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Commission de la défense nationale et des forces armées

Mercredi 26 février 2014

Séance de 10 heures 45

Compte rendu n° 37

Présidence de Mme Patricia Adam, présidente

— Audition, ouverte à la presse, du général d’armée (2S) Elrick Irastorza, président du conseil d’administration de la mission du Centenaire, et de MM. Antoine Prost, président du conseil scientifique, et Joseph Zimet, directeur général, sur la commémoration du Centenaire de la Première Guerre mondiale 

— Informations relatives à la commission 

La séance est ouverte à onze heures quinze.

Mme la présidente Patricia Adam. Je suis ravie d’accueillir le général Elrick Irastorza ainsi que MM. Antoine Prost et Joseph Zimet afin d’évoquer la commémoration du centenaire de la Première Guerre mondiale. Sur le même sujet, nous avons auditionné récemment M. Kader Arif, ministre délégué aux Anciens combattants. Nous entrons dans la première année de commémoration à laquelle participeront les parlementaires, comme les collectivités territoriales et les associations qui y ont beaucoup travaillé.

Général Elrick Irastorza, président du conseil d’administration de la mission du Centenaire. Voilà presque deux ans que le groupement d’intérêt public (GIP) que je préside a été créé pour travailler sur le centenaire. À quelques mois du premier rendez-vous de l’année 2014, le temps est venu de dresser un premier bilan et de vous faire part de mes motifs de préoccupation et de satisfaction.

Le 18 mars prochain, le conseil d’administration se réunira pour la huitième fois et l’assemblée générale, pour la quatrième fois. Ces réunions attestent de l’engagement du groupement pour remplir les trois missions qui lui ont été confiées.

La première de ces missions est de préparer les événements commémoratifs nationaux, annoncés par le Président de la République dans son discours du 7 novembre et qui sont sur le point d’être finalisés.

Le deuxième rôle, qui nous a le plus occupés et a demandé une grande débauche d’énergie, consiste à coordonner et accompagner les projets qui constituent ce que l’on pourrait qualifier de centenaire des Français ou de centenaire de la France d’en bas. La mission labellise les projets, transmis par les comités départementaux et les comités académiques du Centenaire, qui émanent de particuliers, d’associations, de collectivités territoriales ou encore d’établissements scolaires. Les comités contribuent à l’information dans les territoires et accompagnent les nombreuses initiatives. À ce jour, un millier de projets ont été retenus sur les 1 260 que nous avons reçus. Nous nous préparons à une seconde vague de labellisation de même ampleur.

Je tiens à saluer l’implication du conseil scientifique et des enseignants, Damien Baldin, conseiller pour l’action territoriale, et Alexandre Lafon, conseiller pour l’action pédagogique. Je souhaite également remercier tous ceux qui soutiennent notre action, qu’il s’agisse des collectivités territoriales sans lesquelles rien ne serait possible, des grands médias ou de la presse quotidienne régionale, avec laquelle nous avons noué plusieurs partenariats et qui relaie de sa propre initiative les multiples actions.

Notre troisième mission a trait à l’information. Il suffit d’observer la production littéraire ou les médias pour comprendre que l’intérêt est grandissant. Je n’oublie pas notre remarquable site internet « centenaire.org ».

Enfin, je sais gré du bon fonctionnement de la mission à M. Zimet.

Le GIP dispose d’un budget de 14 millions d’euros, dont 75 % seront engagés en 2014, année du centenaire. Les dépenses d’intervention représentent 11,6 millions – 4,6 pour les grands formats et les ressources numériques, et sept millions pour le fonds d’intervention, dont cinq millions doivent être issus du mécénat. Un tiers de nos ressources sont donc en cours de réalisation.

La mission a pour priorité absolue de répondre à cette question récurrente : pourquoi commémorer le centenaire de la Grande Guerre ? Pour ce faire, nous nous référons, d’une part, aux objectifs fixés avec le conseil scientifique, d’autre part, au discours du Président de la République du 7 novembre, lors de la cérémonie d’ouverture du Centenaire. Sept objectifs ont été identifiés : rendre à nos soldats morts pour la France et à ceux venus mourir chez nous, pour notre liberté, l’hommage qui leur est dû ; raviver notre mémoire, partagée avec d’autres pays, des souffrances et des bouleversements entraînés par la guerre ; contribuer à la transmission aux jeunes générations ; faire comprendre que la professionnalisation de l’armée ne doit pas avoir pour effet de distendre les liens entre celle-ci et la Nation ni abolir la reconnaissance due aux soldats ; favoriser l’attractivité des territoires, particulièrement de ceux qui portent les stigmates de cette période ; promouvoir les expressions culturelles et artistiques ; faire mieux connaître la recherche historique.

