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Commission d’enquête relative aux coûts passés, présents et futurs de la filière nucléaire, à la durée d’exploitation des réacteurs et à divers aspects économiques et financiers de la production et de la commercialisation de l’électricité nucléaire, dans le périmètre du mix électrique français et européen, ainsi qu’aux conséquences de la fermeture et du démantèlement de réacteurs nucléaires, notamment de la centrale de Fessenheim

Jeudi 13 février 2014

Séance de 9 heures

Compte rendu n° 16

Présidence de M. François Brottes Président

– Audition de M. Pierre-Franck Chevet, président de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN)

L’audition débute à neuf heures dix.

M. le président François Brottes. Monsieur le président de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN), vous pourriez être l’invité permanent de notre commission d’enquête, qui demandera peut-être à vous réentendre.

Vous garantissez la transparence du fonctionnement des centrales nucléaires et, le cas échéant, c’est vous qui indiquez aux opérateurs qu’ils doivent cesser d’exploiter une centrale.

Quelle appréciation portez-vous sur la maintenance de nos installations nucléaires ? La transparence est-elle totale dans de domaine ? Y a-t-il lieu de s’inquiéter, comme le font l’opinion publique et certaines organisations syndicales, de l’importance accordée à la sous-traitance ? Que penser de la décision de fermer une centrale ou de prolonger la durée de vie d’un réacteur, quand elle émane d’une autre instance que l’ASN ?

Sûreté et sécurité ne sont pas synonymes. Le risque d’une attaque terroriste ou d’une autre intrusion relève moins de l’ASN que des forces de police. Nous vous laisserons définir le périmètre de votre compétence, quitte à regretter qu’elle ne s’étende pas à la sécurité des centrales.

Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je vous demande de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

M. Pierre-Franck Chevet prête serment.

M. Pierre-Franck Chevet, président de l’Autorité de sûreté nucléaire. Le problème de la sous-traitance et de la maintenance pendant les arrêts de tranche n’est pas nouveau, mais il est monté en puissance au cours des années quatre-vingt-dix, et se posera de manière plus aiguë encore dans les prochaines années, lors du grand carénage programmé par EDF.

La maintenance est facteur de sûreté, puisqu’elle vise à entretenir les matériels, notamment de manière préventive, en profitant des arrêts de tranche. On se souvient néanmoins de l’incident de niveau 3 survenu à Gravelines en 1989. Une équipe de la société qui avait travaillé sur l’ensemble des soupapes protégeant le circuit primaire principal avait utilisé de mauvaises vis, ce qui empêchait les soupapes de fonctionner pendant le cycle. De ce fait, le réacteur n’était pas protégé contre les surpressions. L’incident a montré que, faute d’être effectuée de manière rigoureuse, la maintenance peut devenir contre-productive.

Or EDF a opté pour un recours accru à la sous-traitance. En cinq ans, le volume de travaux réalisés pendant les arrêts de tranche, pour des raisons de disponibilité ou de sûreté, a plus que doublé. Il faut en effet rattraper un sous-investissement de cinq à dix ans en matière de maintenance. Le volume de la sous-traitance devrait encore augmenter de manière significative.

Lors des inspections que nous effectuons pendant les arrêts de tranche, nous constatons que le temps qu’EDF consacre à la réalisation des travaux dépasse en moyenne de 50 % les prévisions. Or tout écart par rapport au planning compromet la qualité de la réalisation, sinon la sûreté de l’installation. Seul un tiers des dépassements tient à une bonne raison, par exemple au fait qu’une intervention a révélé un problème technique qui appelle une réparation. Dans les deux tiers des cas, la planification initiale a été mauvaise ou la maintenance insuffisante, ce qui implique une seconde intervention.

Le défaut de maîtrise des arrêts de tranche, d’une grande acuité aujourd’hui, sera encore plus préoccupant dans trois ou quatre ans, quand EDF effectuera le grand carénage, qui suppose des interventions encore plus lourdes. En outre, l’entreprise est confrontée à un renouvellement massif de ses effectifs, qui concernera, en cinq ans, plus de la moitié du personnel. Les jeunes embauchés se forment tandis que des seniors se préparent à la retraite, ce qui explique peut-être certaines difficultés de planification ou d’organisation des travaux. La gestion prévisionnelle des emplois et des compétences est stratégique pour préparer le grand carénage.

