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Commission des affaires étrangères

Mardi 1er décembre 2015

Séance de 17 heures

Compte rendu n° 24

Présidence de Mme Valérie Fourneyron, secrétaire, de Mme Danielle Auroi, présidente de la commission des affaires européennes et de Mme Marie-Françoise Bechtel, vice-présidente de la commission des lois constitutionnelles, de la législation et de l’administration générale de la République

– Audition, ouverte à la presse et conjointe avec la commission des lois et la commission des affaires européennes, de M. Dimítris Avramópoulos, commissaire européen chargé de la Migration, des Affaires intérieures et de la Citoyenneté.. 2

Audition, ouverte à la presse et conjointe avec la commission des lois et la commission des affaires européennes, de M. Dimítris Avramópoulos, commissaire européen chargé de la Migration, des Affaires intérieures et de la Citoyenneté.

La séance est ouverte à dix-sept heures.

Mme Danielle Auroi, présidente de la commission des Affaires européennes. Je vous remercie, monsieur le commissaire, d’avoir accepté de rencontrer les commissions des affaires européennes, des affaires étrangères et des lois de l’Assemblée nationale à un moment crucial, après les dramatiques attentats de Paris, alors même que les questions de sécurité et la crise migratoire nous préoccupent depuis longtemps déjà. L’Union européenne traverse une période déterminante. Rappelons le défi de sécurité et de solidarité auquel nous faisons face : nous avons un devoir de solidarité à l’égard des personnes les plus vulnérables que sont les réfugiés, mais aussi entre États membres, qu’il s’agisse de l’accueil des réfugiés et de leur juste répartition entre États ou des questions de sécurité que peut poser leur circulation dans l’Union.

La situation actuelle exige plus d’Europe – à condition que cette Europe soit assez généreuse et assez claire. Pour être efficaces ensemble au service des citoyens, les États membres doivent partager davantage leur souveraineté, car les réponses nationales sont parfois contradictoires et souvent inefficaces. En effet, la question d’une répartition juste et équitable des réfugiés en Europe se pose aujourd’hui avec plus d’acuité que jamais. La France avait annoncé ce qu’elle entendait faire, conformément à la proposition du président Juncker – qui conserve tout son sens ; elle ne peut cependant agir seule. Nous ne saurions nous résoudre à constater ce que font la France ou la Belgique, d’une part, et, d’autre part, les positions de certains États, la Hongrie, par exemple, qui encouragent des réflexes dangereux, voire mortifères, pour tous.

La Commission des affaires européennes s’interroge depuis longtemps sur la manière d’améliorer la gestion des frontières de l’Union, même si nous sommes bien conscients qu’il n’est pas question d’édifier une forteresse, car nous savons depuis la guerre de Troie que les forteresses n’ont jamais protégé ceux qu’elles abritent. Il nous semble, en revanche, primordial de créer un corps de garde-frontières européens et de renforcer les moyens de l’agence Frontex. La Commission européenne s’empare-t-elle de ces propositions ? De même, les membres de la commission des libertés civiles, de la justice et des affaires intérieures du Parlement européen ont récemment proposé un mécanisme visant à ce que Frontex traite les plaintes individuelles relatives à des violations des droits fondamentaux des migrants et des demandeurs d’asile. Ils ont souligné la nécessité d’améliorer la protection des mineurs non accompagnés et des femmes victimes de violences. Êtes-vous favorable, monsieur le commissaire, à ce que Frontex se dote d’un officier des droits fondamentaux pour veiller au respect de la dignité des migrants, comme le propose la commission libertés civiles du Parlement européen ?

J’en viens à l’état de nos discussions avec la Turquie. Les décisions prises dimanche aideront ce pays à mieux accueillir les migrants qui fuient la guerre, le chaos et les massacres – massacres qui, hélas ! ont aussi frappé Paris. Quelles sont les règles européennes communes en matière d’asile qui peuvent nous permettre de réagir à la situation actuelle et d’exiger de la Turquie qu’elle clarifie ses engagements à l’égard de l’Union ?

Le président Juncker a demandé voici quelques temps déjà que les nouveaux arrivants puissent rapidement trouver un travail pour mieux s’intégrer. Cette proposition a été rejetée. Pourra-t-elle être reprise ou la Commission européenne l’a-t-elle abandonnée ?

Ensuite, comment renforcer l’accueil que l’Union européenne réserve aux immigrants réguliers et comment les valoriser davantage, car, ne l’oublions pas, ces immigrants continuent d’arriver. Quelles sont les conclusions du sommet euro-africain de La Vallette ? Alors que la COP21 vient d’entamer ses travaux, les pays africains attendent des actes positifs de la part de l’Union européenne pour qu’ils puissent exister sur leurs territoires. Qu’en est-il de notre politique d’aide au développement que l’Union européenne, nous semble-t-il, a sacrifiée ces dernières années ?

Enfin, le ministre luxembourgeois de la sécurité intérieure a récemment déploré la faiblesse des échanges d’informations concernant les terroristes entre les États européens. Comment les rendre plus opérationnels ? M. Cazeneuve a déjà dû évoquer plusieurs fois ce sujet avec vous.

Reste la question sensible d’une révision ciblée du code des frontières de Schengen. Où en est la Commission sur ce point et quelles seront les missions du futur centre européen de lutte antiterroriste d’Europol ?

Mme Marie-Françoise Bechtel, vice-présidente de la commission des Lois. Les États nationaux comme la Commission européenne font aujourd’hui face à une accumulation de problèmes sans précédent depuis la deuxième guerre mondiale en matière de migrations et, surtout, de sécurité. Précisons d’emblée que les deux questions ne se confondent pas, même si le terrorisme peut constituer un point d’intersection entre elles : dans tous les États membres et en France en particulier, les problèmes de migrations sont distincts des problèmes de sécurité. Les uns et les autres, cependant, suscitent de profondes interrogations sur l’avenir de la construction européenne au regard de la manière dont elle a été pratiquée jusqu’ici.

