l’Union » (18).
A ainsi été confirmée la possibilité pour toute juridiction saisie d’une question prioritaire de constitutionnalité et dans le même temps d’une question de conformité au droit de l’Union européenne de pouvoir concomitamment renvoyer la première au Conseil constitutionnel et poser une question préjudicielle à la Cour de justice de l’Union européenne concernant la seconde (19).
Dans sa décision sur la question prioritaire de constitutionnalité à l’origine de la question préjudicielle, la Cour de cassation a, sans grande surprise, renoncé à renvoyer la question au Conseil constitutionnel. Mais elle a également, dans un attendu plus curieux, considéré qu’elle pouvait être conduite à laisser inappliquée l’article 23-5 de l’ordonnance du 7 novembre 1958, faute pour elle de disposer du pouvoir de prendre des mesures provisoires ou conservatoires.
Certaines autres décisions de la formation spéciale de la Cour de cassation chargée de se prononcer sur le renvoi des questions prioritaires de constitutionnalité au Conseil constitutionnel n’ont pas manqué non plus de surprendre, comme l’ont relevé la plupart des personnes auditionnées par votre commission.
Dans un arrêt du 7 mai 2010, la Cour de cassation a refusé de transmettre au Conseil constitutionnel une question prioritaire de constitutionnalité sur la disposition législative instaurant le délit de contestation de crimes contre l’humanité, en justifiant ce refus de transmission par le fait que « la question posée ne présente pas un caractère sérieux, dans la mesure où l’incrimination critiquée se réfère à des textes régulièrement introduits en droit interne » (20).
De même, dans un arrêt du 19 mai 2010, la Cour de cassation s’est fondée sur le fait que la question posée contesterait non une disposition législative mais l’interprétation de cette disposition par la Cour de cassation pour refuser de transmettre au Conseil constitutionnel ladite question, qui portait sur l’article du code de procédure pénale relatif aux conditions de délibération du jury d’assises (21).
Enfin, dans un arrêt du 15 juin 2010, la Cour de cassation a prononcé un non-lieu à renvoi en ce qui concerne une question prioritaire de constitutionnalité relative au régime des visites domiciliaires, en considération du fait que la disposition législative contestée avait déjà été modifiée par le législateur (22).
III.– LES QUESTIONS EN SUSPENS
Votre rapporteur, s’appuyant sur les auditions conduites par votre commission, a identifié sept questions principales que pose aujourd’hui l’application par les juridictions de la loi organique du 10 décembre 2009.
1. Une question prioritaire de constitutionnalité peut-elle porter sur l’interprétation d’une disposition législative ?
Dans l’arrêt du 19 mai 2010 précité, la Cour de cassation a refusé de transmettre au Conseil constitutionnel une question prioritaire de constitutionnalité sur l’article 353 du code de procédure pénale, considérant que « la question posée tend, en réalité, à contester non la constitutionnalité des dispositions qu’elle vise, mais l’interprétation qu’en a donnée la Cour de cassation ».
Plus largement, le secrétaire général du Conseil constitutionnel a déjà dénombré « 13 décisions de non-renvoi [par la Cour de cassation] fondées sur le fait que la QPC porte sur l’interprétation de la disposition législative ».
M. Bertrand Mathieu a estimé que, par de telles décisions, « la Haute juridiction émet une position de principe, ce qui constitue l’obstacle principal au jeu normal de la nouvelle procédure : la Cour de cassation refuse de poser une question portant sur une disposition législative qu’elle a déjà interprétée, voire, dans certains cas, qu’elle est susceptible d’interpréter. […] En fait, et c’est là le fond du problème, la Cour de cassation – et c’est probablement la raison d’une certaine hostilité au mécanisme – considère qu’elle dispose de l’entier monopole de l’interprétation de la loi et que, par définition, le Conseil constitutionnel n’a pas à empiéter sur cette compétence. »
De la même manière, M. Denys Simon a expliqué que « s’agissant du contrôle de la constitutionnalité des lois, admettre qu’une juridiction suprême refuse de considérer comme sérieuse une question sous prétexte qu’elle porte sur l’interprétation qui en est donnée par la jurisprudence reviendrait à priver de tout effet la volonté du constituant et du législateur organique, et la protection des droits fondamentaux des justiciables résultant du mécanisme de la question prioritaire de constitutionnalité. » Aussi a-t-il suggéré « de faire obstacle à cette dérive jurisprudentielle en introduisant un amendement à l’article 23-4 de l’ordonnance organique selon lequel les juridictions ne peuvent se retrancher derrière l’interprétation d’une loi par une jurisprudence établie pour rejeter le caractère sérieux d’une question prioritaire de constitutionnalité ».
Si des juridictions considéraient qu’une question prioritaire de constitutionnalité portant sur l’interprétation d’une disposition législative susceptible de porter atteinte à un droit ou une liberté garantis par la Constitution ne saurait être transmise au Conseil constitutionnel, le contrôle de constitutionnalité a posteriori en pâtirait au regard du contrôle de constitutionnalité a priori. En effet, des dispositions législatives pourraient ne pas être soumises au Conseil constitutionnel, alors même qu’elles pourraient n’être susceptibles d’être jugées conformes à la Constitution que sous certaines réserves d’interprétation.
Sans contester la tâche d’interprétation du juge, il est bon de rappeler que le Conseil constitutionnel a le monopole du contrôle de constitutionnalité des lois et que les juridictions suprêmes n’ont pas la tâche d’apprécier la constitutionnalité ni de la disposition législative ni de son interprétation mais uniquement de juger la question posée au regard des critères définis par le législateur organique.
Toutefois, M. Marc Guillaume a attiré l’attention de votre commission sur la transmission par la Cour de cassation d’une question relative à l’article 365 du code civil lequel « soulève des questions qui portent autant sur le texte de l’article lui-même que sur l’interprétation qui en a été donnée jusqu’à présent ». Cela laisse espérer un infléchissement de la jurisprudence, qui éviterait une nouvelle intervention du législateur organique sur ce point.
2. Faut-il permettre aux juridictions suprêmes de prendre des mesures provisoires ou conservatoires ?
En l’état actuel de la loi organique, il est loisible aux juridictions relevant du Conseil d’État ou de la Cour de cassation saisies d’une question prioritaire de constitutionnalité de « prendre les mesures provisoires ou conservatoires nécessaires ». En revanche, le législateur organique n’avait pas prévu de disposition équivalente lorsque le Conseil d’État ou la Cour de cassation sont directement saisis d’une question, considérant que ce parallélisme ne s’imposait pas.
Or, à l’occasion de sa décision rendue après l’arrêt du 22 juin 2010 de la Cour de justice de l’Union européenne sur la question préjudicielle relative à la conformité au droit communautaire de l’article 23-5 de l’ordonnance du 7 novembre 1958, la Cour de cassation a jugé que « dans l’hypothèse particulière où le juge est saisi d’une question portant à la fois sur la constitutionnalité et la conventionnalité d’une disposition législative, il lui appartient de mettre en œuvre, le cas échéant, les mesures provisoires ou conservatoires propres à assurer la protection juridictionnelle des droits conférés par l’ordre juridique européen ; qu’en cas d’impossibilité de satisfaire à cette exigence, comme c’est le cas de la Cour de cassation, devant laquelle la procédure ne permet pas de recourir à de telles mesures, le juge doit se prononcer sur la conformité de la disposition critiquée au regard du droit de l’Union en laissant alors inappliquées les dispositions de l’ordonnance du 7 novembre 1958 modifiée prévoyant une priorité d’examen de la question de constitutionnalité » (23).
Cette interprétation des conséquences à tirer de la réponse apportée par la Cour de justice n’est pas sans créer un paradoxe. En effet, la Cour de cassation ne dispose pas de la faculté de prendre des mesures provisoires ou conservatoires, ce qui est pleinement justifié au regard de son rôle de juge de cassation, et non de juge du fond. Mais la Cour de cassation se fonde sur cette impossibilité pour faire prévaloir le contrôle de conformité au droit de l’Union sur le contrôle de constitutionnalité.
Les universitaires auditionnés par votre commission ont soutenu qu’il pourrait être pertinent de conférer la faculté de prendre des mesures provisoires ou conservatoires aux juridictions suprêmes. Comme le résumait M. le professeur Bertrand Mathieu : « Il serait sans doute envisageable de conférer un tel pouvoir à la Cour de cassation, soit directement, soit en lui permettant d’enjoindre au juge du fond de prendre les mesures provisoires appropriées. […] L’insertion, dans l’hypothèse où une modification de l’ordonnance organique serait envisagée, d’une telle faculté d’adopter ou de faire adopter des mesures provisoires rendrait caduc l’argument qui fonde la décision de laisser inappliquée la loi organique dans l’arrêt de la Cour de cassation du 29 juin 2010. »
De la même manière, M. Marc Guillaume a expliqué : « Si je crois donc que le législateur organique avait de bonnes raisons juridiques de rédiger l’article 23-5 de l’ordonnance organique comme il l’a fait, il peut cependant sembler utile d’ajouter à ce dernier que le juge des référés ou le juge de cassation peuvent être saisis pour prendre des mesures conservatoires ou provisoires. »
En revanche, le Vice-président du Conseil d’État a souligné qu’une telle disposition serait inutile pour cette juridiction, déjà à même de recourir à ce type de mesures : « Lorsque le Conseil d’État statue en tant que juge du fond, il peut d’ores et déjà – tout comme les tribunaux administratifs et les cours administratives d’appel – prendre les mesures provisoires ou conservatoires nécessitées par l’urgence, y compris, le cas échéant, dans l’objectif d’assurer la protection juridictionnelle provisoire des droits conférés par l’ordre juridique de l’Union. Statuant comme juge de cassation, le Conseil d’État pourrait régler cette question par la voie jurisprudentielle en reconnaissant à son juge des référés la compétence de prendre de telles mesures. »
Par ailleurs, en ce qui concerne la Cour de cassation, son rôle exclusif de juge de cassation ne saurait rendre aisé le recours à de telles mesures provisoires ou conservatoires, que le Premier président comme le Procureur général n’ont d’ailleurs pas souhaité.
Le problème est donc celui du recours à l’argument de l’incapacité d’adopter ou de faire adopter des mesures provisoires pour faire primer le contrôle de conventionalité sur le contrôle de constitutionnalité.
Votre rapporteur ne peut que rappeler l’analyse qu’il avait déjà exposée lors de l’examen du projet de loi organique : le fait d’examiner la conformité aux dispositions conventionnelles d’une disposition législative ne saurait empêcher, dans le même temps, de saisir le Conseil constitutionnel d’une question de constitutionnalité relative à la même disposition législative (24).
Cette simultanéité possible est d’ailleurs favorable à l’ensemble des justiciables. En effet, alors même que la question de conventionalité pourrait se conclure en faveur du requérant à l’origine de la question prioritaire de constitutionnalité, cette dernière, transmise au Conseil constitutionnel, pourrait prospérer devant ce dernier et la disposition législative inconventionnelle pourrait, le cas échéant, également être déclarée inconstitutionnelle.
3. Les décisions d’irrecevabilité ou de non lieu devraient-elles être transmises au Conseil constitutionnel ?
L’attention de votre commission a été attirée sur le fait que les juridictions suprêmes ne sont tenues de transmettre, en vertu de l’article 23-7 de l’ordonnance du 7 novembre 1958, que les décisions par lesquelles elles décident de ne pas le saisir. Cette rédaction a pour conséquence une absence de transmission au Conseil constitutionnel des décisions de non-lieu à statuer ainsi que des décisions jugeant une question prioritaire de constitutionnalité irrecevable. Comme l’a résumé M. Marc Guillaume : « Ainsi le Conseil a-t-il reçu communication, sur le même article L. 16 B du livre des procédures fiscales, de décisions de non-renvoi et a-t-il appris qu’il existait aussi des décisions de non-lieu qui ne lui avaient pas été adressées. J’ajoute que certaines décisions sont classées comme des décisions de non-lieu alors qu’elles sont prises pour absence de caractère sérieux, et ne sont pas dès lors transmises au Conseil constitutionnel. Tout cela étant assez paradoxal, sans doute serait-il plus simple que l’article 23-7 impose la transmission de la totalité des décisions de non-saisine du Conseil mais que ces dernières soient classées sur le fondement juridique idoine. »
Votre rapporteur considère que les juridictions suprêmes pourraient, sans même que l’article 23-7 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 fasse l’objet d’une modification, transmettre l’ensemble de leurs décisions sur des questions prioritaires de constitutionnalité. À défaut d’une telle évolution des pratiques, une modification de la loi organique pourrait s’avérer nécessaire.
4. Faut-il modifier le décret n° 2010-148 du 16 février 2010 pour permettre un meilleur traitement des séries par la Cour de cassation ?
Plusieurs des personnes auditionnées, commentant le bilan statistique des questions prioritaires de constitutionnalité renvoyées, ont fait observer que les questions renvoyées par la Cour de cassation pouvaient être optiquement plus nombreuses car cette dernière renvoie chacune des questions dont elle est saisie contestant une même disposition législative avec les mêmes moyens.
C’est ainsi que, par exemple, le Conseil constitutionnel, après sa décision n° 2010-14/22 QPC du 30 juillet 2010 sur les dispositions législatives relatives au régime de la garde à vue, a été conduit à rendre une nouvelle décision n° 2010-30/34/35/47/48/49/50 QPC du 6 août 2010 dans laquelle il n’a pu que constater qu’il avait déjà répondu à la question posée sur les dispositions législatives contestées et « que, par suite, il n’y a pas lieu d’examiner les questions prioritaires de constitutionnalité portant sur ces articles ».
Comme l’a fait observer M. Didier Le Prado, président du Conseil de l’ordre des avocats au Conseil d’État et à la Cour de cassation, lors de son audition par votre commission : « Il serait peut-être opportun de prévoir une disposition, à l'instar de celle qui existe devant le Conseil d'État, selon laquelle la Cour de cassation pourrait ne pas renvoyer au Conseil constitutionnel une question mettant en cause, par les mêmes motifs, une disposition législative dont le Conseil est déjà saisi, et différer alors sa décision jusqu'à l'intervention de celle du Conseil constitutionnel. »
Dans le même sens, M. Marc Guillaume a expliqué : « on ne peut pas faire grief à la Cour de cassation des renvois réitérés de la même QPC car il existe une malfaçon dans le décret n° 2010-148 du 16 février 2010. Celui-ci comprend, pour le Conseil d’État, l’article R. 771-18 du code de justice administrative qui dispose : « Le Conseil d’État n’est pas tenu de renvoyer au Conseil constitutionnel une question prioritaire de constitutionnalité mettant en cause, par les mêmes motifs, une disposition législative dont le Conseil constitutionnel est déjà saisi. En cas d’absence de transmission pour cette raison, il diffère sa décision jusqu’à l’intervention de la décision du Conseil constitutionnel. » Or, cette disposition n’a pas son pendant dans la partie du décret relative à la Cour de cassation alors qu’elle y serait utile en permettant notamment de revenir sur ces légers différends statistiques qui, sinon, n’ont guère de portée. »
Votre rapporteur s’accorde à reconnaître qu’une modification du texte réglementaire par le Gouvernement pourrait être bienvenue, même s’il s’agit d’un point relativement mineur. C’est la raison pour laquelle il a adressé une lettre en ce sens au garde des Sceaux, qui lui a annoncé qu’un projet de décret en Conseil des ministres, tirant les conséquences de l’abrogation de l’article 23-6 de l’ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 et comportant un dispositif de non transmission des questions dont le Conseil constitutionnel serait déjà saisi, devrait être prochainement soumis pour avis au Conseil constitutionnel et au Conseil d’État.
5. Faut-il modifier les critères du filtre exercé par les juridictions suprêmes…
La plupart des personnes auditionnées ont considéré que les critères du filtre arrêtés par le législateur organique en décembre dernier sont satisfaisants et que leur modification ne serait pas souhaitable. Ainsi, M. Jean-Marc Sauvé considérait que : « Les avantages éventuels d’un assouplissement du second filtre, celui des cours suprêmes, paraissent en effet bien aléatoires au regard de ses inconvénients : il pourrait en résulter un sérieux alourdissement, tout à fait inutile, de la charge du Conseil constitutionnel ».
Néanmoins, M. Didier Le Prado a estimé qu’une modification des critères du filtre serait préférable à l’instauration d’un mécanisme d’appel : « Certes, un recours devant le Conseil constitutionnel contre les refus de transmission donnerait aux justiciables que nous représentons une chance complémentaire d'obtenir l'abrogation des dispositions législatives qu'ils contestent. Mais il rendrait la procédure plus complexe pour le justiciable, en conduisant le Conseil constitutionnel à assurer, après les deux hautes juridictions et éventuellement le juge a quo, le rôle de filtre, avant de se prononcer sur la constitutionnalité des dispositions contestées. C'est la raison pour laquelle je m'interroge sur une autre solution qui consisterait à aligner le critère mis en œuvre par les deux hautes juridictions sur celui mis en œuvre par les juges du fond : il suffirait que la question posée ne soit pas dépourvue de sérieux pour que le Conseil d'État et la Cour de cassation doivent la transmettre au Conseil constitutionnel. Ce critère serait plus large que celui actuellement retenu par la loi organique, qui consiste à déterminer si la question présente un caractère sérieux. »
Il n’est toutefois pas certain qu’une modification des critères aurait un effet sur les décisions des cours suprêmes conforme à celui souhaité. Comme le résumait avec réalisme M. Marc Guillaume : « Je ne crois pas qu’une telle mesure résoudra en elle-même les difficultés existantes : pour ceux qui « jouent le jeu » de la réforme, elle n’est pas nécessaire ; pour ceux qui ne le joueraient pas, elle n’est pas suffisante. »
Votre rapporteur considère que la perspective d’une unification des critères du filtre n’est pas à exclure, selon les évolutions à venir des jurisprudences des deux cours suprêmes.
6. …ou bien créer une procédure de nouvel examen des décisions de non renvoi au Conseil constitutionnel ?
Afin d’éviter une rétention excessive de questions prioritaires de constitutionnalité pertinentes par les juridictions suprêmes, l’alternative à la modification des critères du filtre pourrait être l’instauration d’une procédure conduisant à un nouvel examen des décisions rendues par les juridictions suprêmes de chaque ordre.
Comme l’ont fait apparaître les auditions, trois mécanismes différents sont concevables : l’appel, l’évocation et la nouvelle délibération.
Le premier, que l’on pourrait qualifier d’appel, a déjà fait l’objet d’une proposition de loi organique déposée au Sénat par M. Jean-Jacques Hyest. Il y est proposé de permettre une contestation devant le Conseil constitutionnel, dans un délai de dix jours suivant son prononcé, d’une décision d’une juridiction suprême de ne pas saisir le Conseil constitutionnel d’une question prioritaire de constitutionnalité (25).
Cette solution ne serait pas sans soulever plusieurs difficultés, fort bien exposées par M. le professeur Denys Simon :
« En premier lieu, cette solution risquerait d’aboutir en pratique à la disparition du filtrage : il est en effet probable que toutes les décisions de refus de transmission feraient l’objet d’un appel et que l’encombrement probable du Conseil constitutionnel qui en résulterait, même si ce dernier statuait selon une procédure simplifiée ou accélérée, irait à l’encontre de la logique du dispositif voulu par le constituant et le législateur organique. On transformerait ainsi le mécanisme de la question prioritaire de constitutionnalité à la française en une sorte de recours d’amparo, ce qui n’était manifestement pas l’objectif du constituant. En théorie, toutes les formes de contrôle de constitutionnalité peuvent se discuter mais, dans le cadre fixé par le législateur, je crains que la généralisation de l’appel ne fausse radicalement le dispositif.
« En deuxième lieu, la célérité et l’efficacité des procédures risqueraient d’en être affectées.
« En troisième lieu, cette solution transformerait, qu’on le veuille ou non, le Conseil constitutionnel en juridiction d’appel des décisions du Conseil d’État et de la Cour de cassation, ce qui semble difficilement concevable dans les conditions actuelles de la composition du Conseil constitutionnel.
« En quatrième lieu, il ne semble pas opportun de confier au Conseil Constitutionnel un rôle de filtre préalable à propos de questions qu’il aura ensuite à trancher sur le fond de la compatibilité avec la Constitution. Certes, cela existe à l’étranger, à la Chambre des Lords ou à la Cour suprême des États-Unis, mais dans des contextes qui sont difficilement transposables.
« Enfin, d’un point de vue formel, une telle modification du système n’est pas concevable sans révision constitutionnelle. La proposition de modification de la seule loi organique est en effet incompatible avec le libellé de l’article 61-1, et probablement avec les principes constitutionnels relatifs à l’indépendance des juridictions judiciaires et administratives tels qu’ils ont été dégagés par la jurisprudence du Conseil constitutionnel. »
À l’inverse, M. Bertrand Mathieu, qui a jugé cette solution comme « la plus pertinente pour surmonter la jurisprudence de la Cour de cassation », a souligné qu’elle « permettrait d’éviter d’éventuelles divergences entre le Conseil d’État et la Cour de cassation ». Mais il a également reconnu qu’elle pose « un problème de constitutionnalité, car si cette faculté n’est pas directement contraire à l’esprit de l’article 61-1 de la Constitution, il faut bien considérer qu’elle n’en respecte pas exactement la lettre. En effet, si la Cour de cassation et le Conseil d’État conservaient la charge de décider ou non du renvoi, le Conseil constitutionnel pourrait, dans certaines hypothèses exceptionnelles, être saisi alors même que le Conseil d’État ou la Cour de cassation ne lui ont pas renvoyé la question, ce qui pourrait soulever un problème de constitutionnalité. »
Une deuxième solution consisterait à créer un mécanisme d’évocation par le Conseil constitutionnel lui-même de certaines des questions non transmises par les juridictions suprêmes.
Cette solution, défendue par le bâtonnier Jean-Yves Le Borgne, présenterait l’avantage, par rapport à la précédente, d’éviter un trop grand nombre de pourvois, qui plus est aléatoires. Seules seraient sélectionnées par le Conseil constitutionnel les décisions où le choix de la juridiction suprême pose réellement une question.
Dans le même temps, la question de la constitutionnalité d’un droit d’évocation demeure aussi problématique que celle de la constitutionnalité de l’appel. Qui plus est, l’évocation est un mécanisme étranger à notre ordre juridique.
Enfin, une troisième solution consisterait à instaurer un mécanisme de nouvelle délibération par les juridictions suprêmes à la demande du Conseil constitutionnel. Cette nouvelle délibération à la demande du Conseil constitutionnel devrait être encadrée par un délai relativement bref. D’ores et déjà, le Conseil constitutionnel se livre à une analyse des questions prioritaires de constitutionnalité non renvoyées. Par conséquent, il serait sans doute possible pour le Conseil constitutionnel de procéder à l’analyse des questions susceptibles de justifier une demande de nouvelle délibération dans de brefs délais.
Afin d’éviter que cette nouvelle délibération ne soit qu’une confirmation de la première décision, la juridiction suprême n’aurait à se prononcer qu’au regard des deux premiers critères du filtre – l’applicabilité de la disposition législative contestée au litige et le fait que la loi n’ait pas déjà été formellement déclarée conforme à la Constitution –, sans se préoccuper du troisième critère – le caractère sérieux du moyen – dès lors que par sa demande de nouvelle délibération le Conseil constitutionnel a lui-même considéré que la question était sérieuse. Comme l’a expliqué M. le professeur Guy Carcassonne : « ce dispositif aurait à mes yeux la vertu de ne conduire personne à empiéter sur les prérogatives de quiconque mais, au contraire, de faire en sorte que nul ne puisse empiéter sur les prérogatives d’un autre. » Il s’agirait ainsi d’« un bouleversement infiniment moindre que celui qui consisterait à instituer un véritable appel, auprès du Conseil constitutionnel, des décisions de la Cour de cassation ou du Conseil d’État ».
De fait, la nouvelle délibération permettrait aux juridictions suprêmes de conserver leur rôle de filtre en dernier ressort. Elle serait également compatible avec la lettre de l’article 61-1 de la Constitution.
Par conséquent, si un mécanisme de nouvel examen des décisions de non renvoi de questions prioritaires de constitutionnalité au Conseil constitutionnel devait être conçu, votre rapporteur considère qu’il serait pertinent de privilégier une solution de ce type.
7. Faut-il prévoir une faculté de sursis à statuer pour le Conseil constitutionnel en cas de concomitance d’une question prioritaire de constitutionnalité et d’une question préjudicielle relatives à une loi transposant une directive communautaire ?
La Cour de justice de l’Union européenne, dans son arrêt du 22 juin 2010, a, dans un obiter dictum remarqué, envisagé le cas d’une question prioritaire de constitutionnalité portant sur une loi de transposition d’une directive de l’Union. Considérant que le caractère prioritaire de la question de constitutionnalité sur la loi de transposition pourrait en pratique priver la Cour de justice de la possibilité de procéder au contrôle de validité de la directive transposée, la Cour de justice a rappelé que les juridictions nationales devraient, en principe, être tenues de saisir la Cour de justice de la question de la validité de la directive : « En effet, s’agissant d’une loi nationale de transposition d’un tel contenu, la question de savoir si la directive est valide revêt, eu égard à l’obligation de transposition de celle-ci, un caractère préalable. En outre, l’encadrement dans un délai strict de la durée d’examen par les juridictions nationales ne saurait faire échec au renvoi préjudiciel relatif à la validité de la directive en cause. » (26)
Évoquant cette hypothèse, M. Bertrand Mathieu a considéré que « Le juge devra alors saisir simultanément la Cour de justice de la question de la validité de la directive et le Conseil constitutionnel de la conformité de la loi de transposition avec un droit ou une liberté inhérents [à l’identité constitutionnelle de la France]. On pourrait alors prévoir que dans ce cas, le Conseil puisse surseoir à statuer afin d’attendre la réponse que la Cour de justice donnera à la question de la validité de la directive. Pour rendre parfaitement compatibles le droit national et le droit de l’Union européenne, il conviendrait de modifier sur ce point la loi organique en prévoyant que le Conseil peut surseoir à statuer si une question préjudicielle de conformité de la directive et une question de constitutionalité portant sur une disposition législative de transposition sont concomitamment posées. »
À l’inverse, M. Guy Carcassonne a souligné le fait qu’un tel cas, très exceptionnel, devrait conduire le Conseil constitutionnel, par une lecture combinée des articles 61-1 et 88-1 de la Constitution, à surseoir à statuer, sans qu’une modification de la loi organique soit nécessaire.
Pour que le Conseil constitutionnel soit saisi, il faudrait que la question prioritaire de constitutionnalité mettant en cause la loi transposant une directive porte sur la méconnaissance par cette loi de transposition d’un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France. Il s’agirait en effet de la seule hypothèse sérieuse permettant au Conseil constitutionnel de censurer une telle loi. On peut penser qu’une telle remise en cause d’un principe inhérent à l’identité constitutionnelle, qui porterait dans le même temps atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution, sera extrêmement rare.
Au surplus, il n’est pas impossible que la Cour de justice, saisie par l’une des juridictions suprêmes en même temps que cette dernière saisirait le Conseil constitutionnel de la question prioritaire de constitutionnalité, soit conduite à répondre à la question préjudicielle selon la procédure d’urgence. Tel a été le cas lorsque la Cour de cassation a saisi la Cour de justice de la question préjudicielle sur la conformité au droit de l’Union de l’article 23-5 de l’ordonnance du 7 novembre 1958, cette dernière ayant rendu sa décision en un peu plus de deux mois. Il serait donc envisageable que le Conseil constitutionnel rende sa décision après que la conformité de la directive au droit de l’Union aura été vérifiée.
Votre rapporteur considère par conséquent que l’introduction d’une mesure particulière de sursis à statuer n’est pas indispensable au dispositif actuel de la loi organique du 10 décembre 2009.
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En conclusion, seules quelques-unes des questions qui résultent des premiers mois d’application de la question prioritaire de constitutionnalité pourraient appeler une réponse législative. Il en va ainsi pour :
- l’affirmation de la question prioritaire de constitutionnalité portant sur l’interprétation d’une disposition législative ;
- la nécessité pour les juridictions suprêmes de transmettre au Conseil constitutionnel l’ensemble des décisions relatives à des questions prioritaires de constitutionnalité ;
- la création d’une procédure de nouvel examen par les juridictions suprêmes des décisions de non renvoi au Conseil constitutionnel, à la demande de ce dernier, ce nouvel examen ne portant que sur le respect des deux premiers critères de filtre.
Votre rapporteur remarque néanmoins que les personnes auditionnées ont, dans leur très grande majorité, considéré que les mois à venir pourraient sans doute permettre aux juridictions suprêmes d’harmoniser leurs jurisprudences et de répondre à certaines des difficultés apparues. Comme l’a déclaré Mme Michèle Alliot-Marie, garde des Sceaux, en conclusion de la journée d’auditions : « En matière d’application de la loi, j’ai tendance à faire d’abord confiance aux acteurs, tout en restant lucide : quand cela ne suffit pas, il faut prendre des dispositions, telles qu’une modification législative. Pour aujourd’hui, il me semble que nous devrions essayer de mesurer les difficultés réelles, de faire la part de ce qui tient au temps qu’il faut pour s’habituer à la nouveauté. Nous pourrions alors identifier les lacunes qu’il nous reviendrait de combler, ensemble, dans un souci d’amélioration des droits apportés à nos concitoyens, de maintien des équilibres fondamentaux de nos institutions et finalement de bon fonctionnement de la justice. »
Au surplus, il n’est pas négligeable que les formations de la Cour de cassation appelées à se prononcer sur la transmission des questions prioritaires de constitutionnalité au Conseil constitutionnel ne soient plus les mêmes que celle qui a examiné les questions soulevées entre mars et juillet 2010.
Par conséquent, il est bon de garder présentes à l’esprit les pistes de réforme qui se sont dégagées, et qui pourraient d’ailleurs se concrétiser rapidement, à l’occasion de l’examen par le Parlement de tel ou tel projet de loi organique.
Votre rapporteur souhaite conclure ce rapport d’évaluation en attirant votre attention sur le caractère positif des premiers mois d’application de cette réforme majeure pour les droits de nos citoyens : ces derniers se sont effectivement saisis de cette voie de droit nouvelle, et le mécanisme mis en place par le législateur organique a déjà permis de valider ou à l’inverse de censurer de nombreuses dispositions législatives. Nul ne saurait aujourd’hui prétendre que l’introduction d’un nouvel article 61-1 dans la Constitution serait une innovation mineure.
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Au cours de la réunion du mardi 5 octobre 2010, le Président Jean-Luc Warsmann présente à la Commission le rapport d’information sur l’évaluation de la loi organique n° 2009-1523 du 10 décembre 2009 relative à l’application de l’article 61-1 de la Constitution.
Mme Marietta Karamanli. Je souhaiterais poser une question à notre rapporteur, en lien avec nos travaux récents. En l’état, la loi organique du 10 décembre 2009 ne vise que les juridictions de cassation des ordres administratif et judiciaire. La perspective de consécration d’un nouvel ordre juridictionnel, notamment à travers la reconnaissance de la Cour des comptes comme juge des comptes non soumis au Conseil d’État, ne suppose-t-elle pas une modification de la loi organique ?
M. le président Jean-Luc Warsmann, rapporteur. Cette question est intéressante. Elle pourrait être à nouveau soulevée lors de l’examen en première lecture du projet de loi réformant les juridictions financières.
La Commission autorise, en vue de sa publication, le dépôt du rapport d’information présenté en application de l’article 145 du Règlement.
Audition de M. Didier LE PRADO, Président du Conseil de l’ordre des avocats au Conseil d’État et à la Cour de cassation.
M. le président Jean-Luc Warsmann. La création d'une nouvelle voie de droit devant le Conseil constitutionnel permettant le contrôle de la constitutionnalité des lois après leur entrée en vigueur a constitué un apport majeur de la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008.
En témoigne le succès de cette procédure, opérationnelle depuis le 1er mars, une fois adoptée la loi organique organisant son fonctionnement. Celui-ci repose sur l'affirmation du caractère prioritaire de la question de constitutionnalité et sur un mécanisme de filtrage, beaucoup débattu, des juges a quo, comme des cours suprêmes de l'ordre judiciaire ou administratif.
Les justiciables ont ainsi soulevé devant les juges ordinaires de nombreuses questions de constitutionnalité, renvoyées pour nombre d’entre elles au Conseil d'État ou à la Cour de cassation. Le Conseil a également été saisi par ces deux hautes juridictions d'intéressantes questions, qui lui ont permis en quelques mois de rendre des décisions importantes, voire majeures, notamment sur la « cristallisation » des pensions, la loi « anti-Perruche » ou le régime de la garde à vue.
Pour autant, l'application de la loi organique relative à la question prioritaire de constitutionnalité a donné lieu à des débats, et même quelques remous, dont la presse s'est fait l'écho. Par lettre du 8 juillet, le Président de notre assemblée a appelé mon attention sur les conditions d'application de cette loi, en particulier sur les divergences d'interprétation des juridictions suprêmes. Notre collègue Dominique Perben a d'ailleurs interrogé par deux fois la Garde des sceaux à ce sujet lors des questions au Gouvernement.
Aussi m'a-t-il paru souhaitable que notre commission procède à une évaluation des dispositions adoptées par le législateur organique et qu'elle en dresse un premier bilan, afin de mesurer notamment la pertinence de la procédure de transmission des questions prioritaires de constitutionnalité au Conseil constitutionnel.
Dans la perspective éventuelle de modifications de la loi organique que nous pourrions proposer, nous allons procéder à une série d'auditions, ouvertes à la presse, des principaux acteurs ou observateurs de la réforme. La ministre d'État, garde des sceaux, ministre de la justice et des libertés conclura cette journée.
Notre premier invité est maître Didier le Prado, président du Conseil de l'ordre des avocats au Conseil d'État et à la Cour de cassation, auquel je donne sans plus tarder la parole.
M. Didier le Prado. Le 23 juin 2009, je tenais devant votre commission les propos suivants : « l’Ordre des avocats au Conseil d’État et à la Cour de cassation ne peut que se réjouir de la possibilité désormais ouverte au justiciable par la loi constitutionnelle du 23 juillet 2008 de débattre, à l’occasion d’un procès, de la conformité des dispositions législatives à la Constitution : cette réforme permettra de faire entrer dans le champ du procès ordinaire les droits et libertés constitutionnellement garantis. Elle est la bienvenue puisqu’elle offre de nouveaux droits aux citoyens que nous représentons devant les deux Hautes juridictions. »
J’ajoutai : « cette réforme doit réussir, et elle réussira ». Les avocats aux Conseils, persuadés de l'intérêt de la réforme pour les justiciables, ont tout mis en œuvre pour qu'elle réussisse.
Les quelques tensions apparues lors des premiers mois d'application de la loi organique conduisent votre commission à procéder à une première évaluation des dispositions adoptées le 10 décembre 2009. Il n'en demeure pas moins que cette réforme est un véritable succès : c'est ce que je souhaiterais souligner dans un premier temps. Je vous exposerai ensuite la part que les avocats aux Conseils ont prise et entendent continuer à prendre à la mise en œuvre de cette réforme. Puis j'évoquerai les difficultés survenues, qui montrent qu'une réforme de cette ampleur nécessite à l'évidence des ajustements de la part de ses différents acteurs, notamment des juridictions.
Grâce à la réforme de juillet 2008 et à la loi organique du 10 décembre 2009, la France a rejoint les nombreuses démocraties européennes dont l'organe de contrôle de la constitutionnalité des lois peut être saisi à l'initiative d'un citoyen, à l'occasion d'un litige : la norme constitutionnelle est devenue un élément à part entière du débat juridictionnel, assurant au justiciable une meilleure protection de ses droits et libertés.
Les avancées effectives sont réelles, après seulement six mois de mise en œuvre de la réforme. Le Conseil constitutionnel a rendu des décisions particulièrement importantes, voire historiques : décisions sur la décristallisation des pensions, la rétroactivité de l'amendement anti-Perruche et la carte du combattant, sur des questions transmises pas le Conseil d'État ; décisions sur le régime des inéligibilités, la composition des tribunaux maritimes commerciaux, l'article 575 du Code de procédure pénale et le régime des gardes à vue, sur des questions transmises par la Cour de cassation.
