Accueil > Travaux en commission > Les comptes rendus

Afficher en plus grand
Afficher en plus petit
Voir le compte rendu au format PDF

Commission d’enquête relative aux éventuels dysfonctionnements dans l’action du gouvernement et des services de l’état, notamment ceux des ministères de l’économie et des finances, de l’intérieur et de la justice, entre le 4 décembre 2012 et le 2 avril 2013, dans la gestion d’une affaire qui a conduit à la démission d’un membre du gouvernement

Mardi 21 mai 2013

Séance de 8 heures 45

Compte rendu n° 2

Présidence de M. Charles de Courson, Président

– Audition, ouverte à la presse, de MM. Edwy Plenel, journaliste, président de Mediapart, et Fabrice Arfi, journaliste à Mediapart.

M. le président Charles de Courson. Je vous remercie, messieurs, de vous être rendus rapidement disponibles pour cette toute première audition de la commission d’enquête. C’est l’enquête que vous avez conduite, monsieur Arfi, et les articles qui ont été publiés par le journal d’information numérique Mediapart, qui ont révélé la détention, par celui qui était alors ministre délégué au budget, d’un compte bancaire non déclaré à l’étranger.

Il n’est évidemment pas question de vous demander de dévoiler vos sources – d’une part parce que nous respectons le principe de leur secret, et d’autre part parce que ce n’est pas l’objet des travaux de cette commission d’enquête. Elle vise à faire toute la lumière sur les informations dont auraient pu disposer les membres du Gouvernement et les services de l’État quant à la détention par Jérôme Cahuzac d’un compte non déclaré, et à quelles dates, ainsi que sur les initiatives qu’ils auraient pu prendre pour obtenir des informations sur ce point, ou faire en sorte que les informations existantes ne soient pas divulguées, voire pour chercher à détourner les soupçons.

Monsieur Plenel, vous êtes le président et le directeur de Mediapart, dont vous êtes aussi le fondateur. Monsieur Fabrice Arfi, vous travaillez depuis 2008 comme journaliste, chargé des enquêtes, pour ce journal numérique. Votre témoignage nous sera précieux.

Cette audition est ouverte à la presse. Elle fait l’objet d’un enregistrement et d’une retransmission en direct sur le site internet de l’Assemblée nationale. Je vous rappelle que la Commission pourra décider de citer dans son rapport tout ou partie du compte rendu qui en sera fait. Ce compte rendu vous sera préalablement communiqué, et les observations que vous pourriez faire seront soumises à la Commission qui pourra également décider d’en faire état dans son rapport.

D’autre part, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relatives aux commissions d’enquête, je vous demande de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(MM. Plenel et Arfi prêtent serment.)

M. Edwy Plenel, journaliste et président de Mediapart. Nous avons déféré à votre convocation d’autant plus volontiers, monsieur le président, que c’est pour nous une obligation. Nous venons devant vous comme journalistes avec nos règles professionnelles, que sont la vérité des faits et la rigueur mais nous avons aussi une responsabilité démocratique.

Votre commission s’interroge sur un mensonge, qui a couvert une fraude qui portait gravement atteinte au crédit de l’État, du Gouvernement, de l’administration. Dans un texte provoqué par le choc des révélations des « Documents du Pentagone » à propos de la guerre du Viêtnam, Du mensonge en politique, la philosophe Hannah Arendt expliquait l’importance considérable de la mission d’une « presse libre et non corrompue », au service du « droit à une information véridique et non manipulée, sans quoi la liberté d’opinion n’est plus qu’une cruelle mystification ». Telle est la ligne de Mediapart : apporter des informations d’intérêt public aux citoyens, afin qu’ils soient libres et autonomes. Notre première obligation est à l’égard des citoyens. Notre première rigueur est le respect de la vérité. Notre première discipline est la vérification.

La seule limite de notre témoignage sera, vous l’avez dit, le respect du secret des sources, qui protège les citoyens eux-mêmes, ces lanceurs d’alerte qui permettent que des vérités parfois dérangeantes soient mises au jour.

Par un heureux hasard de dates, Mediapart a rassemblé dans un livre, L’Affaire Cahuzac en bloc et en détail, l’ensemble des quatre mois d’enquête de Fabrice Arfi et des presque quatre mois durant lesquels il a fallu défendre cette enquête afin que la vérité soit enfin reconnue.

M. Fabrice Arfi, journaliste à Mediapart. Je vais essayer de raconter l’enquête de Mediapart, avant et après l’article initial du 4 décembre.

L’enquête est née de l’affaire Bettencourt, que nous avons révélée en juin 2010, et des questions engendrées à ce moment-là par la clémence, la pudeur, voire la complaisance dont faisait preuve à l’égard de M. Éric Woerth, alors ministre du budget et mis en cause dans cette affaire, celui qui était alors président socialiste de la commission des finances de l’époque : Jérôme Cahuzac. Ainsi, le 20 juin 2010, M. Cahuzac disait au micro de Radio Judaïca : « Il n’y a pas d’affaire Bettencourt. Woerth est un honnête homme. »

Deux ans plus tard, l’un des premiers actes de M. Cahuzac – devenu ministre du budget dans la période de crise, d’austérité, de chômage que nous connaissons – est de commander à un ami, Philippe Terneyre, professeur à l’université de Pau, un rapport d’une quinzaine de pages dont la moitié concernaient le sujet : l’affaire de l’hippodrome de Compiègne, à laquelle M. Woerth est partie prenante. Ce rapport, qui a blanchi Éric Woerth, a été fait à l’aveugle – le professeur Terneyre ne disposait d’aucune pièce du dossier – alors que les trois experts de la Cour de justice de la République, qui enquêtaient depuis des mois, avaient rendu un rapport autrement plus consistant de 155 pages et accablant pour M. Woerth. C’est de ces relations étranges entre deux ministres du budget, l’un ancien et l’autre en exercice, que part l’enquête de Mediapart, au mois de juillet 2012.

J’assume parfaitement que, dans mon métier, il faut parfois avoir l’esprit mal tourné. Quand on a vu juste, on parle d’intuition ; quand on se trompe, on parle d’a priori. À Mediapart, nous avons créé les conditions de notre obsession : le journalisme, y compris quand il doit déranger. J’ai donc eu du temps pour le « perdre », pour enquêter sur M. Cahuzac, sur ses réseaux, son passé, ses activités professionnelles, son travail de parlementaire, ses liens avec l’industrie pharmaceutique… De fil en aiguille, j’ai pu découvrir le compte suisse de M. Cahuzac.

La découverte du compte s’est appuyée sur un élément dont on a beaucoup parlé : l’enregistrement, qui montrait que celui qui parlait le mieux du compte suisse de Jérôme Cahuzac était encore Cahuzac Jérôme – un enregistrement que beaucoup, pendant de longues semaines, n’ont pas voulu entendre. Lorsque nous avons publié notre article, nous en savions bien sûr tout : qui le détenait et quelles étaient les circonstances tout à fait rocambolesques de son obtention.

Au cours de mon enquête, j’ai aussi pu avoir accès à un mémoire d’un agent du fisc, que l’on a voulu pendant de longues semaines décrédibiliser : Rémy Garnier, qui était pourtant l’un des inspecteurs du fisc les mieux notés de France lorsqu’il travaillait dans le Lot-et-Garonne. Dans un mémoire du 11 juin 2008, adressé à Éric Woerth, il écrivait avoir reçu de deux aviseurs extérieurs à l’administration fiscale des informations selon lesquelles M. Cahuzac détenait un compte caché à l’étranger. Il écrivait avoir consulté le dossier fiscal de M. Cahuzac, mais ne pas disposer des moyens de confirmer ou d’infirmer cette information. Il demandait donc une enquête fiscale approfondie afin d’établir la vérité des faits. Cette enquête – l’administration fiscale est alors sous l’autorité de M. Woerth – lui a été refusée.

Dans une enquête journalistique, il y a toujours des sources, que nous devons protéger. Nous ne le faisons pas par corporatisme ou pour faire n’importe quoi : ce ne sont pas les journalistes que sert la protection des sources, mais bien les sources elles-mêmes, c’est-à-dire les citoyens qui décident un jour d’alerter la presse. À nous ensuite, une fois vérifiées les informations, d’en assumer les conséquences, y compris judiciaires le cas échéant.

J’ai rarement eu autant de sources pour recouper une information. Elles étaient bancaires, financières, liées aux services de renseignement, dans les entourages de la personne concernée, fiscales et politiques.

Le 4 décembre 2012, nous publions donc un article intitulé « Le compte suisse de Jérôme Cahuzac ».

Nous avons ensuite poursuivi notre enquête pendant de longs mois, dans un climat de défiance médiatique à l’égard de Mediapart tout à fait étonnant, voire extravagant. Je comprends que l’on soit prudent – personne ne peut s’emparer sans précaution d’une information comme celle-là, mais que nous soyons devenus les accusés numéro un de notre propre enquête, et considérés par des hommes politiques ou par certains de mes confrères comme des « procureurs au petit pied », comme des « journalistes de bûcher », comme un « danger pour la démocratie », c’est stupéfiant, et révélateur d’un déficit culturel vis-à-vis d’un journalisme qui crée parfois de l’intranquillité !

Je vais maintenant me livrer à un récit chronologique factuel.

Le 5 décembre, Mediapart publie un article intitulé « L’aveu enregistré », révélation de l’enregistrement dans lequel M. Cahuzac s’inquiète, à la fin du mois de décembre 2000, de l’existence de son compte à l’UBS. Nous avions authentifié la voix grâce à des personnes appartenant à l’entourage de l’intéressé. De plus, la personne qui parlait envisageait de devenir maire, or Jérôme Cahuzac est bien devenu maire de Villeneuve-sur-Lot en 2001.

Le 6 décembre, le ministre du budget annonce le dépôt d’une plainte en diffamation contre Mediapart, sur le fondement de l’alinéa 1er bis de l’article 48 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, c’est-à-dire en tant que membre du Gouvernement diffamé, ce qui oblige légalement la garde des sceaux à mettre en branle l’action publique. Une enquête est donc ouverte. Curieusement, la plainte ne vise que l’article du 4 décembre et pas celui du 5, qui révèle l’enregistrement. Celui-ci ne sera d’ailleurs jamais contesté en justice par le ministre du budget.

La semaine suivante, une autre plainte sera déposée par M. Cahuzac, cette fois avec constitution de partie civile, ce qui provoque la désignation d’un juge d’instruction et allonge considérablement le temps d’enquête. La perspective d’un procès est donc repoussée, alors que la première plainte aurait sans doute débouché sur un procès quelques semaines plus tard. J’ai tendance à penser que M. Cahuzac ne voulait pas de procès public sur nos informations.

Le 11 décembre, Mediapart publie son troisième article de révélations sur cette affaire : il porte sur M. Hervé Dreyfus, que nous avons appelé « L’homme qui sait tout », puisqu’il est le gestionnaire de fortune de M. Cahuzac. Paradoxalement, je crois que Jérôme Cahuzac n’est pas le personnage principal de l’affaire qui porte son nom. C’est dans cet article que nous parlons pour la première fois non seulement d’Hervé Dreyfus, mais de la société pour laquelle il travaille : Reyl & Cie, qui a permis la dissimulation fiscale des avoirs de M. Cahuzac – et d’autres fortunes françaises. Nous abordions également dans cet article les ramifications de Reyl, jusqu’à Singapour.

Ce jour-là, il s’est passé plusieurs choses que nous n’apprendrons que plus tard : d’une part, un avocat suisse, Edmond Tavernier, qui fut également l’avocat de Mme Bettencourt, fait une demande étrange, et anonyme, à l’UBS : si la question lui était posée, la banque pourrait-elle lever le secret bancaire et donner une sorte de brevet de moralité fiscale à Jérôme Cahuzac ? La réponse de l’UBS est positive : il existe une manière de formuler cette question pour obtenir réponse. Mais contrairement à ce qu’il a annoncé publiquement, Jérôme Cahuzac n’a jamais formulé cette demande. Il suffisait pourtant d’un papier blanc et d’un stylo. L’UBS aurait alors répondu qu’il existait bien, depuis 1992, un compte au nom de M. Cahuzac.

