La réunion commence à onze heures cinq.
M. le président Claude Bartolone. Mes chers collègues, nous allons examiner aujourd’hui le rapport d’information sur l’évaluation de la modernisation numérique de l’État, évaluation que nous avons décidé de réaliser à la demande du groupe Union des démocrates et indépendants. Cette évaluation a fait l’objet d’une demande d’assistance à la Cour des comptes, dont l’étude nous a été présentée par Didier Migaud le 4 février dernier. Nos deux rapporteurs sont, pour la majorité, Mme Corinne Erhel et, pour l’opposition, M. Michel Piron, à qui je laisse maintenant la parole.
M. Michel Piron, rapporteur. Corinne Erhel et moi-même allons tenter de vous exposer, en forme de fugue, le thème et le contre-thème de cette œuvre dont nous espérons qu’elle s’achève harmonieusement. Mais, au préalable, nous tenons à saluer le riche travail de collecte, de synthèse et d’analyse critique et prospective accompli par la formation interchambres de la Cour des comptes ; ce travail sera annexé à notre rapport.
Que l’on évoque la numérisation ou la « digitalisation », que l’on parle de révolution, de transformation ou de transition, une chose est sûre : une mutation profonde et pleine de promesses est à l’œuvre aujourd’hui au sein de l’État. Le champ de l’étude, défini avec la Cour des comptes, a porté sur les services publics numériques mis en œuvre par les ministères économiques et financiers, le ministère de l’intérieur et les services du Premier ministre.
La Cour ayant déjà réalisé un état des lieux, nous avons choisi de dresser une liste des sujets-clefs que nous avons identifiés à partir de ses travaux ainsi que de nos auditions et déplacements en région. Puis, nous avons tenté de présenter notre propre vision du sujet et de ses enjeux, notamment dans ce qu’il peut avoir de politique, au sens le plus noble du terme. Nous avons ainsi dressé une liste argumentée de neuf conditions indispensables à la réussite du processus de numérisation, lequel peut, s’il est bien conduit, grandement contribuer à la modernisation de l’administration.
Mme Corinne Erhel, rapporteure. Pour guider notre réflexion, nous avons en effet choisi d’identifier les conditions de la réussite de la modernisation numérique, en nous posant trois questions : pourquoi et pour qui numériser ? Jusqu’où numériser ? Comment numériser ?
Nous mentionnons, dans notre rapport, quelques-uns des travaux récents que notre assemblée a consacrés à ce sujet, qu’il s’agisse de ceux de la commission de réflexion sur le droit et les libertés à l’âge du numérique, mise en place par le président de l’Assemblée – qui s’est efforcée de cerner les enjeux de la transformation numérique ainsi que les questions qu’elle soulève en matière de droits et de sécurité – ou des réflexions menées au sein de la commission des affaires économiques sur l’impact de l’économie numérique. Je pense également au rapport de M. Philippe Lemoine sur la transformation numérique de l’économie.
Jusqu’à présent, la question du numérique a été surtout abordée soit sous l’angle de la dématérialisation des procédures, soit sous celui de l’informatisation. Or, le défi qu’il nous faut désormais relever est celui de la transformation numérique, laquelle englobe à la fois les procédures de dématérialisation, la conduite du changement au sein de l’administration et l’association des agents et des usagers à cette évolution.
Nous avons constaté, lors de nos déplacements et de nos auditions, la volonté affichée par les représentants des administrations de changer assez radicalement la manière de conduire les projets structurants dans le domaine des systèmes d’information. La méthode dite « agile », appliquée aujourd’hui sous l’impulsion du Secrétariat général pour la modernisation de l’action publique (SGMAP), a ainsi pour objectif d’étudier la manière dont il est possible de mieux faire circuler les données au sein de l’administration, d’associer les agents à la définition de cette politique – ce que l’on appelle la conduite du changement – et d’interroger les usagers sur l’ensemble des procédures mises en œuvre. Nous sommes convaincus que la transformation numérique est une occasion unique de moderniser l’administration « de l’intérieur » et une chance qu’il ne faut pas laisser passer.
La Cour a émis, à l’issue de son enquête évaluative, quinze recommandations. Pendant qu’elle procédait à cette enquête, ont été examinés par notre assemblée le projet de loi de Clotilde Valter relatif à l’open data et le projet de loi pour une République numérique. La loi devrait ainsi renforcer l’action de l’administrateur général des données et permettre de constituer un répertoire des bases de données des administrations, d’unifier l’accès aux démarches administratives et à l’information et de favoriser l’inclusion et la médiation numériques des acteurs et des usagers, qui est un des points essentiels de notre rapport.
M. Michel Piron, rapporteur. Pour donner du sens à la transformation numérique de l’État, il nous faut d’abord nous demander pourquoi et pour qui numériser.
Pour que le processus de numérisation soit une réussite, une première condition doit être remplie : la numérisation doit être un « plus », elle doit permettre d’améliorer l’efficience administrative et le service rendu aux usagers.
Dans le rapport intitulé « La nouvelle grammaire du succès » qu’il a remis au Gouvernement en novembre 2014, M. Philippe Lemoine estime que la transformation numérique des secteurs économiques traditionnels produit huit effets principaux, que l’on peut regrouper de manière synthétique en trois familles : l’automatisation, la dématérialisation et son impact sur les guichets et, enfin, la désintermédiation/ré-intermédiation et ses effets sur la réorganisation des services. De fait, ces effets affectent bien les tâches d’un certain nombre d’agents, d’où la nécessité de donner du sens à cette mutation ; nous verrons plus loin comment les accompagner.
S’agissant des usagers, auxquels la numérisation doit profiter, il est nécessaire de mieux analyser leur perception de cette transformation. Nous proposons donc de les interroger plus systématiquement, en croisant les points de vue – sans omettre, par exemple, d’interroger les aidants qui accomplissent les démarches administratives pour le compte d’un tiers âgé ou en situation de handicap – et de varier les canaux d’enquête, en recourant non seulement aux sondages téléphoniques mais aussi à des observations et à des entretiens au guichet des administrations ou à des échanges au sein de panels d’usagers ou réunissant davantage de parties prenantes.