Nous n’avons de cesse de marteler qu’il n’y a rien à fêter. Les peuples se souviennent des grandes ruptures et des grandes peines qui ont marqué leur existence – la Grande Guerre en fut une assurément. Ce qu’il nous faut expliquer, c’est le cheminement qui a conduit à l’embrasement. Cette question interpelle les jeunes qui ont souvent une vision un peu mécanique de l’histoire, résultant des raccourcis appris à l’école. Selon moi, la commémoration doit être aussi un appel à la vigilance : elle doit nous rappeler que les hommes sont capables des plus terribles transgressions. Elle est également l’occasion de comprendre comment on a pu en arriver là et comment la France a pu supporter une telle tragédie, et d’honorer la mémoire de ceux et de celles qui l’ont vécue.

Je constate avec satisfaction que les projets soumis à la Mission proviennent de l’ensemble du territoire, pas seulement des territoires de la ligne de front ou de la zone occupée. Les départements du grand arrière-front sont tout aussi curieux de comprendre leur rôle dans la guerre.

La commémoration du Centenaire est un projet ambitieux ; il exige un travail un peu lourd pour notre petite structure, qui présente néanmoins l’avantage de rassembler au même endroit des compétences dont la dispersion n’aurait pas produit les mêmes effets. L’année 2014 sera celle de la concrétisation de notre travail.

Mme Émilienne Poumirol. Vous avez raison d’insister sur la signification du Centenaire : sa vocation n’est pas de célébrer mais de rendre hommage, de raviver une mémoire partagée et de transmettre celle-ci aux jeunes. Vous avez souligné le rôle de l’Éducation nationale en la matière.

Une réunion récente avec le président de l’Assemblée nationale a été l’occasion de rappeler le rôle des parlementaires, à côté des collectivités territoriales, pour faire vivre le Centenaire sur le territoire. Or les préfets et les sous-préfets n’associent pas suffisamment les parlementaires aux travaux des comités départementaux qu’ils animent. Je crois savoir que le ministre a adressé des directives aux préfets leur enjoignant d’y remédier. Comment peut-on renforcer le lien avec les députés dans les territoires ?

Général Elrick Irastorza. Nous ne nous adressons pas directement aux assemblées. En revanche, l’Association des Maires de France est membre fondateur du GIP et nous entretenons des liens étroits avec l’Assemblée des Départements de France et l’Association des Régions de France. C’est par ces biais que les députés sont impliqués.

Si les parlementaires souhaitent une expression plus directe de ma part, je m’y plierai bien volontiers.

M. Joseph Zimet, directeur général de la Mission du Centenaire. Comme vous le savez, à l’initiative de deux parlementaires du champ de bataille, de la Meuse et de la Marne, un groupe de travail doit être créé au sein de l’Assemblée nationale afin de faire des parlementaires une force de proposition et d’écoute.

En outre, il y a vingt-quatre heures, le ministère de l’Intérieur a rappelé aux préfets la nécessité de mieux associer les parlementaires aux travaux du Centenaire et de les inviter systématiquement aux réunions des comités départementaux.

M. Antoine Prost, président du conseil scientifique. La société civile s’est emparée de la commémoration ; l’État n’en a pas le monopole. Les initiatives foisonnent sur tout le territoire en dehors des circuits formels, et la préfecture n’en est pas toujours informée. Le millier de projets que nous avons validés et les projets en attente – trois journées de commission de validation seront encore nécessaires – ne sont que la partie émergée de l’iceberg.

M. Michel Voisin. Vous faites le constat du relâchement du lien entre l’armée et la Nation.

La loi du 28 octobre 1997 portant réforme du service national, qui a organisé la professionnalisation de l’armée, prévoyait un enseignement sur la défense dans les établissements scolaires secondaires ainsi que la remise d’un rapport au Parlement sur la mise en œuvre de celui-ci. Cet enseignement n’a jamais vu le jour, car le ministère de l’Éducation nationale s’y oppose.

Les enfants sont de moins en moins nombreux lors des commémorations devant les monuments aux morts. Les parents y ont sans doute une part de responsabilité, mais l’absence d’enseignement ne contribue-t-elle pas à cette désaffection ? Est-il encore possible d’inverser la tendance ?