D’autre part, ce même 11 décembre, à 15 heures 18 exactement, la chef de cabinet de M. Cahuzac, Marie-Hélène Valente, adresse à M. Cahuzac ainsi qu’à M. Yannick Lemarchand, également membre du cabinet, un courrier électronique dont l’objet est « Pour vous détendre un peu ». En voici le texte : « Je viens d’être appelée par le dir’cab’ du préfet pour me raconter la chose suivante : vendredi soir, se trouvant au tribunal à Agen, Gonelle [Michel Gonelle, détenteur de l’enregistrement], en panne de portable, emprunte celui d’un policier qu’il connaît bien ; or c’est le portable de permanence du commissariat, et la messagerie a enregistré quelques heures plus tard le message suivant : “n’arrivant pas à vous joindre, je tente au hasard sur tous les numéros en ma possession. Rappelez Edwy Plenel.” J’ai demandé de consigner le message à toutes fins utiles. J’attends la copie du rapport officiel du DDSP [directeur départemental de la sécurité publique]. Il va falloir être prudents dans la remontée de l’info pour que celui-ci puisse être le cas échéant une preuve utilisable. Marie-Hélène. »

La police est donc mise en branle pour surveiller les rapports téléphoniques du directeur de Mediapart avec le détenteur de l’enregistrement qui accable Jérôme Cahuzac ! Nous avons, sans le citer, parlé de ce mail. Cela concerne pleinement votre commission d’enquête : sept jours après le premier article de Mediapart, alors qu’il y a des déclarations publiques de soutien à M. Cahuzac, le ministère de l’intérieur mobilise des services de police pour faire des rapports sur les relations téléphoniques entre un journaliste et l’un des protagonistes de l’affaire ; on parle de « remonter l’info », qui doit pouvoir servir de « preuve » – et c’est cela qui doit détendre l’atmosphère du cabinet ?

Le 12 décembre, Le Temps, dont la réputation n’est plus à faire à Genève, publie un article intitulé « Les liaisons genevoises de Jérôme Cahuzac », s’appuyant sur les révélations faites la veille par Mediapart. Reyl est à nouveau cité.

Le 13 décembre, le directeur éditorial de Mediapart, François Bonnet, dans un article intitulé « Les non-réponses du ministre », cite à nouveau la société de gestion Reyl, devenue banque en novembre 2010. Elle le sera encore le 17 janvier.

Le 14 décembre, Edwy Plenel et moi-même rencontrons Michel Gonelle pour débattre de sa situation. Pour nous, la vérité est en marche : il faut assumer les faits ; il doit reconnaître publiquement qu’il détient cet enregistrement. Le lendemain, M. Gonelle prend contact avec l’Élysée.

Ce même 14 décembre, la direction générale des finances publiques (DGFiP) demande à Jérôme Cahuzac de signer un document administratif officiel attestant qu’il n’avait jamais détenu de compte à l’étranger. On lui demande en quelque sorte de confirmer officiellement ce qu’il a dit quelques jours plus tôt à la représentation nationale.

M. Alain Claeys, rapporteur. Quand l’apprenez-vous ?

M. Fabrice Arfi. Nous avons confirmation de la rumeur qui circule lorsque Martine Orange et Laurent Mauduit, de Mediapart, réalisent une interview de Pierre Moscovici, le 14 avril.

Jérôme Cahuzac, vous le savez, avait trente jours pour signer cette déclaration. Il refuse de le faire, mais demeure ministre.

Le 19 décembre, il dément – pour la première fois ! – lors d’un déjeuner informel avec nos confrères de France Inter, que ce soit sa voix que l’on entend sur l’enregistrement : son frère Antoine – ancien président de HSBC Private Bank en France –, dit-il, ne l’a pas reconnu. Interrogé sur d’éventuels liens avec Hervé Dreyfus par une de nos consœurs de France Inter, il dit ne pas voir pourquoi il devrait répondre à une telle question.

Le 20 décembre, Mediapart révèle dans un article intitulé « Jérôme Cahuzac, “l’ami” du roi des labos pharmaceutiques » – il s’agit de Daniel Vial, un lobbyiste réputé dans le monde de la santé publique – les liens que l’on pourrait considérer comme incestueux entre Jérôme Cahuzac et les laboratoires pharmaceutiques.

Le 21 décembre, j’écris un article intitulé « Les mensonges de Jérôme Cahuzac ». Il révèle que, le 15 décembre, M. Gonelle a contacté la Présidence de la République : celui que l’on voulait alors faire passer pour un corbeau avoue au premier magistrat de France être le détenteur de l’enregistrement. Il confirme que tout est authentique et qu’il est prêt à en répondre. Dans un communiqué très bref, l’Élysée confirme notre information et affirme avoir conseillé à M. Gonelle de contacter la justice. Le problème, c’est qu’il n’y a alors – hormis une plainte en diffamation contre Mediapart – aucune enquête judiciaire. Cet article révèle également le mail de Mme Valente, mais cette information passe inaperçue. Il révèle enfin que le fisc a diligenté des vérifications approfondies sur les déclarations de patrimoine de M. Cahuzac, notamment sur la question du financement de l’achat de son appartement.

À cette date, les pouvoirs publics, les administrations, connaissaient en détail l’affaire Cahuzac. Derrière son ton péremptoire, la défense de M. Cahuzac était déjà chaotique : on n’a pas voulu, je crois, voir ce qui était en réalité sur la table.

M. Edwy Plenel. Au 21 décembre, tout ce qui est aujourd’hui au cœur de l’instruction judiciaire en cours est donc connu ; les établissements bancaires et les intermédiaires sont nommés, y compris Marc Dreyfuss, installé à Singapour  ; la chronologie est donnée ; la question de l’origine des fonds et celle des laboratoires pharmaceutiques sont soulevées – vous savez qu’elle est liée à celle du financement politique illicite, comme ce fut le cas avec le pétrole, avec l’affaire Elf, ou avec les ventes d’armes, avec aujourd’hui l’affaire Karachi ; le conflit d’intérêts est public. Les vérifications fiscales approfondies du patrimoine de M. Cahuzac sont en cours ; le fait que l’administration dispose d’éléments importants dans ses archives est notoire. Rémy Garnier, malgré les calomnies dont il fait l’objet, précise à nos confrères du Parisien : « Dans le dossier fiscal de Jérôme Cahuzac, j’ai noté des anomalies apparentes et chiffrées. Des revenus omis. Une déduction fiscale d’un montant important puisque, même si cela ne représentait pas grand-chose pour quelqu’un comme Cahuzac, elle représentait le salaire annuel d'un ouvrier. Il manquait aussi des justificatifs. Je ne comprends pas que le fisc ne demande rien à un tel contribuable sous prétexte qu’il est député. »

Tout cela, nous l’avons dit et répété. Le 26 décembre, le directeur éditorial de Mediapart écrit une synthèse : « L’affaire Cahuzac pour ceux qui ne veulent pas voir ».

Nous sommes à ce moment convaincus que la vérité sera reconnue très rapidement. D’abord, Mediapart a acquis en cinq ans d’existence, sous deux majorités différentes, un certain crédit et démontré son indépendance.

Ensuite, il m’est arrivé de débattre de la question des révélations journalistiques et de leurs conséquences sur la vie publique avec celui qui est aujourd’hui devenu Président de la République, François Hollande. Dans un livre, Devoirs de vérité, paru en 2006, je l’interroge sur la gestion des affaires par un pouvoir exécutif, à partir d’un cas précis : celui des Irlandais de Vincennes, en 1983, première affaire d’État que j’ai connue comme journaliste. François Hollande était alors directeur de cabinet du porte-parole du Gouvernement de l’époque, chargé de faire contre-feu et donc de mentir. François Hollande savait que je lui disais alors combien la communication qu’il était amené à mettre en œuvre était inexacte. Voici sa réponse : « De cette brève expérience, je retiens qu’à l’origine de toute affaire, au-delà de son contenu même, il y a d’abord un mensonge. La vérité est toujours une économie de temps comme de moyens. La vérité est une méthode simple. Elle n’est pas une gêne, un frein, une contrainte ; elle est précisément ce qui permet de sortir de la nasse. Même si, parfois, […] le vrai est invraisemblable. »

À l’époque de nos révélations, des collaborateurs, des entourages du pouvoir exécutif, du Premier ministre, du Président de la République, s’approchent de Mediapart et nous interrogent sur le sérieux et la solidité de notre enquête. Nous leur détaillons notre travail et leur disons combien nous sommes sûrs de notre fait. Nous sommes convaincus que la vérité sera reconnue. Nous leur faisons même remarquer qu’une absence de réaction des pouvoirs publics ne sera absolument pas comprise lorsque la vérité éclatera : personne ne comprendra que l’État n’ait pas les moyens de savoir mieux que le petit Mediapart ce qu’il en était.

M. le président Charles de Courson. Pouvez-vous nous dire qui sont ces personnes ?

M. Edwy Plenel. Non, cela relève du secret des sources. J’ai bien sûr rencontré des responsables et des membres des cabinets de l’Élysée et de Matignon à cette époque : ce sont des relations normales, habituelles. D’expérience, les membres de cabinet – plus que les ministres qu’ils servent – aident le travail journalistique.

M. le président Charles de Courson. Et ce sont bien eux qui vous ont contacté ?

M. Edwy Plenel. Oui, parce que je les connais.

C’est dans ce contexte que nous finissons, le vendredi 14 décembre, par rencontrer Michel Gonelle, qui fut député RPR de 1986 à 1988. Je précise encore une fois qu’il n’est pas notre source, mais que nous savons qu’il est le détenteur initial de l’enregistrement de fin 2000. Nous le voyons démentir ce fait dans la presse régionale, et nous nous rapprochons de lui. Nous lui disons qu’il doit prendre ses responsabilités et reconnaître l’authenticité de l’enregistrement, ce que connaissaient d’ailleurs beaucoup d’autres témoins – un huissier, un ancien gendarme, un ancien colonel de la DGSE et un ancien magistrat, candidat malchanceux en 2007 dans la même circonscription, Jean-Louis Bruguière. M. Gonelle, ancien bâtonnier, connaît le droit, et décide de se manifester.

M. le président Charles de Courson. C’est bien vous qui le contactez ?

M. Edwy Plenel. Oui. Nous apprendrons par la suite qu’il a, dès le lendemain, appelé Alain Zabulon, directeur adjoint du cabinet du Président de la République, qu’il a connu préfet du Lot-et-Garonne. Il a alors proposé d’écrire au chef de l’État pour attester de l’authenticité de l’enregistrement. Il se déclare à la disposition de la justice.

Malgré tout ce qui est connu à la mi-décembre, rien ne se passe. Pourtant, différentes familles politiques sont au courant de l’existence du compte : M. Gonelle en a parlé à différents membres de sa famille politique, l’UMP ; le compte, nous l’apprendrons par la suite, a été ouvert par un cadre du Front national, proche de Marine Le Pen. La police est au courant : vous pourriez très utilement entendre notre confrère Antoine Peillon, auteur d’un livre intitulé Ces 600 milliards qui manquent à la France. Enquête au coeur de l'évasion fiscale, et qui montre dans son enquête que la police avait de nombreux éléments à sa disposition. Il en sait plus que nous sur ce sujet.

Mais ce qui se passe, ce sont des manœuvres, des intimidations, des diversions. Je me contente de les constater, je ne désigne pas de responsable.

Premièrement, le fameux mail l’atteste, l’administration policière est instrumentalisée pour porter atteinte au secret des sources journalistiques et aux méthodes d’enquête de Mediapart.

M. le président Charles de Courson. Comment un membre d’un cabinet ministériel qui n’a pas la police sous son autorité peut-il s’adresser à un représentant de la police sans passer par le ministre de l’intérieur ?

M. Fabrice Arfi. Nous ne savons pas si le ministre de l’intérieur en personne est au courant. Mais le mail contient un élément d’information : le directeur de cabinet du préfet – je présume que c’est le préfet du Lot-et-Garonne – a appelé Mme Valente. S’est-il contenté d’alerter le cabinet de M. Cahuzac, ou bien l’information est-elle remontée jusqu’au ministre de l’intérieur ? Nous n’en savons rien. Mais il est question d’un rapport du DDSP, qui est bien sous l’autorité du ministère de l’intérieur.

M. Edwy Plenel. Ayant suivi longtemps les questions de police, je sais que l’administration policière est très verticale, très centralisée. S’il existe vraiment un rapport du DDSP du Lot-et-Garonne – ceci se passe à Agen –, il est sans doute remonté, mais vous avez bien plus de moyens que nous pour obtenir une réponse sur ce point des administrations concernées.