Nous poursuivons des discussions très serrées avec EDF. Nous vérifions la qualité des déclarations en cas d’anomalie. En 2013, 700 événements significatifs en matière de sûreté ont été signalés. Le chiffre est inférieur à celui de 2012, mais supérieur à celui des années précédentes. Le fait qu’il soit étale peut rassurer sur le plan de la transparence ; il est moins rassurant que plus de la moitié de ces événements s’expliquent par un défaut de qualité de la maintenance.

La sous-traitance résulte d’un choix industriel qui peut se justifier, car le recours à des spécialistes semble une garantie de compétence. Reste que les employés du sous-traitant n’ont pas toujours le niveau de qualification attendu. Il faut non seulement qu’EDF conserve en propre la capacité d’exercer une surveillance, en allant contrôler le travail au bon endroit et au bon moment, mais que sa surveillance soit effective.

L’arrêté du 7 février 2012 fixant les règles générales relatives aux installations nucléaires de base l’oblige à surveiller les travaux sur toute la chaîne des prestataires. Ce document est actuellement en cours de déclinaison. Par ailleurs, un texte sur le système de management intégré de la sûreté, de la radioprotection et de l’environnement est en consultation publique jusqu’au 24 février. Il fait obligation à EDF, et à toute la chaîne d’action, de posséder une organisation assurant la bonne qualité des opérations.

Ces sujets sont complexes au sens où ils touchent à des facteurs sociaux, organisationnels et humains. Nous avons été amenés à travailler dessus après l’accident de Fukushima, à la demande du Haut Comité pour la transparence et l’information sur la sécurité nucléaire (HCTISN), auquel nous avions communiqué nos travaux et qui a souhaité que nous allions plus loin. Nous avons créé un groupe de travail ouvert rassemblant tous ceux qui sont intéressés à la question : les exploitants et les sous-traitants, leurs syndicats respectifs, des universitaires, des représentants des ONG et même des cabinets de juristes, car le sujet soulève des problèmes de droit. Ainsi, au nom de la sûreté, chacun souhaite qu’EDF exerce un contrôle entier et intrusif sur l’organisation interne des sous-traitants et le pilotage de leurs actions, mais la logique de l’inspection du travail veut qu’on interdise l’intrusion du donneur d’ordre dans le travail du prestataire.

Plusieurs questions méritent d’être précisées, comme la situation de la sous-traitance en situation normale d’activité ou le cadre contractuel dans lequel elle interviendrait en cas d’accident. L’épisode de Fukushima a montré qu’en cas de crise, si l’exploitant doit faire le nécessaire pour préserver la sûreté de l’installation, des sous-traitants sont indispensables. Dès lors, il faut s’assurer que l’entreprise et les hommes seront capables d’intervenir, le jour dit, dans des conditions qui s’apparentent à celles de la guerre. Le problème se pose aussi pour le personnel des services publics – pompiers ou conducteurs de car –, dont l’aide pourrait être requise en cas de crise. Il faut s’assurer que les personnels interviendront sur la base du volontariat ou d’un engagement contractuel.

Ces questions sont étudiées par le Comité d’orientation sur les facteurs sociaux, organisationnels et humains (COFSOH). Elles seront résolues dans quelques années, mais j’espère recevoir des résultats intermédiaires avant un ou deux ans.

M. Denis Baupin, rapporteur. Je vous remercie d’avoir évité la langue de bois. Les observateurs de tout bord s’accordent à reconnaître que la transparence a beaucoup progressé depuis quelques années.

Selon les rapports rédigés par l’ASN en 2012, EDF n’a pas assez anticipé le vieillissement des équipements nécessaires à la sûreté et n’a pas réfléchi au moyen de s’approvisionner en pièces de rechange, ce qui engendre des anomalies récurrentes. Dans un rapport publié en janvier 2013, l’inspecteur général pour la sûreté nucléaire et la radioprotection d’EDF signale l’augmentation du nombre d’événements significatifs de sûreté provenant d’activités de maintenance en arrêt de tranche ou en marche. Il écrit à ce sujet : « Je suis préoccupé par ces résultats qui traduisent une dégradation régulière de la qualité dans les activités de maintenance et je m’interroge sur les organisations en place, les ressources disponibles ainsi que sur la rigueur et les moyens. » Il dit aussi que « tous les ingrédients sont réunis pour un manque durable de ressources » et qu’« une pièce sur deux n’est pas encore approvisionnée par le processus standard. » Le référentiel de maintenance d’EDF est-il au bon niveau ? L’entreprise a-t-elle réellement pris la mesure des objectifs, des moyens et de l’organisation à mettre en œuvre ? Que penser quand on découvre que les opérations de maintenance requièrent 60 % d’activité de plus que ne le prévoit le programme initial ? Pensez-vous que les moyens humains sont en place ?

