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Commission de la défense nationale et des forces armées

Mercredi 29 mai 2013

Séance de 10 heures

Compte rendu n° 75

Présidence de Mme Patricia Adam, présidente

— Audition de M. Jacques Roudière, contrôleur général des armées, ancien directeur des ressources humaines du ministère de la Défense, sur le déploiement du logiciel de solde Louvois.

La séance est ouverte à dix heures.

Mme la présidente Patricia Adam. Je suis heureuse d’accueillir M. Jacques Roudière, contrôleur général des armées, ancien directeur des ressources humaines du ministère de la Défense, pour évoquer avec lui le déploiement du logiciel de solde Louvois.

Sur ce sujet, nous avons entendu notamment le secrétaire général pour l’administration (SGA), M. Jean-Paul Bodin, le 10 avril dernier. Compte tenu de l’ampleur des dysfonctionnements constatés, j’ai souhaité que nous allions au fond des choses en auditionnant en commission d’autres acteurs passés et présents de ce dossier : outre M. Roudière, nous entendrons donc l’ancien SGA, M. Piotre, ainsi que l’amiral Guillaud, chef d’état-major des armées. En outre, Mme Gosselin-Fleury et M. Meslot, rapporteurs de la mission d’information sur la mise en œuvre et le suivi de la réorganisation du ministère de la Défense, aborderont cette question dans le rapport qu’ils nous soumettront prochainement.

M. Jacques Roudière, contrôleur général des armées, ancien directeur des ressources humaines du ministère de la Défense. Je vais vous présenter la façon dont j’ai vécu la mise en œuvre du système Louvois au travers de trois points : le contexte dans lequel les décisions ont été prises ; le dossier que j’ai présenté aux autorités du ministère ; mon appréciation des risques au moment où j’ai recommandé ces décisions.

Le contexte dans lequel nous avons décidé de réorganiser la paye des militaires était caractérisé par plusieurs contraintes.

D’abord, une forte contrainte d’effectifs, d’un point de vue quantitatif. Les centres techniques et administratifs du commissariat (CTAC), qui étaient chargés de payer les soldes de l’armée de terre, avaient fait l’objet d’une décision de fermeture publiée en 2008 pour les deux premiers d’entre eux, dans la perspective d’une « bascule » vers le système Louvois, dont la date n’était pas encore arrêtée. Le système précédent Louvois était en effet archaïque et onéreux. Le plan de fermeture s’étalait sur 2011 et 2012.

Cette contrainte était également qualitative : l’expertise en matière de solde des militaires est très élevée et les spécialistes dans ce domaine constituaient une ressource rare, d’autant plus nécessaire pour réussir la « bascule ».

Ainsi les suppressions de postes ont précédé la bascule qui devait générer les économies.

Je pensais, à ce moment-là, que le système de gestion de la solde de l’armée de terre se dégradait – plusieurs personnes m’en ont alors fait part verbalement ou par écrit – et était en train de s’effondrer. Mais je ne savais pas que, ce faisant, il accumulait un passif aussi important que l’on retrouverait ensuite, en janvier 2012, au moment où le système Louvois serait censé être opérationnel.

La deuxième contrainte était technique. Dès septembre 2010, le directeur du personnel de la marine m’informe par écrit que le système de gestion de la solde des militaires de la marine ne passera pas décembre 2011, à la fois techniquement et en termes de marchés publics – je rappelle que la « bascule » pour cette armée a été réalisée en février 2012.

Le système informatique de l’armée de terre était également trés vieux, il était également utilisé pour une partie du personnel du service de santé (SSA). La préoccupation de refonder les systèmes d’information est très ancienne – le premier dossier Louvois est antérieur aux années 1990. Je n’avais pas de telles alertes pour l’armée de l’air et la gendarmerie.

Parallèlement, des travaux avaient été engagés en vue de la « bascule » vers l’opérateur national de paye (ONP) ; ils étaient très structurants en termes de données, de processus et d’organisation. Un raccordement était prévu à cet effet en 2016, avant d’être repoussé à 2018.

La troisième contrainte était liée à la mise en œuvre de trois réformes concomitantes.

