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Commission de la défense nationale et des forces armées

Mercredi 3 octobre 2012

Séance de 11 heures

Compte rendu n° 3

Présidence de M. Nicolas Bays, vice-président

— Audition de M. Michel Foucher, ancien ambassadeur, directeur de la formation, des études et de la recherche de l’Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN), sur le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale..

La séance est ouverte à onze heures trente.

M. Nicolas Bays, président. Cette réunion fait suite à la rencontre que nous avons eue la semaine dernière avec les sénateurs de la commission des Affaires étrangères et de défense sur le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale. Monsieur Foucher, vous êtes ancien ambassadeur, professeur des universités en géographie des frontières et géopolitique à l'École normale supérieure, directeur de la formation à l'Institut des hautes études de défense nationale (IHEDN), et vous avez été géographe-analyste pour la délégation aux affaires stratégiques du ministère de la Défense, chargé de mission auprès du ministre des affaires étrangères, M. Hubert Védrine, en charge du dossier des rapports de force politico-stratégiques ainsi que directeur du Centre d'analyse et de prévision du ministère des affaires étrangères. C’est pourquoi la présidente Patricia Adam a jugé que vous étiez particulièrement bien placé pour éclairer la représentation nationale dans ses réflexions sur le cadre géostratégique et ses implications pour la souveraineté et la défense de la France.

Vous initiez ainsi le cycle d’auditions que nous envisageons de mener dans le cadre de la préparation du Livre blanc, au cours duquel nous entendrons et dialoguerons avec le président de la commission chargée de la préparation du Livre blanc, M. Jean-Marie Guéhenno, puis avec des experts, des militaires, des industriels, des hauts fonctionnaires et des diplomates, français et européens.

M. Michel Foucher. C’est lorsque nous nous sommes rencontrés à l’occasion des dixièmes universités d’été de la défense à Brest en septembre dernier que la présidente Patricia Adam m’a proposé le principe de cette audition, et je tiens à l’en remercier.

Cette année, la commission du Livre blanc devra répondre à une question fondamentale : la France a-t-elle vocation à être une puissance mondiale, ou une puissance régionale ? Ce choix ne tient pas seulement à des questions de moyens. À mon sens, on peut trouver une voie moyenne entre ces deux alternatives : la France est une puissance régionale active, mais elle conserve des intérêts globaux ; dans cette optique, sa politique de défense et de sécurité doit se décliner en différentes échelles de sécurité et d’intérêts, en y adaptant les objectifs et les moyens.

On prend souvent, comme point de départ de l’analyse stratégique, la question des budgets consacrés à leur défense par les principales puissances. De façon symptomatique, on observe en effet que ces budgets sont partout en expansion, y compris au Japon, en Russie, en Inde, au Brésil, mais pas en Europe. Il apparaît que les budgets militaires des États-Unis et de l’Union européenne cumulés représentaient encore 57 % de l’ensemble des dépenses militaires mondiales en 2008, et que ce taux baisse à 53 % en 2011. En effet, les États-Unis avaient atteint un haut niveau de dépenses militaires, niveau qui diminuera progressivement pour être ramené à peu près ce qu’il était sous la présidence de M. Bill Clinton. On observe également la forte croissance des dépenses militaires chinoises, qui représentent 8,2 % des dépenses mondiales en 2011, contre seulement 5,8 % en 2008.

Ces données méritent toutefois d’être interprétées. Ainsi, la croissance spectaculaire des dépenses militaires chinoises correspond à des efforts de rattrapage, dans le cadre du quatrième plan de modernisation de forces armées, jusqu’à présent trop nombreuses. De même, l’Inde a de forts besoins d’investissement pour relever les défis stratégiques liés notamment au voisinage de la Chine. En revanche, la croissance des dépenses militaires brésiliennes ne répond pas à une menace spécifique à ses frontières, mais s’inscrit plutôt dans une démarche que l’on pourrait qualifier de gaullienne : il voit dans la possession d’un outil de défense moderne l’un des attributs de la puissance. C’est pourquoi vendre des Rafale au Brésil ou à l’Inde n’a pas la même signification.

Ces évolutions sont les symptômes d’une redistribution du jeu stratégique global, qui a des conséquences importantes pour les puissances européennes, d’une part parce qu’elle les incite à mutualiser leurs efforts de défense, et d’autre part parce que, par une sorte de ruse de l’histoire, l’émergence de nouvelles puissances ouvre de nouveaux marchés à nos industries d’armement.