Il y a ensuite la question de la plainte contre Mediapart annoncée par M. Cahuzac. Elle donne lieu à l’ouverture d’une enquête préliminaire, dans le cadre de laquelle je suis convoqué pour être entendu par la police judiciaire le 17 décembre. On me fait lire la plainte ; je me contente de répondre sur mon identité et d’assumer ce que nous avons publié ; mais je découvre un détournement de procédure, qui porte atteinte à l’indépendance et à la liberté de la presse : la plainte est rédigée sur le fondement de l’alinéa 1er bis de l’article 48 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, qui dispose : « Dans les cas d’injure et de diffamation envers un membre du Gouvernement, la poursuite aura lieu sur sa demande adressée au ministre de la justice. » La garde des sceaux transmet donc la plainte au procureur de la République, lequel diligente les vérifications d’usage sur le journal ainsi que sur l’identité de son directeur et de l’auteur de l’article.

Je fais acter sur le procès-verbal de police ma protestation : la plainte qui vient de m’être signifiée est un détournement de procédure, car M. Cahuzac n’est pas mis en cause ici en tant que ministre, mais en tant qu’individu. Si vous vous interrogiez sur l’inconscience totale qui règne sur la question centrale du conflit d’intérêts, en voici une illustration : la direction des affaires criminelles et des grâces n’a vu aucun problème à transmettre une plainte contre Mediapart par cette voie, comme si l’ensemble du Gouvernement en était solidaire.

À cause de ma protestation, la place Vendôme demandera à M. Cahuzac de rédiger une autre plainte – la garde des sceaux vous dira peut-être qui le lui a dit. M. Cahuzac parle de deux plaintes, mais celles-ci ne s’ajoutent pas l’une à l’autre : la première est remplacée par la seconde, une plainte ordinaire pour diffamation avec constitution de partie civile. Vous le savez, il n’y a alors aucune investigation sur le fond : on se contente de vérifier qui a publié l’information. Le procès se déroule ensuite un à deux ans plus tard.

M. le président Charles de Courson. La première a-t-elle été retirée ?

M. Edwy Plenel. Je n’en sais rien. Nous ne savons pas non plus ce qu’il est advenu de la seconde. Elle ne nous a jamais été signifiée.

M. Fabrice Arfi. Je parle sous le contrôle des juristes ici présents, mais je crois que la plainte avec constitution de partie civile et l’action publique qui en résulte annule, écrase en quelque sorte la première plainte. Les actes d’enquête diligentés à l’occasion de la première plainte sont joints au dossier ouvert dans le cadre de l’instruction de la plainte avec constitution de partie civile. Elle n’a donc pas à être formellement retirée.

M. Patrick Devedjian. Non, l’une ne fait pas disparaître l’autre.

M. le rapporteur Alain Claeys. Je rappelle que la commission d’enquête ne peut se pencher sur des procédures judiciaires. La seule question qui vaille pour nous est celle des éventuels dysfonctionnements de l’appareil de l’État.

M. Edwy Plenel. Monsieur le rapporteur, si la vérité est connue aujourd’hui, c’est parce que Mediapart a interpellé publiquement le procureur de la République. On entend dire que la justice a fonctionné. Certes, il n’y a eu ni campagne de calomnies, ni procureur essayant d’entraver la marche de la justice. Mais la justice n’a pas fonctionné ! Pendant le premier mois de nos révélations, la justice est restée inerte.

Si Mediapart, ou tout autre média, avait révélé un trafic de drogue en banlieue ou des agressions dans le métro, le procureur se serait saisi de ces informations et aurait lancé des vérifications. En l’occurrence rien ne s’est passé : au mois de décembre, la justice est seulement saisie d’une plainte qui est un détournement de procédure et qui porte atteinte à nos droits de journalistes !

S’ajoute à l’instrumentalisation des services de police et de la justice, celle de l’administration fiscale. Le 21 décembre, Mediapart révèle que les déclarations de revenus et de patrimoine de M. Cahuzac posent problème. Très mystérieusement, vers vingt-deux heures dans la soirée du samedi 22 décembre, l’AFP diffuse un communiqué de la DGFiP, qui dépend du ministre du budget, affirmant qu’aucun contrôle ou enquête n’est en cours à l’encontre d’un membre du Gouvernement. Contrairement aux habitudes, ce communiqué est introuvable sur le site de la DGFiP : ce n’est qu’un mail transmis aux permanenciers de l’AFP.

Cela nous amènera, le lendemain, dimanche 23 décembre, sous la signature de Fabrice Arfi, à donner des informations sur les vérifications fiscales en cours : nous avions la preuve que, le mercredi 19 décembre, l’expert-comptable de M. Cahuzac s’était rendu à une réunion organisée à la direction régionale des finances publiques de Paris-Sud pour se voir notifier des observations sur les déclarations du ministre du budget.

La presse enfin est instrumentalisée. Le 26 décembre, une nouvelle dépêche de l’AFP intitulée « Cahuzac a priori solidement installé au Gouvernement, selon des experts » est la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Cette dépêche cite deux experts : l’un, Gérard Grunberg, a été membre du cabinet de Michel Rocard, Premier ministre, quand Jérôme Cahuzac était membre du cabinet de Claude Évin, ce que la dépêche ne précisait pas ; l’autre, Jérôme Fourquet, présenté comme travaillant pour un institut d’opinion, est le co-auteur avec Jérôme Cahuzac d’un livre paru en 2011 à la Fondation Jean-Jaurès, dirigée par Gilles Finchelstein, collaborateur du ministre de l’économie, ce que la dépêche ne précisait pas plus.

Le 27 décembre, nous nous trouvions donc devant une situation stupéfiante : manipulation de la police, instrumentalisation de la justice et de l’administration fiscale avec un conflit d’intérêts manifeste, manipulation médiatique évidente. Pourtant, tout était sur la table et tous ceux qui, au cœur du pouvoir exécutif, voulaient savoir, savaient le sérieux de notre enquête.

Tel est le contexte de mon interpellation au procureur de la République de Paris, lancée le 27 décembre et rendue publique quelques jours plus tard. Jusque-là, la justice n’était saisie que d’une plainte qui portait atteinte à nos droits. L’inégalité des armes était flagrante, et nous comprenions d’autant moins l’immobilisme de la justice qu’un juge d’instruction, M. Guillaume Daieff, enquêtait depuis plus d’un an sur des liens entre des clients français et l’UBS, et donc sur des faits de fraude fiscale.

Cette lettre, vous le savez, a fait son chemin : le 8 janvier, le procureur de la République de Paris a annoncé l’ouverture d’une enquête préliminaire. Ce n’était pas ce que nous aurions recommandé : comme enquêteurs, nous savons que le parquet n’est pas indépendant et que les enquêtes préliminaires sont parfois à la diligence du pouvoir exécutif – ce qui, j’en donne acte au pouvoir exécutif actuel, ne sera pas le cas. Selon nous, il eût cependant été plus logique de donner un réquisitoire supplétif au juge Guillaume Daieff. Le bâtonnier Gonelle aura d’ailleurs la même idée et, en l’absence de réaction de l’Élysée, entrera en contact avec le juge Daieff. Ce processus sera interrompu par l’ouverture de l’enquête préliminaire.

Qui voulait savoir pouvait savoir. Le 29 décembre, à l’appui de notre lettre au procureur de la République, nous publions un entretien avec notre avocat, Jean-Pierre Mignard, dont chacun sait qu’il a, comme citoyen, des engagements politiques à gauche, et qu’il connaît fort bien le Président de la République. Il y explique le sérieux de l’information de Mediapart et redit que toute la lumière doit être faite sur cette affaire.

Le 8 janvier, une enquête préliminaire est ouverte. La veille, vous le savez, M. Cahuzac est à la télévision, en mission de communication au nom du Gouvernement. Il n’a jamais posé de question à l’UBS ; sa seconde plainte ne nous est pas signifiée.

Commence alors cette étrange manœuvre de la mauvaise question posée à la Suisse, qui ne pouvait apporter qu’une réponse fausse.

Nous avons à plusieurs reprises, dès le mois de décembre, mentionné la société Reyl, devenue établissement bancaire à l’automne 2010 et interlocuteur financier durant toute cette histoire. Certes, nous avons publié un témoignage plus précis sur le rôle de Reyl, le 1er février, sur le blog d’Antoine Peillon, journaliste à La Croix, le meilleur spécialiste sans doute des questions d’évasion fiscale. C’est un banquier dont on connaît aujourd’hui l’identité, Pierre Condamin-Gerbier, qui parle. Mais nous mentionnions bien Reyl dès le mois de décembre. Singapour est également mentionné. La chronologie est précise.

Cette entreprise de communication que vous connaissez se développe pourtant : autour d’une réponse, que personne n’a jamais lue, qui aurait été donnée par la Suisse à la France. On lit même dans un hebdomadaire que « les Suisses blanchissent Cahuzac ».

C’est une nouvelle instrumentalisation de l’administration fiscale, puisque c’est dans le cadre d’une convention d’entraide que cette question a été posée. Les responsables d’administration sont aussi comptables de leurs actes, et cela pose la question de leur attitude. Ils ont lu Mediapart, et donc vu mentionner Reyl et Singapour ; ils savent que cette question n’est pas la bonne et qu’elle est imprécise ; ils la cautionnent pourtant.

M. le président Charles de Courson. Pourquoi pensez-vous cela ?

M. Edwy Plenel. Il s’agit ici d’une procédure qui se déroule entre les administrations.

Dans le respect du contradictoire, nous avons rencontré Pierre Moscovici, à deux reprises. Je l’ai moi-même rencontré en tête-à-tête, à sa demande et je l’ai convaincu de nous rencontrer pour une interview. Le ministre de l’économie plaide la bonne foi : pour lui, nous n’avons parlé de Reyl que le 1er février. Je lui montre que ce n’est pas vrai – votre cabinet vous a sans doute mal informé, lui dis-je, puisque Mediapart ne traîne pas sur les bureaux comme un journal ordinaire : Reyl a été mentionné à plusieurs reprises, et le rôle central d’Hervé Dreyfus a été aussi mentionné ; vous ne pouvez pas dire que vous ne saviez pas.

C’est à ce moment que M. Moscovici nous confirme ce que nous entendions dire depuis plusieurs jours : dès le 14 décembre, après avoir établi un « mur » entre le ministre du budget et l’administration fiscale pour « éviter le conflit d’intérêts », celle-ci a demandé à M. Cahuzac de confirmer officiellement ce qu’il a déclaré dans l’enceinte du Palais-Bourbon. C’est tout simple, après tout : le contribuable signe un document, couvert par le secret fiscal, dans lequel il ne fait que confirmer ce qu’il a dit au Président de la République, au Premier ministre, à la représentation nationale, aux médias. Il a trente jours pour le faire ; au 14 janvier, il ne l’a pas signé.

Néanmoins, une démarche est faite. M. Moscovici vous expliquera que c’est justement l’absence de réponse qui est à l’origine de la démarche, mais on peut aussi l’interpréter différemment : comment, dès lors que le contribuable Cahuzac refuse de signer cette confirmation écrite, n’a-t-on pas considéré qu’il se mettait en tort vis-à-vis de l’administration fiscale ? Soit il y a là de l’amateurisme, de la légèreté, des vérifications insuffisantes ; soit il y a une hypothèse d’instrumentalisation, peut-être à l’insu du ministre de l’économie – qui l’a d’ailleurs lui-même laissé entendre –, pour une communication dont chacun a pu voir l’ampleur, notamment dans le Journal du dimanche.

M. Moscovici m’a fait part de son émotion et de sa colère face à cette instrumentalisation par l’entourage de M. Cahuzac de la réponse suisse.

M. le président Charles de Courson. Comment l’entourage de M. Cahuzac a-t-il pu instrumentaliser cette réponse, puisque juridiquement il n’a pas le droit d’en connaître ?

M. Edwy Plenel. C’est le cœur du sujet. Nous l’avons souligné dès la parution de l’article du Journal du dimanche : celui-ci s’appuie sur un document que les journalistes n’ont pas lu. Nous avons écrit combien le Gouvernement se mettait lui-même en difficulté : ou bien le secret fiscal est sacré, et M. Moscovici, M. Cahuzac et leurs collaborateurs ne peuvent commenter ce document ; ou bien M. Cahuzac décide, ce qu’il peut à l’évidence, de faire toute la lumière sur sa situation fiscale, et ce document doit être publié.