En premier lieu, le rapprochement des ressources humaines et de la solde – ces deux fonctions étaient précédemment séparées, la seconde incombant aux services du commissariat. Les travaux conduits bien avant 2007 recommandaient en effet la mise en place d’un seul système d’information dans ce domaine. Si cette idée a été très vite acceptée par l’armée de l’air et la marine, elle s’est heurtée à des résistances très fortes au sein de l’armée de terre. Appliquée aux personnels civils, elle a été porteuse d’économies et a tiré profit des systèmes d’information, à l’image des organisations retenues dans de grands groupes privés notamment.

En deuxième lieu, l’importante réforme qu’a constituée la création d’un service unique du commissariat, gardant ses fonctions de comptable et d’ordonnateur.

En troisième lieu et enfin, la création des bases de défense, qui conduit à regrouper dans un lieu où l’on mutualise les moyens de fonctionnement les postes dédiés au traitement de la solde dans les unités.

La quatrième contrainte tenait aux délais. J’ai, en tant que responsable de la direction des ressources humaines (DRH-MD) été saisi du dossier en mai 2010. Le comité directeur, qui travaillait sur Louvois depuis quatorze ans, considérait que la gouvernance devait être rénovée. Le cabinet du ministre me demande alors de le prendre en charge dès cette date, sachant qu’étaient prévues en septembre la prise en charge des personnels civils vers un système RH intégrant également la paie, puis au début de 2011, la « bascule » sur Louvois du SSA et, ensuite, celle de l’armée de terre et celle de la marine. Les échéances étaient donc très rapprochées.

J’obtiens la possibilité de mettre en place une mission sur un système d’information des ressources humaines (SIRH) et recrute un directeur de projet contractuel à cet effet. Elle était organisée en mode « plateau » – une partie des personnels appartenait à l’état-major des armées –, ce qui permettait d’impliquer tous les acteurs pour avancer le plus efficacement possible dans les délais impartis.

J’ai présenté le dossier pour l’armée de terre les 19 et 20 septembre 2011 lors d’une réunion chez le chef d’état-major des armées (CEMA) et d’une autre au cabinet du ministre. Il donne l’état de l’information au moment de la décision et indiquait ce qui avait été fait précédemment.

D’abord, en septembre 2010, nous avons réalisé la « bascule » grâce au système ALLIANCE, pour la paye du personnel civil de l’administration centrale. la mission SIRH devait aussi être mobilisée pour Louvois. Cependant, cette opération, qui portait sur 6 000 dossiers, était plus simple, la paye de ces personnels étant beaucoup plus stable que celle des militaires. Aujourd’hui, nous procédons à la même « bascule » à Bordeaux, depuis janvier, et à Toulon, dans de bonnes conditions.

Je me suis occupé de la solde des militaires depuis mon entrée dans les armées, en 1976 : cette solde est structurellement instable car il existe 170 indemnités, les militaires sont gérés en flux – 25 000 entrent dans les armées et en sortent chaque année –, ils sont mobiles et ne sont pas payés de la même manière selon l’endroit où ils sont envoyés. Ce régime, est entropique par nature.

Le deuxième élément que nous avions au moment de la décision était la « bascule » du SSA réalisée au début de 2011 pour 10 000 dossiers. Il s’agissait d’une opération difficile car celui-ci n’avait pas de service de solde – ses agents étaient payés par chacune des armées, en fonction de leur rattachement. La création d’un nouveau système nous paraissait de nature à nous aguerrir pour la suite des opérations.

La situation dans les CTAC nous a alors conduits à opérer la « bascule » dans l’armée de terre avant la marine.

Lorsque j’ai pris la tête du comité directeur, en mai 2010, aucun test de bout en bout de la chaîne de Louvois n’avait été réalisé. Dans les dix mois qui ont suivi, nous avons mis en place un système qui nous a permis de répéter toutes les opérations et de vérifier que toute cette chaîne fonctionnait. À l’automne 2010, nous avons effectué des soldes à blanc et, de janvier 2011 à la fin du printemps de la même année, des soldes en double. Celles-ci ont été suivies de deux répétitions générales, où l’on a refait la solde du début à la fin.

Vous pouvez avoir accès aux documents rendant compte des soldes en double, lesquels étaient conformes aux critères de sécurité fixés par l’armée de terre.

Parallèlement, nous avons mis en place un système de compensation visant à prendre en charge les dossiers pour lesquels on s’attendait à des incidents, qui sont inévitables. Le dispositif prévu était dimensionné pour être en mesure de traiter 20 000 opérations manuelles – ce nombre résultant des évaluations techniques réalisées.