Je ne suis pas de ceux et celles, madame Auroi, qui pensent que tout peut être résolu par un surcroît d’Europe. À force de répéter depuis vingt ans que l’Europe peut tout résoudre, l’Europe ne résout pas les problèmes réels – et non hors-sol – auxquels se heurtent nos pays. Votre intervention, monsieur le commissaire, vous permettra sans doute de répondre à ces problèmes objectifs – je ne parle pas d’angoisses existentielles – qui doivent être abordés avec le plus grand sérieux.

La première question qui se pose à nous est celle de l’accueil concret des migrants et, parmi eux, des réfugiés. Je me contenterai, à cet égard, d’évoquer la négociation entre l’Europe et la Turquie, que le sommet de dimanche a mise en lumière. En échange des 3 milliards d’euros qui seraient accordés – selon quel calendrier ? – à la Turquie, quels engagements considéreriez-vous qu’elle devrait impérativement prendre ? Je pense naturellement à l’application des accords de réadmission et au renforcement de la lutte contre les filières de passeurs, qui sont les grands pourvoyeurs de migrants auxquels ils imposent des conditions épouvantables.

Autre question : Schengen. Faites-vous vôtres les mots du président de la Commission qui a récemment déclaré devant le Parlement européen que le système de Schengen était « partiellement comateux » ? Certes, ces propos ne sont guère encourageants mais les brèches ouvertes dans Schengen sont telles qu’il est impossible de ne pas les voir et, du même coup, de ne pas se demander comment y réagir. Croyez-vous, monsieur le commissaire, à une renégociation a minima de l’accord de Schengen, et dans quel sens ? Pensez-vous qu’une telle renégociation ouvrirait la voie à des demandes reconventionnelles portant éventuellement sur d’autres traités européens, ce que certains envisageront avec angoisse et d’autres, dont je suis, avec davantage d’optimisme ?

Je m’interroge également sur les moyens juridiques de Frontex. Cette agence n’a, en effet, pas de pouvoirs propres ; elle n’a qu’un pouvoir de coordination concernant le renvoi des migrants. Le renforcement des pouvoirs juridiques de Frontex vous semble-t-il pertinent ou pensez-vous que la seule augmentation de ses moyens suffirait ?

Enfin, les attentats du 13 novembre ont mis en lumière les lacunes importantes qui existent en termes de coordination des services de renseignement. Croyez-vous à la proposition de la Commission de créer une agence européenne du renseignement ? Une telle structure serait sans doute utile mais, compte tenu du temps nécessaire à sa création, comment améliorer la fluidité des connexions qui existent entre les services de renseignement des pays les plus concernés par le passage de terroristes, qu’ils soient apprentis ou confirmés ? La conclusion d’accords bilatéraux – entre la Belgique et la France, par exemple – ne permettrait-elle pas d’anticiper de réels besoins en la matière ?

Mme Valérie Fourneyon, secrétaire de la commission des Affaires étrangères. Je vous prie, avant toute chose, d’excuser l’absence de Mme Guigou, présidente de notre commission, qui participe actuellement avec le Premier ministre à un point de situation suite aux attentats du 13 novembre.

Le sommet entre l’Union européenne et la Turquie de dimanche dernier s’est soldé par l’approbation d’un plan d’action visant à apporter une aide supplémentaire aux réfugiés présents dans ce pays, à mieux contrôler les frontières et à accélérer le retour des migrants économiques. Quelles sont, monsieur le commissaire, les modalités de financement des 3 milliards d’euros alloués à l’assistance aux réfugiés se trouvant en Turquie ? Comment veillerons-nous à ce que ce financement se traduise de manière adéquate par des mesures concrètes sur le terrain ?

Par ailleurs, les tensions actuelles entre la Turquie et la Russie sont-elles susceptibles d’affecter la gestion des flux de réfugiés et, le cas échéant, comment envisagez-vous d’y réagir ?

S’agissant des mesures prévues pour renforcer la solidarité entre les États membres de l’Union et le contrôle de ses frontières extérieures, pouvez-vous nous préciser ce qu’il en est des programmes de relocalisation et de la mise en place des hot spots ?

Enfin, pour renforcer la lutte antiterroriste au sein de l’Union, vous vous êtes prononcé, monsieur le commissaire, en faveur de la création d’une agence européenne du renseignement. Quels sont les contours de cette proposition et quel accueil lui a été réservé ?

M. Dimitris Avramopoulos, commissaire européen à la Migration et aux Affaires intérieures. Je suis très heureux, Mesdames les présidentes, de cette invitation qui me permet, devant une assemblée de responsables politiques – j’en suis moi-même un depuis une vingtaine d’années, d’où mon plaisir d’être parmi vous, non seulement de rafraîchir mon français quelque peu rouillé, même si je devrai pour des raisons terminologiques me résoudre à répondre aux questions des intervenants en anglais, mais aussi de m’adresser aux représentants de trois commissions très importantes de l’Assemblée nationale.

Voilà plus de quinze jours, la France subissait l’inacceptable. Les attaques terroristes perpétrées à Paris ont déclenché une vague d’émotion et des manifestations de solidarité en Europe et au-delà. Elles ont confirmé un renversement des perspectives et des priorités. Le défi migratoire que présente l’arrivée massive de réfugiés et les attaques portées contre notre sécurité par les attentats terroristes répétés depuis le début de l’année occupent désormais le haut de l’échelle des priorités, avant même les questions économiques. Pour faire face à ces événements, l’Union européenne est solidaire de ses États membres et déterminée à agir à leurs côtés. Dans ces moments très difficiles, je vous assure que la Commission est solidaire du peuple français et prête à proposer les mesures qui s’imposent.

Je me félicite des décisions prises par les États membres lors du Conseil « Justice et affaires intérieures » extraordinaire qui s’est tenu le 20 novembre. Pour la plupart inspirées par la France, ces décisions illustrent la détermination des États membres à mettre rapidement en œuvre les mesures proposées dans le cadre de l’agenda européen sur la sécurité par la Commission européenne en avril.