Si la systématisation des enquêtes d’opinion destinées à mesurer le degré de satisfaction des usagers est une bonne chose – c’est un outil de base –, ces derniers sont néanmoins encore trop rarement consultés en amont du développement de nouveaux services numériques. Or, on pourrait, en comblant cette lacune, s’épargner bien des désillusions – je pense à la fréquentation de certains sites internet, qui apparaît parfois très faible précisément parce que les usagers n’ont pas été suffisamment consultés en amont. Pour que l’idée d’une transformation numérique par les usages – idée extrêmement convaincante – puisse devenir réalité, la conception même des téléprocédures devrait donc être réalisée sur le fondement d’expérimentations locales ou sectorielles avec les usagers, en interrogeant ceux-ci sur leurs besoins et leurs attentes. En tout état de cause, il ne faut pas se contenter de simples retours d’expérience.
L’accessibilité aux services numériques, question essentielle, recouvre deux enjeux. Le premier est de planifier l’accessibilité de manière plus large et de communiquer avec les usagers : accueil physique de proximité, accueil téléphonique, information. Nous avons en effet recueilli des témoignages d’agents de la DGFiP qui regrettaient que des téléservices, pourtant efficaces et faciles d’emploi, ne soient pas connus des usagers. Le second enjeu est de généraliser les services publics numériques sans dégrader le service rendu aux usagers les plus défavorisés. Nous citons, dans le rapport, l’alerte lancée par le collectif Emmaüs Connect, qui décrit bien ce risque. Cette préoccupation se retrouve dans le rapport de 2013 du Conseil national du numérique intitulé « Citoyens du numérique. Accès, littératie, médiations, pouvoir d’agir : pour une nouvelle politique d’inclusion », qui précise que la médiation doit être un processus pérenne, et non se limiter à un accompagnement épisodique.
Mme Corinne Erhel, rapporteure. Deuxième condition de la réussite : simplification et numérisation doivent aller de pair de manière à favoriser l’acceptabilité de cette transformation par l’ensemble des usagers, qu’il s’agisse des particuliers ou des entreprises.
Une démarche administrative accomplie en tout ou partie en ligne doit ainsi se traduire par une simplification pour l’usager. La corrélation entre numérisation et simplification est, du reste, largement mise en avant, tout particulièrement par les entreprises. Celles d’entre elles qui sont de taille modeste ou moyenne et qui utilisent les outils de base du numérique au quotidien mais manquent de moyens regrettent en effet que les formalités administratives en ligne soient parfois chronophages. D’où l’importance du programme « Dites-le-nous une fois », qui a été souvent cité.
Par ailleurs, la notion d’État plateforme est prometteuse pour améliorer le service à l’usager, dans la mesure où elle permet une meilleure circulation des données entre les administrations et parfois entre celles-ci et des organismes tiers. Selon cette conception, l’État ne fait pas « à la place de » : il met à disposition des outils permettant de faire soi-même.
Enfin, nous avons constaté des avancées très prometteuses, comme la refonte récente du portail service-public.fr et la possibilité de s’y connecter avec son identifiant FranceConnect. Encore une fois, nous en sommes convaincus, il faut s’assurer que la numérisation des procédures se traduit bien par une simplification pour l’usager.
M. Michel Piron, rapporteur. Troisième condition de la réussite : la coordination avec les collectivités territoriales.
Si cette coordination n’entre pas dans le champ de l’évaluation de la Cour des comptes, elle nous a paru néanmoins suffisamment importante pour que nous nous rendions à Rennes et à Nantes notamment, où nous avons recueilli plusieurs témoignages. Il ressort de ces témoignages que les services de l’État prennent trop peu en compte les préoccupations des collectivités territoriales – dont nombre de tâches consistent pourtant à appliquer des directives de l’État – à propos du déploiement des services publics numériques, y compris lorsque les téléprocédures ont vocation à transformer la nature des échanges, des flux d’informations ou de l’exercice des contrôles de l’État sur les actes des collectivités en matière de contrôle de légalité, de contrôle budgétaire et de passation de marchés publics. On nous a du reste décrit des rapports parfois tendus entre État et collectivités, une négociation n’étant éventuellement possible que si les personnes en place entretiennent de bonnes relations.
Par ailleurs, nous avons constaté l’absence d’une conception partagée. Par exemple, les besoins des collectivités n’ont pas été pris en compte dans la mise en forme de leurs informations budgétaires ou comptables. Or, elles auraient pu avoir intérêt à adopter une présentation légèrement différente pour les nécessités de leur propre comptabilité budgétaire dématérialisée. Ainsi les choses sont parfois plus compliquées qu’auparavant.
Notre échange avec les directeurs généraux des services de deux villes et d’une communauté d’agglomération du Loiret a confirmé l’absence de concertation structurée. Tout au plus existe-t-il une concertation sujet par sujet, mais elle dépend, une fois encore, de la bonne volonté des personnes. À cet égard, le programme de Développement concerté de l’administration numérique territoriale (DéCANT) développé par le SGMAP repose sur de bons principes directeurs et de bons axes stratégiques, mais nous n’en avons guère vu, pour l’instant, le début de mise en œuvre.
Enfin, nous avons étudié la manière dont, en Allemagne, les collectivités sont associées à la réflexion et à la décision dans ce domaine. En effet, la comparaison avec l’IT-Planungsrat allemand – comité de pilotage politique de l’État fédéral, des Länder et des communes dans le domaine des technologies de l’information et de l’administration en ligne – est éclairante. Dans ce comité sont présents, outre le secrétaire d’État à l’intérieur, responsable de la politique de numérisation, et le représentant des technologies de l’information de chaque Land, trois représentants des communes et intercommunalités. Le fonctionnement de ce comité pourrait nous donner des pistes pour améliorer la coordination de la conception et de la mise en œuvre des services publics numériques. Encore une fois, il s’agit surtout ici d’une question de gouvernance.
Mme Corinne Erhel, rapporteure. J’en viens à la question : jusqu’où numériser ? La Cour des comptes appelle à une ambitieuse généralisation des services publics numériques et nous estimons qu’il y a place, en effet, pour le déploiement de nouvelles téléprocédures, mais encore faut-il donner du sens à cette action.
