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N
° 784

______

ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

TREIZIÈME LÉGISLATURE

Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale le 8 avril 2008.

AVIS

PRÉSENTÉ

AU NOM DE LA COMMISSION DES FINANCES, DE L’ÉCONOMIE GÉNÉRALE ET DU PLAN SUR LE PROJET de loi portant modification de dispositions relatives à la Cour des comptes et aux chambres régionales des comptes (n° 742),

PAR M. Thierry Carcenac,

Député.

Voir les numéros : 742 et 772.

INTRODUCTION 5

I.− UNE RÉFORME DE LA PROCÉDURE DEVANT LES JURIDICTIONS FINANCIÈRES OU COMMENT FAIRE DE NÉCESSITÉ VERTU 7

A.− TIRER TOUTES LES CONSÉQUENCES DE LA JURISPRUDENCE DE LA CEDH NÉCESSITE L’INTERVENTION DU LÉGISLATEUR 7

1.− Une activité juridictionnelle aux spécificités procédurales forgées par l’histoire 7

2.− L’arrêt Martinie c/ France a marqué un point de non-retour 10

a) Une évolution inéluctable 10

b) Une contestation illusoire 12

3.− La réactivité des juridictions financières doit aujourd’hui être étayée par le législateur 13

B.− RÉFORMER L’ENSEMBLE DE LA PROCÉDURE JURIDICTIONNELLE EST À LA FOIS PRAGMATIQUE ET VISIONNAIRE 14

1.− Une procédure « nouvelle pour longtemps » 14

a) Les exigences du procès équitable 14

b) Une série de mesures relatives aux amendes 15

c) Le toilettage, la simplification et l’harmonisation des procédures de la Cour et des chambres régionales des comptes 17

2.− Une incitation à aller plus loin 17

II.− UNE POURSUITE DE L’ADAPTATION DE LA COUR DES COMPTES À LA LOLF QUI INVITE À FORMALISER SES LIENS AVEC LA COMMISSION DES FINANCES 21

A.− LA MODERNISATION D’UNE INSTITUTION BICENTENAIRE DANS LE CONTEXTE DE LA LOLF 21

1.− Les étapes précédentes : l’affirmation de l’autonomie budgétaire et institutionnelle 21

a) L’appartenance à une mission ad hoc du budget de l’État 21

b) Depuis lors : le vaste chantier de l’autonomie de gestion 22

2.− Le présent projet et les étapes suivantes : vers un jugement des comptables et des ordonnateurs ? 23

B.− DES LIENS ENTRE COMMISSION DES FINANCES ET COUR DES COMPTES À FORMALISER DANS LE RÈGLEMENT DE L’ASSEMBLÉE NATIONALE 24

1.− Depuis l’entrée en vigueur de la LOLF, des relations toujours plus étroites et fructueuses 24

2.− Une traduction à trouver dans le Règlement de l’Assemblée nationale 25

EXAMEN EN COMMISSION 27

AMENDEMENT ADOPTÉ PAR LA COMMISSION 29

INTRODUCTION

À l’occasion de l’examen du dernier projet de loi en date spécifique à la Cour des comptes, sous la précédente législature (1), la commission des Finances unanime avait formé le vœu que tout texte de loi touchant à l’organisation et aux compétences de la Cour des comptes lui fût dorénavant renvoyé. Dans le même temps, elle constatait une discordance entre ce qu’elle considérait comme une évidence et la rédaction, sur ce point plutôt laconique, de l’article 36 du Règlement de l’Assemblée nationale énumérant les compétences des six commissions permanentes et, par voie de conséquence, guidant le renvoi au fond des textes déposés sur le Bureau de l’Assemblée à défaut de constitution d’une commission spéciale.

Dissipons d’emblée tout malentendu : si évidence il y a, ce n’est pas uniquement dans l’esprit des membres de la commission des Finances, qui seraient soucieux d’étendre un quelconque pré carré, ou se montreraient jaloux des liens toujours plus étroits liés avec la Cour des comptes dans la période récente. Votre Rapporteur n’entend pas davantage contester l’excellence du travail de la commission des Lois, saisie au fond, et compétente à ce titre pour procéder à l’examen du texte article par article.

Il s’agit bien plutôt de prendre acte de la véritable révolution dans la gestion publique qu’a constitué l’avènement de la loi organique du 1er août 2001 relative aux lois de finances, et dont les répercussions n’ont pas fini de se faire sentir dans l’ensemble de la sphère publique. Et il n’est pas exagéré de voir dans le présent projet de loi une des nombreuses conséquences de la mise en œuvre de la LOLF, pour une institution concernée au premier chef par cette loi organique ; votre Rapporteur développera cette idée dans les pages qui suivent. Tant il est vrai que la nouvelle conception de la dépense publique et de son contrôle, davantage orientés vers la performance, l’évaluation et la responsabilisation, ne pouvait que modifier le régime de mise en cause de la responsabilité des ordonnateurs et des comptables, donc les procédures y afférentes. Le texte présenté par le Gouvernement est une première étape en ce sens ; une étape qui en appelle d’autres.

Dès lors, répétons-le, la position de la commission des Finances est fort logique : de même qu’une modification de la LOLF ne saurait être examinée par une autre commission permanente − ce qui est pourtant la règle actuelle à l’Assemblée (à la différence de ce que prévoit le Règlement du Sénat) −, de même les conséquences de la LOLF sur la Cour des comptes et les juridictions financières, qui lui sont si proches, ne sauraient lui être soustraites − statut et carrière des magistrats à l’autonomie renforcée hier, procédure juridictionnelle aujourd’hui, responsabilité des ordonnateurs, extension du champ de la certification et renouveau des moyens d’audit des politiques publiques, demain.

En dépit de cette prise de conscience, le présent projet de loi a été inscrit à l’ordre du jour de manière trop soudaine pour que les aménagements nécessaires du Règlement de l’Assemblée nationale aient été effectués. Mais à ce regret il faut apporter deux tempéraments. Le premier est que selon toute vraisemblance, l’actuelle majorité eût voulu attendre la réforme plus complète de notre Règlement appelée à suivre la réforme des institutions, imminente depuis bientôt un an. À cet égard, justement, quoi que l’on puisse penser de l’économie générale de ladite réforme, il faut souhaiter − si elle a bien lieu − qu’elle empêche à l’avenir qu’un projet de loi soit déposé sur le bureau de l’Assemblée nationale un 26 mars, mis en distribution le 31 mars, examiné par la commission saisie au fond le surlendemain, et en séance publique huit jours plus tard.

Le second tempérament a trait à l’objet même du texte dont la commission des Finances a voulu se saisir pour avis : la relative urgence (2) devant laquelle se trouvent les juridictions financières, confrontées au besoin d’assurer à leur procédure juridictionnelle toute la sécurité juridique nécessaire pour garantir aux justiciables, comptables de fait ou « de droit » − on parle alors de comptables patents −, un procès équitable au sens de l’article 6 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, tel qu’appliqué par la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH).