Pour pousser l’analyse au-delà des questions budgétaires, il faut insister sur l’échelle régionale des menaces et des engagements français. On a retenu du précédent Livre blanc la notion d’« arc de crise », sans d’ailleurs que celle-ci soit précisément définie – elle n’apparaît que dans la légende d’une carte et dans une note de bas de page… Pour faire simple, cette métonymie désigne le monde arabo-musulman. Il s’agit d’une notion commode pour l’État-major des armées, dans la mesure où elle permet d’identifier une zone de déploiement de nos forces, dans un rayon de trois à sept heures de vol de Paris, où la France a un rôle d’acteur régional, seule ou avec d’autres.

Il y a dans cette zone de nombreux foyers de crise. C’est d’ailleurs ce qui distingue la France de ses alliés européens ou américains : elle fait face à des menaces dans son voisinage. C’est par exemple le cas en Afrique, où l’on s’est accommodé dans un certain nombre d’États de zones non gouvernées. Il ne s’agit pas d’États faillis, mais de zones qu’aucun gouvernement ne contrôle et qui constituent autant de sanctuaires pour des groupes susceptibles de représenter des menaces – qu’il s’agisse des piémonts colombiens avec les trafiquants de drogue, du Sinaï et du sud du Yémen pour certaines tribus bédouines, du Soudan et du Pountland et désormais la zone de montagnes du Sahara que l’on appelle à tort le Sahel.

L’année 2012 a cependant été marquée par un renversement de situation : les forces kenyanes de la mission de l’Union africaine en Somalie (African Union Mission in Somalia – AMISOM) viennent de prendre Kismayo, les forces burundaises vont prendre Brava, principal port entre Kismayo et Mogadiscio. De même, Israël vient d’autoriser le gouvernement égyptien à déployer douze bataillons dans le Sinaï, et la Communauté économique des États de l'Afrique de l'Ouest (CEDEAO), avec l’appui engagé de la France, semble se préparer à une reconquête du nord du Mali, malgré l’opposition du Burundi et de l’Algérie.

Il n’en demeure pas moins qu’il nous est difficile d’intervenir dans les zones non-gouvernées, en dépit des risques qu’elles font naître pour notre sécurité, non parce que nous n’en aurions pas les moyens matériels ou techniques, mais parce que dans certaines régions, nous sommes soumis à une double obligation de présence et d’invisibilité. C’est le cas par exemple au Niger, où nos Mirages basés à N’Djamena ne peuvent pas survoler le nord du pays et la frontière libyenne sans mécontenter profondément l’Algérie, qui conserve dans son jeu la carte touarègue. Le Livre blanc devra mettre l’accent sur l’évaluation de notre coopération militaire avec les États africains.

Il faut aussi souligner que la France est le seul adversaire explicitement désigné par Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI). Orages, diatribes, menaces : quel est le jeu des Algériens ? Quel fut le jeu des Libyens ? Quel est celui du mouvement pour l'unicité et le jihad en Afrique de l'Ouest (MUJAO) ? La France ne peut pas se désintéresser de la zone que constituent le Maghreb, le Sahara et le Sahel.

Un autre élément important de l’évolution du contexte stratégique tient au phénomène de territorialisation générale des enjeux. De ce point de vue, on ne peut que se féliciter de l’étendue de notre zone économique exclusive : onze millions de kilomètres carrés, bientôt douze. Mais encore faut-il en assurer la sécurité. Or, nous n’avons que quatre bateaux à Nouméa, et il n’en restera que deux dans deux ans. Il faut donc rechercher les moyens d’assurer la sécurité de notre espace maritime par des moyens non-conventionnels, au besoin par des alliances régionales.

Autre point important, bien identifié par le Livre blanc de 2008 : l’importance croissante des flux immatériels, qu’il s’agisse de communications militaires, diplomatiques ou économiques. Il faut souligner que ces communications immatérielles reposent sur des infrastructures matérielles ; à titre d’exemple, Alexandrie est un nœud essentiel dans les communications entre l’Europe et l’Asie. Lorsqu’un tremblement de terre détruit des câbles optiques, il peut avoir des conséquences lourdes sur les échanges internationaux. De plus, la cybercriminalité est un phénomène important : la société Symantec a dénombré 556 millions d’actes de cybercriminalité en 2011, notamment en provenance de certains pays, comme le Nigéria. Ainsi, on estime à dix millions le nombre de victimes d’arnaques par Internet en France en 2011, et si les entreprises en font rarement état, c’est souvent par souci de préserver leur réputation.

