L’audition commence à dix-sept heures trente-cinq.
M. le président Alain Gest. Après l’audition des élus locaux, nous commençons aujourd’hui celle des ministres du Travail et de l’Industrie, anciens et actuels.
Monsieur Xavier Bertrand, soyez le bienvenu.
Vous êtes député de la deuxième circonscription de l’Aisne, en Picardie, et maire de Saint-Quentin. En tant que ministre du Travail, de l’emploi et des relations sociales sous les trois gouvernements de François Fillon, vous avez suivi les étapes de la restructuration des deux usines Goodyear d’Amiens.
En 2007, le projet de créer un complexe industriel réunissant les deux usines n’a pas pu voir le jour en raison d’un différend avec les salariés de l’usine d’Amiens-Nord, qui, contrairement à ceux d’Amiens-Sud, n’ont pas accepté une organisation du travail en 4x8.
En 2008, un premier projet de plan de sauvegarde de l’emploi (PSE) tendait à supprimer 402 postes sur l’activité tourisme. Un deuxième PSE, survenu en 2009, dans un contexte de crise économique, prévoyait la suppression de 817 postes.
En 2011-2012, le projet de reprise par Titan de l’activité de pneus agricoles, qui prévoyait la reprise de plus de 500 salariés et un plan de départs volontaires, n’a pas abouti.
Le 31 janvier 2013, Goodyear a décidé de fermer l’usine d’Amiens-Nord, en supprimant 1 173 postes.
Comment avez-vous vécu les différentes phases de ce conflit ? Quelle a été votre action face à la multiplication des plans sociaux ? Comment appréciez-vous la façon dont s’est passé le dialogue social dans l’entreprise, et plus largement dans notre pays ?
Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je vais vous demander de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.
Veuillez lever la main droite et dire : « Je le jure ».
(M. Xavier Bertrand prête serment.)
M. Xavier Bertrand, ancien ministre du Travail, de l’emploi et de la santé. Le ministère du travail n’était pas au premier plan dans le suivi de ce dossier, qui revenait au ministère de l’industrie. Bercy est en première ligne sur les affaires de montage économique. Toutefois, à partir de novembre 2011, un de mes conseillers, Bruno Dupuis, qui travaillait sur tous les projets de restructuration, s’est penché sur cette affaire.
Vous avez rappelé que la première offre de Titan a expiré en novembre 2011. Lorsque son P-DG, Maurice Taylor, a opéré un retrait très médiatisé, en critiquant fortement l’attitude de la CGT, j’ai cherché à savoir, par l’intermédiaire de Bruno Dupuis, si sa position était irrévocable, et s’il n’était pas possible que Titan redépose une offre, dont il faudrait préciser la portée et le niveau d’investissement.
Je cherchais à renouer de manière informelle les discussions avec la CGT, Pierre Ferracci, président, et Laurent Rivoire, directeur associé de Secafi, cabinet qui assistait le comité central d’entreprise (CCE) et le comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) de Goodyear France.
Dans un secteur d’activité très capitalistique, Titan apparaissait comme le seul groupe vraiment intéressé par Amiens-Nord. Il avait déjà repris plusieurs usines de Goodyear dédiées à l’agraire, notamment celle de Sao Paolo (Brésil), mais il n’en possédait aucune en Europe, où il devait s’installer s’il voulait devenir leader mondial du secteur. Pour lui, l’usine Amiens, centrale en Europe, aurait été un véritable atout.
Après un premier échange à Paris entre le président de l’activité pneus de Titan, Bill Campbell, et le directeur financier du groupe, Paul Reitz, en décembre 2011, Titan est revenu à la table des discussions. Son président a écrit au préfet de la Somme.
Sous la présidence de Bruno Dupuis, une rencontre a été organisée le 3 janvier 2011, à la direction générale du Travail, avec la CGT, assistée de Me Fiodor Rilov, et le cabinet Secafi, représentant le CCE de Goodyear France. M. Campbell a présenté son plan de développement et les engagements que consentirait Titan pour reprendre l’activité agraire d’Amiens-Nord. Il a dévoilé sa stratégie, en explicitant sa volonté de fabriquer des produits pondéreux en Europe et de disposer à Amiens d’une base complète réunissant fabrication, réseau commercial et R&D. Il a répété que Titan n’irait pas au-delà de ses engagements, notamment pour la fabrication des pneus de tourisme : Goodyear devrait accompagner la cessation d’activité. Enfin, il a précisé que Titan prospectait en vue de reprendre d’autres sites, notamment en Italie et en Tchéquie.
