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Commission d’enquête sur l’exil des forces vives de France

Mercredi 24 septembre 2014

Séance de 16 heures 30

Compte rendu n° 33

–  Audition, ouverte à la presse, de M. Éric HEBRAS, avocat en droit fiscal français et international, associé au cabinet Genesis

–  Présences en réunion

Présidence

De M. Luc Chatel,
Président

puis de

Mme Claudine Schmid,
Vice-Présidente

L’audition débute à seize heures trente.

M. le président Luc Chatel. Notre commission d’enquête s’intéresse à la fois au départ des jeunes, à celui des centres de décision et à l’exil fiscal proprement dit. Sur ces questions auxquelles vous avez affaire, maître, dans l’exercice de vos fonctions, et à propos desquelles nous avons auditionné l’une de vos consœurs la semaine dernière, notre but est à la fois de constater le problème et de proposer des mesures permettant d’y remédier.

Avant de vous donner la parole, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je vous demande de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Éric Hebras prête serment.)

M. Éric Hebras, avocat associé au cabinet Genesis. Merci, monsieur le président, mesdames et messieurs les membres de la commission d’enquête, de me donner l’occasion de m’exprimer comme avocat sur ce sujet difficile.

Je m’efforcerai d’éviter de répéter ce qu’ont déjà fort bien exposé mes confrères, me concentrant sur la situation des entrepreneurs, à la fois comme particuliers et comme chefs d’entreprise. Sans anticiper sur ma conclusion, je préciserai d’emblée qu’à mon sens, la stigmatisation des départs à l’étranger, qu’ils concernent les personnes physiques ou les personnes morales, n’est pas souhaitable, car elle paraît inutile, voire contre-productive.

Le constat général qui se dégage à la fois de ma pratique habituelle et du sentiment des chefs d’entreprise que je conseille est le suivant : la fiscalité en France est omniprésente et trop lourde ; les taux d’imposition en France sont trop élevés.

Sans m’attarder sur des enjeux déjà fort bien résumés par mes confrères, je dirai simplement que, pour les personnes physiques – jeunes entrepreneurs ou entrepreneurs adultes, c’est-à-dire assez éloignés de l’âge de la retraite –, le problème principal est la fiscalité des plus-values. Le fait que les plus-values réalisées par les particuliers lors de la cession de leurs titres ou de leurs actifs se voient appliquer les prélèvements sociaux et l’impôt sur le revenu au taux marginal alourdit excessivement leur taxation. Ma consœur Nicole Goulard l’a rappelé devant vous, le taux minimum est de 32 %. Cette situation suscite l’incompréhension des entrepreneurs, généralement enclins à réinvestir ces sommes dans l’activité économique, ce qu’ils peuvent d’autant moins faire qu’elles sont davantage taxées.

Du côté des personnes morales – les entreprises elles-mêmes –, le taux d’impôt sur les sociétés auquel sont assujetties les petites et moyennes entreprises est manifestement jugé trop élevé. L’existence d’un taux de 15 % pour les revenus nets inférieurs à 38 120 euros paraît totalement anachronique. Les dirigeants de PME souhaitent se voir appliquer un taux d’imposition correspondant à leur activité, d’autant que les grands groupes, eux, peuvent bénéficier d’un taux effectif d’imposition bien inférieur au taux théorique.

Quant à l’impôt de solidarité sur la fortune (ISF), il pose aux entrepreneurs un problème moins financier que psychologique.

Plus qu’au taux d’imposition lui-même, les entrepreneurs sont sensibles à l’excès de lois et d’instructions. On peut citer l’exemple flagrant de l’année 2011 où se sont succédé quatre lois de finances. D’une manière générale, nous avons trois lois de finances par an, auxquelles s’ajoute la loi de financement de la sécurité sociale avec ses aspects fiscaux, qui sont cruciaux. Trop de lois, donc, mais aussi trop de changements législatifs, parfois en six mois seulement, par exemple à propos des cessions d’actions en 2012. Il arrive même que des annonces ne se traduisent finalement pas en actes – par exemple sur la réduction à 5 % du taux de TVA – alors que leurs effets avaient été anticipés par les entreprises. De telles situations génèrent d’importantes lourdeurs administratives.

