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Commission d’enquête sur l’exil des forces vives de France

Jeudi 22 mai 2014

Séance de 9 heures

Compte rendu n° 6

Présidence de M. Luc Chatel,
Président

–  Audition, ouverte à la presse, de M. Julien Roitman, président d’Ingénieurs et scientifiques de France (IESF)

–  Présences en réunion

La réunion commence à neuf heures.

M. le président Luc Chatel. Tout en vous souhaitant la bienvenue, je vous prie de bien vouloir excuser notre rapporteur qui ne peut être parmi nous ce matin.

Comme son intitulé l’indique, notre commission d’enquête s’attache à mesurer le phénomène d’exil de nos forces vives, en cherchant à faire la part de ce qui participe de l’internationalisation des échanges, de l’ouverture sur le monde et de la légitime volonté des écoles et universités de construire des parcours internationaux, et de ce qui relève de la sinistrose du marché du travail ou de la tentation d’aller chercher ailleurs de meilleures opportunités de carrière.

Vos fonctions au sein de votre association vous permettent d’avoir une bonne vision du sujet qui nous préoccupe. Nous souhaiterions que vous nous brossiez un état des lieux.

Avant de vous laisser la parole, je vous demande, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Roitman prête serment.)

M. Julien Roitman, président d’Ingénieurs et scientifiques de France – IESF. Ingénieurs et scientifiques de France – IESF – est une fédération qui regroupe près de 180 associations d’ingénieurs et diplômés scientifiques – associations d’anciens élèves des écoles d’ingénieurs, vingt-cinq unions régionales, associations scientifiques, techniques et professionnelles,  sociétés savantes. Elle représente la grande majorité des personnes exerçant la profession d’ingénieur. Je précise que nos associations scientifiques regroupent des chercheurs exerçant dans les domaines autres que la santé, la médecine et la pharmacie, eux-mêmes fort bien pourvus en organisations propres.

Selon nos estimations, la France compte plus d’un million d’ingénieurs, soit 4 % de la population active de notre pays : 800 000 sont diplômés des écoles d’ingénieurs et plus de 200 000 sont issus de l’université, au niveau du doctorat ou du master en sciences.

Deux cents écoles d’ingénieurs diplôment chaque année, en France, près de 35 000 ingénieurs. Ce chiffre a doublé en vingt ans, ce qui montre que la profession, sans faire de bruit, a su parfaitement s’adapter aux besoins. Ces écoles accueillent environ 6 000 élèves étrangers, dont près de la moitié retournent dans leur pays après avoir obtenu leur diplôme. Parmi les ingénieurs français nouvellement diplômés, 6 000 occupent leur premier emploi à l’international et un peu plus de 25 000  restent en France, ce qui correspond à peu près aux nouvelles offres d’emploi d’ingénieur sur le marché du travail. L’offre est donc égale à la demande.

Depuis vingt-cinq ans, nous effectuons chaque année une enquête sur la profession d’ingénieur, pour laquelle 50 000 questionnaires sont croisés avec les modèles de l’INSEE. Grâce à cette enquête, nous disposons d’une vision globale de la profession à la fois en pourcentages et en valeur absolue.

Les ingénieurs français qui travaillent à l’international sont un peu plus de 150 000, ce qui représente 15 % de l’effectif total. En 2005, cette proportion était de 13 % et elle augmente régulièrement. L’écrasante majorité, 60 %, exerce en Europe, dont 45 % dans les pays limitrophes – Allemagne, Italie, Belgique. Sur ce pourcentage, 12 % ont choisi la Suisse et 12 % l’Allemagne. Les États-Unis attirent habituellement 15 % de nos ingénieurs mais, depuis quatre ans, la part de ceux qui partent dans le Sud-Est asiatique s’accroît de façon régulière, pour atteindre aujourd’hui 15 %.

Quelles sont les raisons de leur départ ? Un ingénieur sur quatre part à l’international à la demande de son employeur, essentiellement dans les industries extractives et l’industrie chimique ; 32 % ont quitté leur emploi en France pour prendre un poste principalement dans les secteurs de la banque, des assurances et des industries pharmaceutiques ; pour 19 %, il s’agit d’un premier emploi, et cette proportion augmente d’un point chaque année ; 12 % sont partis parce qu’ils ne trouvaient pas d’emploi en France.

