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Commission des affaires étrangères

Mercredi 23 mars 2016

Séance de 9 heures 45

Compte rendu n° 57

Présidence de Mme Elisabeth Guigou, Présidente, puis de M. Axel Poniatowski, vice-président

– Audition, ouverte à la presse, de M. Serge Michailof, chercheur associé à l’IRIS, sur la démographie, les migrations et l’aide au développement en Afrique 2

Audition, ouverte à la presse, de M. Serge Michailof, chercheur associé à l’IRIS, sur la démographie, les migrations et l’aide au développement en Afrique.

La séance est ouverte à neuf heures quarante-cinq.

Mme la présidente Élisabeth Guigou. Nous avons le plaisir d’accueillir ce matin, pour une audition ouverte à la presse, M. Serge Michailof, chercheur associé à l'Institut des relations internationales et stratégiques (IRIS), ancien directeur exécutif chargé des opérations de l’Agence française de développement (AFD), ancien directeur opérationnel et conseiller principal à la Banque mondiale, et auteur de plusieurs ouvrages que beaucoup d’entre nous ont lus.

Dans votre dernier ouvrage, Africanistan, vous appelez l’attention de la communauté internationale sur l’évolution que vous jugez très inquiétante de l’Afrique subsaharienne, en particulier de la région du Sahel. Cette dernière connaît une très forte croissance démographique : sa population, de 100 millions d’habitants aujourd’hui, devrait passer dans dix ans à 150 millions. Elle rassemble des États fragilisés, connaît une croissance économique insuffisante et subit des déstabilisations de nature diverse. Selon certaines hypothèses pessimistes, elle s’acheminerait vers une situation tout à fait catastrophique.

Vous insistez sur une question qui nous intéresse particulièrement : la pertinence de l’aide internationale dans ces régions, qui est en place depuis très longtemps et atteint des montants élevés. Nous savons que vous avez une analyse très critique des mécanismes d’aide au développement : la dispersion des aides et les orientations variables d’institutions comme la Banque mondiale rendent très difficile l’émergence d’une véritable stratégie. Vous soulignez encore que l’aide internationale reste souvent à l’écart des secteurs régalien et sécuritaire, pourtant très importants. Nous aimerions savoir de quelle manière, selon vous, nous pourrions augmenter l’efficacité de notre aide au développement, qu’elle soit bilatérale ou multilatérale.

Avant de vous donner la parole, monsieur Michailof, j’aimerais vous indiquer, chers collègues, que certains membres du bureau et moi-même nous rendrons à onze heures quinze à l’ambassade de Belgique pour manifester notre sympathie à l’égard du peuple belge et exprimer nos condoléances aux familles des victimes des attentats de Bruxelles. M. Axel Poniatowski me remplacera.

M. Serge Michailof, chercheur associé à l'Institut des relations internationales et stratégiques. Je vous remercie de votre invitation.

Nous nous focalisons sur le développement du terrorisme en Afrique à la suite des attentats de Nairobi, de Bamako, de Ouagadougou. Mais après tout, des attentats de ce type ont aussi frappé Paris et, hier, Bruxelles. Ce phénomène me paraît être le symptôme d’un problème plus grave. Le plus inquiétant, est en effet que quatre ans après le début de la crise malienne de 2012, malgré une aide multisectorielle à cette région dépassant 4 milliards de dollars par an, l’instabilité régionale ne fait que croître et qu’on ne voit pas très bien émerger une approche globale coordonnée permettant d’envisager une sortie de crise.

L’Afrique comporte plusieurs zones d’instabilité. Le cas le plus typique est le Nord-Est du Nigeria où sévit Boko Haram depuis une quinzaine d’années, alors même que le Nigeria est un pays très riche et puissant, doté d’un budget militaire colossal. Un autre pays riche et en voie de développement rapide comme le Kenya se trouve confronté à un problème analogue, avec les Shebabs dans la partie nord-est de son territoire. Pour comprendre ces phénomènes, l’analogie la plus éclairante est celle du cancer. Des métastases se développent dans ces zones. Quand elles prennent place dans un pays bien structuré, elles se résorbent comme dans un corps sain ; à l’inverse, quand elles s’insèrent dans un État mal organisé, elles se multiplient et se développent comme un cancer. Ces métastases, ce sont le terrorisme, la circulation des armes et de la drogue, la désorganisation de l’économie et, bien évidemment, l’émigration massive.

Je sais que le titre de mon dernier livre Africanistan a choqué certains d’entre vous – et je me tourne ici vers M. Loncle qui m’a adressé des reproches à ce sujet que je comprends. Le Sahel n’est certes pas l’Afghanistan ; mais la progression de l’insécurité dans cette région doit désormais tous nous interpeler. Le ministère des affaires étrangères déconseille les déplacements dans une partie importante de l’Afrique de l’Ouest. Les cartes montrent, en quelques années, une progression très rapide des zones rouges où il est formellement déconseillé de se rendre, tout comme il y a une douzaine d’années en Afghanistan où les zones « rouges » sans sécurité ont progressivement couvert l’intégralité du pays. Au Burkina, la frontière nord-est de ce pays, naguère considérée comme très stable, est désormais pratiquement interdite sur une profondeur de 50 à 100 km ce qui est tout à fait nouveau. Et lorsque je me suis rendu à Niamey en mai dernier, l’ambassadeur de France m’a interdit de sortir de la ville à moins d’être accompagné par une escorte militaire à mes frais. Cette situation m’a rappelé les mêmes instructions de l’ambassadeur de France à Kaboul il y a sept ou huit ans.

Si de profondes différences culturelles et historiques séparent les pays du Sahel de l’Afghanistan, il existe aussi de multiples points de similitudes entre eux et cette comparaison a pour principal intérêt de permettre de tirer pour le Sahel des leçons de l’échec de l’intervention occidentale en Afghanistan.

La première similitude, sur laquelle je rejoins Hervé Le Bras qui m’a précédé ici, est l’impasse démographique. Avec des taux de croissance démographique supérieurs à 3,5 %, la population est susceptible de doubler tous les vingt ans. Le Niger, qui avait 3 millions d’habitants au moment de l’indépendance, en compte 20 millions aujourd’hui – et non pas 17 millions, comme le signale Hervé Le Bras – et en aura de 42 à 45 millions en 2035, ceci même si un programme ambitieux de contrôle des naissances est mis en place. Si le taux de fécondité se maintient au niveau actuel, hypothèse qu’il ne faut pas écarter car ce taux est resté presque identique depuis 50 ans, il comptera 89 millions d’habitants en 2035. A supposer qu’un programme de planning familial se mette en place au plus vite, la population sera néanmoins de l’ordre de 60 millions. Or je peux vous dire tout de suite que ce sera impossible, car seuls 8 % de la superficie de ce pays, certes grand comme deux fois la France, sont cultivable et je ne vois pas comment 60 millions de Nigériens pourront se nourrir et vivre sur un territoire aussi restreint et climatiquement aussi défavorisé.

Je vous présente un premier graphique qui retrace l’évolution de ce taux de fécondité (nombre moyen d’enfants par femme) depuis les années cinquante dans divers pays d’Afrique. Il montre que dans les pays du Maghreb, la transition démographique est quasiment achevée : le taux de fécondité a baissé jusqu’à atteindre en Tunisie un niveau analogue à celui de la France. Pour le Niger, le Tchad et le Mali, le taux de fécondité a au contraire augmenté jusque dans les années quatre-vingts puis s’est stabilisé à un niveau avoisinant 7 à 7,5 enfants par femme. Les pays sahéliens n’ont ainsi pas encore amorcé leur transition démographique, et même s’ils l’amorçaient demain, il faudrait vingt-cinq à trente ans pour que ses effets se fassent vraiment sentir. D’où mon pessimisme portant sur cette question démographique. Un deuxième graphique permet de comparer les évolutions des taux de fécondité entre le Niger, où il se situe en gros au même niveau (de l’ordre de 7,5) depuis cinquante ans, et d’autres pays pauvres et musulmans comme le Bangladesh ou l’Indonésie où la transition démographique est pratiquement achevée et le taux de fécondité proche de 2.

Une autre cause d’inquiétude est que comme en Afghanistan, le développement agricole est en panne. La croissance démographique est tellement rapide que le phénomène d’intensification ne se produit pas alors que c’est habituellement un processus presque spontané. Les systèmes agraires sahéliens sont fondés sur des longues jachères mais dès lors que la densité de population dépasse 40 habitants au kilomètre carré, la durée des jachères se réduit et le potentiel foncier se dégrade. Or dans une bonne partie du Sahel agricole, la densité dépasse aujourd’hui 150 habitants au kilomètre carré… L’enchaînement des sécheresses et du croît démographique aboutit à une destruction des sols et une surexploitation des pâturages. Et la situation est aggravée par l’absence d’investissements publics et de politiques nationales adaptées.

Ajoutons enfin que ces phénomènes vont s’accentuer avec le réchauffement climatique. Selon les climatologues la hausse de deux degrés attendue en Europe à la fin du siècle se produira au Sahel dans seulement une vingtaine d’années. Cela entraînera une baisse de 15 % à 20 % des récoltes de sorgho et de mil, qui constituent les principales cultures. Si les climatologues ne s’accordent pas sur les prévisions de hausse pour 2050, qui varient de trois à cinq degrés, il y a consensus pour considérer que la bande sahélienne connaîtra une instabilité climatique toujours plus grande : il y aura peut-être plus d’eau dans certaines régions, mais selon une répartition irrégulière dans le courant de l’année, avec des épisodes d’une violence extrême qui lessiveront les sols et les semis.

La conjonction de taux de croissance démographique de l’ordre de 3,5 voire comme au Niger de 4 % et de la faiblesse des ressources conduit à une misère rurale dramatique. Je vous donnerai un seul chiffre : au Niger, 0,2 % de la population rurale a accès à l’électricité et nous sommes au XXIe siècle ! Enfin comme l’Afghanistan, les pays du Sahel sont des pays enclavés où les coûts de production sont extrêmement élevés et le marché intérieur restreint. Il n’y a donc aucun développement industriel significatif. Au Niger, il y a 4 000 emplois salariés formels dans le secteur manufacturier hors mines. Mais les mines d’uranium ne créent que très peu d’emplois.