Tel est en effet l’objet immédiat de ce projet de loi, qui répond de manière proportionnée à l’enjeu, et dont la commission des Finances voudrait, toutes tendances confondues et par la voix d’un Rapporteur appartenant à l’opposition, convaincre tout un chacun qu’il doive s’agir du dernier texte de ce type à ne pas lui être renvoyé.

I.− UNE RÉFORME DE LA PROCÉDURE DEVANT LES JURIDICTIONS FINANCIÈRES OU COMMENT FAIRE DE NÉCESSITÉ VERTU

Juger les comptes n’est sans doute pas aujourd’hui la mission la plus visible de la Cour des comptes, même si elle tient une place plus importante dans l’activité des chambres régionales et territoriales des comptes. Cette compétence juridictionnelle a pourtant traversé les âges, puisque l’on en trouve trace dans les travaux de la curia in compotis du XIIe siècle − des traces plus anciennes encore étant fortement présumées −, et qu’aujourd’hui l’action Contrôle externe et indépendant des comptes publics figure en tête du projet annuel de performances (PAP) du programme Cour des comptes et autres juridictions financières, destiné à retracer l’emploi des crédits de ces dernières.

A.− TIRER TOUTES LES CONSÉQUENCES DE LA JURISPRUDENCE DE LA CEDH NÉCESSITE L’INTERVENTION DU LÉGISLATEUR

1.− Une activité juridictionnelle aux spécificités procédurales forgées par l’histoire

De la lecture du PAP et du rapport spécial de notre collègue Pierre Bourguignon (3) il ressort que, pour leurs seules compétences obligatoires, et en vertu du code des juridictions financières :

− la Cour juge les comptes des comptables publics de l’État, des établissements publics nationaux, des groupements d’intérêt public et des établissements culturels ou d’enseignement à l’étranger, soit plus de 1 100 comptes, ainsi que les appels formés contre les jugements des chambres régionales et territoriales ;

− ces dernières jugent, dans leur ressort, les comptes de tous les comptables publics des collectivités territoriales, de tous les établissements publics locaux − notamment les établissements d’enseignement et les hôpitaux publics −, ainsi que des établissements publics spécialisés, soit quelque 41 000 comptabilités (4).

En jugeant les comptes des comptables patents et en déclarant des gestions de fait − maniement des deniers publics par une personne n’ayant pas compétence pour ce faire −, la Cour et les chambres rendent des décisions (jugements ou arrêts, susceptibles de recours en appel ou en cassation (5), et ultimement devant la CEDH aboutissant à :

− la décharge du comptable (ou lui donnant quitus de sa gestion s’il quitte son poste) ;

− sa mise en débet en cas d’irrégularité, manifestation concrète de la responsabilité pécuniaire personnelle du comptable ; un principe réaffirmé, à l’instigation de Cambacérès, dans la loi de 1807 créant la Cour des comptes, et conservé depuis ;

− des amendes, notamment pour retard dans la production des comptes ou dans la réponse aux injonctions du juge, ou pour gestion de fait.

Le tableau suivant illustre, au moyen des dernières statistiques disponibles, l’activité juridictionnelle de la Cour et des chambres régionales et territoriales :

ACTIVITÉ JURIDICTIONNELLE RÉCENTE DE LA COUR DES COMPTES

 

2005

2006

2007

Arrêts d’appel (des jugements de CRTC)

28

42

56

Arrêts (de première instance)

338

273

291

– dont arrêts de débet

41

19

45

– dont arrêts d’amende pour retard

3

1

0

– dont arrêts de gestion de fait

30

14

14

Total des arrêts contentieux de première instance

74

31

45

Nombre total d’arrêts

366

315

347

Source : Cour des comptes.

ACTIVITÉ JURIDICTIONNELLE RÉCENTE DES CHAMBRES RÉGIONALES ET TERRITORIALES DES COMPTES

 

2005

2006

2007

2008
(1er trim.)

Nombre total de jugements

16 215

11 790

9 701

1 702

– dont jugements de débet

388

213

294

41

– dont jugements d’amende pour retard

77

104

86

0

– dont jugements de déclaration définitive de gestion de fait

11

26

15

31 (*)

Total des jugements contentieux

530

398

450

72

(*) dont 15 jugements de la CTC de Polynésie française

Source : Cour des comptes.

Cette activité juridictionnelle présente des spécificités qui sont l’expression d’une tradition administrative bien ancrée, une originalité française à maints égards. Le schéma suivant en décrit les principales étapes, avant la réforme contenue dans le présent projet de loi.

SCHÉMA DE LA PROCÉDURE ACTUELLE DEVANT LE JUGE DES COMPTES

Source : Cour des comptes

Cette procédure est aujourd’hui très directement confrontée à l’« européanisation » du droit et à la « juridicisation » des procédures, matérialisée par la jurisprudence récente de la CEDH. La nécessaire adaptation qui en découle est l’objet même du présent projet de loi ; dans cet exercice contraint, tout l’intérêt de la réforme préparée notamment par la Cour des comptes et présentée par le Gouvernement consiste à se hisser au-dessus de la controverse juridique et doctrinale pour « adapter la procédure devant les juridictions financières au XXIe siècle » (6).

2.− L’arrêt Martinie c/ France a marqué un point de non-retour

La séquence est bien connue des spécialistes, qui a conduit depuis quelques années à adapter les procédures juridictionnelles nationales aux évolutions de la jurisprudence de la CEDH, face à la conception extensive qu’a cette dernière − sous l’effet des recours plus nombreux qui lui sont adressés − de l’application du paragraphe 1 de l’article 6 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, ainsi libellé :

Article 6 – Droit à un procès équitable

          § 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et dans un délai raisonnable, par un tribunal indépendant et impartial, établi par la loi, qui décidera, soit des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. Le jugement doit être rendu publiquement, mais l’accès de la salle d’audience peut être interdit à la presse et au public pendant la totalité ou une partie du procès [dans certaines conditions limitativement énumérées].