Au chapitre des motivations, le salaire est un argument beaucoup plus marginal qu’on pourrait le penser, puisque seulement 10 à 12 % des personnes le mettent en avant. Cela dit, selon nos statistiques, un ingénieur à l’international perçoit un salaire plus élevé de 50 % que celui qui lui serait versé en France métropolitaine. Deux ingénieurs sur trois recherchent une qualité de vie, trois sur quatre sont attirés par une meilleure rémunération, et la moitié environ sont motivés par l’amélioration de leur situation professionnelle et de meilleures perspectives de carrière.

Nous avons demandé aux 850 000 ingénieurs qui travaillent en France s’ils envisageaient de partir à l’international : 70 % d’entre eux sont prêts à le faire s’ils reçoivent une proposition intéressante – 20 % l’envisageant sérieusement dans les deux ou trois ans, les autres le gardant comme une possibilité dans un coin de leur tête –, et 30 % ont répondu par la négative, soit pour des raisons familiales, soit parce qu’ils considèrent que les propositions ne sont pas suffisamment attractives.

Les ingénieurs qui partent travailler à l’international sont plutôt de jeunes hommes, mais la profession ne compte que 20 % de femmes, ce que nous considérons comme un problème. La situation s’améliore lentement, puisque, chez les moins de 30 ans, cette proportion atteint 27 %. Nous ne savons plus quoi inventer pour susciter des vocations féminines.

Partant de ces chiffres, permettez-moi de vous faire quelques suggestions.

Nous avons 150 000 ingénieurs qui travaillent non pas à l’étranger mais à l’international – plus qu’une question de vocabulaire, c’est un état d’esprit : leur espace de vie et de travail, c’est la planète entière. De ce fait, ils constituent un levier extraordinaire qui n’est malheureusement pas actionné. Alors qu’on se plaint de nos difficultés à assurer nos marchés extérieurs et de la méconnaissance par nos entreprises de la culture des autres pays et des réseaux, on sollicite extrêmement peu ces dizaines de milliers de Français qui travaillent sur place, qui connaissent la culture locale et les réseaux. Pourquoi ne pas confier aux ambassades un rôle d’animation pour réunir ces personnes et les utiliser ? À part faire la une des journaux, à quoi bon une visite du Président de la République accompagné d’une centaine de chefs d’entreprises, si on se prive du relais que peuvent assurer des milliers de personnes sur place ?

Tout aussi intéressantes sont les associations d’anciens élèves, qui tissent des réseaux de solidarité en gardant le contact avec nombre d’anciens élèves. Les anciens de Centrale, de Supélec, de Polytechnique, de l’École des Mines ont pratiquement tous créé des groupes dans chacun des grands bassins industriels du monde, que ce soit à Shanghai, à Los Angeles ou sur la côte est des États-Unis. Ce n’est pas surprenant dans la mesure où, depuis plus de vingt-cinq ans, toutes les grandes écoles expliquent aux étudiants qu’une expérience internationale est indispensable à un bon profil de carrière. Ces groupes très organisés, qui ont gardé le contact avec leur école, seraient tout à fait prêts à servir de levier.

Nous devrions nous inspirer de la conception chinoise, selon laquelle il n’est pas question d’exil mais de diaspora. Même s’ils sont bien implantés dans un endroit du monde, les Chinois conservent un lien culturel, familial, économique même très fort avec leur pays d’origine. Transformer la crainte de l’exil des forces vives en une gestion de la diaspora française serait un moyen de renforcer le poids et l’influence de la France.

Nous avons demandé aux ingénieurs s’ils avaient une expérience de l’international avant leur départ : plus de la moitié avaient déjà fait un stage à l’étranger, un tiers détenait un double diplôme et la moitié avait déjà travaillé à l’international. Seulement 15 % d’entre eux ont évoqué des liens familiaux.

L’attractivité de la France doit être envisagée dans les deux sens : il ne faut pas seulement chercher à retenir les étudiants français, mais il faut attirer des étudiants ou des enseignants étrangers de talent. De ce point de vue, des améliorations demandent à être apportées, même si les choses s’arrangent depuis deux ou trois ans. En premier lieu, il conviendrait de prendre une disposition législative qui permettrait aux étudiants brillants de suivre leurs études en France puis d’y travailler, avant de retourner, à terme, dans leur pays. Outre tisser des liens, l’accueil d’étudiants étrangers de talent aurait pour effet d’attirer également des professeurs étrangers de talent, créant ainsi un cercle vertueux.