En outre, les textes ne sont jamais entièrement abrogés mais s’ajoutent les uns aux autres, ce qui les rend encore plus complexes et difficiles à comprendre. Les commentaires de l’administration fiscale deviennent indispensables et l’administration elle-même peine à suivre.

Cette situation conduit également à multiplier sans cesse les exonérations, exemptions et exceptions. S’agissant par exemple de l’imposition des plus-values des particuliers, on est passé d’un taux proportionnel à la soumission à l’impôt sur le revenu puis, après la « révolte des pigeons », à l’instauration de nouveaux abattements, de sorte qu’aujourd’hui plusieurs types d’abattements se superposent les uns aux autres.

D’une manière générale, on observe le développement de lois de plus en plus complexes qui nécessitent – et c’est à mes yeux le plus gênant – des formalités administratives de plus en plus problématiques pour les entreprises. Cela nuit à la compréhension du dispositif, décourage les investissements et génère des coûts croissants de conseil ou d’expertise comptable.

Un bon exemple est fourni par la déductibilité des intérêts financiers. Une règle prévalait auparavant qui n’était peut-être pas sans défauts mais avait le mérite de la simplicité. Plusieurs textes nouveaux ont été adoptés à partir de 2008-2009 et il n’en existe aujourd’hui pas moins de six ou sept qui limitent la déductibilité. Les entreprises doivent bien suivre, comme l’administration elle-même, tenue de produire de nouveaux formulaires. L’incompréhension s’installe, d’autant que les objectifs poursuivis ne sont pas clairs.

Il y a par ailleurs beaucoup trop de lois temporaires, qui ne valent parfois que pour un an. On citera l’imputation des déficits subis à l’étranger par les PME ou le taux de 19 % qui s’est appliqué aux plus-values réalisées lors des cessions de titres des PME au moment où elles ont été soumises à l’impôt sur le revenu.

On constate aussi qu’un nombre croissant de textes temporaires est pérennisé. S’agissant par exemple de la contribution exceptionnelle à l’impôt sur les sociétés, les taux sont modifiés mais la mesure est prorogée.

Il est un aspect moins manifeste mais souligné par nombre d’entrepreneurs. Lorsque l’on évoque l’exil des forces vives, on parle souvent des droits de mutation, des plus-values, mais on oublie la quantité des taxes qui pèsent aujourd’hui sur les entreprises et qu’il est bien difficile de dénombrer. Selon un rapport du Conseil des prélèvements obligatoires, il existerait ainsi 309 taxes dites affectées, c’est-à-dire qui ne figurent pas dans le budget général ; « toutefois », précise le rapport, « le décompte arrêté par le Conseil est probablement en deçà du nombre réel de taxes affectées ». L’Inspection générale des finances estime, quant à elle, que quelque 192 taxes ont un rendement inférieur à 150 millions d’euros ; il ne dépasse pas 100 millions d’euros pour 179 d’entre elles, contre 3 en Allemagne et 17 en Belgique. Ces taxes, qui relèvent souvent de la fiscalité indirecte et bénéficient d’une forme d’invisibilité, ne sont en réalité pas si invisibles ni indolores qu’il y paraît et leur multiplication pose problème.

Comment expliquer que l’on en soit arrivé là ? Le sentiment du contribuable – c’est mon impression personnelle, mais aussi celle de nombreux confrères et entrepreneurs – est que le législateur ne lui fait plus vraiment confiance et que la politique fiscale qui et menée en est le signe. D’une certaine manière, on laisse entendre que le contribuable serait toujours un fraudeur potentiel. On peut aisément comprendre que le contribuable lui-même ne fasse plus guère confiance à un tel législateur.

