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Commission d’enquête relative aux coûts passés, présents et futurs de la filière nucléaire, à la durée d’exploitation des réacteurs et à divers aspects économiques et financiers de la production et de la commercialisation de l’électricité nucléaire, dans le périmètre du mix électrique français et européen, ainsi qu’aux conséquences de la fermeture et du démantèlement de réacteurs nucléaires, notamment de la centrale de Fessenheim

Mercredi 2 avril 2014

Séance de 17 heures

Compte rendu n° 37

Présidence de M. François Brottes Président

– Thème : Charges futures 2. Stockage des déchets HA/MA-VLAudition jointe de M. Sylvain Granger, directeur de la division Combustible d'EDF, M. Hervé Bernard, administrateur général adjoint du CEA et M. Dominique Mockly, directeur du Business Group Aval d’AREVA...

L’audition débute à dix-sept heures.

M. le président François Brottes. Après le volet financier ce matin, nous examinons cet après-midi les aspects techniques des charges futures de la filière nucléaire, avec le stockage des déchets. Les deux questions ne sont d’ailleurs pas sans lien, puisque les décisions techniques ont nécessairement des implications financières.

En tant que futurs clients du centre industriel de stockage géologique (Cigéo), vous êtes naturellement intéressés à la définition et au coût de ses installations. Nous venons d’avoir, avec le représentant de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN), un débat très intéressant sur la notion de réversibilité et les contraintes que celle-ci implique. « Si le Parlement maintient le principe de réversibilité, nous dit l’ASN, nous aurons envers l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (ANDRA) des exigences en matière de récupération pour sécuriser les déchets, ce qui ne sera pas nécessairement le cas dans l’hypothèse inverse ».

Les devis oscillent entre 15 et 35 milliards : voilà qui laisse de la marge ! On peut comprendre, puisqu’il existe encore des débats sémantiques, qu’il soit difficile de donner des chiffres précis. Toutefois, depuis le temps que la filière existe, a coutume de dire le rapporteur, elle devrait savoir combien coûtera la gestion de l’aval du cycle.

Selon vous, existe-t-il des moyens d’optimisation ? J’ai proposé ce matin à l’administrateur général du CEA de se donner du temps, dans la mesure où il existe des dispositifs d’entreposage, comme ceux que nous avons vus hier à La Hague, qui peuvent nous laisser un répit d’au moins deux générations avant de devoir trouver une autre solution. M. Bigot a répondu qu’il ne fallait surtout pas attendre. Qu’en pensez-vous ?

Quant au débat entre stockage en subsurface et enfouissement, nous souhaiterions connaître votre opinion sur la question, la loi pouvant être amenée à évoluer au gré des progrès techniques réalisés en matière de traitement des déchets. Des sommes importantes sont en jeu, même si elles peuvent paraître marginales en regard du coût total de la production électrique et des durées considérées.

Avant de vous laisser la parole, je vous demande, messieurs, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

MM. Sylvain Granger, Hervé Bernard et Dominique Mockly prêtent successivement serment.

M. Sylvain Granger, directeur de la division « Combustible » d’EDF. En introduction, afin de clarifier le contexte, je voudrais situer le projet Cigéo dans le cadre de la gestion des déchets radioactifs.

En France, aujourd’hui, les déchets radioactifs sont connus et classés, grâce à l’ANDRA qui tient à jour un inventaire accessible au public : 60 % des déchets radioactifs proviennent de l’industrie nucléaire, et 90 % d’entre eux sont des déchets dits « à vie courte », car ils perdent la moitié de leur radioactivité en moins de trente ans ; l’essentiel de la radioactivité est concentré dans les 10 % restants, qui correspondent aux déchets dits « à vie longue ».

Pour ce qui concerne le parc nucléaire d’EDF, les déchets issus de l’exploitation et de la maintenance des centrales, ainsi que ceux qui seront issus de la déconstruction de celles-ci, sont des déchets à vie courte ; ils représentent 90 % du volume global. Les déchets à vie longue sont, quant à eux, produits durant la réaction nucléaire et contenus dans le combustible usé déchargé des centrales.

Les déchets à vie courte disposent dès maintenant de filières complètes de gestion : ils sont triés, traités, conditionnés puis stockés dans l’un des deux centres exploités par l’ANDRA dans le département de l’Aube. EDF exploite, pour sa part, dans le département du Gard, via sa filiale SOCODEI – la Société pour le conditionnement des déchets et des effluents industriels –, un centre de traitement et de conditionnement des déchets faiblement radioactifs : l’usine CENTRACO.

Les déchets à vie longue sont extraits du combustible et séparés des matières recyclables – uranium et plutonium – dans l’installation de traitement du combustible usé exploitée par AREVA à La Hague. Ils sont ensuite conditionnés selon des procédés permettant de prévenir le risque de dispersion de la radioactivité sur une très longue durée – par exemple, le procédé de vitrification, utilisé pour les déchets de haute activité –, puis placés dans des sites d’entreposage en subsurface, dont la durée de fonctionnement peut atteindre cent ans.