Il s’agissait de mesures de compensation du système Louvois lui-même, pas des régularisations que Louvois allait devoir absorber venant du système antérieur, certaines datant de plusieurs années.

Au moment de la bascule, nous prenons deux précautions. D’octobre 2010 au 1er janvier 2011, nous décidons d’une part, de suspendre les opérations de trop-perçu, courantes, car elles constituaient des dispositifs administratifs lourds, consommateurs de temps et de personnels, et nous conduisaient à prendre trop de risques. d’autre part de reporter les régularisations au début de 2011.

En mars 2012, nous avons effectué 40 000 opérations de régularisation, auxquelles s’est ajoutée la prise en charge de 9 000 dossiers de réservistes, ces chiffres n’avaient pas été anticipés.

Nous avons mis en place 17 indicateurs dans notre tableau de bord : seulement 4 d’entre eux étaient à l’orange au moment de la décision – dans des domaines d’éditique ne me paraissant pas de nature à compromettre la « bascule » – et tous les autres (13) étaient au vert.

Enfin, un plan de communication de l’armée de terre a été lancé pour expliquer ce que nous faisions.

Sur la base de ce dossier, j’ai engagé un processus de décision pour le CEMA, le SGA et le cabinet du ministre.

S’agissant de mon appréciation des risques, je pensais que les CTAC allaient à la catastrophe. Pour avoir mis en place les plans de mobilité ayant permis de procéder aux mouvements de personnels impliqués par les restructurations, j’étais en permanence au contact des organisations syndicales : je savais ce qui se passait dans ce domaine et que chacun voulait retrouver un poste, avec le risque de voir les plus compétents partir en premier.

De mon point de vue, si on n’avait pas opéré la « bascule », il n’y avait plus de solde de l’armée de terre.

Il existait plusieurs risques propres à Louvois. D’abord, ceux inhérents à la « bascule » vers un nouveau système d’information – d’où la mise en place d’un dispositif de compensation. Deuxièmement, je n’étais en charge du dossier que depuis mai 2010 et, vues les échéances à tenir, les délais étaient courts, et c’est toujours un facteur de risque d’être dans l’urgence. Enfin, si, selon l’audit sur Louvois que j’ai demandé en septembre 2010 à la direction générale des systèmes d’information et de communication (DGSIC), le système était instable, difficile à maintenir et comportait des défauts, la mise en œuvre de plusieurs recommandations permettait de rendre le risque acceptable à mes yeux. Celles requises pour la « bascule » ont été effectuées – celles qui ne l’ont pas été, toujours en cours, portaient sur des améliorations sans impact direct sur la « bascule ». En tout état de cause, il n’y avait pas d’alternative : nous ne pouvions attendre la mise en place de l’ONP et les systèmes en vigueur étaient sur le point de s’effondrer.

J’ai pris des risques en présentant cette décision, je l’ai fait également pour tous les projets que j’ai conduits au cours des sept années où j’ai été directeur des ressources humaines, que ce soit pour proposer une nouvelle DRH, réorganiser la gestion des personnels civils, créer l’agence de reconversion, organiser des élections professionnelles, ou mettre en place la protection sociale des militaires ou de nouvelles grilles indiciaires.

Je pense qu’aujourd’hui, avec les mêmes éléments d’information, il faut insister sur ce point, que ceux que j’ai eus à l’époque, je ferais fait la même chose.

En conclusion, je voudrais dire trois choses. D’abord, présenter mes excuses à tous ceux qui ont été lésés. Deuxièmement, recommander à ceux qui ont des trop perçus d’être prudents avec les sommes qu’ils ont reçues, car elles devront être récupérées par l’État, avec toutes les précautions nécessaires. Enfin, je souhaite remercier tous ceux qui, depuis le début, travaillent d’arrache-pied pour que ce système puisse fonctionner normalement – ce qui, j’espère, se produira au plus vite.

Mme la présidente Patricia Adam. La fermeture des CTAC n’a-t-elle pas été prématurée, sachant que la mobilité des personnels vous ferait perdre les plus diplômes et les plus compétents ? N’aurait-il pas fallu attendre au préalable que le système soit consolidé ? L’entrée des données dans le logiciel Louvois étant erronée, celui-ci ne pouvait produire que des éléments inexacts.

M. Jacques Roudière. Chaque fois que nous avons réalisé des restructurations – j’ai commencé à en faire dès 1996 avec le SGA –, nous avons décidé de prendre le temps nécessaire pour effectuer les reclassements et permettre à chacun de trouver une solution acceptable.