Ainsi, cette réforme a déjà permis des progrès incontestables de notre État de droit, qui n'avaient pu jusqu'alors être obtenus par les avocats sur le seul fondement des stipulations de la Convention européenne des droits de l'homme, notamment de son article 6, pourtant souvent invoquées.
Ce bilan très positif est dû au travail magistral réalisé par le Conseil constitutionnel, mais aussi à la contribution des deux hautes juridictions : la liste des abrogations intervenues en atteste.
Le Conseil d'État a enregistré 177 questions prioritaires de constitutionnalité – 104 dans le cadre d'une saisine directe et 73 transmises par les juridictions du fond ; 33 questions ont été transmises au Conseil constitutionnel, soit 25,4 % des questions examinées.
La Cour de cassation quant à elle a été saisie de 357 questions – 231 soulevées à l'occasion d'un pourvoi et 126 transmises par les juridictions du fond ; 99 questions ont été transmises au Conseil constitutionnel, soit 38,7 % des questions examinées.
Il m'est difficile de me prononcer aujourd'hui sur le caractère opérationnel du filtre opéré par les juridictions du fond, dans la mesure où les pourvois en cassation contre les décisions de refus de transmission des juridictions a quo ne peuvent être déposés qu'en même temps que celui dirigé contre la décision au fond. Cela étant, je n'ai pas été informé de difficulté particulière. Il convient à mon sens de maintenir ce filtre afin que les juridictions soient parties prenantes à cette réforme. Par ailleurs, le critère selon lequel la question ne doit pas être dépourvue de caractère sérieux me paraît efficace.
En dépit des quelques difficultés apparues lors des premiers mois de la mise en œuvre, le filtre qu’opère la procédure mise en place pour l'examen des questions prioritaires de constitutionnalité par les juridictions suprêmes m’apparaît également nécessaire, puisqu’il permet d’assurer la cohérence des questions et leur regroupement le cas échéant, évitant au Conseil constitutionnel de se voir saisi de questions sans objet ou sans intérêt.
La procédure prévue par la loi organique du 10 décembre 2009 et par son décret d'application du 16 février 2010 permet d’allier d'une part célérité et efficacité, d'autre part respect des principes fondamentaux du procès, notamment du contradictoire. Les mémoires sont échangés tant devant le Conseil d'État que devant la Cour de cassation dans des délais brefs, permettant aux cours suprêmes de statuer en respectant le délai de trois mois qui leur est imparti. Dans ces mémoires, distincts et motivés, les avocats peuvent utilement développer une argumentation centrée autour de la seule question de constitutionnalité. Ces mémoires seront, le cas échéant, transmis au Conseil constitutionnel.
Je ferai une seule observation, qui relève davantage des dispositions du décret que de celles de la loi organique. A la différence du Conseil d'État, la Cour de cassation est tenue d'instruire et de transmettre éventuellement au Conseil constitutionnel toute question prioritaire de constitutionnalité dont elle est saisie, ce qui peut alourdir considérablement la tâche des chambres de la Cour de cassation désormais compétentes. Il serait peut être opportun de prévoir une disposition, à l'instar de celle qui existe devant le Conseil d'État, selon laquelle la Cour de cassation pourrait ne pas renvoyer au Conseil constitutionnel une question mettant en cause, par les mêmes motifs, une disposition législative dont le Conseil est déjà saisi, et différer alors sa décision jusqu'à l'intervention de celle du Conseil constitutionnel.
La procédure mise en place pour l'examen des questions prioritaires de constitutionnalité par le Conseil constitutionnel me paraît elle aussi répondre aux objectifs de célérité et de respect du contradictoire.
Les avocats aux Conseils ont pris toute leur part dans le succès indéniable de cette réforme. Aux termes des dispositions du Code de procédure pénale (article 585), du Code de justice administrative (article R 432-1) et du Code de procédure civile (article 973), ceux-ci peuvent représenter les parties devant le Conseil d'État et la Cour de cassation tant en matière civile que pénale, même si, dans certains cas, les parties peuvent se défendre seules devant ces juridictions.
Le débat constitutionnel n'a jamais été étranger à la pratique des avocats aux Conseils, notamment devant le Conseil d'État. Avant que la question prioritaire de constitutionnalité n'entre en vigueur, l'Ordre des avocats aux Conseils a organisé un cycle de formation complémentaire de droit constitutionnel afin que chacun soit prêt à une mise en œuvre efficace de la réforme.
Depuis le 1er mars, de nombreuses questions prioritaires de constitutionnalité ont été posées par mes confrères et moi-même à l’occasion d’une procédure devant l’une ou l’autre des Hautes juridictions. Ainsi, la totalité ou la quasi-totalité des 231 questions dont a été saisie la Cour de cassation ont été posées par la centaine d'avocats aux Conseils que je représente devant vous aujourd'hui.
La question prioritaire de constitutionnalité nous donne l’occasion de renouveler notre pratique professionnelle en nous interrogeant désormais sur la possibilité de contester non seulement la conventionalité, mais également la constitutionnalité des dispositions législatives applicables aux litiges.
Lorsque la question est transmise par les juridictions du fond, à l'instar de ce qui se passe dans le cadre des procédures d'avis, les deux hautes juridictions se prononcent au vu des écritures déposées devant le juge a quo. Mais si les parties souhaitent déposer un mémoire complémentaire, elles peuvent le faire en ayant recours à un avocat aux Conseils, ainsi que le prévoient l'article R.771-20 du Code de justice administrative, l'article 126-9 du Code de procédure civile et l'article R.49-30 du Code de procédure pénale.
Dans un certain nombre de dossiers, les parties ou leurs avocats auprès des cours et tribunaux ont souhaité qu'un avocat aux Conseils dépose un mémoire complémentaire devant le Conseil d'État ou la Cour de cassation, venant appuyer la question prioritaire déjà développée devant la juridiction du fond. L'intervention des avocats aux Conseils ne s'est pas limitée à cette mission de représentation : un certain nombre de mes confrères ont été consultés sur l'opportunité de poser une question préjudicielle de constitutionnalité devant le juge a quo.
Par ailleurs, de nombreux avocats aux Conseils sont intervenus devant le Conseil constitutionnel lorsque les questions lui ont été transmises par le Conseil d'État ou par la Cour de cassation. Ce sont ainsi trois de mes confrères qui ont présenté et plaidé les trois premières questions prioritaires de constitutionnalité le 25 mai 2010.
Vous m’avez interrogé sur les honoraires. Ne disposant en la matière d'aucun pouvoir de taxation ni d'investigation, il m'est difficile de vous donner des chiffres précis... Mais je peux vous indiquer que lorsqu'une question prioritaire de constitutionnalité est posée à l'occasion d'un pourvoi devant la Cour de cassation ou d'un recours devant le Conseil d'État, l'avocat aux Conseils, en règle générale, ne demande pas d'honoraires complémentaires.
Le seul chiffre précis que je peux vous fournir est celui de la rétribution versée au titre de l'aide juridictionnelle : l’avocat aux Conseils perçoit pour la totalité d'une procédure devant le Conseil d'État ou la Cour de cassation une somme de 382 euros hors taxes – somme fixée en 1991et jamais modifiée depuis –, englobant désormais une éventuelle question prioritaire de constitutionnalité. Sa rétribution en cas de transmission de la question par le juge du fond est de 191 euros hors taxes.
L'Ordre des avocats aux Conseils a toujours respecté une tradition de modération d'honoraires. Lors de ma précédente audition, je vous avais précisé que la fourchette des honoraires en dehors de l'aide juridictionnelle pourrait être de 2000 à 3000 euros pour une procédure complète et de 1500 à 2000 euros dans le cadre d'un renvoi d'une question prioritaire de constitutionnalité par les juridictions du fond.
Je vous avais précisé que je m'engageais, comme l'Ordre l'avait fait lorsque la représentation obligatoire avait été étendue à la matière prud'homale, à ce qu'une partie qui ne bénéficierait pas de l'aide juridictionnelle mais dont les ressources seraient modérées ne soit pas privée de la possibilité d'être représentée par un avocat aux Conseils : je vous indiquais alors que si un justiciable n'était pas en mesure de convenir avec un avocat aux Conseils d'honoraires en rapport avec ses ressources, il pourrait saisir le Président de l'Ordre qui désignerait un avocat et arrêterait le montant des honoraires. Je n'ai pas eu, au cours des six premiers mois de mise en œuvre de la réforme, à intervenir à ce titre, mais je reprends volontiers cet engagement aujourd'hui.
Je n'ignore pas les raisons qui vous ont conduit à évaluer la mise en œuvre de la réforme. Mais, encore une fois, une réforme de cette ampleur nécessite inévitablement un certain nombre d'ajustements. Certains ont eu lieu, d'autres, s'ils sont encore nécessaires, s'opéreront de façon naturelle.
Des divergences d'appréciation entre le Conseil d'État et la Cour de cassation ont été pointées. De telles divergences ont toujours existé : s'est instauré un dialogue des juges, un échange enrichissant qui a conduit naturellement les deux hautes juridictions à rapprocher leur jurisprudence. Aujourd’hui, ce rapprochement devrait s'opérer de façon d'autant plus naturelle qu'il s'agit désormais d'un dialogue à trois, et que les décisions du troisième juge, le Conseil constitutionnel, s'imposent aux deux premiers.
De plus, il existe un temps de latence entre la date des premières décisions de principe rendues par le Conseil constitutionnel et leur prise en compte par les hautes juridictions à l'occasion de la première affaire qui s'y prête. Pourquoi ne pas laisser le temps à ce rapprochement de s'opérer ?
Vous me demandez la lecture que je fais de l'arrêt du 22 juin 2010 de la Cour de justice de l'Union européenne sur l'articulation entre question de constitutionnalité et question de conformité au droit de l'Union européenne.
La Cour de cassation a été conduite à interroger la Cour de justice sur l'articulation entre la primauté du droit de l'Union et la priorité de la question de constitutionnalité. L'arrêt rendu le 22 juin 2010, affirmant le principe d'une conformité conditionnelle de la loi organique au droit de l'Union, a le mérite de clarifier et d'éclaircir le débat, après la décision « Jeux de hasard » rendue le 12 mai 2010 par le Conseil constitutionnel et l'arrêt Rujovik rendu le 14 mai 2010 par le Conseil d'État.
L'arrêt de la Cour de justice est explicite sur la façon dont doit être assurée la primauté du droit communautaire : au besoin, le juge de l'application du droit de l'Union doit, de sa propre autorité, laisser inappliquée la disposition inconventionnelle, sans attendre l'élimination préalable de celle-ci par voie législative ou par tout autre procédé constitutionnel. Ce même juge doit pouvoir saisir la Cour par voie préjudicielle à tout moment de la procédure. Il doit pouvoir, au cas où il a l'obligation de transmettre la question de constitutionnalité à la juridiction constitutionnelle, prendre toute mesure nécessaire afin d'assurer la protection juridictionnelle provisoire des droits conférés par l'ordre juridique de l'Union.
Il est désormais clair que la question de constitutionnalité est et reste prioritaire, aussi longtemps que le droit de l'Union n'y fait pas obstacle. La décision de la Cour de Luxembourg assure aujourd'hui l'articulation entre la primauté du droit de l'Union et la priorité prévue par la loi organique.
Serait-il nécessaire de permettre aux juridictions suprêmes de prendre des mesures provisoires ou conservatoires ? Le Conseil d'État, en qualité de juge de cassation, s'il ne peut prendre d'autres mesures, peut ordonner le sursis à exécution des décisions qui lui sont déférées. La Cour de cassation, quant à elle, ne dispose d'aucune possibilité de prendre des mesures provisoires ou conservatoires.
Il paraît difficile que la Cour de cassation puisse prendre de telles mesures, qui relèvent au premier chef des juridictions du fond ayant rendu les décisions exécutoires faisant l'objet d'un pourvoi en cassation. La Cour de cassation n'est que juge du droit ; comment pourrait-elle, en s'appuyant sur les seuls dossiers dont elle dispose – composés de l'arrêt, du jugement, des conclusions échangées et des mémoires produits devant elle – statuer sur des mesures provisoires ou conservatoires ? Sa situation est différente de celle du Conseil d'État, qui dispose de l'entier dossier des juges du fond et qui a le pouvoir, après avoir cassé les décisions qui lui sont déférées, de régler l'affaire au fond, ce qu'il lui arrive régulièrement de faire.
Le filtre des juridictions suprêmes est-il, au vu des premiers mois d'application de la loi organique, un mécanisme opérationnel. La mise en œuvre de la réforme est, de mon point de vue, un succès, même si des difficultés existent. Six mois seulement se sont écoulés. Ne pourrait-t-on pas attendre les ajustements jurisprudentiels ? La loi organique ayant déjà été modifiée, ce sont désormais les chambres au sein de la Cour de cassation qui statueront sur les questions prioritaires de constitutionnalité ; le dialogue des juges, que j'évoquais à l'instant, ne pourra que s'enrichir dans les mois à venir des décisions que rendront les six chambres de la Cour.
Serait-il opportun de prévoir un mécanisme d'appel des décisions de renvoi des questions prioritaires de constitutionnalité ou éventuellement de modifier les critères du filtre ? Si le législateur entend intervenir sans attendre les ajustements jurisprudentiels, il me semble qu'une modification des critères du filtre serait préférable à un mécanisme d'appel.
Certes, un recours devant le Conseil constitutionnel contre les refus de transmission donnerait aux justiciables que nous représentons une chance complémentaire d'obtenir l'abrogation des dispositions législatives qu'ils contestent. Mais il rendrait la procédure plus complexe pour le justiciable, en conduisant le Conseil constitutionnel à assurer, après les deux hautes juridictions et éventuellement le juge a quo, le rôle de filtre, avant de se prononcer sur la constitutionnalité des dispositions contestées.
C'est la raison pour laquelle je m'interroge sur une autre solution qui consisterait à aligner le critère mis en œuvre par les deux hautes juridictions sur celui mis en œuvre par les juges du fond : il suffirait que la question posée ne soit pas dépourvue de sérieux pour que le Conseil d'État et la Cour de cassation doivent la transmettre au Conseil constitutionnel. Ce critère serait plus large que celui actuellement retenu par la loi organique, qui consiste à déterminer si la question présente un caractère sérieux.
Si la question était présentée devant le juge du fond et transmise au Conseil d'État et à la Cour de cassation, les deux hautes juridictions statueraient en réalité comme juridiction de second degré, en vérifiant que le critère a été convenablement mis en œuvre par le juge a quo. Si la question prioritaire était invoquée pour la première fois devant ces deux juridictions, elles mettraient en œuvre elles-mêmes ce critère élargi.
Cette solution présenterait l'avantage d'éviter au justiciable un délai supplémentaire et un autre degré de juridiction.
Toutefois, il me semble que la solution la plus simple consisterait à laisser le temps à la jurisprudence d'opérer dans les mois à venir les ajustements nécessaires avant d'envisager une modification législative.
Vous me permettrez, pour conclure, de former le vœu que s'apaisent les tensions existantes et que ne se crée pas une fracture entre l'institution judiciaire, constitutionnellement gardienne de nos libertés, et les autres institutions de notre République.
M. le président Jean-Luc Warsmann. Merci beaucoup. Votre propos était à ce point exhaustif que mes collègues n’ont pas de question à vous poser…
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Audition de M. Thierry WICKERS, président du Conseil national des barreaux, ancien bâtonnier de Bordeaux, de M. Alain POUCHELON, président de la Conférence des bâtonniers, et de M. Jean-Yves LE BORGNE, vice-bâtonnier de Paris.
M. le président Jean-Luc Warsmann. Je remercie nos invités d’avoir accepté de contribuer à l’évaluation de la loi organique relative à l’application de l’article 61-1 de la Constitution.
M. Thierry Wickers, président du Conseil national des barreaux. Vous nous avez adressé un certain nombre de questions dans le but d’évaluer la loi organique du 10 décembre 2009 relative à l’application de la question prioritaire de constitutionnalité Il est assez rare d’évaluer un dispositif aussi rapidement après sa mise en œuvre et je ne suis pas sûr que certaines décisions de jurisprudence n’aient pas conduit à hâter le processus. Reste que nous sommes encore dans une période transitoire. Même si un certain nombre de questions prioritaires de constitutionnalité étaient en quelque sorte latentes devant la Cour de cassation et le Conseil d’État, nous n’avons pas encore une vision précise et exhaustive de ce qui va se passer devant les juridictions de fond, où l’évolution se produit à un rythme différent. Il ne faut donc pas tirer des conclusions définitives du fait que le Conseil constitutionnel est aujourd’hui saisi avant tout de questions posées par les deux hautes juridictions de l’ordre judiciaire et de l’ordre administratif. On n’observerait sans doute pas ce phénomène si la première évaluation du dispositif avait été entreprise plus tard – ce qui ne signifie pas qu’une telle évaluation n’était pas nécessaire.
Vous nous demandez quelle est notre appréciation de la procédure mise en place pour l’examen des questions prioritaires de constitutionnalité par les juridictions de fond, qu’elles relèvent du Conseil d’État ou de la Cour de cassation. Autant que l’on puisse en juger au bout de seulement quelques mois, cette procédure est globalement satisfaisante. Le dispositif mis en œuvre permet d’identifier la question prioritaire de constitutionnalité et de la traiter rapidement, surtout il permet de dégager le traitement de cette question de celui du fond du dossier, tout en conservant à la procédure le caractère contradictoire auquel les avocats sont très attachés.
Toutefois, nous constatons sur le terrain que la procédure que vous avez fixée n’est pas toujours suivie par les juridictions de fond. Ainsi, nous observons, notamment dans les juridictions judiciaires, le développement d’une pratique consistant à joindre l’incident au fond, le juge refusant de transmettre la question prioritaire de constitutionnalité pour traiter le litige de façon globale. Or une telle pratique est radicalement contraire à la lettre de la loi. Le texte lui-même – qui est parfaitement clair – n’est pas en cause : c’est la pratique des juridictions qu’il convient de faire évoluer. Il serait sans doute nécessaire que l’information ne s’arrête pas au magistrat référent de chaque juridiction, mais que le Conseil constitutionnel puisse avoir connaissance de toutes les questions prioritaires de constitutionnalité qui sont posées et de la façon dont elles sont mises en œuvre sur le terrain. En effet, à long terme, le fonctionnement du dispositif dépendra de la façon dont les juridictions de fond, et pas seulement le Conseil d’État et la Cour de cassation, se saisiront des questions prioritaires de constitutionnalité.
Vous nous demandez également quels sont les honoraires pratiqués par les avocats pour une procédure de question prioritaire de constitutionnalité. Il serait surprenant de voir une profession communiquer ce qui me paraît relever d’une entente, c’est-à-dire un barème fixant une fourchette d’honoraires. Je ne sais si M. Le Prado a renouvelé cet exploit, mais pour l’avoir fait il y a quelques années, plusieurs barreaux ont été lourdement sanctionnés par l’ancienne DGCCRF. Or les règles n’ont pas changé depuis : la profession d’avocat est une profession libérale et elle n’a pas la possibilité d’imposer ou même de suggérer des tarifs sous peine d’être sanctionnée par l’Autorité de la concurrence. Je ne peux donc vous livrer d’éléments chiffrés. Les règles habituelles de fixation des honoraires s’appliquent à la question prioritaire de constitutionnalité. Ils dépendent notamment de la complexité de l’affaire et de la situation de fortune du client, y compris lorsqu’il bénéficie de l’aide juridictionnelle. En tout état de cause, la mise en œuvre de la réforme est trop récente pour que l’on puisse faire des observations pertinentes en ce domaine.
Vous nous avez aussi interrogés sur ce que nous pensions du mécanisme de filtrage des demandes. Il est vrai que lorsque nous étions venus devant vous avant le vote de la loi organique, nous vous avions fait part de nos doutes et de nos inquiétudes sur le sujet. Il convient de bien distinguer le filtrage exercé par les juridictions de fond et celui effectué par la Cour de cassation et le Conseil d’État. Au niveau des juridictions de fond, tribunaux de première instance et cours d’appel, la présence d’un filtre était nécessaire pour éviter un déferlement de questions prioritaires de constitutionnalité. Le dispositif est satisfaisant : le filtre est opérationnel, et les critères retenus relativement simples. Je ne crois pas nécessaire de les modifier.
M. Alain Pouchelon, président de la Conférence des bâtonniers. Derrière les propos d’ordre technique tenus par le président du Conseil national des barreaux se profile un problème politique : voulons-nous, ou non, une cour suprême ? Après la décision du Président de la République de faire voter un système de question préalable de constitutionnalité, et compte tenu du filtrage exercé par le Conseil d’État et la Cour de cassation, peut-on maintenir notre organisation administrative et judiciaire sans se poser cette question essentielle, dont dépendent l’organisation de la demande de droit et le financement de cette organisation ? Je crois pour ma part qu’un grand débat doit avoir lieu sur ce sujet, auquel les avocats devront prendre part.
M. Jean-Yves Le Borgne, vice-bâtonnier de Paris. Il me semble que les juridictions de tête de ligne que sont la Cour de cassation et le Conseil d’État craignent de passer au second plan dans l’organisation de la justice. Cependant, une telle crainte ne me paraît pas justifiée dans la mesure où le Conseil constitutionnel est le juge de la loi, pas le juge de l’affaire. Les préconisations qui peuvent résulter de sa décision ont une influence sur les affaires en général, mais elles n’en ont que peu sur le cas qui a suscité cette décision. Il s’agit donc d’un système, si ce n’est platonique, du moins d’après-coup : la juridiction saisie au fond a la possibilité – et elle ne s’en prive pas – de trancher l’affaire, quitte à renvoyer le problème soulevé sur le terrain constitutionnel devant la Cour de cassation ou le Conseil d’État et, le cas échéant, si la question lui est transmise, devant le Conseil constitutionnel. La décision prise par le Conseil au sujet de la garde à vue est à cet égard significative : il juge inconstitutionnels les principaux textes qui la régissent, mais précise que ce constat n’aura pas d’effet sur les affaires en cours. La loi devra être modifiée avant le 1er juillet 2011 et cette modification n’aura d’effets que pour l’avenir. Je ne crois donc pas qu’il faille craindre une concurrence entre le Conseil constitutionnel et la Cour de cassation, même si je n’aurai pas la naïveté de penser qu’une telle perspective n’existe pas dans les esprits, car le Conseil comme la Cour ont le souci de conserver un certain leadership dans le système.
C’est donc là que se pose la question de l’opportunité du système actuel. Faut-il maintenir, dans l’ordre judiciaire comme dans l’ordre administratif, le pouvoir souverain de transmettre ou de ne pas transmettre ? Jusqu’à présent – mais nous ne parlons que d’une très courte période –, on n’a pas observé d’élément particulièrement significatif trahissant une réticence à appliquer la réforme. On peut cependant interpréter l’arrêt du 16 avril 2010 de la Cour de cassation, par lequel celle-ci saisissait la Cour de justice de l’Union européenne de la conformité de la loi organique au droit européen, comme une façon de mettre des bâtons dans les roues de la question prioritaire de constitutionnalité. En effet, la Cour de cassation n’a pas toujours défendu avec autant de passion le principe de la suprématie du droit européen sur le droit national…
Quelque chose n’est donc pas satisfaisant dans l’organisation du filtrage, même si celui-ci est nécessaire dans un système pyramidal tel que le nôtre : il faut en effet éviter que les questions prioritaires de constitutionnalité ne se déversent sur le bureau du Conseil constitutionnel. Mais faut-il vraiment que ce tri soit effectué par ceux qui pourraient voir dans la transmission de la question une façon biaisée d’imposer une décision, voire un changement de jurisprudence, c’est-à-dire un moyen de les déposséder de leurs pouvoirs naturels ? Pour l’instant, on ne peut que suspecter un tel état d’esprit, sans véritablement l’observer. Je me méfie de la suspicion, qui conduit à tirer de faits anodins des conclusions épouvantables. Mais un vrai problème pourrait se poser à l’avenir. Il ne serait sans doute pas absurde de prévoir la possibilité, pour le Conseil constitutionnel, d’être informé de toutes les questions prioritaires de constitutionnalité dont une juridiction initiale serait saisie, et de lui permettre, si d’aventure la Cour de cassation ou le Conseil d’État ne transmettait pas cette question, de s’en saisir d’autorité. C’est à ce prix que le contrôle de constitutionnalité prendra un véritable sens.
Faut-il craindre une domination jurisprudentielle d’un Conseil constitutionnel constitué en cour suprême, en lieu et place de la Cour de cassation et du Conseil d’État ? Je ne le crois pas. Ainsi, si la décision relative à la garde à vue entraîne, à terme, l’abrogation d’un certain nombre de textes, on peut observer – avec, pour certains, une pointe de déception – que le Conseil est resté très prudent dans les indications qu’il donnait au législateur. Il y a là une forme de sagesse : la construction de la loi appartient au législateur, mais sa sanction relève du Conseil constitutionnel. Il serait donc regrettable que la liberté nouvelle qu’incarne la question prioritaire de constitutionnalité soit entravée par la mauvaise humeur de la Cour de cassation ou du Conseil d’État, ou par leur volonté de conserver un pouvoir qui fut un jour souverain. Si d’aventure une question opportune, intéressante, mettant en jeu des problèmes fondamentaux, venait à être écartée pour des motifs dont je ne peux préjuger, et si le Conseil constitutionnel était amené à considérer comme une anomalie l’absence de transmission de cette question, il serait souhaitable qu’il puisse s’en emparer de lui-même. Même si l’hypothèse est par nature marginale, et si nous n’avons pas observé une telle situation depuis six mois, il convient de prévoir le moyen de surmonter le blocage que pourrait entraîner je ne sais quelle situation psycho-juridique.
M. Thierry Wickers. M. Pouchelon et M. Le Borgne ont largement abordé le thème de votre deuxième série de questions, c’est-à-dire le fonctionnement de la question prioritaire de constitutionnalité devant les deux juridictions les plus élevées, la Cour de cassation et le Conseil d’État. Sur le plan statistique, la consultation du site du Conseil constitutionnel montre que l’essentiel des dossiers en attente ont été transmis par ces deux juridictions. Même si, comme nous l’avons tous souligné, nous ne disposons que d’un faible recul, la question se pose de savoir si la procédure mise en place pour l’examen à ce niveau des questions prioritaires de constitutionnalité est satisfaisante.
Il convient de distinguer entre le Conseil d’État et la Cour de cassation, dont les pratiques sont différentes. Pour cette dernière, on a pu observer dès le mois de mars un désaccord entre la formation spécialisée et la chambre criminelle. Cette difficulté de fonctionnement a notamment concerné les arrêts du 2 et du 19 mars, si bien que la question du maintien de la formation spécialisée a pu se poser.
Vous nous demandez si le filtre des juridictions suprêmes est opérationnel, et si, au-delà du mécanisme d’information qui existe déjà à ce niveau, il ne faudrait pas prévoir un mécanisme d’appel des décisions, prises par le Conseil d’État ou la Cour de cassation, de ne pas transmettre la question prioritaire de constitutionnalité au Conseil constitutionnel. Le dispositif fixé par la loi organique pour déterminer les conditions d’application de l’article 61-1 de la Constitution avait, selon moi, deux objectifs. Le premier consistait à éviter les requêtes dilatoires et inutiles et prévenir tout risque d’engorgement du Conseil constitutionnel. Mais dès lors qu’un filtre existe au niveau des juridictions inférieures, il ne me paraît pas indispensable d’en placer un autre au niveau de la Cour de cassation et du Conseil d’État. Le deuxième objectif était d’associer les deux hautes juridictions au nouveau mécanisme de constitutionnalité afin de s’assurer de leur pleine collaboration dans ce domaine – mais je ne suis pas certain qu’il ait été vraiment atteint. Dès lors, aucune des deux raisons ayant conduit à la mise en place d’un filtre à ce niveau ne me semble aujourd’hui pertinente.
L’examen des motivations des décisions du Conseil d’État montre que celui-ci fait preuve de neutralité et évite de donner l’impression d’un pré-jugement sur la constitutionnalité. La juridiction administrative transmet donc les questions prioritaires de façon saine, dans le respect de la compétence du Conseil constitutionnel. Mais, s’agissant de la Cour de cassation, les choses sont incontestablement plus compliquées. Sans tomber dans la suspicion, il me semble que sa jurisprudence traduit une méfiance beaucoup plus importante. La Cour tend en effet à rechercher des éléments d’inconstitutionnalité évidents et manifestes, donc susceptibles de justifier le renvoi au Conseil constitutionnel. Contrairement au Conseil d’État, elle ne se satisfait pas d’une inconstitutionnalité éventuelle. Une telle appréciation est nécessairement restrictive, puisqu’elle revient, pour la Cour, à se livrer à un pré-contrôle de constitutionnalité.
Une telle dérive s’observe nettement dans la jurisprudence. Ainsi, dans sa décision du 19 mai 2010, la Cour s’interroge sur la situation dans laquelle une question prioritaire de constitutionnalité ne porterait pas directement sur une disposition législative mais sur l’appréciation de celle-ci par le juge dans sa jurisprudence habituelle. Une telle question peut en effet se poser, car le juge, dans le cadre de son pouvoir souverain, peut être amené à lire un texte d’une autre façon que celle envisagée par le législateur. Or la Cour de cassation a jugé que si la question posée déduisait l’inconstitutionnalité, non du texte même d’une disposition législative, mais de l’interprétation qu’en donne la jurisprudence, il n’y avait pas lieu de transmettre la question au Conseil constitutionnel. Cela pose selon moi un véritable problème : l’interprétation d’une disposition doit pouvoir également faire l’objet d’une question prioritaire de constitutionnalité, sans quoi des dispositions législatives pleinement conformes à la Constitution pourraient faire l’objet d’une pratique totalement non conforme. Une telle dérive ne doit donc pas perdurer.
La réponse consistant à supprimer la formation spécialisée de la Cour de cassation ne serait pas de nature à régler le problème. De même, il ne paraît pas utile de modifier les critères de filtrage. La solution serait donc plutôt de retenir la suggestion du président Hyest et de prévoir la possibilité d’un appel devant le Conseil constitutionnel des décisions de refus. Le Conseil aurait ainsi une influence directe sur la jurisprudence relative à la transmission des QPC.
Votre question suivante concernait l’arrêt du 22 juin 2010 de la Cour de justice de l’Union européenne et l’articulation entre la question de constitutionnalité et la question de conformité au droit de l’Union européenne – c’est-à-dire la question de conventionalité appliquée au seul droit européen. Le souhait du législateur était de donner une véritable autonomie à la question prioritaire de constitutionnalité et de faire en sorte qu’elle soit tranchée avant la question de conventionalité, de façon à redonner une cohérence à la hiérarchie des normes, notamment s’agissant de la place qu’occupe notre Constitution. La difficulté d’articulation juridique est apparue dès l’arrêt prononcé le 16 avril 2010 par la Cour de cassation, mais elle me semble un peu artificielle : ce n’était pas nécessairement à partir de l’article 88-1 que l’on pouvait imaginer la position de la Cour. Quoi qu’il en soit, l’arrêt du 22 juin 2010 a éclairci les choses en validant le mécanisme de la question prioritaire de constitutionnalité sous certaines conditions – en particulier, la juridiction nationale doit avoir la possibilité de prendre les mesures nécessaires afin d’assurer la protection juridictionnelle provisoire des droits conférés par l’ordre juridique de l’Union. Or, dans son arrêt du 29 juin, la Cour de cassation a déclaré qu’elle n’avait pas, à l’heure actuelle, la possibilité de mettre en œuvre de telles mesures. Il est donc clair que vous serez amenés à compléter le dispositif pour répondre au reproche fait par la Cour et assurer le respect de la décision prise le 22 juin par la Cour de justice de l’Union européenne.
M. Dominique Perben. Je souhaite réagir à vos deux propositions – la première consistant à adopter la proposition de loi présentée par Jean-Jacques Hyest, la seconde à donner au Conseil constitutionnel un droit d’évocation. Si on prévoit un mécanisme d’appel des décisions des hautes juridictions sur la transmission des questions prioritaires de constitutionnalité, le risque est que la partie ayant soulevé la question se pourvoie systématiquement en appel, ce qui entraînerait une charge supplémentaire et quelque peu inutile pour les juges. De ce point de vue, le droit d’évocation serait peut-être plus efficace, dans la mesure où le Conseil constitutionnel n’y aurait probablement recours que dans les cas où il jugerait probable, après un examen sommaire du dossier, qu’une décision d’annulation devrait être finalement prononcée.
En tout état de cause, comment analysez-vous chacune de ces deux solutions ?
M. Claude Goasguen. Je remercie MM. les bâtonniers de leur contribution à notre réflexion sur ce sujet. On peut en effet estimer qu’il s’agit d’une période intermédiaire, le système étant appelé à évoluer. Encore faut-il lui laisser un peu de temps pour fonctionner avant de tirer des conclusions et de chercher à le modifier.
S’agissant du droit d’évocation, je crois que nous devons faire très attention. On a parlé de « cour suprême », mais j’ai aussi le souvenir des cours souveraines. Nous devons veiller à ce que le Conseil constitutionnel, déjà gorgé de pouvoirs considérables en matière législative, ne puisse, en plus, effectuer un contrôle de la jurisprudence. Vous avez opéré, monsieur le vice-bâtonnier, une distinction utile entre le fond de l’affaire et la loi, le Conseil étant seulement juge de cette dernière. Mais – et la Cour de cassation l’a bien compris – à partir du moment où le Conseil se ferait juge de la jurisprudence, il serait aussi amené à juger du fond. Dans une telle hypothèse, ses pouvoirs dépasseraient même ceux d’une cour suprême, et il deviendrait alors nécessaire de se pencher sur la question de sa composition.
Il ne vous a pas échappé que plusieurs anciens parlementaires faisant partie de nos amis siégeaient au Conseil constitutionnel. Or, en matière de garde à vue, le Conseil a mis en cause des dispositions qui avaient été votées avec chaleur par les mêmes amis ! À terme, cela finira par poser un problème, au point que l’on pourrait être poussé à donner un caractère plus judiciaire et administratif à la composition du Conseil, qui à l’origine n’était pas prévu pour cela.
Il est vrai que la Cour de cassation – contrairement au Conseil d’État – appréhende avec une certaine mauvaise humeur le principe de la question prioritaire de constitutionnalité. À cet égard, la proposition de Jean-Jacques Hyest est intéressante. Mais on peut penser que la Cour verrait d’un œil très critique l’institution d’un droit d’évocation qui, en tout état de cause, introduirait un bouleversement considérable de notre système politique et de notre système judiciaire. Comme nous le confirmera probablement son premier président, Vincent Lamanda, je ne vois pas la Cour de cassation accepter aussi facilement d’être dominée par une cour suprême, ni a fortiori par une cour souveraine – qui de surcroît mettrait en cause le pouvoir du Parlement.
M. Thierry Wickers. Il va sans dire que le débat a également des connotations politiques, mais je me garderai d’entrer sur ce terrain.
Il est incontestable que le droit d’évocation d’une juridiction et le droit d’appel d’une partie répondent à deux philosophies totalement différentes. Le premier renvoie au système des juridictions anglo-saxonnes – que l’on parle de la toute récente juridiction suprême du Royaume-Uni ou de la Cour suprême des États-Unis. Les Anglo-saxons emploient, pour désigner une telle procédure, l’expression cherrypicking : on choisit une cerise et on la croque. Lors d’un débat sur le fonctionnement des cours suprêmes, j’ai été frappé de constater que parmi les conditions de recevabilité d’un « pourvoi » au Royaume-Uni, il y avait l’opportunité pour le juge de juger au moment où le problème se pose. Autrement dit, même si toutes les autres conditions juridiques sont réunies, le juge peut renoncer à trancher un problème s’il a le sentiment que le moment n’est pas favorable. C’est une philosophie totalement différente de la nôtre et cela ne manque pas d’avoir des effets sur la juridiction titulaire du pouvoir d’évocation. C’est pourquoi il vaudrait mieux se montrer plus modestes et, au risque de générer un contentieux supplémentaire – mais les avocats sont là pour l’empêcher : l’effet mécanique de toute intervention d’un conseil professionnel auprès d’une partie est de dissuader les recours fantaisistes –, opter plutôt pour un mécanisme d’appel, qui répondrait mieux à la logique de notre système. Même si la question prioritaire de constitutionnalité est un procès particulier, elle reste, au moins au départ, la chose des parties engagées dans l’instance.