M. le rapporteur Alain Claeys. L’attitude du ministre de l’économie est au centre de notre enquête : soyons très précis, même s’il doit y avoir des désaccords entre nous.

Dans l’interview qu’il accorde à Mediapart, vous écrivez : « Il nous a par ailleurs révélé une importante information sur un épisode de cette affaire, qui a fait l’objet de rumeurs ces derniers jours, mais qui n’était pas encore confirmé : dès le 14 décembre, soit dix jours après le premier article de Mediapart, l’administration des impôts a demandé à Jérôme Cahuzac de signer un document attestant qu’il n’avait pas de compte caché en Suisse, mais ce dernier n’a pas donné suite à cette demande. » On peut en tirer l’enseignement que l’administration a fait son travail.

La première question que lui posent Martine Orange et Laurent Mauduit est intéressante : « Une enquête préliminaire a été ouverte le 8 janvier contre Jérôme Cahuzac par le parquet de Paris. Vous avez cependant sollicité par l’intermédiaire de votre administration une entraide avec la Suisse seize jours plus tard. Cette enquête diligentée par vous sur des accusations qui visent un autre membre du Gouvernement n’est-elle pas en soi une atteinte évidente au principe de séparation des pouvoirs puisque la justice avait déjà lancé ses propres investigations ? » À ce moment-là, la critique que vous adressez au ministre, c’est donc de lancer une enquête administrative alors qu’une procédure judiciaire est en cours.

Pierre Moscovici répond très clairement : « Comme ministre, j’accordais ma confiance à mon ministre délégué, qui m’avait juré à de multiples reprises qu’il n’avait pas de compte en Suisse. […] Mais, en même temps, mon devoir était de contribuer à établir la vérité. Quand je lance cette convention d’entraide avec la Suisse, c’est parce que cela fait trop longtemps que la question est posée et est toujours sur la table. Il n’était pas logique de le faire avant : entre le 14 décembre et le 14 janvier, la direction des finances publiques a fait une demande à Jérôme Cahuzac sur d’éventuels comptes à l’étranger, demande à laquelle il n’a pas répondu. Je rappelle que notre convention avec la Suisse prévoit que les voies administratives nationales doivent être épuisées avant de demander l’entraide et qu’en règle générale, c’est nettement plus en aval des investigations de l’administration fiscale que ces demandes sont envoyées et qu’elles prennent environ un an. »

Je pense qu’il n’y a pas là de contestation possible.

M. Edwy Plenel. L’objet de votre commission est de comprendre pourquoi la vérité n’a pas été obtenue par les voies normales. Vous ne l’avez pas obtenue comme parlementaires, et malgré la bonne foi dont il se prévaut, M. Moscovici ne l’a obtenue non plus. Il a même obtenu un mensonge redoublé.

Nous disions, en effet, dès cette époque que, dès lors qu’une enquête préliminaire est en cours, il ne peut pas y avoir de manœuvres secrètes d’une autre administration sur les faits qui font l’objet d’une enquête de police coordonnée par le parquet de Paris. Car je rappelle que ces faits qui serviront à la communication organisée pour M. Cahuzac par EuroRSCG, étaient à l’époque totalement secrets ! Personne ne pouvait juger ni la formulation de la question, ni celle de la réponse. Et, dans cette procédure, pour obtenir une réponse de l’UBS, il fallait que le correspondant suisse de l’avocat du client concerné ait donné son aval : M. Cahuzac était au courant, par ses avocats, ce qu’il a d’ailleurs dit lui-même.

L’inégalité des armes était totale et la confusion complète. Vous-mêmes, début février, avez dû vous dire à ce moment-là que Mediapart s’était trompé ! Je veux bien croire à la bonne foi de M. Moscovici, mais qu’il reconnaisse qu’il a été dupe ! Et s’il l’a été, c’est bien parce qu’il a accepté le conflit d’intérêts. Comment a-t-il pu accepter que le patron de l’administration fiscale fasse l’objet d’un débat public permanent sur une fraude qui concerne l’administration qu’il dirige et les faits qu’il est lui-même chargé de réprimer ? Il y a bien eu une instrumentalisation. Faut-il rappeler le petit communiqué d’un samedi soir, communiqué mensonger et introuvable sur le site de la DGFiP ? Vous poserez vous-même la question au directeur général. Nous avons essayé de joindre la DGFiP mais elle ne nous a pas répondu.

M. Fabrice Arfi. Les faits, rien que les faits. Comment se fait-il qu’à partir des mêmes informations, Bercy obtienne une réponse selon laquelle M. Cahuzac n’a pas de compte en Suisse, et le parquet de Paris obtienne la réponse inverse ? Les questions posées à l’administration fiscale suisse sont objectivement de mauvaise foi ! N’importe quel enquêteur fiscal ou juge anti-corruption vous le dira. On connaît la complexité des montages off-shore : il ne fallait bien sûr pas poser des questions seulement sur M. Cahuzac comme ayant droit, bénéficiaire économique direct ou indirect ; il fallait poser des questions autour de lui, sur son gestionnaire de fortune, sur Reyl, qui est cité. M. Moscovici a dit qu’il voulait la vérité ; on voit avec quel succès il l’a eue !

Le 7 février, M. Moscovici dit sur l’antenne de France Inter qu’il n’avait pas de doute lorsqu’il a posé la question. Et nous sommes au moment de l’article du Journal du dimanche, au moment où l’affaire est terminée ! Le président de l’Assemblée nationale dit d’ailleurs à ce moment-là que Mediapart doit arrêter, que la preuve est faite que M. Cahuzac n’avait pas de compte en Suisse. On voit bien qu’il y a eu une entreprise de communication, menée sur le dos de l’administration, des pouvoirs publics, pour mettre un terme à cette affaire. Le parquet de Paris, avec les mêmes informations, a obtenu la réponse inverse de celle obtenue par Bercy.

M. Edwy Plenel. Ce qui ruine la démocratie ne saurait réjouir des journalistes attachés au bon fonctionnement de la République. Notre témoignage ne cherche pas à désigner des individus ; nous n’accablons pas l’homme Cahuzac. Mais il n’est pas normal dans une démocratie qu’un journal doive se battre à ce point pour que soit reconnue la vérité de ses informations. Il s’en est fallu de peu que le mensonge ne l’emporte : si nous n’avions pas, pour défendre nos droits de journalistes, interpellé le procureur de la République, il n’y aurait peut-être pas eu d’enquête préliminaire ; si nous n’avions pas accepté, après avoir pris conseil auprès de notre avocat d’apporter aux inspecteurs concernés la même offre de preuves que nous aurions apportée dans le cadre d’un procès en diffamation, cette enquête préliminaire n’aurait sans doute pas prospéré.

J’ai été entendu à Nanterre, par la police judiciaire, le 31 janvier ; Fabrice Arfi le 5 février. Il se savait alors dans l’administration, notamment au ministère de l’intérieur, que Mediapart apportait ses éléments de preuve à la police judiciaire – au moment même où se déroulait l’opération de communication sur la mauvaise réponse suisse.

Cette histoire illustre d’immenses dysfonctionnements démocratiques. Le pouvoir exécutif a été tétanisé : le ministre de l’intérieur n’a pas trouvé le moyen –la police, les services de renseignements,… – d’en savoir plus que Mediapart ; l’administration fiscale, malgré une lecture attentive de Mediapart, n’a pas su poser les bonnes questions. La justice ne s’est pas mise en branle spontanément. Le pouvoir législatif s’est coalisé ; M. Cahuzac a été soutenu à droite comme à gauche, et on a refusé de voir. Pourtant, il y a une famille politique qui était bien placée, grâce à M. Gonelle, pour connaître la réalité des faits. Le pouvoir médiatique enfin est un contre-pouvoir, il ne concerne pas cette commission.

M. le rapporteur Alain Claeys. Le point de départ de votre curiosité, vous le confirmez, est en quelque sorte le cadeau fait, à la surprise de son propre camp, par Jérôme Cahuzac à Éric Woerth, à qui avait été adressé le rapport de Rémy Garnier.

M. Fabrice Arfi. Il est à l’intention de M. Éric Woerth et de la hiérarchie de M. Garnier.

M. Edwy Plenel. L’hippodrome de Compiègne faisait déjà l’objet d’un rapport de trois experts mandatés par la Cour de justice de la République. Et M. Jérôme Cahuzac en a sollicité un autre, qu’il avait déjà utilisé dans sa propre ville, pour blanchir son adjoint aux finances, accusé des faits similaires et qui a été définitivement condamné.

M. le rapporteur Alain Claeys. Est-ce la première fois, monsieur Plenel, que vous interpellez le procureur de la République ?

M. Edwy Plenel. Oui, et en accord avec notre avocat. Je l’ai fait pour défendre nos droits, à cause du détournement de procédure. Autre point très important : à l’époque, nous entendions dire jusqu’au sommet de l’État que la justice était saisie, ce que relayaient les médias. Or, dans les faits, elle n’était saisie de rien.

M. le rapporteur Alain Claeys. Vous interpellez le procureur le 27 décembre, et c’est le 8 janvier que le parquet ouvre une enquête préliminaire. Ça a été rapide.

Laissons le mail de la chef de cabinet du ministre du budget, sur lequel nous nous pencherons, et j’en reviens à l’attitude de Pierre Moscovici envers les autorités suisses, parce que je ne trouve pas vos explications convaincantes ; elles sont même, à mon avis, contradictoires. D’une part, vous contestez l’opportunité de saisir les autorités suisses alors que la procédure judiciaire est en cours ; d’autre part, vous estimez qu’elles ont été saisies mais de façon incomplète. Le ministre ne devait-il pas attendre l’expiration du délai d’un mois laissé à Jérôme Cahuzac, pour signer sa déclaration ?

M. Fabrice Arfi. Et la séparation des pouvoirs ? Une enquête judiciaire est en cours, avec les moyens que cela implique pour le procureur de la République et les policiers de la division nationale des investigations financières et fiscales (DNIFF). Pourtant, les moyens de l’État sont mobilisés par un ministre qui appelle le ministre du budget « mon ami ». Non seulement la séparation des pouvoirs n’est pas respectée, mais en plus le ministre pose de mauvaises questions. Comment se fait-il, monsieur le rapporteur, que la justice ait obtenu, elle, la bonne réponse, et l’administration la mauvaise ?

M. le rapporteur Alain Claeys. Avez-vous lu la lettre ?

M. Fabrice Arfi. Elle a été rendue publique par Frédéric Ploquin, sur Marianne.

M. le rapporteur Alain Claeys. Sur France Culture, la semaine dernière, vous dites que deux services de renseignements savaient, depuis le début des années 2000, que Jérôme Cahuzac avait placé de l’argent à l’étranger. Pouvez-vous nous éclairer ?

M. Fabrice Arfi. Depuis le début des années 2000, l’appareil d’État avait reçu des informations sur l’existence d’avoirs cachés du député Cahuzac.

M. le président Charles de Courson. Sur quels documents vous fondez-vous ?

M. Fabrice Arfi. Sur des sources, et je me dois de les protéger.

M. le président Charles de Courson. Je ne vous demande pas de les révéler, mais avez-vous connaissance de notes, de lettres que nous pourrions retrouver ?

M. Fabrice Arfi. À ma connaissance, les services de renseignements français sont bien renseignés ainsi que l’administration fiscale.

M. Edwy Plenel. En matière de fraude et d’évasion fiscales, plusieurs services peuvent recevoir des signalements, de la part de TRACFIN, de la douane, de la DGSE. Notre collègue Antoine Peillon dont le livre et sa propre enquête ont conduit à l’ouverture de l’enquête sur UBS, affirme que la DCRI avait des informations très précises sur cette banque, dans laquelle M. Cahuzac avait un compte.

Je comprends le sens de la question de M. le rapporteur et je suis prêt à croire M. Moscovici quand il invoque sa bonne foi, mais elle ne le prémunit ni contre la maladresse, ni contre la naïveté, ni contre un mauvais fonctionnement de l’État. M. Moscovici n’a pas forcément été le complice d’une manœuvre destinée à étouffer la vérité, mais il a mal travaillé.

En termes de responsabilité politique d’abord. Imaginez-vous membre d’un gouvernement qui vit sa première épreuve morale. L’un de vos collègues a juré devant la représentation nationale qu’il est innocent de ce dont on l’accuse, mais il refuse de confirmer en signant un document confidentiel couvert par le secret fiscal. Il y a un problème de responsabilité politique et un gouvernement investi d’autorité en tirerait les conséquences. C’est le premier point, mais il n’est pas très pertinent pour la chronologie puisque nous n’en avons eu confirmation qu’après.