Comment se manifeste cette défiance du législateur ? Premièrement, à l’occasion du contrôle fiscal. Tous mes confrères font état d’une véritable stigmatisation des entreprises lors des contrôles. Les pénalités pour manquement délibéré – c’est-à-dire pour mauvaise foi –, qui s’élèvent à 40 %, sont presque systématiquement appliquées par les vérificateurs. En outre, si l’obligation de fournir une comptabilité informatisée lors du contrôle ne posera aucun problème aux grands groupes, l’objectif de maîtrise de leurs flux, notamment à l’international, n’est pas du tout adapté à la situation des petites entreprises. Pour en discuter assez régulièrement avec des vérificateurs, je sais que, de leur avis même, cette disposition ne leur facilite pas la tâche et complique celle des entreprises, sans apporter le moindre bénéfice. Le contribuable est stigmatisé comme fraudeur potentiel et le fait que cette obligation impose de plus en plus souvent de procéder au contrôle dans les locaux de l’administration plutôt que dans ceux de l’entreprise ne pourra que nuire à la qualité du débat oral et contradictoire.

Deuxièmement, depuis quelques années, le législateur veut légiférer sur tous les cas de fraude potentielle. Cette volonté peut se comprendre mais elle trouve ses limites en ce qu’elle donne elle aussi au contribuable l’impression qu’on le croit naturellement enclin à frauder. Deux réformes introduites par la loi de finances pour 2014 en attestent. La première concerne l’abus de droit. Jusqu’alors et depuis plusieurs années, cette notion était régie par une réglementation assez précise et satisfaisante. Le législateur a voulu l’étendre à tous les schémas qui auraient l’optimisation fiscale pour but principal, et non plus exclusif. La seconde est l’obligation de déclarer tous les schémas d’optimisation fiscale. Les deux mesures ont évidemment été censurées par le Conseil constitutionnel. Elles n’en suggèrent pas moins que le législateur préfère anticiper sur la fraude dont le contribuable est à ses yeux susceptible, plutôt que laisser la jurisprudence se prononcer sur les cas qui le justifient ou les vérificateurs gérer les situations de fraude.

Les opérations d’apport-cession, réalisées en sursis d’imposition, fournissent un exemple révélateur de ce zèle excessif. En 2011 et 2012, la jurisprudence du Conseil d’État avait clairement défini les conditions dans lesquelles de telles opérations pouvaient être qualifiées d’abus de droit. Le législateur a souhaité revenir sur cette jurisprudence en créant un régime non plus de sursis mais de report d’imposition. En d’autres termes, il s’est défié de la jurisprudence et lui a préféré un système très strict qui entraîne d’importantes obligations déclaratives, de manière à se prémunir d’avance contre toute fraude. Cela revient à considérer que les personnes qui procèdent à des apports de titres le feraient a priori en vue de frauder, ce qui est pour le moins stigmatisant. Pour le dire autrement, on légifère pour traiter des situations de fraude exceptionnelle.

Dans un tel climat, comment s’étonner que le contribuable ne fasse lui-même guère confiance au législateur ? J’en veux pour preuve le fait que 14 grandes entreprises seulement aient souhaité rejoindre la cellule créée auprès de la Direction générale des finances publiques, précisément dans le but de susciter la confiance.

C’est ainsi que l’on pousse le contribuable à des extrémités : le départ à l’étranger, les transferts de sièges sociaux. Le problème n’est pas seulement que les personnes physiques et morales aient tendance à aller chercher ailleurs la stabilité fiscale qui fait défaut en France, mais aussi que nos dispositifs législatifs les dissuadent de réinvestir dans notre pays – c’est peut-être là la difficulté principale. On ne peut empêcher les départs dans le contexte actuel de mondialisation, mais il faut éviter que ceux qui partent cessent d’investir ici. N’oublions pas qu’une personne physique, même non résidente, peut réinvestir en France et y être imposée à raison des revenus de source française dont elle dispose. Mais aujourd’hui, en raison notamment des conditions de la résidence fiscale définies par l’article 4 B du code général des impôts, elle a tout intérêt à ne pas le faire. De même, lorsque des chefs d’entreprise créent des holdings à l’étranger, ils ont toutes les raisons d’y partir également, sans quoi l’administration fiscale tend à requalifier cette délocalisation, jugée ipso facto fictive ou frauduleuse. Le problème est donc le suivant : comment faire en sorte que les personnes, physiques ou morales, ne cèdent pas tous leurs actifs en partant à l’étranger ?