Cette démarche aurait une contrepartie financière intéressante pour les écoles d’ingénieurs et les grandes écoles, qui connaissent aujourd’hui des difficultés financières. Peu aidées par les pouvoirs publics, qui consacrent l’essentiel de leurs efforts à l’université, elles souffrent de la diminution de certaines sources de financement telles que la taxe d’apprentissage, qui représente 5 à 10 % de leur budget. Certaines d’entre elles sont prises en tenaille, car la réglementation leur interdit d’augmenter leurs frais de scolarité, ce qui les met dans une situation inconfortable sur le plan international.

Dans le monde anglo-saxon, le niveau des tarifs est l’un des critères d’évaluation de l’enseignement supérieur. Aux États-Unis, les frais de scolarité peuvent s’élever à plusieurs centaines de milliers de dollars, alors que ceux des universités et des écoles français sont très bas. Cette question doit être sérieusement étudiée. Il faut permettre aux directeurs d’écoles d’ingénieurs d’augmenter sensiblement leurs tarifs, quitte à compenser cette hausse par un système de bourse pour les élèves français qui en auraient besoin. Je signale au passage que près de 30 % des élèves des écoles d’ingénieurs sont boursiers, ce qui montre que l’ascenseur social fonctionne.

Une autre amélioration à apporter concerne l’entrepreneuriat. Les ingénieurs et les scientifiques sont des candidats naturels pour créer ou reprendre une entreprise. Or, en France, seulement 4 à 5 % d’entre eux travaillent pour leur propre compte, contre 18 % aux États-Unis, 30 % en Italie et 25 % en Angleterre. Nous avons là une marge de manœuvre importante. Cette tendance n’était pas dans l’air du temps il y a vingt-cinq ans, mais elle progresse. Désormais beaucoup d’écoles d’ingénieurs possèdent un incubateur ; les associations d’anciens élèves créent des groupes d’entrepreneurs et des business angels. Dans l’enquête de l’année dernière, à la question « Avez-vous un projet d’entreprise personnel ? », 11 à 12 % des ingénieurs ont répondu positivement, mais ils étaient plus de 25 % chez les moins de 30 ans. Les pouvoirs publics devraient encourager cette démarche par le biais d’une disposition juridique.

M. le président. Vous ne semblez pas avoir détecté une augmentation importante des départs de jeunes ingénieurs français sous la pression de la conjoncture économique. Pouvez-vous préciser votre réponse sur ce point ?

Aujourd’hui, les trois quarts des ingénieurs dans le monde sont formés en Asie du Sud-Est. Quel est le niveau d’attractivité  de la France ? Notre pays figure-t-il en bonne place dans les choix des étudiants américains et asiatiques candidats à l’international ?

Ce n’est pas la première fois que la notion de « diaspora » est évoquée devant notre commission s’agissant des ingénieurs. Comment animer la nôtre ? Les autres pays utilisent-ils davantage leur réseau ? Existe-t-il des bonnes pratiques que nous pourrions reprendre ?

Enfin, la France attire-t-elle suffisamment d’enseignants étrangers dans ses écoles d’ingénieurs ? Figure-t-elle parmi les pays les plus demandés ?

M. Julien Roitman. Nous n’avons pas d’escadrons d’ingénieurs prêts à s’enfuir à l’étranger. Nous avons appris aux jeunes à raisonner de manière très ouverte et globale : s’ils trouvent un emploi intéressant en France, ils l’acceptent ; s’ils trouvent mieux ailleurs, ils partent sans état d’âme. Les ingénieurs resteront ou reviendront dans notre pays si nous renforçons notre attractivité, si nous améliorons les conditions de travail et les possibilités d’entreprendre. Nous entendons beaucoup parler de fiscalité, mais c’est un aspect relativement marginal de leur choix.