M. Jean-Yves Le Borgne. Pour ma part, je soutiens le droit d’évocation. Nous ne sommes pas dans un système où la saisine d’une juridiction – qu’elle soit initiale ou supérieure – par une partie entraîne systématiquement l’examen du problème. Ce qui caractérise la procédure de la question prioritaire de constitutionnalité, c’est que la transmission est seulement possible. Or si, par exemple, une décision de la Cour de cassation de ne pas transmettre pouvait faire l’objet d’une procédure d’appel, nous serions dans un système où la transmission ne serait que facultative et liée à l’opportunité. Les Anglo-saxons ont sans doute des formules un peu lapidaires, mais entre le cherrypicking et le choix de la Cour de cassation, y a-t-il vraiment une différence ? Le principe est le même !
Ainsi, je pense que le Conseil constitutionnel aurait légitimité à déterminer si l’interprétation de la loi entre ou non dans le champ de son action. Si une loi peut être interprétée au point de lui faire dire ce que certains mauvais esprits considèrent comme le contraire de sa lettre, ce n’est pas parce que la loi est mauvaise, mais parce qu’elle est insuffisante et laisse une trop grande marge d’interprétation. Donc, l’évocation, c’est-à-dire l’appréciation par le Conseil constitutionnel du sérieux d’une question prioritaire de constitutionnalité n’ayant pas l’aval des juridictions têtes de file « inférieures » – ce dernier qualificatif m’a échappé –, pourrait être le moyen de mieux faire fonctionner le système de filtrage. Et si le Conseil constitutionnel, comme dans l’arrêt relatif à la garde à vue, continue à faire preuve de sagesse en se contentant d’indiquer pourquoi la norme existante est insuffisante ou contraire aux grands principes, sans pour autant dicter le contenu de la loi qui doit être adoptée en remplacement, nous resterons dans un système où les pouvoirs sont équilibrés. Le contrôle du Conseil constitutionnel ne s’exercerait pas sur le législateur – il lui laisse au contraire une vaste capacité d’invention – mais il pourrait le cas échéant s’exercer sur une interprétation abusive de la loi.
M. Claude Goasguen. L’interprétation est ce qui fait le charme de notre système juridique !
M. Jean-Yves Le Borgne. C’est un charme auquel tous les justiciables ne sont pas sensibles ; tout dépend du côté où on se place. Ainsi, en matière de prescription, les délais sont précis, connus, clairs et respectés. Mais à partir du moment où le point de départ de ce délai est un curseur sur lequel le juge peut agir, parce que la loi n’indique pas à partir de quel moment on doit computer le délai, on peut affirmer que la loi est insuffisante. Et cela pose, du point de vue de la sécurité juridique comme de celui du traitement égalitaire des justiciables, un problème sur lequel le Conseil constitutionnel pourrait être amené à se pencher. Dans cette hypothèse, le Conseil ne préciserait pas quelles doivent être les modalités de prescription, mais il rappellerait que celles-ci doivent être suffisamment claires pour que le justiciable ne soit pas livré à l’aléa des interprétations.
Il ne s’agit pas de priver la Cour de cassation de ses pouvoirs – s’agissant du Conseil d’État, son caractère strictement juridique le met à l’abri de certaines pulsions. C’est justement la dimension de souveraineté dans l’appréciation de la loi, c’est-à-dire dans l’interprétation, qui fait toute la difficulté de l’intervention du juge judiciaire. Et si le juge constitutionnel se voit privé du droit de contrôler cette interprétation, vous risquez d’être amenés, en tant que législateur, à intervenir à tout propos. Or il ne serait pas sain que des conflits de pouvoirs conduisent le législateur à contredire les interprétations du juge judiciaire. Une solution équilibrée serait que le juge constitutionnel, s’il estime que l’interprétation de la loi est allée trop loin, puisse indiquer que le texte qui doit la contraindre et la guider est lui-même insuffisant.
M. le président Jean-Luc Warsmann. Je vous remercie, messieurs, pour vos interventions.
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Audition de M. Jean-Marc SAUVÉ, Vice-président du Conseil d'État et de M. Bernard STIRN, président de la section du contentieux.
M. le président Jean-Luc Warsmann. Nous avons le plaisir de recevoir maintenant M. Jean-Marc Sauvé, vice-président du Conseil d'État, ainsi que
M. Bernard Stirn, président de la section du contentieux.
M. Jean-Marc Sauvé, Vice-président du Conseil d'État. Je tiens tout d’abord à remercier votre Commission d’avoir souhaité nous entendre pour cette première évaluation de la loi organique du 10 décembre 2009 relative à l’application de l’article 61-1 de la Constitution.
Dès l’origine, la juridiction administrative a été associée, dans le cadre de ses attributions constitutionnelles comme dans celui des consultations effectuées depuis le lancement des travaux du « comité Balladur », à l’élaboration de cette réforme majeure. Avec le Conseil constitutionnel, concerné au premier chef, mais aussi avec la Cour de cassation, elle est aujourd’hui un acteur résolu de son application. Je suis donc particulièrement heureux qu’elle soit associée aujourd’hui à l’évaluation de la question prioritaire de constitutionnalité, la QPC, et puisse ainsi apporter sa contribution à « la réconciliation entre l’esprit public et les institutions, entre la société et les pouvoirs publics », pour reprendre les mots du président Warsmann.
Dans cet exposé liminaire, je me propose tout d’abord de dresser un état des lieux de la QPC, du point de vue de la juridiction administrative, six mois après l’entrée en vigueur de la loi organique. J’esquisserai ensuite un bilan de l’application de cette réforme par le Conseil d’État et les juridictions qui en relèvent. J’en viendrai, enfin, aux questions rémanentes que l’application de la loi organique peut encore poser. Je crois pouvoir répondre ainsi à l’ensemble du questionnaire que vous avez bien voulu nous transmettre préalablement.
L’état des lieux qui peut être dressé à ce stade de l’application de la QPC par les juridictions administratives revêt une double dimension, quantitative et qualitative.
Sur le plan quantitatif, au 26 août 2010 les tribunaux administratifs et les cours administratives d’appel avaient enregistré 507 questions prioritaires de constitutionnalité – 346 pour les tribunaux administratifs et 161 pour les cours administratives d’appel ; 71 de ces questions avaient alors été transmises au Conseil d’État. Nous ne connaissons pas le nombre des questions prioritaires de constitutionnalité soumises aux juridictions administratives spécialisées, en l’absence de recensement sur ce point, mais il est probablement très modeste. À l’heure actuelle, seules deux QPC ont été transmises au Conseil d’État par ces juridictions, l’une par le Conseil national de l’ordre des sages-femmes, l’autre par la Cour régionale des pensions de Poitiers.
Sous réserve d’une certaine marge d’incertitude, il n’existe qu’un seul cas dans lequel la transmission d’une question prioritaire de constitutionnalité par l’une des juridictions relevant du Conseil d’État n’a pas débouché sur un sursis à statuer de cette juridiction. Il s’agit d’une requête en matière de droit au logement opposable, contentieux dans lequel le tribunal administratif doit statuer dans un délai de deux mois, en application de l’article R. 778-1 du code de justice administrative. En l’espèce, l’absence de sursis à statuer correspond bien à l’une des hypothèses prévues au troisième alinéa de l’article 23-3 de l’ordonnance du 7 novembre 1958. Le sursis à statuer paraît en revanche s’être appliqué à toutes les autres QPC, y compris dans le domaine du contentieux des étrangers.
De même, bien que notre recul soit à ce jour très insuffisant, il n’existe pas, à notre connaissance, de cas dans lequel le refus de transmettre une question aurait été contesté à l’occasion d’un recours contre la décision réglant le litige. Nous avons en tout cas la certitude qu’aucun recours de ce type n’est actuellement pendant devant le Conseil d’État, en particulier lorsque des questions prioritaires de constitutionnalité ont été posées, devant les tribunaux administratifs, dans des litiges qui ne sont susceptibles que d’un pourvoi en cassation.
Toujours au 26 août dernier, le Conseil d’État avait été saisi directement de 104 QPC. Et sur l’ensemble des QPC qui avaient été traitées à cette date – au nombre de 130, tous modes de saisine confondus –, le Conseil d’État en a transmis 33 au Conseil constitutionnel, par 30 décisions juridictionnelles, la différence s’expliquant par la jonction de certaines affaires. Parmi ces 33 questions, 12 avaient été transmises par les tribunaux administratifs et les cours administratives d’appel et 21 directement soumises au Conseil d’État. Ce dernier a donc transmis au Conseil constitutionnel 25,4 % des QPC sur lesquelles il a statué. À ces 33 questions renvoyées, il conviendrait d’en ajouter 18 faisant l’objet d’un sursis à statuer dans l’attente de la décision du Conseil constitutionnel sur des questions analogues déjà transmises. Devant le Conseil d’État, il n’existe aucun cas dans lequel le renvoi d’une QPC ne s’est pas accompagné d’un sursis à statuer.
Il me paraît également utile de préciser que l’essentiel des QPC enregistrées au Conseil d’État concerne la matière fiscale, qui représente environ 35 % du total. Le droit social et le droit des collectivités territoriales constituent les deux autres principaux domaines dans lesquels des questions prioritaires de constitutionnalité sont posées – respectivement, environ 17 % et 10 % des questions enregistrées. La place du contentieux fiscal est encore plus déterminante au niveau des cours et des tribunaux administratifs : 64 % des QPC enregistrées et 54 % des questions transmises au Conseil d’État portent sur cette matière.
Quant au délai moyen de jugement des questions prioritaires de constitutionnalité, il s’est établi devant le Conseil d’État, tous modes de saisine confondus, à 51 jours. Le délai minimum de traitement d’une QPC a été d’un jour, le délai maximum de 2 mois et 28 jours.
La représentation des parties devant le Conseil d’État en matière de QPC a été assurée par des avocats à la Cour dans 41,2 % des cas ; les questions présentées par le ministère d’un avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation ont représenté 34,5 % du total ; celles présentées sans ministère d’avocat, 24,3 %.
Parmi les critères retenus par le Conseil d’État pour écarter une QPC, le plus usité est, de loin, celui tiré de l’absence de caractère sérieux de la question, puisqu’il motive environ 75 % des refus de transmission. Il se conjugue avec celui de l’absence de caractère nouveau, lequel ne pourra être que rarement employé compte tenu de l’interprétation retenue par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 3 décembre 2009. Le critère tiré de ce que la disposition contestée ne doit pas avoir été déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d’une décision du Conseil constitutionnel a pu également être utilisé, mais dans une bien moindre mesure – environ 6 % des refus de transmission. Il en va de même de la condition d’applicabilité de la disposition au litige, qui ne constitue que rarement un fondement de refus de transmission – ce critère ne représente qu’environ 10 % des cas. Il arrive par ailleurs que des QPC soient écartées en raison d’un incident de procédure – désistement ou non-lieu, par exemple.
Sur le plan qualitatif, je ne procéderai pas à une analyse approfondie des décisions rendues mais j’insiste sur le fait qu’au cours des quatre mois d’application « visible » de la loi organique, en excluant donc les mois de mars et d’août, une part non négligeable des questions qui avaient été soulevées, notamment par la doctrine, mais aussi par les juges, lors de la préparation du projet de loi organique et après son adoption, ont été résolues et que des éléments de réponse importants ont commencé d’être apportés à celles qui demeurent pendantes.
Tout d’abord, le champ d’application du dispositif a été précisé. Ainsi, la notion de « disposition législative » prévient d’interroger le Conseil constitutionnel, à titre préjudiciel, sur l’interprétation d’une norme constitutionnelle en vue de son application dans un litige, ou, cela va de soi, sur la constitutionnalité de dispositions réglementaires. S’agissant de la notion des « droits et libertés que la Constitution garantit », ont été tranchées, par exemple, les questions délicates de savoir si l’incompétence négative du législateur entre dans le champ de cette procédure, ou si une loi autorisant la ratification d’un traité est susceptible de faire l’objet d’une QPC. La question de savoir si une QPC peut porter sur une loi abrogée, mais en vigueur à la date du litige, a également été résolue par deux décisions, l’une du Conseil constitutionnel et l’autre du Conseil d’État dans l’affaire Guibourt, toutes deux rendues le 23 juillet 2010.
Dans son interprétation des critères de transmission des QPC, le Conseil d’État s’est attaché à retenir une lecture pleinement conforme à la lettre et à l’esprit de la loi organique. La condition d’applicabilité de la disposition au litige est ainsi appréciée de manière large, indépendamment de l’appréciation qui pourrait en être faite dans les contentieux classiques. Par exemple, il a été jugé qu’une disposition susceptible d’être interprétée comme régissant la situation à l’origine d’un litige est « applicable au litige au sens et pour l’application de l’article 23-5 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 ». Selon une logique similaire, le Conseil d’État a confirmé le caractère cumulatif des deux critères tirés de ce que la disposition contestée n’a pas été déclarée conforme à la Constitution, ni dans les motifs, ni dans le dispositif d’une décision du Conseil constitutionnel, tout en estimant que l’existence d’une déclaration préalable de conformité s’apprécie indépendamment du motif de cette déclaration. L’appréciation du caractère nouveau de la question se fait, quant à elle, selon une grille d’analyse directement issue de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, qui a précisé la nature alternative de ce critère et en a donné une interprétation restrictive.
Je soulignerai, pour achever cet état des lieux, que le Conseil d’État s’attache, dans la motivation de ses décisions de transmission au Conseil constitutionnel, à faire preuve d’un certain laconisme, afin d’éviter tout pré-jugement de la question de constitutionnalité elle-même. Les refus de transmission sont, en revanche, davantage motivés. Le Conseil d’État veille aussi, dans un but de sécurité juridique et d’efficacité du dispositif, à renvoyer au Conseil constitutionnel des questions portant sur des ensembles cohérents de dispositions, alors même que certaines d’entre elles pourraient n’être pas immédiatement applicables au litige.
J’en viens au bilan.
À l’aune de ces différents éléments, l’appréciation que l’on peut porter sur les premiers mois d’application de l’article 61-1 de la Constitution est, à nos yeux, particulièrement positive. L’état des lieux que je viens de dresser souligne la pertinence des choix faits par le législateur organique. Je le souligne d’autant plus volontiers que des solutions assez ou même substantiellement différentes avaient pu être évoquées ou proposées, y compris par moi-même, lors des consultations qui ont précédé la révision de la Constitution et l’adoption de la loi organique.
En l’état actuel, le dispositif mis en place permet d’atteindre les trois objectifs assignés par le législateur organique.
Le premier de ces objectifs était d’« assurer la constitutionnalité de l’ordre juridique ». Le mécanisme du double filtre et les critères de renvoi des questions au Conseil constitutionnel qui ont été retenus permettent, à l’évidence, d’œuvrer efficacement en ce sens.
Ce premier objectif ne peut être atteint qu’à la condition que le juge constitutionnel soit effectivement saisi des seules véritables questions de constitutionnalité qui se posent à l'occasion d'une instance en cours devant une juridiction. Cela implique qu’il puisse pleinement remplir son office en la matière, sans être submergé par des questions qui n’en relèvent clairement pas. Il en résulte un devoir de coopération loyale entre les juridictions suprêmes de chaque ordre de juridictions et le Conseil constitutionnel, impliquant de transmettre toutes les dispositions législatives suscitant un doute raisonnable quant à leur conformité à la Constitution, et d’écarter les autres. Le Conseil d’État s’est résolument inscrit dans cette perspective en prenant le risque, avant que ne se cristallise la jurisprudence du Conseil constitutionnel, de lui renvoyer un peu trop de questions plutôt que trop peu. À cet égard, je constate qu’un nombre important de questions de constitutionnalité délicates, en lien avec des droits et libertés particulièrement sensibles, ont été transmises au Conseil constitutionnel et tranchées par lui. On peut penser, par exemple, aux questions liées à la cristallisation des pensions et à l’interdiction de se réclamer d’un préjudice du fait de sa naissance. Je me garderai bien sûr de négliger les importantes questions soumises par la Cour de cassation et concernant notamment la garde à vue, les juridictions maritimes ou la peine d’inéligibilité.
Je constate par ailleurs que, si le nombre de questions transmises au Conseil constitutionnel au cours du dernier semestre par les deux ordres de juridictions a été particulièrement important, et assez supérieur aux prévisions qui pouvaient être faites, le double filtre instauré par la Constitution et la loi organique a permis de rejeter un nombre non négligeable de questions indigentes ou manifestement dénuées de fondement, ce qui a favorisé le bon accomplissement de la mission dévolue au Conseil constitutionnel. Ce double filtre et les conditions dont il est assorti permettent en outre, et c’est un point important à mes yeux, de conserver une certaine solennité à la saisine du juge constitutionnel, ou autrement dit de ne pas rendre anodine la contestation de la loi. Ce mécanisme concilie, d’une part, le respect de l’autorité de la loi et l’impératif de sécurité juridique et, d’autre part, l’objectif d’assurer la constitutionnalité de notre ordre juridique.
Certes il est possible qu’à terme, la jurisprudence constitutionnelle sur l’interprétation des critères et des conditions de renvoi des questions, ainsi que sur la portée des normes constitutionnelles de fond, conduise le Conseil d’État, en régime de croisière, à réduire le nombre des saisines par rapport au flux soutenu observé depuis le mois d’avril. La vérification progressive de la constitutionnalité du « stock » de législation en vigueur à la date du 1er mars dernier contribuera aussi à cette évolution. L’important n’est pas le volume, mais la pertinence des saisines du Conseil constitutionnel et la garantie que les lois appliquées dans notre pays sont bien conformes à la Constitution. À cet égard, les décisions de conformité rendues par le Conseil constitutionnel ne revêtent pas moins de portée et de signification que les décisions de non-conformité, dès lors qu’elles viennent purger des contestations sérieuses portant sur la validité de dispositions législatives.
Il reste que certaines questions relatives au champ d’application de la QPC devront encore être précisées ou résolues. Je pense en particulier, mais pas seulement, à l’invocation de l’incompétence négative du législateur, dont les critères d’appréciation, après une première décision très nette rendue en matière fiscale, doivent encore être précisés dans d’autres matières. Je pense également à la possibilité de transmettre une question portant sur la contrariété entre les droits et libertés que la Constitution garantit et l’interprétation d’une disposition législative par le juge. Sur ce sujet, le Conseil d’État a déjà pris position, dans les décisions Mortagne du 25 juin 2010 et SCI la Saulaie du 16 juillet 2010, en jugeant indissociable la loi de son interprétation par la jurisprudence.
Cela étant, on ne peut qu’être très favorablement impressionné par la capacité du dispositif conçu par le législateur organique à remplir le premier objectif qui lui était assigné, en s’autorégulant de manière satisfaisante dans un délai extrêmement bref.
Le deuxième objectif, qui consistait à « permettre au citoyen de faire valoir des droits constitutionnels » et de se réapproprier la plus haute norme de notre ordre juridique, est à nos yeux lui aussi en voie d’être atteint.
Une crainte plusieurs fois exprimée au cours des réflexions qui ont précédé la révision de la Constitution et le vote de la loi organique concernait l’effet d’éviction qu’aurait pu avoir le droit international sur la procédure de la question de constitutionnalité, du fait de l’équivalence que l’on rencontre fréquemment dans la définition des droits et libertés garantis par ces deux sources juridiques et dans la protection apportée par elles et, par ailleurs, d’une pratique plus ancienne du maniement des sources européennes et internationales par les justiciables et les avocats devant les juridictions – depuis 1975 dans l’ordre judiciaire et depuis 1989 dans l’ordre administratif. Les chiffres que j’ai rappelés – 610 QPC posées devant l’ensemble des juridictions administratives depuis le 1er mars – mettent en évidence que cet effet d’éviction n’a pas eu lieu et que les justiciables sont bien résolus à s’approprier les droits et libertés que la Constitution garantit.
Ont bien sûr concouru à ce succès la force expressive des décisions du Conseil constitutionnel, ainsi que l’efficacité – par leur effet erga omnes – des décisions de non-conformité, lesquelles ont pour effet d’abroger les dispositions non conformes à la Constitution, le cas échéant avec un effet différé et des mesures transitoires.
À cela s’ajoute le fait que plusieurs décisions importantes rendues par le Conseil constitutionnel ont très clairement mis en évidence la volonté des justiciables et la nécessité juridique de clarifier, au regard des droits et libertés que la Constitution garantit, des questions qui auraient pu, de prime abord, être regardées comme ayant été déjà résolues par l’application du droit international. Tel était le cas, par exemple, de la question portant sur l’application rétroactive de la loi du 4 mars 2002 et des questions relatives au régime de cristallisation des pensions des anciens combattants, sur lesquelles la Cour européenne des droits de l’homme avait déjà été amenée à statuer ou était appelée à le faire. Au-delà de cette exigence de clarification, les justiciables et leurs conseils prennent conscience que le champ des droits et libertés garantis par notre Constitution est plus large que le champ protégé par les instruments internationaux relatifs aux droits de l’homme : des dispositions « insaisissables » au regard de ces derniers peuvent être à bon droit critiquées au regard de notre loi fondamentale. J’observe d’ailleurs que les trois principaux domaines juridiques dans lesquels nous voyons poser des QPC – le droit fiscal, le droit social et le droit des collectivités territoriales – font partie de ceux dans lesquels le droit européen a une influence limitée.
Parallèlement à cette logique d’appropriation de la Constitution par les citoyens, les premiers mois d’application de l’article 61-1 ont permis d’approfondir certaines dynamiques au sein de la juridiction administrative.
D’une part, l’objectif d’efficacité que nous nous sommes fixé nous a conduits à perfectionner, dans le cadre de la mise en œuvre de la QPC, certains instruments que nous avions déjà mis en place dans le but de rationaliser le traitement des flux contentieux. Je pense notamment au dispositif qui permet, au sein de la juridiction administrative, le regroupement des affaires posant des questions analogues. Ce système permet de ne mener à son terme complet qu’une seule des affaires et de régler ensuite, au regard de la solution retenue, toutes celles qui sont restées en suspens. On évite ainsi que la même question soit étudiée par plusieurs juridictions et que le Conseil constitutionnel se trouve saisi de questions multiples portant sur des sujets identiques.
D’autre part, l’organisation qui a été retenue au Conseil d’État et dans les autres juridictions administratives, consistant à laisser les formations de jugement ordinaires assurer le filtrage des questions posées dans les matières qu’elles sont accoutumées à traiter, contribue de manière certaine à la dynamique d’efficacité et, en même temps, à l’appropriation du droit constitutionnel par chacun des membres de la juridiction.
Largement et bien utilisée, la QPC a eu pour effet de placer la Constitution au cœur du débat contentieux devant les juridictions administratives, en conduisant les justiciables ainsi que les juges à s’approprier la clef de voûte de notre ordre juridique.
Quant au troisième objectif auquel doit tendre le dispositif de la QPC, qui est d’« assurer la prééminence de la Constitution » dans notre ordre juridique, il requiert au préalable une articulation sereine entre la norme constitutionnelle et le droit international, en particulier le droit de l’Union européenne. Cette articulation est aujourd’hui réalisée à bien des égards, même si le processus qui y a conduit n’a pas été exempt d’incertitudes et d’interrogations, voire de tensions.
J’en arrive aux questions suscitées par l’application de la loi organique.
Celle qui concerne la conciliation du caractère prioritaire de la question de constitutionnalité avec les exigences liées à l’application du droit de l’Union européenne, en particulier la condition d’effectivité de ce droit, telle qu’elle est interprétée par la Cour de justice depuis son arrêt Simmenthal du 9 mars 1978, avait été évoquée à plusieurs reprises au cours des réflexions menées lors de l’élaboration de la loi organique et, en premier lieu, dans l’avis rendu par le Conseil d’État le 2 avril 2009, lorsqu’il a été oralement saisi en séance de la priorité à donner, au regard d’un même droit garanti, au moyen de constitutionnalité sur celui de conventionalité.
Si des incertitudes pouvaient encore subsister à la lecture du texte de la loi organique tel qu’il a été adopté, elles ont été réglées de manière satisfaisante par la décision du Conseil constitutionnel du 12 mai 2010, à laquelle a fait écho celle du Conseil d’État du 14 mai de la même année, puis par l’arrêt de la Cour de justice de l’Union européenne du 22 juin 2010. Cet important arrêt n’a pas marqué une rupture, mais plutôt un approfondissement de la jurisprudence de la Cour de justice et n’a donc pas constitué une surprise. Sa lecture ne prête pas, selon moi, à hésitations ou à interrogations.
La rédaction retenue par la Cour est certes prudente, mais cette attitude s’explique aisément par un souci légitime de ne pas se placer en position d’arbitrer une divergence d’interprétation entre plusieurs cours suprêmes d’un même État au sujet d’une norme interne. La signification de l’arrêt n’en reste pas moins dépourvue d’ambiguïté : la loi organique relative à l’application de l’article 61-1 de la Constitution, telle qu’elle a été interprétée par la décision du 12 mai 2010, ne peut qu’être compatible avec le droit de l’Union.
Il en résulte que la question de constitutionnalité est bien prioritaire aussi longtemps que l’obligation d’assurer le plein effet du droit de l’Union n’y fait pas obstacle. Le juge français peut donc saisir la Cour de Luxembourg de toute question préjudicielle qu’il juge nécessaire à tout moment de la procédure, notamment avant la procédure incidente de contrôle de constitutionnalité ou à l’issue de celle-ci. Il peut – selon les termes de l’arrêt de la CJUE du 22 juin – « adopter toute mesure nécessaire afin d’assurer la protection juridictionnelle provisoire des droits conférés par l’ordre juridique de l’Union » et « laisser inappliquée, à l’issue d’une telle procédure incidente, la disposition législative nationale en cause s’il la juge contraire au droit de l’Union ».
Par un obiter dictum, la Cour a en outre réglé l’hypothèse particulière dans laquelle un grief d’inconstitutionnalité serait dirigé contre une loi transposant correctement une directive de l’Union. Un tel grief pourrait revenir à mettre en cause la validité de la directive elle-même au regard d’un principe matériellement identique protégé par l’ordre juridique de l’Union. Or il appartient à la seule Cour de justice de porter une telle appréciation dans cet ordre juridique. Dans une pareille hypothèse, la question de la validité de la directive revêtirait, selon la Cour, un caractère préalable. Une articulation raisonnable de cette solution avec le mécanisme de la QPC pourrait conduire le juge interne, administratif ou judiciaire, à s’inspirer directement de la logique suivie par le Conseil d’État dans son arrêt Arcelor Atlantique et Lorraine du 8 février 2007, et à poser simultanément une QPC sur la loi au Conseil constitutionnel et une question préjudicielle à la Cour de justice sur la question de la validité de la directive, sous réserve de s’être assuré au préalable de l’équivalence des protections apportées par le droit interne et par le droit de l’Union et, au besoin, en requalifiant le moyen présenté par le justiciable.
Une deuxième question suscitée par l’application de la loi organique porte sur le point de savoir s’il est nécessaire de permettre au Conseil d’État, comme d’ailleurs à la Cour de cassation, de prendre des mesures provisoires ou conservatoires lorsqu’il est saisi d’une QPC. Cette question a pu naître d’une certaine lecture de l’arrêt de la Cour de justice du 22 juin 2010 mais, devant le juge administratif, elle n’a pas véritablement d’objet. Lorsque le Conseil d’État statue en tant que juge du fond, il peut d’ores et déjà – tout comme les tribunaux administratifs et les cours administratives d’appel – prendre les mesures provisoires ou conservatoires nécessitées par l’urgence, y compris, le cas échéant, dans l’objectif d’assurer la protection juridictionnelle provisoire des droits conférés par l’ordre juridique de l’Union. Statuant comme juge de cassation, le Conseil d’État pourrait régler cette question par la voie jurisprudentielle en reconnaissant à son juge des référés la compétence de prendre de telles mesures.
Conviendrait-il, en dernier lieu, d’instaurer un mécanisme d’appel des décisions par lesquelles les cours suprêmes refuseraient de renvoyer des QPC au Conseil constitutionnel ? Un tel mécanisme pourrait certes être considéré comme apportant un supplément de régulation au système de la QPC. Pourtant, même si nous ne disposons que d’un modeste recul, le caractère très positif du bilan de l’application de la loi organique ne plaide pas pour la mise en place, en tout cas à bref délai, d’une telle voie de recours. Elle aurait en effet pour conséquence de neutraliser le filtre des cours suprêmes, en permettant à tous les justiciables insatisfaits de saisir le Conseil constitutionnel. Ce dernier se trouverait alors submergé de toutes les demandes fantaisistes ou manifestement infondées que le mécanisme du filtre a justement pour objet et pour effet de lui épargner.
De même, nous ne proposons pas, à ce stade, de modifier les critères du filtre tels qu’ils ont été définis par la loi organique. Les avantages éventuels d’un assouplissement du second filtre, celui des cours suprêmes, paraissent en effet bien aléatoires au regard de ses inconvénients : il pourrait en résulter un sérieux alourdissement, tout à fait inutile, de la charge du Conseil constitutionnel. Selon les données disponibles, à peine plus de 5 % des affaires de QPC traitées par les cours administratives d’appel et les tribunaux administratifs sont transmises par le Conseil d’État au Conseil constitutionnel. Autrement dit, 95 % sont rejetées. Ce constat plaide en faveur du double filtre, assorti de critères plus restrictifs à la seconde étape – comme c’est aujourd’hui le cas : en l’état, le « taux de sélection » des QPC s’élève à environ 22 % au premier filtrage et à 24 % au second. Au total, les règles fixées par la loi organique me paraissant d’une grande pertinence, il me semble que le réglage très fin qui reste à assurer dans l’application pourrait être mieux assuré par les juges que par une retouche immédiate des dispositions en vigueur.
En conclusion, le système mis en place par la loi organique du 10 décembre 2009 fonctionne bien. Il a, certes, suscité de virulentes controverses au cours du deuxième trimestre, mais il a produit des résultats importants et même spectaculaires, tant par le nombre que par l’importance des questions posées et résolues, lesquelles portaient sur des enjeux majeurs. Au regard de ces résultats et de la capacité d’autorégulation dont le dispositif créé par le législateur organique a fait preuve, il n’existe pas, en l’état, de motif déterminant de procéder à une modification de la loi. À en juger par le nombre et l’importance des interrogations qui étaient formulées il y a six mois et auxquelles une réponse a été apportée, on peut gager que celles qui subsistent en trouveront également une dans les six prochains mois. Si tel n’était pas le cas, ou si de nouvelles questions apparaissaient, il serait alors temps, un an après l’entrée en vigueur du dispositif, d’utiliser la voie législative pour apporter les solutions nécessaires.
M. Bernard Stirn, président de la section du contentieux du Conseil d'État. La mise en œuvre de la question prioritaire de constitutionnalité a constitué, depuis le mois de mars dernier, un travail très important et très stimulant pour la section du contentieux.
Il s’agit d’un travail important : nous nous situons dans la fourchette haute des prévisions initiales. Celles-ci étaient naturellement difficiles à réaliser, mais nous nous attendions à des chiffres moins élevés que ceux évoqués par le vice-président. Cela démontre l’appropriation de la procédure par les justiciables et leurs conseils. Il est possible que le nombre de dossiers décroisse légèrement à l’avenir car un effet d’appel a pu se produire, provoquant la contestation de textes que, jusque-là, il n’était pas possible de contester ; en outre, la jurisprudence que le Conseil constitutionnel a commencé d’établir va désormais fixer un cadre. Cela dit, la procédure n’est applicable que depuis quelques mois. Nous y verrons plus clair après une année complète d’application du dispositif. J’ajoute que la tâche s’est révélée d’autant plus lourde que les délais sont brefs : il a fallu assurer une instruction accélérée et réaliser un travail immédiat sur les dossiers présentés.
Ce fut un travail passionnant pour les membres de la section du contentieux : il convenait de donner de premières interprétations, d’établir la manière dont les décisions devaient être rédigées, tout en se tenant à l’écoute du Conseil constitutionnel.
Les procédures retenues me paraissent tout à fait adaptées. Je voudrais souligner, en particulier, l’intérêt du mémoire distinct prévu par le législateur organique : il est important que la question de la constitutionnalité soit séparée du fond du dossier. C’était un choix très judicieux. En ce qui concerne l’utilisation des procédures de droit commun, nous avons très vite constaté – et nous n’avons d’ailleurs jamais éprouvé d’hésitation sur ce point – que pour statuer rapidement et avec sûreté sur une question de constitutionnalité, il importait de bien connaître l’environnement juridique du dossier : il est essentiel pour le bon fonctionnement de la procédure et pour le respect des délais que les questions de droit fiscal, par exemple, soient traitées par les formations du Conseil d’État compétentes en matière fiscale, ou que les questions relatives au droit du travail le soient par les sous-sections qui ont l’habitude d’en traiter.
Ma dernière observation portera sur la gestion des séries, en usage depuis longtemps devant les juridictions administratives. Ce mécanisme, qui permet des échanges très nombreux et très réguliers entre le Conseil d’État, les tribunaux administratifs et les cours administratives d’appel, a pu être mis en application, avec de très bons résultats, pour les questions prioritaires de constitutionnalité. De très nombreuses questions ont, en effet, été posées simultanément devant un assez grand nombre de juridictions, en particulier dans le domaine fiscal : la contestation d’une loi fiscale est souvent le fait de grands cabinets qui, intervenant à l’échelle nationale, posent la même question à un grand nombre de tribunaux administratifs. Il aurait été tout à fait déraisonnable que chacun de ces tribunaux l’examine et prenne une décision elle-même susceptible de contestation en appel. Notre mécanisme de gestion des séries a permis d’effectuer des regroupements, afin de ne traiter qu’un ou deux dossiers têtes de file et, le cas échéant, d’en saisir le Conseil constitutionnel.
M. Jacques Alain Benisti. Je comprends mal les craintes exprimées par le président Sauvé concernant la QPC. Je pense en particulier à la décision relative à la garde à vue. Si une disposition législative porte réellement atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit, les articles 23-1 à 23-7 de l’ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel apporteront les protections nécessaires.
M. Claude Goasguen. Plus que sur les questions transmises, j’aimerais en savoir davantage sur les refus de transmettre. Sur quels éléments vous fondez-vous ? C’est l’un des aspects essentiels de la jurisprudence en cours de formation.
M. Charles de La Verpillière. Vous avez indiqué que la question de savoir si l’incompétence négative du législateur pouvait faire l’objet d’une question prioritaire de constitutionnalité avait été tranchée. Pourriez-vous nous apporter des précisions ?
M. Jean-Marc Sauvé. Sur ce dernier point, le Conseil d’État a transmis une QPC portant sur la loi de 1966 qui, en bref, délègue au pouvoir réglementaire le soin de fixer le régime de déduction en matière de TVA. Cette incompétence négative évidente constituait-elle une atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit ? Ayant un doute, nous avons renvoyé la question au Conseil constitutionnel. Dans sa décision SNC Kimberly Clark du 18 juin 2010, il a répondu, en l’espèce, par la négative. Les termes de la motivation du Conseil constitutionnel conduisent toutefois à se demander si, dans d’autres cas, par exemple en matière de procédure pénale, une incompétence négative ne pourrait pas constituer une telle atteinte. Le cas échéant, nous devrons donc solliciter le Conseil constitutionnel, afin qu’il puisse préciser sa jurisprudence.