Il ne faisait guère de doute que le juge des comptes, nonobstant sa spécificité, serait à son tour « rattrapé » par les exigences du procès équitable, dans toutes les dimensions de son action. C’est chose faite depuis avril 2006. Il faut désormais en tirer, dans la loi − le code des juridictions financières en particulier −, toutes les conséquences.

a) Une évolution inéluctable

On peut dater de 1995 le début de la profonde transformation de la fonction juridictionnelle du juge des comptes sous l’influence du Conseil d’État et de la Cour européenne des droits de l’homme (7). À compter de cette date en effet, l’audience publique est devenue la règle pour le prononcé des amendes, « accusation en matière pénale » au sens de l’article 6 § 1 précité. En 2001, les exigences du procès équitable conduisaient à exclure le rapporteur du délibéré de la formation de jugement, afin de ne pas rompre « l’égalité des armes » entre les parties (8). Mais ces évolutions demeuraient cantonnées à l’aspect du contentieux « pénal » au sens de la CEDH, Jean-Philippe Vachia (9) pouvant même écrire : « Les principes d’impartialité et de respect des droits de la défense ayant guidé les deux grandes décisions de 2000 et 2001 du Conseil d’État − Labor Métal (10) et Razel −étaient ceux du droit procédural national étendu à une justice des comptes ramenée en quelque sorte dans le giron de la juridiction administrative. »

Le basculement est intervenu lorsqu’à compter de 2003, la CEDH a jugé que relevaient de droits et obligations de caractère civil au sens de l’article 6 § 1 les actes juridictionnels consistant à juger les comptes des comptables patents, ainsi qu’à déclarer les gestions de fait et en juger les comptes. « En trois ans, résument les professeurs Michel Lascombe et Xavier Vandendriessche (11), cinq décisions de la CEDH sont venues bouleverser des habitudes biséculaires », concernant successivement la gestion de fait, la gestion patente et la règle du double arrêt qui leur est commune :

− la décision du 7 octobre 2003, Richard-Dubarry, a affirmé l’applicabilité de l’article 6 § 1 à l’ensemble de la procédure de gestion de fait (la requête portait en particulier sur la durée excessive de la procédure), la condamnation de la France intervenant le 1er juin 2004, et le Conseil d’État s’étant aligné entre-temps (12) ;

− la décision du 13 janvier 2004, Martinie, suivie d’une condamnation de la France par la Grande chambre de la CEDH le 12 avril 2006 (Martinie c/ France), a étendu cette applicabilité aux contestations de leur mise en débet par les comptables patents (en l’espèce, un intendant de lycée). La jurisprudence Pellegrin (CEDH, 8 décembre 1999) est écartée, qui laissait hors du champ de l’article 6 § 1 les litiges opposant à l’administration des agents qui « participent à l’exercice de la puissance publique et aux fonctions visant à sauvegarder les intérêts généraux de l’État ou des autres collectivités publiques ». Là encore, le Conseil d’État a fini par adapter sa jurisprudence (13) ;

− la décision du 12 décembre 2006 Siffre, Ecoffet et Bernardini c/ France a expressément battu en brèche la règle du « double arrêt », emblématique de la mise en œuvre du contradictoire devant le juge des comptes, en ces termes : « Si la multiplication des étapes procédurales qui caractérise la procédure financière vise notamment à protéger les droits de la défense […], elle a l’effet paradoxal de se retourner contre [le défendeur] en prolongeant la procédure de manière excessive. »

Le présent projet de loi est directement issu de cette séquence. Doit-on le regretter ? Votre Rapporteur n’est pas de cet avis.

b) Une contestation illusoire

Les accusations d’« européanisation forcée de l’organisation et du fonctionnement des juridictions des comptes » n’ont pas manqué d’être prononcées, par exemple sur ce ton laconique : « On le redoutait. C’est arrivé. » (14). Mais en amont de la doctrine, c’est au sein de la Cour européenne des droits de l’homme elle-même que l’on trouve la contestation sans doute la plus sévère, en même temps que la plus amère, de la solution adoptée dans l’arrêt Martinie c/ France.

Sans s’attarder sur les développements techniques pourtant très intéressants qui contestent, d’une part, le flou de la décision quant à la place du procureur dans la procédure devant la Cour des comptes, et d’autre part, la participation du commissaire du gouvernement au délibéré de la formation de jugement du Conseil d’État (ici concerné comme juge de cassation), votre Rapporteur veut citer cet extrait de l’opinion en partie dissidente commune aux juges Costa (le juge français), Caflisch et Jungwiert, publiée à la suite de l’arrêt :

« 9. Ainsi la majorité de la Grande Chambre a cédé aux tentations de l’uniformisation. Or ce dont les institutions judiciaires de l’Europe démocratique ont besoin, c’est d’un fonctionnement sans accroc, continu, prévisible et conforme à l’esprit de la Convention, plutôt que d’uniformisation. Le « purisme » affiché par la majorité est de nature à entamer l’efficacité et la stabilité d’institutions juridiques qui ont fait leurs preuves ; la théorie des apparences [(15)] ne justifie pas une telle atteinte. « If it ain’t broke, don’t fix it » : ne réparez pas ce qui n’a pas besoin de l’être, dit un vieux proverbe américain. La majorité aurait bien fait de s’en souvenir. »

Le juge Costa a sûrement raison… mais a-t-il toujours raison à trois juges contre quatorze, quand le Président de la CEDH se plie lui-même, par une déclaration expresse, à l’avis de la majorité ? Et la procédure devant le juge des comptes peut-elle continuer à n’être réformée qu’a minima, au rythme des ajustements jurisprudentiels consentis par le Conseil d’État, « sous la contrainte et à reculons », pour reprendre l’expression des professeurs Lascombe et Vandendriessche (16) ? Révérence gardée, votre Rapporteur estime qu’en plus d’être illusoire, la contestation de la jurisprudence européenne est devenue inopportune. Fort heureusement, le présent projet de loi montre qu’il a été décidé de faire de nécessité vertu.

3.− La réactivité des juridictions financières doit aujourd’hui être étayée par le législateur

Les conséquences procédurales de l’évolution jurisprudentielle rappelée plus haut sont nombreuses : sur la publicité des audiences, la place du rapporteur, l’accès des parties aux rapports d’instructions et aux conclusions du ministère public, le rôle de ce dernier, le délai raisonnable des procédures, etc.

Au-delà de la loi précitée du 21 décembre 2001, décidé à prévenir des condamnations ultérieures par la Cour de Strasbourg, le Premier président Philippe Séguin avait, en accord avec le parquet, pris au mois de mai 2006 une instruction ad hoc (17), tandis que la direction générale de la Comptabilité publique diffusait sa propre instruction, publiée en octobre de la même année (18). Les principes en sont les suivants :

Instructions de 2006 adaptant les procédures juridictionnelles des juridictions financières

− Les règles du « procès équitable », telles que définies à l’article 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l’homme, s’appliquent à la mise en débet de tous les comptables, en première instance comme en appel ;

− une audience publique doit être organisée avant toute mise en débet (ou tout jugement d’un appel portant sur un débet) ;

− le rapport ainsi que les conclusions du parquet sont communicables aux parties avant l’audience ;

− le rapporteur et le représentant du parquet ne peuvent ni participer ni assister au délibéré.

Source : M. Lascombe et X. Vandendriessche, article cité.

Alors même que ces instructions présentaient le mérite de concevoir largement les principes posés par la CEDH, c’est par la loi qu’il convient de réformer la procédure de façon pérenne, par souci de sécurité juridique − ne serait-ce que pour tirer les conséquences de la disqualification expresse, non encore advenue au moment de la rédaction des instructions, de la règle du double arrêt.