Un million d’ingénieurs sortiraient chaque année des écoles de Chine et d’Inde. Or le terme d’ingénieur recouvre des niveaux d’études très différents. Il y a deux ans, à l’occasion du Prix de la Reine Elizabeth pour les sciences de l’ingénieur, j’ai rencontré l’ambassadeur de Grande-Bretagne. Il a loué l’excellent niveau des ingénieurs français, m’expliquant, afin d’établir une échelle de comparaison, que pour réparer la machine à laver, sa femme faisait appel à un ingénieur. Alors que la formation des ingénieurs dure trois ans, voire quatre, dans un certain nombre de pays, en France, nous considérons qu’elle doit être au minimum de cinq ans après le bac. C’est la raison pour laquelle le niveau des ingénieurs formés en Chine, par exemple, n’est pas comparable à celui des ingénieurs français.

Pour ce qui est de notre attractivité, il suffit de savoir, pour la mesurer, que les grandes entreprises internationales s’arrachent littéralement les ingénieurs français. Gardons-nous de trop attaquer nos écoles d’ingénieurs et nos grandes écoles en les considérant comme des bastions de privilégiés ; elles sont l’un des actifs les plus importants et les plus enviés de la France.

Les patrons des groupes étrangers s’intéressent aux ingénieurs français pour deux raisons principales qui tiennent à notre système original de formation. D’abord, nos ingénieurs sont formés dans des écoles spécifiques, alors qu’ailleurs ils le sont à l’université. Ces écoles sont accréditées par la Commission des titres d’ingénieurs – CTI –, qui a été créée par décret en 1934, et qui autorise les établissements à délivrer le diplôme d’ingénieur en vérifiant la durée de la scolarité et l’immersion au sein d’une entreprise. L’élève ingénieur français a une proximité pratiquement consanguine avec l’entreprise, ce qui le rend très rapidement opérationnel. Ce n’est pas le cas des ingénieurs formés dans les autres pays du monde.

Ensuite, les chefs d’entreprises étrangers retiennent comme autre caractéristique française le fait que nos écoles d’ingénieurs, même les plus spécialisées, dispensent un enseignement extrêmement généraliste : les deux années de classe préparatoire sont consacrées à la méthodologie, les deux premières années d’école à l’acquisition d’une très large culture et la troisième année à la spécialisation. Ainsi, un ingénieur électronicien français qui arrive en Chine ou en Afrique est très rapidement capable de conduire une équipe de génie civil si besoin est. C’est pourquoi nos ingénieurs n’ont aucun mal à se placer à l’international. On vient même les chercher.

Dans les choix qu’ils peuvent faire à l’international, les étudiants et les professeurs étrangers, s’ils trouvent certains attraits à notre pays, se heurtent à la barrière de la langue. L’écrasante majorité des enseignants dispense ses cours en anglais. Aujourd’hui, c’est une possibilité offerte par certaines universités et écoles françaises pour certains enseignements. C’est là un moyen de faire progresser notre attractivité plus efficace que de s’en tenir à un enseignement rigoureusement franco-français. Cela dit, je suis épaté par la capacité des Chinois à assimiler rapidement notre langue.

Pour ce qui est de l’animation du réseau et de la mise en œuvre des bonnes pratiques, nous avons surtout besoin de directives et de la volonté de les appliquer. Je ne connais pas bien le personnel des ambassades françaises, mais il est certainement assez nombreux et compétent pour entraîner la communauté française locale dans une dynamique.

Mme Claudine Schmid. J’approuve totalement vos propos. Nos autorités diplomatiques évoluent dans des cercles très fermés, en totale méconnaissance des populations françaises. C’est à croire que les ambassadeurs ont peur de ces personnes et rechignent à s’appuyer sur elles.

En faisant allusion aux tarifs des écoles américaines, vouliez-vous dire qu’il ne serait pas préjudiciable aux écoles d’instaurer un tarif spécial pour les étudiants étrangers, à tout le moins de ne pas leur accorder la gratuité ?

Les ingénieurs qui partent pour trouver de meilleures conditions de travail recherchent-ils un meilleur soutien financier de leurs travaux ou une plus grande liberté, c’est-à-dire moins de contraintes administratives ?

M. Marc Goua. Quelles sont les filières les plus concernées par le départ des ingénieurs ? Les Français sont-ils plus nombreux que les ressortissants d’autres pays ?

Je suis d’accord avec vous, les Français de l’étranger sont bien mal utilisés. Les récentes réformes, qui placent le commerce sous la coupe du ministère des Affaires étrangères, aideront peut-être à progresser dans ce domaine.