Général Elrick Irastorza. Il ne m’appartient pas de vous répondre sur le contenu des enseignements.

Les nombreuses initiatives particulières que je recense confortent ma conviction acquise au fil des ans qu’il ne faut pas désespérer. Les petits ruisseaux font les grandes rivières. Certes, il faut mouiller la chemise et ne pas s’en remettre aux seules décisions venues d’en haut. De nombreuses personnes, pleines de bonne volonté, apportent leur pierre à l’édifice. J’ai longtemps pensé que les projets labellisés allaient constituer un train d’événements mémoriels. En fait, ils sont devenus la locomotive qui tire une foule de projets non labellisés qui contribueront également à la grande dynamique qui monte en puissance. Je suis donc plutôt optimiste.

M. Antoine Prost. Le problème de l’Éducation nationale que vous soulignez est récurrent. En 2005, la loi d’orientation et de programme pour l’avenir de l’école, dite loi Fillon, instaurait un socle commun de connaissances et de compétences. Or la mission d’information sur l’application de cette loi, présidée en 2010 par M. Jacques Grosperrin, a découvert en visitant un collège que les professeurs n’avaient eu connaissance de l’existence du socle commun qu’à l’occasion de sa visite... Le même constat vaut malheureusement pour l’enseignement de défense.

Quand bien même ils seraient mérités, on ne peut pas, toutefois, se contenter de faire des reproches à l’Éducation nationale, car elle fait preuve par ailleurs d’une belle vitalité. Les projets que nous recevons témoignent de la mobilisation de toute la chaîne hiérarchique autour de cette commémoration.

Il est intéressant de noter que, parmi les 300 à 320 projets que nous avons validés sur 450, nombreux sont ceux qui proviennent de zones défavorisées, de sections d’enseignement général et professionnel adapté ou de lycées professionnels. Les établissements prestigieux ou ceux que l’on pourrait qualifier de BCBG sont moins mobilisés que ceux des zones d’éducation prioritaire, même s’il existe, bien sûr, des exceptions.

M. Joseph Zimet. Je m’associe à l’hommage rendu par notre président aux enseignants mis à disposition de notre groupement par le ministère de l’Éducation nationale. Le conseiller pédagogique est parvenu à mettre en place, dans chaque Académie, un comité académique du Centenaire, présidé par le recteur. Celui-ci avait préalablement désigné un référent « mémoire et citoyenneté », qui est l’interlocuteur de la Mission du Centenaire et diffuse, en respectant la chaîne hiérarchique, les orientations que nous avons définies avec le concours de l’inspection générale et du Centre national de documentation pédagogique (CNDP). Le concours de l’Éducation nationale dans la préparation du Centenaire repose donc sur un système organisé, dont le maillage est très fin, de l’administration centrale jusqu’aux établissements.

Le CNDP est très actif dans la définition des contenus pédagogiques. De très nombreuses ressources, sur différents supports, sont ainsi mises à disposition des élèves et des professeurs. L’offre audiovisuelle et numérique est très abondante, d’autant que tous les documentaires produits par France télévisions et Arte sont désormais accompagnés d’un volet pédagogique.

La dimension pédagogique du Centenaire est un fil rouge de l’action de la Mission du Centenaire. La machine est compliquée mais, dès lors que l’on en maîtrise la tuyauterie, elle fonctionne bien.

M. Antoine Prost. Avec des inégalités, cependant, qui peuvent être géographiques ou sectorielles.

Général Elrick Irastorza. Permettez-moi de préciser que la commémoration du Centenaire n’est pas seulement une affaire de défense, elle regarde bien au-delà notre mémoire nationale et internationale, dans toutes les composantes de la société. On ne peut pas réduire à sa seule dimension militaire un événement qui a provoqué une rupture majeure dans tous les aspects de la vie quotidienne. Le chantier est bien plus vaste. Les enseignements qui peuvent en être tirés dépassent très largement les seuls domaines de la défense et de la sécurité collective.

M. Christophe Guilloteau. Je m’interroge sur le choix de commémorer le centenaire de la guerre au début de la période, soit dès l’année 2014, et non à la fin. Il se trouve que, cette année, nous célébrons également le soixante-dixième anniversaire du débarquement et le centenaire de l’aviation militaire. Cette concomitance ne risque-t-elle pas d’être, pour les citoyens, une source de confusion qui desservirait le devoir de mémoire ? N’aurait-il pas été préférable de distinguer les différents événements ?