B.− RÉFORMER L’ENSEMBLE DE LA PROCÉDURE JURIDICTIONNELLE EST À LA FOIS PRAGMATIQUE ET VISIONNAIRE

Votre Rapporteur voit dans le présent projet de loi une illustration de la théorie de la ressource-contrainte exposée par Élie Cohen dans son essai La tentation hexagonale (19) : au lieu de réformer à pas comptés, le dos au mur, une procédure devenue excessivement fragile juridiquement, il s’agit d’utiliser le levier extérieur de la CEDH pour refonder de l’intérieur une procédure qui soit à la fois adaptée à la jurisprudence européenne et compatible avec les mutations de la gestion publique en France.

Ainsi qu’il a été dit, votre Rapporteur n’entend pas empiéter sur la compétence de la commission des Lois, saisie au fond, et chargée à ce titre de l’examen détaillé de chacun des 31 articles du présent projet de loi ; il se bornera à en évoquer les traits saillants.

1.− Une procédure « nouvelle pour longtemps »

Bien que le présent projet ne constitue que l’un des éléments d’une hypothétique réforme globale du régime de responsabilité des comptables et des ordonnateurs (cf. infra), il dépasse la simple réforme a minima qui eût suffi − du moins pour un temps − à composer avec la CEDH.

a) Les exigences du procès équitable

En distinguant plus nettement qu’aujourd’hui les procédures juridictionnelles des procédures administratives, le projet de loi permet, au sein des premières, de clarifier le départ entre ce qui relève du contentieux et ce qui n’en relève pas. Il devient alors possible de renforcer les garanties offertes au justiciable et de répondre directement aux objections de la Cour européenne des droits de l’homme :

− en séparant nettement les actes de « poursuite » ou de mise en jeu de la responsabilité du comptable par le ministère public (20), d’instruction par le magistrat rapporteur, et de jugement, par une formation collégiale lorsqu’une charge a été soulevée ou par un juge unique dans le cas le plus fréquent d’absence de charge ;

− en réduisant au passage, grâce à cette procédure à juge unique, les délais de jugement (ce qui pourrait d’ailleurs, aux yeux de votre Rapporteur, faire l’objet d’un indicateur de performance de l’activité juridictionnelle de la cour et des chambres) ;

− en réservant au ministère public, dans tous les cas (gestion patente comme gestion de fait) l’enclenchement de la phase contentieuse, et en supprimant ainsi tous les griefs « d’autosaisine » qui pouvaient être adressés à certains aspects de la procédure actuelle ;

− en systématisant l’oralité et l’audience publique, et en rompant ainsi avec la tradition à peine ébréchée aujourd’hui d’une procédure inquisitoire écrite ;

− en supprimant, dès lors que le contradictoire prend cette forme nouvelle à l’audience, la règle du double arrêt ou du double jugement (jugement provisoire suivi des réponses du comptable puis jugement définitif), en quelque sorte le pendant (toutefois beaucoup plus ancien) de la procédure du relevé de constatations provisoires et des conclusions définitives dans les fonctions d’« audit » de la gestion publique exercées par la Cour et les chambres.

Ce sont essentiellement les articles 11 du projet (pour la Cour) et 21 (pour les chambres régionales des comptes) qui récrivent le code des juridictions financières conformément à ces principes. Le schéma page suivante en résume l’économie.

b) Une série de mesures relatives aux amendes

Les articles 4, 5 et 7 à 9 du projet modifient les règles applicables aux amendes prononcées par la Cour des comptes en application des articles L. 131-6 à L. 131-13 du code des juridictions financières et, par renvoi (opéré à l’article L. 231-10), aux amendes prononcées par les chambres régionales des comptes.

Si les modifications proposées à l’article 4 ne sont que formelles, les autres sont plus substantielles, selon une gradation ascendante : doublement du plafond annuel des amendes pour retard dans la production des comptes (article 5), suppression en droit − déjà effective en fait depuis des années − de l’application des amendes aux héritiers du comptable (article 7), possibilité de modulation par le juge, selon des critères plus subjectifs qu’actuellement, de l’amende pour gestion de fait (article 8), et suppression de la remise gracieuse des amendes par le ministre chargé du budget (article 9).

Ce dernier point mérite que l’on s’y attarde, notamment à l’aide du tableau suivant, qui illustre à la fois sa portée et ses limites :

DÉBETS ET AMENDES PRONONCÉS PAR LE JUGE DES COMPTES

 

Nombre

Montants en euros

Sommes laissées à charge en euros

2006

     

Débets

262

42 335 444 (*)

1 866 281

Amendes

15

14 803

280 387

2007

     

Débets

255

15 359 873

280 387

Amendes

5

26 771

4 171

(*) dont trois dossiers portant un total de plus de 30 millions d’euros.

Source : direction générale de la Comptabilité publique.

SCHÉMA DE LA PROCÉDURE PRÉVUE PAR LE PROJET DE LOI

Source : Cour des comptes

Les remises gracieuses en matière d’amendes, si elles ne sont pas négligeables en proportion du total théorique à percevoir, demeurent bien loin, en nombre comme en montant, des débets prononcés par les juridictions, et dont les modalités de remise ne sont en rien modifiées par le projet. Bien qu’évacuée par la CEDH, cette question pose un véritable problème d’autorité de la chose jugée et constitue ainsi sans doute la principale lacune du texte proposé (cf. infra).

c) Le toilettage, la simplification et l’harmonisation des procédures de la Cour et des chambres régionales des comptes

La suppression systématique de toute référence, dans le code des juridictions financières, à la notion de décision « provisoire » et « définitive », ou encore à la notion d’injonction pouvant apparaître comme un pré-jugement contraire à l’impartialité du juge, ne concerne pas moins de douze articles du projet. S’ensuivent mécaniquement un allègement de la procédure et une réduction des délais de traitement. Six autres articles organisent le réagencement du même code ou l’abrogation de dispositions obsolètes.

Certains articles du texte présenté par le Gouvernement précisent tel ou tel point de la procédure : obligation de produire les comptes dans les délais réglementaires prescrits (articles 2 et 14), obligation pour les comptables de fait de produire les comptes litigieux (articles 3 et 16).

Votre Rapporteur veut également mentionner, à la fin du texte, l’article 30 qui habilite le Gouvernement à prendre par ordonnance les mesures législatives nécessaires à l’application des dispositions projetées aux chambres territoriales des comptes de Mayotte, de Nouvelle-Calédonie, de Polynésie française, de Saint-Barthélémy, de Saint-Martin et de Saint-Pierre-et-Miquelon.

Enfin, l’article 31 prévoit une entrée en vigueur de la loi au 1er janvier 2009, sans préjudice des procédures en cours à cette date.