Quatrième condition de réussite : poursuivre un déploiement raisonné de nouveaux services publics numériques, dans le respect des principes d’utilité, d’efficacité et d’efficience. Pour les entreprises, il convient d’étendre le programme « Dites-le-nous une fois » et de créer le « coffre-fort » numérique. Pour améliorer le service aux particuliers, il faut progresser dans l’identification électronique des usagers grâce à la mise en place du système d’identification et d’authentification FranceConnect. Enfin, il convient de poursuivre le déploiement des procédures numérisées avec et pour les collectivités.
Cinquième condition : admettre, en phase de conception, le tâtonnement et le droit à l’erreur. Il s’agit ici d’intégrer à la démarche de transformation numérique les agents, qui souhaitent être acteurs du changement et écoutés – cette demande a souvent été formulée lors des auditions que nous avons réalisées, notamment dans les administrations déconcentrées. La réussite de la transformation numérique de l’État selon la méthode « agile » passe aussi par le changement des mentalités, dont l’un des exemples les plus intéressants est la reconnaissance d’une certaine forme de droit à l’erreur. Il s’agit d’améliorer les nouvelles procédures au fur et à mesure de leur développement, en prenant en compte les éventuelles remarques des usagers pour les améliorer.
La transformation numérique doit être verticale mais aussi horizontale et, je le répète, associer l’ensemble du personnel. C’est un point important car, bien souvent, on ne demande pas l’avis des agents lors de la mise en place de nouvelles téléprocédures. Or leur regard peut être intéressant, d’autant qu’ils sont directement en contact avec l’usager. Une petite révolution doit donc être accomplie au sein de l’État, mais beaucoup en sont conscients.
M. Michel Piron, rapporteur. Sixième condition : encourager l’initiative et l’expérimentation locales. Le rôle de l’État lui-même évolue avec la transformation numérique : il doit consister à donner des outils aux autres plutôt qu’à tout planifier lui-même. Cela suppose de compléter la démarche descendante, qui paraît parfois condescendante, par une démarche ascendante. On parle suffisamment depuis de nombreuses années du dialogue de gestion pour être amené à déplorer qu’à l’intérieur des services de l’État comme dans les relations de celui-ci avec les collectivités territoriales, on est encore assez loin du compte.
Nous pensons qu’une meilleure prise en compte de l’initiative et de l’expérimentation locales est une condition de la réussite optimale de la transformation numérique des services publics. Nous avons eu connaissance de quelques exemples de succès de cette approche, notamment à la direction générale des douanes et à Pôle emploi. C’est un sujet qui nous paraît très important.
Septième condition : penser d’emblée la nouvelle norme avec le système d’information qui la soutiendra. En effet, au-delà des structures et des organisations, la norme elle-même doit être adaptée à la démarche de transformation numérique de l’État.
Mme Corinne Erhel, rapporteure. Troisième question : comment numériser ?
Le souci de la conduite du changement doit constamment animer les maîtres d’ouvrage de la conversion numérique de l’État. Cette méthode est un préalable et elle impose, selon M. Albouy, chargé de mission auprès de la DINSIC (Direction interministérielle du numérique et du système d'information et de communication), deux axes de travail concrets : l’accompagnement de la transformation numérique par les ressources humaines – ce qui inclut la revalorisation des métiers et le développement de l’interministérialité – et la recherche d’experts en gestion de données et en ergonomie. C’est un chantier de ressources humaines important, car il s’agit d’adapter les compétences des agents et d’offrir la possibilité à ceux qui le souhaitent d’occuper d’autres fonctions, ce qui suppose un investissement très important dans la formation.
Huitième condition de réussite, donc : mieux programmer les moyens humains et techniques. Le poids du numérique dans les dépenses totales du budget de l’État est d’environ 1,5 %, selon le DINSIC, M. Henri Verdier. L’effort gouvernemental est donc substantiel. Il permet d’ailleurs d’enclencher certaines transformations, comme le plan « Préfectures nouvelle génération ». Mais nous approuvons l’observation de la Cour des comptes selon laquelle ces montants sont insuffisants pour accélérer la généralisation des services publics numériques.
Nous estimons en effet que le niveau actuel des investissements pose question, notamment en ce qui concerne le renforcement du fonds ad hoc du PIA. Mais ces investissements doivent surtout être rationalisés grâce à l’identification de gisements d’économies et au suivi attentif des projets, dont il convient d’améliorer le phasage en s’attachant à doter les services de nouveaux matériels adaptés au déploiement des nouveaux téléservices et en organisant les formations correspondantes. Il faut également veiller à ce que les matériels fournis soient adaptés aux besoins en s’assurant, par exemple, que, lorsqu’un double écran est nécessaire, ces deux écrans soient compatibles entre eux, ce qui n’est pas toujours le cas.
Enfin, en ce qui concerne la sécurité des données – condition essentielle du développement du numérique –, l’État doit conserver en son sein un socle de compétences en matière de sécurité des systèmes d’information afin de ne pas dépendre de prestataires extérieurs. Nous avons en effet constaté que l’État avait externalisé, en matière de numérique au sens large et de télécommunications, un certain nombre de compétences qu’il est nécessaire de réintégrer de façon à ce que la transformation numérique soit efficiente et au service de tous.
M. Michel Piron, rapporteur. Neuvième condition de réussite : mieux assurer la gouvernance et le suivi de la transformation numérique.
Le fonctionnement de la coordination interministérielle est un point-clef de la réussite d’un chantier transversal comme celui de la transformation numérique. Il est vrai que ce débat ne date pas d’hier. On sait depuis longtemps, notamment lorsque l’on a des responsabilités territoriales, que de nombreux services travaillent « en silos ». Un préfet parlait même de tuyaux d’orgue, pour déplorer que chacun de ses services appelle le ministère, de sorte qu’il était incapable de réaliser la synthèse de consignes parfois très contradictoires. L’interministérialité reste majeure, ici comme ailleurs, et elle exige une gestion des ressources humaines qui n’est pas toujours au rendez-vous. La constitution progressive du réseau interministériel de l’État mérite donc d’être soutenue. Inutile de dire que, dès lors que l’on a affaire à des personnes qualifiées et qui peuvent être jalouses de leurs compétences particulières, la gestion des ressources humaines dans le cadre interministériel exige une formation en amont.