Nous sommes très à l’aise sur le sujet puisque nous avions soulevé la question dans les mêmes termes à propos de M. Woerth, au moment de l’affaire Bettencourt, à savoir les conflits d’intérêt. Nos révélations ont d’ailleurs donné naissance à une commission qui a fait des recommandations. Depuis le premier jour, nous avons écrit que le ministre du budget – et le Gouvernement avec lui – est pris dans un conflit d’intérêts manifeste. Comment peut-il donner des consignes à l’administration fiscale alors qu’il est lui-même mis en cause ? Comment son administration peut-elle lui faire crédit quand il refuse de s’expliquer devant elle ? Et qu’il l’utilise, en particulier avec le petit communiqué de ce fameux samedi soir 22 décembre, avant la manœuvre suisse ?

Je ne peux que constater qu’en décembre, tout est sur la table, que tout pourrait se dénouer rapidement dans une démocratie normale. À partir du moment où l’enquête préliminaire commence, où le cabinet du ministre de l’intérieur – et pas seulement le parquet – est informé de son déroulement, où les enquêteurs entendent nos témoins, y compris le banquier suisse, on fait à la Suisse une demande mal formulée, secrète, confidentielle, et dont la publicité qui est faite autour est instrumentalisée à des fins de communication. Il suffirait d’admettre qu’il y a eu erreur – même de bonne foi. C’est tout ce que nous demandons à M. Pierre Moscovici. Et il serait bon que toutes les familles politiques en tirent les conséquences.

M. le président Charles de Courson. Vous nous avez dit avoir informé l’entourage de Matignon et de l’Élysée, à l’occasion de contacts dont vos interlocuteurs ont pris l’initiative. À quel moment ? Avant fin décembre ?

M. Edwy Plenel. J’ai fait un livre avec l’actuel Président de la République, qui était alors premier secrétaire du Parti socialiste. On m’a donc demandé si je l’avais rencontré. J’ai rencontré d’autres personnes de son entourage dans d’autres fonctions, il y a plus de trente ans. Je n’ai donc pas besoin de voir le Président pour qu’il sache le sérieux du travail de Mediapart. J’ai rencontré quelques-uns de ses collaborateurs, exactement à la même période où M. Gonelle appelait la Présidence de la République, le 18 décembre exactement.

M. le président Charles de Courson. Vous avez longuement évoqué l’instrumentation de la réponse des autorités fiscales suisses. Deux journaux l’ont relayée : le Journal du dimanche et le Nouvel Observateur. Ils parlent de « Bercy ». D’après ce que vous savez, qui a leur a livré l’information ?

M. Fabrice Arfi. Une source administrative.

M. le président Charles de Courson. Le ministre Moscovici dit que ce n’est pas lui. D’aucuns disent que c’est l’entourage de Jérôme Cahuzac. Qu’en savez-vous ?

M. Fabrice Arfi. Je ne vous surprendrai pas en disant que nos relations avec le cabinet de M. Cahuzac et avec celui de M. Moscovici n’étaient pas des plus simples. Nous ne savons pas qui, et quand bien même nous le saurions, nous n’en dirions rien. Je suis jaloux du secret des sources, y compris celles de mes confrères, même s’ils ont publié des informations erronées.

M. le président Charles de Courson. La réponse était couverte par le secret fiscal. Alors qui ?

M. Fabrice Arfi. Nous ne pouvons pas vous répondre. Avant l’article du Journal du dimanche, il y a eu en effet un petit encart sur le site du Nouvel Observateur, qui était un peu plus prudent car il utilisait le conditionnel. Aussitôt sa parution, l’agence Reuters a publié une dépêche rapportant que, d’après une source judiciaire, l’interprétation de la réponse suisse, telle qu’elle était rapportée par le Nouvel Observateur, était inexacte. Celui-ci fait état, après l’article du JDD, d’une source judiciaire déclarant qu’il fallait prendre avec beaucoup de précautions les informations fournies par la Suisse. Autrement dit, il était notoire qu’il fallait les prendre avec des pincettes. La vérité, que nous ne cessons de répéter, est que les questions ont été objectivement mal posées.

M. Edwy Plenel. Ce qui m’importe, en tant que citoyen, c’est de comprendre ce qui se passe quand ce genre de manœuvres survient. L’une de mes batailles, c’est d’arriver à l’équivalent d’un Freedom of Information Act (FOIA) voté en 1966 aux États-Unis, et qui existe dans d’autres démocraties modernes. Un texte qui obligerait l’administration à rendre public ce qui est d’intérêt public, et qui créerait une culture démocratique de la réponse.

En l’occurrence, je reviens sur la dépêche nocturne renvoyant à un communiqué de la DGFiP. Nous avons appelé cette direction pour en savoir plus, mais nous n’avons reçu aucune réponse. Aux États-Unis, une administration se comporterait de la même façon envers des journalistes qui enquêtent, elle se mettrait en tort. En pareil cas, ils peuvent saisir la justice, sur la base du FOIA, et contraindre l’administration à leur répondre. Tout récemment encore, sur un sujet important, Mediapart s’est vu refuser par la commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques les comptes de Nicolas Sarkozy, malgré l’avis favorable de la Commission d’accès aux documents administratifs (CADA). S’il y avait eu un FOIA dans ce pays, l’affaire Cahuzac aurait été réglée en quelques semaines.

M. le président Charles de Courson. Vous avez accusé Jérôme Cahuzac d’avoir financé pour partie l’acquisition de son appartement par ce compte en Suisse, ce qu’il a démenti. Mais vous avez déclaré avoir le double de l’acte de vente.

M. Fabrice Arfi. Nous n’avons jamais écrit que l’appartement a été financé par les avoirs cachés de M. Cahuzac. Ce soupçon figure dans le rapport de M. Rémy Garnier, qui comportait des erreurs. D’ailleurs, l’auteur lui-même reconnaissait pouvoir se tromper ; il demandait seulement à pouvoir enquêter pour vérifier ses informations. On ne peut pas reprocher à M. Garnier d’avoir écrit des choses fausses, il ne prétendait pas détenir la vérité.

Comme nous l’avons écrit dans le premier article paru sur la question, M. Cahuzac, au moment de l’élection municipale de 2001, et dans un souci de « transparence », a fait des déclarations sur le financement de son appartement. Or les chiffres qui ont été publiés, concernant l’apport en numéraire, ne correspondaient pas à ceux de l’acte notarié. Nous nous posions donc des questions. Cet élément tangible était de nature à mettre en doute le rapport à l’argent et à la vérité de M. Cahuzac. Et, dans les questions posées mi-décembre par l’administration fiscale, on retrouve des questions sur le mode de financement de l’appartement, et notamment sur un prêt paternel qui n’a pas été déclaré à l’ISF, ce qui a permis d’en réduire l’assiette fictivement, pendant plusieurs années.

M. le président Charles de Courson. Vous avez en effet contesté le communiqué officiel de Jérôme Cahuzac, mais c’est Jérôme Cahuzac lui-même qui a déclaré qu’il n’avait pas financé cet achat par un compte en Suisse, en indiquant : « Un média en ligne prétend pouvoir affirmer que cet argent dissimulé sur un compte en Suisse m’aurait permis de financer de manière illicite mon appartement parisien… ». Vous dites, vous, dans votre article, que vous n’avez rien dit de tel, mais que vous confirmez que ce que qui a été déclaré n’est pas la réalité.

M. Fabrice Arfi. L’affaire Cahuzac est un théâtre d’ombres où se joue une guerre à mort entre la communication et l’information. Trop longtemps, la première l’a emporté sur la seconde. M. Cahuzac a démenti ce que nous n’avons jamais dit pour être sûr d’avoir raison.

M. Dominique Baert. Pourquoi ces révélations ? Et pourquoi maintenant ? À la lecture de l’ouvrage que vous avez cité, on a l’impression que le compte de Jérôme Cahuzac à l’étranger était un secret de Polichinelle. On a du mal à comprendre comment, vous qui êtes à la pointe de la recherche d’informations, n’avez pas été informés auparavant. Et si vous l’avez bien été, pourquoi ne pas en avoir parlé si votre objectif est de porter à la connaissance du public des informations d’intérêt public ? Vous nous avez dit vous-même que qui voulait savoir pouvait savoir.

Deuxième question, la place d’Éric Woerth. Une alerte fiscale a été lancée au printemps 2008, avec la note de l’inspecteur des impôts. Et les relations entre l’ancien et le nouveau ministre du budget vous ont intrigués. Avez-vous la conviction que M. Woerth était informé dès 2008 ? En avez-vous la preuve ?

Troisième question : quand Jérôme Cahuzac répond devant la représentation nationale qu’il n’a pas et qu’il n’a jamais eu de compte à l’étranger, quelle est votre réaction ? Entrez-vous en contact avec l’une de vos connaissances dans l’appareil d’État pour faire part de vos soupçons ?

M. Edwy Plenel. Mediapart a pour particularité de faire des enquêtes d’initiative. La facilité, c’est le journalisme de procès-verbal : on se contente de servir de relais aux fuites de telle ou telle partie dans un dossier judiciaire. Qu’il s’agisse de l’affaire Tapie, de l’affaire Karachi, de l’affaire Bettencourt, de l’affaire Takkiedine ou Khadafi, chaque fois, Mediapart a pris l’initiative, en fonction de ce que nous disaient nos sources ou de nos propres intuitions. C’est le nose for news des Anglo-Saxons : on sent la piste. L’ensemble de nos enquêtes a pour point commun, et c’est l’effet positif de l’affaire Cahuzac, l’évasion, la fraude et les paradis fiscaux. Je l’ai résumé dans un article de septembre, repris en conclusion du livre sur l’affaire Cahuzac, et intitulé « Combattre la mafia de l’évasion fiscale ». Dans le contexte de crise que nous vivons, l’enjeu, à la fois démocratique, politique, financier, est considérable. Il y a 26 000 milliards d’avoirs financiers dans les paradis fiscaux, c’est plus que le PIB des États-Unis et du Japon réunis.

Au départ, nous ne savons rien de M. Cahuzac, à tel point que j’ai été moi-même très surpris de découvrir, juste après nos révélations du 4 et 5 décembre, que c’était l’homme le plus important, le plus solide du Gouvernement. Au lendemain des élections, quand la nouvelle majorité se met en place, nous découvrons le cadeau fait par M. Cahuzac à M. Woerth. Nous ne comprenons pas, d’autant que nous avions rendu public le rapport des experts sur l’hippodrome de Compiègne.

M. Dominique Baert. Vous n’aviez entendu parler ni des notes DCRI, ni de celle de l’administration fiscale de 2008 ?

M. Edwy Plenel. À cette date, nous ne savons rien, sinon que M. Cahuzac a une clinique d’implants capillaires et qu’il est assez fortuné. Simplement, ce cadeau est incompréhensible, et nous relevons le conflit d’intérêts : l’expertise des trois experts de la Cour de justice de la République est beaucoup plus embarrassante pour M. Woerth. Dans ce contexte précis, Fabrice Arfi décide de s’intéresser à Jérôme Cahuzac et il découvre cette vieille histoire. Mais ce n’est pas nous qu’elle interpelle, monsieur le député, c’est vous tous. Comment se fait-il qu’elle ait dormi depuis lors ? Ce n’est pas nous qui sommes responsables. Les protagonistes appartiennent à plusieurs familles politiques. Y a-t-il eu des arrangements autour de cette vieille histoire ? Qu’a fait le juge Bruguière de l’enregistrement en 2007 ?

Après la déclaration solennelle le 5 décembre, devant l’Assemblée nationale, nous nous retournons vers nos sources, qui ne voulaient pas que nous mentionnions l’enregistrement. Nous n’avions cité dans notre article du 4 décembre, qu’« une conversation – dont il existe une trace… » et la phrase « Ça me fait chier d’avoir un compte ouvert là-bas, UBS, c’est quand même pas la plus planquée des banques. » Nous ne parlons pas d’un enregistrement et nos sources ne voulaient pas qu’il sorte.