Par ailleurs, je suis frappé que dans les derniers documents stratégiques américains, notamment la directive de défense du 5 janvier 2012 – document remarquable par sa conclusion comme par sa qualité synthétique –, les Européens sont considérés comme de véritables producteurs de sécurité, et non comme de simples consommateurs. Le revers de la médaille, c’est toutefois que du fait des réductions du budget américain de la défense – 497 milliards de dollars d’ores et déjà actés pour les dix prochaines années, auxquels s’ajoutera probablement une baisse supplémentaire de 500 milliards de dollars –, les industriels américains ont une posture commerciale de plus en plus agressive sur les marchés mondiaux. Le risque est donc substantiel de voir l’OTAN se transformer en une sorte d’agence d’équipement, dans le cadre de laquelle les Européens achèteraient des matériels américains. À cet égard, il faut donc suivre avec beaucoup d’attention les restructurations en cours dans l’industrie de défense européenne.

Deuxième enseignement qui ressort de ce document : le basculement de la stratégie américaine vers l’Asie. Basculement qui n’est que relatif : les États-Unis sont une puissance pacifique depuis 1898, ils y ont mené l’an dernier 172 exercices navals et ils sont liés avec une douzaine d’États de la zone par des accords de défense aussi contraignants que l’OTAN. Ce qui est intéressant, c’est que la directive de défense du 5 janvier 2012 ne fait aucune mention des intérêts que pourraient avoir les Européens au-delà de Kaboul ou du détroit d’Ormuz. Nous y avons pourtant des intérêts commerciaux et financiers, et la sécurisation des voies maritimes dans cette zone constitue un enjeu de sécurité au moins aussi important pour les Européens que pour les Américains. D’où l’intérêt des coopérations que nous entretenons avec Singapour, avec la Nouvelle-Zélande ou avec l’Australie ; d’où l’importance de la participation en juin dernier de notre ministre de la défense à la onzième édition du Dialogue Shangri-La à Singapour. Il faut pourtant aller plus loin, car nous ne disposons d’aucun moyen conventionnel au-delà du détroit d’Ormuz.

Ainsi, il y a une sorte de contradiction qu’il faut dépasser entre notre stratégie régionale et la définition de nos intérêts et de nos objectifs globaux. Cette contradiction ne tient pas à une question de moyens : ce n’est peut-être pas l’avis de la majorité des observateurs, mais je ne crois pas que nos forces manquent de ressources ; depuis dix ou quinze ans, des progrès considérables ont été faits dans leur équipement.

Je tiens aussi à insister sur la portée du concept d’autonomie stratégique. Les agences de notation, dont dépendent les taux d’intérêt auxquels emprunte l’État, font peser sur notre indépendance et notre autonomie stratégique un risque plus important que certaines menaces traditionnelles, comme celle d’une armée russe mal équipée. Il en va de même de la sécurisation de nos approvisionnements en matières premières.

Enfin, je dois rappeler le rôle que joue l’Institut des hautes études de la défense nationale (IHEDN) dans la promotion de l’esprit de défense. Un député que j’interrogeais un jour sur les raisons qui le poussaient à participer assidûment à nos sessions m’a répondu qu’il venait y chercher des arguments à faire valoir à ses électeurs pour justifier l’effort que consent la France en faveur de la défense nationale. Depuis sa création en 1936, l’Institut n’a de cesse de chercher à promouvoir de la sorte l’esprit de défense parmi les civils.

M. Damien Meslot. Je vous remercie d’avoir montré que les défis étaient multiples, tant régionaux qu’internationaux. La rédaction précipitée du Livre blanc, dans des délais réduits, est inquiétante. Nous sommes en effet plusieurs à craindre que la redéfinition du Livre blanc ne soit en fait qu’une façon de faire diminuer les moyens de la défense. Lorsqu’on examine sur une carte les zones de conflits où nos troupes sont présentes, ou lorsqu’on discute dans les régiments, on s’aperçoit que les périodes de projection sont de plus en plus rapprochées et que les hommes ont de plus en plus de mal à faire face à cette situation. En diminuant encore le format de nos armées, on risque bientôt de ne plus avoir la possibilité d’intervenir partout. Si vous avez indiqué que les moyens financiers ne sont pas le principal, ils nous semblent toutefois garder toute leur importance !