On ne peut pas parler véritablement de chômage au Sahel car tout le monde doit travailler pour manger, mais il existe un sous-emploi généralisé. Je citerai encore une fois le cas du Niger, pays dans lequel j’ai vécu cinq ans dans les années quatre-vingts en tant que représentant de l’Agence française de développement : actuellement, chaque année, 240 000 jeunes arrivent sur le marché de l’emploi alors que l’agriculture et le secteur informel urbain offrent très peu de perspectives pour eux. Je remarque en passant qu’en Afghanistan, la cohorte correspondante est annuellement de 400 000 jeunes. Or dans vingt ans en 2035, au Niger, les démographes estiment que ce seront 576 000 jeunes qui arriveront sur le marché du travail. La question qui se pose est, bien sur : mais où seront les emplois ? Pour l’ensemble des pays sahéliens dits du G 5, cette cohorte sera de l’ordre de 2,2 à 2,5 millions de jeunes. Cela ne veut pas dire que l’on ne pourra pas créer d’emplois, en particulier dans le secteur agricole, dans le domaine du développement rural ou municipal, ou le secteur informel urbain et l’artisanat, mais aujourd’hui, je ne vois pas trace des programmes permettant de valoriser ces potentialités.

Le Sahel n’est certes pas l’Afghanistan et j’accepte les réserves de M. Loncle, mais comme en Afghanistan les fractures ethniques et religieuses au lieu de se résorber, comme on l’avait cru un temps, tendent à s’approfondir, notamment en raison de la concurrence pour les terres, l’eau et les pâturages. Ceux d’entre vous qui ont vu le magnifique film Timbuktu se rappellent comment une dispute à propos d’une vache qui est allée brouter des salades dans le jardin du voisin se termine par un coup de pistolet et mort d’homme. Nous assistons désormais à une dissémination des armes à travers toute la région. Autrefois, en cas de différend entre par exemple des Peuls et des Songhaïs autour d’une terre ou d’un passage de troupeau, les bâtons sortaient ; aujourd’hui, c’est la kalachnikov qui sort.

Pour poursuivre ma comparaison avec l’Afghanistan, à travers toute la partie musulmane du Sahel, un islam radical – je le tiens de sources très solides – vient se substituer chez les jeunes générations à un islam soufiste traditionnellement tolérant. C’est un sujet d’inquiétude majeure pour les élites politiques. Autre analogie extrêmement grave : les institutions publiques, en particulier les appareils régaliens, sont d’une extraordinaire faiblesse. En dehors des villes, il n’y a pratiquement pas d’État, pas d’administration, pas de justice. Vous rencontrerez deux ou trois gendarmes dans une bourgade avec une Land Rover en panne depuis deux ans ou des motos sans carburant. Ce contexte favorise l’émergence de systèmes mafieux où l’ordre public et la justice sont finalement assurés par des « hommes forts », ceux qui disposent des armes.

Dans ce contexte, l’économie parallèle devient très importante et se développe à partir de trafics divers : l’or et le sel des anciennes caravanes sont désormais remplacés par les cigarettes, le gasoil, les voitures volées, la cocaïne acheminée depuis l’Amérique latine pour être vendue en Europe, et enfin les migrants. Certaines estimations portant sur les profits apportés au Sahel par le transit de cocaïne les évaluent à un demi-milliard de dollars. Nous sommes certes encore loin des chiffres de l’Afghanistan où la production de pavot, sa transformation locale et son exportation représentent un chiffre d’affaire de l’ordre de 5 à 6 milliards de dollars. Mais au Sahel, quelque soit le chiffre exact, le transit de cocaïne est devenu un très gros « business » qui permet comme on l’a vu au Mali, d’acheter d’innombrables complicités.

Enfin autre sujet d’inquiétude, l’environnement régional se dégrade de manière dramatique. Le Tchad est déstabilisé au nord par la Libye qui implose, au sud-ouest par Boko Haram, à l’est par des rebelles soutenus par le Soudan – dont une colonne, rappelons-le, est arrivée en 2008 jusqu’aux portes du palais du président Deby à N’Djamena –, au sud par l’instabilité de la Centrafrique.

La situation du Niger est peut-être plus inquiétante encore. Les deux bataillons correctement équipés et entrainés qui constituent la force de frappe de son armée doivent être à la fois au four et au moulin : affrontements avec les djihadistes transitant de Libye vers le Mali et la Mauritanie en menaçant Arlit ; zone d’insécurité à l’ouest qui déborde de la région de Kidal vers les régions de Tahoua et Maradi ; zone de non-droit au nord-est où les milices protégeant les mines d’or se battent à la mitrailleuse lourde ; enfin, au sud, le danger majeur est constitué par Boko Haram, avec des mêmes familles et groupes ethniques situés de part et d’autre de la frontière.

Les derniers chiffres disponibles montrent que les 4 % du PIB désormais consacrés aux dépenses de sécurité pèsent de manière insupportable sur l’économie nigérienne, ce qui conduit à rogner sur les dépenses consacrées au développement, à la santé, à l’éducation, aux infrastructures. Or ces dépenses de sécurité sont néanmoins très insuffisantes pour espérer faire face aux menaces. Ce pays, mais il n’est pas le seul, se trouve donc dans une impasse budgétaire et sécuritaire. Et je ne vois pas comment il pourrait en sortir par ses propres moyens compte tenu des contraintes auxquelles il est soumis.

Nous voyons donc que toute la zone sahélienne entre dans une phase de profondes turbulences. La Libye implose, Daech s’y implante avec pour objectif de contrôler les puits de pétrole et de tenter d’établir un califat couvrant Libye, Tunisie, Niger, Tchad et Mali. La grande similitude avec l’Afghanistan est l’impasse dans laquelle se trouvent les masses de jeunes ruraux qui cherchent en vain à s’insérer économiquement et socialement. Faute de ressources, ils ne peuvent se marier et restent dans un état de dépendance qui leur est insupportable; leurs perspectives d’emploi sont très réduites dans le milieu agricole comme dans le milieu urbain informel et bien sur nulles dans le secteur formel. Dans ces conditions, on comprend pourquoi le trafic transfrontalier et les propositions des groupes djihadistes peuvent les séduire. Ce sont de 200 à 400 dollars qui leur sont offerts pour poser une mine et jusqu’à 30 000 dollars pour l’enlèvement d’un otage occidental, contre 30 à 40 dollars de salaire mensuel pour un emploi irrégulier et éreintant dans le secteur informel rural ou urbain.

La France a pour l’instant essentiellement mobilisé ses ressources militaires. Son dispositif « Barkhane » de surveillance couvre une zone immense, représentant peut être six à sept fois la surface de notre pays, avec seulement 4 000 hommes. Dans une région aussi vaste confrontée à une telle crise, nous ne pouvons plus jouer le rôle de gendarme.

Quels autres outils sont à notre disposition ? Il n’y a guère que l’aide extérieure. Je ne dis pas qu’elle va tout régler mais au moins elle peut être activée. On tend certes à la brocarder car elle devient secondaire au regard des flux de capitaux privés et des transferts financiers des migrants. Toutefois, dans les pays pauvres du Sahel, elle joue encore un rôle considérable. Elle représente 60 % à 90 % des budgets d’investissement et correspond en moyenne à 8 % à 12 % du PIB. Bien gérées, ces ressources pourraient largement contribuer à la stabilité voire à la relance de l’économie.

Toutefois, le cas de l’Afghanistan pousse à s’interroger sur l’efficacité de l’aide au développement dans ce type de contexte. Entre 2008 et 2013, ce pays a reçu le plus haut montant d’aide au monde. Certaines années, elles ont dépassé 50 % du PIB. La communauté internationale lui versait plus que ce que la Banque mondiale déboursait pour l’ensemble des pays de l’Afrique subsaharienne. Et où en est-il aujourd’hui ?

Aucun des objectifs de la coalition occidentale n’a été atteint. L’insécurité n’a jamais été aussi grande que depuis le début des années quatre-vingt-dix. La démocratie est une triste farce : les derniers résultats de l’élection présidentielle n’ont pas été publiés, sinon les kalachnikovs seraient à nouveau sorties. L’économie devait repartir : elle a connu des taux de croissance économique remarquables de l’ordre de 9 % à 10 % pendant 10 ans et le PIB a triplé. Mais c’était essentiellement dû aux retombées de l’activité militaire – construction de routes stratégiques, de bases, etc – et toute cette économie s’est effondrée depuis 2014. D’après des informations récentes, mille passeports seraient délivrés chaque jour à des jeunes qui ne rêvent que de partir à l’étranger.

Mme la présidente Élisabeth Guigou. Ils sont déjà en Europe, comme on peut le voir en Allemagne ou à Calais.

M. Serge Michailof. Le principal intérêt de cette comparaison avec l’Afghanistan est d’identifier un certain nombre de leçons qu’il faut tirer du fiasco de l’intervention occidentale dans ce pays.

La première leçon est que dans les pays en crise, la priorité pour la population est la sécurité, qui ne peut pas être restaurée grâce à la seule présence des forces militaires étrangères, très vite perçues comme des forces d’occupation. Dès 2005, j’ai vu des Afghans cracher sur les pas des patrouilles américaines pour montrer leur mépris, alors même que les Américains avaient été accueillis en sauveurs en 2001 par des populations excédées par les agissements des Talibans. Il importe par conséquent de reconstruire le système régalien de ces pays : armée, gendarmerie, administration territoriale, justice. Or les principales agences internationales d’aide considèrent que ce n’est pas de leur ressort. Certaines n’ont même pas le droit de s’occuper de cela. L’Union européenne qui essaie de bricoler – et j’insiste sur ce terme – se révèle inexpérimentée et bien maladroite en ce domaine. Il faut reconnaître que ce sont les bilatéraux qui ont le plus de savoir-faire pour cela, à condition qu’ils s’en donnent les moyens, ce qui renvoie au problème des arbitrages budgétaires.

Vous me direz peut-être qu’en Afghanistan, entre l’armée et la police, il y a aujourd’hui 350 000 Afghans sous les armes et que des forces de sécurité afghanes se sont donc bien construites. Mais jusqu’en 2009 et l’arrivée du général Petraeus, elles sont restées ridiculement faibles : l’armée avait en effet été arbitrairement limitée à 30 000 hommes, effectif correspondant à ce que les Américains pensaient que le budget afghan pourrait supporter une fois tous les talibans tués … par les forces américaines… .