En matière de lutte contre le trafic d’armes à feu, tout d’abord, nous soutenons le plan d’action adopté par la France juste avant les attaques et y avons donné suite au niveau européen. Le 18 novembre, en effet, la Commission a proposé une législation concernant l’acquisition et la détention d’armes et adopté un règlement sur la désactivation des armes à feu. Nous présenterons dès demain un plan d’action contre les trafics et l’utilisation illicite d’armes à feu et d’explosifs. Nous devons agir, y compris en nouant une coopération opérationnelle avec certains pays voisins qui ne sont pas membres de l’Union et d’où proviennent certaines armes. Nous devons lutter contre le commerce en ligne et agir avec l’aide d’Europol et d’Interpol.

Être opérationnels ne signifie pas qu’il faut renoncer à adopter une législation européenne là où elle est nécessaire. Dès demain, nous proposerons un nouvel instrument juridique de lutte contre le terrorisme. L’objectif est d’établir des règles uniformes dans l’ensemble de l’Union afin de criminaliser les actes liés au terrorisme, y compris les déplacements à des fins terroristes, l’entraînement et le financement du terrorisme.

Nous ne saurions cependant nous cantonner à l’adoption de mesures répressives. Nous ne lutterons efficacement contre le terrorisme qu’en nous attaquant aux causes profondes de la radicalisation et en empêchant que de jeunes Européens succombent à l’idéologie mortifère de Daech. Le centre d’excellence du réseau de sensibilisation à la radicalisation est opérationnel depuis le 1er octobre. Il vise à permettre aux experts et aux praticiens de coopérer et d’échanger des informations et des bonnes pratiques, notamment dans le domaine de la prévention de la radicalisation. Nous lancerons jeudi prochain un forum en ligne avec les grandes entreprises d’internet – Google, Twitter et d’autres. Nous voulons discuter et agir ensemble, dans le cadre d’un partenariat public-privé, afin d’éliminer les contenus en ligne qui incitent au terrorisme.

Par ailleurs, nous sommes déterminés à améliorer le partage d’informations à l’échelle européenne. L’échange d’informations est souvent considéré comme le talon d’Achille de la politique européenne de sécurité, comme l’a rappelé hier le Président de la République à juste titre. Je rappelle que des outils d’échange d’informations comme le système d’information de Schengen et les bases de données d’Europol existent déjà. Ils doivent être systématiquement utilisés. De même, j’ai bon espoir d’aboutir rapidement à un accord équilibré avec le Parlement européen et avec les États membres à propos de notre proposition concernant les données relatives aux passagers aériens – le fameux Passenger name record, ou PNR européen.

Sur le plan opérationnel, le centre européen de lutte contre le terrorisme sera lancé le 1er janvier 2016 et fera partie d’Europol. Il optimisera l’usage des instruments relatifs aux bases de données existantes afin de soutenir les services compétents des États membres.

Le renforcement des contrôles aux frontières extérieures de l’Union, réclamé par la France, est une nécessité. Nous examinons la possibilité de renforcer le Code Schengen afin d’introduire des contrôles systématiques, y compris pour les citoyens européens lorsqu’ils rentrent dans l’espace Schengen.

La menace terroriste est élevée en France mais aussi ailleurs en Europe. Ne confondons cependant pas tout. Les attentats de Paris, mesdames et messieurs les députés, ont immédiatement relancé le débat sur l’accueil des réfugiés dans plusieurs pays ; je ne peux l’accepter. N’oublions pas la réalité : l’Europe est considérée comme un lieu de protection, un refuge pour ceux qui fuient les persécutions et le terrorisme de Daech. Les réfugiés ne sont pas les auteurs des atrocités de Paris ; ils en sont souvent les premières victimes. Gardons cela à l’esprit et ne remettons pas en cause la protection dont ils doivent bénéficier, même si cela nous vaut des défis. Depuis le début de l’année, plus de 800 000 personnes ont demandé l’asile en Europe. Nous sommes face à une situation d’une ampleur exceptionnelle qui ne se limite pas à un ou à quelques pays, mais qui nous concerne tous.

La politique migratoire que la Commission a présentée dans le cadre de l’agenda européen en matière de migration, qui est en cours d’application, vise à mettre au point des solutions européennes fondées sur davantage de coopération, de solidarité et de responsabilité. C’est la priorité de la Commission.

Ces dernières semaines, l’application de nos décisions communes a progressé, mais ces progrès sont encore insuffisants. Les équipes d’appui à la gestion des flux migratoires qui travaillent dans les hot spots situés en Grèce et en Italie doivent être considérablement renforcés – en Grèce surtout. Les premiers transferts réalisés dans le cadre du programme de relocalisation sont un premier pas encourageant, mais la réponse apportée par certains États membres m’a déçu. La France a contribué à cet effort mais n’a jusqu’à présent accueilli que 160 personnes relocalisées ; il est urgent de passer à la vitesse supérieure.

Je demeure convaincu du bien-fondé et de la pertinence du mécanisme de relocalisation des réfugiés et de l’approche par des hot spots. Ces dispositifs peuvent renforcer la sécurité de l’Europe. Leur mise en œuvre complète et rapide est essentielle pour distinguer entre les personnes qui peuvent bénéficier de notre accueil et celles qui n’y ont pas droit ou, pire, celles qui présentent des risques et qui doivent être identifiées sans tarder. L’efficacité de notre politique migratoire dépend des efforts consentis par l’ensemble des États membres et des institutions européennes, ainsi que du renforcement de nos partenariats avec les pays tiers, en particulier la Turquie et les Balkans occidentaux. Suite à la conférence du 25 octobre avec les pays des Balkans et au sommet entre l’Union et la Turquie, qui s’est tenu dimanche à Bruxelles, l’Union a renoué un dialogue de haut niveau avec ces pays et travaille désormais à la mise en œuvre des mesures qui ont été décidées.