Si cette fermeture a été probablement prématurée, elle visait à donner à nos personnels le plus de visibilité possible et à leur offrir des solutions.

Mais quand on se donne du temps pour reclasser les personnels dans les meilleures conditions, on introduit des facteurs d’instabilité, car ceux-ci cherchent alors une solution pour eux-mêmes, le plus souvent en vue de rester sur place.

Lorsque nous avons senti que la mise en œuvre de Louvois tardait, le cabinet du ministre a décidé de suspendre les reclassements, mais cela n’a pas empêché les personnels de continuer leurs recherches. Nous avons alors créé un système consistant à dire à 70 personnes sélectionnées qu’on leur promettait un poste, dont ils pourraient bénéficier lorsqu’on les autoriserait à quitter le CTAC. Cela a fonctionné, mais l’efficacité du dispositif a été limitée par le fait que les employeurs n’acceptaient pas de geler des postes, car ils avaient besoin de personnel pour conduire leurs réformes.

La fuite des compétences, qui a été très forte en 2010, s’est poursuivie : entre juin et septembre 2011, 39 experts ont quitté les CTAC. Je me souviens que le directeur des ressources humaines de l’armée de terre (DRHAT) allait dans les régiments chercher des militaires pour travailler dans ces centres, de même que des contractuels – qui n’avaient pas l’expertise requise.

Je rappelle que nous avons supprimé 8 000 postes civils et militaires par an et que pour un poste de civil de moins, il y avait quatre mobilités, le système reposant sur le volontariat. Dans ces conditions, il était difficile d’empêcher les personnels des CTAC de partir.

Mme Geneviève Gosselin-Fleury. La « bascule » vers Louvois s’est faite dans un contexte de perte de compétences évidente dans les CTAC et où la création des bases de défense avait conduit à éloigner des militaires les personnes traitant la solde. Comme l’a dit le ministre de la Défense avant-hier à Nancy, elle constitue un désastre, et même un désastre annoncé, car on voyait bien que toutes les conditions n’avaient pas été réunies.

Pour y remédier, plus d’une centaine de personnes ont été recrutées au centre de Nancy pour permettre de traiter les 120 000 dossiers en souffrance ; y ont en outre été recréés des ateliers de personnes gérant la solde d’une ou plusieurs bases de défense pour restaurer la proximité avec les militaires. Malgré cela, on a vu avant-hier à Nancy des personnels désemparés : ils ont l’impression d’un puits sans fond, car si on a résolu certaines anomalies, de nouvelles surviennent, qui demandent des corrections, lesquelles engendrent de nouvelles anomalies.

Dès lors, les conditions dans lesquelles la décision de « bascule » a été prise n’auraient-elles pas dû conduire à retarder celle-ci ? Peut-on conserver Louvois ou faut-il s’orienter vers un nouveau système ?

M. Damien Meslot. Désastre ou catastrophe : c’est bien de cela dont il s’agit. La décision de « bascule » vers Louvois a été prise alors que le ministère disposait d’un rapport très critique de la DGSIC, qui faisait état des graves failles techniques de Louvois. Je suis étonné, dans ces conditions, qu’on n’ait pas prévu de plan B.

Vous présentez des excuses, mais le personnel n’attend pas des excuses ! Il souhaite disposer d’un système fiable et de réponses à un certain nombre de questions. Allez-vous compenser les agios bancaires auxquels certains ont été confrontés, ce qui serait la moindre des choses ? Allez-vous intervenir auprès des banques pour résoudre la situation des militaires en difficulté ? Prévoirez-vous un étalement des sommes qui devront être remboursées ?

On a l’impression que ce logiciel n’est pas fiable : chaque mois, apparaissent de nouveaux dysfonctionnements. Il est tout à fait anormal qu’un militaire qui part risquer sa vie laisse sa famille en difficulté parce qu’on n’est pas en mesure de payer convenablement les soldes.

On ne peut se limiter à dire qu’il n’y a pas de responsabilité ni de coupable, que chacun a bien fait ce qu’il fallait et que cette situation est due au hasard !