Partagez-vous la crainte des commissions locales d’information (CLI) de la Manche, dont les membres ont signalé, dans le Livre blanc qu’ils ont rédigé après leur visite à Fukushima, que le recours à la sous-traitance risque d’entraîner une perte de la culture de sûreté au sein de l’entreprise ? Fait-on trop appel aux sous-traitants, qui travaillent souvent en cascade ? Dans certains cas, on compte jusqu’à huit niveaux de sous-traitance…

Votre travail est-il de contrôler uniquement EDF ou intervenez-vous aussi dans le champ de la sous-traitance ? Est-il exact que 80 % des doses radioactives émises par les installations nucléaires sont reçues par des intervenants extérieurs ?

M. Pierre-Franck Chevet. Pour les questions de sûreté, le référentiel de maintenance n’est pas en cause. D’une part, certaines opérations menées en arrêt de tranche portent non sur la sûreté mais sur la production, la productivité ou la disponibilité. D’autre part, le volume important des travaux actuels devrait nous rassurer. Compte tenu du retard accumulé par EDF, il est normal que la charge de la maintenance augmente, même si c’est cela qui pose des problèmes de qualité et de livraison. C’est à la qualité des travaux qu’il faut réfléchir.

En matière de moyens humains, il faut poser la question des capacités globales et des compétences, notamment de leur renouvellement. Il est difficile aux personnels de se charger d’un chantier qu’ils viennent seulement de découvrir. EDF doit organiser la transmission des compétences pour retrouver la pleine maîtrise des travaux en arrêt de tranche.

En tant qu’Autorité indépendante, nous ne portons pas de jugement sur le recours à la sous-traitance. Celui-ci résulte d’un choix industriel qui comporte ses aspects positifs. En revanche, notre cheval de bataille est de nous assurer qu’EDF conserve une compétence qui lui permet un contrôle sur la chaîne des prestataires, et que ce contrôle est effectif.

Une grande partie des inspections a lieu lors des arrêts de tranche, pendant lesquels nous pouvons accéder à toute la chaîne de sous-traitance. Nous allons voir sur place de quelle manière les gestes sont faits, soit par EDF soit par un sous-traitant, fût-il de huitième rang. Nous vérifions aussi que ceux qui les exécutent possèdent les compétences requises, et que leur travail bénéficie de la surveillance du donneur d’ordre.

Les textes nous chargent de réaliser des inspections sur les installations nucléaires, mais, lorsqu’un sous-traitant prépare une action de maintenance, il exécute les travaux de préfabrication ou de fabrication en dehors de ces installations. Dans le cadre du projet de loi sur la transition énergétique, voire dans un autre cadre législatif, nous souhaitons être autorisés à inspecter ce travail préalable, dont la qualité est déterminante.

Nous vérifierons les chiffres concernant la proportion de doses radioactives reçues par les intervenants extérieurs. Le taux de 80 %, que vous citez, n’est pas surprenant, puisque ce sont essentiellement les actions dosantes qui sont sous-traitées.

Quant au défaut de qualité de la maintenance, qui concerne plus de 30 % des problèmes rencontrés lors des arrêts de tranche, il tient pour moitié à des problèmes d’organisation ou de planification imputables à EDF, pour moitié à la qualité des gestes exécutés par les sous-traitants.

M. le président François Brottes. Selon vous, les annonces relatives à l’avenir de la filière déterminent-elles les vocations ?

M. Pierre-Franck Chevet. L’attractivité de la filière dépend de l’avenir qu’on lui réserve. Actuellement, EDF peut embaucher du personnel de bon niveau, mais il faut du temps – en salle et sur le terrain – pour le former à la réalisation d’opérations complexes. Je ne préjuge pas de la politique énergétique, qui n’est pas de mon ressort, mais il va de soi que le secteur cesserait d’attirer si l’on annonçait la fermeture des centrales à brève échéance.

M. Hervé Mariton. Depuis qu’on présente la fermeture d’un réacteur comme une décision politique, on parle plus volontiers de démantèlement que d’arrêt d’un réacteur. Existe-t-il une différence, en matière de sûreté nucléaire, entre les deux termes ? Un risque peut-il survenir entre le moment où l’on prend une décision législative ou administrative de fermeture et celui où un processus physique l’exécute ?

M. Philippe Baumel. Est-il exact que 80 % des travaux de maintenance décidés par EDF sont dédiés à la sous-traitance ? Avez-vous une vision claire des conditions de travail, du niveau de formation et de la protection des sous-traitants contre les risques d’exposition ? Des contrôles sont-ils réalisés dans ce domaine ?