Il faut néanmoins voir plus loin et établir un système assez robuste pour résister à l’épreuve du temps. Cette approche est au cœur de l’agenda européen en matière de migration et de nos initiatives à venir. Il va de soi qu’une Europe dont les frontières intérieures ne sont pas contrôlées n’est viable que si ses frontières extérieures sont sûres. La Commission présentera bientôt des propositions visant à renforcer le mandat de Frontex et à progresser dans le sens de la création d’un corps de garde-frontières européens. Les frontières extérieures de l’Union européenne ne sont pas du seul ressort de l’État membre concerné ; elles sont des frontières communes, dont nous devons tirer les conséquences en matière de responsabilité partagée. En outre, le système de Dublin tel qu’il existe actuellement n’est ni équitable ni opérationnel à long terme. La Commission proposera une réforme de ce règlement en mars 2016.

Ne nous laissons pas tenter par le discours démagogique et facile qui prône le repli sur soi. Une politique migratoire efficace et globale est nécessaire. C’est pourquoi la Commission est déterminée à réaliser des progrès décisifs sur tous les fronts, qu’il s’agisse de la lutte contre l’immigration irrégulière, de l’asile ou de l’immigration légale, et ce dans les pays d’origine mais aussi dans les pays de transit et de destination. À titre personnel, je suis convaincu qu’en matière de migration comme en matière de sécurité, notre aptitude à surmonter les crises actuelles dépendra de notre capacité à collaborer davantage pour mettre en œuvre des solutions communes. Je compte sur votre contribution à la construction de politiques qui reflètent une Europe unie autour de ses valeurs.

Mme Sandrine Mazetier. La Commission Juncker a fait du traitement des questions migratoires l’un de ses principaux engagements – et, de ce point de vue, elle se démarque des précédents mandats. M. Juncker a, en quelque sorte, anticipé les graves difficultés auxquelles nous sommes aujourd’hui confrontés.

Le président néerlandais de l’Eurogroupe, M. Dijsselbloem, a récemment prôné, dans une déclaration stupéfiante, la création d’un mini-espace Schengen à cinq États. Pouvez-vous nous affirmer, monsieur le commissaire, que cette idée n’est aucunement à l’ordre du jour de la Commission ?

Vous l’avez indiqué vous-même, les accords de Dublin sont inéquitables et intenables. Ils anticipent certes un constat de carence en permettant de suspendre la procédure de renvoi d’un demandeur d’asile dans le pays par lequel il est entré dans l’Union, mais le blocage demeure réel. Est-il possible d’accélérer le calendrier de réexamen de ces accords que vous nous annoncez ? Autrement, ne courra-t-on pas le risque qu’ils soient aussi menacés que le sont en ce moment les accords de Schengen ?

Je constate que les moyens consacrés à l’opération Triton sont environ trois fois inférieurs à ceux que l’Italie consacrait à son opération Mare Nostrum. Ne faut-il pas les augmenter ?

Enfin, s’il est parfaitement légitime d’évoquer la question des réfugiés, la Commission ne pourrait-elle pas également s’exprimer avec fermeté sur les mauvais traitements que subissent certains de nos concitoyens européens qui appartiennent à des minorités – je pense aux roms ?

M. Thierry Mariani. Il ne s’agit pas, monsieur le commissaire, de tenir des discours démagogiques ni de mettre en cause la protection à laquelle les réfugiés ont droit, mais de faire le constat de la réalité – que je fais aussi en qualité de président de la commission des migrations de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe. Nos concitoyens font le constat de la faiblesse et de l’inefficacité de l’Union européenne, qui ne sait plus protéger ses frontières. Les mesures s’empilent mais ne produisent guère de résultats. Vous l’avez dit, 800 000 personnes sont entrées dans l’Union depuis le début de l’année. Le Conseil de l’Europe prévoit qu’elles seront 1,5 million l’an prochain.

Que comptons-nous donc faire concrètement pour protéger nos frontières ? Je ne sais quel était le mot-clé de la dernière campagne européenne en Grèce ; en France, il ne s’agissait ni de la paix ni de la croissance, mais du mot « protection ». Quelle faillite de communication ! Plus personne ne peut croire que l’Europe nous protège alors qu’elle n’est pas capable de protéger ses frontières contre l’arrivée pacifique de migrants. Au-delà des mécanismes de répartition et des hot spots, quelles mesures concrètes envisageons-nous de prendre pour éviter de nous retrouver l’année prochaine dans la même salle en constatant que 1,5 million de personnes auront franchi nos frontières ? Comment pouvez-vous, monsieur le commissaire, nous assurer que ce nombre ne dépassera pas 800 000 personnes ?

Par ailleurs, nous sommes nombreux à garder un goût amer du sommet entre l’Union européenne et la Turquie qui s’est déroulé cette fin de semaine, car nous semblons soumis au chantage de ce pays. Comment veiller à ce que les sommes accordées à la Turquie contribuent à l’efficacité de son action ? De quels moyens concrets disposera-t-on pour vérifier l’application de ses engagements ?

Mme Marietta Karamanli. J’ai été choquée par le refus de faire preuve de solidarité et de responsabilité face à la crise migratoire qu’ont exprimé certains parlementaires lors de la réunion de la Conférence des organes spécialisés dans les affaires communautaires, la COSAC, qui s’est tenue hier. La Commission compte-t-elle prendre à l’égard des pays qu’ils représentent des mesures « donnant-donnant » afin que chacun participe à la résolution de cette crise ?

Par ailleurs, dans quels délais et selon quelles modalités le corps de garde-frontières européens dont nous avons proposé la création pourra-t-il voir le jour ?

Enfin, il a été décidé de créer plusieurs hot spots en Grèce et en Italie. Leur ouverture était annoncée pour la fin novembre ; nous sommes le 1er décembre et tous ne sont pas encore opérationnels. Comment allez-vous accélérer leur mise en place ? Ne faut-il pas envisager de créer des hot spots à l’extérieur de nos frontières, en Turquie par exemple ? L’aide de 3 milliards d’euros qui vient d’être accordée à ce pays pourrait y contribuer. Nous éviterions ainsi bien des noyades en Méditerranée.

