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Commission de la défense nationale et des forces armées

Mercredi 21 novembre 2012

Séance de 16 heures 30

Compte rendu n° 24

Présidence de Mme Patricia Adam, présidente

— Audition du Général d’armée Jean-Louis Georgelin sur le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale.

La séance est ouverte à seize heures cinquante.

Mme la présidente Patricia Adam. On ne présente plus le général d’armée Jean-Louis Georgelin, ancien chef d’état-major des armées. Il a été membre de la commission chargée de l’élaboration du Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale en 2007, ce qui confère un intérêt particulier aux réflexions qu’il a pu nourrir sur les restructurations qu’a connues le ministère de la défense, sur ce qu’il estime être le moral des troupes, sur les grands enjeux stratégiques et sur la question européenne.

M. le général Jean-Louis Georgelin. « La politique de défense et de sécurité de la France est, à nouveau, à la croisée des chemins. » Cette phrase, dont nul ne niera la pertinence, eu égard aux difficultés que connaît notre pays pour le financement de sa politique de défense, est la première de la préface que le Président Nicolas Sarkozy avait donnée, il y a quatre ans, au Livre blanc de 2008. Ainsi, pour la troisième fois depuis que, en 1996, nos armées ont été transformées en un outil professionnel tourné vers la projection, nous remettons l’ouvrage sur le métier, pour réformer, réorganiser, renforcer, dans un domaine qui est pourtant, par excellence, celui du temps long.

En réalité, nous n’avons cessé, depuis la fin de la guerre froide, de nous interroger sur notre outil militaire et sur son coût. L’absence de menaces militaires clairement identifiées, les réticences à employer la force après l’apocalypse des deux guerres mondiales, le succès stratégique de l’Union européenne, qui a abouti à la fin des guerres intra-européennes, la mondialisation qui brouille les repères des nations, le triomphe apparent du soft power, c’est-à-dire la capacité d’influence, sur le hard power, c’est-à-dire l’usage plus traditionnel de la force, les performances nuancées des interventions militaires, tout cela vient à l’appui de ceux qui pensent que les dépenses militaires sont non seulement improductives, mais parfois inutiles, et intimide ceux qui persistent à croire que les sociétés humaines et les États qu’elles ont établis pour rendre possible la vie en société n’ont pas véritablement changé de nature au point que la violence et l’affrontement armé soient en voie d’éradication.

Sous la Ve République, la France a su conserver des capacités militaires crédibles, maintenir une force de dissuasion pour la défense de ses intérêts vitaux, faire face a ses responsabilités de membre permanent des Nations unies en intervenant militairement quand nécessaire, maintenir une présence militaire effective dans ses territoires et départements d’outre-mer, honorer ses accords de défense, maintenir une industrie de défense performante, comme l’a montré l’emploi de nos équipements et de nos munitions en OPEX, notamment en Afghanistan et en Libye. Tout cela, elle l’a fait grâce à l’impulsion que le fondateur de la Ve République avait donnée à nos ambitions de puissance, lesquelles n’ont été remises en cause par aucun de ses successeurs, ce qui ne veut pas dire que les moyens financiers, les organisations, les doctrines, les équipements n’aient pas été constamment adaptés, et ce qui ne veut pas dire non plus qu’il n’y ait pas eu, depuis le début, une tension de plus en plus difficile à contenir entre les ambitions affichées et les moyens nécessaires pour les réaliser.

C’est précisément cette tension et l’accumulation de réformes de plus en plus radicales et rapprochées qui rendent encore plus difficile le bon ajustement de notre politique de défense et de nos moyens militaires. La question que nous devons nous poser, avec nos partenaires dans l’Union européenne et dans l’Alliance atlantique, est simple à formuler : aujourd’hui, compte tenu de l’état actuel du monde, et plus particulièrement de l’Europe, qui a pu procéder à un allégement historique des moyens militaires nécessaires à sa sécurité, avons-nous atteint un seuil de capacité au-delà duquel notre sécurité serait compromise pour le présent – nous bénéficions aujourd’hui des décisions prises il y a parfois plus de vingt ans – et irrémédiablement compromise pour les générations futures – les décisions qui sont prises aujourd’hui engagent notre avenir pour trente ans ?

Trois facteurs majeurs pèsent sur la réponse à apporter à cette question : le premier pour la balayer, le deuxième de manière ambivalente, le troisième pour inciter à la prudence.