La réunion s’est poursuivie, le 4 janvier 2012, par un entretien bilatéral d’une demi-journée, facilité par la présence d’un interprète, entre Bill Campbell et Mickaël Wamen. Les relations s’étant renouées entre la CGT et Titan, M. Campbell s’est engagé à apporter des précisions par écrit et en français, ainsi qu’un plan de développement répondant aux demandes formulées à propos du document en anglais sur lequel il s’était appuyé lors de sa présentation.
Au terme de la rencontre, les parties sont convenues de se retrouver dès que l’échange d’informations permettrait d’avancer dans la discussion, le projet de Titan restant conditionné par le retrait de Goodyear à Amiens-Nord. M. Campbell a respecté son engagement en fournissant, au cours de la seconde quinzaine de janvier 2012, une version en français de son plan de développement.
Parallèlement, nous avons provoqué, le 17 janvier 2012, dans mon ministère, une rencontre avec Arthur de Bok, président de Goodyear-Dunlop pour l’Europe, l’Afrique et le Moyen-Orient (zone EMEA). Nous voulions vérifier la rationalité économique de la décision de Goodyear et sa stratégie pour Amiens-Nord. Je tenais également à savoir dans quelles conditions le groupe assurerait son désengagement partiel, en garantissant un accompagnement social approprié des salariés et du territoire.
M. de Bok a répondu à mes questions. Après avoir présenté les raisons économiques pour lesquelles Goodyear se désengageait d’Amiens-Nord, il a précisé que le groupe maintiendrait en France une activité industrielle substantielle sur plusieurs sites de production, dont Amiens-Sud et Montluçon. Pour Amiens-Nord, il s’est engagé à trouver des moyens et à fournir un planning qui permettrait d’étaler et d’accompagner les départs sans imposer aux salariés de contrainte immédiate. Enfin, il a promis de réunir l’implantation de Titan et de créer des conditions favorables à la poursuite, voire au développement de l’activité agraire, ce qui sauverait plus de 500 emplois.
Au cours de la période qui a suivi, il a fallu faire avancer le projet qui nécessitait un dialogue tripartite nourri et constructif. La CGT, particulièrement sa fédération de la chimie, qui trouvait le plan de développement solide et crédible, ne s’est jamais engagée publiquement, alors que son impulsion aurait pu être déterminante. De facto, la stratégie de la CGT d’Amiens-Nord a été entièrement construite par Me Rilov. Sans aller jusqu’à parler, comme certains, d’obstruction juridique, je continue de penser que le contexte préélectoral du premier semestre 2012 – on prêtait à certains l’intention de se présenter lors des élections législatives à la succession de Maxime Gremetz, Arnaud Montebourg était, lui aussi, en campagne électorale – n’a pas encouragé un dialogue social et territorial constructif.
À mon initiative, une nouvelle réunion a été programmée par l’intermédiaire de Bruno Dupuis. M. Campbell et M. Reitz sont revenus en France le 11 février, pour rencontrer à nouveau la CGT et les autres syndicats de Goodyear. À la dernière minute, Me Rilov a insisté pour que l’entrevue ait lieu à Amiens et non, comme prévu, à Paris, dans les locaux du ministère de travail. C’est à partir de cette date que le dossier a dérivé.
Il fallait trouver un accord qui aurait permis de traiter globalement la situation, et que des juristes auraient ensuite finalisé. Pierre Ferracci considérait que la guérilla judiciaire et médiatique était une voie sans issue. Le DRH de Goodyear, Jérémie Pieri, avait engagé, grâce à des contacts informels, un travail d’ingénierie sociale. Bruno Dupuis a contribué à rapprocher les points de vue, ce qui n’était pas une mince affaire.
Il s’agissait de bâtir un plan intégrant une période de volontariat, ce qui permettrait une mise en œuvre progressive. On distinguait en première approche trois types de parcours adaptés à la situation des 600 personnes qui ne seraient pas reprises par Titan. Le 17 janvier 2012, j’ai interrogé à ce sujet les dirigeants de Goodyear.
Chaque parcours concernait environ 200 personnes. Le premier visait à améliorer certaines fins de carrière, grâce à une préretraite d’entreprise. Le second prévoyait le reclassement rapide des employés qui avaient un projet personnel. Le troisième concernait ceux dont l’employabilité nécessitait un accompagnement plus sophistiqué et plus long. Celui-ci serait confié à une antenne emploi spécifique, qui préparerait les mobilités et les transitions professionnelles. L’effectif du site décroîtrait progressivement pour atteindre celui prévu par Titan pour la seule activité agraire.