S’agissant de l’association des parlementaires, dans le département du Rhône, qui a été une zone arrière très impliquée dans la fabrication des munitions, je désespère toujours que le préfet nous sollicite. Les parlementaires ne demandent qu’à relayer la commémoration dans les départements.

Dans la mémoire collective, il ne faut pas oublier les DOM-TOM et ceux qui venaient de Cochinchine. Il faut se souvenir que pas une famille n’a été épargnée.

Général Elrick Irastorza. Nous avons la chance de vivre dans un pays au passé riche. Vous auriez pu citer le huit centième anniversaire de la bataille de Bouvines, qui a marqué l’émergence du sentiment national autour du roi Philippe-Auguste. Le risque d’un « gloubi-boulga » mémoriel me semble malgré tout écarté.

Quant au choix de démarrer la commémoration en 2014, c’est un parti-pris qui permet de faire une piqûre de rappel sur l’ensemble de la période 14-18, car les Français, petits et grands, ont pris de la distance vis-à-vis de leur histoire nationale. Il aurait été étrange de s’empêcher de commémorer certains sujets parce que l’année n’en était pas encore venue. Après cette mise en perspective, nous reviendrons à un déroulé géographique et calendaire au gré des événements marquants de la Grande Guerre.

La concomitance des calendriers doit nous inciter à faire preuve de clairvoyance dans la gestion des manifestations et de pédagogie à l’endroit des citoyens. L’imbrication d’événements nationaux ou internationaux requiert un effort particulier en la matière. Il nous faut aussi corriger des contresens fréquents, en expliquant par exemple que les Américains n’ont pas débarqué en 1917 mais sont arrivés dans des ports ; que la contribution ultramarine à la Première Guerre mondiale n’a pas été la même qu’au cours de la seconde ; que lorsque l’Armistice a sonné nous étions quasiment sur le tracé des frontières d’avant-guerre et que les destructions infligées à la France ont été terribles alors que l’Allemagne a été préservée. Les jeunes gardent le souvenir des bombardements de Berlin ; ils mélangent un peu tout. L’enjeu pédagogique est fort pour éviter les amalgames et de telles confusions.

Parallèlement, il faut, bien évidemment, donner la parole aux combattants de la Seconde Guerre mondiale, qui ne seront bientôt plus très nombreux. Nous sommes tout à fait capables de gérer les difficultés liées à la concomitance des commémorations.

M. Joseph Zimet. Deux modèles d’organisation du Centenaire coexistent.

Le premier, retenu par les pays du Commonwealth et par la Belgique, repose sur une commémoration « feuilletonnante ». Les quatre années du cycle commémoratif sont jalonnées de commémorations des différentes batailles correspondant à des dates charnières. Le dispositif, fondé sur la narration de l’histoire militaire, monte en puissance sur quatre années avec pour point d’orgue l’année 2018.

Le second modèle, que je qualifierai de continental, choisi par la France et l’Allemagne, repose sur une approche décentralisée et sociétale. Il s’intéresse à l’onde de choc du conflit sur la société, que chacun peut s’approprier. Au début de la commémoration, en 2014, une demande sociale forte s’exprime, qui justifie le rappel de la globalité de l’événement.

Les deux modèles ne sont pas antagonistes. Les grandes batailles seront commémorées en France par tous les pays belligérants, mais il était auparavant nécessaire de redéfinir ce qu’a été la Grande Guerre. On ne pouvait pas se contenter de parler, en 2014, des seuls événements de l’année 1914. Dans les 140 titres publiés sur le sujet depuis Noël, tous les aspects de la guerre sont abordés – l’arrivée des Américains en 1917, les femmes, l’industrie, l’agriculture, les préfets dans la Grande Guerre, etc. Cette offre « panoramique » coïncide avec la volonté de proposer, dans un premier temps, une commémoration à 360 degrés. Dans un second temps, à partir de 2015, la commémoration reprendra le chemin de la chronologie des événements.

M. Antoine Prost. À la lecture du contenu des multiples manifestations recensées, ce que la France commémore, c’est la plus grande épreuve que notre société ait traversée, c’est « notre vie ici en attendant vos lettres ». Je rappelle qu’il y a eu 1,4 million de morts ; toutes les familles ont vécu, jour après jour, dans la crainte de voir arriver la dépêche bleue annonçant la mort d’un fils ou d’un mari. C’est inimaginable et cela a laissé des traces. La commémoration est celle de cette épreuve enracinée dans les familles.