S’agissant des refus de transmettre les QPC, nous avons appliqué avec rigueur la lettre et l’esprit de la loi organique. Qu’il s’agisse d’apprécier si une disposition a déjà été déclarée conforme à la Constitution, ou si elle est applicable au litige, ou encore si la question est nouvelle et présente une difficulté sérieuse, nous n’avons pas entendu exercer un contrôle occulte de constitutionnalité des lois. J’ai utilisé tout à l’heure une formule qui ne figure dans aucune décision du Conseil d’État mais qui en résume assez bien l’esprit : le « doute raisonnable ». À partir du moment où un tel doute existe, nous transmettons la question au Conseil constitutionnel. Par conséquent, lorsque nous rejetons une question au motif qu’elle est dépourvue de caractère sérieux, c’est qu’elle n’est vraiment pas sérieuse.
Monsieur Benisti, comprenez bien que nous ne formulons aucune critique sur les termes de la loi organique, dont je célèbre en tous points la pertinence et les mérites. À nos yeux, pas une ligne ne mérite d’être modifiée. Il nous apparaît néanmoins que la régulation du système pourrait être parachevée dans les mois qui viennent.
M. Bernard Stirn. Les refus de transmettre, effectivement nombreux, donnent lieu de la part du Conseil d’État à des décisions motivées, établissant pourquoi, compte tenu de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, le grief d’inconstitutionnalité n’a pas un caractère sérieux.
Les dossiers les plus nombreux dont nous avons été saisis invoquaient la méconnaissance du principe d’égalité devant l’impôt. Même si l’on peut avoir une hésitation dans certains cas, il existe désormais une jurisprudence très nourrie du Conseil constitutionnel sur ce sujet : d’où de très nombreux arrêts par lesquels nous avons jugé qu’il n’existait pas de difficulté sérieuse. D’autres cas portaient sur la question de savoir si la loi garantissait le droit à un recours effectif : souvent, nous avons été amenés à constater que le grief n’était pas sérieux. Nous avons aussi été conduits plusieurs fois à conclure que le grief du caractère disproportionné des sanctions encourues n’était pas sérieux. Nous nous sommes appuyés, dans tous les cas, sur des jurisprudences bien établies du Conseil constitutionnel.
Enfin, dans les cas où nous avons transmis les QPC, j’observe que le Conseil a plus souvent jugé que la loi était conforme à la Constitution que l’inverse, ce qui montre que le filtre n’est pas très serré. J’ajoute que la différence entre les deux filtres est assez nette : en première instance, ce sont avant tout les recours fantaisistes qui sont éliminés ; puis, pour examiner si la question est sérieuse, le Conseil d’État et la Cour de cassation doivent entrer davantage dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel.
M. le président Jean-Luc Warsmann. Il me reste à vous remercier.
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Audition de M. Guy CARCASSONNE, Professeur à l’Université Paris Ouest Nanterre La Défense.
M. le président Jean-Luc Warsmann. J’ai maintenant le plaisir de souhaiter la bienvenue à M. Guy Carcassonne, professeur de droit public à l’université Paris Ouest Nanterre La Défense.
M. Guy Carcassonne, professeur à l’université Paris Ouest Nanterre La Défense. C’est toujours un plaisir et un honneur d’être auditionné par votre commission. Je m’efforcerai de répondre aux questions que vous avez bien voulu m’adresser.
Première question : « Quel regard portez-vous sur l’usage par les juridictions suprêmes des différents critères de filtre des questions prioritaires de constitutionnalité qui ont été prévus par le législateur organique ? »
Lors des travaux du comité Balladur, auquel j’ai eu la chance d’appartenir, puis des débats relatifs à la loi organique, nous avions été un certain nombre à redouter que le filtre ne devienne un bouchon. Pour être tout à fait honnête, mes suspicions se dirigeaient plutôt du côté du Conseil d’État ; la suite a démontré combien j’avais tort car celui-ci, depuis le premier jour, joue parfaitement le jeu de la réforme. Malheureusement, je ne suis pas sûr que l’on puisse en dire autant de la Cour de cassation : elle a pris des décisions dont on dira si l’on veut être poli qu’elles peuvent surprendre, si l’on veut être franc qu’elles sont choquantes, si l’on est rigoureux qu’elles provoquent la consternation.
S’agissant de la loi Gayssot, ses défenseurs comme ses adversaires constatent unanimement depuis sa promulgation qu’elle pose, à l’évidence, un problème grave au regard de la liberté d’expression. Prétendre qu’une question prioritaire de constitutionnalité sur ce point ne présente pas un « caractère sérieux » n’est pas sérieux. Je ne comprends pas, et je ne crois pas être le seul juriste dans ce cas, comment la Cour de cassation a pu balayer le sujet – à vrai dire sans la moindre argumentation réelle, mais en invoquant seulement le fait que les divers éléments qui figurent dans la loi Gayssot ont une définition juridique indiscutable, ce que personne ne songeait à contester. Quelle que soit la réponse que pourrait donner le Conseil constitutionnel, comment nier que le fait d’imposer par la loi une vérité historique, dont le non-respect est passible de sanctions pénales, pose un problème de compatibilité avec la liberté constitutionnelle d’expression ?
De même, dans une série d’autres arrêts, la Cour de cassation a considéré que ce qui était en cause n’était pas la loi contestée, mais l’interprétation qu’elle-même donnait de la loi, ce qui lui paraissait un motif suffisant pour ne pas renvoyer la question au Conseil constitutionnel. Stupeur, là encore ! Comment, en effet, distinguer la loi et son interprétation ? Dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel, les fameuses « réserves d’interprétation » existent depuis de très nombreuses années, précisément parce que l’interprétation est consubstantielle au texte et qu’une interprétation peut le tirer vers l’inconstitutionnalité. Par définition, les interprétations données par la Cour de cassation, ou par le Conseil d’État, sont des interprétations autorisées. Or une loi qui autorise une interprétation inconstitutionnelle est elle-même inconstitutionnelle ; il va de soi que le juge constitutionnel doit trancher.
Troisième motif de surprise, enfin : la Cour de cassation a refusé de renvoyer au Conseil constitutionnel des questions concernant des lois déjà abrogées, au motif que l’article 61-1 a vocation à déboucher sur l’abrogation. Or une loi abrogée n’a pas pour autant, si elle est inconstitutionnelle, cessé de nuire. De surcroît, techniquement, même si la loi est déjà abrogée, la décision que le Conseil constitutionnel est appelé à prendre est bien une décision d’abrogation, abrogeant à une date différente de celle que le législateur avait cru devoir retenir.
Tout cela conduit à ce que des justiciables, dont le nombre commence à être conséquent et pourrait devenir impressionnant avec le temps, se trouvent purement et simplement frustrés d’un droit qui leur a été reconnu par la Constitution. Cette frustration est suffisamment grave pour mériter que le législateur se saisisse du problème, au moins pour y réfléchir. Je suis donc ravi que ce soit le cas.
Cela m’amène à votre deuxième question. « Le filtre des juridictions suprêmes est-il selon vous un mécanisme opérationnel ? » Sur le principe, je n’ai aucun doute. « Serait-il amélioré par une modification des critères ? » Je ne le crois pas. Ces critères, sagement pensés, fruit du travail commun de l’Assemblée nationale et du Sénat, sont tout à fait satisfaisants. « Ou bien conviendrait-il de prévoir un mécanisme d’appel des décisions des cours suprêmes sur le renvoi des QPC devant le Conseil constitutionnel ? » Le président de la commission des Lois du Sénat, M. Jean-Jacques Hyest, a déposé sur ce point une proposition de loi. Tout en regrettant beaucoup que l’on doive en arriver là, je ne verrais que des avantages à ce qu’une telle disposition soit adoptée.
J’ai néanmoins essayé de réfléchir à une formule susceptible d’aboutir au résultat souhaité, mais de manière moins dérogatoire, moins traumatisante pour l’ensemble juridictionnel français. J’ai pris la liberté de la libeller sous la forme d’une proposition d’amendement que je me permettrai de vous remettre. Elle consisterait à créer au profit du Conseil constitutionnel une sorte de pouvoir d’évocation. Actuellement, l’article 23-7 de l’ordonnance organique dispose que le Conseil constitutionnel « reçoit une copie de la décision motivée par laquelle le Conseil d’État ou la Cour de cassation décide de ne pas le saisir d’une question prioritaire de constitutionnalité » ; je suggère qu’en outre, le Conseil constitutionnel lui-même puisse, lorsque cela lui paraît indispensable, demander à la Cour de cassation ou au Conseil d’État une nouvelle délibération – de la même manière que l’article 10 de la Constitution donne au Président de la République la possibilité de demander au Parlement une nouvelle délibération sur une loi. Dans cette hypothèse, la Cour de cassation ou le Conseil d’État n’aurait à statuer que sur les deux premiers critères de renvoi au Conseil constitutionnel – l’applicabilité du texte au litige et le fait que la loi n’ait pas déjà été formellement déclarée conforme à la Constitution –, sans se préoccuper du troisième critère – le caractère sérieux du moyen. Mon premier objectif est que le Conseil constitutionnel soit en mesure d’attirer vers lui des contentieux dont il estime qu’ils appellent une intervention de sa part – pas nécessairement pour censurer la loi car, bien sûr, ce peut être pour confirmer la conformité de la loi à la Constitution. D’autre part, ce dispositif aurait à mes yeux la vertu de ne conduire personne à empiéter sur les prérogatives de quiconque mais, au contraire, de faire en sorte que nul ne puisse empiéter sur les prérogatives d’un autre. Un mécanisme de ce type, qui ne pose aucun problème de compatibilité avec la Constitution, permettrait de « déboucher le filtre » chaque fois que nécessaire. Pour l’optimiste que je suis, il est possible que la simple perspective de l’adoption d’un tel dispositif suffise à produire des effets miraculeux.
Troisième question : « Quelle lecture faites-vous de l’arrêt du 22 juin 2010 de la Cour de justice de l’Union européenne ? ». Dans son arrêt Melki, la CJUE, sans surprise, a conclu à la parfaite compatibilité de l’article 61-1 et de la loi organique avec le droit communautaire. Néanmoins deux questions demeurent.
La première est épineuse. Elle concerne le cas où, sur une loi assurant la transposition fidèle et impérative d’une directive communautaire, seraient simultanément posées une question préjudicielle à la CJUE et une QPC au Conseil constitutionnel. Ce dernier serait, dans cette hypothèse, extrêmement mal à l’aise : s’il venait à déclarer cette loi contraire à la Constitution, cela reviendrait à déclarer aussi que la directive est contraire à la Constitution, pouvoir que le Conseil constitutionnel ne détient pas puisqu’il est le monopole de la CJUE. Par ailleurs, le Conseil constitutionnel n’a pas la possibilité de poser une question préjudicielle, tout simplement à raison du délai dans lequel est enfermé sa décision – un mois dans le cadre de l’article 61 et trois mois pour l’article 61-1, en vertu de la loi organique. Pour sortir de cette difficulté, il existe une solution simple : s’en remettre à la jurisprudence. D’aucuns suggèrent que la loi organique soit modifiée pour permettre au Conseil constitutionnel, dans ce cas qui ne peut être qu’exceptionnel et qui ne s’est jamais produit à ce jour, de ne pas respecter le délai de trois mois. Personnellement, je pense qu’une telle modification serait à la fois dangereuse et superflue : dangereuse, parce qu’elle pourrait inciter à toutes sortes de manœuvres dilatoires ; superflue, comme le note Francis Donnat dans un article du Dalloz du 8 juillet 2010, car il est possible de considérer, par une lecture combinée des articles 61-1 et 88-1, que le Conseil constitutionnel, dans ce cas précis, n’est pas tenu au respect du délai de trois mois et peut donc poser la question préjudicielle : c’est en effet la seule solution concevable ne portant atteinte ni à la Constitution ni aux traités européens. Si une question préjudicielle était posée à la CJUE, le Conseil constitutionnel serait conduit à surseoir à statuer dans l’attente de la décision de la Cour et, une fois que celle-ci aurait été rendue, il pourrait reprendre son travail dans des conditions normales.
Quatrième question : « Considérez-vous qu’il serait nécessaire de permettre aux juridictions suprêmes de prendre des mesures provisoires ou conservatoires lorsqu’elles sont saisies d’une QPC ? » Ma réponse est « oui » puisque, apparemment, c’est un problème – dont la matérialité me laisse cependant perplexe : je ne sache pas que la Cour de cassation, dans son histoire, ait été souvent conduite à prendre des mesures conservatoires ou provisoires, mais sans doute mon imagination est-elle atrophiée. Cela peut arriver, soit : le prévoir dans la loi organique éviterait donc de se poser des questions qui peuvent paraître un peu oiseuses.
Cinquième question : « La procédure mise en place pour l’examen des questions prioritaires de constitutionnalité par le Conseil constitutionnel vous semble-t-elle satisfaisante ? » Oui. Je trouve que les parties ont le loisir de s’exprimer comme il convient et que les avocats se sont très vite accoutumés à le faire avec beaucoup de pertinence. Je veux en outre souligner le très remarquable travail du Secrétariat général du Gouvernement, qui défend imperturbablement la loi, avec peut-être plus ou moins de plaisir selon les cas mais toujours de manière extrêmement solide.
Sixième question : « Dans les premières décisions d’abrogation, le choix par le Conseil constitutionnel entre abrogation immédiate et in futurum vous semble-t-il pertinent ? » Oui, rien de choquant ne m’a sauté aux yeux.
De manière générale, je trouve que les décisions consécutives à des QPC apportent beaucoup. J’aurais dû commencer mon propos en soulignant le succès que cette procédure a d’ores et déjà rencontré. Telle ou telle décision peut appeler des critiques de ma part, mais peu importe ; seul compte le fait que, indubitablement, nous sommes entrés dans une nouvelle ère le 1er mars 2010, grâce au travail du constituant et du législateur organique. Il serait désolant que le déploiement de cette nouveauté soit contrarié par la persistance de comportements difficilement compréhensibles.
M. Jacques Valax. Plutôt que de donner au Conseil constitutionnel un pouvoir d’évocation, pourquoi ne pas aller jusqu’à conférer au citoyen le droit de le saisir directement ? Y a-t-il une impossibilité juridique ?
M. Philippe Vuilque. Votre proposition d’un pouvoir d’évocation me semble intéressante, un mécanisme d’appel n’étant peut-être pas souhaitable. Mais dans le cas où, le Conseil constitutionnel lui ayant demandé une nouvelle délibération, la Cour de cassation maintiendrait sa position, n’y aurait-il pas conflit entre les deux institutions ? Comment en sortirait-on ?
M. Christian Vanneste. Comment expliquez-vous la différence de pratique entre le Conseil d’État et la Cour de cassation ?
S’agissant de la loi Gayssot, la position de la Cour de cassation me paraît assez juste. M. Badinter avait très justement fait remarquer qu’on ne pouvait pas comparer la loi Gayssot et la loi Taubira : la seconde vise à dire la vérité historique, tandis que la première se réfère à une décision judiciaire du plus haut niveau, le tribunal de Nuremberg, ce qui lui donne tout son poids.
M. Claude Goasguen. Pourriez-vous développer vos explications sur les lois déjà abrogées ?
Par ailleurs, je suis pour ma part assez défavorable à un droit d’évocation. Si cette idée devait être approfondie, ne faudrait-il pas attendre un peu ? Sans doute faudra-t-il faire évoluer le système dans les années qui viennent, mais commençons par le laisser fonctionner ; une telle modification serait un bouleversement considérable de notre ordre politique et de notre ordre judiciaire, dont il faut mesurer les conséquences du côté de la Cour de cassation.
M. Pierre Morel-A-L’Huissier. Une haute juridiction possédant un pouvoir d’évocation ne statue-t-elle pas d’elle-même ? Peut-on également qualifier ainsi une demande de nouvelle délibération ?
M. Étienne Blanc. Trois solutions s’offrent à nous : le statu quo, l’appel et l’évocation.
La mise en place d’un mécanisme d’évocation aurait des conséquences qui dépasseraient la loi organique : en renforçant considérablement les pouvoirs du Conseil constitutionnel, nous irions vers la mise en place d’une sorte de cour suprême. Qu’en pensez-vous ?
Dans le cadre d’un mécanisme d’appel, ne serait-il pas possible, pour se prémunir du risque d’engorgement du Conseil constitutionnel, de mettre en place au niveau du Conseil lui-même un filtre, consistant en l’examen de la recevabilité des appels – dont certains apparaîtraient ainsi manifestement infondés ?
M. Guy Carcassonne. Monsieur Valax, j’avais moi-même défendu, au sein du comité Balladur, l’idée d’un contrôle diffus, signifiant que n’importe quel juge pourrait exercer un contrôle de constitutionnalité et qu’ensuite, sa décision pourrait remonter devant le Conseil constitutionnel, à l’instar de ce qui existe dans d’autres systèmes juridiques. Je persiste à penser que ce régime possède des vertus mais je me suis volontiers laissé convaincre par les objections de mes collègues du comité Balladur, notamment le souci impérieux d’éviter qu’un doute excessif et éventuellement infondé sur la constitutionnalité de la loi ne porte atteinte en permanence à l’autorité de celle-ci. De même, a été écartée l’idée que tout juge puisse de lui-même saisir le Conseil constitutionnel : dans le monde très médiatisé où nous vivons, n’importe quelle juridiction, sur n’importe quel sujet, aurait pu créer l’événement en saisissant le Conseil constitutionnel ; cela aurait conduit à une instabilité sans doute nuisible à la dignité de la loi. J’ajoute que, pour instituer un recours direct, il faudrait évidemment commencer par une nouvelle révision de la Constitution.
Monsieur Vuilque, dans le mécanisme que je propose, la Cour de cassation ou le Conseil d’État n’aurait à se prononcer, dans le cadre d’une nouvelle délibération, que sur les deux premiers critères, très raisonnablement objectifs. Premièrement, la loi s’applique-t-elle au litige ? Deuxièmement, a-t-elle déjà été formellement déclarée contraire à la Constitution ? Dans une affaire concernant la loi Gayssot, si la Cour de cassation constatait que ces deux critères sont réunis, le renvoi au Conseil constitutionnel serait automatique. Du fait de la disparition du troisième critère, le risque d’une querelle persistante me paraît donc matériellement inexistant.
Monsieur Vanneste, il ne m’a pas échappé que la loi Gayssot diffère de la loi Taubira et qu’elle se réfère au jugement du tribunal de Nuremberg. Le problème n’est pas pour autant réglé car il n’est que déplacé : au cas de la vérité historique par détermination de la loi s’ajoute celui de la vérité historique par détermination d’une juridiction. N’importe qui a le droit de critiquer les arrêts de n’importe quelle juridiction, même celle de Nuremberg. N’importe qui est en droit de considérer que les faits sur lesquels une juridiction fonde sa décision sont inexacts. Il y a une vérité judiciaire, dont la juridiction a le monopole ; mais personne n’a le monopole de la vérité historique. Qu’il s’agisse de vérité historique ou d’autre chose – et nul besoin de préciser que mon propos n’est pas inspiré par une sympathie envers les négationnistes –, dire à quelqu’un que ce qu’il croit ne peut pas être publié sous peine de sanctions pénales pose, à tout le moins, un problème sérieux au regard de la liberté d’expression. J’ignore si le Conseil constitutionnel aurait censuré la loi Gayssot ou s’il la censurera un jour, mais il faut au moins que la question lui soit posée.
Monsieur Goasguen, il y a quelque chose d’étrange, c’est vrai, à utiliser la QPC, procédure destinée à obtenir une abrogation, à propos d’une loi déjà abrogée ; mais prenons un exemple simple. Une loi est adoptée en 2005 puis abrogée en 2008. Bien entendu, elle continue à produire ses effets pour tous ceux qui y ont été soumis. Certains d’entre eux considèrent qu’elle est contraire à la Constitution et posent une QPC. Le Conseil d’État transmet sans hésiter ; la Cour de cassation, non. Refuser le renvoi revient à dire que le moyen, c’est-à-dire l’abrogation, fait oublier la fin poursuivie par l’article 61-1, c’est-à-dire la protection des droits et libertés que la Constitution garantit. Si le Conseil constitutionnel, saisi, constate que la loi est inconstitutionnelle, l’abrogation prononcée par le législateur en 2008 va se trouver avancée dans le temps, vraisemblablement à 2005.
M. Claude Goasguen. Ce n’est pas ce qu’a fait le Conseil constitutionnel à propos de la garde à vue.
M. Guy Carcassonne. Sur ce sujet, il a laissé au législateur le soin de prendre les décisions qu’il estimera judicieuses.
S’agissant de « l’évocation », je devrais peut-être retirer le mot car ce n’est qu’une image. Dans la proposition d’amendement que j’ai rédigée, il est question de « nouvelle délibération », formule qui évite les malentendus. Cela dit, je peine un peu à vous suivre lorsque vous annoncez « un bouleversement considérable de notre ordre politique et de notre ordre judiciaire ». Ce serait en tout cas un bouleversement infiniment moindre que celui qui consisterait à instituer un véritable appel, auprès du Conseil constitutionnel, des décisions de la Cour de cassation ou du Conseil d’État.
M. Claude Goasguen. Sur ce point, je suis d’accord.
M. Guy Carcassonne. Je conviens bien volontiers avec vous que la réforme est jeune et qu’il faut lui laisser le temps de fonctionner. Mais les données du problème sont connues, les protagonistes ne sont que trois – le Conseil d’État, la Cour de cassation, le Conseil constitutionnel – et leurs attitudes respectives sont claires. Quelque décision que vous preniez, je n’imagine pas que vous soyez conduits à vous exprimer par un vote avant le mois d’octobre, au plus tôt. Si, d’ici là, nous avons la très vive satisfaction de voir le filtre fonctionner dans l’esprit voulu par le législateur, personne ne s’en plaindra et nul ne ressentira plus l’envie ou le besoin de modifier le droit existant. Dans le cas contraire, en revanche, il faudra examiner cette éventualité.
Monsieur Morel-À-L’Huissier, celui qui évoque est en effet normalement conduit à statuer lui-même. C’est la raison pour laquelle je viens de retirer ce terme. On pourrait plutôt parler de possibilité d’attraire, la décision restant formellement prise par la Cour de cassation ou le Conseil d’État.
Une procédure de ce type ferait-elle du Conseil constitutionnel une cour suprême ? Cette question de M. Blanc renvoie à celle de M. Vanneste : comment expliquer ce qui s’est produit ? J’ai du mal à expliquer ce qui me paraît inexplicable, mais je peux tenter quelques conjectures. Avant même la révision de la Constitution et l’adoption de la loi organique, j’ai eu le sentiment que certains, en particulier du côté de la Cour de cassation, percevaient l’existence même d’un mécanisme de contrôle de la constitutionnalité des lois comme un chemin conduisant fatalement à la transformation du Conseil constitutionnel en cour suprême, et donc comme une agression. Peut-être est-ce pour cela qu’ils ont réagi comme ils l’ont fait, mais je crois que c’est une erreur profonde. Les rôles de chacune de ces trois hautes juridictions sont très clairement identifiés, aucune d’entre elles n’est placée en surplomb des deux autres. Le Conseil d’État a de bonnes relations avec le Conseil constitutionnel – et je ne crois pas qu’il soit moins ombrageux quant à son image et son autorité que ne l’est la Cour de cassation. Le mécanisme que je propose n’est certainement pas susceptible de faire du Conseil constitutionnel une cour suprême : il ne vise qu’à garantir le plein respect des intentions légitimes et fécondes que vous avez exprimées lorsque vous avez adopté l’article 61-1 puis la loi organique, au profit des citoyens. Sur le principe, je suis d’accord avec l’idée qu’il faut laisser passer un peu de temps, mais si le temps s’écoule dans de mauvaises conditions, des justiciables sont frustrés d’un droit que leur reconnaît la Constitution.
Quant à l’idée d’organiser un filtre en matière d’appel, elle ne pose aucun problème. Si une procédure d’appel était instituée, j’imagine que le Conseil constitutionnel créerait aussitôt en son sein une instance chargée d’examiner la recevabilité des dossiers transmis.
M. le président Jean-Luc Warsmann. Merci beaucoup pour ces échanges.
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Audition de M. Denys SIMON, Professeur à l’Université Paris I Panthéon Sorbonne.
M. le président Jean-Luc Warsmann. Nous reprenons nos travaux en auditionnant le professeur Denys Simon.
M. Denys Simon, professeur à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne. Monsieur le président, mesdames et messieurs les députés, je tiens tout d’abord à vous remercier de l’honneur que vous me faites en m’invitant à m’exprimer devant votre Commission.
Avant d’aborder plus en détail les questions précises qui m’ont été adressées, je ferai deux brèves observations préliminaires.
D’une part, le travail d’évaluation auquel vous procédez intervient dans un délai très court après l’entrée en vigueur de la réforme constitutionnelle du 23 juillet 2008, de la loi organique du 10 décembre 2009 et des textes d’application. Le Président Accoyer a indiqué les raisons de ce premier bilan, mais cette remarquable réactivité et le souci de l’Assemblée nationale d’assurer un suivi régulier des textes adoptés par le législateur, en l’occurrence le législateur organique, ne doivent pas faire perdre de vue qu’une réforme d’une telle ampleur, qui affecte en profondeur les traditions constitutionnelles et juridictionnelles françaises, nécessite une phase d’adaptation, de rodage, avant de développer pleinement et sereinement ses effets. Je m’exprimerai donc avec prudence, car il faut laisser le temps faire son œuvre, notamment sur les terrains sensibles de la question prioritaire de constitutionnalité.
D’autre part, les difficultés sur lesquelles M. le député Dominique Perben a appelé à plusieurs reprises l’attention du Gouvernement ne doivent pas occulter le succès remarquable de la réforme. Quantitativement d’abord : en cinq mois d’application, au 1er août 2010, 522 questions prioritaires de constitutionnalité ont été soulevées par les justiciables, 165 enregistrées par le Conseil d’État et 357 par la Cour de cassation, qui, plus intéressant encore, les ont transmises au Conseil constitutionnel dans respectivement 26 % et 28 % des cas. Qualitativement ensuite : les décisions par lesquelles le Conseil constitutionnel a conclu à la non-conformité totale ou partielle, ou à la conformité sous réserves, ont été saluées comme des avancées incontestables dans la protection des droits fondamentaux des justiciables. La question prioritaire de constitutionnalité apparaît donc comme un progrès essentiel du renforcement de l’État de droit, sans que l’on ait pour autant assisté à une déstabilisation systématique de la législation en vigueur, ce qui prouve que la loi organique était judicieusement rédigée.
Ces deux remarques visent seulement à relativiser certaines lectures exagérément dramatisées de la mise en œuvre de la réforme constitutionnelle et de l’application de la loi organique du 10 décembre 2009.
Les deux premières questions portaient sur l’usage et l’efficacité des filtres posés par la loi organique.
Dès lors que le constituant a écarté l’idée de contrôle diffus de constitutionnalité et opté pour un renvoi au Conseil constitutionnel après filtrage par les juridictions suprêmes de chaque ordre de juridiction, les filtres mis en place par le législateur organique me semblent pertinents. En d’autres termes, je n’estime pas opportun de modifier les critères de filtrage, ni de les formuler de manière plus précise, dans l’hypothèse d’une modification de l’ordonnance organique telle qu’issue de la loi organique du 10 décembre 2009. Il convient à mon avis de laisser au Conseil constitutionnel, au Conseil d’État et à la Cour de cassation le soin de fixer le sens à donner aux expressions utilisées par le législateur organique. C’est ainsi par exemple que le Conseil Constitutionnel, dans sa décision n° 2010-9 QPC du 2 juillet 2010 « Section française de l’observatoire international des prisons », a soigneusement précisé ce qu’il fallait entendre par « disposition déjà déclarée conforme à la Constitution » dans les motifs ou le dispositif d’une décision du Conseil, sauf changement de circonstances.
Certes, cette progressivité pragmatique dans l’identification des critères de qualification peut ne pas aller sans secousse ou sans controverse. Ainsi, la Cour de cassation, dans son désormais célèbre arrêt du 16 avril 2010, n’a pas jugé irrecevable la question prioritaire de constitutionnalité soulevée devant le juge des libertés et de la détention, alors que la compatibilité avec les droits fondamentaux garantis par la Constitution avait été constatée par le Conseil constitutionnel dans sa décision de 1993, et que l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne ne constituait pas, en droit français et au sens de la loi organique, un « changement de circonstances ». Mais ces difficultés relèvent davantage du réglage jurisprudentiel que d’une révision de la loi organique. On voit mal en effet comment préciser à l’avance par voie législative ce que serait une question sérieuse ou une question nouvelle.
En revanche les questions posées appellent l’attention sur deux difficultés particulières.
La première résulte de la jurisprudence de la Cour de cassation relative au refus de reconnaître le caractère sérieux d’une question prioritaire de constitutionnalité au motif « qu’elle tend, en réalité, non à contester la constitutionnalité des dispositions qu’elle vise, mais l’interprétation qu’en a donnée la Cour de cassation ». Je vous renvoie à la décision du 19 mai 2010 sur l’article 353 du code de procédure pénale concernant la motivation des arrêts de cour d’assises et à celle de la chambre criminelle du 31 mai 2010 dans l’affaire de la loi du 29 juillet 1881 relative à la diffamation. Cette distinction entre les dispositions de la loi et la loi telle qu’interprétée par la jurisprudence me paraît dépourvue de tout fondement en général, et au regard du mécanisme de la question prioritaire de constitutionnalité en particulier. En général, parce que depuis plus d’un siècle, la théorie de l’interprétation a montré qu’un énoncé juridique n’a de sens qu’au terme d’une opération d’interprétation. Distinguer la loi interprétée et la loi nue n’a à strictement parler aucun sens. En particulier ensuite, s’agissant du contrôle de la constitutionnalité des lois, admettre qu’une juridiction suprême refuse de considérer comme sérieuse une question sous prétexte qu’elle porte sur l’interprétation qui en est donnée par la jurisprudence reviendrait à priver de tout effet la volonté du constituant et du législateur organique, et la protection des droits fondamentaux des justiciables résultant du mécanisme de la question prioritaire de constitutionnalité.
On ajoutera que, si le Conseil constitutionnel se prononce, soit au titre de l’article 61, soit au titre de l’article 61-1, sur la constitutionnalité de lois sous bénéfice de réserves d’interprétation, cela signifie bien que certaines interprétations peuvent être conformes aux exigences constitutionnelles de protection des droits fondamentaux, et d’autres non. Sur ce point, il pourrait être souhaitable de faire obstacle à cette dérive jurisprudentielle en introduisant un amendement à l’article 23-4 de l’ordonnance organique selon lequel les juridictions ne peuvent se retrancher derrière l’interprétation d’une loi par une jurisprudence établie pour rejeter le caractère sérieux d’une question prioritaire de constitutionnalité.
La seconde difficulté concerne la suggestion selon laquelle une procédure d’appel à l’encontre des décisions des cours suprêmes pourrait être instituée devant le Conseil constitutionnel. Cette idée, qui a pris, entre autres, la forme de la proposition de loi organique du sénateur Jean Jacques Hyest déposée au Sénat le 9 juillet 2010, ne me paraît pas souhaitable pour plusieurs raisons.
En premier lieu, cette solution risquerait d’aboutir en pratique à la disparition du filtrage : il est en effet probable que toutes les décisions de refus de transmission feraient l’objet d’un appel et que l’encombrement probable du Conseil constitutionnel qui en résulterait, même si ce dernier statuait selon une procédure simplifiée ou accélérée, irait à l’encontre de la logique du dispositif voulu par le constituant et le législateur organique. On transformerait ainsi le mécanisme de la question prioritaire de constitutionnalité à la française en une sorte de recours d’amparo, ce qui n’était manifestement pas l’objectif du constituant. En théorie, toutes les formes de contrôle de constitutionnalité peuvent se discuter mais, dans le cadre fixé par le législateur, je crains que la généralisation de l’appel ne fausse radicalement le dispositif.
En deuxième lieu, la célérité et l’efficacité des procédures risqueraient d’en être affectées.
En troisième lieu, cette solution transformerait, qu’on le veuille ou non, le Conseil constitutionnel en juridiction d’appel des décisions du Conseil d’État et de la Cour de cassation, ce qui semble difficilement concevable dans les conditions actuelles de la composition du Conseil constitutionnel.
En quatrième lieu, il ne semble pas opportun de confier au Conseil Constitutionnel un rôle de filtre préalable à propos de questions qu’il aura ensuite à trancher sur le fond de la compatibilité avec la Constitution. Certes, cela existe à l’étranger, à la Chambre des Lords ou à la Cour suprême des États-Unis, mais dans des contextes qui sont difficilement transposables.
Enfin, d’un point de vue formel, une telle modification du système n’est pas concevable sans révision constitutionnelle. La proposition de modification de la seule loi organique est en effet incompatible avec le libellé de l’article 61-1, et probablement avec les principes constitutionnels relatifs à l’indépendance des juridictions judiciaires et administratives tels qu’ils ont été dégagés par la jurisprudence du Conseil constitutionnel.
Les troisième et quatrième questions qui m’ont été posées se rattachent au problème de l’articulation des contrôles de constitutionnalité et de conventionalité.
Vous me demandez quelle lecture peut être faite de l’arrêt rendu par la Cour de justice de l’Union européenne le 22 juin 2010. Si vous me permettez, pour faire court, une certaine brutalité, je dirai que la Cour a donné une bonne réponse à une question mal posée. Ce n’est ni le lieu ni le moment de revenir sur l’arrêt de la Cour de cassation du 16 avril 2010, qui a été abondamment commenté. Je ferai seulement remarquer que, contrairement à certaines opinions avancées, le renvoi préjudiciel opéré par la Cour de cassation n’était pas en soi illégitime, mais son raisonnement reposait sur des prémisses erronées, en particulier la confusion entre contrôle de constitutionnalité et contrôle de conventionalité.
Il est indéniable que la formulation de la priorité au profit de la question prioritaire de constitutionnalité telle qu’établie par la volonté du législateur dans la loi organique du 10 décembre 2009 risquait de soulever des difficultés au regard des exigences de la primauté du droit de l’Union européenne et de la jurisprudence bien connue de la Cour de justice, comme cela avait d’ailleurs été observé lors des auditions de votre Commission des 23 et 30 juin 2009 et par une partie de la doctrine spécialiste du droit de l’Union. Il s’agit d’ailleurs non pas d’une concurrence entre contrôle de constitutionnalité et contrôle de conventionalité, mais plutôt, comme l’avait bien montré le président Jean-Marc Sauvé, de la nécessité de conserver aux juridictions du fond leur fonction de juge communautaire de droit commun, c’est-à-dire leur pouvoir d’écarter une règle nationale incompatible avec le droit de l’Union et leur faculté intangible de saisir la Cour de justice d’une question préjudicielle.
On pouvait alors – une fois encore, en simplifiant les termes du débat – poser le problème dans les termes suivants : soit l’on se livre à une lecture intégriste de la priorité de la question prioritaire de constitutionnalité et on se heurte de front aux exigences du droit de l’UE ; soit l’on se livre à une lecture plus fine de la priorité telle que voulue par le législateur organique, et le dispositif peut être, à certaines conditions, jugé compatible avec les exigences du droit de l’Union. Reprenant ces deux lectures techniquement possibles, l’arrêt de la Cour de justice de l’Union comporte en réalité deux réponses juxtaposées à la question posée par la Cour de cassation.
La première consiste à accorder une présomption de pertinence à l’hypothèse interprétative retenue, explicitement ou implicitement, par la juridiction de renvoi, et à faire « comme si » la conception du mécanisme de question prioritaire de constitutionnalité exposée par la Cour de cassation était bien conforme à la réalité juridique et juridictionnelle française. Cette première appréhension de la question s’inscrit dans la pratique jurisprudentielle classique de la Cour de justice en matière de renvoi préjudiciel, tendant à accepter la description du cadre juridique et factuel fournie par le juge de renvoi, qui est a priori censée correspondre à la réalité du droit national et servir de point de départ à l’analyse de la Cour de justice. Si l’on s’en tient à cette lecture de la loi organique, le dispositif de la question prioritaire de constitutionnalité serait, selon le juge communautaire, à l’évidence incompatible avec le droit de l’Union.