M. Jacques Roudière. La situation que je percevais dans les CTAC m’a paru au contraire constituer un levier puissant pour opérer la « bascule ». On est passé d’un système dans lequel les CTAC payaient la solde avec une saisine qui remontait vers chacun d’entre eux des unités à un dispositif où celle-ci était effectuée dans les bases de défense pour remonter vers le centre de Nancy : il s’agit d’un changement complet. Il fallait « tuiler » les mouvements de personnels mais cela s’est mal fait en raison du décalage temporel que j’ai évoqué. Ce faisant, se sont accumulés dans les CTAC des dossiers à régulariser, entre autres d’indemnités pour service en campagne (ISC) ou de réservistes, qui ont ensuite pesé fortement sur Louvois.

Ayant quitté mes fonctions depuis le 12 juillet dernier, je ne puis vous répondre sur les mesures à venir. Soit on « bascule » vers l’ONP – ce qui suppose qu’il soit prêt rapidement –, soit il faut parvenir à stabiliser Louvois – qui fonctionne pour le SSA et la marine. On n’a pas le choix : il paraît impossible de recourir aujourd’hui à un nouveau système efficace alors qu’on réfléchit sur Louvois depuis vingt ans…

Mme Geneviève Gosselin-Fleury. Oui, mais faut-il envisager de travailler dès maintenant à un nouveau logiciel ?

M. Jacques Roudière. Ce pourrait être une solution. Mais l’État est en train de mettre en place l’ONP, qui est censé pouvoir payer tous les fonctionnaires. Si le raccordement à celui-ci ne pouvait être retenu, il ne resterait alors que deux solutions : continuer avec Louvois ou passer à un autre logiciel en relançant des études complètes, ce qui est plus difficile à faire selon moi.

Monsieur Meslot, c’est moi qui ai demandé le rapport de la DGSIC. Or, encore une fois, celle-ci ne m’a pas dit d’arrêter, estimant au contraire que si ses recommandations étaient mises en œuvre, le risque serait acceptable.

Le plan B était le système de compensation prévu pour couvrir les risques que la solde en double avait fait apparaître. Il n’y avait pas d’autre possibilité.

Ayant réalisé la « bascule » de la paye des personnels civils et du SSA, on pensait qu’on allait réussir celle de l’armée de terre. D’ailleurs, le DRHAT m’avait écrit qu’il était prêt et que l’opération pouvait se faire.

Mes excuses ne sont naturellement pas suffisantes. Nous avons dès le départ fait en sorte que les militaires soient pris en charge : il y a eu des systèmes divers de paiement direct ou de rattrapage ; des assistantes sociales ont d’ailleurs reçu des ordres de ma part à cet effet. J’ai moi-même accueilli certains d’entre eux et nous avons notamment accompli des démarches vis-à-vis des banques. Les cas non pris en charge au départ correspondaient à des personnes n’ayant pas fait remonter de données. Nous avons délivré le maximum d’informations pour permettre à nos militaires de faire des déclarations fiscales justes et nous sommes intervenus auprès de l’administration fiscale pour lui demander de prendre en compte les problèmes auxquels ils étaient confrontés.

S’agissant des responsabilités, le directeur des ressources humaines a, selon les textes, une mission de pilotage – que j’ai accomplie. Le DRH AT, quant à lui, est responsable de l’administration et de la gestion du personnel de l’armée de terre. Notre ministère est grand et complexe et il existe d’autres responsabilités prévues par les textes qui répartissent les attributions entre directions et services plutôt fonctionnels et les états-majors. Aujourd’hui, dans les mêmes conditions, et avec les mêmes informations, je proposerais les mêmes recommandations.

M. Jean-Jacques Candelier. Au-delà du défaut technique que vous avez évoqué, il y a une carence d’organisation de l’institution militaire. Les problèmes ont été dissimulés ou minimisés au niveau des responsables politiques.

Alors que le Livre blanc propose une rénovation des instances de concertation des militaires, pensez-vous que cela soit suffisant pour qu’il n’y ait plus de nouveau Louvois à l’avenir ?

M. Jean-Michel Villaumé. Pouvez-vous apporter des précisions sur les dispositions fiscales prévues pour accompagner les militaires, les recommandations de l’audit de la DGSIC, ainsi que sur le moratoire, notamment au regard des objectifs relatifs à la gendarmerie et à l’armée de l’air, et le nombre de dossiers en souffrance, les trop-perçus dépassant les 100 millions d’euros ?