Par ailleurs, il serait souhaitable de mettre fin à l’instabilité institutionnelle constatée depuis quatre ans, et qui a été abondamment soulignée par la Cour des comptes. Il nous semble en effet indispensable que l’État assure dorénavant une plus grande stabilité du pilotage de la réforme pour donner à l’ensemble des parties prenantes davantage de visibilité à moyen terme.
Nous préconisons ainsi l’établissement d’une feuille de route pluriannuelle comportant une liste des priorités en matière de projets et d’investissements, les modalités de la poursuite de ces objectifs faisant la part du pilotage interministériel et de la subsidiarité – c’est-à-dire les responsabilités confiées aux ministères concernés et les marges de manœuvre et d’initiative ouvertes à leur niveau –, le calendrier de mise en œuvre ainsi que les coûts budgétaires associés et leur financement. Un volet de ce document pourrait comporter l’analyse des gains et des coûts : la méthode d’analyse « Mareva », présentée dans le rapport, constituerait à cet égard un outil adapté. Enfin, l’équilibre entre les directions « métiers », qui connaissent le mieux les procédures, et les secrétariats généraux de ministère, qui ont seuls les moyens de piloter un projet de grande ampleur, doit être recherché projet par projet, pour éviter les doublons, qui sont source de blocages et de contradictions.
Mme Corinne Erhel, rapporteure. En conclusion, la transformation numérique, qui peut parfois inquiéter, dans et hors de l’administration, permet de réaliser des économies budgétaires, mais celles-ci ne doivent pas être le seul objectif. Il faut avant tout donner du sens à cette transformation. Son portage politique est donc indispensable pour « emmener » tout le monde : la sphère étatique, les collectivités territoriales et les usagers, entreprises ou citoyens.
Par ailleurs, mais cela est lié, il faut être attentif à la médiation et à l’inclusion numériques. Prenons garde, en effet, à ne pas provoquer de nouvelles fractures, qu’elles soient territoriales, générationnelles ou sociales. Chacun doit pouvoir déclarer ses revenus en ligne, par exemple, ou, s’il ne le peut pas, être accompagné par un tiers de confiance. De même, les personnes en situation de handicap, quel que soit ce handicap, doivent pouvoir avoir accès au numérique. En somme, l’ensemble de la transformation numérique de l’État doit être réalisée en prenant en compte la situation de chacun : elle doit être pensée globalement, politiquement, en anticipant le plus possible. La question de la médiation numérique est essentielle à cet égard. Le numérique est une vague qui touche l’ensemble de la société ; nous devons faire en sorte que chacun acquière les compétences nécessaires ou puisse être accompagné dans cette transformation.
M. Philippe Gosselin. Je veux tout d’abord saluer le travail de nos collègues rapporteurs, qui nous offre un bon éclairage sur la question de la transformation numérique de l’État Je formulerai cependant une petite remarque d’ordre méthodologique à propos de leur évaluation de la loi pour une République numérique. En effet, on ne peut évaluer que ce qui existe ; or, pour le moment, cette loi n’existe pas, et le vote du Sénat rend son existence encore plus hypothétique puisque l’on en est à se demander ce que donnera la commission mixte paritaire. Ne voyez nulle volonté polémique dans cette remarque. Je ne remets d’ailleurs pas en cause les aspects positifs du projet de loi.
J’en viens au cœur de mon propos. M. Piron et Mme Erhel ont raison de noter qu’il ne faut pas faire de la dématérialisation l’alpha et l’oméga de l’action publique ; ce serait très dangereux. Cependant, la numérisation peut être un levier de transformation de la façon de travailler de l’État. N’oublions pas, au demeurant, que les téléservices comportent deux aspects : la dématérialisation – et l’on peut saluer à cet égard le travail du SGMAP et de FranceConnect – ne doit pas nous faire perdre de vue les services. Si elle permet d’étendre éventuellement le champ de ces services, cette dématérialisation induit pour les administrations de nombreux changements dont les usagers ne se rendent pas forcément compte. De fait, les services des préfectures, les services publics locaux et les collectivités – et nous le constatons également dans nos permanences d’élus – sont littéralement noyés sous une abondance de mails difficiles à hiérarchiser mais qu’il faut traiter, en sachant que le client-usager attend une réponse immédiate. Ainsi l’un des enjeux pour les services administratifs est d’apporter à ce dernier une réponse précise dans des délais brefs. Or, ils ne le peuvent pas toujours, pour diverses raisons : les formations ne sont pas toujours assurées, les personnels ne peuvent pas forcément être transférés d’un service à un autre et ces tâches sont chronophages. Il convient donc de former les personnels, non seulement aux techniques elles-mêmes, mais aussi à la hiérarchisation des demandes.
Ma deuxième remarque concerne les relations entre l’État et les collectivités locales. Un dialogue existe parfois, mais il tient, c’est vrai, à la personnalité des responsables des services publics locaux et des élus. Or, les procédures de marché public, par exemple, sont fort complexes. Il conviendrait donc, comme l’ont souligné nos rapporteurs, d’améliorer la coordination interministérielle.
J’en viens à la question des relations avec le public. La confiance, et donc la sécurité des échanges et des données, sont essentielles en la matière. Il ne s’agit pas seulement de s’assurer de la protection des données personnelles ; on peut s’interroger également sur la fiabilité d’états civils qui seraient totalement dématérialisés : je ne suis pas certain que l’on y soit prêt. Or, si nos concitoyens n’ont pas confiance dans la sécurité des procédures, ils n’ont pas confiance en la fiabilité de l’État. Cela m’amène à souligner la nécessité de ne pas externaliser certaines compétences. Moi qui suis un affreux jacobin, j’avais d’ailleurs tenu le même discours à propos de la fusion des DDE et des DDA, devenues aujourd’hui DDT. Trop de compétences sont parfois parties dans le privé, si bien que l’État se fait parfois un peu balader, y compris par des élus locaux.