En revanche, je ne partage pas votre optimisme quant à l’intégration dans notre pays d’étudiants étrangers au terme de leur cursus. Il semblerait que le Québec vienne prospecter des étudiants africains de langue française en butte à des difficultés après qu’ils aient suivi des études onéreuses dans notre pays. C’est d’autant plus regrettable que leurs liens avec leur pays d’origine pourraient nous permettre de développer notre économie.

M. Pouria Amirshahi. J’aimerais vous convaincre que la langue anglaise dans l’enseignement supérieur n’entre pas en ligne de compte : lorsque les Chinois viennent en France, c’est pour apprendre le français. D’ailleurs, de nombreuses nations, dont le Québec, recherchent des talents dans notre pays parce qu’ils sont francophones. Notre langue constitue une grande part de notre attractivité. Les Chinois ont limité à 30 % leurs publications en anglais, préférant encourager les étrangers à comprendre leur langue. En Allemagne, la conférence des présidents des universités et grandes écoles a cessé le « tout anglais » à l’université, à l’origine d’une pénurie de cadres francophones et hispanophones utiles à la conquête de certains marchés. Si nous voulons rendre notre pays attractif, c’est notre capacité d’accueil des étudiants et des enseignants étrangers que nous avons intérêt à renforcer.

Quelles sont les filières les plus recherchées à l’international par les nouveaux diplômés des écoles d’ingénieurs ? Disposez-vous d’éléments de comparaison salariaux par pays et par filières ?

Mme Monique Rabin. Alors que l’intitulé de notre commission d’enquête, en particulier l’expression « d’exil des forces vives », a un caractère péjoratif, vos propos sont relativement optimistes.

Avez-vous des statistiques sur les ingénieurs qui reviennent en France après une expérience à l’international, et sur les conditions de leur retour ? Que proposeriez-vous à la représentation nationale pour favoriser ce retour ?

Le mot ingénieur n’a pas le même sens en France qu’en Angleterre et dans le reste du monde, ce qui explique la distorsion de niveau entre le diplôme d’ingénieur français et le diplôme chinois. Sur ce point, nous avons perdu une bataille culturelle. J’ai vu arriver dans ma région de prétendus ingénieurs chinois qui n’avaient pas le niveau attendu et qui ont dû repartir. La France peut-elle se battre au sein de l’Europe pour gagner la bataille des mots, comme elle l’a fait pour la licence et la maîtrise par rapport au bachelor et au master ?

Pour créer une diaspora économique, les pouvoirs publics s’appuient sur les conseillers du commerce extérieur, qui sont généralement des chefs d’entreprise. Pourquoi ne n’intéressent-ils pas aux ingénieurs ?

M. Julien Roitman. Il semble que les ingénieurs qui partent à l’international soient attirés par la perspective de trouver plus de disponibilité, une liberté plus grande, moins de contraintes administratives, et probablement des responsabilités beaucoup plus importantes.

S’agissant des frais de scolarité, j’avance sur un terrain miné car ce sujet est vraiment du domaine des directeurs d’écoles. Il est évident que la France n’a pas vocation à financer les études supérieures des élèves d’autres pays. Il n’y aurait rien de choquant à leur appliquer des tarifs plus élevés, de façon intelligente, en élevant les frais de scolarité pour tous, quitte à mettre en place un système de bourse pour les étudiants nationaux qui en auraient besoin. Les ordres de grandeur en ce domaine sont toutefois très différents : alors que les écoles de commerce privées coûtent près de 18 000 euros par an, Supélec est à 1 800 euros, tandis que les frais de scolarité à l’université sont de 200 euros. Laisser la possibilité aux écoles d’ingénieurs de percevoir 300 euros supplémentaires en frais de scolarité leur permettrait de sortir la tête de l’eau.

Certains secteurs économiques attirent plus volontiers les ingénieurs à l’international. Les industries extractives, qui ont des activités dans les mines ou la recherche pétrolière, emploient un ingénieur sur deux travaillant à l’international, les industries chimiques, un ingénieur sur cinq. Dans ces deux secteurs, il s’agit le plus souvent d’affectations à l’initiative de l’entreprise. Les banques, assurances et institutions financières, emploient un ingénieur sur quatre, et les industries pharmaceutiques, un ingénieur sur trois. Dans ces deux derniers cas, ce sont souvent les ingénieurs eux-mêmes qui ont démissionné pour accepter une proposition plus intéressante à l’international.