En fait, jusqu’à 2009 la priorité n’a pas été donnée à la reconstruction de l’armée et des institutions régaliennes car l’USAID (United States Agency for International Development)) considérait que ce n’était pas de sa responsabilité d’institution d’aide et le Pentagone n’avait pas de budget à y consacrer. Il a fallu, en 2009, que le général Petraeus tape du poing sur la table pour faire valoir qu’il était de loin préférable de reconstruire une armée nationale afghane plutôt que de continuer à envoyer des marines. Sept années ont ainsi été perdues, et ce retard s’est avéré non rattrapable. À dominante désormais tadjike, l’armée afghane est aussi perdue que l’armée américaine dans les zones pachtounes et souffre d’un encadrement et d’un niveau d’équipement tout à fait insuffisants. Quant à la police, c’est l’exemple même de ce qu’une coopération mal conçue fondée seulement sur la formation et des fournitures de matériel sans prendre en compte la gouvernance de l’institution peut achever. La police afghane fait aujourd’hui comme il y a 12 ans, partie des grandes institutions mafieuses du pays.

Vous vous demanderez peut-être pourquoi le contribuable européen devrait contribuer au rétablissement de l’armée et du système régalien dans les pays du Sahel. Je vois trois raisons qui le justifient. En tant qu’économiste, je considère que la sécurité dans les environ 5 millions de kilomètres carrés que représentent le Sahara et le Sahel constitue un bien public mondial, tout comme son absence, à l’inverse, constitue un mal public mondial. Il n’est pas possible de demander à des pays très pauvres à base fiscale extrêmement étroite de régler de tels problèmes. Il faudra, d’une manière ou d’une autre, mutualiser les dépenses correspondantes et accepter de financer les dépenses sécuritaires.

Deuxièmement, cela coûterait infiniment moins cher que d’envoyer nos propres troupes. Je rappelle que le coût d’un G.I. en Afghanistan s’élevait à 1 million de dollars par an contre une somme négligeable pour un soldat tadjik. Combien coutent nos opérations extérieures au Sahel et que couteraient en comparaison la formation, l’équipement et le financement d’une dizaine de bataillons sahéliens ? Le coût de la formation, de l’équipement en matériel d’occasion reconditionné correctement, et du fonctionnement d’un bataillon au Niger est de l’ordre de 15 millions de dollars par an. Quel est le cout du déploiement d’un bataillon français au Mali ? Je rappelle par ailleurs que le XIème FED est de 30 milliards d’euros…

Troisièmement, je vous dirai franchement qu’il n’y a pas d’autre solution pour régler le problème.

J’en viens à la deuxième leçon que l’on peut tirer du cas afghan. Pour des raisons systémiques, les agences d’aide internationale ne savent pas travailler dans des pays déstructurés et sous-équipés. Elles ont été conditionnées pour travailler dans des pays relativement bien structurés et sont soumises dans les pays fragiles à des contraintes terribles qui les poussent à commettre ce que j’appelle les sept péchés capitaux. Je ne les détaillerai pas ici, je vous renvoie à mon dernier livre, je m’attarderai seulement sur le désordre dans leurs interventions et sur l’inadéquation de leur priorités d’intervention.

Quelques mots sur le désordre : La communauté internationale des donateurs travaille au Sahel comme elle travaillait en Afghanistan : sans aucune stratégie globale. Aujourd’hui au Sahel seize organismes internationaux ont conçu seize stratégies différentes qui guident leur action, or ces stratégies, qui ne recouvrent même pas les mêmes entités géographiques reposent évidemment sur des approches différentes. Juste à Bruxelles, cinq personnes se considèrent comme étant les détenteurs de l’autorité des institutions européennes sur le Sahel. Autrement dit, c’est le bazar.

Aussi grave, les priorités de ces organisations ne sont pas adaptées. Je vous donnerai un exemple. Tout le monde est d’accord pour financer des écoles pour les filles – qui ne le serait pas ? Mais personne ne veut financer les prisons, ni les gendarmes, ni les juges. Or si on ne finance ni gendarmes, ni juges ni prisons, les filles ne pourront pas aller à l’école. Si l’on veut éduquer les jeunes filles, il faut aussi s’occuper des institutions régaliennes !

Autre exemple : Pour commencer à stabiliser ce type de situation, il faut comme on vient de le voir s’occuper de la reconstruction de l’État, mais aussi mettre l’accent sur la création urgente d’emplois – d’où l’importance que j’accorde au secteur rural qui emploie 70 % à 80 % de la population –. Il faut aussi former les jeunes aux métiers techniques de base du bâtiment et de la mécanique pour que, quand ils émigrent, ils fassent autre chose qu’un travail de balayeur. Enfin, il faut aussi s’attaquer au problème de la transition démographique.

J’ai repris les chiffres de l’aide internationale en Afghanistan de 2002 à 2007. Pourquoi ces dates ? Parce qu’au-delà de 2007, l’insécurité et le désordre étaient tels qu’il était impossible de travailler correctement. Alors que 80 % de la population était alors rurale, le développement agricole n’a reçu que 5 % de l’aide internationale dans cette période. Or que constate t- on  aujourd’hui pour le Mali? Sur les 3,4 milliards promis en octobre dernier par la communauté internationale au Mali, seuls 3,7 % seront affectés au développement agricole. De qui se moque-t-on ? C’est la moitié des sommes dévolues au seul transport aérien qui va certainement créer les emplois demandés par les jeunes ruraux !

En fait les agences d’aide internationale obéissent à des contraintes qui leur sont imposées par leurs opinions publiques et leurs autorités politiques. Leurs priorités pour le Sahel ne correspondent pas à ce que la logique imposerait.

J’ai jusqu’ici fait un parallèle entre Sahel et Afghanistan et l’on peut se demander pourquoi j’ai pu parler d’Africanistan et non de Sahélistan. Tout simplement car la déstabilisation du Sahel ne pourrait être sans conséquences sur l’ensemble de l’Afrique de l’Ouest y compris pour les pays très structurés de la côte, qu’il s’agisse du Nigeria, de la Côte d’Ivoire ou du Sénégal, ceci compte tenu des liens très forts qui unissent le Sahel au reste de la région en termes de circulation des hommes, des élites, des idées, des marchandises.

Les Ivoiriens sont d’ailleurs extrêmement inquiets. Ils ont pris des mesures radicales en matière de construction de mosquées et de formation des imams. Les troubles politiques qui ont affecté leur pays pendant la période désastreuse des années 1997-2011 ont été en grande partie causés par l’exploitation des phénomènes migratoires par des « entrepreneurs politiques » et les démagogues. Nous ne sommes plus dans la situation des années soixante-dix où l’Afrique était encore un continent vide. La Côte d’Ivoire ne pourra plus continuer à accueillir en masse des migrants pendant 20 ou 30 ans. Sa population a été multipliée par 7,6 depuis 1960 – avec une telle croissance, la population de la France serait supérieure à celle des États-Unis…

En 2050, le Nigéria comptera entre 380 millions et 400 millions d’habitants. Dans ces conditions, sera-t-il prêt à recevoir 40 ou 50 millions de Nigériens, sans compter Tchadiens et Maliens alors que déjà les tensions montent avec les immigrés ? Les autorités n’ont pas hésité autrefois à réexpédier des dizaines de milliers de migrants par camion au Niger dans des conditions épouvantables. Finalement le modèle économique même des pays côtiers est menacé car les taux de croissance économiques favorables ne s’accompagnent pas des emplois qu’exigerait leur démographie. Au Nigeria, il y a 30 ans, il existait 350 000 emplois dans le secteur textile; aujourd’hui, il y en a dix fois moins. Il ne s’agit pas de pays qui s’industrialisent à la chinoise.

Cette description peu réjouissante étant faite du contexte, j’en viens maintenant à ce que peut faire la France pour le Sahel. En deux mots nous ne pouvons pas nous contenter de traiter les départs de feu avec des bombes, en oubliant que ces pays constituent de véritables barils de poudre, qui génèrent des djihadistes à un rythme bien supérieur à celui auquel on peut espérer les « neutraliser » et en priant pour que les institutions d’aide qui ont échoué en Afghanistan réussissent au Sahel.

Il importe donc de se pencher sérieusement sur le renforcement institutionnel, en particulier de l’appareil régalien, sur le développement rural, local et municipal, sur la transition démographique, et enfin sur la formation technique de base. Je note simplement que ces priorités pour le Sahel ne correspondent pas aux priorités ni aux domaines d’expertise des grandes agences d’aide internationale à qui nous avons confié nos ressources. Peut-on en ce cas puiser sur nos ressources propres pour une action bilatérale ?

Notre politique d’aide au développement s’est en fait fourvoyée dans le caritatif et la poudre aux yeux. Sur les 10 milliards d’euros de notre aide publique au développement affichée, et les 8,5 milliards qui correspondent à l’activité annuelle de l’AFD, notre effort budgétaire effectif est d’environ 2,8 milliards et sur ce montant 1,7 milliard transite par les institutions internationales. Vous me pardonnerez les détails car les calculs sont ici complexes et même les initiés se perdent. Ce qu’il faut savoir c’est qu’il nous reste au final 200 millions d’euros de dons au titre de l’aide bilatérale destinée aux pays pauvres comme ceux du Sahel, mais aussi à Haïti, aux territoires palestiniens, au Laos, au Cambodge, à l’Afghanistan et à d’autres encore, en tout 16 pays soit une douzaine de millions par pays.

Le choix stratégique qui a été effectué il y a environ vingt-cinq ans en France de privilégier le canal de l’aide multilatérale focalisée sur le caritatif et pour ce qui nous reste de disponible en bilatéral, sur des prêts qui sont inadaptés au cas des pays les plus pauvres, apparait désormais déconnecté des réalités géopolitiques auxquelles nous sommes confrontés.