Une question n’est pas posée : comment avons-nous supporté l’épreuve ? Pourquoi avons-nous réussi à la surmonter ? La réponse suppose de s’intéresser davantage à la société civile, à l’administration et à la gouvernance politique pendant la guerre qu’aux opérations militaires elles-mêmes.

Ce qui distingue la commémoration du Centenaire et celle des soixante-dix ans de la Seconde Guerre mondiale, c’est que celle-ci n’a pas été une épreuve comparable. Elle n’a pas laissé de traces aussi vivaces dans les familles.

Il n’empêche qu’un effort de pédagogie s’imposera pour dissiper la confusion qui risque de naître de l’enchaînement des commémorations cet été : le 6 juin, le débarquement, le 28 juin, l’attentat de Sarajevo, le 3 août, la mobilisation, le 15 août, le débarquement de Fréjus, le 25 août, la libération de Paris et le 12 septembre, la bataille de la Marne. Qu’on ne s’imagine pas que les Stuka prenaient les tranchées en enfilade…

Mme Geneviève Gosselin-Fleury. Ma première question portait sur la coopération internationale, mais vous venez d’y répondre en partie. Je souhaitais savoir s’il existe dans les autres pays des structures analogues à la mission du Centenaire.

Par ailleurs, où en est la mise en ligne des registres matricules des soldats de la Grande Guerre ?

M. Jean-Michel Villaumé. J’aimerais connaître le sentiment du professeur Prost sur la place des mutins de 1917, sujet ô combien sensible sur lequel il a rédigé un rapport, me semble-t-il.

Général Elrick Irastorza. Même si l’État ne s’était pas impliqué dans la politique mémorielle, les Français auraient commémoré leurs combattants de 1914, et les étrangers seraient venus sur notre territoire pour en faire de même avec les leurs. La Grande guerre est un peu la bataille de Bouvines de certains pays du Commonwealth : pour l’Australie, la Nouvelle-Zélande, l’Afrique du Sud ou le Canada, elle correspond à l’émergence du sentiment national. Ces pays participent tous les ans aux cérémonies, dans la relative indifférence des Français. La dynamique mémorielle, dans les pays étrangers, ne suit pas le même calendrier que la nôtre, mais elle est réelle. Au demeurant, la plupart de ces pays possèdent des structures analogues à la nôtre, même si, souvent, les initiatives bilatérales, interrégionales, transfrontalières ou scolaires prévalent – notamment de part et d’autre du Rhin. Que nous le voulions ou non, la commémoration de la Grande Guerre revêt une dimension internationale.

M. Joseph Zimet. Les archives des registres matricules ont été transférées par l’État aux conseils généraux, qui les numérisent depuis plusieurs années. Il convient de rappeler également que le ministère de la Défense a mis en ligne, il y a plusieurs années, avec le site « Mémoires des hommes », 1,4 million de fiches des soldats Morts pour la France, ainsi que les Journaux des marches et des opérations (JMO).

Dans 70 % des cas, la numérisation des registres matricules est assurée par des financements des conseils généraux ; quant à leur mise en ligne, elle se heurtait à un obstacle juridique, que le ministère de la Culture et de la Communication a pu lever grâce à son intervention auprès de la CNIL, la Commission nationale de l’informatique et des libertés. Cela dit, les méthodes de numérisation et les bases de données sont différentes d’un département à l’autre ; il faudra donc créer, d’ici à 2018, une base nationale comportant un champ d’indexation commun pour les huit millions de combattants concernés. La ministre de la Culture, particulièrement engagée sur ce sujet qui constitue un des grands chantiers patrimoniaux du Centenaire, travaille avec le président de l’Assemblée des départements de France à un partenariat pour réunir les ressources nécessaires à la réalisation de ce projet emblématique.

M. Antoine Prost. Le Président de la République a souhaité que la question des fusillés fasse l’objet d’un traitement mémoriel et pédagogique, avec une présentation au musée de l’armée des Invalides. Le général Baptiste m’a invité à une première réunion sur la conception de cette vitrine.