En 2011, une mission parlementaire, qui avait rédigé des préconisations en matière de sûreté nucléaire, a plaidé pour la prééminence du mieux-disant sur le moins-disant, pour le suivi médical des personnels sous-traitants par un correspondant référent et pour une limitation de la sous-traitance en cascade, qui multiplie le risque d’opacité et la dilution des responsabilités. Avez-vous constaté une évolution dans ces domaines ?

M. Jean-Pierre Gorges. Au cours d’une audition précédente, on nous a expliqué que les réserves d’uranium correspondent à cent trente ans de consommation, mais que le passage de la génération III à la génération IV peut prolonger de quelque cinq mille ans la ressource du combustible. En termes de sûreté, quel est l’apport de la génération IV ? La consommation des déchets induit-elle un avantage supplémentaire ?

Puisque l’on envisage de prolonger de trente à soixante ans les centrales nucléaires, comment augmenter leur sûreté jusqu’à ce qu’elles accèdent à la génération IV, ce qui sera possible dans une dizaine d’années ?

Ne peut-on pas attribuer la « perte de la culture de sûreté au sein de l’entreprise », évoquée par le rapporteur, au fait que certains politiques annoncent constamment qu’on va désinstaller l’outil nucléaire ?

M. Michel Sordi. Comment appréciez-vous le niveau de sûreté de la centrale de Fessenheim ? Je rappelle que l’ASN a approuvé la prolongation de son exploitation pendant dix ans et que les mesures décidées au lendemain de Fukushima sont en cours de réalisation. Émettez-vous des réserves sur la capacité des réacteurs à fonctionner l’un, jusqu’en 2019, l’autre, jusqu’en 2021 ?

La Suisse et les États-Unis entendent prolonger jusqu’à soixante ans la durée d’exploitation des centrales nucléaires, y compris celle de Beaver Valley, en Pennsylvanie, sœur jumelle de Fessenheim. Qu’est-ce qui nous empêche de les imiter ?

L’ASN intervient-elle pour adapter l’évolution de la réglementation au calendrier fixé par le Gouvernement pour fermer Fessenheim ?

M. Stéphane Travert. Les dirigeants de la centrale nucléaire de Flamanville, située dans ma circonscription, tentent, dans le respect des règles de sécurité, d’intégrer une démarche de work in blue, consistant à supprimer l’obligation faite à tous les salariés et sous-traitants de porter des tenues de protection. Comment appréciez-vous leur initiative ?

M. Bernard Accoyer. Comment jugez-vous la décision, prise il y a près de dix-sept ans, de démanteler le surgénérateur expérimental Superphénix de Creys-Malville ?

M. Pierre-Franck Chevet. Le terme de démantèlement n’est pas nouveau. Avant la loi de 2006, on distinguait l’arrêt définitif d’une centrale, enregistrant la cessation d’activité sans perspective de redémarrage, et l’acte approuvant les conditions du démantèlement, qui est un processus technique assez lourd. Hélas, lorsque les exploitants avaient fait prononcer par la puissance publique l’arrêt définitif d’une centrale, leur taxe sur les installations nucléaires de base (INB) diminuait, et ils manifestaient peu de hâte pour préparer les opérations de démantèlement.

La loi de 2006 a fusionné les procédures, en faisant le pari que, si les exploitants restaient redevables de la taxe, ils seraient incités à démanteler. Toutefois, celle-ci n’est pas assez élevée pour jouer ce rôle. D’où l’idée de réintroduire un dispositif distinguant les deux actes, mais limitant à un ou deux ans le délai qui les sépare. On parle alors de « démantèlement immédiat », expression légèrement impropre, car il s’agit en fait de préparer le démantèlement le plus rapidement possible.

Il est essentiel que cette opération très lourde, qui exige plusieurs dizaines d’années, soit préparée par ceux qui connaissent l’installation, c’est-à-dire par ceux qui l’ont exploitée. Si l’on n’anticipe pas cette étape, les personnes compétentes qui peuvent démonter le site ne seront plus disponibles. Or la loi prévoit le même niveau d’exigence réglementaire pour le démantèlement que pour le démarrage d’une centrale, car les risques d’irradiation sont réels. Le nouveau dispositif doit encore être approuvé par le législateur, mais nous soutenons l’idée, conforme à la pratique internationale, qu’il faut réduire le délai entre la constatation de l’arrêt du site et le dépôt du dossier de démantèlement.