Nous avons en effet perdu le contrôle effectif de l’aide multilatérale qui implique des cofinancements, des financements d’études, la participation à des fonds fiduciaires etc..Il faut en effet partager étroitement avec des ressources bilatérales l’activité des multilatéraux pour espérer pouvoir les influencer. Croire que l’on peut faire cela depuis un siège de conseil d’administration est assez naïf. Mes recommandations consistent ici à suivre le modèle britannique en jouant sur ce que l’on appelle le « bi-multi ». Je m’explique :

Quand on considère notre aide bilatérale à un pays sahélien comme le Niger ou le Mali et si on l’assimile à un verre de bière, une fois enlevée la « mousse » qui constitue une bonne partie de ce qu’on appelle notre aide, (cout de notre assistance technique, prêts consentis souvent pour « faire du chiffre » à des secteurs à rentabilité financière directe et qui ont peu de chance d’être remboursés etc) il reste en général comme nous l’avons vu une douzaine de millions d’euros en dons pour financer des projets de développement dans des domaines que l’on peut considérer comme prioritaires soit économiques comme le développement rural, soit social comme la santé et l’éducation. Avec cela on fore quelques douzaines de puits ou on construit quelques groupes scolaires : l’ambassadeur vient pour couper un ruban devant les caméras de TV et tout le monde est content.

Or tout cela ne rime à rien. Ces pays ont des PIB de l’ordre de 10 ou 12 milliards de dollars ; leur donner 12 ou même 15  millions d’euros ne va pas changer leur situation. Les Britanniques, eux, choisissent de se focaliser sur une demi-douzaine de pays stratégiques et consacrent à chacun une centaine de millions de livres sterling sous forme de dons. Ils se rendent alors auprès des organismes multilatéraux où ils ont bien sur leurs entrées à tous les niveaux et leur proposent de travailler avec eux : en leur finançant des études, en leur prêtant du personnel hautement qualifié, en cofinançant des programmes importants ou en participant à des fonds fiduciaires dont ils assurent de facto la gestion. Résultat, ils réussissent à piloter dans ces pays-cibles des montants de l’ordre du milliard de dollars par an. Voilà comment se construit une aide efficace.

La France peut elle imiter cette approche ? Bien sûr, mais ceci implique diverses décisions politiques qui demandent un certain courage : en premier il faudrait impérativement au moins doubler et si possible tripler les fonds d’aide bilatérale sous forme de dons pour les porter de 200 à 5 ou 600 millions d’euros. Cela suppose des arbitrages politiques au sein de notre budget d’aide qui sont tout à fait envisageables. Je pourrai même vous suggérer la manière de dégager 300 millions d’euros… Mais comme ce type d’arbitrage risque de fâcher beaucoup de monde, seul le niveau politique le plus élevé est en mesure de prendre ce type de décision. À l’Elysée, depuis que mon livre est sorti, on me dit que les lignes bougent. Le problème est de savoir à quelle échéance car la situation se dégrade rapidement au Sahel et les négociations sur ce virage stratégique ne peuvent que prendre un peu de temps.

Une fois ce premier changement opéré, il faudra organiser une coordination beaucoup plus rigoureuse au niveau parisien, et prendre le leadership en matière d’aide pour tous les domaines prioritaires où l’expertise française est de loin supérieure à celle des multilatéraux, domaines qui sont d’ailleurs boudés par ces derniers : Il faut ici cibler en particulier le développement rural, local et municipal. Laissons par contre les routes au Fonds Européen de Développement qui excelle en ce domaine et ne sait que faire de ses ressources et laissons les questions sociales ainsi que les autres grandes infrastructures à la Banque mondiale qui a une bonne expertise en ces domaines.

Pour mobiliser les ressources multilatérales sur ces secteurs prioritaires tels que le développement rural et local où les institutions françaises (AFD, ONG, Instituts de recherche comme l’IRD et le CIRAD) ont une excellente expertise, il faut monter un fonds fiduciaire comme je l’avais proposé en vain début 2013, et imposer sa gestion par l’AFD. En consacrant 200 millions chaque année à ce fonds fiduciaire sur les 5 ou 600 millions dont nous disposerions, il serait certainement possible de mobiliser un montant global annuel de l’ordre du milliard d’euros au minimum.

Au plan des réalisations concrètes, si l’on disposait ainsi d’environ 1 milliard d’euros annuels pour le développement rural et local au Sahel, un premier pas ici consisterait à inventorier les centaines de petits projets pilotés par les ONG, procéder à un tri entre ce qui est sérieux et qui ne l’est pas, pour abonder ceux qui présentent un véritable intérêt et leur permettre de changer de dimension afin d’avoir un réel impact. Evidemment mobiliser les ressources multilatérales sur « notre » fonds fiduciaire suppose une « franche discussion » avec nos partenaires européens et multilatéraux ; mais qui ne demande rien n’a rien. Et nous disposons d’arguments très convaincants tels la menace de réduire nos dotations à ces institutions.

Il importera en parallèle de créer un autre fonds fiduciaire pour réformer le secteur de la sécurité des différents pays et prendre en charge une partie du coût des services régaliens dans des pays comme le Niger, le Mali, le Burkina, peut-être aussi le Tchad, si le prix du pétrole reste au niveau actuel. La disponibilité de ressources significatives pour financer une partie du coût de la sécurité de ces pays nous permettrait de peser sur certains choix en matière de gestion des ressources humaines et de gouvernance qui sont fondamentaux pour l’efficacité des institutions correspondantes qui peuvent vite sinon se transformer en puits sans fonds.

En conclusion, j’aimerais insister sur le fait que le Sahel et l’Afrique de l’Ouest sont confrontés à un risque géopolitique majeur. Nous avons perdu tout contrôle sur l’aide internationale qui continue de tourner sur le mode du « business as usual ». Les militaires français risquent ainsi de se trouver confrontés à des guérillas difficiles voire impossibles à réduire pour l’armée de l’ancien colonisateur, soucieuse de respect des droits de l’homme et soumise à la surveillance des réseaux sociaux.

En effet les groupes djihadistes très structurés qui vont certainement être militairement défaits ou qui le sont déjà, que ce soit dans le nord du Mali ou du Niger ou dans la zone d’action de Boko Haram, sont en train de passer au terrorisme et de s’incruster au sein des populations rurales comme on le constate par exemple dans la région de Mopti.

Dans un tel contexte on peut se demander dans quelle galère, sur quel océan, et pour combien de temps les soldats de l’opération « Barkhane » sont embarqués. Quand je pose la question de la durée probable de l’engagement de la France au Sahel aux officiers français que j’interroge, qu’il s’agisse du capitaine ayant participé en première ligne à l’opération Serval ou d’un général 4 étoiles, ils reconnaissent tous qu’ils sont incapables de me répondre.

Mme la présidente Élisabeth Guigou. Merci pour ce lumineux exposé, monsieur Michailov.

S’attaquer au problème démographique, certes, mais comment le faire de l’extérieur ? Chaque fois que j’évoque cette question avec mes interlocuteurs africains, je m’entends répondre que ces questions renvoient à des comportements culturels. J’aimerais avoir votre avis sur ce point délicat.

M. Jean-Paul Dupré. Monsieur Michailov, vous avez souligné le fait que dans les années soixante-dix, l’Afrique était encore un continent vide. Et j’aimerais vous interroger à propos des évolutions démographiques qui sont intervenues depuis. D’après les prévisions des démographes, l’Afrique devrait compter plus de 4 milliards d’habitants en 2050. Compte tenu de l’instabilité politique, économique, sociale et des changements climatiques, nous pouvons raisonnablement penser que l’insécurité et l’islamisme radical n’iront qu’en s’amplifiant. Ne pensez-vous pas que d’ici à une vingtaine d’années, les flux migratoires vers l’Europe seront devenus immaîtrisables ? Je suis intervenu à plusieurs reprises à ce sujet à l’occasion de diverses auditions et les réponses qui m’ont été apportées m’ont semblé assez évasives.

M. Jacques Myard. Monsieur, permettez-moi de vous dire que j’ai bu du petit-lait en vous entendant. Cela fait des années que j’insiste sur les effets conjugués de la croissance démographique et de la radicalisation islamique. Celle-ci ne date pas d’hier. En tant que membre du cabinet de Michel Aurillac, j’ai eu l’occasion de visiter tous ces pays : on voyait monter déjà avec force cette radicalisation mais lorsque l’on demandait au ministère des affaires étrangères d’étudier ce phénomène, il récusait son existence. Il a fallu vraiment insister pour qu’une étude soit lancée quelques années plus tard.

S’agissant de la croissance démographique, j’aimerais rappeler la manière dont les Algériens ont pris en compte les avertissements des fonctionnaires du programme des Nations unies pour le développement (PNUD) qui s’étaient rendus à Alger au début des années soixante-dix pour appeler l’attention des responsables politiques sur le fait que la croissance démographique du pays annihilait tout développement. Ils les ont reconduits à l’aéroport sans en tirer les conséquences. Ce n’est que quinze ans après, quand commençait la guerre civile, qu’ils ont compris qu’il s’agissait effectivement d’un problème majeur.

S’agissant de la reconstruction régalienne, vous avez mille fois raison. Mais il faut bien voir, chers collègues, que nous n’avons eu de cesse de couper dans la coopération militaire.

Que va-t-il se passer en Afrique ? Une guerre civile.

Prenez le cas du Rwanda. Si le génocide a eu lieu, c’est tout simplement parce que le retour de 80 000 Rwandais depuis l’Ouganda a causé une pression insupportable dans un pays où la densité de la population était de 350 habitants au kilomètre carré. L’insuffisance des terres agricoles alliée à la croissance démographique est à l’origine de tout cela.

Je vais être volontairement violent : comment expliquez-vous l’aveuglement de nos tiers-mondistes en Europe et de nos salonards parisiens ? Le carcan idéologique qui pèse sur tous les analystes, nous allons le payer très cher !

Dernier point : oui au « bi-multi ». Au sein de cette commission, nous avons dénoncé depuis longtemps l’idéologie du multilatéral. Il faut en sortir car nous allons droit à la catastrophe.

M. Jean-Luc Bleunven. La France, avec 521 millions d’euros, est le troisième contributeur de la Nouvelle alliance pour la sécurité alimentaire et la nutrition. J’aimerais connaître votre point de vue sur l’équilibre à établir entre développement rural local et la mainmise extérieure car il me semble qu’il existe un risque d’accaparement des terres.

M. François Loncle. Monsieur Michailov, c’est avec beaucoup d’intérêt que j’ai lu votre livre Africanistan, ouvrage indispensable riche d’informations extrêmement utiles. J’apporterai toutefois des nuances à votre propos.