Si j’en crois Bruno Dupuis, M. Wamen ne s’est pas montré hostile à cette solution au cours des entretiens bilatéraux menés en dehors de Me Rilov. C’est dans ce contexte – après nous être entretenus, moi avec Bernard Thibault, Bruno Dupuis avec Carlos Moreira, de la CGT – que j’ai accordé, le 18 février 2012, une interview au Courrier picard.
Cet entretien, dans lequel j’encourageais la CGT à ne pas laisser passer l’occasion de préserver l’activité industrielle d’Amiens-Nord, a fait couler beaucoup d’encre. On m’a reproché de faire pression sur le syndicat, alors que je prenais simplement mes responsabilités, en disant, sans agressivité, qu’il s’agissait d’une opération de la dernière chance. De fait, après mars, il est devenu très difficile de faire avancer la discussion entre la CGT et la direction de Goodyear. Les interventions politiques d’Arnaud Montebourg et de François Hollande n’ont certainement pas facilité les choses.
Je suis le seul responsable politique à avoir pris position publiquement sur ce dossier, alors que je n’étais pas officiellement en première ligne. Je pensais qu’il fallait à tout prix éviter un désastre social, industriel et territorial, après épuisement des recours judiciaires. Bruno Dupuis a fait le maximum pour rapprocher les points de vue, mais sa bonne volonté n’a pas suffi.
Mme Pascale Boistard, rapporteure. Avec quel ministre de l’industrie avez-vous travaillé sur ce dossier ?
M. Xavier Bertrand. Éric Besson.
Mme la rapporteure. Quelle était l’offre de Titan en matière d’investissement ?
M. Xavier Bertrand. Je n’ai plus le détail en tête. N’étant pas en première ligne, j’ai agi de manière informelle. Tous les dossiers de restructuration étaient gérés par Bercy, avec qui Bruno Dupuis était en contact. L’essentiel était que le groupe offre des garanties, et qu’on parvienne à créer, par le contact personnel, les conditions de la confiance. C’est ainsi qu’on parvient à dégager une volonté commune, au-delà de ce qui peut être dit et écrit.
Il fallait savoir si Titan était réellement intéressé et pouvait se donner les moyens de pérenniser les emplois, en d’autres termes si l’usine d’Amiens pouvait devenir la base européenne dont le groupe avait besoin. La confiance m’importait plus que les éléments chiffrés, qui sont publics, donc faciles à retrouver.
L’offre n’a pas considérablement évolué pendant que j’étais en responsabilité. Seules quelques précisions lui ont été apportées.
Mme la rapporteure. Avez-vous eu le sentiment que Goodyear recherchait un repreneur pour la partie agraire ? Titan cherchait-il à pérenniser l’activité de ce secteur ?
M. Xavier Bertrand. Compte tenu des obligations qui lui incombaient et de la difficulté de reclasser les employés, Goodyear avait intérêt à trouver un repreneur. Or Titan avait besoin d’une implantation européenne, et Amiens ne manquait pas d’atout. Les deux groupes pouvaient par conséquent s’entendre.
Pour parler plus franchement, Titan n’était pas un repreneur potentiel. C’était le seul véritable repreneur. Malgré de nouvelles prospections, et bien qu’Arnaud Montebourg ait confié un mandat à l’Agence française pour les investissements internationaux (AFII), aucun autre industriel ne s’est présenté.
M. le président Alain Gest. Sept repreneurs ont jeté l’éponge, soit parce qu’ils manquaient de moyens, soit en raison du climat social de l’entreprise. Deux d’entre eux étaient des industriels. Les autres étaient des fonds d’investissement.
Mme la rapporteure. En tant que ministre du travail et élu de la Picardie, estimez-vous que ce territoire était sous-doté ? On a dit notamment que Pôle emploi n’avait pas les moyens d’accompagner les salariés licenciés ou que la formation était insuffisante.
M. Xavier Bertrand. Le taux de chômage de la région étant l’un des plus élevés de France, il était difficile de reclasser les personnels dans d’autres voies professionnelles. Néanmoins, les services de Pôle emploi, joints à une antenne spécifique, auraient pu trouver des solutions.
Lors des nombreuses restructurations que j’ai connues dans le Saint-Quentinois, notamment dans le textile, le taux de réinsertion a été supérieur à la moyenne nationale, sans atteindre, hélas, 100 %. En Picardie comme ailleurs, il existe des solutions. Les équipes de Pôle emploi ont été renforcées plusieurs fois. Le plus difficile est de trouver des entreprises à même de recruter, même s’il faut que les futurs employés se reconvertissent.