M. Baumel m’a demandé quelle proportion des travaux de maintenance était confiée à la sous-traitance. Le chiffre de 80 % paraît exact. Durant un arrêt de tranche, jusqu’à 2 700 personnes peuvent intervenir sur un réacteur, en plus des 800 à 1 000 personnes qui y travaillent ordinairement.

Nous veillons au niveau de protection et de qualification des agents. Les textes que j’ai mentionnés prévoient que, quelle que soit la nature des interventions, les personnels de la société ou les sous-traitants soient qualifiés, ce qui est facile à vérifier lors des inspections. Le bilan de celles-ci est en cours de rédaction. Nous présenterons notre rapport annuel au Parlement en avril, mais, si vous le souhaitez, je pourrai vous en présenter un premier aperçu.

Plus la chaîne de sous-traitance est longue, plus grand est le risque d’une dilution des responsabilités ; mais, avant de réduire la chaîne, il est essentiel de travailler sur le résultat, ce qui suppose que le personnel qui exécute le travail soit qualifié et que celui-ci soit contrôlé par EDF.

Monsieur Gorges, après la génération II, que nous connaissons actuellement, la génération III, qui est celle de l’EPR, apporte une amélioration importante en termes de sûreté. La génération IV donne l’impression de franchir un nouveau cap en la matière, mais son objectif est avant tout d’améliorer la réutilisation des déchets. Une de nos préoccupations est de mettre en service des réacteurs d’après EPR, qui pourraient être installés en 2040-2050. À cette date, les exigences de sûreté auront encore augmenté. Nous avons demandé au Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) que l’on tente d’introduire, au moins dans un prototype intermédiaire, des facteurs d’amélioration supplémentaires par rapport à la génération III, afin de les tester avant une éventuelle utilisation dans la génération IV.

J’ai supervisé une expérience menée en France avec Superphénix sur les réacteurs à neutrons rapides refroidis au sodium. Il est difficile de contrôler leur évolution en service et d’observer la dégradation éventuelle des matériaux, car le sodium, pour rester liquide, doit être maintenu à une température élevée. En outre, celui-ci ne fait pas bon ménage avec l’eau, ce qui induit des risques spécifiques. Il faudra franchir un saut technologique afin de trouver une parade à de tels inconvénients avant de retenir ce type de réacteur.

Sous réserve d’une vérification réacteur par réacteur, nous considérons comme acquis le principe d’une prolongation de l’exploitation jusqu’à quarante ans, mais non jusqu’à cinquante ou soixante ans. Dans ce cas, il ne s’agit pas d’une simple réserve d’examen. D’importants obstacles techniques doivent encore être levés.

Sur certains sujets majeurs, nous attendons des propositions d’EDF. Forts de l’expérience acquise lors du passage de trente à quarante ans, nous pensons pouvoir émettre un premier avis en 2015 et un avis définitif en 2018-2019. Il va de soi que la prolongation doit être examinée au regard des exigences de la génération moderne, ce qui soulève des questions concrètes. Des améliorations doivent être apportées aux piscines des réacteurs, dont on a vu à Fukushima qu’elles représentaient un enjeu essentiel. D’autre part, les réacteurs de troisième génération possèdent, sous la cuve, un récupérateur de corium (core catcher), qui n’existe pas sur les réacteurs actuels. Sur ces sujets, nos questions n’ont pas encore reçu de réponse. En tant qu’autorité de contrôle, nous vérifierons les travaux menés par EDF.

Il faut augmenter le niveau de sûreté pour prolonger les réacteurs au-delà de quarante ans, sachant que la solution alternative est la mise en place de réacteurs de troisième génération, régis par des standards nouveaux. Cette stratégie, également retenue par mes homologues européens, est conforme à la position adoptée par la France sur les installations classées pour la protection de l’environnement. Elle consiste à mettre en œuvre a posteriori, durant la durée de vie d’une exploitation, les technologies qui viennent d’être découvertes. À l’inverse, sauf événement majeur ou risque grave, les Américains s’en tiennent aux standards qui prévalaient lors de la conception des réacteurs. Dans ce cas, la réflexion est plus simple : soit les systèmes – essentiellement la cuve du réacteur et les enceintes de confinement – sont remplaçables, et on les remplace ; soit ils ne le sont pas, et l’on s’assure qu’ils n’ont pas trop vieilli.

M. le président François Brottes. D’une centrale à l’autre, le modèle et, par conséquent, le coût des préconisations sont-ils identiques ?