Le premier, qui pèse de toute sa force, au point de risquer de saturer toute la réflexion géopolitique et stratégique, c’est la gravité de la situation économique et financière de notre pays, qui n’a cessé de s’accroître depuis 2008. Nous avons l’ardente obligation de réduire la dette et le déficit public, et nous devons nous interroger sur la contribution que, dans cet objectif, peut apporter le budget de la défense. Une réponse partielle a déjà été avancée avec la programmation triennale, qui renonce au 1 % supplémentaire prévu dans le Livre blanc à partir de 2012. À cela va s’ajouter la fin programmée des recettes exceptionnelles, que Bercy avait su habilement imposer en lieu et place de crédits budgétaires. On a déjà enclenché je crois, une réduction de ressources d’une trentaine de milliards d’euros sur la période couverte par le dernier Livre blanc.

Avec 1,5 % du PIB consacré à la défense, première mission de l’État, nous sommes déjà à un point historiquement bas. En d’autres termes, la défense a déjà été largement mise à contribution. Elle a déjà fait son homework. Chacun a présent à l’esprit la performance du ministère dans la révision générale des politiques publiques (RGPP), en comparaison avec les autres départements ministériels.

D’autre part, si la donne stratégique a permis d’alléger les capacités militaires, cela ne se traduit pas nécessairement par une baisse mécanique des budgets militaires. En effet, les personnels, l’entraînement, l’acquisition des équipements, leur maintien en condition opérationnelle, les OPEX, tout cela coûte de plus en plus cher, et leur diminution unitaire n’entraîne pas nécessairement une réduction proportionnelle des coûts. L’heure de Rafale coûte deux fois celle du Mirage 2000 D, l’heure de Tigre quatre fois celle de Gazelle, le maintien en condition opérationnelle (MCO) augmente mécaniquement de 7 % par an, etc. L’intervention militaire va-t-elle, à terme, devenir hors de portée de nos États ?

La dépense publique, en France, représente 56 % du PIB. Quand on enlève 1,5 % pour la défense, il reste 54,5 %. Sans doute y a-t-il, dans cette masse, des marges de manœuvre à explorer.

Il serait paradoxal et dangereux, alors même que la crise économique et financière ajoute au risque d’incertitude et aux désordres du monde, et par conséquent aux risques de conflit, d’aller encore plus loin dans la réduction de nos capacités militaires, d’autant qu’un ajustement disproportionné de ses moyens pourrait avoir, pour le statut et la sécurité du pays, un coût hors de proportion avec les effets à en attendre.

Le deuxième facteur, c’est l’Europe : l’Europe et sa situation stratégique, l’état militaire de l’Europe, l’Europe et ses alliances – l’OTAN et l’Union européenne –, l’Europe et les États-Unis. Il est inutile d’épiloguer sur la solidarité qu’ont imposée l’histoire et la géographie aux nations européennes, mais, quelle que soit la force de ces liens, financiers, économiques, culturels, juridiques, politiques, quelle que soit la force du sentiment d’une communauté de destin que partagent ces nations, l’Europe n’est pas encore une nation. Or une armée n’existe que par rapport à une nation. Il a fallu des siècles pour constituer le sentiment national de nos pays. Il en faudra d’autres pour que s’enracine un sentiment national européen, qui plus est façonné par les conséquences de la mondialisation. Nos nations européennes vivent dans un sentiment d’insularité stratégique qui entraîne avec lui l’idée que la guerre est sinon vaincue, du moins obsolète.

De plus, la force du lien transatlantique les a persuadées que, en cas de malheur, elles pouvaient compter sur les États-Unis, même s’ils montrent des signes de lassitude évidents par rapport à la situation de free rider, de passager clandestin, des Européens à bord de la puissance militaire américaine. Aujourd’hui, l’Europe est un quasi désert militaire : budgets en berne, armées peaux de chagrin, recherche epsilonesque, capacités d’intervention réduites, industries de défense encore trop morcelées. Seuls la France, le Royaume-Uni et, dans une moindre mesure, l’Allemagne et l’Italie conservent un certain niveau de puissance militaire. Ce tableau préoccupant devrait inciter à la prudence ceux qui renvoient à une idée très française de la défense européenne pour trouver des solutions miracles pour résoudre notre équation militaire.

On a beaucoup parlé du rapport Gallois, qui faisait état d’un seuil au-delà duquel la désindustrialisation du pays deviendrait irrémédiable. On a moins parlé du rapport Védrine, qui, sur toutes ces problématiques, dit ce qui doit être dit, en particulier en ce qui concerne notre relation à l’OTAN, qui, selon moi, a été tranchée avec le bon sens nécessaire. On sent approcher le moment où l’Europe sera rattrapée par son irresponsabilité militaire. Compte tenu de ce qu’elle a su maintenir, la France a un rôle majeur à jouer dans ce domaine, pour peu qu’elle n’envoie pas, fût-ce conjoncturellement, un contre-signal.