Mais la Cour ajoute immédiatement que cette lecture est loin d’être la seule possible, et que la jurisprudence du Conseil constitutionnel – décision n° 2010-605 DC du 12 mai 2010 sur les jeux en ligne – et du Conseil d’État – arrêt du 14 mai 2010 Rukovic – conduit à une autre lecture des dispositions de la loi organique, qui, elle, serait compatible avec le droit de l’Union. Autrement dit, la Cour de justice raisonne comme le Conseil constitutionnel quand il indique des réserves d’interprétation, ou encore comme la Cour constitutionnelle allemande dans les affaires « Solange ».
Le droit communautaire ne fait pas donc obstacle au. mécanisme de question prioritaire de constitutionnalité pour autant que les juridictions nationales restent libres de saisir la Cour à tout moment de la procédure qu’elles jugent approprié, et même à l’issue de la procédure incidente de contrôle de constitutionnalité, de toute question préjudicielle qu’elles jugent nécessaire, d’adopter toute mesure nécessaire afin d’assurer la protection juridictionnelle provisoire des droits conférés par l’ordre juridique de l’Union, et de laisser inappliquée, à l’issue d’une telle procédure incidente, la disposition législative nationale en cause si elles la jugent contraire au droit de l’Union. Or, le dispositif institué par l’article 61-1 de la Constitution et par la loi organique du 10 décembre 2009 est susceptible d’être compris comme respectant ces conditions.
En d’autres termes, la lecture de la loi organique à laquelle se sont livrés le Conseil constitutionnel et le Conseil d’État a été parfaitement reçue par la Cour de justice de l’Union, qui indiquait par ailleurs à la Cour de cassation que le principe d’interprétation conforme, classique en droit communautaire, devait normalement la conduire à choisir, parmi les deux interprétations possibles de la loi organique, celle qui était compatible avec les exigences du droit de l’Union, c’est-à-dire celle retenue par le Conseil constitutionnel et le Conseil d’État.
Bien que cette question ne figure pas dans la liste des questions posées, je suis contraint d’ajouter qu’à mon, sens, l’arrêt de la Cour de justice de l’Union ne devait en aucun cas conduire à écarter les dispositions de la loi organique comme incompatibles avec le droit de l’Union européenne, comme l’a fait l’arrêt de la Cour de cassation du 29 juin 2010. En revanche, l’absence d’inconstitutionnalité de l’article 78-2 alinéa 4 du code de procédure pénale n’excluait pas évidemment pas qu’il fût jugé inconventionnel, comme l’a d’ailleurs estimé la Cour de Justice. Cette brève précision vise seulement à montrer que les contrôles de constitutionnalité et de compatibilité avec le droit de l’Union européenne demeurent distincts et que leur complémentarité, dans certaines hypothèses, ne s’analyse pas en termes de concurrence ou de priorité. Il en va de même du passage de l’arrêt consacré au cas particulier des lois de transposition des directives, où la Cour de justice répond aux développements de la décision du Conseil constitutionnel dans sa décision relative aux jeux en ligne.
Quant à la question de savoir s’il est nécessaire de permettre aux juridictions suprêmes de prendre des mesures provisoires ou conservatoires, lorsqu’elles sont saisies d’une question prioritaire de constitutionnalité, une telle solution serait souhaitable, en particulier dans les litiges relevant des juridictions judiciaires. Le Conseil d’État peut d’ores et déjà, même en sa qualité de juge de cassation, ordonner le sursis à exécution des dispositions qui sont contestées devant lui. Il serait sans doute envisageable de conférer un tel pouvoir à la Cour de cassation, soit directement, soit en lui permettant d’enjoindre au juge du fond de prendre les mesures provisoires appropriées. À cet égard, on peut rappeler que les juridictions nationales ne peuvent – dans le champ d’application des règles du droit de l’Union et en vertu de la jurisprudence issue de l’arrêt du 19 juin 1990 « Factortame 1 » de la Cour de justice de l’Union européenne – se voir privées d’écarter une règle nationale qui les empêcherait d’assurer au provisoire la primauté du droit communautaire. C’est ainsi que les juridictions britanniques se sont vues reconnaître, contrairement à la règle de common law qui interdisait la suspension de l’application d’un acte du Parlement ou le sursis à exécution d’un acte de l’exécutif de la Couronne, la faculté d’adopter des mesures provisoires ou conservatoires. Et les juridictions britanniques n’ont pas hésité à exercer ces pouvoirs chaque fois que la nécessité imposée par le respect du droit communautaire le justifiait. L’insertion, dans l’hypothèse où une modification de l’ordonnance organique serait envisagée, d’une telle faculté d’adopter ou de faire adopter des mesures provisoires rendrait caduc l’argument qui fonde la décision de laisser inappliquée la loi organique dans l’arrêt de la Cour de cassation du 29 juin 2010.
Pour en terminer, j’aborderai brièvement les deux dernières questions posées.
S’agissant de la procédure mise en place pour l’examen des questions prioritaires de constitutionnalité devant le Conseil constitutionnel, elle me semble satisfaisante compte tenu de la rédaction du règlement intérieur du Conseil et des efforts qu’il a accomplis pour s’adapter à cette nouvelle mission. La seule adaptation qui pourrait paraître souhaitable serait d’ouvrir le cas échéant la procédure devant le Conseil constitutionnel en organisant un droit d’intervention ou un statut d’amicus curiae, de façon que puissent s’exprimer des points de vue d’experts ou de représentants des groupements intéressés – syndicats, associations – au-delà du cercle des parties stricto sensu.
Concernant l’effet dans le temps des décisions d’abrogation, la jurisprudence développée par le Conseil constitutionnel s’efforce de préciser progressivement l’usage des pouvoirs de modulation dans le temps de l’effet abrogatoire qui lui ont été octroyés par l’article 62, alinéa 2, de la Constitution. Le bilan de la jurisprudence, depuis le 1er mars dernier, se résume ainsi : pour le Conseil constitutionnel, il s’agit d’abord de faire en sorte – et c’est la moindre des choses – que la décision d’inconstitutionnalité bénéficie aux requérants ayant provoqué l’introduction de la question prioritaire de constitutionnalité et aux justiciables qui avaient un contentieux en cours, comme cela découle des décisions n°s 2010-6/7 QPC, à propos de l’article L. 7 du code électoral, ou n° 2010-10 QPC, à propos de la composition des tribunaux maritimes commerciaux.
Par ailleurs, dans l’hypothèse où il est nécessaire d’adopter une législation nouvelle destinée à se substituer à celle déclarée inconstitutionnelle, le Conseil constitutionnel entend logiquement différer les effets de l’inconstitutionnalité pour laisser au Parlement le temps de voter une nouvelle loi, comme il l’a fait s’agissant de la décristallisation des pensions, et comme il l’avait fait, sans habilitation textuelle, dans le cadre de la procédure de l’article 61 à propos de la loi sur les OGM. La décision du 30 juillet 2010 sur la garde à vue illustre bien cette recherche d’équilibre entre la prise en compte des intérêts du requérant, la protection de l’ordre public et le respect des pouvoirs du Parlement.
Je ne crois pas qu’il soit souhaitable, à supposer que cela soit possible, de préciser dans le texte de l’ordonnance organique les modalités de cette conciliation délicate, que le constituant a entendu laisser à la responsabilité du Conseil constitutionnel.
On peut penser que les difficultés redoutables liées aux conséquences qui pourraient être tirées d’une incompatibilité avec les droits fondamentaux d’une législation appliquée pendant de longues années, par exemple sur le terrain de la répétition de l’indu en matière fiscale ou de la responsabilité de l’État, devront aussi être résolues par la jurisprudence des juges du fond.
M. le président Jean-Luc Warsmann. Nous vous remercions pour votre intervention très complète.
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Audition de M. Bertrand MATHIEU, Professeur à l’Université Paris I Panthéon Sorbonne, Président de l’Association française de droit constitutionnel.
M. le président Jean-Luc Warsmann. Nous poursuivons nos auditions en accueillant le professeur Bertrand Mathieu qui, après un propos liminaire, répondra aux questions que les députés présents voudront bien lui poser.
M. Bertrand Mathieu. Je me réjouis de l’occasion qui m’est donnée de m’exprimer à nouveau sur la question prioritaire de constitutionnalité et je vous en remercie. Cette nouvelle procédure remporte manifestement un grand succès : succès médiatique – ce débat a incontestablement renforcé la place de la Constitution dans le débat public et nous n’avons jamais autant parlé des normes constitutionnelles ; succès de mise en œuvre – puisque les justiciables et les praticiens ont eu largement et très rapidement recours à cette procédure ; enfin, succès dans les résultats obtenus, car elle a conduit à entreprendre certaines révisions législatives d’ensemble, en particulier celle relative à la garde à vue, et à régler des questions plus ponctuelles comme la cristallisation des pensions, et cela dans des conditions propres à éviter la survenue de désordres juridiques.
Le seul élément perturbateur vient des positions prises par la Cour de cassation. Au-delà de ses aspects techniques, cette question a quelque peu parasité le succès de la procédure, en rendant certains praticiens plus réservés face à une jurisprudence incertaine et potentiellement source de conflits entre les ordres juridictionnels.
J’évoquerai pour commencer la question du filtrage par les juridictions suprêmes des ordres judiciaire et administratif. Le fait que la disposition contestée doive être applicable au litige ou à la procédure ou constituer le fondement des poursuites, ainsi que l’absence de déclaration de conformité préalable par le Conseil constitutionnel, ne posent pas, semble-t-il, de véritables problèmes. Le seul problème qui a pu se poser concerne la contestation d’une disposition législative abrogée mais applicable au litige. Alors que la Cour de cassation avait estimé que l’on ne peut contester la constitutionnalité d’une telle disposition, le Conseil constitutionnel a tranché la question dans un sens contraire.
Le filtrage par les juridictions suprêmes des ordres judiciaire et administratif a également permis une meilleure prise en compte de la jurisprudence du Conseil constitutionnel et la tendance à laisser le Conseil constitutionnel reconnaître l’autorité de l’interprétation donnée des normes constitutionnelles semble se dessiner, ce qui, à terme, est incontestablement une source de sécurité juridique.
Si le Conseil d’État a joué le jeu du filtre en évitant de prendre position sur la question de constitutionnalité au fond, le contrôle s’est un peu resserré dans les décisions les plus récentes, ce qui se traduit notamment par une motivation plus élaborée, sans qu’aucune dérive n’ait été relevée.
S’agissant de la jurisprudence de la Cour de cassation, donc de l’exercice de son rôle de filtre, plusieurs observations peuvent être présentées.
La Cour, sous couvert de l’absence de caractère sérieux de la question, a porté de véritables jugements de constitutionnalité. Le refus de poser une question dont le caractère sérieux est réel pourrait conduire à ce que le problème soit traité par la Cour européenne des droits de l’homme mais ne soit plus traité au niveau constitutionnel, ce qui va à l’encontre même de l’objectif de la réforme constitutionnelle. Tel pourrait être le cas de l’absence de motivation des arrêts rendus par les cours d’assises, que la Cour de cassation a persisté à juger non sérieuse. L’absence de renvoi concernant la constitutionnalité de certaines dispositions relatives à la condamnation du négationnisme, au prétexte que la Constitution n’était pas sérieuse, peut également poser problème.
Mais, de mon point de vue, le problème essentiel vient de ce que, au-delà des statistiques produites par la Cour de cassation, qui démontrent en effet qu’elle n’a pas bloqué le dispositif de la question prioritaire de constitutionnalité, la Haute juridiction émet une position de principe, ce qui constitue l’obstacle principal au jeu normal de la nouvelle procédure : la Cour de cassation refuse de poser une question portant sur une disposition législative qu’elle a déjà interprétée, voire, dans certains cas, qu’elle est susceptible d’interpréter.
Alors que le Conseil d’État a considéré d’emblée que retenir une interprétation plutôt qu’une autre, c’est prendre parti sur le caractère sérieux de la question et donc prendre position sur la question de la constitutionnalité, la Cour de cassation, sous couvert d’une appréciation de la question posée comme relevant non de la mise en cause de la constitutionnalité de la loi, mais de la mise en cause de la constitutionnalité de l’interprétation de la loi telle qu’elle résulte de sa jurisprudence, rejette le caractère sérieux d’un certain nombre de questions. De la même manière, la Haute juridiction, à l’encontre de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, considère que si la loi est trop vague, il lui appartient de l’interpréter.
Pour résumer, la Cour de cassation estime qu’elle ne peut pas renvoyer une question à cause du caractère non sérieux du moyen : soit parce que c’est l’interprétation de la loi qui est en cause, soit parce qu’elle donne une interprétation qu’elle estime conforme, soit encore parce que, par principe, l’interprétation relève de sa compétence exclusive. En fait, et c’est là le fond du problème, la Cour de cassation – et c’est probablement la raison d’une certaine hostilité au mécanisme – considère qu’elle dispose de l’entier monopole de l’interprétation de la loi et que, par définition, le Conseil constitutionnel n’a pas à empiéter sur cette compétence.
En réalité, le contrôle de la constitutionnalité de la loi implique l’interprétation de la loi. En ce sens, le Conseil constitutionnel rappelle qu’il lui « revient de procéder à l’interprétation des dispositions d’une loi qui lui est déférée dans la mesure où cette interprétation est nécessaire à l’appréciation de sa constitutionnalité ». D’ailleurs, dans l’une de ses décisions QPC, le Conseil a assorti sa déclaration de conformité d’une réserve d’interprétation. On ne peut imaginer un contrôle de constitutionnalité qui ne conduirait pas le Conseil constitutionnel à interpréter la loi, et le blocage vient de ce que la Cour de cassation considère qu’elle détient en la matière un monopole. On peut clairement identifier, me semble-t-il, la source des problèmes.
Cette attitude de la Cour de cassation conduit à faire obstacle à la volonté du législateur organique et même à celle du constituant, car à partir du moment où ils ont confié au Conseil constitutionnel le monopole du contrôle de constitutionnalité de la loi, l’interprétation d’une disposition législative par la Cour de cassation ne peut valoir brevet de constitutionnalité.
La Cour de cassation s’est appuyée sur deux leviers pour contester le mécanisme : le droit de l’Union européenne – ce qui a abouti à un échec – et l’affirmation du pouvoir judiciaire et même du pouvoir juridictionnel qu’elle devrait seule exercer.
Comment réagir face à la position de la Cour ? Cette question est éminemment politique et ne date pas d’hier. Le Parlement doit-il recourir à un « lit de justice » pour obtenir que la réforme qu’il a votée fonctionne ? Je me garderai bien de prendre position sur ce point, mais cela ne m’empêche pas d’étudier les moyens d’y parvenir.
La suppression du filtrage opéré par la Cour de cassation et par le Conseil d’État pourrait constituer une solution. Elle nécessiterait cependant une révision de la Constitution, sauf à considérer que les deux hautes juridictions ne jouent qu’un rôle de « boîte aux lettres », ce qui serait abusif et peu respectueux à leur égard. De plus, une solution aussi radicale peut paraître prématurée et susceptible de bouleverser une procédure qui vient tout juste d’être insérée dans l’ordonnancement juridique.
La seconde solution consiste à instaurer une procédure d’appel des décisions de la Cour de cassation et du Conseil d’État qui refusent de renvoyer une question devant le Conseil constitutionnel. Cette technique semble la plus pertinente pour surmonter la jurisprudence de la Cour de cassation, mais elle pose elle aussi un problème de constitutionnalité, car si cette faculté n’est pas directement contraire à l’esprit de l’article 61-1 de la Constitution, il faut bien considérer qu’elle n’en respecte pas exactement la lettre. En effet, si la Cour de cassation et le Conseil d’État conservaient la charge de décider ou non du renvoi, le Conseil constitutionnel pourrait, dans certaines hypothèses exceptionnelles, être saisi alors même que le Conseil d’État ou la Cour de cassation ne lui ont pas renvoyé la question, ce qui pourrait soulever un problème de constitutionnalité. En tout état de cause, si la voie organique était choisie, c’est au Conseil constitutionnel qu’il appartiendrait de se prononcer sur la conformité de cette disposition à la Constitution.
La mise en place par le Conseil constitutionnel d’une chambre des requêtes chargée de juger de ces appels dans un délai très court serait une autre solution intéressante et techniquement possible. D’ailleurs, nous étions quelques-uns à l’évoquer lors des débats au sein du Comité Balladur.
La seule question que pose cette disposition porte sur son opportunité : faut-il ou non attendre un éventuel revirement de jurisprudence de la Cour de cassation sur la question de l’interprétation de la loi à l’occasion de la suppression de la formation spécialisée qui vient d’être opérée par le législateur organique ? Il est également possible que nous rencontrions des jurisprudences divergentes selon les chambres concernées. Le problème, qui était concentré sur une instance, sera désormais démultiplié, et l’amélioration de la situation pourrait s’accompagner de risques de divergences.
Au surplus, l’instauration d’une procédure d’appel présente un intérêt d’ordre général, indépendamment du problème posé par la Cour de cassation. Elle permettrait d’éviter d’éventuelles divergences entre le Conseil d’État et la Cour de cassation et ce qui peut être considéré comme un véritable déni de justice – par exemple, le refus de la Cour de cassation de transmettre une question portant sur une disposition législative abrogée mais applicable au litige, ce qui prive le justiciable de tout moyen d’action – alors même que le Conseil constitutionnel a jugé qu’une telle question était possible. La sécurité juridique et la cohérence de l’ordre juridique gagneront nécessairement avec cette procédure d’appel, d’autant plus qu’une décision de refus de renvoi de la Cour de cassation pourrait être attaquée devant la Cour européenne des droits de l’homme comme violant le droit au juge.
En tout état de cause, une procédure d’appel renforcerait le droit du justiciable sans alourdir exagérément la procédure. Il faut cependant observer que, dans son principe, une telle réforme, au-delà de sa portée immédiate, modifierait en profondeur les rapports entre les ordres juridictionnels, non pas en faisant du Conseil constitutionnel une véritable Cour suprême, au sens américain du terme, sa compétence se bornant au contrôle de la constitutionnalité de la loi, mais en lui subordonnant, s’agissant du contrôle de constitutionnalité, la Cour de cassation et le Conseil d’État. Cette observation ne constitue pas dans mon esprit une objection de principe, mais il est clair que cette procédure constitue une relative révolution.
J’en viens au caractère prioritaire de la question de constitutionnalité au regard du droit de l’Union européenne, dont je souligne la pertinence. En effet, contrairement à ce qui a pu être affirmé, le contrôle de constitutionnalité et le contrôle de conventionalité ne sont pas substituables l’un à l’autre. La meilleure preuve en est l’abrogation par le Conseil constitutionnel de certaines dispositions constitutionnelles déclarées conformes à la Convention européenne des droits de l’homme par le Conseil d’État. La question de constitutionnalité et son caractère prioritaire constituent bien une avancée substantielle dans la protection des droits fondamentaux.
Je ne reprendrai pas ici les péripéties qui ont conduit à la décision de la Cour de justice de l’Union européenne qui, le 22 juin 2010, a estimé conforme au droit de l’Union une législation nationale qui permet aux juridictions nationales de la saisir à tout moment de toute question préjudicielle qu’elles jugent nécessaires, d’adopter toute mesure permettant d’assurer la protection provisoire des droits conférés par l’ordre juridique de l’Union et de laisser inappliquées, à l’issue du contrôle de constitutionnalité, les dispositions législatives nationales jugées contraires au droit de l’Union.
Selon cet arrêt, le juge national, juge de l’application du droit de l’Union, doit, de sa propre autorité, laisser au besoin inappliquée une disposition inconventionnelle sans avoir à demander ou à attendre l’élimination préalable de celle-ci par voie législative ou par tout autre procédé constitutionnel. Cela signifie que le juge ordinaire doit pouvoir à tout moment poser une question préjudicielle à la Cour de justice, prendre toute disposition propre à assurer la protection provisoire des droits conférés par l’ordre juridique de l’Union, et laisser inappliquée la disposition législative qu’il juge contraire au droit de l’Union, quel que soit le résultat de la question de constitutionnalité.
Si la loi est jugée conforme à la Constitution par le Conseil constitutionnel, le juge, question préjudicielle ou non, pourra écarter l’application de la loi contraire au droit de l’Union européenne. Si la loi est jugée contraire à la Constitution, la question de la conformité au droit de l’Union européenne perd de son intérêt, mais le juge pourra écarter l’application de la loi contraire au droit de l’Union européenne s’agissant de son application antérieurement à son abrogation. De ce point de vue, il n’y a pas de problème.
À la suite de cet arrêt, la Cour de cassation, à laquelle la Cour de justice a renvoyé naturellement l’interprétation correcte du droit national, a considéré que la procédure prévue par la loi organique ne répondait pas aux exigences communautaires. Elle a invoqué un argument de procédure selon lequel elle ne peut prendre les mesures provisoires et conservatoires permettant le respect du droit de l’Union. Cet argument est fondé sur une interprétation très restrictive de l’article 23-3 de la loi organique dont le premier alinéa permet aux juridictions du fond de prendre de telles mesures, alors que cette faculté n’est pas expressément reconnue à la Cour de cassation et au Conseil d’État par le cinquième alinéa du même article.
Pour résoudre ce problème, il convient d’étendre aux deux hautes juridictions la faculté reconnue aux juridictions du fond par une modification du cinquième alinéa de l’article 23-3 de la loi organique. Cette modification devrait logiquement conduire la Cour de cassation à admettre la conformité de la procédure de la question prioritaire de constitutionnalité au droit de l’Union européenne.
Reste la question spécifique du contrôle des lois transposant une directive européenne, question très technique que je vais essayer d’aborder le plus simplement possible.
Il convient de revenir quelques instants sur la jurisprudence pertinente du Conseil constitutionnel. S’agissant d’une loi de transposition d’une directive dans le cadre du contrôle a priori, le Conseil constitutionnel vérifie que la loi qui a pour objet de transposer exactement une directive n’est pas manifestement incompatible avec la directive, ce qui laisse au juge national la possibilité de relever une incompatibilité non manifeste. Le Conseil constitutionnel n’opère pas par ailleurs de contrôle de constitutionnalité de la loi de transposition, sauf si est invoquée ou relevée la violation d’un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France. En ce cas, le Conseil laisse au droit communautaire la charge d’assurer la protection des principes communs dans le cadre des transpositions de directive, ne se réservant que le soin de protéger les principes spécifiques à l’ordre constitutionnel national. Dans sa décision n° 2010-605 DC, le Conseil constitutionnel précise que la violation manifeste par le législateur de l’obligation de transposer une directive n’est pas invocable dans le cadre d’une question prioritaire de constitutionnalité.
Cette jurisprudence doit être confrontée à celle de la Cour de justice de l’Union européenne, qui considère que l’abrogation d’une loi transposant correctement une directive reviendrait en pratique à l’empêcher d’exercer son contrôle de la validité de la directive au regard du droit européen. En fait, non seulement le juge doit pouvoir poser une question préjudicielle de conventionalité, mais encore, dans ce cadre-là, la réponse de la Cour de justice doit être préalable à la décision de la Cour constitutionnelle. Il y a de ce point de ce point de vue un risque de contradiction entre le droit national et le droit de l’Union européenne, car les juridictions nationales sont soumises à de stricts délais d’examen de la question prioritaire de constitutionnalité qui ne permettent pas de respecter le caractère préalable de la réponse de la Cour de justice de l’Union européenne.
Mais ce risque est matériellement très limité. Le problème ne se pose, en fait, que dans l’hypothèse où est invoqué un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France. Sinon, il faut considérer, au regard de la jurisprudence du Conseil constitutionnel, que la question de constitutionnalité n’est, par principe, pas sérieuse. En effet, il n’y a pas lieu pour le Conseil constitutionnel d’opérer un contrôle de constitutionnalité d’une loi de transposition d’une directive, sauf si est invoquée la violation d’un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France. Le système français est, de ce point de vue, conforme à la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne.
Dans le cas où est invoqué un principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France, relatif à un droit ou à une liberté que la Constitution reconnaît, le juge national devra d’abord vérifier s’il s’agit bien d’un principe inhérent à l’identité constitutionnelle. Si la réponse est affirmative, il devra vérifier le caractère sérieux de la question de constitutionnalité. Ce n’est que dans ce cas, a priori exceptionnel, que le risque de conflit avec la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne sera patent. Le juge devra alors saisir simultanément la Cour de justice de la question de la validité de la directive et le Conseil constitutionnel de la conformité de la loi de transposition avec un droit ou une liberté inhérents. On pourrait alors prévoir que dans ce cas, le Conseil puisse surseoir à statuer afin d’attendre la réponse que la Cour de justice donnera à la question de la validité de la directive.
Pour rendre parfaitement compatibles le droit national et le droit de l’Union européenne, il conviendrait de modifier sur ce point la loi organique en prévoyant que le Conseil peut surseoir à statuer si une question préjudicielle de conformité de la directive et une question de constitutionalité portant sur une disposition législative de transposition sont concomitamment posées.
Le Conseil retrouverait alors sa compétence pour abroger la disposition contestée dans la seule hypothèse ou il estimerait qu’elle est contraire à un principe identitaire. La contradiction entre le droit national et le droit de l’Union européenne serait alors substantielle et non plus procédurale – cela n’a plus rien à voir avec la procédure de la question prioritaire de constitutionnalité. La potentialité d’une telle contradiction est inhérente aux rapports de systèmes. Elle tient à l’existence même de principes inhérents à l’ordre constitutionnel et au fait que l’ordre juridique constitutionnel national et l’ordre juridique de l’Union européenne ne sont pas hiérarchisés.
Il convient de prendre acte du fait que la validité d’une norme législative impose le double respect de la norme constitutionnelle et des normes conventionnelles. Le conflit ne pourrait naître que dans l’hypothèse où les exigences constitutionnelles et conventionnelles seraient non pas différentes mais contradictoires, ce qui devrait être assez exceptionnel.
J’évoquerai pour terminer le contrôle opéré par le Conseil constitutionnel. De ce point de vue, le Conseil a légitimement et assez habilement utilisé l’ensemble des prérogatives que la Constitution lui a confiées. Il a pu reporter les effets de la décision d’abrogation afin de laisser au législateur le soin et le temps de remédier à l’inconstitutionnalité constatée, soit parce que l’abrogation peut avoir pour effet de faire revivre une législation inconstitutionnelle – dans cette hypothèse, les juridictions devront surseoir à statuer dans les instances dont l’issue dépend de l’application des dispositions inconstitutionnelles et le législateur devra prévoir l’application des nouvelles dispositions aux instances en cours – soit parce que faire produire à l’abrogation un effet immédiat créerait une importante insécurité juridique et l’obligation faite aux juridictions de surseoir à statuer serait inapplicable. Ainsi, dans la décision du 30 juillet 2010 relative à la garde à vue, le Conseil constitutionnel reporte au 1er juillet 2011 les effets de l’abrogation prononcée afin de permettre au législateur de remédier à l’inconstitutionnalité prononcée.
Il a pu au contraire faire produire effet à la décision d’abrogation à partir du moment où elle ne crée pas de vide juridique et ne conduit pas le législateur à prendre d’autres dispositions. II en est ainsi s’agissant de l’abrogation de l’article L. 7 du code électoral.
Par ailleurs, le Conseil précise qu’en principe, une déclaration d’inconstitutionnalité doit bénéficier à la partie qui a présenté la question, sauf si l’abrogation immédiate est susceptible de violer des objectifs constitutionnels et d’entraîner des conséquences manifestement excessives, telles que la remise en cause de gardes à vue.
Enfin, le Conseil peut être conduit à combler lui-même un vide juridique. Il exerce ainsi un pouvoir de substitution en prévoyant que les tribunaux maritimes commerciaux siégeront dans la composition des juridictions pénales de droit commun.
De ce point de vue, aucune réforme ne me semble nécessaire, d’autant que le problème est réglé par la Constitution. Il est évident, s’agissant de la garde à vue, qu’un certain nombre de justiciables se verront appliquer des dispositions inconstitutionnelles, mais c’est toujours le cas lorsqu’une inconstitutionnalité est prononcée. Nous sommes amenés à envisager l’application des lois dans le temps, et une déclaration ne peut pas toujours être rétroactive. Ce dispositif n’est sans doute pas parfait. Ce qui est certain, c’est que le Conseil constitutionnel a essayé de créer un équilibre entre deux exigences constitutionnelles que sont, d’une part, la sécurité matérielle et juridique et, d’autre part, le respect des droits des justiciables.
En conclusion, la loi organique pourrait être modifiée sur trois points : afin d’instaurer une procédure d’appel des décisions de ne pas saisir le Conseil constitutionnel, sous réserve de la conformité à la Constitution d’une telle procédure et de l’examen de son opportunité politique ; pour permettre expressément à la Cour de cassation et au Conseil d’État de prendre des mesures provisoires et conservatoires – modification de l’alinéa 5 de l’article 23-3 ; et enfin pour offrir au Conseil constitutionnel la possibilité de surseoir à statuer sur une question prioritaire de constitutionnalité si une question préjudicielle de conformité de la directive et une question de constitutionnalité portant sur une disposition législative de transposition sont concomitamment posées et jusqu’au prononcé de la décision de la Cour de justice de l’Union européenne – la modification de l’article 23-10 permettrait de régler le conflit mineur qui existe entre la législation nationale et les exigences du droit de l’Union européenne.
M. René Dosière. En quoi les procédures d’appel poseraient-elles un problème de constitutionnalité ?
M. Bertrand Mathieu. Aux termes de l’article 61-1 de la Constitution, le Conseil constitutionnel est saisi sur renvoi du Conseil d’État ou de la Cour de cassation. La lettre de la Constitution implique donc que la saisine procède d’un renvoi de ces juridictions. Or un appel conduirait donc à une saisine sans renvoi. Afin de respecter la lettre de la Constitution, la seule solution serait de créer une procédure qui oblige la Cour de cassation à renvoyer la question. Il faudrait considérer que l’acceptation de la demande en appel par le Conseil constitutionnel implique une obligation de renvoi par la Cour de cassation. Je ne vois pas quel mécanisme – sauf à inventer une usine à gaz – pourrait contraindre la Cour de cassation. On peut imaginer qu’il soit possible de passer outre sa décision, mais l’obliger à faire un acte de renvoi me semble présenter quelques difficultés.
M. le président Jean-Luc Warsmann. L’article 61-1 de la Constitution dispose en effet : « Lorsque, à l’occasion d’une instance en cours devant une juridiction, il est soutenu qu’une disposition législative porte atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit, le Conseil constitutionnel peut être saisi de cette question sur renvoi du Conseil d’État ou de la Cour de cassation qui se prononce dans un délai déterminé.
« Une loi organique détermine les conditions d’application du présent article. »
Cette rédaction donne une grande liberté quant au contenu du filtre ; ensuite, chacun peut poursuivre la réflexion sur un éventuel mécanisme de renvoi.
M. Jean-Jacques Urvoas. J’observe tout d’abord que si nous nous focalisons, à bon droit, sur le comportement de la Cour de cassation, rien ne dit qu’à l’avenir le Conseil d’État se montrera toujours aussi conciliant. Guy Carcassonne lui-même ne croyait-il pas que ce serait cette dernière juridiction qui serait la plus réticente ? Peut-être convient-il de nous prémunir contre un éventuel changement de comportement du Conseil d’État.
Par ailleurs, vous dites, que, statistiquement, le nombre de renvois de la Cour de cassation ne traduit pas un blocage de sa part. Mais que pensez-vous de la qualité des décisions prises par la Cour de cassation sachant que si elle renvoie autant de dossiers qu’il y a de questions distinctes, le Conseil d’État renvoie, lui, un dossier par thème ?
M. Bertrand Mathieu. En matière de renvois, les choses se passent en effet de cette façon – même si certains sont quelque peu erratiques, s’agissant notamment des motivations. La jurisprudence de la Cour de cassation est en tout cas parfaitement cohérente : elle ne saisit pas dès lors qu’une menace pèse sur son rôle d’interprétation, mais, paradoxalement, elle le fait – comme sur la question de l’adoption d’enfants par les couples homosexuels – alors qu’il n’existe quasiment aucun risque de déclaration d’inconstitutionnalité, simplement pour faire évoluer la loi dans le sens de sa jurisprudence. Je ne me prononce pas sur cette politique de saisine, mais celle-ci n’est pas uniquement fondée sur le caractère sérieux de la demande.
Pour ce qui est de l’attitude du Conseil d’État, une évolution est en effet possible. En tout état de cause, la vertu essentielle de l’appel est réelle sur un plan stratégique, en ce sens que sa création serait un véritable coup de tonnerre dans le système juridictionnel français. Quant au droit du justiciable, il est incontestable que la procédure d’appel le renforce en créant une sécurité juridique. Même si la Cour de cassation et le Conseil d’État sont de bonne volonté, un jour ou l’autre un requérant qui aura essuyé un refus de la part de la Cour de cassation, par exemple, de renvoyer une question prioritaire de constitutionnalité, pourra très bien voir la loi en question censurée par le Conseil constitutionnel après qu’il aura posé la même QPC devant le Conseil d’État quelques années plus tard. Sans le filtre de la Cour de cassation et du Conseil d’État, le problème serait moins apparent, mais sur le plan de la technique juridique, l’appel me semble une excellente chose.
Les deux arguments qui, dans mon esprit, ne sont pas dirimants sont les suivants : d’une part, la procédure d’appel pose une question de constitutionnalité puisqu’elle va à l’encontre de la lettre de l’article 61-1 – mais il est toujours possible de réformer cet article ; d’autre part, il est possible que nous assistions à une rébellion de la part de la Cour de cassation.
Si j’ai utilisé l’image du lit de justice, c’est que la Cour joue finalement le rôle d’un Parlement d’Ancien régime. Mais même si je la conteste, sa jurisprudence est cohérente puisqu’elle repose sur le principe selon lequel elle a le monopole d’interprétation de la loi.
M. le président Jean-Luc Warsmann. Je vous remercie.
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Audition de M. Vincent LAMANDA, Premier président de la Cour de cassation.
M. le président Jean-Luc Warsmann. Nous accueillons maintenant M. le Premier président de la Cour de cassation. Monsieur le Premier président, votre exposé préalable vous permettra sans doute de répondre aux questions que notre Commission vous a adressées. Nos collègues auront ensuite certainement à cœur de vous en poser d’autres.
M. Vincent Lamanda, Premier président de la Cour de cassation. Monsieur le président, mesdames et messieurs les députés, votre Commission et la Cour de cassation entretiennent depuis de nombreuses années un dialogue fructueux. Afin d'éclairer vos travaux, vous avez fréquemment invité les membres de notre juridiction à vous faire partager le fruit de leur expérience et de leurs réflexions. De ces échanges sont issues d’excellentes relations qui, favorisant une action complémentaire du législateur et de la jurisprudence, contribuent à l’élaboration de normes de qualité. C'est donc naturellement que j'ai accepté votre invitation relative à l'évaluation de la loi organique d'application de l'article 61-1 de la Constitution.
À la suite de cette réforme, la Cour de cassation a fait l'objet d'une campagne sans précédent, orchestrée par certains qui voient dans la plus haute juridiction de l'ordre judiciaire le principal obstacle à l'instauration, en France, d'une Cour suprême à l'américaine, qu’ils appellent de leurs vœux.
Avant le 1er mars 2010, on laissait déjà entendre que la Cour de cassation accueillerait de mauvaise grâce la question prioritaire de constitutionnalité, et qu’elle refuserait de « jouer le jeu ». J'ai même été personnellement mis en garde : si la Cour de cassation s'aventurait à saisir la Cour de justice de l'Union européenne, on n'hésiterait pas à en appeler directement au Parlement et au Président de la République. La difficulté avait donc été vue.
Dès les premières semaines d'entrée en vigueur de la loi, cette campagne s'est poursuivie, dans la presse et sur les ondes, par une série d'articles de commande d'une rare virulence. Accumulant approximations, mauvaise foi et désinformation dans le seul but de jeter le discrédit sur la Cour, on a laissé accroire qu'elle avait décidé de faire échec à la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008.