En conclusion, l’attention doit être, une fois de plus, portée sur la cohésion, pour ne pas dire la cohérence, nationale. Le numérique peut apporter à la fois le pire et le meilleur. Prenons garde – même si l’expression est galvaudée – à la fracture numérique, qui est toujours bien présente, qu’elle soit sociale, économique ou générationnelle. Dans ma circonscription, par exemple, une trentaine de personnes âgées – c’est très significatif – m’ont indiqué être très inquiètes de devoir télédéclarer leurs revenus. Certaines ne sont pas équipées, d’autres ne veulent pas faire appel à leurs enfants car elles ne souhaitent pas forcément qu’ils connaissent leurs revenus. Enfin, soyons attentifs à la couverture géographique : je ne voudrais pas qu’il y ait des citoyens des villes et des citoyens des champs. Or, sur ce point, le projet de loi pour une République numérique n’apporte pas de véritable réponse. Je veux bien reconnaître les efforts de l’État et des collectivités locales dans ce domaine, mais nous sommes encore loin du compte. Il est nécessaire d’évaluer et, si nous voulons rester en phase avec nos concitoyens, de donner parfois du temps au temps, non pas pour renoncer à nos ambitions, mais pour répondre aux attentes de la société.
Mme Catherine Coutelle. Tout d’abord, je partage entièrement la conclusion de Corinne Erhel sur la médiation et le portage politique de la transformation numérique, qui ne pourront se faire si l’on n’adopte pas aussi une démarche qui part du bas vers le haut. Par ailleurs, je souhaiterais que nos rapporteurs nous expliquent pourquoi les administrations font partie du troisième cercle qu’ils ont évoqué dans leur présentation.
Je suis très sensible à l’inclusion et à la médiation numériques, tant il est vrai que l’annonce de la télédéclaration des revenus a suscité de fortes inquiétudes. Mais je souhaiterais aborder une question qui n’a pas été évoquée, celle de la suppression de nombreux emplois de médiation et d’accueil, provoquée par la numérisation. Que vont devenir ces métiers qui sont souvent exercés par des agents de catégorie C et dont on aura toujours besoin ? Dans le cadre du projet de loi pour une République numérique, la délégation aux droits de femmes a rendu un rapport sur les écueils et les opportunités que représente le numérique pour les femmes ; la suppression de ces emplois fait partie, selon moi, des écueils. Les usagers ont besoin d’aidants, et d’aidants fiables, car tout le monde ne veut pas confier sa déclaration de revenus à n’importe qui.
Nous souhaitons tous que la numérisation contribue à la simplification des procédures, mais permettez-moi de vous relater une expérience à ce sujet. Il existe désormais un simulateur qui permet à d’éventuels allocataires de savoir s’ils peuvent bénéficier de la prime d’activité. Nous les avons donc aidés, en tant que députés, à réaliser ces simulations. Or, deux mois et demi plus tard, ces personnes ne savent toujours pas si elles ont droit ou non à cette prime... Quant aux entreprises, elles espéraient que la numérisation permettrait de simplifier les appels d’offres, qui sont pour elles très coûteux. Elles escomptaient notamment que la totalité des documents requis ne seraient demandés qu’une fois l’entreprise retenue plutôt qu’au moment de l’examen des dossiers. Cette simplification est en partie mise en œuvre, puisqu’il est possible de répondre à un appel d’offres par voie numérique, mais les collectivités, qui ne veulent pas les imprimer elles-mêmes, demandent tout de même aux entreprises de leur envoyer un exemplaire papier des différents documents. Reconnaissons que, dans ce cas, la simplification n’est pas évidente… S’agissant des particuliers, en revanche, les documents n’ont pas été simplifiés. Manifestement, ils n’ont pas été conçus en tenant compte de l’avis de l’utilisateur.
Enfin, nos rapporteurs n’ont pas du tout abordé la question des évaluations réclamées par l’État et que je juge pour ma part excessives. Ainsi m’a-t-on signalé que, dans le rectorat dont relève ma circonscription, cinq personnes sont occupées à temps plein à dépouiller les enquêtes réalisées dans les établissements scolaires. À quoi servent ces enquêtes ? Qui les lit ? Ces évaluations ne mériteraient-elles pas d’être simplifiées ? À ce propos, on m’a rapporté qu’une Agence régionale de santé (ARS) avait demandé à un organisme de détailler dans son dossier de financement le temps que passent les agents d’accueil à répondre à chacune des personnes qu’ils reçoivent. Le numérique permet, certes, de répondre à une telle question, mais c’est d’une telle complexité que je me demande si, parfois, il ne contribue pas à compliquer énormément les choses.
En tout état de cause, j’apprécie beaucoup ce rapport ainsi que les préconisations qu’il contient, et j’espère qu’elles seront suivies.
M. Guillaume Chevrollier. Je remercie les rapporteurs pour ce très bon rapport d’information sur l’évaluation de la modernisation numérique de l’État. Je souhaite leur poser trois questions.
Premièrement, ils évoquent souvent, dans leur rapport, la dématérialisation mais aussi la désintermédiation et la déshumanisation des relations entre l’État et les usagers. La médiation numérique peut pallier cet inconvénient. Mais comment évaluer, dans ce domaine l’impact, de la numérisation, qui inquiète beaucoup les personnes âgées et les personnes isolées ?
Deuxièmement, quelle évaluation précise peut-on faire des économies que permet de réaliser la modernisation numérique de l’État ? C’est un élément important, si l’on veut donner du sens à cette transformation, dans une période où il est nécessaire de diminuer la dépense publique.
Troisièmement, si l’on veut que nos concitoyens aient confiance en l’État numérique, nous devons pouvoir leur garantir que le système est sécurisé et fiable. Se pose donc la question de l’évaluation de la sécurité et du contrôle politique de cette sécurité.
M. Jean-Yves Caullet. Je tiens à remercier à mon tour nos rapporteurs pour ce rapport, qui contient une véritable évaluation et ouvre des pistes de progrès. Néanmoins, il laisse en suspens un certain nombre de questions.