Le troisième facteur, c’est la réforme perpétuelle. Usque non descendat ? Je suis frappé de voir que trop nombreux sont ceux qui, prenant le train de cette réforme perpétuelle en marche, qu’ils soient de mauvaise foi ou qu’ils flirtent avec un angélisme postmoderne, raisonnent, à l’instant où ils décident de s’intéresser aux dossiers de la défense, comme si rien n’avait été fait depuis l’effondrement de l’Union soviétique, comme si nous n’avions pas compris que la mondialisation avait changé les rapports entre les nations et la vie de nos sociétés, que le soft power s’imposait le plus souvent par rapport au hard power, que la technologie, notamment numérique, avait radicalement transformé les conditions du combat, que l’internationalisation des interventions militaires et leur dualité civilo-militaire imposaient des schémas nouveaux, que l’acceptation du sacrifice, qui est au cœur de l’engagement militaire, posait un problème à nos sociétés, alors même que l’on défend des avantages et des intérêts plutôt que le territoire de la patrie.

Aucun corps de l’État ne s’est réformé comme nos armées. C’était nécessaire, logique. Que chacun en prenne honnêtement conscience. Par deux fois en une dizaine d’années, elles ont été auscultées, mises à plat, amputées, restructurées, parfois avec une inutile brutalité.

Aujourd’hui, nos armées comptent 225 000 hommes et femmes, représentent 1,5 % du PIB, 8 à 9 % du budget de l’État – à la fin de la guerre froide, c’était 500 000 hommes, 2,7 % du PIB, 15 % du budget de l’État. Faut-il raboter des contrats opérationnels raisonnables, mis au point aux termes de délibérations approfondies ? Faut-il prendre le risque d’aller encore plus loin, de déstabiliser l’institution militaire épuisée par des réformes qui n’ont jamais le temps d’aboutir ? Après toutes les restructurations qu’a subies l’institution, les marges de manœuvre se raréfient, dès lors que nous ne renonçons pas à nos ambitions. Il est clair que ce n’est pas au ministère du budget de décider de la stratégie de notre pays – c’est au Président de la République en Conseil de défense –, ni à ce même Haut Conseil de décider de l’organisation du ministère de la défense – c’est au ministre de la défense.

Oui, la défense doit être partie prenante de la bataille de la dette, mais n’oublions pas que les armées ont fait largement leur homework. La République a inscrit le principe de précaution en lettres d’or dans sa Constitution. Le premier principe de précaution pour un État, n’est-ce pas de conserver des capacités militaires pour être en mesure d’affronter une situation qu’il n’aurait pas su anticiper ? La puissance militaire, c’est un peu comme l’oxygène de l’air : on ne se rend pas compte de son utilité quand on n’a pas besoin de l’utiliser, mais, lorsqu’on s’aperçoit qu’elle fait défaut, il est toujours trop tard pour réagir.

Mme la présidente Patricia Adam. L’équation budgétaire est difficile à résoudre. D’un côté, pour des raisons liées à l’emploi, à l’export, au PIB, les parlementaires et le Gouvernement ne veulent pas lâcher des industriels qui ont besoin de davantage d’investissement dans la recherche et développement. De l’autre, l’armée s’est professionnalisée et réclame des matériels plus performants, dont l’utilisation est de plus en plus coûteuse. Que faire ? Pourrait-on imaginer de réserver les matériels les plus évolués pour l’opérationnel et, pour l’entraînement ou des opérations plus légères, d’utiliser des matériels moins coûteux ? Personne ne répond jamais à cette question.

M. le général Jean-Louis Georgelin. Si personne ne répond à cette question, c’est qu’il n’existe aucune réponse satisfaisante et rigoureuse. La politique est l’art du possible. La vitalité des nations, hier et plus encore aujourd’hui, passe par la dynamique de la recherche scientifique et technologique. Une des causes du déclassement des pays européens par rapport aux États-Unis, c’est précisément l’atonie de notre recherche militaire. Jusqu’à un passé récent, la recherche technologique et scientifique était pourtant dominée par la recherche militaire, laquelle irriguait ensuite les marchés civils. Ainsi, le nucléaire a permis d’accomplir des progrès dans d’innombrables domaines, de même que, aux États-Unis, les recherches de la NASA ont bénéficié à de nombreux secteurs.

Aujourd’hui, c’est la défense qui court après la recherche, notamment dans le domaine du numérique. Les armes les plus évoluées rendent les interventions militaires plus efficaces, plus sûres, plus économes de la vie des gens, plus « propres » – terme qui, j’en conviens, est assez ambigu : on a pu lire des articles expliquant que le président Obama fait parfois la guerre tout seul avec des drones armés, lorsque les satellites ont repéré des terroristes d’Al-Qaida, au Yémen, au Pakistan ou en Afghanistan, mais ces armes n’en font pas moins toujours des dégâts collatéraux.