M. Pierre-Franck Chevet. Non. Au cours de nos visites de réévaluation de sûreté, nous avons identifié des défauts importants sur la cuve d’un réacteur de Tricastin, ce qui implique que son vieillissement posera des problèmes particuliers. Sur certaines centrales de 1300 mégawatts des bords de Loire, comme Belleville, la qualité des enceintes pose problème, ce qui appellera sans doute un traitement différencié. Je ne suis pas certain que les récupérateurs de corium soient identiques pour une unité de 900 et 1300 mégawatts. À Fessenheim, ce n’est pas un core catcher, mais un dispositif comparable qui a été installé. Le radier étant moins épais qu’ailleurs, on a trouvé le moyen de retarder, le cas échéant, la traversée d’un cœur fondu, mais le système offre moins de garanties qu’un récupérateur de corium.

Je vous confirme que la sûreté des réacteurs de Fessenheim est assurée, pour l’un, jusqu’en 2019, pour l’autre, jusqu’en 2021, sous réserve que ne survienne aucun incident non prévu et que nos prescriptions soient mises en œuvre – à moins que l’arrêt soit intervenu entre-temps.

Selon certaines études, le work in blue aurait un bénéfice en termes de radioprotection collective, mais nous procédons encore à des analyses avant de rendre notre avis. Actuellement, tout le personnel porte la tenue de protection qui permet d’aller partout. Il semble que certaines personnes qui restent dans le bâtiment du réacteur pourraient s’en dispenser, à condition que le balisage des zones à problème soit extrêmement rigoureux.

Nous effectuons des inspections sur le démantèlement de Superphénix. Aucune difficulté particulière n’a été signalée, mais, dans l’attente d’une solution, l’atelier pour l’entreposage du combustible (APEC) sera maintenu plus longtemps que les autres installations.

M. Michel Sordi. À Fessenheim, il a fallu réaliser des travaux importants pour épaissir le radier. Quelle différence y a-t-il entre ce dispositif et un récupérateur de corium ?

M. Pierre-Franck Chevet. Dans un réacteur, quand le combustible fond, il se masse au fond de la cuve, qu’il attaque. À Three Mile Island, la cuve a été fortement attaquée mais pas percée. Quand le combustible la traverse, il peut se retrouver en contact avec le béton du radier, qu’il attaque à son tour. Partout en France, le radier a une épaisseur de deux à trois mètres, ce qui n’est pas le cas à Fessenheim.

EDF, à qui nous avons demandé de l’épaissir, a proposé une solution astucieuse, consistant à modifier la configuration du dispositif situé sous la cuve. Si le cœur fondu sort de celle-ci, il s’étalera, ce qui le rendra moins actif, de sorte qu’il traversera le béton moins vite. Reste qu’il le traversera tout de même, alors qu’il pourrait traverser dans un autre réacteur. Le dispositif n’est donc pas un “récupérateur” au sens où l’on serait certain que le corium resterait confiné, mais il agit seulement comme un retardateur ; un récupérateur comprend un circuit de refroidissement sous la zone d’étalement, ce qui permet de figer complètement le cœur. Notre objectif est d’obtenir à Fessenheim le même niveau de sûreté que dans le reste du parc.

M. le rapporteur. Existe-t-il d’autres centrales dont la situation soit aussi problématique que celle de Fessenheim ? Je rappelle que son réacteur se situe seulement deux mètres au-dessus de la nappe phréatique, et que l’épaisseur du radier ne peut pas freiner le corium pendant plus de quarante-huit heures.

Les moyens juridiques dont dispose l’ASN lui permettent-ils d’adresser une mise en demeure officielle à EDF, à Areva ou au CEA ? Souhaitez-vous que la loi vous donne plus de pouvoir ?

M. Pierre-Franck Chevet. À Civaux comme à Fessenheim, la nappe phréatique est assez proche de la surface. Il est toujours difficile de porter un jugement global, compte tenu des spécificités de chaque site, mais le niveau de sûreté de Fessenheim est comparable à celui de l’ensemble du parc.

Pardon si cette remarque ne s’inscrit pas dans l’air du temps, mais le principal problème que rencontre l’ASN est celui des moyens humains. Pour l’instant, nous n’avons pas la capacité de nous saisir de dossiers très lourds. Il faudra encore dix ans de travail pour tirer les conclusions post-Fukushima. En janvier, nous avons rendu public ce que nous appelons le « noyau dur », c’est-à-dire les dispositions de sûreté supplémentaires qui permettraient de protéger les centrales de toutes les agressions. Ce schéma n’est qu’une étape. La prochaine consistera à recevoir, puis à étudier des plans, ce qui augmentera notre charge de travail.