En ce qui concerne la sécurité, ma préoccupation porte surtout sur la sécurité publique : comment peut-on se garantir contre l’usage d’identités virtuelles et de nouvelles menaces, par exemple ? De même, je souhaiterais savoir comment l’ensemble de ces services fonctionneraient en mode dégradé : imagine-t-on notre État numérisé confronté à une panne ? Comment la société supporterait-elle ce type de déflagration ?
Par ailleurs, je rejoins les préoccupations qui ont été exprimées au sujet des compétences de l’État. Pour développer le numérique, il faut couvrir le territoire. Or, les collectivités locales font face à une offre technique qu’elles ne maîtrisent pas, et elles ne peuvent pas s’en remettre à un tiers de confiance. Telle collectivité va faire ceci, l’autre fera cela, sans se soucier de la compatibilité des systèmes adoptés. Dès lors, n’est-il pas indispensable de veiller à conserver un tiers de référence technique pour les acteurs qui souhaitent participer à la couverture du territoire ? Cela vaut également pour les choix de logiciels des collectivités, qui peuvent être différents au sein d’une même communauté de communes, par exemple.
J’ai également une crainte : lorsque la présence physique disparaît au profit du virtuel, les choses vous échappent et, ne sachant pas qu’elles existent, vous ne les contrôlez pas.
En ce qui concerne les procédures, nos rapporteurs ont évoqué les usagers dans leur ensemble, professionnels et particuliers. Or, leurs situations respectives sont très différentes. Le professionnel est dans une situation analogue à celle de l’administration, qui traite de nombreux dossiers identiques : il est amené à suivre plusieurs fois les mêmes procédures. Le particulier, quant à lui, ne passera qu’une fois le permis de conduire et il déposera peut-être trois permis de construire au cours de sa vie. Pour lui, tout est nouveau : il n’a pas d’habitudes dans ce domaine. Il faut donc que la procédure revête un aspect relativement uniforme pour éviter qu’il ne soit dérouté à chaque fois qu’il a une démarche à faire. J’ajoute à ce propos que ce n’est pas parce que l’on peut modifier facilement, même pour l’améliorer, l’interface numérique d’une procédure qu’il faut en changer sans cesse, car c’est très déroutant pour les particuliers. Prenons garde que le gain de temps permis par la numérisation ne soit pas investi dans une inflation de changements.
S’agissant du tiers de confiance, le président-directeur-général de La Poste rappelait récemment que celle-ci vérifie des identités et des adresses, ce qui lui donne la capacité de concevoir la mission de tiers de confiance. Sera-ce gratuit ou payant ? Toutes ces formalités sont ennuyeuses ; ceux qui en ont les moyens paient de petites mains qui s’en acquittent à leur place. Mais, ce qui est bon pour les riches n’étant que rarement mauvais pour les moins riches, ces tiers de confiance devraient être également des tiers de compétence et il serait bon qu’ils soient accessibles à tout un chacun. Se pose alors, cependant, outre la question du coût, celle de la responsabilité : qui est responsable si ce tiers commet une erreur en remplissant une déclaration d’impôt, par exemple ?
Enfin, cela a été dit, avec le numérique, les usagers attendent une réponse rapide et, lorsque celle-ci leur parvient, il est fort possible qu’ils ne la voient pas, compte tenu du flot d’informations qui circule dans sa boîte e-mail.
En conclusion, vous l’aurez compris, je ne suis pas un fanatique du numérique par principe. Lorsque l’information circule à la vitesse de la lumière, il lui arrive ce qui arrive à la masse : elle disparaît. Or on constate aujourd’hui, dans les mobilisations citoyennes, la force que confère au slogan sa simplicité, sur des sujets complexes. Il nous faut donc nous astreindre à une certaine ascèse, sous peine de nous faire déborder par un simplisme brutal. J’ajoute que, dans la société numérique, on reste seul chez soi, à communiquer avec des personnes qu’on ne voit jamais. Cela peut poser problème, à la longue…
M. Régis Juanico. Le rapport de nos collègues démontre que la transformation numérique des services publics peut être une opportunité, mais à certaines conditions. Elle doit notamment se traduire pour les usagers, particuliers ou entreprises, par une simplification et une meilleure utilisation des moyens humains. Mais une autre catégorie d’usagers est concernée, celle des acteurs associatifs, que je connais bien en tant que rapporteur spécial des crédits de la jeunesse et des sports. Les enjeux sont en effet très importants, dans ce secteur : notre pays compte plus d’un million d’associations et plus de 16 millions de bénévoles. On imagine, dès lors, le nombre des dossiers de subvention adressés chaque année aux collectivités territoriales ou à l’État.
Ainsi, le Centre national du développement du sport (CNDS), qui finance le fonctionnement d’un certain nombre de clubs sportifs, verse 25 000 à 30 000 subventions par an. L’instruction des dossiers mobilise 250 emplois à temps plein au ministère de la jeunesse et des sports, et l’on peut penser que les bénévoles des clubs sportifs y consacrent également des milliers d’heures, au détriment de leur activité associative sur le terrain. Des dossiers uniques pour les collectivités et l’État devraient, je l’espère, être bientôt mis en place. L’enjeu est crucial, car cela permettrait de libérer du temps, et pour les fonctionnaires et pour les bénévoles.
Par ailleurs, on assiste au « tout dématérialisation » dans un certain nombre de services publics : Pôle emploi, CAF, préfectures… Comment concilier concrètement l’accueil physique des usagers avec le développement du numérique dans ces administrations ? Avez-vous repéré, dans ce domaine, de bonnes pratiques qui permettent de ne pas mettre à l’écart certaines populations ?
Mme Monique Rabin. En préambule, je veux saluer les progrès importants qui ont été réalisés, au cours de cette législature, en matière de simplification et de modernisation, grâce à l’action du SGMAP et de Thierry Mandon. Le programme « Dites-le nous une fois » en est un exemple. Toutefois, si nous voulons réussir la modernisation numérique de l’État et faire progresser l’ensemble de la société, il nous faut absolument résoudre le problème de la couverture numérique du territoire et celui de l’accompagnement humain.