S’agissant de la prise en charge du réseau par le quai d’Orsay, il revient à Mme Pellerin de montrer tout ce qu’il est possible de faire.

Un certain nombre d’étudiants africains formés en France sont, en effet, sollicités par le Canada. Si nous voulons des personnes de qualité, il faut leur dire que nous sommes intéressés par leur candidature et leur proposer de venir dans notre pays. Je ne suis pas sûr que nous ayons cette démarche vis-à-vis des grands réservoirs d’étudiants et de professeurs du monde. Le ministère de l’Enseignement supérieur et de la recherche devrait mettre en place un programme en ce sens, en plus des traditionnels programmes d’échanges.

Je suis un fervent défenseur de notre langue, et je n’ai pas préconisé un complet basculement vers l’anglais. Pour autant, proposer certains cours en anglais est un élément de notre attractivité, d’autant qu’il est désormais acquis que la formation de base doit permettre à un jeune de lire, écrire, compter, utiliser un ordinateur et parler anglais.

Parmi les bonnes pratiques dont nous pourrions nous inspirer, je pense à l’année préparatoire mise en place en Israël. Les étrangers qui arrivent dans le pays et qui ne parlent pas l’hébreu passent six mois à un an dans une classe préparatoire pour apprendre la langue. Nous n’avons rien d’équivalent en France. Il serait intéressant de créer un organisme qui serait chargé d’enseigner notre langue de manière accélérée.

Les salaires versés aux ingénieurs qui travaillent à l’étranger sont supérieurs de 50 % à ceux qu’ils toucheraient en France. Dans l’hexagone, le salaire médian est de l’ordre de 52 000 euros ; à l’international, il avoisine les 75 000 euros, pouvant aller jusqu’à 100 000 euros pour un ingénieur de plus de 40 ans. Je ne saurais dire s’il y a des variantes selon les filières.

Le terme de « diaspora » me semble, en effet, préférable à celui d’ « exil ». Nous avons demandé aux ingénieurs travaillant à l’étranger s’ils avaient envie de revenir en France : 38 % ne l’envisagent pas – contre 33 % en 2005 –, 40 % ont la ferme intention de revenir à plus ou moins brève échéance, et 25 % ne savent pas.

Quant à la durée des affectations, elle est extrêmement variable puisqu’elle va de deux ou trois ans à vingt-cinq ans.

À propos de bataille des mots, des Américains nous disaient récemment qu’ils appréciaient les choses extraordinaires que nous faisions en France, mais qu’ils regrettaient l’absence dans notre langue d’un mot pour désigner l’entrepreneur. Sur le terme d’ingénieur, une réflexion est en cours au niveau de l’Europe. Les associations d’ingénieurs de chaque pays européen et la Fédération européenne d’associations nationales d’ingénieurs – FEANI – travaillent sur ces sujets avec la Commission européenne.

D’une manière générale, la tendance est en faveur du modèle français à  bac + 5, y compris aux États-Unis où les études d’ingénieur ne durent que quatre ans. Je souligne, à cet égard, le rôle prépondérant de la Commission des titres d’ingénieurs. Cet organisme paritaire, qui fonctionne remarquablement bien, est considéré comme la meilleure pratique au niveau mondial. De nombreux pays, en Europe et dans le monde, copient notre modèle et les trente-deux membres de la commission sont souvent sollicités par les autres pays, en particulier les pays émergents, pour expliquer leur modèle.

Enfin, si les pouvoirs publics s’appuient sur les conseillers du commerce extérieur, c’est qu’il est plus simple d’identifier les chefs d’entreprise que les ingénieurs salariés. En tout cas, c’est une population, et sans doute pas la seule, qui représente un capital non négligeable.

M. le président Luc Chatel. Merci pour votre participation à nos travaux.

Membres présents ou excusés

Commission d'enquête sur l'exil des forces vives de France

Réunion du jeudi 22 mai 2014 à 9 heures

Présents. - M. Luc Chatel, M. Marc Goua, M. Régis Juanico, Mme Monique Rabin, M. Alain Rodet, Mme Claudine Schmid

Excusés. - M. Étienne Blanc, M. Frédéric Lefebvre, M. Claude Sturni

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