Il faut cependant faire des distinctions : tous les fusillés n’ont pas été passés par les armes pour l’exemple ; une cinquantaine d’entre eux l’ont été pour faits d’espionnage et une cinquantaine d’autres pour des motifs de droit commun jugés en conseils de guerre. La majorité de ces fusillés étaient des soldats qui avaient « craqué » psychologiquement et qui seraient sans doute tombés au front – à l’instar de ce soldat, neuf mois après qu’il eut survécu au peloton d’exécution devant lequel l’avait conduit sa condamnation à mort. Leur attribuer la mention « Mort pour la France » ne poserait pas de problème à mes yeux, pour autant que l’on soit en mesure de les distinguer de soldats fusillés pour des désertions multiples, parfois sur le champ de bataille même, comme à Verdun en juin 1916. Attribuer la mention « Mort pour la France » à tous les fusillés indistinctement, y compris aux multi-déserteurs, reviendrait à dire qu’il n’y a pas de devoir de défense nationale : vous, parlementaires, avez le droit de le dire, mais pas sans vous en rendre compte, au détour de la réhabilitation des triples ou quadruples déserteurs, car il ne s’agit pas d’une affirmation anodine.

Général Elrick Irastorza. La question dépasse l’opinion que l’on peut avoir de la justice militaire : dans le contexte dont nous parlons, les militaires disposaient de pouvoirs qui ne leur sont pas dévolus en temps de paix. Ce ne sont pas les militaires qui ont décrété l’état de siège, renoncé au droit de grâce ou suspendu, le 10 août, le recours en révision des condamnés. Les deux tiers des fusillés de la Grande Guerre l’ont été, si je ne m’abuse, en 1914 et 1915. La journée du 2 septembre offre un exemple éclairant. Le général Joffre connaissait très bien l’état d’épuisement des troupes. On lui a reproché la directive suivante qui était on ne peut plus claire : « Les fuyards, s’il s’en trouve, seront pourchassés et passés par les armes. ». Mais le 2 septembre, je le rappelle, le Gouvernement était dans le train pour Bordeaux, avec l’or et l’argent de la Banque de France, et la session parlementaire avait été suspendue. La République reprendra progressivement ses droits avec le retour du Gouvernement à Paris le 22 décembre, et s’il est vrai qu’il a parfois été fait un usage excessif de certains pouvoirs confiés aux militaires, il ne faut pas oublier dans quel contexte. La République a réhabilité une quarantaine de fusillés au cours de l’entre-deux-guerres, mais on ne peut pas aborder ce « kyste mémoriel » sans le remettre en perspective.

M. Antoine Prost. Conscients de la dérive qui était en cours, vos prédécesseurs, mesdames et messieurs les députés, ont voté, en avril 1916, une loi qui rétablissait les circonstances atténuantes, instaurait une commission de révision et permettait les recours en grâce. En 1918, il n’y eut ainsi « que » quatorze fusillés dans l’armée française.

Général Elrick Irastorza. En 1917, les quelques pouvoirs disciplinaires et judiciaires confiés au général Pétain se limitaient aux cas d’appel à la sédition : si la République a cédé un peu de terrain à un moment du conflit, elle a ensuite repris la main.

Mme Édith Gueugneau. J’avais eu l’occasion de vous rencontrer avec ma collègue Émilienne Poumirol, dans le cadre de la mise en place d’un groupe de travail sur le tourisme de mémoire ; je serais heureuse, d’ailleurs, que d’autres collègues s’y associent, car beaucoup reste à faire en ce domaine. Aujourd’hui, 57 % de projets labellisés ont un caractère culturel ou touristique.

Quid du tourisme de mémoire pour les territoires de l’arrière, particulièrement mobilisés sur le sujet ? En Saône-et-Loire, la dynamique va au-delà des quatre projets labellisés : elle implique non seulement les élus, mais aussi les citoyens. L’échange intergénérationnel peut être particulièrement enrichissant, en termes de transmission, pour la jeunesse.

Il faudrait aussi mettre à l’honneur l’engagement des femmes, qui, pendant que les hommes étaient au front, accomplissaient un travail quotidien dans les territoires. Les assises du tourisme de mémoire à Lille et à Arras ont montré, une nouvelle fois, la qualité de l’organisation sur les territoires du front ; mais beaucoup reste à faire pour les territoires de l’arrière qui ont, en la matière, un fort potentiel. Quels sont les projets qui y sont labellisés ? La mémoire de la Première Guerre mondiale est un enjeu fort pour les nouvelles générations, comme pour celles qui les ont précédées.

M. Nicolas Dhuicq. Certains de nos compatriotes semblent vivre dans un présent éternel, sans passé et, par conséquent, sans futur.