Après quelques mois d'application de celle-ci, la campagne n'a pas cessé : il importait en effet d'enfoncer le clou pour que soient prises hâtivement des mesures conduisant vers cette Cour suprême à l'américaine dont rêvent d'aucuns.
La Cour de cassation méconnaîtrait-elle ouvertement l'intention du Constituant ? Monsieur le président, l'examen rapide des griefs formulés à son encontre me permettra de répondre à chacune des questions que vous m'avez posées dans votre lettre du 21 juillet.
On a clamé que la Cour de cassation transformerait « le filtre en bouchon ». Si tel avait été le cas, elle n'aurait renvoyé qu'un nombre parcimonieux de questions au Conseil constitutionnel, aurait statué sans attendre la décision de celui-ci ou bloqué indûment les questions pendantes. Il n'en a rien été. Elle a estimé sérieuses des questions transmises par les juridictions du fond ou directement soulevées devant elle à l'occasion de pourvois.
La Cour n'est pas informée des questions prioritaires de constitutionnalité posées aux juges du fond que ceux-ci ont refusé de lui transmettre. Je ne peux donc répondre aux questions que vous m’avez posées sur ce point. Cette situation me rend aussi difficile de me prononcer sur les critères du filtre des juridictions relevant de la Cour de cassation. Toutefois, rien ne laisse supposer qu'ils ne soient pas pertinents.
À ce jour, 127 questions ont été transmises à la Cour de cassation par les juridictions du fond de l'ordre judiciaire ; 28 émanent de cours d'appel, 2 d'un tribunal supérieur d'appel, 79 de tribunaux de grande instance, 2 de tribunaux de commerce, 12 de tribunaux d'instance, 2 de conseils des prud'hommes, une d'un tribunal des affaires de sécurité sociale et une d'une juridiction de proximité.
Dans 57 cas seulement, la transmission de la question prioritaire de constitutionnalité ne s'est pas accompagnée d'un sursis à statuer. À l'exception d'une question prioritaire de constitutionnalité posée devant la Cour de justice de la République, la détention de la personne poursuivie l'a systématiquement justifié.
La consultation de la base « Jurica », qui recense les arrêts rendus en matière civile par les cours d'appel, ne fait pas apparaître de décisions statuant, à l'occasion d'un recours contre le jugement réglant le litige, sur la contestation du refus de la juridiction de première instance de transmettre une question prioritaire de constitutionnalité. L'absence, pour l'heure, de telles décisions a pour origine les délais prévus pour l'instruction des affaires devant les cours d'appel : la réforme n'est entrée en vigueur que le 1er mars dernier.
La Cour de cassation n'a pas encore eu à statuer sur un pourvoi formé contre la décision d'une cour d'appel de ne pas lui transmettre une question. En revanche, elle a été saisie, à l'occasion d'un pourvoi sur l'arrêt au fond, du refus de la Cour de Justice de la République, en date du 19 avril 2010, de transmettre une question prioritaire de constitutionnalité. Par arrêt du 23 juillet 2010, l'assemblée plénière a déclaré irrecevable le pourvoi en raison du non-respect des règles de procédure relatives à la présentation des questions.
De manière générale, devant la Cour de cassation, les parties s'en tiennent aux écritures présentées devant le juge du fond. Toutefois, dans les affaires relatives à des litiges portant sur des enjeux financiers importants, les parties ont eu recours aux services d'un avocat aux Conseils pour présenter de nouvelles écritures devant la Cour. Les mémoires déposés par les avocats aux Conseils ont permis de préciser utilement le moyen d'inconstitutionnalité. Dans les matières où la représentation par avocat n'est pas obligatoire, les mémoires personnels sont rares.
Sur ces 127 questions transmises par une juridiction du fond, 93 ont été à ce jour examinées par la Cour. Elle en a renvoyé 60 au Conseil constitutionnel, tandis que 22 ont fait l'objet d'une décision de non-lieu à renvoi et 11 d’une décision d'irrecevabilité.
Depuis le 1er mars 2010, 233 questions prioritaires de constitutionnalité ont été soulevées directement devant la Cour de cassation à l'occasion d'un pourvoi. C’est plus de 64% – près des deux tiers – des questions posées. Si la Cour de cassation avait manifesté son hostilité à la réforme, on peut imaginer que les avocats aux Conseils auraient hésité à la saisir dans de telles proportions. 163 de ces questions ont à ce jour été examinées ; 39 ont été renvoyées au Conseil constitutionnel, 99 ont fait l'objet d'une décision de non-lieu à renvoi et 25 d'une décision d'irrecevabilité. Elles ont toutes donné lieu à un sursis à statuer.
Dans la mesure où ces questions ont été posées directement devant la Cour sans avoir été préalablement filtrées par un juge, il est logique qu’elles aient été renvoyées au Conseil constitutionnel dans une proportion moindre que celles transmises à la Cour par les juridictions du fond.
Une synthèse de ces données conduit à retenir que, sur un total de 360 questions prioritaires de constitutionnalité enregistrées à la Cour depuis le 1er mars 2010, 256 ont déjà été examinées – entre la mi-avril et la mi-juillet 2010 – par la formation spécialement instituée à cet effet par la loi du 10 décembre 2009.
Sur ces 256 questions examinées, 99 ont été renvoyées au Conseil constitutionnel, toutes au motif qu'elles présentaient un caractère sérieux, 121 ont donné lieu à une décision de non-lieu à renvoi et 36 ont été déclarées irrecevables. Aucune question n’a été renvoyée au Conseil parce qu'elle posait une question nouvelle.
Ainsi, 45% des questions examinées et régulièrement déposées ou transmises ont été renvoyées au Conseil constitutionnel. On voit par là combien il est erroné de prétendre que la Cour de cassation transformerait « le filtre en bouchon ».
L'article 23-5, alinéa 2, de la loi organique du 7 novembre 1958 donne à la Cour de cassation un délai de trois mois à compter de la présentation du moyen pour rendre sa décision. Ce délai a été respecté dans tous les cas. Le délai minimal de traitement d'une question a été de 18 jours, le délai maximal de trois mois moins un jour, le délai moyen après enregistrement s’établissant à environ deux mois et demi.
À ce jour, toutes les questions renvoyées au Conseil constitutionnel l'ont été par la formation prévue à l'article 23-6 de l'ordonnance du 7 novembre 1958, avant sa rapide suppression, intervenue sans même que la loi organique du 10 décembre 2009 ait pu pleinement produire ses effets. Sa dernière audience a eu lieu le 16 juillet. Les 101 questions demeurant en cours d'instruction feront l'objet d'une décision dans le courant des mois de septembre et d'octobre 2010. Elles ont été réparties entre les six chambres de la Cour en fonction de la matière concernée.
La centralisation des questions au sein d'une formation unique, dont la création fut inspirée de l'avant-projet de 1990, avait été souhaitée pour limiter les risques de divergences entre les chambres et pour s'assurer du traitement rapide des affaires. Pour l'heure, il est difficile de déterminer les conséquences de la suppression de cette formation par la loi organique du 22 juillet 2010. Mais on peut être assuré que les chambres auront à cœur d'exercer cette nouvelle attribution dans les meilleures conditions.
La question prioritaire de constitutionnalité n'étant entrée en vigueur que depuis six mois, et même moins si on tient compte des vacations d'été, il semble trop tôt pour en dresser un bilan significatif. Une période de rodage et d'adaptation un peu plus longue paraît nécessaire à l’affinement des pratiques. Instaurer, comme certains l'envisagent, un mécanisme d'appel des décisions refusant le renvoi des questions prioritaires de constitutionnalité ne pourrait être interprété autrement que comme la marque d’une volonté non seulement de supprimer de facto le filtre, mais, plus encore, de placer dans un état de dépendance une activité juridictionnelle de la Cour de cassation et, à travers elle, l'ordre judiciaire tout entier.
Il a également été reproché à la Cour de cassation de se substituer au Conseil constitutionnel : elle se livrerait à une véritable analyse du caractère sérieux de la question, alors qu'elle devrait se contenter d'écarter les questions fantaisistes ou à but dilatoire.
Animée par le respect de la loi et le souci de la sécurité juridique, la formation prévue à l'article 23-6 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 a procédé à un examen approfondi du sérieux des questions. Elle n'a renvoyé que celles paraissant présenter une chance de succès devant le Conseil constitutionnel.
Le principal exemple mis en avant au débit de la Cour est sa décision de ne pas saisir le Conseil constitutionnel de la conformité à la Constitution de la loi du 13 juillet 1990, dite loi Gayssot. Celle-ci a été présentée à tort comme une « loi mémorielle », ce qu'elle n'est pas – à la différence de la loi du 29 janvier 2001 sur le génocide arménien – ou tendant à réprimer tout propos raciste, antisémite ou xénophobe, ce qu'elle n’est pas davantage. Est-il surprenant que des juges ne considèrent pas comme contraire à la Constitution une loi qui, en réalité, se limite à interdire la remise en cause de l'autorité de la chose jugée par le Tribunal de Nuremberg, juridiction internationale instituée, dans le contexte que l'on sait, pour juger les crimes de guerre et contre l'Humanité commis par les nazis ? On pourrait d'ailleurs ajouter que la Cour européenne des droits de l'Homme, très attentive à la liberté d'expression, n'a pas condamné la France pour ce texte.
Les juridictions de l'ordre judiciaire ne sont pas les seules à procéder à un contrôle approfondi du caractère sérieux de la question. Comme le soulignent les professeurs Mathieu et Rousseau, le Conseil d'État procède de même.
Comment imaginer qu'il en soit autrement ? Comment envisager que le Constituant ait décidé de confier aux deux plus hautes juridictions françaises le seul soin de distinguer les questions fantaisistes des autres ? Et si le Conseil constitutionnel avait été saisi en trois mois par la Cour de plus de 200 questions, qu'aurait-on dit alors ? Qu'elle l'encombrait volontairement !
Devant la Commission des lois du Sénat, à l'occasion de l'examen du projet de loi organique, le secrétaire général du Conseil constitutionnel estimait que « quelques dizaines d'affaires par ordre de juridiction pourraient être transmises au Conseil par an ». C’est précisément à des chiffres de cet ordre que conduisait la pratique de la formation de la Cour de cassation désormais supprimée. En effet, dix décisions du Conseil constitutionnel constatant la non-constitutionnalité de dispositions législatives ou affirmant une conformité sous réserve ont d'ores et déjà été prises sur renvoi de la Cour de cassation.
La Cour a aussi été critiquée pour « refuser tout contrôle lorsque ses propres interprétations pourraient être mises en cause ».
Sur ce point, je ne peux mieux faire que lire le compte rendu intégral des débats de la séance du Sénat du 13 octobre 2009 :
« M. le président. L'amendement n° 1 rectifié, présenté par MM. Collin, Mézard et Charasse et Mmes Escoffier et Laborde, est ainsi libellé :
« Alinéa 6, première phrase,
Après les mots :
“de ce qu'une disposition législative”
insérer les mots :
“, le cas échéant interprétée par la jurisprudence”.
La parole est à M. Jacques Mézard.
M. Jacques Mézard. Une disposition législative peut ne pas être en soi inconstitutionnelle mais l'être devenue du fait de la jurisprudence des cours et des tribunaux. Aussi considérons-nous que doivent pouvoir être mises en cause devant le Conseil constitutionnel non seulement les dispositions législatives, mais aussi la jurisprudence à laquelle elles ont donné lieu.
M. le président. Quel est l'avis de la commission ?
M. Hugues Portelli, rapporteur. Cet amendement nous a laissés quelque peu perplexes : une loi est constitutionnelle ou pas. Nous ne nous intéressons pas ici au contrôle de constitutionnalité de la jurisprudence, qui est indépendante du texte de la loi. À la limite, cette question pourrait être traitée au titre de ce que l'on appelle le « changement de circonstances ».
En tout état de cause, la commission émet un avis défavorable.
M. le président. Quel est l'avis du Gouvernement ?
M. Jean-Marie Bockel, secrétaire d'État. Avis défavorable.
M. le président. Je mets aux voix l'amendement n° 1 rectifié.
(L'amendement n'est pas adopté.) »
Si la Cour de cassation a refusé de transmettre des questions prioritaires de constitutionnalité portant non pas sur le texte d'une disposition législative mais sur sa propre jurisprudence, elle n'a fait que se conformer strictement à la lettre de la loi et à l'intention du législateur organique.
La Cour a enfin été accusée « d'écarter résolument le caractère prioritaire » de la question prioritaire de constitutionnalité. Rarement des décisions de la Cour n'auront été autant commentées et dénaturées que les arrêts avant dire droit Melki et Abdeli du 16 avril 2010 transmettant à la Cour de justice de l'Union européenne deux questions préjudicielles rédigées dans des termes identiques. Les opinions négatives ont systématiquement été mises en valeur.
Un débat a déjà eu lieu devant vous sur l'opportunité d'introduire, dans la loi organique, une priorité d'examen au profit de la question de constitutionnalité. Je ne m'y étendrai pas. Je rappellerai simplement que la Cour de cassation a transmis une question préjudicielle à la Cour de justice de l'Union européenne pour répondre, comme elle y était tenue, au moyen qui lui avait été soumis, fondé sur une double violation, de la Constitution et du droit de l'Union. Contrairement à ce qui a pu être écrit, cette décision, dont la portée était limitée à cette hypothèse spécifique, ne pouvait avoir pour conséquence de bloquer la réforme. Loin de constituer une manifestation d'opposition à celle-ci, les arrêts avant dire droit du 16 avril 2010 visaient simplement, dans un but de sécurité juridique, à faire trancher une difficulté souvent évoquée lors des débats parlementaires et à prémunir la France contre une éventuelle condamnation par la Cour de justice de l'Union européenne pour manquement à ses obligations. Cette décision tendait seulement à préserver les droits dont disposaient jusque-là les justiciables et à assurer, dans la clarté, la coordination entre les juridictions nationale et européenne.
Comme l'a alors souligné le professeur Drago dans une tribune parue dans le journal Le Monde, « la Cour de cassation, (...) défenseur des libertés, de toutes les libertés, constitutionnelles et communautaires (...,) ne conteste pas l'intérêt de ce nouveau moyen offert au justiciable qu'est la question prioritaire de constitutionnalité. Mais elle veut aussi que les libertés inscrites dans les textes communautaires – ici la liberté de circulation – ne soient ni oubliées ni rabaissées, et que le justiciable puisse les invoquer autant que les droits constitutionnels ».
Ainsi que l'a relevé le sénateur Hugues Portelli dans un article, l'arrêt du 22 juin 2010 de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) « affirme une conformité conditionnelle au droit de l’Union européenne du dispositif de la loi organique tel que le Conseil constitutionnel et le Conseil d'Etat l'avaient interprété en anticipant les réserves de la CJUE. Même si la Cour de Luxembourg prend acte de ces décisions et même semble admettre leur bien-fondé, son arrêt du 22 juin place la priorité de la question de constitutionnalité sur le fil du rasoir, laissant son sort entre les mains de la juridiction de renvoi, qui doit elle-même vérifier si les conditions ainsi énumérées sont bien remplies dans le cas de l'espèce ».
La CJUE n'admet en effet la compatibilité du caractère prioritaire de la procédure de constitutionnalité que si – notamment – le juge peut adopter toute mesure nécessaire afin d'assurer la protection juridictionnelle provisoire des droits conférés par l'ordre juridique de l'Union. Et si tel n'est pas le cas, il lui appartient alors de se prononcer sur la conformité de la disposition critiquée au regard du droit de l'Union, en laissant au besoin inappliquées les dispositions de l'ordonnance du 7 novembre 1958 modifiée prévoyant une priorité d'examen de la question de constitutionnalité.
Une modification législative qui permettrait à la Cour de cassation de prendre des mesures provisoires ou conservatoires serait incompatible avec sa nature et son rôle. La Cour de cassation n'est pas un troisième degré de juridiction. Son pouvoir se limite à rejeter les pourvois ou à casser les décisions déférées. On ne voit donc pas, concrètement, quelle mesure provisoire elle pourrait prononcer sans être conduite à porter une appréciation sur les faits de l'espèce.
L'instance à propos de laquelle est posée une question de constitutionnalité ne porte jamais sur la validité d'une norme ; elle a pour finalité la résolution d'un litige entre personnes privées, la réparation d'un dommage ou la sanction d'une infraction. Conférer au juge le pouvoir de suspendre provisoirement l'application d'une loi, alors qu'il pourrait immédiatement l'écarter au nom de l'effectivité du droit européen, aboutirait à priver le justiciable du droit que lui confèrent les traités de l'Union.
Il serait donc vain de procéder à une modification, et ce d'autant plus que les affaires où sont posées simultanément une question de constitutionnalité et une question de conformité au droit de l'Union apparaissent très exceptionnelles. Depuis la décision de la Cour dans l'affaire Melki, aucune autre double question ne lui a été soumise.
Ainsi, l'interprétation qu'a donnée le Conseil constitutionnel dans sa décision 2010-605 DC du 12 mai 2010, complétée par l'arrêt de la Cour de Luxembourg, garantit que les droits des justiciables seront suffisamment sauvegardés dans toutes les hypothèses.
En 1790, le Constituant a confié à la juridiction de cassation la haute mission de vérifier l'exacte application par les jugements de la loi, expression suprême de la volonté de la souveraineté nationale. Pour bien marquer l'autorité et le commandement de la loi, qui s'impose au juge, la Glorification de la loi, œuvre maîtresse de Paul Baudry, orne le plafond de la Grand' Chambre de la Cour, avec cette devise : Lex imperat. La loi commande au juge, qui n'a qu'un devoir – l'appliquer dans sa lettre et dans son esprit.
Pourtant, désormais, dans ce décor, il est soutenu chaque semaine que la loi, toutes les lois, des plus anciennes aux plus récentes, sont contraires à des principes incorporés au bloc de constitutionnalité au gré des circonstances. La « sentinelle de la loi » est ainsi invitée à dénoncer la loi elle-même, à raison des violations incessantes des libertés qu'elle commettrait.
Cette vraie révolution culturelle, la Cour de cassation l'a accomplie sans barguigner, avec un soin et une loyauté que je me plais à souligner. Á cette fin, les présidents de chambre et les conseillers composant la formation prévue par la loi organique du 10 décembre 2010 pour connaître des questions prioritaires de constitutionnalité ont en outre assuré un service supplémentaire, correspondant au quart du fonctionnement ordinaire d'une chambre, et ce avec une attention remarquable et un sens élevé des responsabilités. Hommage doit également être rendu au service de documentation, des études et du rapport, ainsi qu'au greffe de la Cour, qui ont assumé un accroissement notable de leur charge de travail.
Aussi la Cour a-t-elle jugé iniques les critiques formulées à son encontre. Mais quand la conscience nous absout, il importe peu d'être calomniés. Plus on est sensible à des accusations, plus on est soupçonné d'être coupable. L'homme ou l'institution qui recueille des éloges universels n'a point encore existé.
M. Dominique Perben. Lors de ses débats sur la réforme de la Constitution, le Parlement, dans son ensemble – même si par la suite les votes ont été davantage comptés –, a émis la volonté de conférer de nouveaux droits à nos concitoyens, notamment celui de soulever, lors d’une affaire les concernant, la question de la constitutionnalité du texte qui leur est appliqué.
La décision de la Cour de cassation de saisir la Cour de justice de l'Union européenne a suscité chez les parlementaires, – peut-être à tort – le sentiment que la Cour de cassation ne souhaitait pas mettre en œuvre la question de constitutionnalité de la manière qui était souhaitée par le Parlement, c’est-à-dire préalable.
Si je n’ai moi-même alors participé à aucune campagne d’aucune sorte, j’ai cependant posé une question au Gouvernement. Cette forme d’expression, j’en ai bien conscience, ne constituait pas le moyen le plus efficace de faire progresser le débat, mais c’était un moyen de souligner la réelle émotion des parlementaires – de tous bords, je crois pouvoir le dire – persuadés que la Cour de cassation interprétait à la fois la loi constitutionnelle et la loi organique d’une manière qui ne respectait pas la volonté du législateur.
Monsieur le Premier président, je souhaite que la suite de votre audition permette de lever cette impression. À cette fin, pourriez-vous approfondir pour nous votre interprétation de la décision de la Cour de justice de l'Union européenne, et nous présenter votre réflexion sur une question à mon sens très délicate – et qui ne doit être abordée qu’avec bien des précautions – mais peut-être centrale pour l’avenir, celle de l’interprétation de la loi ?
M. Jean-Jacques Urvoas. Je m’associe pour l’essentiel aux propos de mon collègue Dominique Perben sur notre souhait de législateurs d’accorder aux justiciables des droits nouveaux.
Monsieur le Premier président, si j’ai écouté avec beaucoup d’intérêt votre vibrant plaidoyer visant à nous convaincre de la loyauté de la Cour envers les intentions du Constituant et du législateur organique, mon sentiment d’observateur est cependant plutôt celui de la frilosité, voire de l’hostilité, de la Cour à l’égard du nouveau principe.
Pour démontrer la bonne volonté de la Cour, vous nous avez présenté des statistiques. Chaque fois qu’il en est fait état devant moi, me reviennent à l’esprit deux réflexions, l’une de Winston Churchill – « je ne crois aux statistiques que lorsque je les ai moi-même falsifiées » – et l’autre de Jacques Chirac – « les statistiques sont pour moi la troisième forme du mensonge ». Pourriez-vous donc détailler le contenu de ces statistiques ? Serait-il par exemple possible que, sur les 99 questions renvoyées pour des raisons sérieuses devant le Conseil constitutionnel, 98 portent sur le même point ? Ou, au contraire, chaque renvoi concerne-t-il une difficulté spécifique ?
Par ailleurs, considérez-vous – cette question rejoint celle de mon collègue Dominique Perben – que la Cour de cassation bénéficie d’un monopole d’interprétation de la loi ?
M. Charles de La Verpillière. Monsieur le Premier président, loin du discours feutré, voire d’esquive, que l’on pouvait attendre d’un très haut magistrat, vous avez pris le parti d’admettre l’existence d’une polémique sur les orientations de la Cour. La meilleure défense, c’est toujours l’attaque ! J’ai apprécié votre façon de procéder.
Selon vous, cette polémique avait pour objet de préparer l’accession du Conseil constitutionnel à un statut de Cour suprême. Pourriez-vous préciser les enjeux du débat ? Cette évolution est-elle souhaitée, et possible, selon vous ?
M. Vincent Lamanda. La lettre de M. le président Warsmann est parvenue à la Cour le 22 juillet. Je n’ai pu, dans les délais qui ont séparé sa réception de la présente audition, réunir le Bureau de la Cour. Dans la mesure où c’est cette instance – composée, outre du Premier président, des présidents de chambre, du procureur général et de certains des premiers avocats généraux – qui est en charge de l’expression de la Cour, je ne peux donc parler qu’à titre personnel.
Un juge se justifie par ses décisions. La Cour s’est exprimée dans un arrêt avant dire droit, puis a indiqué les conséquences qu’elle tirait de la décision de la Cour de justice de l'Union européenne par un arrêt refusant de transmettre la question. Il ne m’appartient pas de présenter de ces arrêts d’autre lecture que celle que chacun peut en faire. Quoi qu’en pensent certains, l’arrêt de la Cour de Luxembourg est extrêmement clair et ne souffre pas d’ambiguïté. Pour éviter toute difficulté, j’ai cité le sénateur Portelli ; ma lecture de la décision est la même que la sienne ; à mon sens, un consensus peut être possible.
Interpréter la loi est la fonction même de la Cour de cassation. Lorsque la loi n’est pas claire, qu’elle fait l’objet d’interprétations divergentes des juges du fond, il revient à la Cour d’en unifier l’interprétation, mais sans se substituer au législateur, justement parce qu’elle n’est pas une Cour suprême. Nous sommes loin du Gouvernement des juges ! Pour la Cour de cassation, rester dans la lettre et l’esprit de la loi est un souci permanent. Ses décisions de cassation visent toujours un texte de loi. Sa position est toujours fondée sur une base légale. Si elle peut interpréter la loi, travailler à l’adapter, lorsqu’elle est ancienne, aux évolutions de la société, elle part toujours de son texte. La Cour de cassation est « la sentinelle de la loi ». Sa fonction est de la faire respecter et appliquer le plus uniformément possible, de sorte que chacun, à quelque endroit du territoire national qu’il se trouve, soit traité judiciairement de manière identique.
La Cour remplit cette fonction a posteriori, lorsque, par une cassation à la suite d’un pourvoi, elle affirme qu’un juge s’est trompé. Cependant, elle s’y emploie aussi à titre préventif. Elle élabore en effet deux bases de données, l’une constituée par ses propres arrêts et l’autre, la base « Jurica », regroupant tous les arrêts des cours d’appel. Ces bases font l’objet d’une exploitation de sa part : les études qu’elle élabore sur les décisions prises permettent de faire apparaître les écarts entre les décisions des cours. Elle met également ces bases à disposition, notamment auprès des juges. Cette action préventive concourt à l’application la plus uniforme possible de la loi sur le territoire national.
C’est de longue date que la Cour de cassation exerce cette mission essentielle. Elle a été créée en 1790, sous le nom de Tribunal de cassation. Le texte qui l’instituait lui transférait les greffiers et les huissiers du Conseil des Parties, l’instance de cassation de l’Ancien Régime. Il était même prévu que, jusqu’à l’élaboration d’un nouveau règlement par le Tribunal de cassation, le règlement de procédure du Conseil des Parties resterait en vigueur. Or, ce nouveau règlement n’a jamais été rédigé ! De ce fait, deux ou trois fois par an – notamment en cas de désaveu d’un avocat aux Conseils par son client –, la Cour de cassation applique encore aujourd’hui non pas la procédure civile française mais le règlement de procédure dit « d’Aguesseau » du 28 juin 1738 ! C’est ainsi sur des siècles de technique de cassation que s’appuie le travail de la Cour de cassation.
Je voudrais vous en persuader, la démarche d’un juge est très éloignée de la production de mensonges ou de statistiques falsifiées. Les chiffres que j’ai cités sont les vrais. Nous n’en disposons pas d’autres. Si des erreurs peuvent toujours être commises, je peux vous assurer pour l’avoir vécu – je présidais moi-même les audiences – que la Cour a mis en œuvre la réforme avec beaucoup de soin et d’attention, et avec le souci de préserver du mieux possible les droits des justiciables.
Cela dit, les traités qui ont institué l’Union européenne ont fait aussi des juges de la Cour de cassation des juges européens. Les juges français sont tenus d’appliquer les règles du droit européen. Quelle anomalie y aurait-il à ce qu’un juge européen s’adresse à la juridiction européenne de dernière instance pour lui soumettre une question préjudicielle ? Enfin, non seulement la décision rendue par la Cour de justice de l'Union européenne ne présente aucun caractère extraordinaire, mais elle a permis à la fois de clarifier le droit applicable et de régler un cas dont, depuis, nous n’avons jamais revu l’équivalent.
Certes, c’est pour traiter l’une des premières questions qui lui ont été soumises que la Cour de cassation a décidé de se tourner vers la Cour de justice de l'Union européenne. Cependant, la décision de la Cour n’a rien eu de politique. Ses causes sont purement mécaniques. La démarche d’un magistrat, c’est l’application au cas qui lui est soumis de la meilleure solution possible.
Le délai imparti à la Cour de cassation pour traiter ces questions est de trois mois. En l’espèce, la Cour de cassation a été saisie d’une double question. En tant que juge européen, elle disposait de la faculté d’écarter la loi. Que n’aurait-on pas dit alors des libertés qu’elle prenait ! Nous avions évoqué cette hypothèse. Au Conseil d’État aussi, ce raisonnement a été tenu.
Nous avons au contraire préféré poser, par une décision avant dire droit, une question préjudicielle. Si elle a été posée aussi rapidement, c’était pour nous permettre de statuer avant l’expiration du délai de trois mois. Nous avons obtenu de la Cour de Luxembourg la mise en œuvre de la procédure d’urgence absolue ; la réponse nous a été communiquée au bout de deux mois et demi ; ainsi, nous avons pu régler définitivement l’affaire dans le temps qui nous était imparti.
Cela dit, si un avocat n’avait pas soulevé la difficulté, si un juge n’avait pas saisi la Cour de cassation de la question préjudicielle, la Cour ne l’aurait pas posée à la Cour de justice de l'Union européenne ! Elle n’est pas non plus responsable de la fixation à trois mois du délai de traitement des questions.
La Cour n’est animée par aucune mauvaise intention. Elle est de bonne foi, et veille simplement à la faculté pour les justiciables de disposer de leurs droits. Si, jusqu’ici, je me suis tu, c’est que, à mon sens, pour qui n’est pas coupable, il est préférable de ne rien dire ; un juge se justifie par ses décisions. Cela dit, je souhaiterais vraiment pouvoir lever auprès de vous toute ambiguïté.
La question constitutionnelle est prioritaire. Cependant, lorsque se pose une question d’application du droit de l’Union européenne, comme dans le cas de l’espèce, la saisine de la Cour de justice de l'Union européenne est logique. La difficulté était réelle : la Cour de justice de l'Union européenne a dit pour droit que l’article 78-2 du code de procédure pénale n’était pas conforme au droit de l’Union – plus précisément au traité de Lisbonne. Or, des analyses, publiées, nous reprochaient aussi d’avoir saisi à tort la Cour puisque le Conseil constitutionnel avait validé l’article 78-2.
Ensuite, si, une fois reçue la décision de la Cour de justice de l'Union européenne, nous n’avons pas transmis la question constitutionnelle au Conseil, c’est que nous étions déjà saisis d’une décision indiquant au juge qu’il devait écarter d’emblée cet article. Disposant de la réponse de la Cour, nous n’avions plus à nous interroger. Cette non-transmission nous a, elle aussi, été reprochée.
Ce débat est irrationnel. Les décisions de la Cour de cassation sont claires, il suffit de les lire. Elles ne procédaient d’aucune volonté de saboter une réforme utile pour les citoyens. Si celle-ci représente pour nous une véritable révolution culturelle, nous confronte à l’examen de nouvelles matières, et nous contraint à des efforts spécifiques, nous l’avons cependant intégrée et appliquée avec la plus grande conscience. Nous avons trouvé iniques les critiques formulées contre nous.
Nos statistiques sont le produit de l’enregistrement des questions. La garde à vue n’a-t-elle représenté la matière que d’une seule question ? Non. Ce n’est pas un seul article qui était mis en cause, mais plusieurs. Les dispositions contestées n’ont pas non plus toutes été invalidées par le Conseil constitutionnel.
Plusieurs questions – 39 je crois – ont été présentées à la Cour de cassation Cependant, aucune d’entre elles n’était écrite dans la même forme. Elles n’étaient pas rédigées par les mêmes avocats. Elles n’abordaient pas toutes la même disposition à travers les mêmes moyens ni ne visaient les mêmes dispositions du code de procédure pénale. La Cour de cassation a rendu trois arrêts qui les regroupaient.
Considérant que la Cour de cassation l’avait saisi d’une seule question, sur la garde à vue, le Conseil constitutionnel, comme il en avait la faculté, n’a rendu qu’une seule décision. Cependant, même si plusieurs des questions transmises étaient identiques, certaines portaient sur la garde à vue en matière de terrorisme, d’autres sur le contrôle de la garde à vue par le procureur de la République, d’autres encore sur son renouvellement, sur le droit à garder le silence, sur la notification de ce droit, sur la présence de l’avocat dès la première heure… Le nombre réel des questions distinctes que nous avons transmises est bien supérieur à la dizaine.
Après la parution d’un article d’un ancien bâtonnier de Paris exposant que la Cour transformait le filtre en bouchon, j’ai communiqué nos statistiques à l’auteur. Celui-ci a ensuite écrit au Président du Conseil constitutionnel, qui lui a répondu – le destinataire m’a transmis la réponse – n’avoir reçu que six questions de la Cour de cassation. J’ai donc fait parvenir au bâtonnier les arrêts rendus eux-mêmes ; il a alors pris conscience de la réalité. Ces arrêts sont publics et je les tiens à disposition. Leur nombre témoigne de la réalité du travail, considérable, accompli par les rapporteurs. Les questions, et pas seulement celles posées par les avocats aux Conseils, étaient souvent délicates et réclamaient une étude attentive et soignée.
La Cour n’a pas commencé immédiatement l’examen des questions. Elle a en effet jugé utile de laisser aux parties, demandeurs comme défenseurs, un délai d’un mois pour déposer, si elles le souhaitaient, des mémoires, complémentaires voire en réplique, devant elle. Les rapporteurs n’ont ainsi commencé leur travail qu’assez tard. Le délai moyen de traitement de deux mois et demi – qui respecte, soit dit en passant, le délai maximal de trois mois – inclut ainsi un délai d’un mois ou deux laissé aux avocats pour compléter par des mémoires devant la Cour la formulation des questions et les moyens de non-conformité à la Constitution soulevés. Là non plus, il n’y avait pas d’arrière-pensée de la part de la Cour. Son seul objectif était d’ouvrir au justiciable tous ses droits. Le citoyen qui ne trouve pas anticonstitutionnelle une loi à propos de laquelle une question de constitutionnalité est formulée doit pouvoir donner son avis, et des personnes y ayant intérêt se joindre à l’affaire. Une demande, éventuellement formulée à partir d’une affaire montée pour la circonstance, peut aboutir à l’annulation d’une disposition législative ; il importe donc de s’assurer que toutes les parties sont au fait de la question posée et des conséquences qu’elle peut emporter. Ainsi, en même temps que la Cour de cassation saisissait la Cour de justice de l'Union européenne, elle commençait à traiter les premières questions et à les transmettre au Conseil constitutionnel.
Au passage, je rappelle que la loi organique ne prévoit pour la Cour de cassation l’obligation de ne transmettre que ses décisions de rejet et de renvoi. En conformité avec ces dispositions, la Cour n’a pas rendu public son arrêt avant dire droit. Ce sont d’autres intervenants qui s’en sont chargés.
Aujourd’hui, devant vous, c’est la première fois que le Premier président de la Cour de cassation s’exprime publiquement sur la réforme. Il est quand même assez inhabituel et singulier qu’une formation soit supprimée un mois et demi après sa mise en place, sans la moindre évaluation préalable et alors même qu’elle n’a pratiquement pas commencé à travailler. Pourtant, sans nous décourager, nous avons continué notre tâche.
À mon sens, instituer une Cour suprême n’était dans l’intention ni du législateur, ni du Président de la République ou du Gouvernement. C’est simplement le vœu de quelques-uns.
Le système américain est radicalement différent du nôtre. Dans un tel système, la Cour de cassation n’aurait plus pour tâche que la vérification du caractère paritaire de la constitution des tribunaux, ou encore de la réalité des motifs des arrêts. Pour autant, le choix d’un système judiciaire ne relève pas d’elle. Le rôle du juge, surtout celui du juge de cassation, est d’appliquer la loi. Nous avons, je puis vous en assurer, la volonté d’appliquer la réforme constitutionnelle et la loi organique. Nous avons toujours cherché à appliquer les lois dans leur esprit et dans leur lettre, du mieux possible, en sauvegardant les droits de tous les justiciables. Dans le cas que nous évoquons, le juge avait maintenu ceux-ci en détention. S’il avait de lui-même appliqué le droit de l’Union, il aurait dû considérer que la procédure était irrégulière et les remettre en liberté.
Si la réforme ouvre des droits nouveaux, sa mise en œuvre ne devait pas aboutir à en retirer à quelques-uns, dans des cas très limités où se posent à la fois des difficultés de droit constitutionnel et de droit de l’Union. Une fois de plus la jurisprudence est venue en complément de la loi pour veiller à ce que tous les justiciables, quels qu’ils soient, bénéficient de tous leurs droits, ceux que leur a ouverts la loi nouvelle, mais aussi ceux dont ils bénéficiaient précédemment, sans que l’application de la loi nouvelle les en prive. L’action de la Cour n’a été que la stricte application de la loi. Penser que les juges de la Cour de cassation pourraient jouer un jeu politique est bien mal les connaître. Les présidents de chambre – qui sont des gens remarquables – ont été quelque peu blessés de voir supprimer brutalement une formation à laquelle ils se donnaient avec beaucoup de cœur, quoi qu’elle eût accru d’un quart environ leur charge de travail, déjà très lourde. Nous avons tous accompli ce travail de mise en œuvre de la volonté du législateur avec le plus grand sérieux et le plus grand cœur, j’espère vous en avoir convaincus.