2.− Une incitation à aller plus loin

En définitive, il y a tout lieu de se réjouir que le présent projet de loi consacre un vrai juge des comptes, de vrais magistrats et un vrai ministère public, en forme de prélude à une refonte plus globale du régime de responsabilité des gestionnaires publics.

Mais votre Rapporteur ne peut s’empêcher de regretter que la réforme reste au milieu du gué − voire en-deçà − en se privant de la possibilité de mettre un terme à toute survivance de la justice retenue ; en effet, le présent projet de loi laisse inchangées les dispositions du paragraphe IX de l’article 60 de la loi de finances pour 1963 (21), aux termes duquel « les comptables publics dont la responsabilité personnelle et pécuniaire a été mise en jeu peuvent obtenir la remise gracieuse des sommes laissées à leur charge ». Le tableau statistique présenté plus haut indique assez l’ampleur des remises gracieuses des débets prononcés par le juge des comptes.

Les justifications d’un tel état de fait sont certes bien connues, depuis les célèbres conclusions de Romieu sur l’arrêt du Conseil d’État Nicolle de 1907 explicitant la notion de jugement des comptes distincte du jugement des comptables, jusqu’à l’utilisation ouvertement assumée par le ministère des remises gracieuses comme outil de gestion de son réseau de comptables, en passant par les situations objectives où, l’irrégularité qui conduit mécaniquement à la mise en débet n’ayant pas lésé la collectivité publique, laisser la somme en cause à la charge du comptable ne s’impose pas.

De même, on peut comprendre la logique du présent projet de loi selon laquelle, en permettant au juge de moduler selon des critères subjectifs l’amende qu’il inflige pour gestion de fait, on ôte toute pertinence à la remise gracieuse des amendes, tandis que cette remise doit perdurer en matière de débet pour les comptables patents, puisqu’alors le juge demeure tenu de ne se prononcer que sur la situation objective des comptes.

Le Premier président Philippe Séguin avait pourtant fustigé cette incongruité avec assez de verve au cours de la séance solennelle de rentrée de la Cour de janvier 2006 :

Allocution du Premier président Philippe Séguin en la séance solennelle de rentrée du 23 janvier 2006

« Le […] problème [relatif à la responsabilité des comptables] était depuis longtemps un des plus irritants qui fût. Il provenait du droit reconnu au ministre des Finances de prononcer la remise gracieuse, partielle ou totale, des débets prononcés par la juridiction.

Exemple unique, en vérité, d’un juge dont la décision pouvait, de fait, être rapportée par un membre du pouvoir exécutif.

On avait beau expliquer que c’était moins la décision que ses effets qui étaient en cause, il n’en demeurait pas moins que les jugements de la Cour restaient largement « virtuels ». Il fallait un œil extérieur pour nous faire prendre la mesure de toute l’incongruité de la situation. Ce fut Pierre Arpaillange qui, depuis ce fauteuil, eut ce cri :

« Anesthésier nos sentences, neutraliser nos jugements par la mansuétude du pouvoir exécutif, voilà qui ne contribuera pas à faire de nous des juges respectés ! »

Tout était dit. Seulement, le pli était pris. Et la Direction de la comptabilité publique en était arrivée, au fil du temps, à faire de la remise de débet un instrument de gestion de son réseau de comptables. »

Dans la suite du propos, cette allocution laissait présager un texte allant un peu plus loin que le présent projet. Étaient également évoquée, sur le mode du compromis, une procédure d’avis de la Cour sur lesdites remises gracieuses. Sur ce point, deux décrets (nos 2008-227 et 2008-228) et trois arrêtés en date du 5 mars dernier sont enfin venus formaliser, dans le circuit même de la remise, cette intervention de la Cour : celle-ci se substitue au Conseil d’État pour émettre un avis sur toute remise supérieure à 10 000 euros (ou 200 000 euros pour un débet administratif) ; si le ministre décide d’y passer outre, il doit motiver sa décision et la Cour en est informée.

Quels que soient les aménagements retenus sur ce point, ils ne peuvent être que transitoires, en attendant l’étape supplémentaire qui verra l’avènement d’un véritable jugement des comptables ; le juge pourrait ainsi aller au bout de sa compétence, par exemple en fixant lui-même le montant du « laisser à charge ».

II.− UNE POURSUITE DE L’ADAPTATION DE LA COUR DES COMPTES À LA LOLF QUI INVITE À FORMALISER SES LIENS AVEC LA COMMISSION DES FINANCES

Foin des querelles de frontière entre commissions permanentes : c’est à une prise de conscience de la diffusion des effets de la LOLF dans les institutions et les procédures que votre Rapporteur entend appeler ici, la compétence de la commission des Finances n’en étant qu’une conséquence logique − et nullement la conséquence la plus importante pour la gestion publique, c’est certain. Replacer l’évolution récente de la Cour des comptes dans le contexte de la LOLF et y situer le présent projet de loi, ainsi que ses prolongements prévisibles, doit permettre d’éclairer le propos.

A.− LA MODERNISATION D’UNE INSTITUTION BICENTENAIRE DANS LE CONTEXTE DE LA LOLF

1.− Les étapes précédentes : l’affirmation de l’autonomie budgétaire et institutionnelle

a) L’appartenance à une mission ad hoc du budget de l’État

Dès la production de sa contribution aux travaux préparatoires de la LOLF, sur la requête des commissions des Finances des deux assemblées, en décembre 1999 (avec un complément en mars de l’année suivante), la Cour des comptes avait insisté sur l’équilibre à garantir entre les pouvoirs exécutif et législatif. La position d’« équidistance » de la Cour, notion chère au Premier président Philippe Séguin, devait recevoir une consécration constitutionnelle à l’occasion de la décision du 25 juillet 2001 rendue par le Conseil constitutionnel sur la LOLF.

En effet, outre son statut de juridiction administrative dont « la Constitution garantit [l’]indépendance par rapport au pouvoir législatif et au pouvoir exécutif » (22), la Cour voit ses missions nouvelles, issues de l’article 58 de la loi organique, assorties d’une réserve : ces missions « doivent être interprétées au regard du dernier alinéa de l’article 47 de la Constitution, aux termes duquel : “ La Cour des comptes assiste le Parlement et le Gouvernement dans le contrôle de l’exécution des lois de finances ” ; […] par suite, il appartiendra aux autorités compétentes de la Cour des comptes de faire en sorte que l’équilibre voulu par le constituant ne soit pas faussé au détriment de l’un de ces deux pouvoirs » (23).

L’une des plus notables illustrations de la position équilibrée occupée par la Cour des comptes à l’égard des pouvoirs publics a consisté à regrouper ses crédits au sein du programme Cour des comptes et autres juridictions financières d’une mission Conseil et contrôle de l’État, apparue assez tardivement, à l’occasion du discours lu au nom du Premier ministre au cours de la séance solennelle de la Cour des comptes du 9 mai 2005.