Tout d’abord, la comparaison systématique avec l’Afghanistan est abusive : ces deux pays n’appartiennent pas au même continent, n’ont pas la même histoire et n’ont pas les mêmes caractéristiques. Il n’y a pas l’équivalent des Talibans dans l’Afrique sahélienne. Ensuite, vous insistez sur l’emprise de Boko Haram. Or, ces derniers mois, les armées africaines ont remporté des succès militaires considérables, soulignés hier encore par le général Gomart. Enfin, vous affirmez que toute la nouvelle génération bascule dans l’islamisme radical : c’est faux. Il suffit de se rendre dans des pays de l’Afrique de l’Ouest ou de l’Afrique centrale pour voir que ce n’est pas le cas.

Certes, l’Afrique est confrontée à des défis : défi démographique – et Jacques Myard n’est pas le seul à avoir appelé l’attention sur ce point depuis des années –, défi de la gouvernance, défi du développement. Et vous nous donnez des éléments précieux pour nourrir nos travaux futurs et pour convaincre les pouvoirs publics de progresser. Mais l’Afrique a aussi des atouts, que vous ne soulignez pas suffisamment.

Je comprends les motivations de l’éditeur dans le choix du titre et du sous-titre de votre livre : Africanistan, l’Afrique en crise va-t-elle se retrouver dans nos banlieues ? Il est destiné à faire vendre, à l’instar des gros titres en couverture des magazines. Il me semble toutefois que votre ouvrage n’avait pas besoin de cet intitulé provocateur pour rencontrer du succès tant sa qualité est grande.

M. Philippe Cochet. Merci, monsieur Michailov. Nous vivons de beaux moments à la Commission des affaires étrangères lorsque nous entendons quelqu’un qui parle vrai.

Vous avez souligné que vous connaissiez le moyen de débloquer 300 millions d’euros rapidement. Il serait intéressant de savoir comment. Compte tenu de l’urgence de la situation, il ne faut pas hésiter à froisser certaines personnes.

Par ailleurs, j’aimerais avoir des informations plus précises sur le nombre de personnes susceptibles de migrer et sur les destinations qu’elles choisiraient, hormis l’Europe.

M. Philippe Baumel. Comme mon ami Jacques Myard, j’ai bu du petit-lait en écoutant vos propos, car ils font écho au rapport d’information que Jean-Claude Guibal et moi-même avons consacré aux politiques de développement en Afrique. Ce rapport n’avait pas suscité la même approbation que votre livre mais peu importe : l’essentiel est d’arriver à cheminer ensemble dans nos réflexions.

Vous avez peu évoqué la question de la croissance économique. Des chiffres viennent régulièrement nous rappeler qu’une partie de l’avenir économique de la planète se joue dans cette partie du monde. Je voulais avoir votre analyse à ce sujet.

Vous avez insisté sur la nécessité de modifier la manière dont les décisions politiques se prennent en matière de développement. Le Royaume-Uni en ce domaine dispose d’une capacité décisionnelle renforcée puisqu’il existe un ministère du développement qui flèche les financements vers certains pays et responsabilise le Parlement à propos de ces enjeux qui font régulièrement l’objet de débats et de votes, ce qui n’est malheureusement pas le cas aujourd’hui en France. L’existence d’un tel ministère, distinct bien sûr d’un ministère de la coopération, vous paraît-elle pertinente ?

Mme la présidente Élisabeth Guigou. Avant de laisser la place à Axel Poniatowksi, je tiens à vous remercier, monsieur Michailov, pour votre passionnante intervention. Soyez sûr que nous essaierons d’en tirer le meilleur parti.

M. Axel Poniatowski, vice-président, remplace Mme la présidente Élisabeth Guigou.

M. Michel Terrot. Une fois n’est pas coutume, je ne serai pas d’accord avec M. Loncle. J’approuve sans réserve les propos que vous avez tenus, monsieur Michailov. Il faut vous reconnaître une véritable constance. Au moment de l’intervention de la France au Mali, vous aviez émis l’idée que notre pays aurait pu faire émerger des mesures de nature à mutualiser les aides au lieu que chaque agence fasse son travail dans son petit coin. Vous parliez déjà d’un fonds fiduciaire pour une meilleure efficacité.

Le modèle britannique, j’en suis également convaincu, est beaucoup plus efficient que le nôtre. Vous avez indiqué que vous sauriez trouver 300 millions d’euros supplémentaires pour les consacrer à notre aide publique au développement, sous forme de dons. Pourriez-vous nous indiquer comment vous procéderiez ?

Mme Odile Saugues. Je ne m’embarrasserai pas de périphrases : que fait la communauté internationale pour éduquer les femmes au contrôle des naissances, qui semble être l’enjeu essentiel ?

Mme Valérie Fourneyron. Vous avez insisté sur la nécessité de suivre la voie des Britanniques dans une logique de « bi-multi ». Vous avez évoqué la possibilité de nous appuyer sur l’AFD, organisme dans lequel vous avez effectué une bonne partie de votre carrière, en particulier au Sahel. Pensez-vous que les travaux en cours pour adosser l’Agence à la Caisse des dépôts et consignations pourraient avoir un impact positif sur notre politique de développement et l’émergence d’un fonds de fonds ?

M. Thierry Mariani. En Afghanistan, où je me suis rendu le mois dernier, la France est en train de disparaître. L’ambassadeur m’expliquait que nous étions absents de presque tous les comités qui effectuent les choix en matière d’aide au développement. Nous avions remporté des succès militaires mais tout cela finit très mal. Comment voyez-vous l’avenir de l’Afghanistan ? Je crois avoir compris que vous partagiez mon pessimisme.

Deuxièmement, pouvez-vous nous préciser quels sont les pays prioritaires pour le Royaume-Uni ? Et quels devraient être ceux que la France retiendrait si elle suivait la même voie ?

Troisièmement, gauche et droite confondues, nous souffrons d’une faiblesse : à force de privilégier le multilatéral, les bons sentiments remplacent la bonne politique. Je rejoins les questions déjà posées : où trouver ces 300 millions et à quelles actions mutlilatérales ou à quelles ONG peut-on les reprendre ?

M. Didier Quentin. Je voulais poser la même question que Thierry Mariani : quels seraient pour la France les quatre ou cinq pays stratégiques ?

M. Boinali Said. Ne pensez-vous pas qu’en matière de gouvernance, les questions d’ordre ethnique ont participé à la déstabilisation des pays que vous avez évoqués ?

M. Guy-Michel Chauveau. S’agissant de gouvernance, vous employez souvent l’expression « s’occuper de ». N’oublions pas que le Bénin a été l’un des premiers pays de cette zone à avoir un président de la République élu au suffrage universel en 1990. Il a envoyé ses élites financières dans le monde entier. Qu’en est-il aujourd’hui ? Le Mali, dans les années 2000, a essayé de développer des moyens locaux, grâce notamment à la création d’une Agence nationale d’investissement des collectivités territoriales mais a connu l’échec que l’on sait à partir de 2005.

Il y a notre responsabilité, que j’assume, mais il y en a peut-être d’autres aussi.

M. Jean-Claude Guibal. J’ai été moi aussi passionné par votre présentation, monsieur Michailov. J’ai bien compris que vous considériez que des ajustements devaient permettre d’assurer une stabilité économique pour l’ensemble de ces pays et éviter leur effondrement. Leur développement nécessite un cadre régalien, donc une légitimité politique. Comment y parvenir ?

M. Jean-René Marsac. Vous fixez des objectifs pour reconquérir une capacité de négociation dans les relations bilatérales et multilatérales. Quel pilotage politique cela implique-t-il ?

Par ailleurs, comment asseoir nos priorités, compte tenu du foisonnement de bonnes intentions et d’initiatives en matière d’aide au développement ? Il est difficile de repérer les effets de levier qui permettent d’utiliser dans de bonnes conditions les ressources dont on dispose.

Enfin, dans le cadre du rapprochement entre l’AFD et la Caisse des dépôts et consignations, comment réactiver une réflexion stratégique et politique, au-delà du simple cadre technique, voire technocratique ?

M. Kader Arif. Comme beaucoup de mes collègues, j’ai été très heureux d’entendre vos analyses, que nous partageons pour une bonne partie, en particulier au sujet des prêts et des dons.

La responsabilité des politiques n’est pas seule en cause. Comment expliquez-vous les blocages au sein d’une agence comme l’AFD ?

Par ailleurs, nous avons été quelques-uns à mener une bataille pour faire en sorte que l’aide au développement au niveau européen soit budgétisée. Ce n’est toujours pas le cas. Avez-vous un éclairage à nous fournir à ce sujet ?

M. Patrice Prat. À mon tour, je veux vous féliciter de nous avoir apporté vos lumières sur un sujet aussi préoccupant. À vous écouter, on peut désespérer des réponses fournies par la communauté internationale. Force est de constater qu’on ne tire que trop rarement des leçons de l’histoire depuis la décolonisation.

Vous avez souligné les risques encourus par les pays côtiers, en particulier la Côte d’Ivoire. Quelles pourraient être les conséquences, au-delà, pour les pays du Maghreb ?

Enfin, j’aimerais savoir si vous n’avez pas l’impression de prêcher dans le désert.

Mme Françoise Dumas. Vos travaux ont le mérite de nous alerter. Vous avez souligné que les pays du Sahel n’avaient pas engagé leur transition démographique. Vous évoquez même une impasse. J’aimerais avoir plus de précisions sur les raisons intrinsèques de cette situation, notamment par rapport à d’autres pays musulmans ? Est-ce un manque de moyens, un manque de volonté ? Existe-t-il des réticences religieuses particulières ? Pensez-vous qu’une inversion des comportements est possible à l’horizon des vingt prochaines années ?

M. Axel Poniatowski, vice-président. Je terminerai ces questions en vous demandant d’en dire plus sur les migrations. À quelles problématiques renvoient-elles, notamment pour la France qui reçoit une migration économique plus que politique, provenant essentiellement de l’Afrique subsaharienne ?

M. Serge Michailof. Je commencerai par la question de Mme Guigou : que peut-on espérer faire en matière de régulation des naissances ? J’avoue que nous sommes tous perplexes en ce domaine. D’abord, il faut souligner que d’autres pays musulmans pauvres ont réussi à engager une transition démographique et à conduire des programmes de régulation des naissances, qui ont somme toute porté leurs fruits. Le cas du Bangladesh ou de l’Indonésie est là pour nous le rappeler, celui de l’Iran aussi, dont on pensait un temps que la population allait atteindre un niveau très élevé.