Devant l’ampleur du mensonge, nous devons sortir un élément de preuve supplémentaire. Le soir du 5, nous mettons en ligne l’enregistrement qui, je le rappelle, ne fera l’objet d’aucune poursuite, ni pour faux, ni pour faux témoignage de M. Gonelle. Nous en avions vérifié l’authenticité techniquement, et avions fait reconnaître la voix par des sources. Depuis, et c’est dans notre offre de preuves, nous avons appris que, dans la journée du 5 décembre, M. Cahuzac, communiquant par écrit avec certains de ses proches, fait état de cet enregistrement, alors que nous n’en avions pas encore parlé. Loin d’en nier l’existence, il parle d’une « mauvaise blague sorti du contexte », ou une formule de ce genre.

M. Fabrice Arfi. Pourquoi l’information ne s’était-elle pas sue depuis que les services de renseignement l’avaient ? Tout simplement, parce qu’il n’y a pas de relais permanent entre les policiers et les journalistes ! Au début des années 2000, Mediapart n’existait pas.

Que savait Éric Woerth ? Je ne réponds que de ce que j’ai écrit. Je ne suis pas là pour vous donner ma conviction, même si, à Mediapart, nous nous faisons forts d’en savoir plus que ce que nous publions. Cela ne se recoupe pas toujours. Si, de bonne foi, Éric Woerth dit ne pas savoir qu’il y avait des soupçons à propos de M. Cahuzac, je dis qu’au vu des documents que nous avons publiés, notamment l’alerte de l’inspecteur Garnier, c’est qu’il a déployé beaucoup d’énergie pour ne pas savoir. On ne peut que s’interroger sur les déclarations de M. Cahuzac vis-à-vis de M. Woerth au moment de l’éclatement de l’affaire Bettencourt, sur l’attitude de M. Cahuzac, ministre du budget, qui commande à l’un de ses amis un rapport fait à l’aveugle et qui blanchit Éric Woerth que les trois experts de la Cour de justice de la République accablent. C’est cela qui déclenche notre enquête, et qui nous a donné l’occasion de réveiller de vieilles affaires.

Mme Marie-Françoise Bechtel. Je vous remercie de la précision de votre exposé.

Sur un plan général, vous qui avez eu à connaître de nombreuses affaires, y a-t-il un canon quant à la réactivité du Gouvernement, quand l’un de ses membres est mis en cause ? Si oui, quand doit-il réagir : quand les informations sorties dans la presse sont suffisamment précises pour que le débat devienne public, ou quand la justice est saisie ?

À cet égard, j’ai retenu, dans votre exposé, trois dates utiles : le 26 décembre, où, selon vous, « tout est sur la table », ce qui laisse penser que vous optez pour ma première hypothèse ; le 8 janvier, quand la justice ouvre l’enquête préliminaire ; le 15 janvier, quand il est avéré que M. Cahuzac ne signera pas la déclaration proposée par l’administration, ce qui vous fait dire que, le 1er février, c’était déjà tard. Pourtant, à cette date, la justice était saisie. Dans ces conditions, deviez-vous vous attendre à une réponse d’ordre juridique de la part du ministre de l’économie ?

Concernant l’instrumentalisation de la justice et la manipulation des autorités policières, j’ai eu recours, dans le cadre de fonctions passées puisque j’ai travaillé au cabinet du garde des sceaux, à l’article 48-1 bis de la loi de 1881, pour une petite affaire, des insultes échangées entre un ministre et un dirigeant de club de foot. J’ai saisi le directeur des affaires criminelles et des grâces, qui m’a dit qu’il n’y avait jamais eu, sous la Ve République, de filtre, autrement dit que la justice était saisie d’une plainte pour diffamation dès qu’un ministre était mis en cause.

Pour ma bonne compréhension, pourriez-vous confirmer que le cabinet de M. Cahuzac a saisi le préfet, lequel a sûrement demandé un rapport à la direction départementale de la sécurité publique (DDSP), parce que, à l’origine M. Gonelle avait emprunté le portable d’un policier ? M. Gonelle est partout à tu et à toi avec les autorités policières. C’est une ambiance tout de même curieuse.

M. Fabrice Arfi. La question, madame la députée, n’est pas de savoir quel téléphone M. Gonelle a utilisé. Nous disons qu’un rapport a été demandé à la DDSP pour pouvoir l’utiliser ensuite contre nous. Je relis le mail de la chef de cabinet de M. Cahuzac : « Je viens d’être appelée par la préfecture, par le dir’cab’ du préfet, pour me raconter la chose suivante […] J’ai demandé de consigner le message à toutes fins utiles. J’attends la copie du rapport officiel du DDSP. Il va falloir être prudent dans la remontée de l’info pour que cela puisse, le cas échéant, être une preuve utilisable. » On a donc utilisé les services de police pour faire un rapport sur les conversations téléphoniques entre un journaliste avec le protagoniste d’une affaire qui agite le Gouvernement, et qu’il puisse être utilisé contre nous.

Mme Marie-Françoise Bechtel. J’avais compris, je vous interrogeais sur le fait initiateur, l’emprunt d’un téléphone par M. Gonelle.

M. Edwy Plenel. Votre question pose celle de notre culture démocratique commune. La démocratie, ce sont des institutions, mais aussi des pratiques et habitudes. En panne de batterie, M. Gonelle demande un portable à quelqu’un qu’il connaît – Agen est une petite ville, il y a été bâtonnier – qui se trouve être un policier qui ignore qui va être appelé avec son téléphone. Ce policier laisse un message sur mon portable, suivi d’un message me demandant de rappeler M. Gonelle. J’ai donc à mon tour laissé un message sur ce téléphone, demandant à être rappelé, puisque je cherchais à joindre M. Gonelle.

M. Gonelle est un ancien élu, de l’actuelle opposition, qui s’est finalement retrouvé à informer la justice. Comme pour les lanceurs d’alerte et les sources l’important, est de savoir s’ils disent factuellement la vérité, peu importe leur motivation.

Vous avez rappelé que la direction des affaires criminelles et des grâces ne voit pas de problème à faire jouer l’article 48-1 bis quand un ministre est concerné, même s’il n’est pas mis en cause en tant que tel. En effet, Christian Vigouroux, alors directeur de cabinet de Mme la garde des sceaux, m’a confirmé que la plainte de M. Cahuzac a été transmise parce que la direction des affaires criminelles et des grâces n’y voyait pas de problème.

Mme Marie-Françoise Bechtel. Cela se fait depuis plus de trente ans !

M. Edwy Plenel. D’après mes informations, la garde des sceaux a eu vent, mais peut-elle ne vous le confirmera-t-elle pas, de ma déclaration sur procès-verbal, à moins que ce ne soit le procureur. À ce moment-là, ils s’en sont émus. Il y avait là un déni, compte tenu du déséquilibre des armes pour défendre une liberté fondamentale, la liberté de la presse.

Dernier point, suffit-il que la presse publie pour réagir ?

Mme Marie-Françoise Bechtel. Ce n’est pas tout à fait ma question.

M. Edwy Plenel. C’est sans doute un désaccord entre nous. Cela fait trente-cinq ans que je suis un porteur de mauvaises nouvelles, sous des majorités différentes. Je maintiens, et je l’ai écrit le 10 décembre, que, ne serait-ce que pour se défendre, ce qui est le droit sacré de tout justiciable et parce que toute personne mise en cause, y compris coupable, a le droit de mentir, il aurait fallu que le ministre se démette ou soit démis, libérant le pouvoir exécutif et la majorité parlementaire du risque d’être pris en otage de sa bataille personnelle. Quand il y a des faits de presse, consistants, rigoureux, publics, la bonne administration de notre vie démocratique voudrait que la personne se déporte, et qu’elle ne reste pas en conflit d’intérêts. Il y a eu un précédent, qui s’est terminé par un non-lieu, c’est la mise en cause de M. Dominique Strauss-Kahn, sous Lionel Jospin, à propos de la MNEF, après une manchette assez spectaculaire du Monde. Tout en déclarant se sentir innocent, M. Strauss-Kahn a estimé qu’il ne devait pas entraîner avec lui son administration, son ministère et le Gouvernement, et il s’est déporté.

Mme Marie-Françoise Bechtel. Une manchette n’est pas, à mes yeux, un critère tout à fait satisfaisant, y compris à l’aune de la démocratie. Il faudrait vérifier les vérificateurs !

M. Edwy Plenel. C’est, encore une fois, un problème de culture démocratique. Les règles de financement de la vie politique aujourd'hui acceptées sont liées à nos informations.

M. Gérald Darmanin. Mme Valente a-t-elle bien utilisé son mail professionnel ?

M. Fabrice Arfi. marie-helene.valente@cabinets.finances.gouv.fr.

M. Gérald Darmanin. Connaissez-vous les réactions à ce mail ? Qu’en est-il du rapport attendu par Mme Valente ?

M. Fabrice Arfi. Nous n’en savons pas plus. Nous sommes très respectueux du principe du contradictoire et, avant de publier une information, nous contactons toujours les personnes concernées, libres à elles de nous répondre ou non. Mais l’administration n’a pas la culture de la réponse. J’ai eu Marie-Hélène Valente au téléphone avant de publier l’article le 21 décembre, intitulé « Les mensonges de Jérôme Cahuzac ». Elle a été excessivement sèche, mais c’est son droit. Elle m’a dit avoir « des rapports normaux avec le ministère de l’intérieur ». La conversation s’est arrêtée là après qu’elle m’a fait comprendre que je n’étais pas à l’abri d’éventuelles poursuites judiciaires mais il ne s’est rien passé. Je n’ai écrit que la vérité.

M. Gérald Darmanin. Monsieur Plenel, vous avez anticipé une question, en reconnaissant bien connaître François Hollande, avoir eu des contacts avec quelques-uns de ses collaborateurs, et partager un ami commun en la personne de Me Mignard. Depuis les faits, avez-vous rencontré le Président de la République ou bien en avez-vous parlé à Me Mignard qui aurait pu, lui, l’avoir rencontré ?

M. Edwy Plenel. Je n’ai pas demandé à Jean-Pierre Mignard la teneur de ses conversations, mais il ne fait pour moi aucun doute qu’il a été contacté par le Président, ou son entourage, pour savoir si l’enquête de Mediapart était sérieuse et solide. Et je connais la réponse de Jean-Pierre Mignard. De tradition, Mediapart ne publie rien de sensible sans consulter son avocat, qui est un grand défenseur de la liberté de la presse.

J’ai vu une fois M. le Président de la République, devant témoin, aux vœux présidentiels. Nous nous sommes salués de loin, sans échanger un mot. Pour la petite histoire, il a terminé en faisant de l’humour sur la protection des sources des journalistes, en disant que l’actuelle majorité allait la renforcer, qu’il fallait les protéger, car, en cherchant, on s’apercevrait qu’elles sont parfois très haut placées. Un humour très « hollandais » !

M. Fabrice Arfi. Voici exactement la réponse de Marie-Hélène Valente : elle entretient « des rapports normaux avec les services du ministère de l’intérieur », refusant de démentir ou de confirmer nos informations.

M. Christian Eckert. La question, c’est la qualité de la demande faite par les services fiscaux à leurs homologues suisses. J’ai relu tous vos articles. Celui du 4 décembre mentionne un compte de Jérôme Cahuzac auprès d’UBS, détenu jusqu’en 2010. Le 11 décembre, vous parlez de M. Dreyfus et de ses relations, y compris avec M. Reyl et avec la société financière Reyl. À aucun moment, vous n’écrivez que le compte de M. Cahuzac aurait été transféré de l’UBS à la société financière Reyl, ou après, quand elle est devenue banque à l’automne 2010. À quel moment avez-vous appris que le compte de M. Cahuzac, sous quelque forme que ce soit, et qui reste à préciser, n’était plus à l’UBS ? La convention fiscale entre la Suisse et la France nécessite non seulement que l’ensemble des moyens nationaux ait été mis en œuvre, mais aussi que, lorsque l’on possède des informations sur la personne qui détient le compte, elles soient transmises à l’administration suisse. La lecture que j’en fais, c’est que les services fiscaux ne pouvaient pas interroger les Suisses sur une autre banque qu’UBS, puisque vous avez toujours déclaré que le compte était ouvert dans cette banque. On peut ensuite discuter de la période, mais la convention est entrée en vigueur en 2010. La lettre du ministre de l’économie porte sur une période antérieure, la plus longue possible compte tenu du délai de prescription, qui est, pour l’ISF et l’impôt sur le revenu, de six ans maximum.

J’ai vu la lettre de M. Moscovici et la réponse, car, bien que couvertes par le secret fiscal, elles sont accessibles au président et au rapporteur général de la commission des finances. J’aimerais savoir à quel moment vous avez appris que Reyl avait été dépositaire des avoirs de M. Cahuzac. Si vous étiez au courant, pourquoi n’en avoir rien dit ? Vous avez bien mentionné le nom de Reyl, mais parmi beaucoup d’autres, qui ne sont pas forcément liés à l’affaire.