Il s’agissait également de tirer résolument les conséquences de la mission de certification des comptes de l’État et de la sécurité sociale confiée à la Cour : demeurée rattachée à Bercy pour ses finances, elle eût pu faire naître un doute − encore un effet de la « théorie des apparences » ? − sur la réalité de son indépendance de certificateur.

Ce positionnement budgétaire singulier, partagé avec le Conseil économique et social, le Conseil d’État et les autres juridictions administratives, implique un rattachement − formel − au Premier ministre et une autonomie − réelle − de gestion, que la Cour n’a eu de cesse de consolider depuis 2006.

b) Depuis lors : le vaste chantier de l’autonomie de gestion

Le « chantier de l’autonomie » a été mené sur tous les fronts, sitôt acquis le vote de la loi de finances initiale pour 2006 et la création du programme Cour des comptes et autres juridictions financières : signature des actes réglementaires par le Premier ministre et non plus par le ministre des Finances, moyens budgétaires accrus pour rémunérer davantage de personnels en gestion directe et diminuer les délégations de gestion à Bercy, création de corps de personnels non magistrats dans les chambres régionales des comptes, ces attachés des juridictions financières de catégorie A venant réduire les besoins de mise à disposition par les ministères financiers, etc. Le Premier président Philippe Séguin a eu à maintes reprises l’occasion de justifier − et notre collègue Pierre Bourguignon, dans ses rapports spéciaux successifs, l’occasion de commenter − ce coût de l’autonomie recherchée et obtenue.

En se saisissant pour avis, il y a près de deux ans, du projet de loi précité portant dispositions statutaires applicables aux membres de la Cour des comptes, votre commission des Finances y avait vu une conséquence de cette autonomie renforcée à l’occasion de la mise en œuvre de la LOLF, se traduisant notamment par la réaffirmation du statut particulier des magistrats financiers et par la construction d’un véritable régime disciplinaire qui leur soit propre.

Le chantier a vite progressé ; il n’est pas achevé, et devrait même connaître dans un proche avenir des développements d’ampleur, à la faveur de la mise en place de ce « grand organisme d’audit et d’évaluation des politiques publiques dont notre État a besoin », appelée de ses vœux par le Président de la République. Sans évoquer à ce stade − car tel sera l’objet d’une réforme future − les implications de cette formule pour le réseau des chambres régionales des comptes, qui ne laisse pas d’inquiéter, votre Rapporteur veut s’en tenir au présent projet de loi pour le replacer dans l’évolution en cours de la juridiction financière à la lumière de la LOLF.

2.− Le présent projet et les étapes suivantes : vers un jugement des comptables et des ordonnateurs ?

Par petites touches, votre Rapporteur a tenté de montrer en quoi les mesures portées par le présent projet, au-delà de la simple mise en conformité avec la jurisprudence européenne sur le procès équitable, contenaient en germe les éléments d’un basculement du jugement des comptes, au moins vieux de deux siècles sous la forme actuelle, vers un jugement des comptables.

L’avant-dernière livraison de la Revue française de finances publiques (n° 100) est particulièrement riche à cet égard :

− M. Jean-Philippe Vachia, dans son article précité, y expose précisément ce glissement vers un jugement des comptables et esquisse l’articulation entre ce glissement et le mouvement de certification des comptes publics, qui est l’une des avancées fondamentales de la LOLF. Nécessairement, selon cet auteur, la refonte de l’article 60 de la loi de finances pour 1963, précédemment évoquée, devra intervenir dans un avenir proche ;

− dans le même ordre d’idées, « L’imbrication croissante des fonctions des ordonnateurs et des comptables, la mutation des logiques et procédures d’exécution et de contrôle, l’affirmation d’une culture de résultats, et plus encore d’une logique gestionnaire conduisent à penser que les régimes de responsabilité de ces acteurs doivent évoluer », écrivent Mme Farhana Akhoune et M. Stéphane Thébault dans le même numéro de la même Revue (24), voyant dans un régime de responsabilité juridictionnelle unifié l’aboutissement concret d’une telle évolution. Et ces chercheurs d’en appeler au législateur pour qu’un tel régime devienne réalité : permettre aux juridictions financières de sanctionner ordonnateurs et comptables publics pour les fautes qu’ils commettent dans le cadre de leurs fonctions respectives ;

− les professeurs Lascombe et Vandendriessche ne disent pas autre chose lorsqu’ils estiment (25) que les réformes en cours doivent être poursuivies pour « faciliter l’adéquation entre le contrôle juridictionnel et les réalités nouvelles de la LOLF. Dès lors que l’on admet que l’exhaustivité du contrôle des comptables sur les ordonnateurs est une fiction et que seul le comportement fautif du comptable doit être sanctionné, il est possible de s’engager dans un examen de la qualité des contrôles. Dans ce cas, quelle que soit la forme retenue pour le contrôle, qu’il soit partenarial ou hiérarchisé, la défaillance du contrôle ayant causé un préjudice à la collectivité publique peut être sanctionnée. […] Le juge des comptables sanctionnera [le comptable] à la hauteur de sa responsabilité.[Celui-ci] pourra apporter, lors de l’audience publique, des explications […] sur les raisons extérieures qui peuvent être à l’origine du préjudice. Autant d’excuses atténuantes, voire exonératoires de sa responsabilité. La gestion de fait ou la Cour de discipline budgétaire et financière peuvent alors prendre le relais pour sanctionner les malversations de l’ordonnateur. »

S’il s’agit, comme le soutiennent ces auteurs, du moyen de valoriser l’atout que sont les juridictions financières françaises, tout en écartant le risque de pénalisation du droit public financier, alors la voie vaut certainement d’être explorée. Et votre commission des Finances ne peut pas ne pas y être associée.

B.− DES LIENS ENTRE COMMISSION DES FINANCES ET COUR DES COMPTES À FORMALISER DANS LE RÈGLEMENT DE L’ASSEMBLÉE NATIONALE

1.− Depuis l’entrée en vigueur de la LOLF, des relations toujours plus étroites et fructueuses

La Cour des comptes et le Parlement, s’ils interviennent à certains égards de façon concurrente dans le contrôle de la gestion publique, peuvent, et doivent, se compléter utilement. Dans le domaine du contrôle de gestion, leur champ d’intervention est proche, depuis longtemps – et d’ailleurs déterminé par la loi. L’interaction est plus étroite encore avec les commissions des finances, notamment à l’Assemblée depuis la création de la Mission d’évaluation et de contrôle (MEC) en 1999, qui a inspiré les missions d’évaluation et de contrôle des lois de financement de la sécurité sociale (MECSS) à l’Assemblée comme au Sénat.