M. Jacques Myard. Nous ne vous mentirons pas, monsieur le commissaire, notre malaise est profond. Personne ne songe naturellement à remettre en cause la Convention de Genève, mais la question des flux migratoires dépasse largement ce seul cadre. Je me trouvais en Arabie saoudite et en Jordanie lorsque Mme Merkel a annoncé son souhait d’accueillir 800 000 personnes : la nouvelle de l’ouverture des frontières s’est répandue comme une traînée de poudre via les téléphones portables de tout le Proche-Orient. M. Mariani a rappelé une évidence : nous ne pouvons pas accueillir tous ces réfugiés – et nous en sommes désolés.

De ce point de vue, vous ne tirez pas les conséquences d’une utopie dont le nom est Schengen. Le service d’information de Schengen et le mécanisme de coopération entre les États sont certes utiles, mais il est utopique de croire que l’on pourra établir un cordon sanitaire qui protègera les contours de l’Union européenne tout en abolissant les frontières intérieures. Ce n’est plus possible ! Aucune muraille de Chine n’arrêtera les flux ! Ce n’est évidemment pas avec des garde-frontières européens que nous y ferons face. Il appartient à la Commission et aux États membres d’en tirer les conséquences.

Autre source de malaise : l’attitude de la Turquie, qui nous a manifestement pris en otage. C’est elle qui a activé la guerre en Syrie. La presse turque se fait clairement l’écho d’informations émanant du MIT, le service de renseignement turc, selon lesquelles ce pays aurait livré l’équivalent de deux mille camions d’armement aux insurgés ! Croyez-vous vraiment que la politique consistant à attiser ainsi un conflit interne soit intelligente ? Croyez-vous vraiment que la Turquie ne porte pas une part de responsabilité dans la situation ? C’est même elle qui a poussé dehors une partie des réfugiés qui arrivent en Europe ! Il faudra in fine en tirer les leçons et trouver une solution en Syrie. En toute franchise, je ne crois pas à l’accord que l’Union vient de conclure avec la Turquie, dont je crains qu’elle ne nous ait manipulés par son chantage. Le moment est venu de parler clair : la Turquie, qui est membre de l’OTAN et du Conseil de l’Europe, doit cesser de pratiquer cette politique d’apprenti sorcier. Entendez donc ce constat, monsieur le commissaire !

M. Joaquim Pueyo. Je serai sans doute plus nuancé que nos collègues, la question migratoire ne pouvant être gérée seulement au niveau national. Face à un phénomène important, l’Union européenne devra apporter une réponse pérenne et efficace. Au sein de la commission des affaires européennes, nous avons à plusieurs reprises demandé qu’on renforce l’agence Frontex sur les plans aussi bien juridique qu’humain et financier.

Une bonne décision a néanmoins été prise, même si l’on n’en voit pas concrètement les bénéfices : la création des hot spots. Les acteurs européens que sont Europol et Frontex participent-ils à la mise en place de ces centres ? Une solidarité financière est-elle prévue, ces points d’accueil ne se situant pour le moment qu’en Grèce et en Italie ?

On peut dire ce que l’on veut sur la Turquie mais l’accord qu’elle a signé avec l’UE est quand même important. Se croiser les bras et fermer toute négociation avec ce pays ne résoudra pas le problème des 2 millions de réfugiés qui s’y trouvent. Cet accord nous permet-il toutefois de distinguer entre ceux qui relèvent du droit d’asile et ceux qui devraient retourner rapidement dans leur pays d’origine ?

Enfin, pourrions-nous renforcer encore notre coopération pour lutter contre les passeurs qui se trouvent tout de même à l’origine de certaines formes de migration ? Nous sommes inquiets, en France, quand nous voyons que des terroristes ont réussi, avec de faux papiers, à venir aisément en Europe de l’Ouest.

M. Arnaud Richard. Européens et Turcs viennent de signer un accord prévoyant 3 milliards d’euros d’aides pour favoriser le maintien des réfugiés en Turquie. Jean-Claude Junker, en 2014, s’était engagé à ne signer aucune nouvelle adhésion pendant son mandat de cinq ans. S’agit-il toujours de la position de la Commission européenne ?

Face aux crises migratoires, il semble nécessaire d’élargir le mandat de l’Agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures des États membres de l’Union européenne, avec la création d’un corps européen de garde-frontières et de garde-côtes, et en particulier d’équipes d’intervention rapide aux frontières, en coopération avec l’État membre concerné. Il s’agit, en effet, du corollaire naturel du système Schengen. Des initiatives concrètes ont-elles été prises en ce sens depuis le Conseil européen des 15 et 16 octobre derniers, au cours duquel cette proposition a été évoquée ?

Le sommet de La Valette entre Européens et Africains a abouti à un accord qui, à notre sens, manque d’ambition. Le lancement d’un fonds d’aide à l’Afrique d’un montant de 1,8 milliard d’euros pour une meilleure gestion des flux migratoires en contrepartie de la coopération des États africains pour une meilleure réadmission de leurs migrants expulsés d’Europe reste insuffisant pour préparer l’avenir de la relation entre les deux continents. Si la population africaine, qui va doubler d’ici à 2050, ne peut être nourrie, formée, logée, guérie et employée, nous ne parviendrons pas à arrêter une vague migratoire qui sera d’une ampleur inédite. Comment la Commission européenne peut-elle soutenir le développement de l’Afrique et ainsi s’attaquer aux causes profondes des migrations ?

En ce qui concerne la Libye, comment répondre au défi migratoire alors même que nous n’avons pas d’interlocuteur unique : un gouvernement se trouve à Tripoli et un autre à Tobrouk ?

Enfin, alors que la conférence sur le climat s’ouvre à Paris, quelle politique publique la Commission européenne prône-t-elle pour éviter les déplacements liés aux changements climatiques qui entraîneront, d’ici à 2050, la migration, estime-t-on, de 250 millions de personnes ?