M. Fabrice Arfi. Nous avons appris avec précision les différents habillages successifs du compte, dans le sillage des découvertes de la justice, comme n’importe qui.

Tout de même. Quand nous publions l’article « L’homme qui sait tout », sur le gestionnaire de fortune Hervé Dreyfus, nous le présentons comme celui qui a organisé la dissimulation fiscale de M. Cahuzac. Nous ne parlons pas de Dominique Reyl comme d’une simple connaissance de sa part, mais comme son associé en France. Et nous expliquons ce qu’est la société de gestion Reyl & Cie. Je maintiens que si l’administration fiscale avait posé des questions à propos de Reyl, elle aurait peut-être eu les mêmes réponses que le parquet. Je vous retourne la question : comment se fait-il qu’avec les mêmes informations, Bercy obtienne une mauvaise réponse et le parquet une bonne ?

M. Christian Eckert. Leurs pouvoirs ne sont pas les mêmes !

Vous discutez de l’opportunité de l’intervention de l’administration fiscale, mais qu’aurait-on dit si l’administration fiscale n’avait rien demandé ! Elle agit, je le rappelle, dans le cadre d’une convention et d’échanges de lettres concernant les modalités de sa mise en œuvre. La justice intervient dans un cadre différent et le champ des investigations est beaucoup plus large. Vous connaissez les difficultés qu’il y a pour l’administration à obtenir des renseignements de la part de la Suisse. Pour moi, la question centrale, c’est la nature de la demande et de la réponse, réponse que d’aucuns ont qualifiée d’ambiguë. Non, la réponse est précise tant quant au contenu qu’aux périodes et même à ses limites : elle porte sur UBS et sur deux périodes, la première en vertu de la convention, et la seconde à titre exceptionnel, avec l’information du client, ou de ses avocats.

M. le président Charles de Courson. Nous auditionnerons le service de la législation fiscale et, sous réserve de leur accord, les autorités suisses pour qu’elles nous donnent leur version de la fameuse lettre interprétative de l’accord.

M. Fabrice Arfi. Qu’est-ce qui empêchait l’administration française de poser des questions sur M. Dreyfus, sur la société Reyl, sur Dominique Reyl et sur Patricia… (Exclamations sur les bancs du groupe socialiste, républicain et citoyen.) C’est vous qui êtes en train de nous reprocher de ne pas avoir été assez bien informés !

M. Edwy Plenel. Au vu des informations de Mediapart, vous considérez qu’il n’était pas possible de poser d’autres questions que celles qui ont été posées. Je maintiens qu’à partir du moment où une enquête préliminaire était ouverte, c’était une aggravation des conflits d’intérêts déjà existants.

Ce que vous ne voulez pas voir, c’est qu’il ne s’agit pas seulement d’une petite mise en scène médiatique. L’administration fiscale, qui est parfaitement au courant de la convention OCDE, est consciente du problème posé par les politically exposed people, qui doivent être signalés par les établissements bancaires et à qui on doit demander l’origine des fonds. C’est pour ça que M. Cahuzac demande le transfert à Singapour. Il peut mentir d’autant plus qu’il sait que le compte n’est pas au nom de Cahuzac. Un mois et demi après nos révélations, l’administration fiscale, qui connaît les règles et qui, je l’espère, nous a lus en détail, laisse poser la mauvaise question. Au même moment, des sources judiciaires anonymes du parquet disent que c’est un simple renseignement, qui n’a pas d’autre valeur. Le parquet n’a pas fait de démarche compliquée auprès de la Suisse puisqu’il s’agissait d’une enquête préliminaire et pourtant il avait les moyens de se rendre compte que ce n’était pas la bonne question.

Après la démission de M. Cahuzac, le Nouvel Observateur a écrit que l’entourage de M. Cahuzac avait tenté de retarder l’ouverture de l’enquête préliminaire, de façon à ce que la réponse suisse arrive avant. Le coeur du problème est là. Si nous ne nous étions pas entêtés, le mensonge serait aujourd'hui la vérité.

M. Daniel Fasquelle. Si certains doutaient de l’intérêt d’une commission d’enquête, leurs doutes sont d’ores et déjà dissipés. Je remercie Edwy Plenel et Fabrice Arfi d’avoir répondu à nos questions. Mais il faut aller au fond des choses. Selon Alain Claeys, l’attitude du ministre de l’économie est au cœur de l’affaire. Non, c’est celle de l’ensemble des responsables politiques de l’État, de Christiane Taubira, de Manuel Valls, de Jean-Marc Ayrault et même François Hollande. Il s’agit d’une affaire d’État.

C’est moi qui ai interrogé Jérôme Cahuzac le 5 décembre. Par la suite, dans une émission de LCP, je me suis demandé si Jérôme Cahuzac ne pouvait pas faire la lumière lui-même et le dire devant nous, tout simplement en interrogeant sa banque en Suisse, l’UBS ? Confirmez-vous qu’il aurait pu poser la question lui-même et qu’il aurait eu la réponse ? Si tel est bien le cas, comment se fait-il que les membres du Gouvernement et le Président n’aient pas demandé à Jérôme Cahuzac d’interroger sa banque ? Le problème aurait été réglé en quelques jours. Avez-vous posé cette question ?

M. Fabrice Arfi. En effet, sans mettre en branle les moyens de l’État, M. Cahuzac aurait pu écrire à UBS, d’autant que la banque avait dit qu’elle répondrait à condition que la question soit bien formulée au regard des textes suisses : « voulez-vous me donner toutes les informations concernant notre relation client ? » Il faut une démarche affirmative pour saisir la banque, et l’autoriser à lever le secret bancaire. Or cela n’a pas été fait. Au lieu de quoi, le 11 décembre, Edmond Tavernier, le correspondant suisse de Gilles August, l’avocat de Jérôme Cahuzac, a écrit aux services juridiques d’UBS, sans dire qui il représentait, pour demander, d’après le document qui a été rendu public, si la banque répondrait si l’un de ses clients l’interrogeait pour avoir la confirmation négative de l’existence d’un compte. La banque a répondu qu’elle ne donnait pas de confirmation négative – c’est l’expression utilisée – mais qu’elle répondrait à d’autres questions. Elle a d’ailleurs précisé à ma consœur de Challenges, Gaëlle Macke que, si la bonne question lui était posée, elle y répondrait. Or elle ne sera jamais posée, de même que ne sera jamais signée la déclaration du 14 décembre par Jérôme Chauzac, ni contestée devant les tribunaux la réalité de l’enregistrement. Jérôme Cahuzac mettra quinze jours à le démentir en avançant que son frère n’a pas reconnu sa voix. Bref, derrière les dénégations péremptoires de M. Cahuzac, il ne manquait pas d’indices exposés sur la place publique pour voir qu’il faisait tout pour que la vérité n’éclate pas.

M. le rapporteur Alain Claeys. Les services de l’État ont pris deux décisions. Sont-elles contestables ou ont-elles été prises à contretemps ?

Premièrement, le 14 décembre, ils demandent officiellement à Jérôme Cahuzac s’il a un compte à l’étranger. Il a trente jours pour répondre, et le 14 janvier, ils n’ont reçu aucune réponse. Cette démarche de l’administration ne semble pas contestable.

Deuxièmement, la suite donnée par le ministre de l’économie, et qui est sujette à interprétation. En l’absence de réponse, il saisit la Suisse. Les critiques à son encontre me semblent contradictoires. L’une est de dire qu’il n’aurait pas dû le faire à cause de la procédure judiciaire ; l’autre est de dire que la démarche est incomplète.

M. Fabrice Arfi. Je ne vois pas la contradiction. Théoriquement, il n’aurait pas dû et, en plus, il s’y est mal pris.

M. le rapporteur Alain Claeys. Alors, aurait-il dû écrire, ou pas ?

M. Fabrice Arfi. À mon sens, non, si l’on est respectueux de la séparation des pouvoirs. Alors que la justice enquête et que le parquet et la DNIFF ont les moyens d’interroger la Suisse, le pouvoir exécutif, en mettant en branle les moyens de l’État parce que l’un de ses membres est mis en cause, viole la séparation des pouvoirs.

Mme Marie-Françoise Bechtel. Absolument pas !

M. le président Charles de Courson. Nous en discuterons avec les responsables des services fiscaux suisses et français.

M. Daniel Fasquelle. M. Claeys se place sur un terrain technique, moi sur le terrain politique. Il suffisait de poser un ultimatum politique à Jérôme Cahuzac : si vous n’apportez pas de réponse vous prenez vos responsabilités.

M. le président Charles de Courson. Cela ne concerne pas Mediapart.

M. Daniel Fasquelle. La commission d’enquête doit comprendre le pourquoi de ce qui s’est passé, et établir les responsabilités, à la fois techniques et politiques. Je trouve qu’on parle peu du rôle de Christiane Taubira et de Manuel Valls. Il paraîtrait que l’intérieur a fait remonter à l’Élysée début décembre une note blanche qui authentifierait l’enregistrement, même si, officiellement, les notes de la DCRI n’existent plus depuis 2002. Manuel Valls a démenti catégoriquement, Jean-Marc Ayrault aussi. Avez-vous eu connaissance de cette note ? Existe-t-elle, ou non ? Avez-vous enquêté à son sujet ?

M. Fabrice Arfi. Mediapart ne répond que de ce qu’il a publié. Or nous n’avons rien publié sur cette note.

M. Edwy Plenel. Pour vous répondre, nous ne pouvons que nous en tenir à la chronologie. À partir du moment où il y a enquête préliminaire, selon la logique administrative du ministère de l’intérieur, le procureur de la République est informé, tout comme la hiérarchie policière. Or l’enquête avance dans le sens de Mediapart. Dès le début, les policiers portent crédit à notre offre de preuves. J’insiste beaucoup sur la chronologie pour la question posée par Bercy. La médiatisation de cette réponse secrète était à l’évidence une pression sur l’enquête préliminaire et sur le travail des policiers, une manipulation. Nous les connaissons, nous avons été entendus par eux, et c’est ainsi qu’ils l’ont ressentie. Ils ont dû se battre encore plus pour convaincre le procureur de la République du sérieux de leurs éléments matériels et de la nécessité d’ouvrir une information judiciaire indépendante. C’est la raison pour laquelle le communiqué du procureur de la République est si inhabituellement circonstancié, évoquant l’industrie pharmaceutique. Il ne s’agit pas d’accabler une personne, mais une culture dans laquelle les voyants rouges n’ont pas fonctionné.

M. Jean-Pierre Gorges. Je vous félicite pour cette enquête rondement menée. Les conclusions sont claires, précises.

Vous répétez que, dès le 4 décembre, vous avez déjà des preuves et, dans chacun de vos articles, vous annoncez que vous en aurez encore. Pourquoi ne pas avoir tout posé d’emblée sur la table ? Vous distillez l’information jour après jour, comme dans un feuilleton. D’ailleurs, à un moment, Claude Bartolone s’emporte : « Mediapart, ça suffit ! » Ne pensez-vous pas que votre façon de traiter l’information ait eu une incidence sur le comportement que l’on pourrait reprocher à quelques fonctionnaires ou à quelques ministres ? Le déroulé des événements n’est pas pour rien dans les réactions suscitées. Je m’interroge sur la méthode, d’autant, monsieur Arfi, que je vous ai vu à la télévision déclarer que l’affaire Cahuzac n’est qu’un début. On sent bien que vous voulez tirer les ficelles et parler du médicament. Si vous avez des éléments, il faut les donner maintenant. Allez-vous nous jouer un second film, au risque de jeter la suspicion sur tout le monde ? On a déjà la ficelle Woerth : savait-il ? La presse n’est pas tenue de citer ses sources mais vous l’êtes de dire ce que vous savez.

M. Mignard est très proche de vous, mais aussi de M. Hollande. Pensez-vous qu’il a omis de le mettre en garde quand il l’a croisé ?