M. Jacques Roudière. J’ai participé à quinze conseils supérieurs de la fonction militaire (CSFM) : je n’ai jamais eu le sentiment que le dialogue entre les militaires, le ministre, les autorités militaires et moi-même ne permettait pas une expression claire de chacun. Je ne pense donc pas que ce soit dans le système de concertation des militaires, qui fonctionne bien, que l’on puisse trouver une solution au problème de la paye.

Quand j’ai présenté le dossier, je considérais les données qu’il contenait comme exactes. C’est encore mon sentiment : je n’ai aucune raison de ne pas faire confiance à tous ceux qui ont travaillé dessus, d’autant que le système fonctionne pour la paye du personnel civil ou du SSA. Je rappelle que la mission que j’avais mise en place était constituée de personnes de la DRH et de l’EMA : il n’est pas possible qu’il y ait eu une dissimulation collective. Mais peut-être qu’une partie des risques a été mal appréciée.

Monsieur Villaumé, ayant quitté mes fonctions à la DRH, je ne puis vous répondre sur les mesures actuelles. Des dispositions ont été prises sur les déclarations fiscales et pour opérer la « bascule » des autres armées vers Louvois. Quant aux dossiers en souffrance, ils sont en diminution. Plus vite on en réduira le stock, plus vite on arrivera à stabiliser le système.

Cela étant, un logiciel de ce type a des dispositifs de correction tous les deux ou trois mois, jusqu’à la fin de sa vie.

Mme Geneviève Gosselin-Fleury. Oui, mais les corrections qui n’étaient jusqu’à présent validées que par les responsables informatiques doivent maintenant l’être aussi par les gestionnaires de solde, lesquels rejettent certains dossiers.

M. Jacques Roudière. Le service ministériel opérateur des droits individuels (SMODI), qui a été créé ex nihilo, commence à faire son travail.

M. Philippe Folliot. Derrière les dysfonctionnements évoqués, il y a toute une série de problèmes humains. Or les militaires font un métier comparable à nul autre dans la mesure où ils courent le risque suprême : celui de perdre la vie. Aucune autre administration n’aurait supporté de telles difficultés. Nous aurions alors été confrontés à des désordres sociaux légitimes très graves.

La hiérarchie et la responsabilité font la particularité du système militaire. Au-delà des excuses, il nous importe donc de savoir ce qui s’est passé précisément. Est-ce lié à une décision politique volontaire ou la conséquence d’un certain nombre de dysfonctionnements ?

M. Olivier Audibert Troin. Vous nous avez fait part de la dilution des responsabilités et évoqué les différentes contraintes auxquelles vous étiez confronté. Or chacun a pu dire combien les effets de cette opération ont été désastreux, à un moment où le moral de nos armées n’est pas au meilleur, compte tenu des réductions d’effectifs présentes et à venir. Certaines situations financières sur le terrain sont intenables : les chefs de corps et les commandants de base de défense sont en train de « bricoler » pour venir en aide aux personnels et aux familles.

Il est vrai que si cela était arrivé dans d’autres ministères, comme dans celui de l’Éducation nationale, qui est également vaste et complexe, il y aurait eu plus de bruit !

D’autant que nous n’en sommes pas à notre coup d’essai : il y a deux ans, le logiciel Chorus a eu des effets tout aussi désastreux sur un certain nombre d’entreprises locales travaillant pour l’armée, lesquelles ont dû attendre de longs mois avant d’être payées et se sont trouvées dans une situation très difficile.

Nous souhaitons donc connaître la chaîne précise des responsabilités pour que plus jamais on n’ait à rencontrer ce genre de problème. Nous ne voulons désigner personne à la vindicte, mais il y a eu vraisemblablement un problème de gouvernance Vous ne pouvez vous contenter de nous renvoyer aux textes !

A-t-on recherché aussi la responsabilité de la société qui a travaillé avec vous ? Est-elle assurée ? Elle devra rendre des comptes, notamment en termes de dommages-intérêts, lesquels pourraient être reversés à ceux qui sur le terrain ont souffert de ce système défaillant.

M. Yves Foulon. Face à ce désastre, vous nous dites qu’on ne pourra guère faire mieux et de toute façon pas éviter d’utiliser ce système. J’aurais préféré vous entendre dire qu’on va tout remettre à plat et enclencher un processus fiable ! Il y a manifestement un problème de gouvernance et de responsabilité, qu’il faudra déterminer.