Deux images me reviennent en mémoire. La première est celle du Chelsea Hospital, dont les pensionnaires portent l’uniforme rouge, alors que les Invalides sont devenus un musée ; la seconde est celle du tableau intitulé « Le Rêve du soldat ».

Il y a deux siècles, les « Marie-Louise », épaulés par les « vieilles moustaches », ont résisté alors qu’ils étaient souvent en infériorité numérique. Avant la Première Guerre mondiale, la République avait la mémoire de son histoire longue, dont la région Champagne-Ardenne, avec la guerre oubliée de 1870, connaît la profondeur. Qui se souvient aujourd’hui de la guerre de Crimée ? Nul ne sait où se trouve ce territoire, même si l’actualité ne va pas tarder à le rappeler… La Campagne de France, dont quelques collectivités commémorent le bicentenaire, n’est pour ainsi dire jamais citée. Entre les Marie-Louise et les Poilus, il y a pourtant de nombreux points communs. Je regrette d’autant plus l’oubli du début du XIXe siècle que c’est dans les tranchées que le monde du Congrès de Vienne a disparu.

M. Gwendal Rouillard. C’est à juste titre que vous avez labellisé le projet du collège Jean Le Coutaller à Lorient, établissement membre du réseau « Éclair ». Son initiative révèle une vraie dynamique sur notre territoire, en amont comme en aval.

La relation entre la France et l’Allemagne, sujet historique s’il en est, ne cesse d’occuper l’actualité. Comment cette relation est-elle appréhendée par votre mission ?

Général Elrick Irastorza. Les territoires de l’arrière sont diversement impliqués, mais nous sommes plutôt satisfaits de l’engagement au niveau national. Dans le petit village de Marsillargues, où 105 personnes sont mortes, la sensibilité des habitants aux questions mémorielles est encore palpable. Tout le pays est concerné, à des degrés divers, par cette quête des racines.

Le tourisme de mémoire se concentre, pour l’essentiel, le long de cette grande balafre qui court de l’embouchure de l’Yser à la Haute-Alsace, dans les anciennes zones du front ou occupées ; on y perçoit une volonté de conserver l’empreinte des événements passés. Le Nord-Pas-de-Calais, en particulier, est très actif au regard du nombre de projets ; il est vrai qu’il est un lieu de mémoire à forte dimension internationale.

Les femmes, c’est vrai, se sont retrouvées dans des situations particulièrement éprouvantes ; elles n’avaient, par exemple, plus de chevaux pour tirer les charrues, car ceux-ci avaient été envoyés au front – nous avons d’ailleurs fait de la photo de femmes tirant une charrue une des affiches les plus connues de la Grande Guerre. C’est ainsi que, dans les vignes du Languedoc, les rendements ont chuté.

Notre pays a la chance d’avoir une histoire riche, monsieur Dhuicq. Le village de Craonne en témoigne, avec ces deux repères que sont le monument des Basques et celui de 1815. Notre mission est chargée de la commémoration de la Grande Guerre, c’est pourquoi je m’y suis cantonné, mais nous n’oublions évidemment pas le reste.

M. Antoine Prost. Les comités départementaux n’ont pas tous les mêmes critères ; certains nous ont transmis un grand nombre de projets, et d’autres beaucoup moins. Cela explique en partie les inégalités en matière de labellisation. Tous les refus sont néanmoins motivés ; ils tiennent le plus souvent au fait que le dossier se réduit à une simple déclaration d’intention, et parfois au caractère dérisoire du projet – par exemple, creuser une tranchée dans le Var parce qu’on ne peut pas envoyer les enfants visiter les champs de bataille.

Sur la relation franco-allemande, le comité scientifique formule une mise en garde. On a parfois tendance à interpréter l’histoire depuis 1914 en fonction du geste qui la conclut pour nous, contemporains, à savoir la poignée de mains entre François Mitterrand et Helmut Kohl sur le champ de bataille de Verdun en 1984 ; mais il ne faut pas oublier que Français et Allemands ne représentent qu’un tiers des 10 millions de morts de la guerre de 1914. Bref, on ne peut résumer celle-ci à un conflit franco-allemand. Nous n’aurions pas gagné la bataille de la Marne, par exemple, sans les Russes et les Anglais.