Des similitudes apparaissent également dans les pouvoirs de contrôle susceptibles d’être mis en œuvre par la Cour et le Parlement : pouvoir d’accès à l’information, large inopposabilité du secret professionnel, pouvoir de convoquer en audition sous une forme contraignante, pouvoir de sanctionner l’entrave au droit de communication… Dans l’exercice de ces missions, les commissions des Finances sont logiquement à l’avant-scène, en vertu de l’article 36 du Règlement de notre Assemblée et des articles 7 et 22 du Règlement du Sénat, et du IV de l’article 164 de l’ordonnance du 30 décembre 1958 portant loi de finances pour 1959, avant même l’adoption de la LOLF. Votre Rapporteur note d’ailleurs que ces dispositions de 1958, toujours en vigueur, conservent leur utilité, comme en témoigne leur extension récente, en loi de finances initiale pour 2006, afin de mieux faire coïncider, précisément, les champs de contrôle respectifs de la Cour des comptes et des commissions des finances.

Les observateurs les plus attentifs ont toutefois noté la différence des statuts et des moyens, ainsi que les différences dans les modalités de contrôle que révèle une comparaison attentive entre la Cour et le Parlement. Il s’ensuit une nécessaire complémentarité entre les deux institutions, et en particulier avec les commissions des Finances des deux assemblées, puisque celles-ci peuvent, par exemple, s’appuyer sur l’expertise de celle-là, qui peut en retour compter sur un plus grand retentissement donné à ses travaux. Telle est la logique portée par la LOLF.

Un chapitre entier de cette loi organique (articles 57 à 60) est consacré au contrôle parlementaire. La loi organique du 2 août 2005 relative aux lois de financement de la sécurité sociale (LOLFSS) transpose peu ou prou ces principes aux finances sociales, codifiés aux articles L.O. 111-8 et suivants du code de la sécurité sociale.

Une dimension essentielle de la LOLF réside dans l’ampleur nouvelle donnée à la mission d’assistance de la Cour des comptes au Parlement en vertu de l’article 47 de la Constitution, le nombre de documents (publics ou non) transmis au Parlement allant croissant, et les commissions des finances en étant naturellement les premières destinataires. À cet égard, l’article 58-2° de la LOLF qui prévoit « la réalisation de toute enquête demandée par les commissions de l’Assemblée nationale et du Sénat chargées des finances sur la gestion des services ou organismes qu’elle [la Cour] contrôle », a élevé au niveau organique une disposition ordinaire datant de 1967 (article L. 132-4 du code des juridictions financières, qui donne également ce pouvoir aux commissions d’enquête). Mais la LOLF « redonne vie » à cet aspect de la mission d’assistance en laissant à la Cour un délai de huit mois pour remettre son rapport d’enquête, ce qui constitue une forme de compromis entre le temps parlementaire, rapide, et celui, plus lent, d’une institution qui doit notamment laisser sa place au contradictoire.

Ainsi, chacun à sa manière et de façon complémentaire, Cour des comptes et Parlement passent au crible la gestion des ordonnateurs. Dès lors que leur régime de responsabilité serait appelé à évoluer, voire à se rapprocher dans une certaine mesure de celui des comptables, on voit bien tout l’intérêt que la commission des Finances aurait à suivre de près une telle évolution.

Enfin, la Cour comme le Parlement suivent, au gré de leurs contrôles ou de façon plus systématique – par exemple via les travaux de la « MILOLF » au sein de la commission des Finances de l’Assemblée, ou encore à travers les rapports de parlementaires en mission –, la mise en œuvre de la LOLF, y compris dans sa dimension comptable et dans la transformation induite par la LOLF du rôle des comptables publics.

2.− Une traduction à trouver dans le Règlement de l’Assemblée nationale

Au terme d’un développement qui a permis d’aborder, à côté de leur activité proprement juridictionnelle, d’autres aspects de l’activité de la Cour des comptes et des autres juridictions financières, votre Rapporteur estime avoir fait œuvre utile en réaffirmant une fois encore combien la commission des Finances ne saurait se désintéresser de ce qui intéresse la Cour.

Il est dès lors tentant de suggérer, à l’occasion d’une prochaine réforme du Règlement de l’Assemblée, dont on peut imaginer qu’elle concerne son article 36… que soit très sérieusement examinée la possibilité de faire figurer au nombre des matières réservées à la commission des Finances, de l’économie générale et du Plan, une rubrique « Cour des comptes et autres juridictions financières ». Une telle solution présenterait d’ailleurs le mérite de ne priver aucune autre commission permanente de cette compétence aujourd’hui inexistante en tant que telle.

Une telle réforme risquerait-elle d’être regardée comme introduisant au sein de l’article 36 du Règlement un glissement d’un critère matériel vers un critère organique ? Peut-être ; dans un tel contexte, le mot est heureux.

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* *

EXAMEN EN COMMISSION

Au cours de sa séance du mardi 8 avril 2008, votre Commission a procédé à l’examen pour avis du présent projet de loi.

Le Président Didier Migaud a fait remarquer en préambule que ce texte avait été renvoyé à la commission des Lois, pour des raisons formelles : actuellement, tout texte portant sur des dispositions relatives à des juridictions est renvoyé à la commission des Lois. On peut pourtant s’interroger – et la Conférence des présidents a été interpellée en ce sens – sur la pertinence de ce critère qui conduit à ce que la forme prime le fond. Il conviendrait sûrement d’envisager, à l’occasion d’une révision du Règlement de l’Assemblée, d’en modifier certaines dispositions dans le sens d’une meilleure adéquation des saisines avec le fond des textes examinés.

Après l’intervention de votre Rapporteur, M. Charles de Courson a considéré que le projet de loi soumis à l’avis de la commission constituait une avancée dans le sens du respect des stipulations de la Convention européenne des droits de l’homme. Il conviendrait d’ailleurs de s’interroger sur la situation de l’ensemble des juridictions au regard de ces stipulations.

Il a ajouté que le texte rendait impossible la remise des amendes infligées au comptable par le Ministre chargé de l’économie. Cependant, les mises en débet des comptables peuvent toujours faire l’objet de remises et les Ministres successifs usent et abusent de ce pouvoir afin de ne pas créer de difficultés avec les fonctionnaires placés sous leur autorité. Il y a trop de laxisme car une infime partie des débets reste à la charge des comptables. Ce pouvoir ministériel apparaît comme une survivance de la justice retenue qui caractérisait l’Ancien Régime.

M. Yves Censi a souhaité rappeler que, contrairement à l’interprétation qui prévaut selon laquelle ce sont les comptes qui sont jugés, ce sont bien les comptables qui sont jugés et personnellement condamnés.

M. Charles de Courson a considéré qu’en effet la notion de jugement des comptes et non des comptables relevait de la tradition universitaire française, mais ne correspondait pas à la réalité : on juge bien les comptables à travers leurs comptes et les jugements sont adressés personnellement à chaque comptable considéré.

Votre Rapporteur a rappelé que le projet de loi avait pour seul objet d’adapter les procédures des juridictions financières. Il a estimé que l’importance des remises de débets pouvait notamment s’expliquer par le fait que, si les comptables patents sont assurés pour leur responsabilité personnelle, ce n’est pas le cas des comptables de fait.