M. Michel Foucher. Je parlais des moyens techniques.

M. Damien Meslot. J’en prends acte. Par ailleurs, quelle redéfinition du rôle international de la France souhaiteriez-vous voir émerger ?

M. Jean-Jacques Candelier. L’IHEDN est un lieu de réflexion stratégique de très haut niveau. Or, on constate que celui-ci n’est pas représenté au sein de la commission chargée de l’élaboration du Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale ! Que pensez-vous du processus de rédaction de ce Livre blanc ? N’avez-vous pas l’impression que sa rédaction se fait « à la va-vite », alors qu’un large débat public, au sein d’États généraux de la défense, serait pourtant nécessaire ?

M. Michel Foucher. Un conseiller du Président de la République m’a indiqué que l’IHEDN étant un service du Premier ministre, il n’était pas souhaitable de l’associer aux travaux de la commission, ce qui n’empêche naturellement pas l’IHEDN d’agir en diffusant des notes ou en échangeant avec les présidents des commissions. Il était également nécessaire de laisser une place à MM. Wolfgang Ischinger et Peter Ricketts, représentants allemand et britannique.

Que la commission soit obligée de travailler vite, c’est un fait. Les Polonais nous ont indiqué qu’ils travaillaient sur le même sujet depuis seize mois, mais il faut aussi reconnaître qu’il y a urgence.

Le ministère de la défense ne faisant pas partie des ministères dits prioritaires, il y a certes un risque qu’il constitue une variable d’ajustement et que le budget de la défense passe ainsi de 1,6 % à 1,5 % du budget de la Nation. Surtout, le risque est de définir une réponse aux défis, enjeux et menaces uniquement en termes budgétaires, un peu comme on avait tendance en 2008 à ne raisonner qu’en terme de rayon d’action.

Il faut admettre que la France est désormais une puissance régionale. Au-delà, il convient d’agir d’une autre façon, c'est-à-dire innover en terme de présence stratégique. Le document qui sera élaboré par la commission du Livre blanc peut être beaucoup plus court que le précédent. C’est je crois, à juste titre, l’intention de son Président, M. Jean-Marie Guéhenno.

Il importe de ne pas subir une espèce de dictature des moyens. La France, qu’elle le veuille ou non, doit rester engagée. Elle a pris ces dernières semaines des initiatives sur la question africaine et tout spécialement sur l’Afrique de l’ouest, même si la situation est très compliquée, sachant que l’Algérie a ses propres intérêts dans le Sahara.

La France a déjà renégocié huit accords de défense avec ses partenaires africains. Mais le désir des acteurs, y compris du président Alassane Ouattara, et il en est de même au Sénégal, est que la France reste sur place, même si le choix de Libreville et de Djibouti a été fait. L’IHEDN s’est rendu récemment à Djibouti, d’où la moitié de nos forces est partie pour Abu Dhabi, et il est frappant d’y voir l’installation d’une base japonaise de forces d’autodéfense ainsi qu’une présence de forces maritimes chinoises en mer d’Arabie. Faut-il vraiment partir ? Djibouti, comme Kampala d’ailleurs, est une base utile pour assurer la formation des armées de l’Afrique de l’Est, dont les forces sont actives pour remettre de l’ordre en Somalie, sur terre comme sur mer.

On peut certes faire des interventions de choix, comme en Afghanistan pour manifester notre solidarité avec les États-Unis, mais quel y est notre intérêt national dans la durée ?

Je pense qu’il convient d’adapter les moyens à la nécessité et non l’inverse, en distinguant entre nos voisinages élargis et le vaste monde où nous avons des intérêts plutôt économiques mais qui peuvent également affecter notre autonomie stratégique. Il convient de trouver des moyens d’action, par le levier européen ou par le jeu d’alliances.

Il convient également que les États-Unis récusent le concept de « global NATO », c'est-à-dire acceptent de discuter avec nous en dehors de l’OTAN, afin d’engager un véritable dialogue euro-américain sur des questions globales. À défaut, nous aboutirons à un duopole Washington-Pékin qui n’est nullement dans notre intérêt.