Un plus grand nombre de structures, d’outils ou de moyens n’aurait pas changé la donne. Beaucoup de Picards, surtout quand ils atteignent un certain âge, pensent qu’ils ne retrouveront pas d’emploi. On ne peut leur en vouloir. Sur ce dossier, il a manqué aux représentants du personnel, à Titan et à Goodyear, d’avancer ensemble.
Mme la rapporteure. En tant que ministre de la santé, avez-vous eu à discuter des conditions de travail des salariés ?
M. Xavier Bertrand. Je ne me souviens pas que la médecine du travail ait reçu aucun rapport sur le sujet, mais je peux le vérifier, et vous répondre par écrit. Cela dit, tout le monde connaissait les différences qui opposaient Amiens-Sud et Amiens-Nord.
Mme Isabelle Le Callennec. Quand nous les avons auditionnés, les responsables de Goodyear nous ont dit qu’ils avaient été près de trouver un accord. Pourquoi ne l’ont-ils pas finalisé ? Comment le faire aujourd’hui, où un repreneur est à nouveau sur les rangs ?
M. Xavier Bertrand. Étant désormais éloigné de ce dossier, je n’en connais plus les tenants et les aboutissants. Il faut savoir si le projet est confirmé, ce qui semble être le cas. Je déplore que la nouvelle proposition concerne moins de salariés que la précédente, même si elle prévoit des garanties complémentaires. Il faut aussi vérifier qu’en matière de contexte social, le repreneur trouvera des conditions satisfaisantes.
J’ai déjà commenté le fond et la forme de la lettre adressée par Maurice Taylor à Arnaud Montebourg. Si Titan revient à la charge, c’est que le site et la qualité du personnel l’intéressent toujours. Reste à savoir si les autres acteurs ont envie de saisir cette opportunité.
Il est une question que j’aimerais poser à Me Rilov : pourquoi a-t-il tout fait, au dernier moment, pour déplacer de Paris vers Amiens la réunion du 11 février 2012, ce à quoi ni les avocats de Goodyear ni ceux de Titan ne se sont opposés ? Ce changement de lieu a initié un changement de stratégie.
M. Jean-Louis Bricout. Vous avez déclaré au Courrier picard, en février 2012, que la CGT devait accepter le projet de Titan, qui prévoyait la reprise de 537 emplois et 11 commerciaux. Comment jugez-vous celui qui vient d’être annoncé, qui prévoit le maintien de 333 emplois et que la CGT juge insuffisant ?
M. Xavier Bertrand. J’aurais aimé que la CGT saisisse, en son temps, la première proposition. On sait ce qu’est devenu le projet de société coopérative et participative (SCOP), qu’elle avait présenté.
Dans l’interview que j’ai accordée au Courrier picard, le 18 février 2012, je disais ceci :
« La CGT majoritaire doit dire clairement qu’elle croit dans le plan de développement de Titan qui consiste en la reprise de 537 emplois, plus 11 commerciaux, [pour] faire d’Amiens la base de pénétration du marché européen en y implantant la recherche et le développement, la fabrication et le commercial. Nous avons étudié durant des semaines les détails de ce plan, il est solide et nous y croyons. La seconde condition est que Goodyear doit veiller à ce que la transition se déroule sans départs contraints. Chaque salarié doit pouvoir avoir une solution qui lui convient. Je pense par exemple à Dunlop à Amiens Sud, qui embauche. J’ai veillé également à ce que Goodyear prenne des engagements forts en termes de revitalisation du bassin d’emploi. »
Aujourd’hui, en l’absence d’autre proposition, il faut regarder l’offre de Titan, bien qu’elle soit moins intéressante, compte tenu de l’aggravation de la situation économique. Mais, si l’on ne peut sauver que 333 au lieu de 537, à qui la faute ?
M. Jean-Louis Bricout. Vous dites avoir veillé à ce que Titan s’engage à revitaliser le bassin d’emplois.
M. Xavier Bertrand. Des parcours ont été proposés à trois groupes d’environ 200 personnes. On tenait compte de leur rapport à l’emploi, de leur âge ou de leur niveau de formation, qu’il aurait fallu compléter pour permettre une réorientation professionnelle. On envisageait également les possibilités de reclassement. Des contacts avaient été pris avec des acteurs locaux, ainsi qu’avec les services du ministère de l’économie chargés de l’industrie.