Dans les pays du Sahel, il y a eu tout à la fois un manque de volonté politique et un manque de moyens. Au Niger, au milieu des années 1980, le président Kountché, conscient du problème, a ainsi voulu mettre en œuvre un programme de planning familial. – au centre de Niamey, on pouvait voir de grands panneaux publicitaires pour la régulation des naissances, chose inimaginable aujourd’hui – mais il n’a pu le mener à bien faute de moyens. Il faut dire aussi que c’est un sujet boudé par les organisations internationales, qui n’osent pas le traiter : les actions en faveur de la régulation des naissances ne reçoivent ainsi qu’environ 0,2 % de l’aide mondiale. Il existe en effet une coalition objective entre les religieux de chaque pays concerné et l’extrême-droite religieuse américaine, qui lors de la présidence de GW Bush junior a coupé les financements octroyés par le Congrès américain à toutes les institutions soutenant des programmes de planning familial. La Banque mondiale a arrêté à ce moment là toute activité en ce domaine et les équipes qui s’y consacraient ont été dispersées sans être jamais reconstituées.

Alors que faire ? Je me suis récemment entretenu avec l’anthropologue Jean-Pierre Olivier de Sardan, directeur d’études à l’EHESS, qui vit depuis cinquante ans au Niger et qui a la nationalité nigérienne. La bataille idéologique est perdue pour l’islam traditionnel soufiste, m’a-t-il expliqué : toute la jeune génération jusqu’à trente-cinq ou quarante ans a basculé dans l’islam radical. Il ne faut donc pas selon lui espérer pouvoir lancer un programme de planning familial officiel au Niger, car les personnes chargées de mener les actions sur le terrain auraient toute chance de se faire assassiner.

Dans un pays de ce type, on ne peut probablement guère faire qu’une chose : plaider publiquement pour mieux espacer les naissances et remettre à niveau les services de santé qui sont dans un état lamentable. Veiller dans ce contexte à établir un quadrillage du territoire par des infirmières et des assistantes de santé qui commenceraient, dans un face-à-face avec les femmes, à assurer une diffusion discrète des moyens contraceptifs. Reste qu’il y a un risque que ces actions soient exploitées politiquement, en particulier par les groupes islamistes extrémistes, et que le pouvoir politique lâche ceux qui les promeuvent.

Je fais partie d’un groupe de travail qui conseillait l’ancienne équipe présidentielle au Niger l’an passé et je compte lui poser la question très clairement, nous verrons bien la réponse qui nous sera faite. À un niveau très élevé, le personnel politique est très conscient du problème mais n’ose pas bouger dans la mesure où les freins culturels et religieux sont énormes alors que les gains se situent à long terme et les coûts politiques à court terme. On sait en effet que l’impact ne sera vraiment significatif que vingt-cinq à trente ans plus tard.

Sur l’évolution démographique du continent africain, nous disposons de prévisions précises sur vingt ans mais au-delà, tout est lié à l’évolution du taux de fécondité et c’est sur le long terme que les démographes sont en désaccord entre eux. La population de l’Afrique sera t- elle de 3 ou 4 milliards en 2100 nul ne peut le dire.

Hervé Le Bras considère que l’Afrique, y compris sahélienne, va suivre avec un peu de retard une évolution analogue à celle du reste des pays du Sud. Peut-être. Mais l’équipe avec laquelle je travaille, composée de démographes de l’université de Berkeley et d’anciens de la Banque mondiale et de l’INED, estime que dans des pays comme le Niger ou le Mali, il n’y a pas de raison pour que la courbe de fécondité s’infléchisse dans la mesure où elle n’a pas évolué depuis trente ans et aucun programme de planning familial significatif n’est engagé.

En l’absence de programme de régulation des naissances, d’augmentation effective (et non seulement statistique) du revenu par habitant, et d’impact majeur de l’urbanisation sur la fécondité, la population des pays du Sahel devrait manifestement atteindre des niveaux très élevés. Quant aux pays côtiers, leur courbe de fécondité a baissé mais connaît aujourd’hui une stagnation autour de quatre enfants par femme. Nous ne savons pas si l’augmentation des revenus, qui est sensible, et les phénomènes d’urbanisation ainsi que l’éducation des jeunes filles vont contribuer à un nouvel infléchissement ou si des facteurs religieux ou culturels conduiront à la maintenir à son niveau actuel. En réalité, les démographes s’étripent sur des sujets sur lesquels il n’y a pas véritablement de réponses.

Cela dit, je ne peux pas imaginer que le Niger compte un jour 89 millions en 2050 ou même 60 millions d’habitants en hypothèse basse. Il y aura des troubles très graves bien avant que la population n’arrive à 40 millions d’habitants, prévision donnée pour 2035. Dans le contexte de l’arrivée de Daech en Libye et de la présence de Boko Haram je crains même que la situation ne dégénère bien avant 2035.

Monsieur Myard, vous m’avez interrogé sur la radicalisation islamique. Il faut ici distinguer les pays dont une partie de la population est chrétienne ou animiste comme le Burkina ou la Côte d’Ivoire, des pays entièrement musulmans comme le Niger où les moins de quarante ans ont basculé dans l’islamisme radical – l’analyse de Jean-Pierre Olivier de Sardan m’a été récemment confirmée pour le Tchad par le recteur de l’université de N’Djamena. Cela ne veut pas dire que ces jeunes sont ralliés aux thèses djihadistes mais qu’ils se réclament du salafisme et témoignent d’une grande méfiance sinon d’un rejet des valeurs occidentales.

Par ailleurs, je partage votre point de vue : la conjonction de la croissance démographique et de la particularité des systèmes agraires est en effet un point clef dans la montée des tensions politiques. Des révolutions agricoles sont toujours envisageables dans les pays du Sahel et sont techniquement possibles. Seulement, ces pays consacrent au maximum 8 % à 12 % de leurs budgets aux questions agricoles alors que 70 ou 80 % de leur population dépendent de l’agriculture. Dans ces conditions, il n’est pas possible de financer correctement la recherche agronomique et les opérations de vulgarisation ou même d’espérer d’assurer l’entretien des routes rurales.

Quant aux organisations internationales, elles ont sacrifié leur expertise agricole depuis le début des années 1980 et le départ de Robert McNamara de la Banque mondiale alors que ce dernier avait correctement identifié ce problème comme étant absolument majeur. Quand je travaillais comme consultant pour cette institution dans les années soixante-dix, il existait un pôle d’expertise agricole qui était de loin le meilleur du monde mais qui a été dissous. Les agronomes de la Banque mondiale sont désormais dispersés dans l’ensemble des 15 000 employés et consultants de l’institution et les questions agricoles sont traitées par de jeunes économistes qui ne savent pas distinguer un plan de sorgho d’un plan de coton.

Il n’y a guère que dans les instituts de recherche français, comme l’Institut de recherche pour le développement (IRD) ou le Centre de coopération internationale en recherche agronomique pour le développement (CIRAD), et dans des organismes comme l’AFD ou dans certaines ONG qu’il existe encore une véritable expertise. Elle est absente des organismes internationaux et des services de l’Union européenne. Autrement dit, les institutions à qui nous avons confié nos ressources sont incompétentes dans le secteur qui est fondamental pour créer des emplois à court terme au Sahel. J’ai ainsi travaillé pendant huit ans comme conseiller principal ou directeur à la Banque mondiale : chaque fois que j’ai voulu financer et pour cela évaluer et en fait participer à la conception d’un projet agricole en particulier dans les pays francophones, j’ai eu les pires difficultés pour trouver des agronomes. Entre un agronome du CIRAD qui a passé cinquante ans à travailler sur les problèmes agricoles au Sahel et un jeune agronome pakistanais qui découvre cette région et ne parle pas français, il y a forcément une différence d’expérience et d’efficacité.

Je n’accuse pas les tiers-mondistes mais mets plutôt en cause l’accumulation des erreurs de stratégie en matière d’aide, dues à la croyance de la technostructure française et d’une partie de la classe politique que l’aide au développement s’apparente à de la charité publique. Nous sommes le dernier pays au monde avec la Suisse et quelques pays nordiques à avoir encore cette approche. Depuis Tony Blair, les Britanniques ont fait de l’aide au développement un clair instrument d’intervention géopolitique dont les objectifs sont masqués par une phraséologie caritative habile. Les États-Unis, qui sont le premier donateur, se soucient guère de lutter contre la pauvreté lorsque les principaux bénéficiaires de leur aide sont l’Égypte et Israël, qu’ils ciblent comme ils ciblaient autrefois la Grèce pour la protéger du communisme, la Thaïlande quand les pays asiatiques risquaient de tomber comme des dominos lors de la guerre du Vietnam ou Taïwan pour en faire un modèle face à la Chine. L’Arabie saoudite et le Brésil agissent de la même manière. Il faut revenir à une vision plus réaliste de l’usage de l’aide...

S’agissant des risques d’accaparement de terres, évoqués par M. Bleunven, je suis scandalisé par la faiblesse de réaction de la communauté internationale, en particulier de la Banque mondiale, qui aurait dû condamner formellement ces pratiques. Les techniques agricoles pour cultiver de façon efficace les terres tropicales extrêmement fragiles d’Afrique varient énormément selon les régions. Il faudrait pouvoir les adapter micro-région par micro-région. Or les Chinois et les Malais se contenteront de se lancer dans des grandes cultures mécanisées qui leur permettront de produire pendant quatre à cinq ans. Ce faisant, ils détruiront les sols et contribueront à paupériser davantage encore les populations.

La petite agriculture paysanne a pourtant de grandes perspectives de développement devant elle en Afrique. Nous l’avons vu à travers le succès du « programme coton » que la coopération française a lancé dès les années soixante et soutenu jusqu’à la fin des années quatre-vingt-dix : la culture du coton et les activités liées font aujourd’hui vivre jusqu’à 15 millions de personnes dans l’Afrique sahélienne, région devenue le deuxième exportateur mondial de coton alors qu’elle n’en cultivait pas du tout il y a 50 ans. Soulignons au passage que pendant toutes les années quatre-vingt-dix, de jeunes économistes de la Banque mondiale ont bataillé pour détruire ces systèmes agricoles pourtant bien pensés car il s’agissait de monopoles étatiques, par nature illégitimes, et qu’ils sont parfois arrivés à leurs fins comme au Bénin.