Le budget de la défense va donc diminuer, il n’est nullement dans notre intérêt que nos ambitions diminuent en proportion ! Je plaide donc pour une vision stratégique fondée sur une évaluation des risques et menaces (vision pessimiste) et des enjeux et des intérêts (vision optimiste). Après plusieurs échanges avec nos chefs d’état-major, je peux vous affirmer que nos forces se sont modernisées et que l’on dispose aujourd’hui, notamment en OPEX, de moyens d’action performants, efficaces et souvent admirés.

M. Nicolas Bays. La baisse des crédits consacrés à la Défense n’est pas plus importante que ce celle qui était déjà prévue par les précédents projets de loi de finances et la révision générale des politiques publiques (RGPP).

M. Gilbert Le Bris. Si j’ai bien compris vos propos, Monsieur Foucher, la France est face à un choix : demeurer une puissance mondiale ou devenir une simple puissance régionale. Autrement dit, doit-elle faire le choix de la dispersion des moyens ou de la concentration ?

La France n’est plus une puissance majeure pour la projection de ses forces mais elle le demeure grâce au pré-positionnement de celles-ci. Les atouts de la France dans la mondialisation sont, je pense, sa puissance maritime, sa langue et son siège au Conseil de sécurité des Nations unies. Il faut arriver à en tirer pleinement partie ! C’est pourquoi nous devrons concentrer nos efforts sur l’Afrique, vous l’avez déjà souligné, mais aussi sur la protection de notre souveraineté dans les différents océans où nous sommes présents.

M. Michel Foucher. Je pense qu’il est effectivement très important de nous renforcer dans les endroits où nous sommes déjà présents : à Djibouti et dans les DOM COM. Les États insulaires du Pacifique Sud nouent des partenariats économiques avec la Chine ou avec Taiwan : il n’y pas de vide dans cette partie du monde ! Il ne nous suffit pas de dire que nous avons une zone économique exclusive de 11 millions de km², il faut encore y être présent !

Il nous faut travailler avec l’Australie, la Nouvelle-Zélande, mais aussi avec le Chili pour trouver des formes innovantes de coopération dans le Pacifique Sud. Les moyens conventionnels nous manquent pour assurer une présence permanente, il faut donc explorer d’autres voies : exercices, accords de défense, dialogue stratégique…

Nous avons de multiples intérêts dans cette partie du monde, qui appellent de nouvelles formes de présence stratégique.

M. Philippe Folliot. J’abonde tout à fait dans le sens de M. Le Bris : un des atouts de la puissance française – et qui en constitue sa singularité, est sa présence sur les trois océans. Je suis persuadé que l’exploitation raisonnée des océans, pour l’alimentation, l’énergie et l’accès à l’eau, est un des grands enjeux du monde à venir.

Une des fonctions régaliennes de l’État est d’assurer sa souveraineté. Les enjeux ne sont pas les mêmes si l’on parle de nos départements et collectivités d’outre mer ou de nos territoires inhabités, comme les terres australes et antarctiques françaises (TAAF). Lorsque l’on voit ce qui se passe aujourd’hui entre le Japon et le Chine, ce qui s’est passé aux Malouines – qui étaient habitées – il y a trente ans, on peut s’interroger. Serions-nous prêts à défendre notre souveraineté sur ces territoires ?

Je pense également que tout n’est pas qu’une question de moyens. Pourquoi les moyens de la marine, aujourd’hui largement concentrés en métropole, ne pourraient-ils pas être prépositionnés sur tous les océans du monde ? Je crois qu’il s’agit là d’un enjeu essentiel.

M. Michel Foucher. Je retrouve, monsieur Folliot, les propos que vous avez tenus sur ce sujet aux universités d’été de la défense, le mois dernier, à Brest. Je pense que vous avez raison de souligner l’importance de la cohérence de notre dispositif.

Mais le concept de souveraineté à l’ère de l’interdépendance doit être repensé. Le monde dans lequel nous vivons est peu coopératif, discordant et comporte de nombreuses contradictions : la France n’arrive par exemple pas à trouver un accord avec la Russie au sujet de la Syrie mais lui vend dans le même temps un bâtiment de projection et de commandement (BPC) ; les États-Unis nouent des partenariats stratégiques avec le Japon ou Taiwan mais ont fait de la Chine leur principale chaîne de production d’Ipad et d’Iphone !

Nous sommes contraints de travailler avec les autres nations. Le discours du général de Gaulle qui consistait à dire que la France était totalement souveraine a pu faire illusion pendant la Guerre froide. Ce n’est plus le cas aujourd’hui, il faut désormais repenser ce concept de souveraineté.