Au total, on observe aujourd’hui une instrumentalisation de la politique fiscale qui est source d’insécurité. Les entrepreneurs ont le sentiment que la fiscalité sert de variable d’ajustement aux politiques gouvernementales et n’obéit qu’à des motifs idéologiques, ce qui implique qu’elle a vocation à être régulièrement modifiée en fonction des politiques menées. Pour procurer davantage de sérénité aux entrepreneurs français, il faut que la conduite de la politique fiscale elle-même soit plus sereine et plus neutre.

M. le président Luc Chatel. Merci, maître.

Dans l’environnement concurrentiel que nous connaissons aujourd’hui, caractérisé par la mondialisation et la libre circulation des biens, des personnes et des capitaux, quel serait selon vous le système fiscal idéal, le plus attractif ? En dehors d’une stabilisation de la législation, quelles mesures proposeriez-vous pour inverser la tendance, en particulier pour inciter les entreprises et les contribuables à réinvestir en France ?

Dans votre cabinet, les consultations en vue d’une expatriation – des capitaux, des entreprises, des centres de décision, des personnes – ont-elles beaucoup augmenté au cours des derniers mois ou des dernières années ?

Vous avez laissé entendre, comme votre consœur la semaine dernière, qu’au regard du niveau d’imposition des plus-values de valeurs mobilières, de l’impôt sur le revenu, de la CSG ou de la CRDS, l’ISF n’était plus vraiment un problème pour les dirigeants d’un certain niveau. Pourriez-vous préciser votre pensée ?

M. Éric Hebras. Sur le premier point, s’il fallait faire une seule réforme, ce serait à mon avis celle de l’impôt sur les sociétés dont sont redevables les PME, à la fois urgente et simple – je ne parle pas ici de ses conséquences sur le budget de l’État. Il faudrait diminuer notablement le taux de l’IS pour l’amener à un niveau comparable à celui qui est en vigueur dans les grands pays industriels, soit environ 25 %. C’est l’essentiel car les PME sont dépourvues des moyens des grands groupes, mais ce sont elles qui forment le tissu industriel français. Contrairement à ce que l’on croit parfois, elles ne délocalisent pas leurs profits pour des raisons fiscales : leurs motivations sont principalement industrielles. Une telle réforme satisferait beaucoup d’entrepreneurs.

Il y aurait évidemment beaucoup à faire par ailleurs. Voici quelles pourraient être les autres priorités.

S’agissant des plus-values des particuliers, la grande difficulté est l’application de la CSG. Celle-ci constitue une imposition de toute nature puisqu’elle possède toutes les caractéristiques d’un impôt, abstraction faite de son affectation. En revanche, les règles d’abattement qui s’appliquent aujourd’hui à l’imposition à l’impôt sur le revenu des plus-values réalisées par les particuliers lors de cessions de valeurs mobilières ou de droits sociaux, mais aussi des plus-values immobilières, ne valent pas pour les prélèvements sociaux. Cela suscite une certaine incompréhension.

Par ailleurs, aux termes de l’article 4 B du code général des impôts, l’un des critères pour être domicilié fiscalement en France est d’y avoir le centre de ses intérêts économiques. Autrement dit, une personne qui serait dans cette situation alors qu’elle quitte le pays – sans que ce soit nécessairement pour des raisons fiscales – a toutes les raisons d’être exposée à un contrôle fiscal tendant à remettre en question son changement de résidence. Cela décourage le réinvestissement dans l’activité économique.

Il est exact que les chefs d’entreprise qui consultent mon cabinet sont plus nombreux qu’auparavant, notamment ceux qui souhaitent développer leur activité et se demandent s’ils doivent créer leur structure en France ou à l’étranger. La question se pose d’autant plus que dans le monde actuel il est assez facile de travailler à partir de n’importe quelle structure, dans n’importe quel pays.