M. Jean-Paul Dupré. On annonce 800 000 demandes d’entrées en Europe de la part de migrants provenant du Proche et du Moyen-Orient. Mais comment l’Europe se prépare-t-elle – si elle s’y prépare – aux flux migratoires dont vient de parler M. Richard, annoncés par de nombreux spécialistes, et qui représenteront très certainement, chaque année, plusieurs millions d’Africains victimes de la dégradation des conditions climatiques et économiques. Serons-nous en mesure d’y faire face et dans quelles conditions ?

M. Michel Piron. Quelle est la première cause de ces migrations considérables ? C’est la guerre. Je rappelle qu’un million de réfugiés représentent 0,20 % de la population européenne. Dès lors, la question n’est-elle pas plutôt de savoir quelle doit être la répartition de ces réfugiés et en fonction de quels critères ? Que pensez-vous, monsieur le commissaire, de l’accord passé fin août, entre l’État fédéral allemand et les différents länder, chacun accueillant des réfugiés en fonction de sa population et de sa richesse ? Ce dispositif ne pourrait-il pas inspirer la politique européenne ?

Y a-t-il une politique européenne, non seulement méditerranéenne mais encore africaine, en matière de migrations économiques, et, si ce n’est pas le cas, ne pourrait-elle pas être mise à l’ordre du jour des travaux de la Commission européenne ?

Enfin, vous avez évoqué les systèmes d’échanges d’informations. Tout le monde convient que s’il y a en la matière délégation de souveraineté, il y a aussi abandon de souveraineté. Pouvez-vous nous indiquer quels États y sont favorables, ceux qui se montrent plutôt réservés et ceux qui se prononcent contre ? Cette géographie de l’état politique de l’Europe nous serait utile.

M. Christian Assaf. En faisant peser sur les États qui se trouvent en première ligne la double responsabilité de l’étanchéité des frontières extérieures de l’UE, d’une part, et du respect des obligations découlant des traités internationaux, notamment vis-à-vis des demandeurs d’asile, d’autre part, le dispositif de Schengen a montré sa fragilité face à des événements hors norme, faute, vraisemblablement, d’un mécanisme efficace de solidarité. La question est donc posée du maintien de Schengen en l’état. Quelles initiatives allez-vous prendre, concernant le renforcement du contrôle aux frontières extérieures de l’espace Schengen et selon quelles échéances ?

J’ai noté les résultats du sommet qui s’est tenu le 29 novembre entre l’UE et la Turquie. Pouvez-vous nous indiquer quelle est l’aide apportée par l’UE au Liban et à la Jordanie ? Des mesures nouvelles sont-elles envisagées en la matière ?

M. Jacques Bompard. Très nombreux sont les Français qui pensent que l’Union européenne est comptable d’un grand nombre d’échecs, en particulier en matière migratoire : affirmation de bons sentiments là où la raison s’impose, préférence étrangère plutôt que défense des nationaux et des Européens, fuite en avant pour les capitaux et écrasement des nations et des hommes. La France est victime d’un phénomène de grand remplacement, une immigration de masse bouleverse sa civilisation, sa géographie humaine, sa sécurité. Les Français se posent avec raison la question du rôle que joue Bruxelles dans ce phénomène. Ils se la posent d’autant plus justement que la France est parmi les premiers pays au monde en matière d’accueil des migrants et que l’immigration légale et illégale y est massive.

Mme Danielle Auroi. C’est faux !

M. Jacques Bompard. Prisonnier de l’espace Schengen, notre peuple subit les décisions irresponsables d’autres pays.

Le service d’action extérieure européen avait commencé à travailler en Libye, notamment dans la perspective d’une meilleure maîtrise des frontières. Quel est l’état de cette action après que le pays a été livré aux islamistes ?

Comptez-vous remettre en cause le protocole de Dublin qui encourage de fait l’immigration illégale sur le territoire européen ?

Alors que la pression des migrants sur nos frontières est de plus en plus importante – cela en devient cataclysmique –, le dispositif Frontex sera-t-il converti en instrument de défense de notre intégrité ?

Admettez-vous que les peuples refusent absolument le viol de leur souveraineté et de leur identité que permet l’approche globale des migrations, qui impose notamment des surcharges en matière de logement, de santé, d’éducation et de sécurité ?

Pour terminer, quid de l’accueil des migrants par les États milliardaires du Golfe ? Ils n’auraient pas de mer à traverser et, de ce fait, nous aurions moins de morts à déplorer.

Mme Marie-Françoise Bechtel. Je remarque qu’autour de la question des migrations reviennent régulièrement trois thèmes : la négociation avec la Turquie, l’espace Schengen et les accords de Dublin.

M. Dimitris Avramopoulos. Même si la langue française est plus expressive, je répondrai à vos questions en anglais. Je tiens tout de même à vous dire que j’ai été l’initiateur d’un département de la francophonie à Athènes. Et si j’ai abandonné la pratique du français pendant trente ans, cela revient petit à petit. Je vous promets que, la prochaine fois, je m’exprimerai entièrement en français. (M. Dimitris Avramopoulos poursuit en anglais.)

Je comprends tout à fait l’une de vos principales préoccupations : nous devons mieux gérer nos frontières, c’est incontestable, mais Frontex ne dispose pas des moyens nécessaires pour remplir pleinement ses missions. Quand j’étais ministre de la défense de la Grèce, je voyais que l’agence était positionnée sur le terrain, mais à l’époque le problème n’avait pas les mêmes dimensions qu’aujourd’hui. Il y a un an, l’Europe n’était pas préparée à affronter une question aussi complexe. Certains pays européens, comme la France, avaient certes une politique migratoire définie, mais la plupart envoyaient des migrants vers l’Australie, le Canada, les États-Unis. Or les pays du Sud de l’Europe, surtout, se sont retrouvés soudainement confrontés à un flux sans précédent de migrants – ces pays étaient certes pourvus des moyens de gérer certains problèmes mais pas de cette ampleur.