On parle beaucoup de déserts médicaux ou de la disparition des services publics dans le secteur rural. Il me paraîtrait intéressant, dans ce contexte, de créer des maisons de service public virtuelles, telles que celle que j’ai essayé de mettre en place en tant qu’élue locale. Ainsi les usagers pourraient rencontrer, par écran interposé, un agent de Pôle emploi, de la préfecture ou du Crédit agricole. De telles structures nécessitent l’établissement d’un véritable partenariat entre l’État, les collectivités locales, le secteur privé, voire le secteur médical. J’ai en effet visité récemment une maison de retraite très innovante qui a créé un service de télémédecine qui évite aux personnes de se déplacer, notamment la nuit.
Enfin, je veux insister sur deux points. Tout d’abord, la modernisation ne pourra se faire si elle n’est pas perçue positivement par nos concitoyens. Or, le mouvement Emmaüs, dont je suis assez proche, appelle notre attention sur la fracture croissante entre les plus précaires et les autres. Ce serait donc une bonne chose que des moyens publics soient alloués à ces communautés pour les aider à partager le savoir et à accompagner les personnes en situation précaire. Ensuite, et je me tourne vers le président de l’Assemblée nationale, je m’interroge sur la situation de la démocratie face à l’inondation numérique que nous subissons. En tant que parlementaire, pour éviter de me retrouver, chaque dimanche soir, avec 1 000 mails en attente de réponse, je suis obligée d’employer une collaboratrice à temps plein pour s’en occuper. Mais, si elle doit s’absenter, il m’arrive de passer à côté d’éléments très importants. Il s’agit donc d’un véritable problème démocratique, qui touche du reste à différents domaines, y compris au lobbying. Faisons donc attention à l’utilisation abusive du numérique ! L’Assemblée nationale gagnerait à se poser les bonnes questions en la matière, car, lorsque je compare la situation actuelle à celle qui prévalait il y a quinze ans, j’ai le sentiment – c’est triste à dire – que la démocratie était paradoxalement plus vivante sans le numérique.
M. Pierre Morange. Je veux tout d’abord saluer le beau travail effectué par les rapporteurs. Je ferai trois remarques. Tout d’abord, Régis Juanico a évoqué le rapport que nous avions rédigé sur le financement du monde associatif et ses relations avec les collectivités. Ce secteur représente tout de même quelque 60 milliards d’euros, dont la moitié de fonds publics. La création du dossier partagé unique auquel il a fait allusion est donc un véritable enjeu.
Ensuite, la MECSS, dont je suis co-président, s’est particulièrement intéressée au numérique, notamment dans le cadre de la lutte contre la fraude sociale. Cette lutte est en effet facilitée par l’interconnexion des fichiers assurantiels, qui permettent, croisés avec ceux du fisc, de mettre en évidence toute une série de détournements de fonds publics au détriment des populations en situation de précarité. Ce dispositif a permis de contrôler notamment l’éligibilité aux droits. Le partage de l’information améliorera l’efficience du contrôle de la bonne utilisation des moyens financiers au service de la population.
Enfin, je suis rapporteur d’une mission de la MECSS sur le Big data dans le domaine des données de santé de l’assurance maladie, dont la base de données est la plus importante d’Europe et l’une des plus importantes au monde. Le nombre de ces données sera multiplié par cinquante grâce aux différents objets connectés. Mais il faut assurer la sécurité et préserver la confidentialité de ces données, qui constituent un enjeu stratégique. Si elles peuvent faire l’objet d’une marchandisation, elles peuvent aussi représenter une opportunité pour la stratégie nationale en matière de santé. Aussi faut-il garantir la sécurisation de ces données et classifier les opérateurs d’importance vitale, qui gèrent les intérêts de la nation et de la population. Je tenais à souligner le caractère essentiel et éminemment sensible de cette question à court, moyen et long terme.
M. le président Claude Bartolone. Il est intéressant qu’avec ce rapport, nous nous positionnions en amont, car n’oublions pas que les générations futures seront formées dès le plus jeune âge aux technologies numériques, lesquelles auront une importance croissante. Les questions de sécurité et d’aménagement des services publics se poseront au fur et à mesure que se développeront les demandes adressées à l’État. Je ne veux pas généraliser, mais si je devais revenir à la version papier de ma déclaration d’impôt, ce serait un cauchemar ! C’est ainsi que l’on mesure la simplification qu’a permise la télédéclaration des revenus. Ce rapport arrive donc au bon moment, car cette évolution est de toute façon inéluctable. Au reste, la couverture des zones rurales bénéficiera de progrès considérables : on parle désormais de drones ou de ballons pour couvrir les zones grises.
Nous avons tout intérêt à identifier les enjeux pour l’État afin d’éviter les différentes fractures que cette évolution pourrait faire apparaître. Je me souviens, à ce propos, que, lorsque nous avons reçu, à l’Assemblée nationale, des représentants d’associations qui s’occupent des plus démunis, une mère de famille nous avait livré un témoignage édifiant. Alors qu’elle ne savait pas où sa famille dormirait la semaine suivante, elle avait été convoquée par le principal du collège de son fils, qui lui a reproché de ne pas disposer de connexion internet et de ne pas pouvoir être ainsi tenue au courant de la scolarité de son enfant... Encore une fois, cette évolution est inéluctable, mais on voit combien il est nécessaire d’identifier, comme l’ont fait les auteurs du rapport, les défis qui nous sont lancés.
M. Michel Piron, rapporteur. Le président Bartolone a dit l’essentiel. N’oublions pas qu’il ne s’agit que d’outils, de véhicules de communication, qui ne remplacent ni le contenu des services ni les fins que ces outils sont censés servir. Je reste convaincu que plus on a de pouvoirs et de possibilités, plus on doit être responsable et faire des choix de gouvernance et de maîtrise. Aussi serait-il très grave d’imaginer que l’ingénierie publique puisse renoncer à toute possibilité de réguler l’usage de ces outils. Car, comme tout outil, ils peuvent servir à la fois au meilleur et au pire, favoriser la communication ou la manipulation. Parce que l’outil est en soi ambivalent, l’intervention d’une puissance régulatrice est nécessaire.