Pour prolonger la durée de vie des centrales, nous devrons nous saisir de sujets très complexes. J’ai le sentiment que la question des compétences et des moyens humains se pose aussi chez les exploitants.

Pour la mise en service de l’EPR, nous sommes face à un mur de charges. Je ne vois pas comment y faire face, compte tenu des moyens dont nous disposons, même si l’on y ajoute ceux de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN). La loi de transition énergétique ne réglera pas le problème.

Nous avons la possibilité d’arrêter à tout moment une installation. C’est en quelque sorte l’arme atomique, réservée aux cas très graves. Nous pouvons aussi effectuer une mise en demeure, c’est-à-dire adresser un document public et formel constatant qu’une installation s’écarte des consignes. Si la mise en demeure n’est pas suivie d’effet, nous dressons un procès-verbal qui est transmis à la justice, dont on connaît les lenteurs. Entre ces deux extrêmes, il manque une procédure intermédiaire, qui prévoirait, par exemple, une astreinte journalière tant qu’une installation n’est pas mise en conformité.

Dans la situation économique actuelle, les opérateurs ont tendance à repousser les investissements de mise en conformité. Ils pensent qu’un léger écart de sûreté peut attendre quelques mois, quand ce n’est pas quinze ou vingt ans, ce qui, à force, finit par poser un problème de sûreté. Il faudrait que la loi permette de moduler les sanctions en fonction des problèmes. Quand on sait qu’un jour d’arrêt de tranche coûte un million d’euros, on comprend que la sanction journalière ne peut pas être de 1 500 euros.

M. Bernard Accoyer. Votre objectivité, dont je vous remercie, vous permet de délivrer un diagnostic technique sur des situations apocalyptiques. Vous n’ignorez pas, cependant, que certaines mouvances dogmatiques peuvent utiliser chacune de vos phrases pour remettre en cause l’évaluation du bénéfice/risque propre à toute technique.

M. Michel Sordi. Quelle est l’articulation entre l’ASN et l’IRSN ?

M. le président François Brottes. Pour aller plus loin, quel est votre droit de tirage sur les compétences de l’IRSN ? Comment jugez-vous le scénario catastrophe que celui-ci a échafaudé en cas d’accident ?

M. Pierre-Franck Chevet. Nous devons dire ce que nous savons avec toutes les nuances nécessaires et assurer la transparence du dispositif technique comme du processus de décision. C’est pourquoi, après Fukushima, nous avons rendu public l’avis de l’IRSN et d’un groupe permanent d’experts, qui complète ses analyses techniques. Notre devoir est de faire connaître ces éléments sans cacher ni certaines incertitudes ni la diversité des points de vue qui peuvent s’exprimer même au sein du système de contrôle. Tant pis si certains exploitent nos propos en un sens favorable ou défavorable au nucléaire.

M. le rapporteur. Le contrôle citoyen est-il, pour vous, une aide ou un frein ?

M. Pierre-Franck Chevet. Plus une question est difficile, plus il faut ouvrir le champ du débat. En 2005, nous avons engagé un travail sur le post-accidentel, particulièrement sur les mesures à prendre dans les heures suivant l’accident. L’épisode de Fukushima a montré la nécessité de réfléchir à plus long terme, quand toute la vie économique et sociale d’une région est impactée. La gestion de l’eau, par exemple, n’est pas la même pendant vingt-quatre heures, quand il suffit de confiner la population pour la protéger d’un panache radioactif, et pendant une semaine, quand l’approvisionnement en eau risque de devenir insuffisant. Sur ces sujets, il n’y a pas d’autre solution que d’ouvrir le débat à toute la société civile, y compris aux élus ou aux détracteurs du nucléaire, car c’est avec eux qu’il faudra traiter les problèmes.

Cette méthode a permis d’enrichir le plan gouvernemental sur la gestion de crise, qui vient de paraître. Nous continuons les travaux, en réfléchissant à partir de risques encore plus importants.

La France a adopté un système dual, qui existe d’ailleurs dans d’autres pays. Une institution, l’ASN, prend les décisions, réalise les contrôles et édicte les réglementations ; une autre, l’IRSN, lui apporte un appui technique et des compétences scientifiques. Chacune emploie environ 500 personnes en équivalent temps plein. Entre ces deux instances, nous avons mis en place des groupes permanents d’experts, qui, sans participer à l’analyse de premier niveau, tentent de porter un jugement avant que nous ne prenions une décision.