Environ 80 % des migrants qui passent par l’Italie sont des illégaux alors que 80 % de ceux qui passent par la Grèce sont des réfugiés, lesquels ont droit à une protection – tous les États membres de l’ONU s’y sont engagés. Les Américains ont été les premiers à déclarer que ce droit serait observé. En retour, ces personnes doivent respecter les lois européennes. La plupart de ceux qui sont arrivés, au début, refusaient qu’on prenne leurs empreintes digitales : il s’agissait de trafiquants qui ne voulaient pas être identifiés. En effet, aux termes des accords de Dublin – qui se sont malheureusement effondrés –, ils auraient dû rester dans le pays d’arrivée.

Nous avons donc cherché un système permettant de distinguer migrants illégaux et réfugiés politiques. C’est ainsi que nous avons créé les hot spots, points ou centre d’accès. Il y en a actuellement un à Lampedusa, un sur l’île de Lesbos et un troisième est en train d’être installé sur l’île de Leros. D’ici à la fin du mois, on en comptera sept : deux en Italie et cinq en Grèce. La mise en place de ces hot spots bénéficie du soutien d’Europol, d’Eurojust et de Frontex. Il faut établir une protection internationale pour ceux qui y ont droit, les autres doivent être renvoyés. Je me suis rendu au Pakistan, la semaine dernière, pour tâcher de convaincre les autorités de l’importance de coopérer et de respecter les accords signés avec l’Europe, ce qu’elles ont promis de faire. Nous allons d’ailleurs prochainement lancer une opération d’expulsion vers ce pays.

J’en viens à la Turquie. Le sommet évoqué par plusieurs d’entre vous s’est tenu il y a deux jours. Il s’est révélé très utile. Vous vous êtes montrés très francs en posant vos questions, je vais l’être également dans mes réponses. N’oubliez pas quel est mon pays d’origine – vous savez ce que je sous-entends. Eh bien, j’affirme que nous avons besoin de la Turquie. Si elle n’est pas avec nous, il n’y a aucun espoir de résoudre le problème. La Turquie doit respecter sa parole comme nous devons tenir la nôtre. Nous allons travailler la main dans la main. S’ils ne respectent pas les accords concernant les flux, alors tout le reste s’écroulera. Pour l’heure, les signes en provenance de la Turquie sont très positifs. Vous avez peut-être lu que, pour la première fois, 2 000 personnes sont arrivées dans les hot spots leur passeport dûment tamponné – les autorités turques peuvent donc très bien se conformer aux procédures.

Nous leur octroyons un financement de 3 milliards d’euros, dont 500 millions proviendront de la Commission, le reste étant pourvu par les États membres. Cette somme sera affectée à un fonds spécial dédié au traitement humanitaire du problème des réfugiés politiques. Comme on dit en anglais, c’est en mangeant le gâteau qu’on voit s’il est bon ; nous verrons donc bien comment les choses vont fonctionner.

Au cours de ces cinquante-cinq dernières années, la Turquie est demeurée au seuil d’une Europe inerte. L’objectif stratégique de la Turquie est de devenir un jour membre de l’Union européenne. Or, actuellement, le processus d’élargissement est ralenti, même si les portes restent ouvertes pour tous ceux qui aimeraient rejoindre la famille européenne. Seulement, vous l’aurez compris, il faut répondre à tous les critères que nous avons fixés. Donc nous verrons. Quoi qu’il en soit, j’y insiste, nous avons besoin de la Turquie comme elle a besoin de nous, non seulement pour faire face au problème migratoire mais également pour les questions de sécurité.

Vous m’avez également interrogé sur la coopération entre services. Au sein de la Commission, je suis chargé des migrations et de la sécurité. Or, au titre des affaires intérieures, les relations entre les États membres ne me satisfont pas pleinement – je ne suis pas l’homme le plus heureux du monde. Certains pays gardent, en effet, le meilleur de leurs renseignements pour eux. Nous sommes en France et je vais poser une question rhétorique : supposons que quelqu’un ait été enregistré dans l’île de Leros, qu’on ait pris ses empreintes digitales, puis qu’il débarque ici et commette des actes terroristes atroces. S’il avait existé une réelle coopération entre les sept États que l’individu en question aurait traversés, si les renseignements avaient été partagés, il aurait été intercepté plus tôt. Ce qui est prévisible est évitable. Or il n’y a pas de partage de renseignements.

Lorsque, spontanément, j’ai proposé la création, le plus rapidement possible, d’une agence de sécurité européenne, ce n’était pas forcément en phase avec la politique de la Commission, je puis vous l’assurer. Je me suis rendu compte que certains pays étaient tout à fait contre, d’autres favorables au contraire. L’Union européenne n’aura pas d’avenir si nous n’apportons pas de réponse plus européenne à ces questions. Je ne suis pas le seul dans cette salle à avoir manifesté lorsque j’étais étudiant. Déjà, je préconisais une Europe fédérale ; j’y croyais, j’y crois toujours. J’aime mon pays autant que vous aimez le vôtre, mais je reste convaincu que notre avenir ne peut être que commun. Ceux qui ont créé l’Europe voilà soixante ans avaient connu la tragédie de la seconde guerre mondiale et leur idée était d’en sortir, d’avancer en conjuguant nos forces. Ce rêve a malheureusement quelque peu disparu, soyons francs, et il faut le raviver en apportant aux défis actuels des réponses européennes.

Instituer un service fédéral d’information et de renseignement serait un pas dans la bonne direction. Si la confiance mutuelle en est une condition préalable, malheureusement, un certain nombre d’États membres ne se font pas confiance les uns les autres. Le travail de la Commission consiste donc à renforcer cette confiance et à donner aux États membres un cadre dans lequel ils pourront coopérer.