J’ai été très sensible au caractère extrêmement concret des questions des uns et des autres. En entendant certains d’entre vous évoquer la nécessité d’une médiation, donc d’une présence physique, je pensais à Lévinas qui a tant réfléchi sur le visage. La réponse, au moins pour les plus fragiles, doit avoir un visage – l’application Facetime n’est pas inintéressante à cet égard. Là encore, la technique peut elle-même s’améliorer, se corriger.
Par ailleurs, on présuppose que l’outil simplifie. Or, il ne simplifie pas tout seul, au contraire : dès lors qu’il multiplie les possibilités, il peut favoriser la complexification ou le changement perpétuel qui, même si Hegel a dit que l’être était dans le mouvement, n’est pas ce qui simplifie le plus la vie de nos concitoyens. Je me souviens ainsi d’avoir entendu, lors d’un congrès de la Fédération nationale de l’immobilier (FNAIM) le témoignage d’un notaire qui se plaignait de devoir donner à l’acheteur d’un deux-pièces 400 pages de documents, ce qui nécessitait six mois de travail – 400 pages que, bien entendu, personne ne lira. On lui a alors répondu que la dématérialisation résoudrait le problème. Mais ce n’est pas parce que l’on dématérialisera ces 400 pages que leur contenu ne demeurera pas une source de contentieux et de complexité ! Il s’agit d’un enjeu majeur, car la numérisation peut favoriser un excès de créativité.
En ce qui concerne les économies permises par la transformation numérique de l’État, on nous a indiqué que la DGFiP avait supprimé 15 % d’ETP entre 2010 et 2015, mais la numérisation n’est pas seule raison de la diminution des dépenses de personnel. Disons-le clairement, ces nouvelles procédures induisent forcément des économies, mais celles-ci ne sont pas l’objectif principal de la réforme, qui doit surtout permettre de rendre le service d’une autre manière.
Par ailleurs, la sécurité est un sujet considérable : la question de la régulation est majeure. L’Agence nationale de sécurité des systèmes d’information (ANSSI) est parfaitement consciente que, sous cet aspect, le signe n’est pas le même pour le public et pour le privé. Cette transformation très rapide, profonde et inéluctable, soulève une véritable question : jusqu’où gardons-nous la maîtrise collective du bon usage de ces outils très inventifs ?
Mme Corinne Erhel, rapporteure. Face à la vague de la numérisation, si nous ne mettons pas en œuvre une politique d’accompagnement, avec un grand « P », si nous ne décidons pas de la surfer, nous serons engloutis, car l’ensemble des économies et des démocraties utilisent ces technologies que, par ailleurs, les plus jeunes maîtrisent parfaitement. Dès lors, les questions que nous devons nous poser, ce sont celle du sens que nous donnons à cette évolution et celle de la société dans laquelle nous souhaitons vivre.
Il est vrai que le numérique se caractérise par l’immédiateté. D’où les discussions que nous avons eues, et que nous aurons, sur le droit à la déconnexion, afin de limiter la confusion entre vie personnelle et vie professionnelle. Les agents de la fonction publique sont autant, voire davantage, soumis à cet impératif d’immédiateté. Ce sujet doit donc faire l’objet d’une réflexion globale.
Par ailleurs, le numérique affecte tous les secteurs d’activité mais à une vitesse variable. Le rapport Lemoine distingue trois cercles : le premier est composé des secteurs directement liés au numérique, tels que les télécoms ; le deuxième est composé des secteurs qui ont été les premiers à être affectés par cette évolution, c’est-à-dire les transports, l’hôtellerie, par exemple, et ainsi de suite. En tout état de cause, tous les secteurs sont aujourd’hui impactés et l’on voit bien que les fonctions qui le sont le plus sont celles de l’intermédiation. De fait, toutes les fonctions intermédiaires sont appelées soit à disparaître pour certaines, soit à se transformer, d’où la nécessité d’adapter les compétences afin que cette évolution permette d’offrir des opportunités aux agents. Il nous faut anticiper et penser ce changement. L’intermédiation est très affectée actuellement dans le secteur de l’assurance et de la banque, où ces fonctions disparaissent. Mais la même question se pose dans la fonction publique ; nous devons donc absolument y réfléchir.
En ce qui concerne la déshumanisation, j’estime que si le numérique peut apporter un « plus » dans l’aménagement du territoire, il n’implique en aucun cas une disparition de l’humain. Au cours de nos auditions, nous avons recueilli le témoignage d’agents de préfecture qui nous ont indiqué que, dans certaines d’entre elles, vous n’avez pas d’autre possibilité que de remplir vos formalités sur une borne, sans bénéficier d’un accompagnement humain. Or, l’usager peut souffrir d’un handicap, être illettré ou ne pas parler le français, par exemple. Une présence humaine est donc nécessaire. L’aménagement du territoire, je le répète, peut bénéficier de la numérisation, mais il convient de repenser le rôle de chacun. À cet égard, La Poste a un rôle à jouer et elle souhaite le jouer – puisqu’elle est en pleine transformation numérique – en tant que tiers de confiance. Il est vrai cependant que cela soulève la question de la responsabilité du tiers qui aura commis une erreur en remplissant une déclaration de revenu, par exemple. Nous devons réfléchir à l’ensemble de ces questions.
En matière de santé, nous avons probablement pris du retard. En France, nous avons des acteurs très performants dans le domaine du Big data et dans celui de l’intelligence artificielle, de sorte que nous pouvons créer des filières également très performantes, susceptibles d’apporter un service supplémentaire aux citoyens en matière de prévention. Mais il faut mener une réflexion approfondie sur la sécurité des données, sans oublier la question des déserts médicaux. Nous devons avancer un peu plus vite, avec les précautions nécessaires. En tout état de cause, il s’agit selon moi d’un sujet essentiel.
Nous avons devant nous un vaste chantier, passionnant. Mais il nous faut prendre garde à ne pas subir la technologie ; nous devons y réfléchir et anticiper les évolutions qu’elle induit.
M. le président Claude Bartolone. C’est en effet toute la question. Merci à nos rapporteurs pour la qualité de leur travail.
S’il n’y a pas d’objection, je vous propose, mes chers collègues, d’autoriser la publication du rapport... Il en est ainsi décidé.
Le Comité autorise la publication du rapport.
La réunion se termine à douze heures trente-cinq.