La Commission a examiné un amendement présenté par M. Charles de Courson ayant pour objet de supprimer la reconnaissance d’utilité publique des dépenses ayant donné lieu à gestion de fait par l’organe délibérant, en lui substituant une procédure de recueil de son avis.

M. Charles de Courson a expliqué que la procédure actuelle présentait plusieurs inconvénients : elle est lente, l’éventuelle reconnaissance d’utilité publique par l’organe délibérant ne lie pas le juge, l’éventuelle non-reconnaissance d’utilité publique peut s’expliquer par des motifs politiques qui ne lient pas non plus le juge, et enfin, l’ordonnateur, s’il est mis en cause, peut s’abstenir de saisir l’assemblée délibérante.

La procédure proposée tend à recueillir un simple avis de l’assemblée délibérante dans le délai pertinent de trois mois. En l’absence d’avis, la chambre régionale des comptes demeure juge du caractère d’utilité publique des dépenses en cause.

Votre Rapporteur, tout en estimant que le recueil de l’avis de l’assemblée délibérante demeurait nécessaire, s’est déclaré favorable à l’amendement, sous réserve d’une correction formelle.

M. Charles de Courson a insisté sur la nécessité de mettre en conformité avec la Convention européenne des droits de l’homme les procédures de toutes les juridictions.

M. Richard Dell’Agnola a considéré qu’une amélioration des droits de la défense pourrait également intervenir utilement au sein de la commission de contrôle des comptes de campagne.

M. Pierre Morel-A-L’Huissier a estimé qu’en ce qui concerne le Conseil d’État, celui-ci appliquait les règles procédurales stipulées par la Convention européenne des droits de l’homme.

M. Charles de Courson a observé qu’il pourrait améliorer encore les possibilités de communication des pièces de l’instance.

La Commission a adopté cet amendement ainsi rectifié (amendement n° 28).

Elle a ensuite émis, suivant en cela la préconisation de votre Rapporteur, un avis favorable à l’adoption du projet de loi.

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AMENDEMENT ADOPTÉ PAR LA COMMISSION

Article additionnel après l’article 16

Amendement n° 28 présenté par M. Thierry Carcenac, Rapporteur pour avis, et M. Charles de Courson

Après l’article 16, insérer l’article suivant :

I.– Dans le même code, est rétabli un article L. 231-4 ainsi rédigé :

« Les personnes déclarées comptables de fait rendent en deux exemplaires leurs comptes et les pièces justificatives à la chambre régionale des comptes qui transmet un exemplaire à l'ordonnateur de la collectivité concernée. 

« L'ordonnateur en informe l’organe délibérant qui fait connaître ses observations éventuelles à la chambre régionale des comptes dans le délai de trois mois, en joignant le compte rendu de ses débats.

« La chambre régionale des comptes peut juger les comptes des personnes qu’elle a déclarées comptables de fait à l’expiration du délai fixé à l’alinéa précédent. »

II.– L’article L. 1612-19-1 du code général des collectivités territoriales est abrogé.

© Assemblée nationale

1 () Avis de M. Jérôme Chartier au nom de la commission des Finances, n° 3078 (XIIe législature), au titre des travaux préparatoires à l’adoption de la loi n° 2006-769 du 1er juillet 2006 portant dispositions statutaires applicables aux membres de la Cour des comptes.

2 () D’autant plus relative d’ailleurs que l’urgence n’a pas été déclarée par le Gouvernement sur ce projet de loi.

3 () Rapport spécial Conseil et contrôle de l’État sur le projet de loi de finances pour 2008, n° 276, annexe 6.

4 () En vertu de l’article L. 252-4 du code des juridictions financières, les CRC n’interviennent pas pour les communes ou EPCI de moins de 3 500 habitants dont le montant annuel des recettes est inférieur à 750 000 euros, leurs comptes faisant l’objet d’un apurement administratif par les comptables supérieurs du Trésor (trésoriers payeurs généraux).

5 () C’est en l’espèce le Conseil d’État qui est juge de cassation des arrêts de la Cour des comptes, regardée comme une juridiction administrative spécialisée.

6 () Titre d’une étude des professeurs Michel Lascombe et Xavier Vandendriessche, in AJDA, 2 avril 2007.

7 () Cf. notamment l’analyse développée par Jean-Philippe Vachia in « La Cour des comptes : une nouvelle approche des comptes », Revue française de finances publiques n° 100, novembre 2007, pp. 239-250.

8 () CE Ass., 6 avril 2001, SA Razel Frères et M. Le Leuch. La loi n° 2001-1248 du 21 décembre 2001 a, avec une belle réactivité, inscrit dans le code des juridictions financières le principe de l’audience publique et de l’absence de participation du rapporteur au délibéré pour la gestion de fait et tous les prononcés d’amendes.

9 () Article cité, p. 246.

10 () CE Ass., 23 février 2000, Société Labor Métal et autres.

11 () Étude précitée, AJDA 2007, p. 668.

12 () CE, 30 décembre 2003, Mme Richard, M. Beausoleil.

13 () Deux arrêts du CE, 30 mai 2007 : M. Garnier et M. Javelot.

14 () Joël Andriantsimbazovina, « L’européanisation forcée de l’organisation et du fonctionnement des juridictions des comptes et des juridictions administratives : la méthode en question. À propos de l’arrêt Martinie c/ France », La semaine juridique − Édition administrations et collectivités territoriales, n° 24, 12 juin 2006, pp. 799-802.

15 () En vertu de cette théorie selon laquelle le juge ne doit pas seulement être impartial, mais paraître tel, la présence du commissaire du gouvernement au délibéré, en particulier, jette le soupçon sur l’équilibre des armes dans la procédure.

16 () Article cité, p. 672.

17 () Instruction n° 610 du 16 mai 2006 sur les procédures relatives aux décisions juridictionnelles de la Cour.

18 () Instruction n° 06-050-B-M0-O du 9 octobre 2006, Conséquences de l’arrêt de la Cour européenne des droits de l’homme Martinie c/ France du 12 avril 2006.

19 () La tentation hexagonale. La souveraineté à l’épreuve de la mondialisation, Fayard, 1996.

20 () Procureur général près la Cour des comptes, Premier avocat général et avocats généraux à ladite Cour, commissaire du gouvernement près les chambres régionales et territoriales des comptes. Voir Rémi Frentz, « Le ministère public financier à la croisée des chemins », in Revue française de finances publiques, n° 101, mars 2008, pp. 273-298.

21 () Loi n° 63-156 du 23 février 1963.

22 () Décision n° 2001-448 DC, considérant 106.

23 () Même décision, considérant 107.

24 () « Vers une responsabilité pour faute devant les juridictions financières », pp. 259-267.

25 () « De la nécessité de maintenir un contrôle juridictionnel en système lolfique », pp. 251-257.