Dès lors, qui fait quoi actuellement pour éviter que les mêmes erreurs ne se reproduisent ? Avez-vous mis en place un dispositif de contrôle interne permettant de déceler les difficultés ? Un effort de formation de nos personnels chargés de la paye a-t-il été réalisé ?

M. Jean-Yves Le Déaut. J’étais avec le ministre de la Défense à Nancy avant-hier. Il a félicité les personnels qui résolvent les difficultés au jour le jour.

Mais le nombre de problèmes nouveaux chaque mois est-il en réduction ?

S’agissant du prestataire, on me dit qu’on ne peut se retourner contre lui en raison de certaines lacunes du cahier des charges et du rajout de ses services sur des codes sources de l’armée. Vérifie-t-on aujourd’hui les codes sources ? Combien de temps cela prendra-t-il ? Aura-t-on progressé d’ici cet automne dans ce domaine ? Par ailleurs, le système se stabilise-t-il ?

Enfin, qui est responsable de ce désastre ? On ne peut se satisfaire de dire que la responsabilité est collective.

M. François André. Pour avoir géré la paye au ministère de l’Éducation nationale - qui est confronté aussi à beaucoup de flux et à des situations diverses –, j’ai appris qu’un bon système de gestion de paye repose sur un outil de qualité stable et sur des gestionnaires compétents. Or, comme le souligne la Cour des comptes, on crée beaucoup de personnels de catégories A : je me demande si l’on ne ferait pas mieux de prendre davantage soin des fonctionnaires de catégorie C ou B qui au quotidien gèrent la paye, que de multiplier les outils de pilotage et de conception avec des personnels de catégorie A ou A +.

Combien de contractuels ont été recrutés pour la fonction paye afin de compenser la fuite des compétences que vous avez évoquée ? Et combien de personnels nouveaux ont eu à gérer la paye dans l’attente de la « bascule » vers Louvois ? Par ailleurs, quels ont été à ce moment-là les dispositifs de formation déployés pour leur permettre d’acquérir les compétences requises à cet effet ?

M. Guy Chambefort. Il y avait précédemment beaucoup plus de militaires et les soldes étaient payées, sans qu’il y ait ces problèmes ! Vous dites que pour le SSA, le système a fonctionné normalement : cela veut dire qu’au départ, pour l’armée de terre, l’approvisionnement en informations sur les payes n’a pas été fait, ce qui a constitué l’erreur la plus importante. On a pensé qu’on pouvait se séparer de toutes ces personnes et que l’informatique réglerait tous les problèmes, mais cela n’a pas été le cas.

Vous avez dit aussi que le problème était lié à la complexité de la rémunération des militaires de l’armée de terre : peut-être faudrait-il réfléchir pour l’avenir à une simplification avant de généraliser l’informatisation.

Ne faut-il pas faire marche arrière et consacrer davantage de personnes à alimenter correctement le logiciel ?

À cet égard, l’idée de regrouper la paye de tous les fonctionnaires dans un logiciel unique m’inquiète, au regard des problèmes rencontrés pour la seule armée de terre.

Enfin, certains n’ont-ils pas joué à l’apprenti sorcier dans le processus d’informatisation ?

Mme Catherine Coutelle. Va-t-il y avoir un audit du fonctionnement du ministère de la Défense et une réorganisation et une simplification de celui-ci, compte tenu de l’opacité qui caractérise la chaîne de décision ?

Plus généralement, les fiches de paye sont trop complexes dans notre pays : celles de nos collaborateurs par exemple comportent deux pages, pour des salaires moyens et sans déplacements ; cela est aberrant !

M. Jacques Roudière. Encore une fois, je ne peux répondre aux questions portant sur les mesures actuellement mises en place.

Dans des « bascules » de ce type, le problème ne porte pas sur le nombre de dossiers mais sur la fiabilité des données qui entrent dans le système. Or celle-ci est inégale selon les endroits et dans la durée.

S’agissant des responsabilités, si je vous ai renvoyé aux textes, c’était seulement pour rappeler la base juridique sur laquelle vous pourrez fonder votre analyse. Il n’y a plus de système hiérarchique simple dans l’administration centrale : il y a toujours une part de fonctionnel et une part de hiérarchique, et c’est la combinaison des deux qui permet de mettre en œuvre les décisions et d’avancer.

Ma responsabilité était de piloter les SIRH et les systèmes de paye. Si on peut discuter du sens précis de ce verbe, je n’étais pas le chef du DRHAT, qui est sous l’autorité du chef d’état-major de l’armée de terre et du CEMA.