Quant à la dimension maritime de notre puissance, je pense que ce sujet aura toute la place dans le futur Livre blanc et nous le devrons en grande partie à la représentation nationale !

M. Yves Fromion. N’y a-t-il une contradiction entre la volonté affichée des États-Unis de demeurer une puissance globale et la baisse conjointe du budget qu’ils consacrent à leur défense ?

Je voudrais évoquer les mutualisations possibles pour la défense de nos zones maritimes. Vous avez parlé de partenariats que l’on pourrait conclure avec les pays présents dans le Pacifique, par exemple. Mais pourquoi ne pas conclure aussi des accords avec nos partenaires européens qui disposent de zones d’intérêts stratégiques identiques aux nôtres ? Pourrait-on aller aussi loin ?

M. Michel Foucher. Le budget américain de la défense a crû de 60 % au cours des deux administrations Bush : il s’établit aujourd’hui à 711 milliards de dollars. Il va désormais baisser, de l’ordre de 500 milliards d’euros sur dix ans. Cette tendance à la baisse est inéluctable. Depuis 1945, le budget de la défense connaît ainsi des cycles, qui comprennent des périodes de baisse et de réorganisation des bases.

Les États-Unis n’ont de toute façon pas le choix, le coût des guerres en Afghanistan et en Irak est pharaonique et va durer encore longtemps : on évoque le chiffre de 600 milliards de dollars de pensions de retraite à verser aux vétérans de ces deux guerres au cours des prochaines décennies.

Au sujet des mutualisations, le précédent Livre blanc avait évoqué, en conclusion, la possibilité d’élaborer un jour un Livre blanc européen. Je crois que ce n’est pas encore réaliste.

Il faut privilégier les partenariats intergouvernementaux non exclusifs, sans affichage européen mais avec un effet européen, à l’image de l’accord de Lancaster House conclu entre la France et le Royaume-Uni, qui intéresse aujourd’hui l’Italie. Comme vous, monsieur Fromion, je pense qu’il faut identifier nos zones d’intérêt stratégiques partagées avec d’autres pays européens. L’Europe est certes une communauté de valeurs mais elle est avant tout une communauté d’intérêts ! Nous n’avons pas forcément des intérêts communs à 27 mais, en fonction des zones géographiques, des intérêts communs avec certains pays : avec l’Italie ou l’Espagne en Afrique, par exemple, avec la Suède ailleurs.

Il me semble préférable que le futur Livre blanc désigne des zones d’intérêts plus qu’un arc de crise.

M. Yves Fromion. Est-ce que l’opération Atalante de lutte contre la piraterie était la première illustration de ces zones d’intérêts stratégiques communes à plusieurs pays européens ?

M. Michel Foucher. Oui, c’est effectivement ce que l’on a commencé à faire.

M. Jean-Pierre Barbier. Je m’interroge sur ce que vous avez dit : il faut employer nos moyens à la nécessité. Je constate que les évolutions stratégiques peuvent être très rapides ; or la mise en œuvre des programmes militaires semble plutôt caractérisée par une grande lenteur. Est-ce que le prochain Livre blanc prendra en considération l’exigence d’une adaptabilité rapide de nos moyens face à des menaces qui peuvent évoluer très rapidement ?

Par ailleurs j’ai bien entendu vos propos sur la nécessité que la France soit présente sur différents théâtres d’opérations de par le monde pour tenir son rang. Néanmoins force est de constater que l’arc de crise est extrêmement proche du continent européen. En laissant de côté la dissuasion nucléaire, notre pays est-il en mesure d’assurer la défense de la métropole ?

M. François André. M. Meslot craint que le contenu du futur Livre blanc ne serve de justification à une baisse des crédits consacrés à notre défense nationale. Pour ma part je vois un autre risque plus important : que le nouveau Livre blanc affiche des ambitions qui ne pourront pas être traduites de manière effective dans la loi de programmation militaire et dans les lois de finances à venir faute de moyens suffisants. L’évaluation de l’adéquation entre nos ambitions et nos moyens est bel et bien le travail de la représentation nationale et c’est d’ailleurs ce qu’attendent de nous les militaires sur le terrain. L’incompatibilité de nos moyens avec nos ambitions a un effet très négatif sur le moral de nos soldats. Il nous faut donc accomplir des choix au regard des risques en présence. Vous en avez déjà évoqué plusieurs, pourriez-vous nous indiquer la hiérarchie de ces menaces ?