Mme la rapporteure. Que pensez-vous du projet de SCOP ?
M. Xavier Bertrand. Je vois mal comment je pourrais formuler un avis à son sujet, n’étant plus ministre en exercice depuis un an et demi.
En l’absence d’autre perspective, les propositions qui pouvaient aider au maintien de l’activité méritaient d’être regardées, mais, selon l’expert du CCE, le projet de SCOP n’avait pas de fondement économique sérieux. Il a tourné court, malheureusement pour l’activité économique, pour les salariés et pour la revitalisation du secteur.
M. Jean-Claude Buisine. M. de Robien regrette que la direction de Goodyear ait été hermétique à toute négociation avec le personnel. Est-elle responsable de la stratégie mise en œuvre à partir de 2006-2007, pour favoriser l’usine d’Amiens-Sud au détriment de celle d’Amiens-Nord ?
M. le président Alain Gest. Pensez-vous, comme Claude Gewerc, que la stratégie de Goodyear était, depuis des années, de fermer le site d’Amiens ?
M. Xavier Bertrand. En 2006-2007, je n’étais pas ministre du travail. Dans ce dossier, je n’étais l’avocat de personne, ni de Goodyear ni de Titan. Je cherchais seulement à savoir qui préserverait l’emploi.
En 2009, lorsqu’il a été présenté, le plan social s’inscrivait dans un contexte international. Rien ne me permet de dire qu’on ait favorisé un site au détriment d’un autre. D’ailleurs, pour nouer un dialogue, il faut être deux. Quand on n’y parvient pas, lequel des deux interlocuteurs faut-il incriminer ?
Pour avoir vu, en tant qu’élu local, nombre d’entreprises en difficulté, je sais que, si l’on décide de réduire l’activité, mieux vaut qu’il y ait un repreneur. Goodyear s’étant depuis quelque temps désengagé de l’agraire, on ne voit pas au nom de quoi il aurait freiné l’arrivée de Titan. La situation n’était donc pas la même qu’à Florange. Puisqu’on entrevoyait la possibilité de renouer le dialogue, il fallait le faire.
M. Bricout se souvient certainement qu’à Fresnoy-le-Grand, après la disparition complète du textile, nous avons trouvé des solutions en mettant en place des cellules de reclassement.
M. Jean-Louis Bricout. Comment faire pour renouer le dialogue, compte tenu du climat social dégradé qui règne chez Goodyear ? Faut-il nommer d’autres représentants, pour revenir à un climat plus sain ? Faut-il désigner un médiateur ?
M. le président Alain Gest. Des élus locaux comme Gilles Demailly et Claude Gewerc suggèrent que les collectivités territoriales pourraient être représentées au conseil d’administration des groupes industriels.
M. Xavier Bertrand. Les collectivités territoriales ont intérêt à favoriser le développement économique, mais je ne veux pas entrer dans un débat picardo-picard. D’ailleurs, à quel titre siégeraient-elles au conseil d’administration ? Prendraient-elles part au plan de financement et d’investissement ? Dans ce cas, on entrerait dans une autre forme d’économie.
Quand les salariés, dont je n’ai pas oublié le vote, aux dernières élections professionnelles, se prononceront sur le plan proposant de maintenir 333 emplois, ils devront se souvenir que le premier projet prévoyait d’en conserver 537. J’aurais préféré 537 emplois à 333, mais il vaut mieux en préserver 333 qu’aucun. Même si je ne suis pas directement concerné par le dossier en tant qu’élu, je souhaite que la région conserve une activité qui emploie plusieurs centaines de personnes.
Au reste, dans l’attitude des syndicats, il faut faire la part de la théâtralisation, qui caractérise souvent le début des discussions. Chacun sait que la terre amiénoise ne pourra pas refuser tous les projets de reprise.
M. Jean-Louis Bricout. Depuis les premiers échanges, on a le sentiment d’assister plus à une confrontation qu’à un dialogue.
M. Xavier Bertrand. Ce matin, en lisant Le Courrier picard, j’ai été frappé par une expression. Comment un syndicat peut-il parler de « foutage de gueule » dans la situation actuelle ? Il devra assumer ses responsabilités.
Je m’étonne aussi qu’en l’absence de Me Rilov, M. Wamen ait paru plus désireux de négocier que lorsqu’il était accompagné par lui. Quelle stratégie l’avocat de la CGT a-t-il poursuivie dans ce dossier, notamment quand celui-ci semblait proche de se dénouer ? À votre place, je ne me priverais pas de lui poser la question.