Si l’ISF ne pose pas à mon sens un véritable problème financier, c’est qu’il existe bien des moyens de le contourner et que, pour beaucoup, le montant en jeu est relativement peu significatif. On le voit lors des contrôles fiscaux. Voilà pourquoi j’ai pu dire que sa portée était plutôt psychologique. En revanche, il peut être considéré comme néfaste dans la mesure où il suscite une forme de gesticulation du législateur : ne pouvant, pour des raisons politiques, y mettre purement et simplement fin, celui-ci crée divers mécanismes d’abattement ou d’exonération plus complexes les uns que les autres, qui sont mal interprétés et peuvent, contre son intention, susciter le recours à des schémas de fraude fiscale. On l’a vu à propos du bouclier fiscal. En outre, les services fiscaux passent un temps considérable à gérer les contrôles en matière d’ISF, car la jurisprudence sur la valorisation des biens conduit l’administration à faire appel, à juste titre, à divers comparables, ce qui est très long et fastidieux. Les contrôles eux-mêmes sont assez complexes, pour des montants en définitive très bas. Bref, pour un effet fiscal plutôt faible, l’ISF est un impôt assez « polluant ».

Pour ma part, je n’ai pas de position arrêtée sur l’opportunité d’y mettre fin, mais les entrepreneurs en parlent systématiquement et le sujet devient très prégnant lorsque l’on aborde l’éventualité d’une stricte redéfinition des notions de biens professionnels et de holding animatrice. C’est souvent en expliquant à nos clients que cette dernière notion est pérenne et les protège que l’on parvient à les dissuader de quitter le pays lorsqu’ils projetaient de le faire à cause de l’ISF. Ils nous objectent volontiers que la loi française change sans cesse mais, sur ce point du moins, les faits semblent parler en notre faveur. De sorte que si le projet d’instruction fiscale tendant à en définir les contours devait se concrétiser, cela provoquerait très vraisemblablement des départs.

M. Frédéric Lefebvre. C’est en débat, et c’est inquiétant.

M. Éric Hebras. En effet. Il existe des résidents français qui ont des holdings en France et d’autres qui ont des holdings animatrices de groupe qui peuvent être situées à l’étranger. Or l’administration fiscale a du mal à admettre ce dernier cas de figure.

M. Yann Galut, rapporteur. Monsieur Hebras, si je peux vous suivre à propos de l’insécurité fiscale dont souffrent les contribuables, je vous ai trouvé assez caricatural s’agissant de la représentation nationale. Je suis député, monsieur, et je n’ai aucune défiance envers les contribuables. C’est des fraudeurs que je me méfie, et des fraudeurs, je peux vous dire qu’il y en a.

Je fais partie d’une majorité qui en a été victime, vous le savez, et qui a voté une loi renforçant les pouvoirs de lutte contre la fraude fiscale, à un degré qui n’a rien d’exceptionnel puisqu’il est comparable à celui qu’ont adopté nos amis américains, nos amis allemands et le reste de l’Europe. Nos propositions en matière d’optimisation fiscale, d’abus de droit ou de déclaration préalable des schémas d’optimisation, qui vous gênent, sont analogues aux dispositions de la loi britannique ou américaine. Il n’y a là rien de scandaleux : le législateur français entend donner à l’administration fiscale les moyens d’aller chercher les fraudeurs. La fraude fiscale en France représente 100 milliards d’euros par an, et la fraude sociale environ 20 milliards d’euros. Les personnes dont vous parlez ne sont pas des contribuables, ce sont des fraudeurs.

En Allemagne ou aux États-Unis, quand on attrape un chef d’entreprise qui fraude, on le met directement en prison, on ne commence pas par six mois à un an de procédure. Frédéric Lefebvre, représentant des Français établis aux États-Unis, ne me démentira pas : quand on tombe dans les filets de l’Internal Revenue Service (IRS), c’est une autre paire de manches qu’ici ! Et les mesures que nous avons prises il y a quelques mois sont encore en deçà des propositions formulées par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) pour lutter contre l’évasion fiscale, lesquelles vont vous donner bien du travail – ce dont je me réjouis pour vous, étant moi-même avocat dans la vie civile.