M. Michel Foucher. Le concept de « surprise stratégique » était déjà utilisé dans le précédent Livre blanc, néanmoins il existe des tendances lourdes. En ce qui concerne la protection du territoire national, il faut noter qu’il nous est déjà arrivé d’utiliser à l’extérieur des moyens normalement dévolus à la force de dissuasion, en l’occurrence sa deuxième composante. Ce qui signifie que l’on considère la sécurité du territoire national comme suffisamment garantie pour pouvoir employer sur des théâtres extérieurs des moyens normalement dédiés à sa protection permanente. La dissuasion nucléaire est pour le moment sanctuarisée. Mais je ne pense pas que l’on échappera à un débat sur ce sujet dans l’avenir. C’est un débat qui a d’ailleurs déjà cours chez les militaires. Les militaires ne formulent qu’une seule demande : ils souhaitent des orientations politiques claires. Le général Bentégeat lors d’une conférence à l’IHEDN, le 18 juin dernier, a exprimé la difficulté d’être militaire au XXIe siècle, en raison du flou qui entoure trop souvent les missions qu’on leur assigne. L’objectif du Livre blanc est justement de clarifier nos ambitions. Lors de l’élaboration de la loi de programmation militaire, la représentation nationale aura un rôle éminent à jouer dans ce domaine.

Pour moi la hiérarchie des risques et des menaces est géographique, c’est le voisinage qui importe. Une crise en Birmanie peut affecter nos valeurs mais elle n’affectera pas nos intérêts. Alors qu’une crise au Mali s’avérera préjudiciable pour nos intérêts. Et une crise au Niger sera très grave pour la France, ne serait-ce que pour nos approvisionnements miniers. Une coopération avec ce pays est donc indispensable pour la France. Mais il faut garder à l’esprit que le Niger a des frontières communes avec la Libye et l’Algérie, ce qui implique d’agir de manière subtile. Il est impératif de faire des progrès dans notre dialogue avec l’Algérie. Car on ne peut rien faire dans cette zone sans ce pays. Longtemps les Balkans furent notre priorité, d’ailleurs plus au nom des valeurs que de nos intérêts, et il est important d’afficher cette communauté de valeurs. Néanmoins à l’heure actuelle nos intérêts se trouvent très clairement au sud et à l’est de la Méditerranée.

La hiérarchie des risques et menaces, en dehors des flux et des défis de cybersécurité, est inscrite dans cette géographie que j’ai évoquée précédemment. Il y a les effets de proximité, les questions migratoires, les questions de développement et le bilan de cinquante ans de coopération. Le Mali est le pays que l’on a le plus aidé dans tous les domaines or l’État malien s’effondre aujourd’hui au profit d’autres gestions collectives. Comment en est-on arrivé là ? On ne peut en aucune manière se désintéresser de cette problématique.

Autre point de tension, l’évolution de la situation en Syrie et ses conséquences régionales. Il y a des craquements importants, notamment l’autonomisation de la zone kurde. Néanmoins cette lutte interne pour le pouvoir n’a pas d’impact majeur avéré dans la région, sauf au Liban naturellement, et en Irak où le régime en place soutient à bout de bras Bachar el-Assad, ce qui constitue un véritable fiasco pour la politique étrangère américaine. Concernant les conséquences des révolutions arabes, il est très difficile de se prononcer car c’est une histoire en train de se faire. Du côté égyptien la situation semble évoluer correctement, les relations semblent assez étroites entre le Président Morsi et les États-Unis, la coopération sécuritaire dans le Sinaï avec les Israéliens est effective. Il faudra également rester attentifs à l’évolution de l’Arabie Saoudite, les États-Unis ont acquis une certaine indépendance vis-à-vis du pétrole du Moyen-Orient grâce au gaz de schiste et au pétrole non-conventionnel, c’est là un grand succès de la politique internationale du Président Obama. Notre problème est que nous avons des alliances de circonstances avec des pays qui financent par ailleurs ceux-là mêmes qui nous posent des problèmes, que ce soit en Syrie ou dans la zone saharo-sahélienne. Les politiques dites « de main tendue » à l’égard des régimes syriens et iraniens, que ce soient celles menées par M. Sarkozy ou par M. Obama ont toutes échoué.