Toutefois, il ne faut pas rechercher partout et tout le temps la performance technologique. On n’a pas nécessairement uniquement besoin, compte tenu des adversaires qu’on rencontre sur un théâtre donné, du hi-tech le plus abouti. En même temps, le contrôle politique de ces opérations, surtout à distance, exigera des systèmes de télécommunications et des armes très performantes. Nous ne pouvons pas avoir une armée d’arcs et de flèches. Le juste milieu – in medio stat virtus –, c’est l’art de gouverner les hommes.

M. Alain Marty. La concurrence entre les différentes armées n’est-elle pas en train de se développer ? Dans un contexte de restrictions budgétaires, chacun essaie de sauver sa peau. On a mis en avant le concept de la projection de force. Aucun conflit ne peut se régler sans une présence au sol. Pouvez-vous nous faire part de vos réflexions à ce sujet ?

Je suis un élu de l’est de la France, où les régiments sont encore assez nombreux. Or la crainte se fait jour que le prochain Livre blanc ne réduise un peu plus les effectifs. Comment cette réduction pourrait-elle ne pas entraîner de trous capacitaires, dans la mesure où l’armée de terre voit déjà les programmes d’équipement reportés d’année en année ?

M. le général Jean-Louis Georgelin. Lieutenant-colonel au bureau planification finances de l’état-major de l’armée de terre, je constatais déjà le tort que la compétition entre les armées causait aux lois de programmation militaire. Il me paraissait nécessaire que la conception globale de nos moyens militaires prévale. Elle ne pouvait être le fait, s’agissant des armées, in fine, que du chef d’état-major des armées. J’ai contribué à ce que ses responsabilités soient renforcées, que son autorité sur les trois chefs d’état-major d’armée soit clairement affirmée.

Je crois comprendre que l’on va redonner une certaine autonomie aux chefs d’état-major d’armée, afin, dit-on, de « remettre le ministre au centre du dispositif ». Comme si la réforme précédente avait en quoi que ce soit menacé son autorité ! Le problème n’est pas là. Aujourd’hui, les effectifs sont singulièrement réduits. L’armée de terre compte 135 000 hommes, la marine 50 000, la marine 45 000. Bien des entreprises françaises ont des effectifs plus importants. Les crédits étant chichement comptés, il me paraît normal de rechercher la complémentarité des moyens. Nous l’avons amorcée, loi de programmation après loi de programmation, en mettant en synergie l’ensemble des moyens, notamment dans la 3e dimension. C’est au prix de ces ajustements que nous arriverons à optimiser la dépense budgétaire : c’est le rôle du chef d’état-major des armées.

Votre deuxième question porte sur les effectifs, question sans cesse débattue. L’objectif opérationnel actuel pour l’armée de terre est de 30 000 hommes déployables en six mois pour une durée de un an, sans renouvellement. Alors qu’il était question de porter ce chiffre à 15 000 hommes, il me paraissait pas extravagant qu’un pays de 63 millions d’habitants, dont les armées totalisent 225 000 hommes, puisse déployer 30 000 soldats avec son armée de terre.

Vous dites que l’on ne peut gagner un conflit sans engager des hommes au sol. Mais, en même temps, l’exemple de la Libye montre que l’on peut participer à une coalition sans forcément déployer des hommes sur le terrain, les troupes au sol existaient certes, mais elles provenaient essentiellement de la rébellion. Pour autant, c’est vrai, il ne peut y avoir de solution durable sans un contact physique. Cela ne veut pas dire qu’il faille maintenir des effectifs pléthoriques. Le général d’armée Irastorza avait calculé que, en 1914, l’infanterie française pouvait être déployée de Nice à Dunkerque en plaçant un fantassin tous les mètres ; aujourd’hui, avec un fantassin tous les mètres, on irait de la porte Maillot à la porte de Clignancourt ! Il serait absurde de revenir à la situation antérieure. On dit qu’une compagnie moderne d’infanterie aurait autant de capacités de destruction qu’une brigade du débarquement. Un missile de croisière peut détruire ce qui, en 1914, aurait nécessité plusieurs régiments. Il faut trouver un équilibre. Le seuil de 30 000 hommes paraît raisonnable. C’est celui que, après des débats difficiles, avait retenu le précédent Livre blanc. Il est cohérent avec la situation stratégique et avec l’état de l’art en matière technologique.

M. Jean-Michel Villaumé. En matière d’effectifs, la France occupe le quatorzième rang mondial, et le cinquième en matière budgétaire. Mais, comme vous, nous sommes inquiets pour les bases de défense qui ont été recomposées. Comment percevez-vous l’évolution ?