Je n’ai pas le sentiment qu’il y ait eu une dilution des responsabilités, mais une organisation ministérielle prenant racine dans notre tradition républicaine et précisant les responsabilités de chacun dans un travail collectif. Chacun a donc sa part de responsabilité : j’assume la mienne.

Quant au logiciel lui-même, le chef d’état-major de la marine et le directeur du SSA ne semblent pas vouloir l’abandonner : il ne pose problème que dans l’armée de terre. Je pense donc plutôt qu’il faut parvenir à le faire fonctionner dans celle-ci dans de bonnes conditions.

Le recours aux contractuels a tendu à pallier la fuite des compétences. La seule solution pour sortir de cette effroyable mécanique était de « basculer » au plus vite vers un système qui fonctionne. Ces personnels n’ont pas été formés : quand vous allez chercher un contractuel dans un régiment pour gérer la solde, vous ne l’envoyez pas dans un centre de formation. Il s’agissait d’une situation d’urgence. Cela dit, on avait organisé des équipes encadrées par des seniors.

Mme Catherine Coutelle. La perte de compétences n’est pas sans lien avec la révision générale des politiques publiques (RGPP).

M. Jacques Roudière. Sauf que le remplacement des systèmes d’information de gestion de paye est antérieur à celle-ci.

Mme Sylvie Pichot. Les élus qui ont fait ces choix politiques ont-ils été alertés par les services sur les dangers qu’ils comportaient ? Comment ceux-ci ont-ils pu ne pas se voir ? Par ailleurs, le prestataire a-t-il fourni un outil adapté ?

M. Jacques Roudière. L’alerte réside dans la décision du ministre de la Défense de changer la gouvernance de Louvois et de me la confier en me donnant respectivement 10, 16 et 22 mois pour opérer la « bascule » des trois organismes principaux. Parallèlement, on a mis en place une mission en recrutant un spécialiste. On a donc cherché à réaliser cette opération dans de bonnes conditions.

C’est, encore une fois, parce qu’on s’aperçoit, dès début 2010, que les CTAC se dégradent très vite et que la gestion de la solde de l’armée de terre est en train de s’effondrer qu’on met en place ce dispositif d’urgence. L’objectif était d’accélérer et de garantir le passage à Louvois. Comme je vous l’ai dit, nous avons fait au préalable toutes les soldes à blanc et en double : nous pensions donc que nous pouvions faire la « bascule », d’autant que l’opération avait fonctionné pour le personnel civil et le SSA.

Mme la présidente Patricia Adam. Je vous remercie.

La séance est levée à onze heures quarante-cinq.

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Membres présents ou excusés

Présents. - Mme Patricia Adam, M. François André, M. Olivier Audibert Troin, M. Jean-Jacques Bridey, M. Jean-Jacques Candelier, Mme Nathalie Chabanne, M. Guy Chambefort, M. Jean-David Ciot, Mme Catherine Coutelle, Mme Marianne Dubois, M. Philippe Folliot, M. Jean-Pierre Fougerat, M. Yves Foulon, M. Sauveur Gandolfi-Scheit, Mme Geneviève Gosselin-Fleury, M. Serge Grouard, Mme Edith Gueugneau, M. Francis Hillmeyer, Mme Danièle Hoffman-Rispal, M. Patrick Labaune, M. Marc Laffineur, M. Charles de La Verpillière, M. Jean-Yves Le Déaut, M. Christophe Léonard, M. Alain Marleix, M. Alain Marty, M. Damien Meslot, M. Philippe Meunier, M. Jacques Moignard, M. Alain Moyne-Bressand, Mme Sylvie Pichot, Mme Émilienne Poumirol, M. Gwendal Rouillard, M. François de Rugy, M. Stéphane Saint-André, M. Jean-Michel Villaumé, M. Philippe Vitel

Excusés. - M. Ibrahim Aboubacar, M. Claude Bartolone, M. Sylvain Berrios, M. Daniel Boisserie, M. Philippe Briand, M. Alain Chrétien, M. Bernard Deflesselles, M. Lucien Degauchy, M. Guy Delcourt, M. Christophe Guilloteau, M. Éric Jalton, M. Bruno Le Roux, M. Maurice Leroy, M. Jean-Pierre Maggi, M. Joaquim Pueyo, Mme Marie Récalde, M. Eduardo Rihan Cypel