Au final la vraie surprise stratégique, comme l’a déclaré le chef d’état-major des armées, l’amiral Édouard Guillaud, fut la crise financière qui n’avait pas été prévue par le Livre blanc de 2008. Je pense qu’il nous faut nous ménager une gamme d’options. Nous avons aujourd’hui les moyens techniques d’agir, comme l’a prouvée notre intervention en Libye. Néanmoins c’était là une opération conçue, sans intervention terrestre très lourde. Maintenant il nous faut nous atteler à la reconstruction d’institutions qui fonctionnent dans toute une série d’État de notre voisinage africain et cela se fera nécessairement sur le long terme.

À l’époque du général de Gaulle, il n’y a pas eu de Livre blanc : deux discours à l’IHEDN et au Centre des hautes études militaires (CHEM) en ont tenu lieu en 1959 et 1961. Il y a eu un premier Livre blanc sous la présidence Pompidou, en 1972, et il a fallu attendre 1994 pour la rédaction du deuxième. On constate ensuite une accélération du processus avec la rédaction du suivant en 2008 et d’un nouveau, aujourd’hui, à peine quatre ans plus tard. Je pense que nous sommes entrés dans une logique que l’on trouve en Asie sous le nom de Strategic review

M. Yves Fromion. Cette accélération des réformes déstabilise nos forces armées si nous n’y faisons pas attention !

M. Michel Foucher. Je n’en suis pas convaincu. Les militaires ont besoin de directives claires et de missions qui le sont tout autant. Les enjeux du Livre blanc dépassent en outre le seul fonctionnement de nos forces armées : il y aussi des enjeux de développement économique, nos industries de la défense employant près de 165 000 personnes, mais aussi d’intégration en direction des quartiers – ce à quoi nous travaillons à l’IHEDN avec nos programmes de « citoyenneté et de cohésion nationale ».

M. Yves Fromion. Vous n’avez pas répondu à la question de mon collègue sur la défense de notre territoire national, assurée aujourd’hui par notre dissuasion nucléaire, face à des menaces conventionnelles.

M. Jean-Pierre Barbier. Je voudrais en effet revenir sur la question de la défense de notre territoire national. Sommes-nous prêts à répondre à une attaque militaire conventionnelle ? Vous avez identifié des zones de crise à 3 ou 6 heures de vol de notre territoire métropolitain et de nombreux États qui se réarment - à commencer par exemple par l’Inde, qui veut s’équiper de 120 Rafale. Disposons-nous, aujourd’hui, des ressources suffisantes ?

M. Michel Foucher. Oui, nous le sommes. Dans ce type de menaces, il y a toujours des signes précurseurs.

Cela souligne la nécessité de mettre l’accent sur la cinquième fonction stratégique définie par le Livre blanc, la fonction connaissance et anticipation. Clairement, cette fonction ne peut être mutualisée, à l’inverse de celles que nous avons évoquées. Il s’agit là d’un élément fondamental de notre capacité souveraine. Cela dépasse le cadre de la défense, car cette fonction dépend aussi de l’implantation de nos centres de recherches à l’étranger, par exemple.

M. Nicolas Bays, président. Je vous remercie, monsieur Foucher

La séance est levée à douze heures quarante-cinq.

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Membres présents ou excusés

Présents. –. M. François André, M. Jean-Pierre Barbier, M. Nicolas Bays, M. Jean-Jacques Candelier, M. Guy Chambefort, Mme Marianne Dubois, M. Richard Ferrand, M. Philippe Folliot, M. Yves Foulon, M. Yves Fromion, Mme Edith Gueugneau, M. Francis Hillmeyer, M. Gilbert Le Bris, M. Maurice Leroy, M. Alain Marleix, M. Damien Meslot, M. Alain Moyne-Bressand, Mme Sylvie Pichot, Mme Émilienne Poumirol, Mme Daphna Poznanski-Benhamou, M. Gwendal Rouillard, M. Michel Voisin, Mme Paola Zanetti

Excusés. –. M. Ibrahim Aboubacar, Mme Patricia Adam, M. Claude Bartolone, M. Daniel Boisserie, M. Philippe Briand, M. Lucien Degauchy, M. Christophe Guilloteau, M. Éric Jalton, M. Marc Laffineur, M. Bruno Le Roux, M. Joaquim Pueyo, M. Eduardo Rihan Cypel, M. François de Rugy, M. Stéphane Saint-André

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Pour consulter le document de présentation de M. Michel Foucher, cliquer sur le lien suivant :

Diaporama M. Foucher Audition 3 10 12.pdf