M. le général Jean-Louis Georgelin. Derrière les bases de défense, il existe une idée indéracinable. Sur une aire géographique donnée, il est logique que l’ensemble des unités et formations qui ressortissent au ministère de la défense soient soutenues d’une manière unique. Mais à quelque armée qu’elles appartiennent, lorsqu’elles sont projetées dans des opérations loin de la métropole, il faut garantir que le système fonctionne dans toutes les branches du soutien – munitions, commissariat, service de santé, etc. Le système précédent, hérité du rapport Bouchard de 1870, était plutôt confortable, mais nécessitait d’être revu dans le calme. À l’époque, je disais au ministre que nous n’étions pas condamnés à faire des bêtises. Nous avons commencé par expérimenter, avant d’accélérer brutalement.

J’écoutais avec intérêt le ministre actuel expliquer, récemment, à propos des regrettables ratés de l’affaire Louvois, que l’on s’était trop hâté de bouleverser le système de paiement de la solde des soldats, question éminemment délicate. Si l’on avait expérimenté, cela aurait mieux fonctionné. Les opérations de ce genre exigent la plus grande prudence. La précipitation ne peut que déstabiliser le système.

M. Daniel Boisserie. À mon grand étonnement, vous n’avez pas parlé de « surprise stratégique ».

M. le général Jean-Louis Georgelin. C’est que le moment n’est pas encore venu ! Mais je vois que vous avez des lettres… (Sourires.)

M. Daniel Boisserie. Mon général, comme je vous faisais remarquer que, rue Saint-Dominique, on voit plus de colonels que de passants, vous avez répondu, avec un humour un peu acidulé, que vous, rue de l’Université, vous croisez plus de députés que de passants ! L’objet de notre discussion, c’est peut-être aussi de faire des économies. Puisque vous avez diagnostiqué la maladie, allons jusqu’à prescrire la thérapie ! Dans la fonction publique territoriale, où le glissement vieillesse technicité (GVT) coûte plus cher que l’augmentation du budget, il est question d’un gel des avancements d’échelon ou de grade. Ne serait-il pas judicieux de prendre une telle mesure dans l’armée ?

Nous avons cru comprendre que vous considériez presque comme une anomalie que ce soit le Parlement qui vote le budget et que ce ne soit pas le Président qui en décide seul.

Vous n’avez pas évoqué le terrorisme, alors que les périls, présents ou futurs, sont nombreux.

Nous avons auditionné hier un haut responsable de l’industrie de défense qui nous disait que certains bureaux d’études, tels ceux de Safran, n’avaient plus rien sur la planche. Quel est votre sentiment à cet égard ?

M. le général Jean-Louis Georgelin. Je n’ai pas parlé de la surprise stratégique, car je n’ai pas fait un exposé de stratégie, me contentant d’évoquer ce qui me paraît essentiel aujourd’hui : le financement de la défense. On se demande souvent à quoi sert l’armée. Autrefois, on savait que l’on se trouvait face à l’Allemagne, face au Pacte de Varsovie. Aujourd’hui, c’est plus compliqué. Constatant que l’histoire du monde est une succession de surprises stratégiques, il faut avoir l’humilité de considérer que des capacités militaires peuvent exister, même si l’on ne sait pas très exactement dans quel cadre elles vont être employées. Ce n’est pas parce que le Rafale ou le Leclerc ont été conçus au temps de la guerre froide, qu’ils ne peuvent pas trouver des cadres d’emploi dans les interventions militaires actuelles.

Vous avez fait allusion à la décision d’un gel de 30 % des avancements. Elle est tout à fait scandaleuse, en raison de la manière dont semble-t-il elle a été envisagée, au détour d’une réunion budgétaire entre les deux ministères. Je crois comprendre que le ministre et les parlementaires ont réagi et demandé que l’on revienne dessus.

Dans la fonction militaire, comme dans la fonction publique territoriale, le GVT est largement la conséquence mécanique de l’application des statuts, à la suite d’un changement d’échelon ou de grade. Toutefois, il est beaucoup demandé à ceux qui s’engagent dans le métier des armes. Ils doivent faire preuve d’une grande disponibilité, ils peuvent être atteints dans leur chair, ils risquent leur vie : nous déplorons 88 tués en Afghanistan, et plus de 600 blessés ces dernières années. Pourtant, même si ce point a été mieux pris en compte, les sujétions de l’état militaire sont assez mal indemnisées. Dans ce cadre, le tableau d’avancement est un élément fondamental du moral des armées. Le remettre en cause, c’est toucher à une quasi-liturgie. C’est ce que ceux qui ont laissé passer cette mesure n’avaient pas saisi. Il ne s’agit pas d’une simple mécanique administrative : cela touche beaucoup plus profondément l’institution militaire. C’est une forme de reconnaissance. L’apparition des « feuilles d’automne » – le tableau d’avancement et les listes d’aptitude – est un moment essentiel de la vie militaire. Y toucher, comme s’il s’agissait d’une simple mesure d’ajustement budgétaire, c’est méconnaître profondément les ressorts et le fonctionnement de l’institution militaire.