Dans l’exercice de vos fonctions, vous êtes certainement en contact avec les avocats fiscalistes d’autres pays. Les questions qui nous occupent se posent-elles ailleurs ?

M. Éric Hebras. Oui. Au demeurant, je suis tout à fait d’accord avec vous pour dire qu’en matière de lutte contre la fraude fiscale, la France était jusqu’à présent à la traîne, qu’il s’agisse des délais de prescription ou des moyens d’investigation. À ce sujet, que l’on ne se méprenne pas sur mes propos : il est logique de chercher à sanctionner la fraude fiscale et de rattraper notre retard dans ce domaine. L’administration doit pouvoir décourager ce genre de schémas. À titre personnel, j’annonce depuis plusieurs années à mes clients et à certains de mes confrères la pénalisation croissante de la chose fiscale, sur le modèle des États-Unis ou de l’Italie, qui ne me paraît pas totalement absurde.

Tout ce que j’ai dit, c’est que certaines dispositions, qui ne sont pas des mesures de lutte contre la fraude fiscale, ont pu donner une impression de méfiance envers le juge : il semble que le législateur préfère interdire plutôt que laisser ce dernier définir une jurisprudence et les vérificateurs faire leur travail dans le cadre des textes existants sur l’abus de droit.

On rejoint la situation de certains pays comme l’Italie, où, dès lors que le contrôle fiscal correspond à un certain montant, le dossier est directement transmis au procureur.

M. Frédéric Lefebvre. Pour avoir été chargé, au Gouvernement, des petites et moyennes entreprises, je ne crois pas exagéré de dire qu’aux yeux des entrepreneurs le climat fiscal est à la défiance. Voilà d’ailleurs pourquoi j’ai tenté lorsque j’étais ministre, non sans bien des difficultés, de dissiper ce climat en développant la procédure du rescrit, notamment en matière sociale. Mais le rapporteur n’exagère pas non plus lorsqu’il rappelle que d’autres pays, dont les États-Unis, sont beaucoup plus armés que nous pour lutter contre la fraude.

Instabilité, complexité – je reprends vos termes : ce sont ces facteurs, caractéristiques de notre système fiscal, qui, cumulés et joints à cette remise à niveau en matière de lutte contre la fraude, encouragent l’exil.

Vous évoquez le législateur, mais nous, parlementaires, savons bien que si la loi est votée ici, l’initiative vient souvent de l’exécutif, et mon expérience ministérielle m’a montré combien l’administration fiscale peut faire preuve d’imagination lorsqu’il s’agit de proposer des réformes au Gouvernement.

Est-ce pour des raisons fiscales que les Français partent ? C’est la question essentielle. L’Amérique du Nord, ma circonscription, est désormais, après l’Europe, la deuxième région du monde où l’on trouve le plus de Français. Près de 213 000 de nos compatriotes sont désormais enregistrés dans cette zone, la communauté française aux États-Unis ayant augmenté de 3,5 % l’année dernière. Mais il n’y a pas un Français aux États-Unis ou au Canada qui soit parti pour des raisons fiscales, car la fiscalité américaine est extrêmement lourde. En revanche, parmi les multiples raisons de leur départ se trouve la liberté : liberté d’agir, de trouver des partenaires, de dépenser et d’investir leur argent comme on le souhaite. Nous devrions y réfléchir.

M. Alain Rodet. Vous avez parlé des dirigeants de PME qui se plaignent des taxes, mais il en est une que vous n’avez pas citée et qui empoisonne la vie économique du pays depuis plus de trente-huit ans : la taxe professionnelle, maintes fois modifiée, prétendument supprimée en 2009-2010 et qui a mis la fiscalité locale dans un état calamiteux. C’est pourtant un sujet de revendication récurrent de la part des PME.