L’administration Junker est quelque peu différente de la précédente. Je ne suis pas en train de dire que nos prédécesseurs étaient vraiment mauvais mais il s’agit ici d’une commission « politique ». Ceux qui estiment qu’ils seront plus en sécurité derrière leurs frontières nationales se trompent : tout est mondialisé, rien ne se limite plus aux frontières nationales, qu’il s’agisse de l’immigration ou de la sécurité. Nous devons donc faire un pas en avant ensemble.

J’en viens à la question de l’espace Schengen. Soyons clairs, car de nombreuses rumeurs circulent et, à la lecture d’articles, je constate qu’un certain nombre d’hommes politiques remettent en question ce système. Or Schengen n’est pas le problème ; il fournit les outils nécessaires pour que les États membres, pourvu qu’ils s’en servent pleinement, puissent mieux protéger leurs frontières. Je le répète, nous sommes sur le point de renforcer le rôle de Schengen qui est la plus grande réussite de l’intégration européenne. Si cet espace s’écroule, nous en reviendrons aux politiques nationales. Certains pays pourront s’en sortir seuls mais d’autres reviendront à leurs vieilles rivalités, chose que nous ne devons pas permettre. J’y insiste : l’Europe ne peut pas revenir à ce qu’elle était auparavant.

Quand j’étais étudiant, j’ai décidé de voyager en Europe – peut-être vous souvenez-vous des billets interrail qui vous permettaient de vous balader partout pour 150 dollars. Lorsque je suis rentré chez moi, il a fallu que je renouvelle mon passeport parce qu’il était couvert de tampons. Aujourd’hui, tous les citoyens européens, quels qu’ils soient, peuvent se déplacer librement. Il s’agit d’une culture totalement différente. Imaginez-vous encore des contrôles aux frontières ? Ce serait une catastrophe. Il faut donc renforcer notre frontière extérieure, renforcer nos systèmes de sécurité. Voilà pourquoi nous avons décidé de faire un pas en avant concernant nos frontières terrestres et maritimes ; d’où ma proposition de mettre en place, à cette fin, le plus rapidement possible, un dispositif de formation dont je me réjouis que les Français l’aient soutenu.

Le renforcement de nos frontières ne signifie pas que nous voudrions construire une Europe forteresse. Ceux qui ont une bonne mémoire se souviendront, en effet, que l’Europe forteresse est une expression utilisée par ceux mêmes qui ont détruit l’Europe – vous savez à qui je pense et la France a lutté contre eux.

Je sais que vous n’êtes pas d’accord sur un certain nombre de points. Encore une fois, votre franchise appelle la mienne et je m’adresse ici à des politiques – et peut-être que certains d’entre vous un jour iront à Bruxelles.

M. Jacques Myard. Ah non !

M. Dimitris Avramopoulos. Pas le Bruxelles du passé, le Bruxelles nouveau. Comme vous, je suis contre la bureaucratie – j’ai été technocrate avant de me lancer en politique. Or, politique, je recherche des solutions politiques mais dans un esprit européen. Si nous cessons de penser de façon européenne, alors l’Europe n’a plus d’avenir. Nous nous battons pour l’idéal européen.

Je n’ai pas eu l’occasion encore de répondre sur les hot spots. Nous ne pouvons pas en installer à l’extérieur des frontières européennes. On peut, en revanche, dialoguer avec des pays tiers. En ce sens, le sommet de La Valette a été un succès : pour la première fois, se sont réunis des dirigeants européens et ceux des pays d’origine des migrants. On peut donc aider ces pays à mettre en place des centres de traitement pour juguler les flux. Nous en avons les moyens : l’Europe est l’un des grands bailleurs en matière de développement pour tous ces pays. Nous avons élaboré un plan d’action en dix points pour faire face au phénomène migratoire et vous devez savoir que la lutte contre les passeurs est, à nos yeux, d’autant plus importante que plusieurs réseaux sont mieux organisés et équipés que certains États. Nous sommes en guerre contre ces gens-là et je tiens à féliciter et à remercier la France qui nous a toujours aidés dans ce combat.

Je dois maintenant repartir pour Bruxelles – ville que vous adorez – et je tiens à vous remercier pour ce moment passé avec vous. J’espère que cette audition aura été utile, et c’est en tout cas avec plaisir que, si vous le souhaitez, je reviendrai dans votre belle ville et dans votre beau pays, qui a une place particulière dans mon cœur.

Mme Valérie Fourneyron. Merci beaucoup, monsieur le commissaire, de votre présence et de nous avoir rappelé combien les défis européens impliquaient une véritable conviction européenne. Vous avez souligné combien nous devions renforcer nos coopérations, en particulier en matière de sécurité. Nous vous remercions également pour la franchise de vos réponses sur la Turquie et sur l’ensemble des sujets abordés qui doivent former pour nous un défi commun.

La séance est levée à dix-huit heures quinze.

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Membres présents ou excusés

Commission des affaires étrangères

Réunion du mardi 1er décembre 2015 à 17 heures

Présents. - M. Jean-Marc Ayrault, M. Philippe Baumel, M. Jean-Luc Bleunven, M. Guy-Michel Chauveau, M. Édouard Courtial, Mme Seybah Dagoma, M. Michel Destot, M. Jean-Pierre Dufau, M. Jean-Paul Dupré, Mme Marie-Louise Fort, Mme Valérie Fourneyron, M. Jean-Claude Guibal, M. Patrick Lemasle, M. François Loncle, M. Thierry Mariani, M. Jean-René Marsac, M. Jean-Claude Mignon, M. Jacques Myard, Mme Marie-Line Reynaud, M. François Rochebloine, M. Boinali Said, M. Michel Terrot

Excusés. - Mme Nicole Ameline, M. Kader Arif, M. Alain Bocquet, Mme Cécile Duflot, M. Paul Giacobbi, Mme Estelle Grelier, Mme Chantal Guittet, Mme Françoise Imbert, M. Armand Jung, M. Pierre Lellouche, M. Bernard Lesterlin, M. Lionnel Luca, M. Axel Poniatowski, M. Jean-Luc Reitzer, Mme Odile Saugues, M. Michel Vauzelle