Sur votre second point, permettez-moi enfin de préciser ma pensée. Dans le système de la Ve République, celui qui est la clé de voûte de notre défense, c’est le Président de la République, chef des armées. Sous la IVe République, le Président était aussi chef des armées, mais c’était purement honorifique : René Coty a à peine été mis au courant de l’opération de Suez, qui fut mise au point entre Guy Mollet et Anthony Eden. Aujourd’hui, le Président de la République a été doté, par l’article 15 de la Constitution, de la présidence du Conseil de défense, qui définit l’outil militaire, et de celle du Conseil restreint, qui définit l’emploi des forces. C’est ce qui fait des armées un corps tout à fait spécial dans la nation, du ministre de la défense un ministre particulier dans le dispositif constitutionnel, et du chef d’état-major des armées un haut fonctionnaire singulier. Il est évident que tout cela doit recevoir la consécration du Parlement, mais la caractéristique majeure de la Ve République, c’est le fait majoritaire et les risques qu’un Parlement vote contre une décision prise en Conseil de défense sont extrêmement minces. Ne me faites donc pas un procès en antiparlementarisme !

Du reste, je veux vous dire que Bercy n’a pas à décréter la politique de la nation et doit se contenter, ce qui est déjà considérable, de mettre en œuvre le volet budgétaire de la politique définie par le Gouvernement et le Président de la République.

M. Philippe Folliot. Il est bon d’entendre, au sein de notre commission, l’authenticité, le franc-parler du général Georgelin.

Un jour, nous devrons mettre en adéquation nos moyens avec nos ambitions. Depuis trop longtemps, on affiche de grands objectifs sans se donner les moyens de les atteindre. Un devoir de vérité s’impose à nous, vis-à-vis de nos concitoyens, et des militaires en particulier.

Les éléments relatifs à la dissuasion ayant été sanctuarisés, ne risquons-nous pas d’avoir, à terme, une armée à deux vitesses ? Certaines unités resteront potentiellement projetables tandis que d’autres entreront dans un processus de « betteravisation ».

D’autre part, n’y a-t-il pas un problème de souveraineté au regard du vaste domaine maritime qui est le nôtre ? La France n’est pas seulement une puissance européenne et continentale, elle est également maritime et mondiale, ne serait-ce que par le biais des DOM-TOM.

M. le général Jean-Louis Georgelin. La souveraineté n’implique pas nécessairement une présence constante sur l’ensemble du domaine maritime. Pour assurer une protection permanente de ce domaine, qui est le deuxième du monde, il faudrait, bien plus que le budget de la défense, une part considérable du budget de l’État ! Les Américains réfléchissent actuellement au recentrage de leur stratégie autour de ce qu’ils appellent l’A2/AD (anti access / access denial), c’est-à-dire la capacité de bousculer ceux qui s’opposeraient à l’accès aux zones communes que sont les océans, l’atmosphère terrestre ou l’espace.

Dans toute l’histoire militaire, on retrouve une typologie semblable à celle que vous évoquez. Ainsi, dans l’armée de terre, la Première Armée était vouée à affronter l’ennemi soviétique ; les « unités d’intervention », héritière de Leclerc, devait intervenir outre-mer en Afrique principalement, l’armée du territoire – chasseurs alpins et autres – était là pour défendre le territoire. Si l’on en arrive à la situation que vous décrivez, c’est que l’institution militaire n’aura pas été capable de trouver les voies et moyens de surmonter cette difficulté. Quand on sait le nombre d’unités qui composent l’armée de terre – quatre-vingts régiments, dont seulement vingt régiments d’infanterie –, on comprend qu’une certaine forme de la polyvalence des missions s’impose.

J’entends dire en effet que, depuis quelque temps, le mot « betteravisation » fait florès dans l’armée de terre. Mais au nom de quoi décréter que les opérations extérieures ne sont plus nécessaires ? Il est possible que, tirant les enseignements de l’Afghanistan, on soit moins enclin à intervenir. Mais la guerre, on ne la choisit pas. Ce sont nos responsabilités en tant que nation française ou les événements qui nous y contraignent. Il n’en est pas moins vrai que les réalités budgétaires pèsent et ont toujours pesé dans la décision d’intervenir. Il faut imaginer un type d’organisation qui rende la vie militaire attractive pour chacun, tant sur le territoire national que dans les opérations extérieures. C’est à l’institution militaire d’organiser la rotation des différents personnels, tout en respectant la nécessaire spécialisation.