À mon sens, même si le système intégré fonctionne bien aux États-Unis, la distinction entre l’expert et le décideur est un atout majeur pour la sûreté. Désireux d’améliorer le modèle français, nous avons choisi d’ouvrir plus largement les groupes permanents d’experts à la société civile. Nous recrutons en ce moment des personnalités de l’université, pour peu qu’elles possèdent une expertise ou se montrent prêtes à l’acquérir, car les débats sont complexes sur le plan technique. En mai, nous aurons renouvelé et élargi la composition de tous ces groupes.

Reste qu’il est toujours difficile de piloter un travail sur deux niveaux et de le synchroniser. À cet égard, nous pouvons encore progresser.

M. Jean-Pierre Gorges. Je fais partie des cinq députés qui ont voté contre l’inscription du principe de précaution dans la Constitution. Je pense, en effet, en tant que scientifique, qu’on supprime toute possibilité d’amélioration en arrêtant la science. D’ailleurs, au Japon, il y a eu moins de morts à Fukushima que dans des accidents d’avion ou de voiture. Je suis convaincu que la transition énergétique se fera vers le nucléaire et grâce à lui.

Votre rôle ne devrait-il pas consister à éclairer la réflexion par des statistiques ? Au lieu d’enfermer le pouvoir dans votre décision – parce que vous considérerez que le nucléaire est dangereux ou non –, mieux vaudrait répertorier les risques en évaluant leur probabilité. C’est ainsi que le pouvoir politique français s’est déterminé en faveur du nucléaire. Vous l’avez compris : l’avis du scientifique m’intéresse plus que celui du responsable.

M. Pierre-Franck Chevet. La loi de 2006 nous a constitués en autorité indépendante, ce qui donne à notre responsabilité en matière de sûreté un caractère technique et évite que notre diagnostic ne soit contesté sur une base politique. Au début de ma carrière, n’appartenant pas encore à une autorité indépendante, j’ai travaillé sur un rapport consacré à Superphénix ; l’avant-projet, qui avait été envoyé au ministre de l’environnement et à celui de l’industrie, a fuité dans la presse, si bien que le rapport n’a pu être utilisé, ni dans un sens ni dans l’autre, en raison d’un soupçon de bidouillage totalement infondé. Cette anecdote montre l’importance de posséder une autorité indépendante.

Par ailleurs, la France a toujours préféré à l’approche probabiliste une approche déterministe. Nous cherchons à imaginer des solutions en partant d’une situation donnée. S’il est facile de calculer la probabilité qu’une vanne tombe en panne, ce qui se produit partout dans le monde, il est très difficile d’évaluer celle d’un événement qui ne s’est jamais produit. Quelle était la probabilité qu’un tsunami se produise à Fukushima ?

M. Bernard Accoyer. Elle était loin d’être nulle !

M. Pierre-Franck Chevet. Certes, mais on peut travailler dix ans sur le sujet sans trouver autre chose qu’un chiffre extrêmement aléatoire, qui tendra vers zéro. On obtient des résultats plus robustes en s’éloignant de l’approche probabiliste, privilégiée par les Anglo-saxons.

Réfléchissons sur l’exemple de Fukushima. La France n’ayant pas les mêmes zones sismiques que le Japon, il y a très peu de risques qu’elle soit frappée par un tsunami. La méthode probabiliste pourrait l’inciter à ne rien faire. Cependant, il n’est pas impossible qu’un événement non prévu par les systèmes attaque brutalement plusieurs réacteurs d’une installation. Notre démarche post-Fukushima consiste donc à revenir aux fondamentaux physiques : pour sauver un réacteur, il faut de l’eau, donc des pompes, donc de l’électricité. C’est un raisonnement qui ne fait pas beaucoup de place à l’approche probabiliste, mais dans lequel je me sens très à l’aise.

M. le président François Brottes. Je vous remercie.

L’audition s’achève à dix heures quarante.

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Membres présents ou excusés

Commission d'enquête relative aux coûts passés, présents et futurs de la filière nucléaire, à la durée d'exploitation des réacteurs et à divers aspects économiques et financiers de la production et de la commercialisation de l'électricité nucléaire

Réunion du jeudi 13 février 2014 à 9 heures

Présents. - M. Bernard Accoyer, M. Christian Bataille, Mme Marie-Noëlle Battistel, M. Philippe Baumel, M. Denis Baupin, M. François Brottes, Mme Sabine Buis, Mme Françoise Dubois, M. Claude de Ganay, M. Jean-Pierre Gorges, Mme Geneviève Gosselin-Fleury, M. Hervé Mariton, Mme Frédérique Massat, M. Michel Sordi, M. Stéphane Travert, Mme Clotilde Valter

Excusé. - Mme Sylvie Pichot