Au reste, ce n’est pas l’Europe ou la réconciliation franco-allemande qui est sortie de la guerre de 1914, du moins pas directement, mais la Société des Nations, ancêtre de l’ONU : l’Union européenne est la réalisation régionale d’une ambition qui, au départ, était plus large.

Cela dit, beaucoup de villes jumelées commémorent conjointement la Première Guerre mondiale ; la mémoire des prisonniers allemands est parfois évoquée dans des commémorations sur notre sol.

Général Elrick Irastorza. On ne peut sacrifier la vérité historique sur l’autel de la réconciliation franco-allemande, stade que nos deux pays ont d’ailleurs dépassé. Pour que commémoration rime avec vigilance, l’attention doit aussi être appelée sur les transgressions passées, qu’elles aient été collectives ou individuelles.

M. Joseph Zimet. En 2012 et 2013, la priorité diplomatique a été donnée au cinquantenaire de la réconciliation et du Traité de l’Élysée plutôt qu’à la préparation du centenaire de la Grande Guerre, à laquelle nous ne nous sommes donc attelés que cette année. L’Allemagne a désigné, au sein du ministère fédéral des Affaires étrangères, un ambassadeur, M. Meitzner, qui travaille activement avec ses collègues autrichiens, britanniques et français. Le volet franco-allemand occupe une place de plus en plus grande. N’oublions pas qu’il a aussi fallu attendre l’arrivée au pouvoir de la nouvelle coalition en Allemagne pour engager ce travail.

M. Meitzner se rend régulièrement à Paris, et l’accueil du Président Gauck par le chef de l’État, le 3 août prochain, au Hartmannswillerkopf, dans les Vosges, sera un temps fort des commémorations. Un historial franco-allemand y sera d’ailleurs construit.

L’hypothèse d’une asymétrie, s’agissant de la commémoration du Centenaire, entre une France active et une Allemagne à la traîne n’a plus lieu d’être : au niveau fédéral, où l’accent avait d’abord été mis sur le cinquantenaire de la réconciliation, l’Allemagne s’implique désormais pleinement, et les länder, plus en prise avec l’histoire longue, multiplient les initiatives décentralisées. Nous sommes par ailleurs dans une grande identité de vues avec l’Allemagne sur le caractère culturel, scientifique et pédagogique de la commémoration, qu’il s’agisse des ancrages territoriaux ou de la volonté de rappeler, au-delà des questions militaires, l’onde de choc sociale de la Grande Guerre.

Mme la présidente Patricia Adam. Messieurs, je vous remercie.

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Informations relatives à la Commission

La Commission a procédé à la nomination de ses rapporteurs pour avis sur le projet de loi de finances pour 2015. Ont été nommés :

Anciens combattants, mémoire et liens avec la Nation :

– Anciens combattants, mémoire et liens avec la Nation : Mme Paola Zanetti.

Défense :

– Environnement et prospective de la politique de défense : M. Jean-Yves Le Déaut ;

– Soutien et logistique interarmées : M. Charles de la Verpillière ;

– Préparation et emploi des forces : Forces terrestres : M. Joaquim Pueyo ;

– Préparation et emploi des forces : Marine : M. Gilbert Le Bris ;

– Préparation et emploi des forces : Air : M. Christophe Guilloteau ;

– Équipement des forces – dissuasion : M. Jean-Jacques Bridey.

Sécurités :

– Gendarmerie nationale : M. Daniel Boisserie.

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La séance est levée à douze heures trente.

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Membres présents ou excusés

Présents. - Mme Patricia Adam, M. Daniel Boisserie, M. Guy Chambefort, M. Lucien Degauchy, M. Nicolas Dhuicq, Mme Geneviève Gosselin-Fleury, Mme Edith Gueugneau, M. Christophe Guilloteau, M. Gilbert Le Bris, M. Alain Marleix, Mme Émilienne Poumirol, M. Gwendal Rouillard, M. Jean-Michel Villaumé, M. Philippe Vitel, M. Michel Voisin

Excusés. - M. Ibrahim Aboubacar, M. Claude Bartolone, M. Nicolas Bays, M. Sylvain Berrios, M. Philippe Briand, M. Jean-Jacques Candelier, M. Alain Chrétien, M. Guy Delcourt, M. Sauveur Gandolfi-Scheit, M. Serge Grouard, M. Éric Jalton, M. Jean-Yves Le Déaut, M. Frédéric Lefebvre, M. Bruno Le Roux, M. Jacques Moignard, M. Alain Rousset, M. François de Rugy