M. Jacques Lamblin. Votre liberté de ton est d’autant plus précieuse, mon général, que l’armée n’est pas syndiquée et qu’elle est obligée d’obéir.

M. le général Jean-Louis Georgelin. La force armée est essentiellement obéissante !

M. Jacques Lamblin. Lorsqu’on a une décision désagréable à prendre, il est plus facile de la faire avaler à l’institution militaire qu’à tout autre corps de l’État. Vous disiez tout à l’heure que la politique est l’art du possible. Or certaines restrictions sont parfois plus possibles dans un domaine que dans un autre. Lorsqu’on croise ces possibilités avec les nécessités que vous avez rappelées, lorsqu’on sait que nous sommes arrivés, en matière de défense nationale, à un niveau plancher en dessous duquel il serait dangereux d’aller si nous voulons maintenir nos savoir-faire et ne pas hypothéquer l’avenir, on en vient à se demander s’il ne serait pas utile de faire glisser en partie la notion de défense nationale vers celle de sécurité nationale. On rendrait ainsi certaines carrières plus attractives et l’on profiterait, pour la sécurité intérieure, de la préparation et de la formation que dispensent les armées, dans le domaine, par exemple, de la lutte contre le terrorisme.

M. le général Jean-Louis Georgelin. Cette question très intéressante paraît fort simple, tout en étant en réalité extrêmement compliquée. Le précédent Livre blanc avait ainsi marqué l’installation du « continuum défense-sécurité ». L’idée de base juste était que le sentiment d’insécurité était davantage lié à la perception de la situation sur le territoire national qu’à une menace extérieure. Le premier devoir du Prince, c’est d’assurer la sécurité extérieure et la paix civile. Ces missions ont toujours été disjointes, même si, sous la République, la force armée a eu une mission de sécurité intérieure, avec les forces de première, deuxième et troisième catégories, et même si l’affaire algérienne est venue jeter une lumière un peu différente sur ce tableau. De même, la gendarmerie, qui – étant de statut militaire – était donc rattachée au ministère de la défense, a essentiellement vocation à veiller sur la sécurité intérieure. Ses missions extérieures, qui se sont développées à la faveur des OPEX, sont finalement assez récentes.

Le métier de policier et celui de soldat sont toutefois assez différents. Les policiers n’aiment pas qu’on dise cela, car ils ont le sentiment que c’est méconnaître leur abnégation et leur dévouement, qui ne sont pas en cause dans mon esprit naturellement. Mais, au cœur du métier militaire, il y a bien le sacrifice : le soldat a accepté de tuer ou d’être tué quand il part en opération. Si le policier tue, c’est en situation de légitime défense. S’il est tué, c’est parce qu’il a pris des risques qui ont échoué, ce qui est à son honneur. Les racines du métier sont assez différentes. Cela se retrouve d’ailleurs dans l’organisation de l’État. Le patron de la police, ce n’est pas le Président de la République, c’est le ministre de l’intérieur. Le directeur général de la police n’a pas dans l’État, la position du chef d’état-major des armées.

Toutefois, avec le réchauffement climatique et les désastres écologiques, nous risquons de connaître de plus en plus de catastrophes naturelles sur notre territoire, et, dans ces circonstances, l’on sera naturellement amené à faire appel aux forces armées. Il en irait de même dans une situation insurrectionnelle. Les armées considèrent tout à fait normal et légitime d’être employées dans ce genre d’opérations, comme à Fukushima, où l’armée japonaise a déployé 100 000 hommes. Le « contrat opérationnel 10 000 hommes » est ainsi prévu pour la protection du territoire. En réalité, il est évident que face à un événement grave majeur sur le territoire national, on utiliserait la totalité des forces armées disponibles.

Vous soulignez ensuite un problème de gestion des personnels. Nous avons souvent pensé à organiser des passerelles entre la fonction publique militaire et la fonction publique d’État, mais ce serait un chamboulement des statuts français. On nous explique toujours que la réforme en cours est la plus grande qui ait jamais eu lieu, mais, en 1960, lorsque nous sommes rentrés d’Algérie, l’armée de terre a été divisée par deux. Il a donc fallu prévoir des passerelles, des officiers ont été envoyés dans l’enseignement, dans la justice. On pourrait imaginer des dispositifs de ce genre, ce serait bénéfique tant pour l’institution militaire que pour l’État, mais extrêmement compliqué à organiser.