M. le président Jean-Luc Warsmann. Monsieur le Premier président, je vous remercie.
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Audition de M. Jean-Louis NADAL, Procureur général près la Cour de cassation.
M. le président Jean-Luc Warsmann. Nous poursuivons nos travaux par l’audition de M. Jean-Louis Nadal, Procureur général près la Cour de cassation, que nous avons le plaisir d’accueillir.
M. Jean-Louis Nadal, Procureur général près la Cour de cassation. Monsieur le président, mesdames, messieurs, je suis particulièrement honoré d’être entendu aujourd’hui par votre Commission sur l’évaluation de la loi organique du 10 décembre 2009 relative à l’application de l’article 61-1 de la Constitution. Je vous en remercie très chaleureusement.
Je souhaiterais en premier lieu rappeler que j’ai toujours considéré l’institution de la question prioritaire de constitutionnalité comme une avancée décisive de l’État de droit et des libertés dans notre pays. Et, malgré les soubresauts qui ont jalonné les premiers mois de fonctionnement de ce dispositif, je crois que chacun peut se féliciter de ce nouvel instrument offert aux justiciables. Depuis maintenant six mois, en effet, chacun d’eux peut contester la conformité à la Constitution d’une loi dont l’application est au cœur de son litige, dès lors que sont en cause les droits et libertés garantis par le texte fondamental. Le nombre et l’importance des questions déjà transmises par les deux cours suprêmes témoignent du succès de cette avancée de notre État de droit. Comme citoyen, comme juriste, comme Procureur général près la Cour de cassation, j’en suis pleinement satisfait.
Cependant, soucieux de vérité, je ne vous cacherai pas avoir été attristé et surpris par certains événements et commentaires qui ont marqué les premiers mois d’entrée en vigueur de cette loi. Pardonnez-moi de le dire aussi directement, mais je n’ai pas compris les critiques dirigées contre la décision de la Cour de cassation du 16 avril, posant une question préjudicielle à la Cour de justice de l’Union européenne. Je me suis souvenu alors de ces mots de Michel Debré dans Trois Républiques pour une France : « Il me paraît que la valeur de la justice et le respect dont ses décisions sont entourées attestent du degré de civilisation qu’un peuple a atteint. » Au regard de ces mots emprunts de sagesse, que penser de la suppression, à l’occasion de l’examen du projet de loi organique sur le CSM, de la formation ad hoc de la Cour de cassation chargée de se prononcer sur la transmission des QPC dont la Cour était saisie ? Cette suppression, que je ne critique pas dans son principe mais dans sa forme, ne peut s’expliquer que par la décision du 16 avril. Cette intervention du législateur dans le fonctionnement de la Cour de cassation, modifiant le traitement d’affaires en cours sans concertation aucune, a été ressentie comme un acte d’une grande violence par les magistrats de cette Cour, qu’ils soient du siège ou du Parquet, et leur assemblée générale s’est d’ailleurs élevée contre cette mesure. Nombre d’entre eux ont été jusqu’à parler de loi de dessaisissement, avec la connotation péjorative associée à ce terme, à propos d’un texte dont l’exposé des motifs reposait sur des éléments non fondés, tels qu’un prétendu retard dans l’examen des QPC.
C’est le moment de préciser que les juridictions judiciaires ne rencontrent pas les mêmes QPC que les juridictions administratives, dont on a dit abondamment qu’elles jouaient mieux le jeu. Il me semble en effet qu’en matière administrative, où les questions de liberté ne sont pas en cause de manière aussi prégnante, la tentation de retarder le procès par le dépôt d’une QPC est beaucoup moins forte : la partie privée ne va pas invoquer l’inconstitutionnalité de la loi dont elle demande l’application contre l’administration, tandis que l’État, en défense, n’a pas vocation à soulever une QPC.
En revanche, les parties dans un procès judiciaire peuvent toujours trouver intérêt à retarder le procès. Même si les dérives ont été rares, cela ne dispense pas la Cour de cassation de son obligation de vigilance. Il existe donc des motifs institutionnels et structurels pour qu’elle soit tenue à une particulière prudence en présence de QPC qui concernent pour l’essentiel la matière pénale. Vous avez pu remarquer qu’elle n’a pas manqué pour autant de courage dans le traitement de questions qui pouvaient faire polémique, comme la garde à vue, ou comme la restriction apportée aux droits des victimes à laquelle il a été mis un terme par la transmission d’une QPC visant l’article 575 du code de procédure pénale, ce qui revenait, pour la Cour, à remettre en cause son propre fonctionnement. Quelle autre juridiction a été aussi loin ?
Ayant eu à maintes reprises le bonheur et l’honneur de m’exprimer devant vous depuis que j’exerce les fonctions de Procureur général près la Cour de cassation, la vérité que je vous dois commandait que je vous fasse part de mon incompréhension, voire de ma consternation. Je le fais avec d’autant plus de liberté que l’avocat général qui a conclu, en toute indépendance, à l’occasion de la procédure ayant donné lieu à la question préjudicielle, n’avait pas considéré devoir proposer cette solution. Je crois qu’il eût été infiniment plus souhaitable que la suppression de la formation ad hoc de la Cour de cassation, qui a été vécue, je le répète, comme une mesure de rétorsion contre la Cour de cassation et comme une atteinte grave à l’indépendance de la justice, soit au moins précédée d’une concertation, d’autant que la Cour de cassation a été au rendez-vous de la question prioritaire de constitutionnalité : à ce jour, sur 357 questions enregistrées, 256 ont été traitées, parmi lesquelles 99 ont été renvoyées au Conseil constitutionnel, 101 restant à ce jour en attente d’audiencement.
La question préjudicielle du 16 avril posée à la Cour de Luxembourg, sans doute mal comprise, a fait naître des suspicions, amenant à poser un regard plus que circonspect sur les décisions rendues par la Cour de cassation. Ces critiques ont, à mon sens, imparfaitement mesuré les problématiques nées des nouveaux rapports institutionnels induits par la réforme. Elles sont à mes yeux hâtives et infondées. Je m’y attarderai dans un instant, pour vous donner ma propre lecture et vous livrer quelques réflexions sur ce qui serait susceptible d’assurer à l’avenir un fonctionnement plus serein du mécanisme de la QPC, toujours au bénéfice du justiciable. Mais auparavant, et conformément à votre demande, je tirerai un premier bilan de la mise en œuvre de la réforme, en vous exposant l’organisation de la procédure d’examen par la Cour de cassation et les premières orientations et lignes de force qui se dégagent des décisions de la Cour.
La procédure d’examen des QPC mise en place à la Cour de cassation peut se décrire en trois mots : anticipation, méthode et efficacité, ces trois mots reflétant à mon sens l’esprit qui anime notre institution. Sans trop perturber le cours normal d’examen des pourvois, celle-ci a rapidement su s’adapter à cette nouvelle procédure. Bien avant l’entrée en vigueur de la réforme, elle a ainsi créé, au sein de son service de documentation, des études et du rapport, un bureau spécialisé dans les questions de droit constitutionnel. Opérationnel dès l’entrée en vigueur de la nouvelle procédure, ce bureau a pu apporter aux conseillers et avocats généraux désignés les analyses attendues. De même, un circuit spécifique d’audiencement des affaires a permis de traiter avec efficacité les nombreuses questions posées à la Cour. Certains ont prétendu que la formation ad hoc de la Cour de cassation avait tardé à examiner les QPC. Pourtant, toutes les questions ont été traitées avant l’expiration du délai de trois mois, en dépit de la lourde charge de travail qu’implique l’examen de ces affaires dans un délai aussi contraint. Vous devez savoir que la garde à vue a fait l’objet de plus de 80 QPC, et il nous en arrive encore ! Plus de cinquante questions ont porté sur les visites domiciliaires effectuées sur le fondement de l’article L. 16 B du livre des procédures fiscales.
Plutôt que de traiter ces questions sérielles « au fil de l’eau », la Cour les a regroupées lors d’audiences uniques. C’est là une bonne administration de la justice, d’autant que les débats préalables à ces audiences ont permis de mieux explorer tous les aspects de ces thématiques communes. Cela prouve bien l’engagement de l’ensemble de la Cour dans la réforme. La disparition de la formation ad hoc impliquera une nouvelle organisation du traitement des questions, qui fera toute sa place au Parquet général.
Celui-ci a contribué activement à la mise en place de la réforme. En effet, une QPC transmise à la Cour de cassation ou posée dans le cadre d’un pourvoi entraîne mécaniquement la désignation d’un avocat général de la chambre concernée. Chacune des QPC examinées donne lieu à un avis étayé en droit. Je tiens à préciser ici que chaque avocat général a pu conclure librement à la transmission ou à la non-transmission de la question posée, conformément au principe de l’indépendance des magistrats du Parquet général de la Cour de cassation, principe auquel, vous le savez, je suis très attaché. Cette liberté n’exclut pas une coordination dans la préparation des avis exprimés, et, dès l’entrée en vigueur de la loi organique, mon souci a été d’établir un tableau de suivi des QPC, dans un double objectif : identifier les questions connexes et les confier au même avocat général ; offrir au Parquet général une vision transversale des problématiques posées, telle l’incompétence négative du législateur, la possibilité pour la juridiction de reformuler la question posée, celle de transmettre au Conseil constitutionnel des questions portant moins sur le texte que sur son interprétation. C’est la force du Parquet général que de pouvoir apporter son propre éclairage, qui peut – les premiers pas de la QPC l’ont démontré – diverger de celui apporté par la formation ad hoc. Pour ma part, je me réjouis de cette richesse. Je crois pouvoir dire que ces avis sont appréciés pour leur exposé détaillé de la problématique et pour l’opinion émise en droit. Ils sont d’autant plus utiles qu’ils sont développés et peuvent éclairer le Conseil constitutionnel et les praticiens du droit sur la question transmise, alors que les arrêts de la Cour de cassation sont bien moins détaillés, et c’est bien normal. J’en veux pour exemple l’avis de l’avocat général Didier Boccon-Gibod concernant la série de questions sur la garde à vue.
Au long de ces six premiers mois d’application, il me semble que le mécanisme du filtre a pleinement répondu aux attentes. Lors des auditions préalables à l’examen de la loi organique, j’avais insisté sur la nécessité d’éviter un effet d’engorgement, générateur de nouvelles demandes insuffisamment fondées. Je me réjouis que les juridictions du fond aient pleinement joué leur rôle de premier filtre, la plupart des questions transmises à la Cour de cassation posant de vrais problèmes : seules deux QPC transmises par les juridictions ont été rejetées pour des raisons de procédure – dispositions inapplicables à la procédure – et deux pour « erreur de cible », ces questions s’adressant à la Cour européenne des droits de l’homme. Les critères cumulatifs de transmission posés par l’article 23-2 de la loi organique me semblent constituer un tamis efficace. À ce propos, je veux vous préciser que, du fait de l’absence de données statistiques en provenance des services, je ne suis pas en mesure de répondre à vos quatre premières questions portant sur la question prioritaire de constitutionnalité devant les juridictions du fond relevant de l’ordre judiciaire. En tout état de cause, nul n’a jamais soutenu que les juges paralyseraient la réforme. Que n’a-t-on pas dit en revanche de la Cour de cassation, accusée notamment de faire un usage trop restrictif de ses compétences : j’ai même lu qu’elle freinait les transmissions ! Les chiffres, notamment ceux que je vous ai cités à l’instant, démentent cette affirmation.
Pour répondre plus directement à votre cinquième question : « Dans quelle proportion l’avis du ministère public est-il suivi par la Cour de cassation ? », il apparaît, sur la base des dossiers examinés à l’audience – la dernière a eu lieu fin juillet –, que sur 159 avis répertoriés en matière pénale, 132 ont été suivis par la Cour de cassation, soit environ 80 %. Sur 77 avis répertoriés en matière civile, 67 avis ont été suivis par la Cour, soit environ 87 %.
En réponse à votre sixième question, sur le point de savoir si le ministère public a déjà été conduit à soulever des questions prioritaires de constitutionnalité devant la Cour de cassation, je peux indiquer que cette hypothèse ne s’est pas encore présentée. Je pense toutefois, même si la loi n’est pas explicite sur ce point, que le Parquet général de la Cour doit pouvoir user de cette faculté, qui entre pleinement dans le champ de ses compétences de commissaire de la loi et de gardien des libertés.
Quant à la nature des QPC, vous noterez que la Cour de cassation en a transmis portant sur des questions aussi fondamentales que la constitutionnalité de la garde à vue ou l’adoption au sein d’un couple non marié de l’enfant d’un des compagnons. Elle n’a pas davantage hésité à transmettre des questions portant sur la constitutionnalité de dispositions régissant sa propre procédure ! J’ai déjà rapidement évoqué l’article 575 du code de procédure pénale limitant le droit de la partie civile de se pourvoir en cassation contre les arrêts de la chambre de l’instruction en l’absence de pourvoi du ministère public. Ces décisions honorent à mon sens la Cour.
Je comprends que certaines décisions de non-transmission aient pu étonner, chacun se forgeant sa propre doctrine sur la constitutionnalité d’une disposition. Il est vrai qu’une question telle que l’incrimination de contestation de crimes contre l’humanité aurait pu conduire à une transmission, en raison des interrogations juridiques qu’elle a soulevées et des débats qu’elle a fait naître dans notre société autour des lois mémorielles, l’avocat général ayant d’ailleurs conclu en ce sens. Mais n’est-ce pas là l’exercice plein et entier du rôle de filtrage que vous avez souhaité ?
Il me semble donc, pour répondre à votre dixième question, que le filtre des juridictions suprêmes est, au vu des premiers mois d’application de la loi organique, un mécanisme opérationnel. Ce dispositif préserve les compétences propres à chaque juridiction et participe du nouvel équilibre institutionnel. J’en veux pour preuve la décision de ne pas transmettre des QPC visant, non pas directement la disposition législative, mais son interprétation. Il n’est pas question de nier qu’un texte ne vaut que par l’interprétation qui en est donnée. Mais lorsque la question prioritaire de constitutionnalité tend très clairement, non pas à l’abrogation d’un texte législatif mais à la modification de la jurisprudence telle qu’elle interprète et applique ce texte, la question doit rester dans le champ de la compétence exclusive de la Cour de cassation et ne relève pas du contrôle de constitutionnalité a posteriori. Cette position s’accorde avec la nature propre du contrôle du Conseil constitutionnel : un contrôle abstrait, détaché du litige, qui ne peut aboutir qu’à une abrogation de la disposition déclarée inconstitutionnelle. J’approuve pleinement ce choix de la Cour de cassation. Il s’agit de savoir où l’on place le curseur : si la critique porte sur une disposition légale, l’interprétation que la Cour en fait ne peut à elle seule faire obstacle à sa recevabilité ; si, en revanche, la critique ne porte que sur la jurisprudence de la Cour, il me semble normal de dire que cette dernière est dans son rôle de juridiction unificatrice du droit quand elle se réserve le contrôle de sa propre jurisprudence.
J’en viens maintenant à la question préjudicielle posée à la Cour de Luxembourg et à votre huitième question. Il apparaît que, par sa décision du 16 avril dernier, la formation ad hoc de la Cour de cassation a posé une double question à la Cour de Luxembourg. L’une portait sur la compatibilité de la législation française avec le traité fondateur de l’Union européenne et le règlement communautaire dit « code frontières Schengen ». La réponse de non-conformité donnée le 22 juin dernier par la Cour de Luxembourg suffit à en démontrer la pertinence et l’intérêt. La Cour de Luxembourg a en effet jugé que les contrôles effectués par les autorités de police dans les vingt kilomètres à partir des frontières de l’espace Schengen n’étaient pas suffisamment encadrés. L’autre volet de la question portait, comme vous le savez, sur la conformité de la procédure incidente de contrôle de constitutionnalité avec les exigences du droit de l’Union européenne. On a pu écrire que les prémisses de la question étaient erronées puisqu’elles reposaient sur l’hypothèse d’un contrôle de conventionalité par le Conseil constitutionnel. Si le Conseil a très vite réaffirmé sa jurisprudence en vertu de laquelle il refusait de connaître de la conventionalité de la loi, c’était après la décision du 16 avril et la Cour de cassation ne cultive pas l’art divinatoire. Les modifications apportées par la réforme dans notre ordre juridique conduisaient légitimement à se poser la question de sa conformité avec le droit de l’Union.
Arrêtons-nous un instant sur les évolutions induites par la réforme.
La constitutionnalité de la loi peut désormais être contestée à tout moment. Mais comment déterminer ce moment lorsque entrent en conflit des droits et libertés garantis par deux ordres juridiques qui, sans être concurrents ni subordonnés l’un à l’autre, peuvent partager un champ d’intervention commun ? Si le législateur organique a lui-même réglé en partie la situation aux articles 23-2 et 23-5 de la loi organique, il restait à déterminer si ce principe de priorité risquait ou non, dans ces effets comme dans son application par les juges, de porter atteinte aux exigences européennes. C’est sans travestir la lettre de ce texte ou trahir l’intention du législateur que la Cour de cassation a souhaité faire examiner le nouveau dispositif à l’aune du droit européen. La réponse apportée n’invalide pas ce dispositif. Au contraire, elle le sécurise en posant pour tous les juges un cadre d’application préservant la protection juridictionnelle des droits conférés par l’ordre juridique européen. C’est à la lumière de ces guides d’application que la Cour de cassation a pu interpréter les dispositions de la loi organique. En jugeant le 29 juin 2010, après l’arrêt de Luxembourg, qu’il appartient au juge, saisi à la fois d’une question de constitutionnalité et d’une question de conventionalité, d’écarter la première au profit de la seconde lorsqu’il ne peut prendre les mesures provisoires qu’impose la protection de droits fondamentaux reconnus par l’Union, la Cour de cassation s’inscrit dans la suite logique de la question posée le 16 avril. Cette décision est un épilogue heureux.
Pour conclure, j’ajouterai que, quoi que l’on puisse en penser, en posant la question préjudicielle du 16 avril, la formation ad hoc n’a fait qu’user des moyens mis par la loi à la disposition du juge : il y a eu usage et non abus de droit. Comment alors ne pas regarder comme déplacée la critique qui fait reproche à la Cour de cassation de recourir au droit ?
C’est dans le même esprit que, par sa décision du 29 juin 2010, la formation ad hoc a estimé que le juge se devait de mettre en œuvre les mesures provisoires ou conservatoires propres à assurer la protection des droits européens. La formation ad hoc n’a en effet nullement souhaité poser une réserve à l’application de la loi organique. Elle a simplement voulu rappeler qu’il appartient à tout juge de prendre les mesures appropriées et immédiates pour ne pas contrevenir à l’application de ces droits. Ces mesures provisoires ou conservatoires n’ont donc ni pour objet ni pour effet d’atténuer la priorité de la question de constitutionnalité.
En réponse à votre neuvième question, je vois un double écueil à l’introduction devant la Cour de cassation de mesures provisoires ou conservatoires. Tout d’abord, la Cour, juge du droit et non du fait, n’est pas, par nature, en mesure d’apprécier, à l’instar d’un juge du fond, les considérations factuelles permettant l’adoption de telles mesures d’urgence. Il n’y a donc pas lieu de prévoir la possibilité pour elle d’ordonner des mesures conservatoires ou provisoires : c’est au juge saisi de l’entier litige qu’il revient de prendre ces mesures, et aucun obstacle ne s’oppose en l’état à ce qu’il soit saisi en ce sens par les parties, même à l’occasion d’une QPC posée dans le cadre d’un pourvoi. En outre, le législateur risque de ne pas envisager tous les cas susceptibles de se présenter.
Je m’interroge en revanche sur l’effet suspensif de la QPC, sauf cas particuliers énumérés par la loi. Il me semble que ce peut être un facteur de blocage, voire une incitation à soulever une QPC qui aurait pour seule visée de retarder la procédure. Si la législation actuelle doit être revue, il faudrait se demander s’il ne serait pas plus sage de laisser à la juridiction saisie le soin d’apprécier si la QPC doit ou non avoir un effet suspensif, comme cela existe en matière de dessaisissement de juridiction ou de révision. La juridiction pourrait ainsi ne pas reconnaître un effet suspensif à une QPC, lorsqu’il apparaîtrait évident, par exemple, qu’une éventuelle décision de non-conformité ne pourrait intervenir qu’avec un effet différé, comme l’a décidé le Conseil constitutionnel en matière de garde à vue. Cette procédure présenterait, me semble-t-il, l’intérêt d’une plus grande souplesse.
L’entrée en vigueur de la loi organique du 22 juillet 2010 relative à l’application de l’article 65 de la Constitution a, par la suppression de l’article 23-6, profondément modifié la procédure suivie devant la Cour pour l’examen des QPC. Pour répondre à votre septième question sur l’orientation des procédures, il y a lieu dorénavant de distinguer deux hypothèses. Lorsque la QPC est posée à l’occasion d’une procédure de pourvoi déjà en cours d’examen devant la Cour de cassation, la détermination de la chambre sera liée à l’orientation qui aura été donnée à la procédure, en fonction de la matière concernée. Dès lors, si l’avocat général est déjà désigné, il sera en charge de la question ; sinon, la fixation par le siège de la question à une audience conditionnera, sauf exception, le choix de l’avocat général. S’il s’agit d’une question transmise par une juridiction, c’est à la Première présidence de la Cour qu’il reviendra d’orienter la question et, là encore, la fixation de la question à une audience conditionnera, sauf exception, le choix de l’avocat général. Il est certain que la suppression de la formation ad hoc ne permet plus la spécialisation qui avait été mise en œuvre par le Parquet général. En effet, on imagine difficilement que quatre ou cinq avocats généraux viennent prendre la parole à une audience. De manière générale, l’on observera dans l’avenir que l’avocat général de l’audience sera celui qui sera en charge des questions fixées par le président de chambre à cette audience.
En l’état, il n’est pas possible de répondre plus précisément à votre question de savoir si la répartition de ces questions a eu un effet sur les observations du ministère public : c’est à l’usage qu’on connaîtra l’évolution du dispositif. En tout état de cause, le délai de trois mois et l’organisation des audiences provoqueront un effet de dispersion, qui sera préjudiciable à la spécialisation nécessaire au traitement de certaines questions. Cela étant, je veillerai à donner aux avocats généraux, dans le respect de leur indépendance, les moyens de se prononcer de manière aussi cohérente que possible sur un même sujet. Les outils mis en place dès l’entrée en vigueur de la réforme seront à cet égard très utiles.
Je voudrais pour terminer répondre à votre question de savoir s’il y a lieu de modifier les critères du filtre ou s’il convient de prévoir un mécanisme d’appel des décisions des cours suprêmes sur le renvoi des questions prioritaires de constitutionnalité devant le Conseil constitutionnel. Cette question est en relation directe avec la proposition de loi organique relative à l’application de l’article 61-1 de la Constitution, qui dispose que « la décision de ne pas saisir le Conseil constitutionnel peut être contestée devant lui par une des parties dans les dix jours de son prononcé ». Cette proposition m’amène à formuler les observations suivantes.
L’instauration d’un filtre suppose une confiance légitime entre les acteurs chargés de le mettre en œuvre. Or cette solution présuppose l’existence d’un blocage de la Cour de cassation, hypothèse dont je vous ai démontré, chiffres à l’appui, qu’elle était erronée. L’exposé des motifs de la proposition de loi précitée évoque notamment le refus de la Cour de cassation de transmettre au Conseil constitutionnel la question afférente à la loi Gayssot, alors qu’on ne peut se fonder sur le sens d’une décision pour parler de blocage – je le dis d’autant plus aisément que l’avocat général était favorable à la transmission. À mon sens, il serait regrettable, et dommageable au respect dont la justice doit être entourée, de remettre en cause des décisions parce qu’elles ne seraient pas conformes à ce qui aurait été souhaité.
Par ailleurs, donner la faculté de former un recours contre la décision de la Cour de cassation ou du Conseil d’État devant le Conseil constitutionnel aurait pour conséquence de modifier profondément l’architecture institutionnelle française en conférant au Conseil constitutionnel un statut de Cour constitutionnelle et en lui subordonnant la Cour de cassation et le Conseil d’État. On peut même se demander si le rôle du Parlement ne s’en trouverait pas modifié puisque, de jure, le Conseil constitutionnel serait une instance de recours contre toutes les lois votées, comme si le soupçon d’une violation de la Constitution devait en permanence peser sur les deux assemblées. Il serait tout à fait étonnant et prématuré que, sous le prétexte infondé d’un prétendu blocage, l’on revienne sur des siècles de construction institutionnelle.
L’instauration d’une Cour constitutionnelle peut certes être envisagée. Mais cette question relève à tout le moins de la loi constitutionnelle et dépasse très largement les termes de notre débat. Par ailleurs, il faut bien prendre la mesure des incidences de la transformation induite par la proposition de loi. Ainsi, si le Conseil constitutionnel devait être doté d’un pouvoir de réformation des décisions de la Cour de cassation, plus haute juridiction judiciaire française, il conviendrait à tout le moins que le mode de nomination de ses membres présente les mêmes garanties que celui des membres de l’autorité judiciaire. En tout état de cause, même si vous pensez, malgré mes arguments, que le filtre est défaillant, l’institution d’un recours serait une fausse bonne idée. Il vaudrait encore mieux, même si je ne le souhaite pas, que le filtre soit tout simplement supprimé et que le Conseil constitutionnel soit alors directement saisi.
Je vous demande, monsieur le président, mesdames et messieurs, de me pardonner la gravité avec laquelle je conclurai mon propos par un appel à la confiance et au respect mutuel. Chacun se félicite de l’institution de la question prioritaire de constitutionnalité. Les chiffres que je vous ai cités montrent que le prétendu blocage qui a valu à la Cour de cassation d’être mise en accusation n’existe pas. Laissons le dispositif prendre son essor et misons sur le dialogue retrouvé des juges, de la Cour de cassation, du Conseil d’État et du Conseil constitutionnel. Le Parquet général y prendra sa part, et moi le premier. Six mois constituent un délai bien court pour évaluer un dispositif si nouveau pour notre culture juridique. Les plaideurs eux-mêmes ne l’ont pas totalement investi : je pense notamment au champ du droit social, dont on aurait pu penser qu’il générerait une pléthore de questions. Il serait précipité de remettre en cause l’architecture de la QPC alors que celle-ci n’est pas encore entrée dans sa phase de maturité.
Abolir le filtrage ou le soumettre au contrôle du Conseil constitutionnel reviendrait à dénier par principe aux deux cours suprêmes la faculté d’apprécier en toute indépendance la pertinence d’une QPC. Ce serait remettre en question les bases de la réforme. Le risque serait alors de fragiliser les soubassements d’un dispositif dont il est trop tôt pour évaluer pleinement l’efficacité. Afin d’atteindre sa pleine expression, la nouvelle procédure de QPC requiert temps et patience.
M. Dominique Perben. Le terme de confiance que vous avez utilisé, monsieur le Procureur général, est en effet celui qui s’impose : c’est à cet égard qu’il nous faut progresser. La question d’actualité que j’ai consacrée à la décision de la Cour de cassation n’était pas un coup politique, à l’inverse de ce que certains ont semblé dire. Elle exprimait simplement une préoccupation : les circonstances, le contexte, tout nous conduisait à penser que cette décision trahissait les fortes réserves de la Cour à l’égard de ce que le pouvoir législatif venait de voter. Vous ne m’avez d’ailleurs qu’à moitié convaincu de l’intérêt de la double question posée à la CJUE – pourquoi avoir posé la question de la conformité au droit européen du dispositif que nous venions de voter ? Je souhaitais simplement savoir comment les pouvoirs s’équilibraient dans notre République et quels étaient les rôles respectifs du pouvoir législatif et de l’autorité judiciaire. Cette journée doit nous permettre de restaurer cette confiance que vous appelez de vos vœux.
Deuxièmement, il se dégage très clairement de l’ensemble des interventions, notamment de la vôtre, monsieur le Procureur général, qu’il nous faut être très prudents s’agissant de l’interprétation de la loi. L’équilibre actuel, où la Cour de cassation interprète la loi et unifie les positions des juridictions, où le Parlement fait la loi et où le Conseil constitutionnel vérifie sa conformité à la Constitution, est satisfaisant, à condition que le législateur joue tout son rôle : si celui-ci considère que l’interprétation de la loi par le juge n’est pas correcte, il lui appartient d’intervenir et de reprendre la main. J’entends volontiers votre propos sur le danger qu’il y aurait à confier un rôle d’interprète de la loi au Conseil constitutionnel.
M. Étienne Blanc. Au cours de nos débats d’aujourd’hui, monsieur le Procureur général, on a proposé de permettre au Conseil constitutionnel d’évoquer, parmi toutes les QPC posés dans toutes les juridictions, une QPC qui ne lui aurait pas été transmise. Que pensez-vous de cette faculté d’évocation, qui ne serait pas un appel ?
M. Jean-Louis Nadal. Cette solution ne serait pas vraiment différente de l’institution d’un appel : c’est la même dynamique, sauf que le mouvement part d’en haut dans votre hypothèse, et d’en bas en cas d’appel. Dans les deux cas, il y a un risque de confusion des genres, qui mettrait en péril la logique et l’esprit de réformes telles que la faculté de saisine directe du CSM par le justiciable ou l’institution de la QPC. Ces réformes constituent des avancées considérables de notre démocratie et de notre République, pourvu qu’elles soient régulées et canalisées. Voilà pourquoi je suis opposé à l’absence de filtres. Les avis très élaborés et détaillés des avocats généraux sur des sujets majeurs – celui sur la garde à vue a été particulièrement remarqué – traduisent l’esprit collectif que j’ai insufflé au Parquet général de la Cour de cassation. Ainsi, en dépit de l’indépendance de chacun d’entre eux, à laquelle je suis attaché, les avocats généraux constituent une espèce d’assemblée plénière de fait. Si ces filtres, dont la fiabilité est nourrie par l’indépendance de tous ces regards croisés, disparaissent, on court le risque d’assister à des décisions à géométrie variable.
M. Étienne Blanc. Il s’agirait simplement de donner au Conseil constitutionnel la faculté d’évoquer, parmi les QPC, celles sur lesquelles il souhaiterait s’exprimer bien qu’elles ne lui aient pas été transmises.
M. Jean-Louis Nadal. Je suis très réservé à l’égard d’une telle solution, qui à mon sens remettrait en cause la complémentarité des pouvoirs dans notre État de droit, voire dénaturerait un système que l’on envie à l’étranger.
M. le président Jean-Luc Warsmann. Je vous remercie.
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Audition de M. Marc GUILLAUME, Secrétaire général du Conseil constitutionnel.
M. le président Jean-Luc Warsmann. Nous poursuivons nos auditions, chers collègues, en recevant M. Marc Guillaume, secrétaire général du Conseil constitutionnel, auquel je souhaite la bienvenue.
Après avoir entendu vos réponses aux questions que nous vous avons transmises, monsieur le secrétaire général, nous serons heureux d’engager un dialogue avec vous.
M. Marc Guillaume, secrétaire général du Conseil Constitutionnel. Je vous remercie.
Étant précisé que mes propos ne sauraient bien sûr engager le Conseil constitutionnel, juge de la conformité des lois organiques à la Constitution, je m’efforcerai en effet d’apporter successivement des éléments de réponse aux deux séries de questions que vous m’avez posées, l’une portant sur la procédure devant les deux ordres de juridiction, l’autre sur la procédure devant le Conseil constitutionnel.
La première appelle d’abord un jugement d’ensemble sur les premiers mois de fonctionnement de la question prioritaire de constitutionnalité (QPC). Malgré les difficultés sur lesquelles nous reviendrons, il me semble que l’expérience justifie le mécanisme voulu par le constituant et précisé par le législateur organique pour mettre en œuvre ce droit nouveau. Ce dispositif se fonde sur deux principes : la préservation de notre organisation juridictionnelle et la spécialisation des juges.
S’agissant du premier, je rappelle que notre organisation juridictionnelle est fondée sur deux ordres de juridiction – administratif et judiciaire – ayant à leur sommet deux cours suprêmes, le Conseil d’État et la Cour de cassation. Cette organisation n’est pas modifiée : c’est le sens du double filtre, devant le juge a quo puis devant les cours suprêmes. Pour parler très clairement, le Conseil constitutionnel n’est pas une cour suprême au-dessus du Conseil d’État et de la Cour de cassation.
S’agissant du second principe, je précise que, si le Conseil constitutionnel est l’unique juge de la constitutionnalité des lois, conforté dans ce rôle par la création du contrôle a posteriori, il n’est pas juge de leur conventionalité : celle-ci relève du Conseil d’État, de la Cour de cassation ainsi que de leur ordre de juridiction. Cette spécialisation des juges fonde la priorité de la QPC.
Ces deux principes voulus par le Parlement ont été confortés, au cours des premiers mois de fonctionnement de la QPC, tant par les jurisprudences du Conseil constitutionnel et du Conseil d’État que par celle de la Cour de justice de l’Union européenne. Le Conseil constitutionnel a ainsi jugé, dès sa décision n° 2009-595 DC du 3 décembre 2009 sur la loi organique, que la priorité d’examen de la QPC avait pour seul effet d’imposer l’ordre d’examen des moyens présentés par les parties. Elle ne restreint en rien, notamment, l’office ultérieur du juge de la conventionalité comme l’a confirmé le Conseil dans sa décision « Jeux en ligne » n° 2010-605 DC du 12 mai 2010. Le même Conseil a rappelé que, depuis la décision IVG de 1975, il n’est pas juge de la conventionalité des lois.
En outre, Conseil constitutionnel et Conseil d’État ont retenu la même interprétation de l’articulation de la QPC avec le droit communautaire dans leurs décisions respectives des 12 et 14 mai 2010 – je n’y reviendrai pas, monsieur le président, puisqu’il en a été grandement question dans les auditions de la matinée, pas plus que je ne m’attarderai sur l’arrêt Melki du 22 juin 2010 par lequel la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a jugé que l’article 267 du Traité sur le fonctionnement de l’Union européenne (TFUE) ne s’oppose pas à une législation nationale qui instaure une procédure de contrôle de constitutionnalité des lois nationales, sous réserve des trois conditions qui vous ont été également exposées ce matin – il aurait tout de même été paradoxal que nous ne puissions pas mettre en place des procédures de contrôle de constitutionnalité alors qu’elles existent depuis longtemps chez nos voisins ! Je précise, tout de même, que cette décision Melki reprend précisément les conditions posées par le Parlement français, elles-mêmes reprises par le Conseil constitutionnel ainsi que par le Conseil d’État. J’ajoute, enfin, qu’elle souligne la pleine compatibilité de la loi que vous avez élaborée avec le droit de l’Union.
Vous me demandez, monsieur le président, s’il serait nécessaire de permettre aux juridictions suprêmes de prendre des mesures provisoires ou conservatoires lorsqu’elles sont saisies d’une QPC – il s’agit d’ailleurs là d’une référence à l’une des conditions posées par la Cour de justice de l’Union européenne. Sans le contexte que nous connaissons, je me serais permis de vous dire que je comprends mal cette question. En premier lieu, aucun juge de cassation n’a jamais pris de mesures provisoires ou conservatoires car tel n’est pas son office ; de telles mesures peuvent être nécessaires, mais, dans ce cas, c’est vers le juge des référés qu’il faut se tourner.
En deuxième lieu, la CJUE ne s’y est pas trompée en jugeant seulement que « les juridictions nationales » devaient pouvoir prendre des mesures provisoires – elle n’a pas exigé qu’il en soit ainsi pour chacune. Ainsi, comme c’est le cas depuis toujours, il suffit au regard du droit de l’Union européenne d’aller devant le juge des référés lorsqu’une affaire est pendante devant un juge de cassation et que des mesures provisoires sont nécessaires.