Concernant la comparaison Afghanistan - Sahel, j’entretiens un dialogue avec M. Loncle qui a une grande connaissance de l’Afrique depuis maintenant un certain temps. Bien sûr, le Sahel n’est pas l’Afghanistan ; mais ces deux régions suivent des évolutions qui finalement sont assez analogues. Les aspects culturels et historiques sont je pense finalement secondaires. Le désastre afghan est avant tout issu de la conjonction d’une crise démographique, combinée à une crise agraire dramatique et à un chômage colossal, le tout dans un contexte de radicalisation islamique accélérée. Il a certes été a été rendu particulièrement aigu par les évènements historiques et les manœuvres du Pakistan, qui cherche à déstabiliser le pays pour le contrôler. La chance des pays du Sahel, c’est que pour l’instant ils ne sont pas l’objet des convoitises d’une puissance régionale qui chercherait à les déstabiliser. Mais en dehors de cela, malgré des différences culturelles, géographiques et historiques évidemment considérables, les chemins empruntés par ces deux régions sont suffisamment comparables pour que l’on en tire des leçons de portée générale.

Certes, l’Afrique a des atouts considérables. Elle a enregistré depuis quinze ans des taux de croissance spectaculaires. Toutefois, il faut bien voir que cette croissance a surtout profité aux élites et aux petites classes moyennes urbaines qu’elle a contribué à faire émerger. Mais elle n’a pas créé d’emplois à la mesure du défi démographique. Je me suis appuyé sur ce point dans la rédaction de mon dernier livre sur les études menées par un think tank ghanéen, l’ACET, composé d’anciens collègues économistes africains de la Banque mondiale, qui a publié l’année dernière un rapport remarquable sur ce point. Ce rapport montre qu’aucun des pays africains n’est encore sur la voie de l’émergence, laquelle implique la construction d’une industrie diversifiée intégrée dans les chaines de valeur de la mondialisation industrielle. Même la Côte d’Ivoire, qui est peut-être l’un des pays les mieux engagés dans un processus d’économie diversifiée du fait d’une agriculture de pointe et d’une industrie agro alimentaire et manufacturière significative, n’est nullement insérée dans les chaînes de valeur mondiales : elle ne produit rien en tant que sous-traitant d’autres pays industriels. Paradoxalement c’est l’Ethiopie qui montre ici la voie grâce à des capitaux chinois, turcs et du Moyen Orient.

Plusieurs d’entre vous ont été intrigués et m’ont demandé comment il était possible de dégager les 300 millions d’euros que j’évoquais. C’est techniquement simple et politiquement difficile : La France consacre actuellement plus de 500  millions d’euros de subventions à la lutte contre le SIDA. Elle abonde en effet le Fonds mondial de lutte contre le SIDA qu’elle a contribué à créer, abonde le fonds GAVI et participe au mécanisme UNITAID : elle contribuait déjà pour environ 200  millions d’euros à la lutte contre ce fléau dont nul ne nie l’importance mais a ajouté 300 millions sous la présidence de M. Sarkozy. Or a supposer même que l’on veuille consacrer l’essentiel de nos ressources de subventions à la lutte contre le Sida, il y aurait d’autres moyens plus efficaces que de contribuer à ce fonds sur financé et notoirement mal géré. Mieux vaudrait par exemple travailler au renforcement des systèmes de santé, base d’une consolidation de long terme.

Ceci dit il faut quand même s’interroger sur le volume des aides consacrées au seul SIDA par rapport au total des aides bilatérales pour tous les secteurs y compris celui de la santé, montant qui ne représente que 200 millions pour intervenir dans 16 pays dits prioritaires. Il me semble que l’on pourrait justifier le prélèvement de 300 millions sur ces 500 millions consacrés à la lutte contre le Sida, laisser 200 millions pour témoigner du maintien de notre intérêt à cette question et porter ainsi à 500 millions le montant de nos dons bilatéraux d’aide projet. Certes, il s’agit d’une opération délicate pour des raisons politiques évidentes. Il faut donc que la décision vienne du plus haut.

Indépendamment du sur-financement relatif de ce fonds Sida, je reste persuadé qu’il reste des gisements de ressources dans nos allocations d’aide. Il existe pas moins de 70 fonds des Nations Unies auxquels nous contribuons, dont l’utilité m’a toujours laissé rêveur. Je pense sincèrement que si le Président de la République tapait du poing sur la table et exigeait que l’on dégage 300 millions sur les 2,8 milliards de notre effort budgétaire consacré à l’aide, la technostructure hurlera que c’est impossible mais finira par les trouver comme elle l’a fait lorsque M. Sarkozy a exigé 300 millions additionnels pour le fonds Sida. Bien sûr il y a des rentiers qui perdront leurs petites rentes et qui vont s’agiter.

S’agissant de la croissance économique africaine, je soulignerai que, depuis quinze ans, elle a été très largement soutenue par les prix exceptionnels des matières premières. Maintenant que la demande chinoise baisse, les cours de beaucoup d’entre elles se sont effondrés et les pays africains sont en train de prendre un coup de bambou sur la tête. Le FMI s’inquiète à nouveau de l’endettement de pays qui avaient déjà fait l’objet d’annulations de dettes, endettement que la Chine et certains pays arabes entretiennent dans l’indifférence générale. Ce type de croissance n’a du reste pas créé suffisamment d’emplois pour répondre au défi démographique car l’industrie manufacturière ne s’est pas développée comme il le faudrait.

Certaines questions ont porté sur le système d’aide britannique. Ne rêvons pas, notre système institutionnel est le produit de cinquante ans d’histoire et nous aurions beaucoup de difficultés à le changer. Si nous étions encore en 1960, nous pourrions tout repenser, mais aujourd’hui il est trop tard. Le pouvoir en matière d’aide n’est pas au ministère du développement mais comme chacun sait au Trésor, à l’Élysée, au Quai d’Orsay et de manière accessoire à l’AFD qui subit toutefois les décisions budgétaires limitant ses ressources en dons projets. Je ne veux pas être méchant, mais force est de constater que depuis quelques temps on ne nomme plus à la tête de ce ministère du développement les poids lourds politiques ou des personnalités de grande expérience comme ce fut (parfois) autrefois le cas au ministère de la coopération.

Or le besoin de coordination gouvernementale et d’imposition d’une ligne politique directrice claire est actuellement très aigu. Je ne vois guère d’autre solution que la reconstruction d’une nouvelle et forte cellule Afrique à l’Elysée dont la responsabilité devrait aussi couvrir le Maghreb pour des raisons évidentes. Je prends mes précautions car en 1993, j’ai écrit un livre pour en particulier dire tout le mal que je pensais de la « cellule Afrique » telle qu’elle fonctionnait alors. Mais il semble évident qu’il faut mettre en place une instance de coordination extrêmement forte, au niveau le plus élevé, c’est-à-dire au niveau de la présidence de la République, et nommer à sa tête une personne qui ait accès quotidiennement au Président et qui soit en mesure d’imposer ses vues aux différents ministères concernés : la défense, les finances, les affaires étrangères. De ce point de vue, étant donné la dégradation sécuritaire en Afrique, mieux vaut sans doute choisir un militaire d’un grade élevé pour tenir cette position qui ne devra surtout pas se contenter de régler les problèmes matériels ou familiaux des chefs d’Etat africains de passage à Paris. Cette personne devrait être à même de remettre de l’ordre dans notre système d’aide et de convaincre le Président de la République de passer les coups de fil nécessaires pour mettre la pression sur les instances internationales…

Certains d’entre vous se souviennent de mon intervention ici même en 2013. Je dois dire que j’ai été très déçu par le dialogue ou plutôt l’absence de dialogue qu’Olivier Lafourcade et moi-même avons eu avec Pascal Canfin à propos de la création d’un fonds fiduciaire Mali, qui aurait permis de récupérer le contrôle d’une part des ressources que nous confions à l’aide multilatérale afin que la France garde la main sur l’aide à ce pays. Cette idée d’un fonds fiduciaire a été récupérée par l’Union Européenne mais je ne pense pas que ses services soient équipés pour en faire le meilleur usage. Je rappelle que sur les 3,4 milliards d’euros promis en octobre dernier au Mali par la communauté internationale, seuls 3,7 % sont destinés au développement de l’agriculture et de l’élevage. Nous aurions au moins pu éviter ce type de bêtise.

Si nous créons demain un fonds fiduciaire destiné au développement rural, local et municipal au Sahel et si nous le dotons de disons 200 millions, la Banque mondiale, la BAD, les fonds arabes et l’Union européenne ne vont pas spontanément y mettre 8 ou 900  millions supplémentaires pour nous faire plaisir. Mais il faut parfois savoir imposer sa volonté à ces institutions. De nombreux pays savent se montrer très brutaux avec les institutions multilatérales. Lorsque j’étais directeur pour l’Afrique Centrale à la Banque mondiale, je me suis ainsi fait tordre le bras par le Trésor américain pour que je finance le pipeline Tchad-Cameroun. Son représentant m’a très bien fait comprendre que le pouvoir n’était pas dans le bureau du président de la Banque mondiale mais dans le sien et je me suis exécuté. Bien sûr quand un Suisse ou un Néerlandais me convoquait, j’arrivais à me débrouiller ; mais quand c’était un Chinois ou un Britannique, j’étais bien obligé d’écouter.

La France n’est pas coutumière de ce genre de comportement. Elle n’a à ma connaissance tapée du poing qu’une seule fois, avant la dévaluation du franc CFA début 1993. Le directeur chargé des pays de la zone CFA faisait bêtise sur bêtise et Édouard Balladur, alors Premier ministre, a passé un coup de fil au président de la Banque mondiale : le lendemain, ce directeur qui était américain, a été débarqué au profit d’un Français, et c’est avec ce dernier que pendant un an, en liaison étroite avec le Trésor français et le FMI j’ai participé au pilotage de cette opération.

N’oublions pas que nous avons des arguments : nous contribuons par exemple pour 800 millions d’euros chaque année à l’aide gérée par les institutions spécialisées de l’Union européenne. Nos responsables politiques doivent parfois faire preuve de la brutalité nécessaire avec ces institutions.