M. Jacques Lamblin. Ma question ne concernait pas que les cadres, elle visait aussi les hommes du rang.

M. le général Jean-Louis Georgelin. On me dit souvent que c’est un scandale d’avoir supprimé le service militaire. Je réponds que je ne me souviens pas que, à l’époque, on se soit beaucoup mobilisé pour le défendre. Tout le monde était ravi, car le maintien du service militaire n’était pas réaliste. Aujourd’hui, on renvoie dans la société civile, chaque année je crois, 28 000 jeunes Français, avec la formation que donne l’institution militaire, avec l’éthique et le sens de la discipline qu’ils ont pu acquérir. Vous avez tout à fait raison : on doit toujours améliorer le dispositif de retour à la vie civile. Peut-être existe-t-il d’ailleurs déjà des règles accordant aux militaires une certaine priorité pour entrer dans la police. Je ne saurais trop, monsieur le député, vous encourager à aller dans ce sens. L’institution militaire, qui est bonne mère, s’applique à développer des actions pour que tous les jeunes quittant les rangs de l’armée puissent retrouver un emploi.

M. Alain Chrétien. J’aimerais connaître votre sentiment sur une évolution que je juge inquiétante : la judiciarisation des opérations militaires, qui, à mon sens, s’apparente à un recul de la notion de sacrifice et qui risque d’avoir des implications assez importantes dans les années qui viennent. Devons-nous légiférer pour limiter ces risques et revaloriser le lien entre l’armée et la nation ?

M. le général Jean-Louis Georgelin. Les militaires n’ont jamais été au-dessus des lois. On a supprimé la justice militaire en 1981, mais on n’a pas supprimé les règles particulières liées à l’état militaire. Ainsi, un article du code de la défense dispose que « les militaires ne peuvent être condamnés […] pour des faits non intentionnels commis dans l’exercice de leurs fonctions que s’il est établi qu’ils n’ont pas accompli les diligences normales compte tenu de leurs compétences, du pouvoir et des moyens dont ils disposaient ainsi que des difficultés propres aux missions que la loi leur confie. » Toute la question est de savoir ce que l’on entend par « diligences normales ». Comment un juge indépendant les apprécie t-il ?

Si l’on doit faire la guerre en consultant le code civil avant chaque utilisation de ses armes, autant supprimer les armées tout de suite ! Il ne s’agit pas de mettre certains citoyens au-dessus des lois, mais de protéger celui auquel on transfère, au nom de la nation, le droit de tuer et le risque d’être tué.

Mme la présidente Patricia Adam. Il s’agit d’une question évoquée dans le Livre blanc. Autrefois, certains juges étaient habitués aux affaires militaires. Aujourd’hui, il n’existe plus de tribunaux militaires, la plupart des juges n’ont pas fait de service militaire et ne connaissent ni l’organisation de la défense ni les sujétions particulières au métier militaire. Faut-il revenir en arrière ou former tous les juges ? Il ne me semblerait pas illogique que les grands fonctionnaires de l’État, ceux issus de l’École nationale d’administration ou de l’École nationale de la magistrature, soient contraints de faire six mois ou un an d’un service militaire adapté. La coupure entre le pays et la défense, qu’a entraînée la suppression du service militaire, est encore plus forte au niveau des grands décideurs de l’État.

M. le général Jean-Louis Georgelin. Peut-être faudra-t-il légiférer sur ce point. Les responsables politiques ont parfaitement conscience de cette difficulté et des risques qu’elle fait courir à l’institution militaire, et donc à la nation. Il faut imaginer une solution. Encore une fois, il ne s’agit pas de favoriser l’institution militaire, mais de protéger celui ou celle qui, par délégation, porte les armes de la nation et qui est amené à tuer. Les soldats de la paix, c’est bien beau, mais quand on envoie des soldats sur le terrain, on ne doit jamais oublier qu’ils seront mis en situation d’utiliser leurs armes. C’est même en raison de cette éventualité qu’on les envoie. Chez nous, en Europe, le temps est à la méfiance sinon à l’hostilité vis-à-vis de l’emploi de la force. Mais il n’en va pas de même partout dans le monde !

Mme la présidente Patricia Adam. Merci, général, d’avoir répondu à nos questions.

La séance est levée à dix-huit heures quinze.

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Membres présents ou excusés

Présents. – Mme Patricia Adam, M. Daniel Boisserie, M. Alain Chrétien, M. Philippe Folliot, M. Jacques Lamblin, M. Gilbert Le Bris, M. Alain Marty, M. Joaquim Pueyo, M. Jean-Michel Villaumé

Excusés. – M. Ibrahim Aboubacar, M. Claude Bartolone, M. Philippe Briand, M. Jean-Jacques Candelier, M. Jean-David Ciot, M. Jean-Claude Gouget, Mme Edith Gueugneau, M. Éric Jalton, M. Jean-Yves Le Déaut, M. Bruno Le Roux, M. Maurice Leroy, M. Alain Marleix, Mme Daphna Poznanski-Benhamou, M. François de Rugy