Vous avez beaucoup de chance d’être avocat fiscaliste à Paris, où les contrôles fiscaux sont bien moins fréquents qu’en province, de l’avis de l’administration comme des syndicats.

Avez-vous dans votre cabinet un ancien inspecteur des impôts pantouflard ? Car c’est très à la mode, depuis longtemps.

Mme Monique Rabin. Sans vouloir être désagréable, je regrette d’avoir entendu un réquisitoire dont la tonalité était plus politique que technique. Nous sommes nombreux, monsieur, à partager votre constat concernant l’empilement et l’instabilité fiscaux, et nous faisons de gros efforts, depuis plusieurs années, pour tenter de stabiliser la fiscalité française. Mais ce qui nous intéressait, c’était la corrélation entre les questions fiscales et l’exil. À cet égard, d’autres composantes que la fiscalité paraissent au moins aussi décisives, comme l’a rappelé mon collègue Frédéric Lefebvre. Selon d’autres personnes que nous avons auditionnées, la qualité de vie et le niveau de services publics dont nous bénéficions en France sont ainsi déterminants.

Vous n’avez pas donné de statistiques. Plus de 2 millions de Français vivent aujourd’hui à l’étranger. Le fait qu’il y ait bien plus d’Allemands et davantage encore de Britanniques établis hors de leur pays s’explique-t-il par la fiscalité ou par d’autres raisons ?

De votre exposé, je retiens enfin votre très intéressante remarque sur les dispositions de l’article 4 B du code général des impôts, sur lequel nous pourrions revenir en loi de finances.

M. Éric Hebras. La taxe professionnelle pose en effet un problème, mais je n’ai pas personnellement observé que mes clients contestent particulièrement cet impôt
– contrairement, sans doute, à plusieurs de mes confrères.

Bien qu’installé à Paris, je gère des contrôles fiscaux en province. Peut-être sont-ils plus nombreux, mais les questions posées sont globalement les mêmes. Les contrôles ne sont pas nécessairement plus faciles en province, au contraire.

Je n’ai pas dans mon cabinet d’ancien inspecteur des impôts. Je sais que beaucoup deviennent avocats et j’imagine que leur pratique est analogue à la mienne. Je ne peux guère vous renseigner à ce sujet, monsieur le député.

Je ne prononce pas de réquisitoire politique, madame la députée. Je ne suis pas partisan ; les questions que je soulève se posent depuis toujours et ne sont exclusivement le fait ni de la droite ni de la gauche. L’insécurité juridique et l’instabilité chronique de la fiscalité française ont fait l’objet de plusieurs travaux, dont un rapport de M. Bruno Gibert dès 2004. Mais aucune solution n’a été trouvée et l’instabilité perdure par-delà les changements de gouvernement. Je me contente de faire part de mon sentiment et de celui de nombre de mes clients.

S’agissant du lien entre la fiscalité et l’exil, il y aura toujours des personnes qui voudront quitter la France pour des raisons fiscales. À ce phénomène s’ajoute le snobisme que j’ai pu observer ces dernières années de la part de patrons de PME qui veulent partir parce que certains de leurs amis l’ont fait. Plus profondément, vouloir développer l’activité de nos PME à l’international suppose d’implanter des structures à l’étranger. Se pose alors la question suivante : vaut-il mieux réaliser des exportations depuis une structure française ou étrangère ? Le choix dépend généralement en premier lieu de la nature du process industriel, ensuite de la fiscalité. Et, à ce stade, l’instabilité fiscale et le nombre de taxes en vigueur gênent indéniablement l’investissement.

Mme Claudine Schmid, présidente. Merci beaucoup, maître.

L’audition prend fin à dix-sept heures trente.

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Membres présents ou excusés

Commission d'enquête sur l'exil des forces vives de France

Réunion du mercredi 24 septembre 2014 à 16 h 30

Présents. - M. Luc Chatel, M. Philip Cordery, M. Yann Galut, M. Marc Goua, M. Frédéric Lefebvre, Mme Monique Rabin, M. Alain Rodet, Mme Claudine Schmid

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