Avec un ou deux fonds fiduciaire Sahel, nous serions en mesure de faire comprendre aux organisations multilatérales qu’il est des domaines importants qu’elles ne traitent pas et qu’elles ne savent pas traiter. Nous avons un savoir-faire certain, que ce soit en matière de renforcement régalien – nos gendarmes sont quand même plus à même de former des gendarmes sahéliens que des gendarmes danois ou lettons, à qui il faut donner des cours de français –, en matière de développement rural, de développement municipal, etc. Si nous acceptons de mettre des ressources significatives dans un fonds fiduciaire nous pourrons les convaincre de contribuer. Et si elles ne sont pas contentes, il importe de leur faire-valoir que telle est notre volonté.

Que fait la communauté internationale en matière de contrôle des naissances, Madame Saugues ? Eh bien, rien. Seules deux institutions s’en occupent un peu : le Department for International Development (DFID) britannique et la Fondation Gates. Les actions relatives aux contrôles des naissances ne reçoivent, je le répète, que 0,2 % de l’aide internationale.

S’agissant du rapprochement de l’AFD et de la Caisse des dépôts et consignations, je salue cette opération. J’ai eu de longues discussions avec Rémy Rioux en charge de ce dossier. C’est une mesure difficilement contournable pour des raisons budgétaires et financières. Il fallait répondre aux engagements pris par le Président de la République en matière de lutte contre le réchauffement climatique, qui passe par des prêts de long terme consentis à des pays émergents, à des conditions telles que le coût est presque nul pour le contribuable français. L’AFD était bloquée dans ses actions par des contraintes prudentielles ; l’adossement à la Caisse des dépôts va lui permettre de s’en affranchir. Maintenant, le diable est dans les détails. Si le directeur général de la Caisse des dépôts et la directrice générale de l’AFD considèrent que l’avenir appartient aux pays émergents et qu’il faut mettre l’accent en priorité sur les problèmes urbains, nos pauvres pays du Sahel risquent d’être oubliés. Avec cet adossement, l’AFD risque aussi de préférer s’intéresser au Mexique et au Brésil plutôt qu’au Tchad. C’est la raison pour laquelle, mesdames, messieurs les députés, il importe que vous veilliez à ce que les enjeux géopolitiques de la France soient pris en compte par cette nouvelle entité.

Vous m’avez interrogé sur l’Afghanistan, Monsieur Mariani. Je suis très pessimiste. En dehors des villes, le territoire est pour l’essentiel contrôlé par les Talibans. J’ai bien connu le président Ashraf Ghani lorsqu’il était ministre des finances et recteur de l’université de Kaboul: c’est un homme remarquable, pour lequel j’ai énormément de respect, mais ce n’est pas non plus un politique toujours très habile. La cohabitation avec le directeur de l’exécutif Abdullah Abdullah est ingérable. Le président Karzaï s’est fait construire une maison dans le jardin du palais présidentiel et dispose de ressources financières colossales pour préparer son retour. Il contredit le président en permanence. La situation sera tenable tant que les Américains accepteront de maintenir environ 10 000 hommes sur place pour que les villes ne tombent pas et acceptent de payer sans sourciller les salaires des soldats afghans ainsi que le fonctionnement de l’armée et du cœur de l’administration. Cela pourra durer un « intervalle décent », pour reprendre une expression employée à propos du Vietnam. La croissance démographique et le problème de l’emploi alliés au système politique imaginé par les Américains aboutissent à un désastre total. Malgré les qualités d’Ashraf Ghani, je ne vois pas beaucoup de perspectives à ce pays, d’autant que le niveau de corruption est tel que les montants en jeu peuvent se chiffrer en termes macroéconomiques.

Plusieurs d’entre vous m’ont demandé vers quels pays fondamentaux la France devrait centrer son attention : à mon sens en priorité la Tunisie, les pays sahéliens de la ligne de front du Sahel face à la Libye, c’est-à-dire le Tchad, le Niger, le Mali, le Burkina, la Mauritanie, mais aussi les pays en deuxième ligne comme le Sénégal et la Côte d’Ivoire. Il faut bien voir que ce sont précisément des pays dont l’AFD risque de se détourner. Ses instructions sont actuellement de s’occuper en priorité de la croissance verte dans les pays dont les émissions de gaz à effet de serre posent un problème à l’échelon mondial. Si on lui dit que le Sahel n’est plus son affaire, elle liquidera ses équipes sur place et dans trois ans, nous n’aurons plus d’instrument pour travailler dans cette région.

J’en viens à la question portant sur la gouvernance des pays africains. C’est un vaste sujet que je ne peux traiter en 2 minutes or le temps me presse. Je suis bien évidemment pour la démocratie mais selon des formes plus adaptées à ces pays, construites je pense à partir des collectivités locales. Ce n’est pas parce qu’un leader politique sera élu même très honnêtement avec 51 % des suffrages que la démocratie sera instaurée dans ce pays ; la problème est qu’il y a rarement des contre-pouvoirs en Afrique.

À propos de la légitimité politique, j’avoue ne pas avoir de réponse très satisfaisante.

Prêts ou dons, Monsieur Arif. Si l’AFD reçoit 200 millions de ressources en dons, elle utilisera ces 200 millions et si on lui en confie 1 milliard, elle utilisera ce milliard. Il n’y pas à s’inquiéter. Elle pourrait aussi utiliser ses profits pour abonder ses ressources en subvention. C’était notre idée avec Jean Michel Severino. Hélas le budget a vite exigé des dividendes….

J’aimerais insister sur le fait que la région du Maghreb pose aussi problème. La Tunisie est sans doute en premier sur la liste de Daech. On peut aussi sérieusement se demander ce que va devenir l’Algérie, qui connaît une situation désastreuse au plan économique et une fin de règne politique. Certes l’armée et les services de renseignement tiennent encore dans ce pays et l’expérience de la guerre civile fait encore peur à tout le monde.

Je terminerai par les migrations. Hervé Le Bras estime que l’Europe ne recevra pas de migrants africains, car ils n’ont pas le niveau d’éducation élevé qui favorise ce type de migration. M’appuyant sur les travaux de mes amis démographes, je considère, au contraire, que nous recevrons des migrants africains car les migrants vont là où ils retrouvent des diasporas. C’est la raison pour laquelle les Afghans se rendent en Grande-Bretagne et que les Maliens de la région de Kaye, quel que soit leur niveau de formation, continuent de venir en France qui compte une forte diaspora malienne.

Si rien ne change, le Sahel est parti pour imploser dans les cinq --dix –ou quinze années qui viennent. Je ne peux rien prédire ici en termes de durée. Beaucoup dépendra de la situation en Libye et au nord du Nigéria. Des dégradations sécuritaires ont en effet toute chance de conduire à des blocages économiques, qui provoqueront des migrations vers les pays côtiers, migrations d’abord plus économiques que politiques. Des pays côtiers, les migrants se déverseront vers le Maghreb, où ils sont encore plus mal vus que chez nous. Tout cela créera des flux migratoires à une échelle que nous n’avons pas encore connue. Rappelons que les grandes migrations du XIXe siècle vers l’Amérique se sont produites alors que l’Europe avait un taux de croissance démographique de l’ordre de 0,4 % à 0,5 %. En Afrique sahélienne, le taux de croissance démographique se situe entre 3,5 % et 4 %. C’est une situation inédite.

Bref, ce que je voulais vous dire, au-delà de cette note certes pessimiste, c’est que nous ne sommes nullement désarmés, que nous pouvons agir pour tenter de différer des échéances et d’inverser le cours des évènements. Il nous faut pour cela ne pas croire que nos militaires pourront seuls régler le problème. Il nous faut dégager des ressources pour conduire une politique d’aide à ces pays adaptée à leur situation ; or ces ressources existent mais sont mal employées. Il nous faut en reprendre le contrôle et pour cela ne pas hésiter à tordre le bras de certaines institutions multilatérales. Par contre je suis persuadé que le « business as usual » conduit ces pays au désastre et que leur désastre ne sera pas sans impact inquiétant sur notre pays.

M. Axel Poniatowski., vice-président. Il me reste à vous remercier, monsieur Michailov, pour cette audition absolument passionnante.

La séance est levée onze heures trente cinq.

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Membres présents ou excusés

Commission des affaires étrangères

Réunion du mercredi 23 mars 2016 à 9 h 45

Présents. - M. Kader Arif, M. Jean-Paul Bacquet, M. Patrick Balkany, M. Christian Bataille, M. Philippe Baumel, M. Jean-Luc Bleunven, M. Guy-Michel Chauveau, M. Jean-Louis Christ, M. Philippe Cochet, M. Édouard Courtial, Mme Françoise Dumas, M. Nicolas Dupont-Aignan, M. Jean-Paul Dupré, M. François Fillon, Mme Marie-Louise Fort, Mme Valérie Fourneyron, M. Hervé Gaymard, M. Jean-Marc Germain, M. Jean Glavany, Mme Linda Gourjade, M. Jean-Claude Guibal, Mme Élisabeth Guigou, M. Jean-Jacques Guillet, M. Benoît Hamon, M. Pierre-Yves Le Borgn', M. Pierre Lellouche, M. Patrick Lemasle, M. Pierre Lequiller, M. Bernard Lesterlin, M. François Loncle, M. Thierry Mariani, M. Jean-René Marsac, M. Alain Marsaud, M. Jacques Myard, M. Axel Poniatowski, M. Patrice Prat, M. Didier Quentin, M. Jean-Luc Reitzer, Mme Marie-Line Reynaud, M. François Rochebloine, M. Boinali Said, Mme Odile Saugues, M. André Schneider, M. Michel Terrot

Excusés. - Mme Nicole Ameline, M. Alain Bocquet, M. Jean-Christophe Cambadélis, M. Gérard Charasse, M. Jean-Louis Destans, M. Jean-Pierre Dufau, Mme Cécile Duflot, M. Paul Giacobbi, Mme Chantal Guittet, M. Meyer Habib, Mme Françoise Imbert, M. Serge Janquin, Mme Marylise Lebranchu, M. Lionnel Luca, M. Noël Mamère, M. Jean-Claude Mignon, M. Guy Teissier, M. Michel Vauzelle