M. le président Alain Gest. Pouvez-vous être plus précis ?
M. Xavier Bertrand. J’ai eu le sentiment que, le 4 janvier 2012, à Paris, M. Wamen avait été à l’écoute. Le dossier n’a plus avancé de la même manière quand Me Rilov est intervenu. Pourquoi celui-ci a-t-il tenu à délocaliser la réunion du 11 février 2012 ?
Mme la rapporteure. Comment votre action s’articulait-elle avec le ministre de l’Industrie ?
M. Xavier Bertrand. Nos administrations avaient des échanges réguliers. Chaque fois qu’une rencontre avait lieu, Bruno Dupuis en rendait immédiatement compte à ses homologues du ministère de l’Industrie, avec lesquels il avait établi des relations de confiance. Les liens étaient étroits, notamment lors de la crise financière de 2008-2009, puis lors de celle des dettes souveraines de 2010-2011.
Je ne crois pas qu’il aurait fallu regrouper ces ministères, comme l’ont suggéré certains, puisque nous ne gardions aucune information pour nous. Bruno Dupuis a un profil atypique. C’est un homme de terrain. Il a travaillé dans les directions départementales du ministère du Travail. Il représentait une plus-value pour mon administration, car il a réussi à débloquer un grand nombre de dossiers, dont on a peu parlé, précisément parce qu’il les avait réglés.
Mme la rapporteure. Établissez-vous un lien entre le dossier Goodyear et celui de Continental ? Les moyens mis en place pour accompagner les salariés après la fermeture de l’usine de Clairoix ont-ils été suffisants ?
M. Xavier Bertrand. Je suis venu parler de Goodyear, et non de Continental. Un seul point me rend perplexe dans ce dossier : pourquoi a-t-on trouvé des solutions à Sarreguemines et non dans l’Oise ? Normalement, le ministère du Travail intervient après un drame économique. L’État n’a pas le droit d’être absent. Les préfets avaient toute latitude pour agir, ainsi que les sous-préfets, dont nous avons étendu les compétences.
Mme la rapporteure. Quand vous étiez ministre, avez-vous manqué d’outils législatifs pour mener à bien votre action ?
M. Xavier Bertrand. Non. Le ministère du Travail jouait un rôle atypique, qui se situait en amont de ses attributions traditionnelles. Intervenir après coup, une fois les décisions prises, n’est pas une bonne solution. Cela dit, ce point ne relève pas de la législation. C’est davantage un problème d’architecture.
J’ai souvent agi en amont, de manière informelle. Les bonnes relations que j’entretenais avec Éric Besson m’y aidaient. La situation aurait été plus compliquée si nos administrations s’étaient regardées en chiens de faïence.
M. le président Alain Gest. Le climat social qui régnait dans le groupe a frappé tous nos interlocuteurs. Avez-vous rencontré des tensions comparables dans d’autres entreprises ?
M. Xavier Bertrand. Il y a eu sur ce dossier une cinquantaine de procédures, dans lesquelles la justice a donné raison aux plaignants. J’ai déjà rencontré des difficultés analogues dans des entreprises dont je n’ai plus le nom en tête.
J’ai conclu par ces mots l’interview au Courrier picard du 18 février 2012 : « Ce n’est que par le dialogue qu’une solution sera trouvée pour les salariés. Si je lance cet appel aujourd’hui, c’est que maintenant le temps presse. Titan ne va pas maintenir son offre indéfiniment. Il y a maintenant urgence à ce que chacun prenne ses responsabilités parce qu’il n’y a pas de meilleure solution pour l’avenir des emplois concernés. »
Je ne retire rien à cet appel qui, hélas, n’a été ni entendu ni suivi.
M. le président Alain Gest. Je vous remercie.
L’audition prend fin à dix-huit heures trente.
——fpfp——
Membres présents ou excusés
Commission d’enquête relative aux causes du projet de fermeture de l’usine Goodyear d’Amiens-Nord, et à ses conséquences économiques, sociales et environnementales et aux enseignements liés au caractère représentatif qu’on peut tirer de ce cas
Réunion du mardi 22 octobre 2013 à 17 h 30
Présents. – Mme Pascale Boistard, M. Jean-Louis Bricout, M. Jean-Claude Buisine, M. Alain Gest, Mme Isabelle Le Callennec, Mme Barbara Pompili
Excusés. – M. Thierry Lazaro, Mme Véronique Louwagie