En troisième lieu, enfin, cela correspond bien au jugement du Conseil d’État dans sa décision Rujovic du 14 mai visant « le juge administratif » en général.
Si je crois donc que le législateur organique avait de bonnes raisons juridiques de rédiger l’article 23-5 de l’ordonnance organique comme il l’a fait, il peut cependant sembler utile d’ajouter à ce dernier que le juge des référés ou le juge de cassation peuvent être saisis pour prendre des mesures conservatoires ou provisoires.
Ce point renvoie à votre question relative à la modification des critères du filtre. Je ne crois pas qu’une telle mesure résoudra en elle-même les difficultés existantes : pour ceux qui « jouent le jeu » de la réforme, elle n’est pas nécessaire ; pour ceux qui ne le joueraient pas, elle n’est pas suffisante. Il est avant tout impératif, aujourd’hui, que la réforme soit appliquée car les justiciables ont le droit constitutionnel de voir examinée la QPC qu’ils posent – rien ne peut les en priver et notamment pas le traitement au fond de leur affaire sur la base d’un autre moyen.
Pour que ce droit vive effectivement – je sais que telle est votre volonté –, il convient que les textes soient appliqués en l’état ou qu’ils soient modifiés pour prévoir que des QPC non renvoyées puissent être réexaminées à la demande des parties ou à l’instigation du Conseil constitutionnel. Il serait clair qu’un tel mécanisme serait l’exception. Suite à vos échanges de la matinée, j’ai compris que trois dispositifs différents étaient évoqués : appel des parties, évocation, nouvelle délibération sur la base des deux premiers critères. En tout état de cause, cette procédure devrait être encadrée dans un très bref délai et pourrait nécessiter, selon les modalités que vous envisageriez, la mise en place de sections au sein du Conseil.
Je vais maintenant m’efforcer de répondre, notamment sur un plan statistique, aux questions que vous avez posées s’agissant de la QPC devant le Conseil constitutionnel – je vous communiquerai d’ailleurs des tableaux statistiques ainsi que la copie de toutes les décisions du Conseil d’État et de tous les arrêts de la Cour de cassation transmis au Conseil, qu’ils concluent dans le sens du renvoi ou du non-renvoi.
En premier lieu, vous m’interrogez sur le nombre de décisions de renvoi et de non-renvoi. Le Conseil constitutionnel a enregistré 222 décisions transmises par le Conseil d’État et la Cour de cassation : 163 décisions de non-renvoi – soit 68 % – et 58 décisions de renvoi – soit 32 %. Pour ces dernières, 30 proviennent du Conseil d’État, 28 de la Cour de cassation. Pourquoi ces chiffres ne correspondent-ils que partiellement à ceux que vous ont donnés les cours suprêmes ?
D’une part, en raison des décisions qui sont ou non transmises au Conseil constitutionnel. L’ordonnance organique dispose en son article 23-7 que doivent être transmises au Conseil les décisions par lesquelles le Conseil d’État ou la Cour de cassation décident de ne pas le saisir d’une QPC ; or, si les décisions d’irrecevabilité et de non-lieu ne sont théoriquement pas transmises au Conseil, les pratiques sont parfois diverses. Ainsi le Conseil a-t-il reçu communication, sur le même article L. 16 B du livre des procédures fiscales, de décisions de non-renvoi et a-t-il appris qu’il existait aussi des décisions de non-lieu qui ne lui avaient pas été adressées. J’ajoute que certaines décisions sont classées comme des décisions de non-lieu alors qu’elles sont prises pour absence de caractère sérieux, et ne sont pas dès lors transmises au Conseil constitutionnel. Tout cela étant assez paradoxal, sans doute serait-il plus simple que l’article 23-7 impose la transmission de la totalité des décisions de non-saisine du Conseil mais que ces dernières soient classées sur le fondement juridique idoine.
D’autre part, il existe une seconde difficulté statistique tenant aux séries. Les cours suprêmes ont ainsi parfois adressé plusieurs QPC identiques au Conseil qui les a enregistrées sous un seul numéro. Deux exemples : en ce qui concerne la garde à vue, la Cour de cassation a dans un premier temps regroupé 36 QPC et, par deux décisions, saisi le Conseil constitutionnel de questions y figurant. La Cour de cassation compte 36 QPC dans ses statistiques ; nous avons quant à nous enregistré les deux décisions de renvoi ; dans le cas, cette fois, des tribunaux maritimes commerciaux, la Cour de cassation nous a renvoyé neuf fois le même jour la même QPC : elle compte donc neuf renvois quand nous n’en dénombrons qu’un seul, ces transmissions répétées étant évidemment sans objet ; en effet, dès lors qu’il est saisi une fois d’une disposition, le Conseil constitutionnel devra examiner l’ensemble des questions de constitutionnalité posées par ladite disposition.
Quoi qu’il en soit, on ne peut pas faire grief à la Cour de cassation des renvois réitérés de la même QPC car il existe une malfaçon dans le décret n° 2010-148 du 16 février 2010. Celui-ci comprend, pour le Conseil d’État, l’article R. 771-18 du code de justice administrative qui dispose : « Le Conseil d’État n’est pas tenu de renvoyer au Conseil constitutionnel une question prioritaire de constitutionnalité mettant en cause, par les mêmes motifs, une disposition législative dont le Conseil constitutionnel est déjà saisi. En cas d’absence de transmission pour cette raison, il diffère sa décision jusqu’à l’intervention de la décision du Conseil constitutionnel. » Or, cette disposition n’a pas son pendant dans la partie du décret relative à la Cour de cassation alors qu’elle y serait utile en permettant notamment de revenir sur ces légers différends statistiques qui, sinon, n’ont guère de portée.
Quelle appréciation porter sur ces précisions statistiques ?
Je note que tous les renvois étaient justifiés, y compris parfois pour que le Conseil constitutionnel fixe sa jurisprudence dans des décisions de conformité à la Constitution. J’y insiste : nous ne sommes pas guettés par un risque de renvois excessifs.
J’ajoute que le Conseil constitutionnel a déjà jugé qu’il ne lui appartenait pas d’évaluer l’appréciation faite par le Conseil d’État ou la Cour de cassation de l’applicabilité au litige de la disposition législative – l’une des trois conditions fixées dans la loi organique. Il s’agit là d’une appréciation souveraine des cours suprêmes, le Conseil ayant ainsi voulu souligner qu’il n’est juge que de la loi. Pour que cela soit bien clair et rassure tout le monde, il a d’ailleurs expressément jugé que ne devaient lui être transmis que les mémoires distincts et motivés sur la QPC : le Conseil constitutionnel, je le répète, n’est pas juge de l’affaire.
Diverses décisions de non-renvoi ont en revanche porté sur des questions importantes, sur lesquelles le Conseil constitutionnel n’a donc pas pu se prononcer. Si je ne souhaite évidemment pas, dans le contexte actuel, commenter les décisions de la Cour de cassation devant vous, je ferai toutefois deux observations.
D’une part, les articles 23-2 et 23-4 de l’ordonnance organique confient aux cours suprêmes une compétence pour apprécier le caractère sérieux des questions posées, et non pour apprécier la constitutionnalité des dispositions lorsque la question est sérieuse. De ce point de vue, il est utile d’indiquer que les trois quarts des décisions de non-renvoi sont fondées sur ce troisième critère. Il convient également de souligner que 13 décisions de non-renvoi sont quant à elles fondées sur le fait que la QPC porte sur l’interprétation de la disposition législative. Le Conseil d’État a déjà jugé que ce motif ne peut évidemment justifier un non-renvoi, la disposition législative n’étant pas séparable de l’interprétation que le juge en donne – sinon, le contrôle de constitutionnalité s’imposerait au Parlement et à la loi, mais pas au juge et à son interprétation de la loi. D’ailleurs, à propos de l’article 365 du code civil – que le Conseil constitutionnel examinera prochainement sur saisine de la Cour de cassation –, le problème de constitutionnalité qui est posé quant à l’adoption d’enfants par des couples homosexuels ne peut se comprendre qu’à la lumière de la jurisprudence de la Cour de cassation. En tout état de cause, le Conseil constitutionnel devra trancher cette question dans les semaines à venir et sa décision s’imposera à tous en vertu de l’article 62 de la Constitution.
Par ailleurs, 17 décisions de non-renvoi sont fondées sur le fait que la disposition est déjà abrogée mais toujours applicable. Là encore, un tel motif ne peut justifier un non-renvoi. C’est ainsi qu’en ont déjà jugé le Conseil constitutionnel et le Conseil d’État s’agissant des dispositions déjà abrogées dans la décision sur les organismes de gestion agréés – n° 2010-16 QPC du 23 juillet 2010. Par définition, la disposition déjà abrogée mais toujours applicable – laquelle peut, potentiellement, porter atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit – s’applique au justiciable qui soulève son inconstitutionnalité devant le juge. Pour ces affaires, le dispositif de la QPC n’a donc pas pu fonctionner et la France sera à nouveau sujette à la Cour européenne des droits de l’homme sans qu’elle ait pu régler préalablement ces éventuelles difficultés juridiques.
D’autre part, contrairement à la volonté du Parlement, ces non-renvois privent les justiciables de leur droit constitutionnel de voir examinée la conformité à la Constitution de la disposition législative contestée.
Vous m’avez également demandé des informations sur les observations produites.
D’une part, le Premier ministre a produit dans toutes les affaires et il l’a fait avec la grande compétence qui est celle du Secrétariat général du Gouvernement.
D’autre part, le Président de l’Assemblée nationale a produit pour les cinq premières QPC enregistrées au Conseil constitutionnel.
Pour leur part, les parties ont quasiment toujours eu recours à des avocats – exception faite de deux QPC. Pour les QPC déjà jugées, nous avons 23 dossiers avec avocats au Conseil d’État et à la Cour de cassation – soit 62 % - et 14 dossiers avec avocats à la cour, soit 38 %. À notre connaissance, aucune décision du Conseil constitutionnel n’a été rendue alors que l’instance principale était close.
Le Conseil constitutionnel a rendu 22 décisions de QPC. Parmi celles-ci, on dénombre dix décisions de conformité totale – soit 45 % -, une de conformité sous réserve, cinq de non-conformité totale, dont une avec effet différé, et deux de non-conformité partielle. Si l’on veut constituer de grands « blocs », on aboutit à 50 % de conformité, 30 % de non-conformité partielle ou totale et 20 % de non-lieu.
De ces premières décisions du Conseil se dégagent trois idées.
La première est qu’en cas d’inconstitutionnalité, la décision rendue par le Conseil doit logiquement bénéficier au requérant à la QPC et à tous ceux qui avaient également un contentieux en cours. Tel est le sens des décisions nos 2010-1 QPC, 2010-6/7 QPC et 2010-10 QPC. Par exemple, dans cette dernière affaire, le Conseil a veillé à rappeler le caractère rétroactif de sa décision au bénéfice des requérants : la disparition de la composition inconstitutionnelle des tribunaux maritimes commerciaux « est applicable à toutes les infractions non jugées définitivement au jour de la publication de la décision ». À la suite de la décision n° 2010-6/7 QPC, relative à l’article L. 7 du code électoral, la Cour de cassation ne s’y est pas trompée et a, au visa de l’article 62 de la Constitution, tiré immédiatement les conséquences de la décision du Conseil constitutionnel – je renvoie à la décision de la Chambre criminelle du 16 juin 2010.
La deuxième idée est qu’en cas d’inconstitutionnalité, le Conseil constitutionnel ne peut se substituer au Parlement quant aux différentes options susceptibles d’être retenues pour y remédier. Il est des cas où la décision de non-conformité se suffit à elle-même. Ainsi, à la suite de la décision 2010-6/7 QPC, disparaissent l’article L. 7 du code électoral et la peine automatique qu’il instituait, d’interdiction d’inscription sur les listes électorales. Pour autant, demeure l’article 131-26 du code pénal qui permet déjà au juge de prononcer cette sanction. Dès lors, le Parlement n’avait pas à reprendre la main. En revanche, il en allait très différemment à la suite de la décision n° 2010-1 QPC : il revient au Parlement de faire des choix à la suite de cette décision du Conseil sur la « décristallisation » des pensions, notamment s’agissant de son niveau et de son application. Le Conseil constitutionnel a donc reporté dans le temps les effets de l’inconstitutionnalité prononcée. Il en va de même dans la décision n° 2010-14/22 QPC sur la garde à vue.
La troisième idée est l’avantage du contrôle de constitutionnalité par rapport au contrôle de conventionalité au regard de la sécurité juridique : d’une part, la QPC a, en cas de non-conformité à la Constitution, un effet erga omnes – la norme disparaît, et ce au bénéfice de tous. Il n’y a pas de distinction entre le traitement de la procédure dans laquelle la QPC a été posée et les autres procédures.
D’autre part, grâce à la rédaction que le Parlement a retenue de l’article 62 de la Constitution, le Conseil est investi, lorsqu’il constate cette inconstitutionnalité, du pouvoir de déterminer des règles transitoires dans l’attente de l’adoption d’une éventuelle réforme destinée à remédier à l’inconstitutionnalité. Par exemple, il ne s’est pas borné à abroger la composition des tribunaux maritimes commerciaux, il a indiqué que ceux-ci siégeront, dans l’attente d’une éventuelle loi, dans la composition des juridictions pénales de droit commun. Ainsi tout vide juridique a-t-il été évité.
Le délai moyen de jugement des QPC a quant à lui été légèrement inférieur à deux mois au Conseil mais cela est néanmoins trompeur : avec l’été, les QPC jugées entre mi-septembre et mi-octobre le seront en trois mois, délai semble-t-il adapté ; j’ajoute que les délais minimal et maximal ont été respectivement de 23 et 91 jours.
Je précise, enfin, que le Conseil constitutionnel a fait face sans difficulté aux QPC qui lui ont été transmises en accroissant notamment les effectifs du service juridique et de documentation. Si le nombre de QPC devait augmenter, il continuerait de faire front en poursuivant son adaptation. Si cet accroissement devait être très sensible, il serait toutefois nécessaire de transposer la disposition prévoyant la constitution de sections au sein du Conseil en matière électorale.
Je conclurai par l’expression d’un double sentiment.
Le premier est très positif, mêlant reconnaissance et satisfaction à l’égard des pouvoirs exécutif et législatif qui ont conçu et voté cette réforme ambitieuse, mais aussi de toute la communauté juridique − avocats, professeurs, juridictions administratives et judiciaires − qui la met en œuvre et, enfin, du Conseil constitutionnel qui a su s’adapter. Au total, la QPC remplit d’ores et déjà son office : remédier au bénéfice du citoyen aux angles morts de notre ordonnancement juridique sans bouleverser celui-ci.
Le second sentiment est ambivalent : cette réforme se suffirait à elle-même si elle était appliquée telle que le constituant et le législateur organique l’ont voulue mais, comme chacun sait, ce n’est pas encore partout le cas. Face à cela, en fonction des tempéraments, les réactions peuvent être différentes : certains s’en accommoderont en estimant qu’il faut espérer et laisser du temps au temps ; d’autres considèreront qu’il convient de remédier aux difficultés en cours. Le plus étonnant, voire le plus grave, est que certains n’aient pas compris qu’en cas de mauvaise application de la réforme, la seule autre branche de l’alternative pour que le justiciable puisse bénéficier de ses droits constitutionnels consisterait – ce que nul n’a voulu – à ériger le Conseil constitutionnel en cour suprême sur le modèle espagnol, allemand ou italien, ce qui ne serait pas conforme à notre tradition riche de l’œuvre jurisprudentielle du Conseil d’État et de la Cour de cassation.
M. Philippe Houillon. Ai-je bien compris votre propos, monsieur le secrétaire général, si je dis que, pour vous, le contrôle du Conseil constitutionnel s’exerce également sur l’interprétation de la loi ?
M. Marc Guillaume. Je ne m’attendais pas à une telle question : le Conseil constitutionnel interprète la loi depuis 1958 ! C’est ainsi que son contrôle, par exemple, l’a conduit à poser des réserves d’interprétation afin que la loi soit appliquée selon le sens qu’il lui donne. Une telle prérogative, jusqu’ici, s’exerçait dans le cadre de l’article 61. S’exercera-t-elle d’une manière différente dans le cadre de l’article 61-1 ? En l’état, le Conseil d’État a en tout cas jugé que le contrôle de la QPC, pour les juridictions administratives, porte non seulement sur la loi mais sur l’interprétation de la loi.
Par ailleurs, j’ai cité une affaire renvoyée par la Cour de cassation dans laquelle l’article 365 du code civil soulève des questions qui portent autant sur le texte de l’article lui-même que sur l’interprétation qui en a été donnée jusqu’à présent. Le Conseil constitutionnel, quant à lui, se prononcera et sa décision s’imposera à tous.
J’ajoute qu’une telle question s’est posée à l’ensemble de nos voisins. En Italie, le Conseil d’État et la Cour de cassation se sont ainsi disputés pendant une vingtaine d’années avec la Cour constitutionnelle. En l’occurrence, la Cour de cassation voulait que cette dernière se prononce non seulement sur la loi mais sur la manière dont elle-même l’interprétait, précisément afin de faire reconnaître son rôle de juge « naturel » qui interprète et applique la loi. En vertu de ce que l’on nomme la « théorie du droit vivant », la Cour constitutionnelle s’est finalement ralliée à l’idée selon laquelle elle contrôle la constitutionnalité de la loi telle qu’interprétée par la Cour de cassation, sans y substituer sa propre interprétation. Pour autant, le problème de constitutionnalité et de conformité aux droits et aux libertés garantis par la Constitution peut se poser pour l’une comme pour l’autre. La Cour européenne des droits de l’homme contrôle d’ailleurs également non seulement la loi mais son interprétation. La question de la motivation des arrêts d’assises – qui ne nous a pas été transmise – y sera ainsi soumise et contrôlée par rapport à la Convention européenne des droits de l’homme et, le cas échéant, le mécanisme que vous avez élaboré ne s’y appliquera pas. Plusieurs intervenants, depuis ce matin, ont assuré qu’un certain nombre de questions étaient résolues et que d’autres le seront au fil du temps. Celle-ci en fait bien entendu partie.
M. le président Jean-Luc Warsmann. Il est vrai que les analyses diffèrent, M. le Procureur général près la Cour de cassation ayant ainsi considéré que l’interprétation de la loi constitue une compétence exclusive de la Cour de cassation.
La sagesse consiste, me semble-t-il, à considérer que la mission du Conseil constitutionnel est de vérifier la conformité des textes à la Constitution : une disposition n’étant par exemple déclarée conforme que sous réserve d’écarter telle ou telle interprétation ou sous réserve de telle interprétation précise. Hors les interprétations qui ne soulèvent aucun problème constitutionnel, les juges font quant à eux leur travail et les juges suprêmes vérifient l’homogénéité des positions des juges a quo.
Quoi qu’il en soit, comme l’a dit M. le ministre Perben, j’espère que cette journée contribuera à rétablir un climat de confiance, l’application d’une réforme utile pour nos concitoyens confortant d’ailleurs le rôle de chacun.
M. Marc Guillaume. Depuis 1958, le dialogue des juges est fructueux : ainsi l’ensemble des réserves d’interprétation formulées par le Conseil constitutionnel dans le cadre de l’article 61 est-il utilisé chaque jour par les juridictions administratives et judiciaires. En la matière, il n’y a rien de nouveau sous le soleil ! Une thèse a même été consacrée à cette utilisation qui, statistiquement, concerne d’ailleurs plus particulièrement les juridictions judiciaires. J’ajoute que dans le cadre de l’article 61-1, le Conseil constitutionnel a déjà rendu une décision – sur les 22 que j’ai évoquées – comprenant des réserves d’interprétation que les juges administratifs et judiciaires ne manqueront pas d’appliquer loyalement ensuite. De ce point de vue-là, la manière dont a été traitée la question relative à l’article 365 du code civil est en tout cas de bon augure.
M. le président Jean-Luc Warsmann. Je vous remercie, monsieur le secrétaire général.
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Audition de Mme Michèle ALLIOT-MARIE, Ministre d’État, garde des Sceaux, ministre de la Justice et des libertés.
M. le président Jean-Luc Warsmann. Pour conclure cette journée d’auditions sur l’évaluation de la loi organique du 10 décembre 2009 relative à l’application de l’article 61-1 de la Constitution, nous avons l’honneur d’accueillir madame la ministre d’État, garde des Sceaux.
Mme Michèle Alliot-Marie, ministre d’État, garde des Sceaux, ministre de la justice et des libertés. Je suis très heureuse d’être ici aujourd’hui, pour un exercice auquel j’étais déjà particulièrement favorable en tant que parlementaire : l’évaluation de l’application de la loi, qui est non seulement un élément important de la démocratie, mais aussi l’occasion pour les ministres de percevoir l’écart entre les textes qu’ils avaient souhaités et leurs effets sur le terrain. C’est d’autant plus important en l’occurrence que la question prioritaire de constitutionnalité marque une avancée historique dans la protection des droits et des libertés. Le constituant a voulu que les citoyens puissent, au cours d’une instance, obtenir l’abrogation d’une disposition législative, quelle qu’elle soit, dès lors qu’elle porte atteinte aux droits et aux libertés garantis par la Constitution. Les débats parlementaires, particulièrement riches et constructifs, ont abouti à un texte d’équilibre.
Le Conseil constitutionnel a été saisi à ce jour de 142 questions prioritaires de constitutionnalité : 43 en provenance du Conseil d’État et 99 de la Cour de cassation. Il a déjà statué sur 35 de ces questions, par le biais de 22 décisions. Il apparaît que le délai de trois mois fixé à la Cour de cassation et au Conseil d’État, sur lequel nous nous étions longuement interrogés, ne fait pas de difficulté puisque qu’il a été parfaitement respecté. Par ailleurs, ces chiffres montrent que tant les justiciables que l’institution judiciaire se sont déjà approprié la procédure. Toutefois, cela reste encore neuf : une transformation du contrôle de constitutionnalité s’amorce, qui mènera peut-être à des ajustements. Lorsque le mécanisme sera bien rôdé, il sera possible de distinguer ce qui relève des tâtonnements de la mise en œuvre, et les améliorations réellement nécessaires.
La question prioritaire transforme en effet le contrôle de constitutionnalité. Alors que, jusqu’à l’entrée en vigueur de la loi, celui-ci s’effectuait in abstracto, en-dehors de tout litige porté devant les juridictions, il s’effectue aussi désormais in concreto. En outre, alors qu’il ne s’effectuait qu’a priori, avant la promulgation de la loi, il porte aussi maintenant sur des lois déjà en vigueur, parfois depuis de longues années.
Il en résulte d’abord des effets sur le fond du droit : certaines décisions du Conseil constitutionnel ont déjà entraîné l’abrogation ou la modification de lois en vigueur, notamment en matière de procédure pénale. Ainsi, la disposition du code de procédure pénale selon laquelle une partie civile ne pouvait se pourvoir en cassation en l’absence de pourvoi du ministère public a été jugée contraire au principe d’égalité des armes. Le Conseil a également constaté que l’on recourait trop à la garde à vue pour des faits qui ne le justifient pas, et insisté sur la nécessité de renforcer la présence de l’avocat et de mieux respecter la dignité de la personne gardée à vue. Il a par ailleurs demandé une modification de la loi concernant les pensions de retraite des anciens combattants en réaffirmant le principe d’égalité, y compris à l’égard des étrangers.
Il en résulte également que le législateur est de plus en plus tenu de se conformer aux exigences posées par le Conseil constitutionnel. Avant l’entrée en vigueur de la question prioritaire de constitutionnalité, l’amélioration de la législation s’effectuait essentiellement par ajout ou soustraction de dispositions législatives, mais toujours par la volonté du législateur. Désormais, une décision du Conseil peut entraîner l’abrogation d’une loi votée par le Parlement, ou lui indiquer les principes et le calendrier d’une loi qu’il lui appartient de voter. En matière de garde à vue par exemple, le Conseil a fixé une échéance, le 1er juillet 2011, pour l’adoption de nouvelles dispositions.
Nous n’en sommes donc qu’au début d’un changement qui sera d’une ampleur considérable. Au bout de six mois, cette procédure n’est pas encore totalement fondue dans notre paysage procédural et institutionnel. Des ajustements devront être envisagés le moment venu. La nouvelle procédure implique notamment une participation résolue de chacun des acteurs concernés, et des évolutions sont certainement nécessaires sur ce point. Mais au bout de quatre mois d’application effective, il serait prématuré de modifier la loi organique.
Un certain nombre d’équilibres doivent d’abord être trouvés dans son application. Pour ce qui est de l’articulation des juridictions tout d’abord : si le mécanisme repose sur une collaboration de bonne foi entre la Cour de cassation, le Conseil d’État et le Conseil constitutionnel, il est évident aussi, et cela a été répété à maintes reprises, que les cours souveraines demeurent seules compétentes pour le fond des litiges juridictionnels et pour le contrôle de conventionalité, le Conseil constitutionnel conservant, lui, le monopole du contrôle de constitutionnalité. Il faut réaffirmer ces principes et veiller à leur bonne application.
Deuxième équilibre à trouver : dans la mise en œuvre du filtre. Pour éviter des procédures redondantes, fantaisistes ou dilatoires, un filtrage par les cours souveraines des questions prioritaire de constitutionnalité a été prévu, mais il est bien entendu que sa mise en œuvre ne doit pas aboutir à priver le dispositif de tout effet. Je considère que globalement ce n’est pas le cas – le nombre de questions transmises au Conseil constitutionnel, tant par le Conseil d’État que par la Cour de cassation, le prouve. Pour autant, j’ai conscience des interrogations qui se sont exprimées sur ce sujet.
Faut-il y répondre par une intervention immédiate du législateur ? Je voudrais d’abord rappeler que le dispositif a déjà connu une modification : la loi organique du 22 juillet 2010 relative au Conseil supérieur de la magistrature a réorganisé le traitement des questions prioritaires par la Cour de cassation, en répartissant le filtrage entre ses différentes chambres. Le législateur a ainsi souhaité rendre la procédure plus spécialisée et plus fluide. C’est une modification importante, qui n’a pas encore produit tous ses effets. Il faut prendre le temps d’en évaluer l’efficacité.
Par ailleurs, la question prioritaire de constitutionnalité bouscule nos procédures et nos habitudes. Son assimilation totale exige un certain temps. Cambacérès observait à juste titre que les institutions sont l’œuvre du temps… Six mois, dont quatre d’application effective, c’est un peu court pour tirer des conséquences définitives !
Je suis tout à fait disposée à venir devant cette commission aussi souvent que vous le voudrez afin de mesurer la mise en œuvre progressive du dispositif et de réfléchir ensemble à ce qu’il faut faire. Et je suis consciente que cette réflexion partagée doit être vigilante : à mon sens, la volonté du législateur est incontestablement première. Elle doit être respectée. En créant la question prioritaire de constitutionnalité, le législateur a voulu donner à nos concitoyens un droit nouveau qu’il ne saurait être question de limiter, d’amputer ou de déséquilibrer.
En matière d’application de la loi, j’ai tendance à faire d’abord confiance aux acteurs, tout en restant lucide : quand cela ne suffit pas, il faut prendre des dispositions, telles qu’une modification législative. Pour aujourd’hui, il me semble que nous devrions essayer de mesurer les difficultés réelles, de faire la part de ce qui tient au temps qu’il faut pour s’habituer à la nouveauté. Nous pourrions alors identifier les lacunes qu’il nous reviendrait de combler, ensemble, dans un souci d’amélioration des droits apportés à nos concitoyens, de maintien des équilibres fondamentaux de nos institutions et finalement de bon fonctionnement de la justice.
M. Dominique Perben. Merci, madame la garde des Sceaux, de nous avoir ainsi éclairés. Il apparaît qu’un certain nombre des questions prioritaires de constitutionnalité qui ne sont pas transmises portent sur l’équilibre entre libertés publiques et pouvoirs des institutions. Si cela devait perdurer, nous manquerions l’occasion de nous réapproprier un certain nombre de débats importants. Si des questions telles que la motivation des décisions d’assises par exemple ne sont pas tranchées, si le Conseil constitutionnel n’est pas amené à dire qu’il y a un problème, c’est la CEDH qui le dira. Et la France sera condamnée, au lieu d’avoir réglé la difficulté grâce à un débat national. Or, la perception qu’ont nos concitoyens de l’ordre juridique qui s’impose à eux constitue un véritable enjeu. Ils acceptent plus facilement ce qui leur semble résulter du fonctionnement régulier de nos institutions que des décisions imposées de l’extérieur, qui leur paraissent parfois remettre en cause la souveraineté nationale. Nous avons une occasion de faire avancer ce débat sur la souveraineté nationale et l’influence du droit européen, il serait dommage de passer à côté.
Mme la garde des Sceaux. Je partage votre analyse, mais je rappelle que le législateur peut intervenir à tout moment : il n’a aucun besoin que le Conseil constitutionnel se saisisse d’une question pour la soulever lui-même. Ainsi, la motivation des décisions d’assises est un des thèmes sur lesquels nous travaillons dans le cadre de la réforme de la procédure pénale. Soyons attentifs aux sujets soulevés, y compris dans les questions qui sont écartées : cela peut être une base de travail pour la commission des lois. Mais il n’y a aucun risque qu’on ne puisse pas traiter le problème que l’on a identifié et que l’on soit obligé d’attendre une intervention extérieure faute de transmission d’une question prioritaire de constitutionnalité.
M. Jean-Jacques Urvoas. Cette journée d’auditions aura permis de rappeler à tous les acteurs de la question prioritaire de constitutionnalité combien le législateur organique est attaché à ce que ses décisions soient mises en œuvre. Sans vouloir reconstruire des raisonnements a posteriori, j’observe que lors des auditions du comité Balladur, certaines des personnes interrogées, dont l’une est aujourd’hui un des acteurs de la QPC, avaient établi des liens avec d’autres textes, concernant notamment la composition du Conseil supérieur de la magistrature, au sein duquel les magistrats devraient rester majoritaires, sauf à ce que ce soit incompris du corps. Je ne voudrais pas que l’on en tire des conclusions hâtives sur la volonté du législateur. L’unité qui s’était faite à l’Assemblée sur la question prioritaire de constitutionnalité perdurera jusqu’à ce qu’il soit certain qu’elle soit concrétisée par les acteurs, puisque pour l’instant il semble que l’une des deux cours joue mieux le jeu que l’autre.
Mme la garde des Sceaux. La Cour de cassation a été à l’origine de deux problèmes essentiels, mais les chiffres sont parlants : elle a transmis plus de questions prioritaires au Conseil constitutionnel que le Conseil d’État. Il est trop tôt pour juger. Revenons-y dans six mois : nous pourrons alors tirer un bilan beaucoup plus clair.
M. le président Jean-Luc Warsmann. Cette journée a été très riche. Une synthèse sera établie sur les questions, au nombre de huit, qui ont été soulevées, et je vous présenterai un rapport prochainement. Le texte que le législateur organique sera sans doute amené à voter d’ici la fin de l’année à l’Assemblée nous donnera l’occasion, si une disposition législative nous paraissait importante, d’en débattre concrètement. Cela nous laisse plusieurs semaines pour approfondir la réflexion. En tout état de cause, chacun aura pu mesurer aujourd’hui combien le Gouvernement et l'Assemblée sont attentifs à ce que cette disposition fonctionne. La discussion d’aujourd’hui ne relève d’aucun complot, simplement de la volonté que les acteurs chargés de l’application d’une loi organique s’en acquittent le mieux possible, dans l’intérêt de nos concitoyens.
1 () Voir la première séance du 28 avril 2010 et la première séance du 30 juin 2010 (J.O. Débats, Assemblée nationale).
2 () Voir le compte rendu de ces auditions en annexe au présent rapport.
3 () Dans sa décision n° 2010-14/22 QPC du 30 juillet 2010, le Conseil constitutionnel a considéré que des modifications des circonstances de droit et de fait justifiaient un réexamen de la constitutionnalité des articles 63, 63-1 et 77 du code de procédure pénale et des six premiers alinéas de l’article 63-4.
4 () Dans sa décision sur la loi organique (n° 2009-595 DC du 3 décembre 2009), le Conseil constitutionnel a précisé qu’« une question prioritaire de constitutionnalité ne peut être nouvelle au sens de ces dispositions au seul motif que la disposition législative contestée n’a pas déjà été examinée par le Conseil constitutionnel ».
5 () Décret n° 2010-148 du 16 février 2010 portant application de la loi organique n° 2009-1523 du 10 décembre 2009 relative à l’application de l’article 61-1 de la Constitution.
6 () Décret n° 2010-149 du 16 février 2010 relatif à la continuité de l’aide juridictionnelle en cas d’examen de la question prioritaire de constitutionnalité par le Conseil d’État, la Cour de cassation et le Conseil constitutionnel.
7 () Il y explique que le Conseil constitutionnel a spécialement examiné la disposition législative dans les considérants de sa décision et que le dispositif de cette décision a déclaré conforme à la Constitution ladite disposition législative.
8 () Décision n° 2010-1 QPC du 28 mai 2010 précitée.
9 () Décision n° 2010-2 QPC du 11 juin 2010, Mme Vivianne L.
10 () Décision n° 2010-6/7 QPC du 11 juin 2010, M. Stéphane A. et autres.
11 () Décision n° 2010-10 QPC du 2 juillet 2010, Consorts C. et autres.
12 () Décision n° 2010-18 QPC du 23 juillet 2010, M. Lahcène A.
13 () Décision n° 2010-19 QPC du 23 juillet 2010, Région Languedoc-Roussillon et autres.
14 () Décision n° 2010-14/22 QPC du 30 juillet 2010, M. Daniel W. et autres.
15 () Décision n° 2010-32 QPC du 22 septembre 2010, M. Samir M. et autres.
16 () Décision n° 2010-33 QPC du 22 septembre 2010, Société Esso SAF.
17 () Décision n° 2010-20/21 QPC du 6 août 2010, M. Jean C. et autres, décision n° 2010-25 QPC du 16 septembre 2010, M. Jean-Victor C. et, plus récemment, décision n° 2010-38 QPC du 29 septembre 2010, M. Jean-Yves G.
18 () Cour de justice de l’Union européenne (grande chambre), arrêt Melki et Abdeli, 22 juin 2010, C-188/10 et C189/10.
19 () Voir M. Jean-Luc Warsmann, Rapport au nom de la commission des Lois sur le projet de loi organique relatif à l’application de l’article 61-1 de la Constitution, Assemblée nationale, XIIIe législature, n° 1898, 3 septembre 2009, page59.
20 () Cour de cassation, arrêt Mme X. et autres contre Fédération nationale des déportés et internés, résistants et patriotes et autres, n° 12009, 7 mai 2010.
21 () Cour de cassation, arrêt M. A…X…, n° 12020, 19 mai 2010.
22 () Cour de cassation, arrêt Société Mermoz aviation Ireland limited, n° 12095, 15 juin 2010. Par la suite, dans sa décision n° 2010-19/27 QPC du 30 juillet 2010, Epoux P. et autres, le Conseil constitutionnel, appelé à se prononcer sur la constitutionnalité de la disposition législative contestée dans sa rédaction en vigueur, a estimé qu’un réexamen d’ensemble de cette disposition, qui avait fait l’objet de décisions de conformité dans des rédactions antérieures, n’avait pas lieu d’être en l’absence de changement de circonstances.
23 () Cour de cassation, arrêt Melki et Abdeli, n° 12132, 29 juin 2010.
24 () Voir Rapport n° 1898 précité (Assemblée nationale, XIIIe législature), pages 58-59.
25 () Proposition de loi organique modifiant la loi organique n° 2009-1523 du 10 décembre 2009 relative à l’application de l’article 61-1 de la Constitution, Sénat, session extraordinaire 2009-2010, n° 656.
26 () Cour de justice de l’Union européenne, arrêt Melki et Abdeli précité, 22 juin 2010.