M. Fabrice Arfi. Le principe du « feuilletonnage » ne me pose aucun problème. Nous sommes une toute petite barque face à des paquebots tels que l’État, les services de renseignement, le monde politique, l’industrie de la communication,… Il n’est pas interdit – parfois – d’être un peu malin, et d’en garder « sous la pédale », pour voir qui réagit, qui ment, comment ça se passe. Le Canard Enchaîné le fait sans arrêt, sans que cela gêne personne. Et, dans l’affaire du Watergate, deux ans se sont écoulés entre le premier article – juin 1972 – et la démission de Richard Nixon. A-t-on reproché au Washington Post d’avoir « feuilletonné » ? L’information s’obtient en marchant.

Dans le cas précis de l’affaire Cahuzac, l’élément le plus spectaculaire que nous avions était l’enregistrement, mais nous n’avions pas, dans le pacte sacré qui nous lie à nos sources, « l’autorisation » de le publier. Nous ne nous attendions pas à une réaction aussi véhémente de M. Cahuzac qui est allé jusqu’à menacer de poursuivre toute personne qui reprendrait notre information sur Twitter. Il dément à l’Assemblée nationale. Nous étions en quelque sorte au pied du mur. Les sources nous ont alors donné leur feu vert pour diffuser l’enregistrement. Nous donnons l’impression de publier un feuilleton, mais nous n’en avions pas l’intention. Et quand bien même ç’aurait été notre intention, ce n’est pas un problème.

M. Edwy Plenel. Nous ne nous attendions pas du tout, dans cette histoire, à devoir assumer pendant trois mois ce que vous appelez un feuilleton, et nous, une bataille, une épreuve. Seules trois rédactions nous ont accompagnés : celles de France Culture, qui a mené des investigations en Suisse, de La Croix et de Sud-Ouest, qui connaissait le terrain local. Et vous connaissez le débat public. Dans notre candeur, nous n’excluions pas que M. Cahuzac, quand nous l’avons contacté le lundi 3 décembre, admette avoir eu ce compte, l’avoir fermé ou oublié de le faire, et s’en explique. Mediapart n’est pas du côté de ceux qui proclament « Tous pourris ». Nous portons crédit aux fonctions que vous occupez. Il arrive que l’on fasse des erreurs. Il reste à l’admettre et à en rendre compte. D’où l’importance essentielle du conflit d’intérêts. Il ne faut pas entraîner ceux dont on a la charge, sa famille politique, le Gouvernement dans son mensonge.

Quant au côté « à suivre… », notre rôle est de faire connaître les informations d’intérêt public, et d’essayer de comprendre. Or, nous ne comprenons pas pourquoi il a été si difficile d’accepter cette vérité, nous ne comprenons pas ces liens transcourants entre familles politiques. Et nous ne comprenons pas le point de départ de l’affaire. C’est l’enjeu de l’information judiciaire. Nous avons révélé il y a peu que M. Cahuzac, quatre mois après avoir quitté le cabinet de M. Claude Évin, où il s’occupait de la pharmacie et du médicament – vous connaissez l’importance des autorisations de mise sur le marché et du remboursement par la sécurité sociale –, avant d’ouvrir sa clinique ou de lancer de manière très active son cabinet de conseil qui traite ce qu’il traitait au nom de l’État, intervient pour éviter le déremboursement d’un médicament discutable contre la fatigue des femmes. Grâce à lui, le laboratoire a gagné trois ou quatre ans, et des dizaines de millions. D’où vient donc l’argent du compte puisque c’est ni de la clinique, ni de son activité de conseil ? Pourquoi travaille-t-il sur les mêmes sujets que quand il était dans un cabinet ministériel ? Qu’en était-il à cette période ?

Enfin, je vous redis ce que j’ai déjà dit, toute personne liée à Mediapart – salarié, avocat ou actionnaire – pouvait dire à son interlocuteur, fût-il Président de la République, que Mediapart était solide et prêt à assumer toutes les conséquences de ses informations.

M. Pierre Morel-A-L’Huissier. Merci, monsieur le président, de mener les débats avec autant de rectitude. Je salue également M. Plenel et M. Arfi, et je me réjouis que les parlementaires puissent enquêter sur ce qui se passe dans notre démocratie.

Vous avez dit, et même répété, parlant de manipulation, que tout se savait en décembre et vous vous êtes interrogé sur la réelle volonté politique. Quelle va être la position de Mediapart tout au long de nos travaux ? Allez-vous continuer à enquêter et à diffuser des renseignements, pour aller au fond des choses ?

Avez-vous, d’ores et déjà, fait l’objet de pressions, qui auraient pu entraver vos investigations dans ce dossier, et limiter vos déclarations ? Il existe, avez-vous dit, de nombreuses sources, d’origine bancaire, fiscale ou politique. Avez-vous saisi la CADA pour avoir communication de certains documents administratifs ? Si vous ne l’avez pas fait, quelles sont les pistes que vous nous suggérez de suivre dans l’administration ?

Enfin, vous avez parlé de dysfonctionnements administratifs au ministère des finances, de la justice et de l’intérieur. Tel est bien notre sujet, mais nous ne pouvons pas enquêter sur la procédure pénale et la fraude fiscale. Or, si j’ai bien compris ce que vous avez dit, plusieurs fonctionnaires sont en cause pour n’avoir pas respecté l’article 40 du code de procédure pénale. Où est la limite, ténue à mes yeux, entre le dysfonctionnement administratif et la recherche sur la fraude fiscale ?

M. Fabrice Arfi. Le non-recours à l’article 40 vous interroge vous, le législateur. Nous sommes en pleine hypocrisie française. Tout dépositaire de l’autorité publique qui est témoin d’une infraction, d’un délit ou d’un crime, est tenu d’alerter le procureur de la République, mais le non-respect de cette obligation n’est pas sanctionné. Il est donc très peu utilisé. Si la contrainte qui pèse sur les fonctionnaires et les sanctions qu’ils encourent étaient plus fortes, peut-être certains d’entre eux y auraient-ils eu davantage recours.

Profitez de votre liberté pour aller chercher les documents là où ils sont. Allez voir la DCRI, l’ex-DST, la douane, la DGSE. Il y a des gens qui ont des choses à vous dire.

Mediapart n’a pas eu à subir, sous la présidence Hollande, et depuis cette première grande affaire du quinquennat, de pressions, y compris de violences verbales comme nous en avions connues sous la présidence Sarkozy quand nous avons révélé l’affaire Bettencourt, l’affaire Karachi, l’affaire Tapie ou l’affaire Khadafi-Takieddine. Nous avions été traités par plusieurs membres du Gouvernement de « fascistes », accusés d’être une « officine du PS » – on voit ce que ça donne –, d’être des « justiciers » et des « procureurs ». Mediapart a été cambriolé, comme d’autres rédactions, au moment de l’affaire Bettencourt. Nous avons été surveillés par les services de renseignement sous la présidence Sarkozy, ce que Le Canard enchaîné a raconté, et ce qu’ont écrit des confrères dans un livre très documenté, L’Espion du Président. Nous n’avons rien connu de tel. En revanche, nous avons connu une solitude médiatique extravagante.

Et nous entendons beaucoup le mot « mensonge ». Comme si l’affaire tournait autour du mensonge d’un homme. On entend bien éléments de langage qui sont derrière : c’est la « faute d’un homme », c’est une « faute personnelle ». Mais un homme peut mentir, surtout s’il est mis en difficulté et c’est même son droit. Un mis en examen a le droit de mentir.

M. le président Charles de Courson. Pas devant une commission d’enquête parlementaire.

M. Fabrice Arfi. Bien sûr, c’est mal de mentir, mais le sujet n’est pas le mensonge, c’est la manière dont il a été écouté, et accompagné par une partie du système médiatique. Je ne dis pas qu’il y a Mediapart et le reste de la presse. J’ai travaillé avec des journalistes d’autres rédactions sur cette affaire. Mais, oui, le commentaire et la communication ont tenté de tuer l’information et ce mensonge a été accompagné par une partie de l’administration et des pouvoirs publics. On voit bien les conséquences de l’article « Les Suisses blanchissent Cahuzac ». Le président de l’Assemblée nationale dit stop parce que le ministre n’a pas eu de compte en Suisse. L’affaire a failli être enterrée. La question, c’est l’accompagnement du mensonge et comment cela est possible dans un pays moderne. Pourquoi n’y a-t-il pas suffisamment de contre-pouvoirs pour empêcher quelqu’un qui fraude le fisc depuis plus de vingt ans de devenir ministre du budget ?

Nous ne voulons pas accabler un homme. L’homme Cahuzac n’est pas le problème. Jean-François Kahn a eu une formule qui a fait florès : « D’abord on lèche, ensuite on lâche, et puis on lynche ». C’est exactement ce qui est en train de se passer. On nous dit que c’est la faute d’un homme, mais les faits sont là. D’un côté, on met en cause un individu, mais, de l’autre, on annonce la création d’un super-procureur contre la corruption, d’un office central de lutte contre la corruption, une lutte contre les paradis fiscaux et plus de transparence sur le patrimoine des élus. Bien sûr que ce n’est pas que la faute d’un homme ! L’affaire Cahuzac n’est que la partie visible d’un iceberg poisseux, celui de la corruption, des paradis fiscaux et des montages offshore. Ne pas le reconnaître, ce serait entretenir l’aveuglement et, à mon sens, l’irresponsabilité du monde politique. C’est le résultat d’un système.

M. Edwy Plenel. Fabrice a conclu excellemment, mais vous m’avez demandé ce que ferait Mediapart à propos de la commission d’enquête. Nous essayons d’éviter le conflit d’intérêts. Le site diffuse la retransmission en direct. Le journaliste parlementaire rendra compte de vos travaux. Et, pendant ce temps, nous menons nos enquêtes sur l’ensemble des questions soulevées par l’affaire, en particulier celle du secret bancaire, plus dur à percer que le secret défense pour des enquêteurs indépendants.

Les policiers de l’office dont a parlé Fabrice nous disent qu’il faut, pour en venir à bout, les techniques de la lutte anti-mafia. Il faudrait un statut de repenti, pour que les gens parlent. Le point commun de tous nos dossiers, encore une fois, c’est l’ampleur du détournement de la richesse nationale vers les paradis fiscaux. Il leur faudrait des moyens pour les infiltrer, comme cela se fait dans les organisations secrètes. Donnez-les leur !

Et donnez des moyens à tous. La CADA, qui a été citée, n’a pas autorité sur toutes sortes d’autres autorités administratives indépendantes, qui refusent de suivre ses avis. Votez une grande loi sur la liberté de l’information. Faites ce FOIA à la française que toute notre profession réclame depuis des années, et qui permettrait l’accès public à l’information. Au temps du numérique, de l’open data, ce serait essentiel, et constituerait le ferment d’une culture démocratique.

J’ai bien vu qu’il y avait des opinions différentes parmi vous, mais j’aimerais vraiment, quand nous révélons des faits qui dérangent la majorité, quelle qu’elle soit, ne pas recevoir chaque fois le soutien de l’opposition qui, redevenue majoritaire, nous combat, et inversement. J’aimerais que se dégage une majorité d’idée sur cette question. Que ceux qui nous font aujourd'hui des compliments se rendent compte combien nos révélations sous la présidence précédente étaient utiles aussi et que les autres se souviennent de l’approbation qu’ils nous donnaient alors. En rester à un affrontement partisan autour de nos révélations, à la défense d’un camp plutôt que des principes, mine la démocratie. Nous révélons des faits dans l’espoir de la faire progresser et de la renforcer, pas de la décrédibiliser. Si cette commission d’enquête, la première en trente-cinq ans sur une affaire que j’ai contribué à révéler – il n’y en a pas eu sur l’affaire des Irlandais de Vincennes, ni sur l’affaire Greenpeace, ni sur l’affaire Pechiney,… – pouvait tirer la démocratie vers le haut, le travail de Mediapart n’aura pas été inutile.

M. le président Charles de Courson. Je vous remercie tous les deux, mais, avant de lever la séance, une dernière question.

M. Philippe Houillon. Avez-vous, ou non, monsieur Plenel, évoqué l’affaire Cahuzac, y compris ses conséquences politiques, avec Me Mignard ? Si oui, à quelle date ?

M. Edwy Plenel. J’évoque toutes les affaires de Mediapart avec Me Mignard. Nous nous sommes connus quand nous étions étudiants, au début des années 1970, bien avant qu’il connaisse François Hollande. Et il fut mon avocat quand j’ai eu un service militaire agité.

M. Philippe Houillon. Dès le début de l’affaire ?

M. Edwy Plenel. Oui. Je lui parle de tout ce qui concerne Mediapart, y compris de cette audition.

M. le président Charles de Courson. La réponse est claire. Je vous remercie.