La loi du 28 juin 2006 prévoit que ce dispositif soit complété, pour les déchets radioactifs à vie longue, par un stockage en couche géologique profonde : tel est l’objet du projet Cigéo, piloté par l’ANDRA. Il ne s’agit donc pas d’un projet isolé, qui fournirait la solution unique de gestion des déchets radioactifs que nous attendons. Cigéo résulte d’investissements importants réalisés durant les décennies précédentes ; il nous donnera la capacité de réduire significativement le volume et la radioactivité des déchets, et permettra un stockage simple, robuste et sûr.

Au moment où le projet s’engage dans sa phase de déploiement industriel, il est essentiel qu’il utilise les atouts du dispositif existant, en s’insérant dans ce dernier de manière cohérente et en bénéficiant de son retour d’expérience.

M. Hervé Bernard, administrateur général adjoint du CEA. Avant toute chose, je voudrais signaler que je suis également membre du conseil d’administration de l’ANDRA.

M. le président François Brottes. Y aurait-il conflit d’intérêts ?

M. Hervé Bernard. Non, je ne le pense pas, puisque j’ai été nommé en qualité de personnalité qualifiée.

En tant que producteur de déchets, le CEA a besoin de deux solutions de stockage : une pour les déchets de haute et moyenne activité à vie longue, une pour les déchets de faible activité à vie longue. La première est le stockage en couche géologique profonde – le projet Cigéo –, la deuxième est un stockage en subsurface, soit sous couverture remaniée, soit sous couverture intacte à faible profondeur, dans un lieu qui reste à définir.

Pour le CEA, il y a trois enjeux. Premièrement, il faut que nos colis de déchets radioactifs – ceux que nous avons déjà conditionnés et ceux que nous produirons dans les prochaines années – soient acceptés par l’ANDRA. Deuxièmement, nous souhaitons disposer de solutions de stockage suivant un calendrier compatible avec les opérations d’assainissement et de démantèlement en cours et avec celles programmées, afin d’éviter le surdimensionnement des installations d’entreposage temporaire actuelles ou la construction de nouvelles. Troisièmement, il serait souhaitable que les projets se conforment à une logique d’optimisation technico-économique tout en disposant du niveau de sûreté approprié, de manière à maîtriser tant le coût à la terminaison du projet que le niveau des provisions financières. À l’heure actuelle, le CEA provisionne 2,5 milliards d’euros – valeur en 2012 –, sur la base de l’estimation en 2005 d’un coût de 15 milliards d’euros pour le projet Cigéo ; si le devis doublait, le montant de la provision passerait à 5 milliards d’euros, et devrait donc être augmenté de l’équivalent de deux annuités de la subvention accordée par l’État au CEA pour charges de service public.

Le bon développement des deux projets, et plus particulièrement de Cigéo, importe donc au CEA, qui souhaite y contribuer en les faisant bénéficier de son retour d’expérience en tant que concepteur d’installations nucléaires de base et qu’exploitant nucléaire historique, ainsi que de son expertise en matière de recherche et développement, notamment sur le conditionnement des déchets. Le CEA voudrait que la totalité des pistes d’optimisation technique soient prises en considération dans la phase d’avant-projet sommaire, de manière à pouvoir réduire les coûts tout en conservant le meilleur niveau de sûreté. Cela suppose que les conditions de réversibilité soient fixées rapidement, afin que l’on puisse définir le projet Cigéo du point de vue technique. Nous proposons que ces conditions soient rédigées avant la demande de création de l’installation nucléaire de base (INB), qui sera soumise à enquête publique puis à l’ASN pour avis. Or la loi du 28 juin 2006 prévoit qu’elles seront fixées par une nouvelle loi qui devra être adoptée après l’instruction de la demande de création de l’INB. Le CEA appelle donc de ses vœux un amendement à la loi de 2006.

M. le président François Brottes. Permettez-moi de vous interrompre. Nous entendons le même discours depuis ce matin : alors que le législateur a posé un principe, vous dites qu’il ne faut pas mettre la charrue avant les bœufs et que tant que l’on n’aura pas défini la réversibilité en termes techniques, vous ne pourrez rien faire. De la sorte, vous obligez le législateur à jouer le rôle de l’expert technique – car ce n’est pas un simple amendement que vous nous demandez, c’est du lourd ! S’il faut inclure dans la loi un cahier des charges comparable à celui que l’ASN serait susceptible de produire, ne comptez pas sur le législateur pour le faire. Nous, nous posons des principes ; à ceux qui connaissent la matière de les mettre en œuvre.

M. Hervé Bernard. J’entends bien, mais comprenez également qu’il nous est difficile de préciser techniquement ce que sera une opération aussi compliquée que le stockage en couche géologique profonde si nous ne connaissons pas, au départ, les principes sur lesquels se fonderont les conditions de réversibilité.

Par exemple, devra-t-on laisser les machines que l’on aura utilisées pour placer les colis dans les alvéoles en état de fonctionnement permanent pendant cent ans ou ne devront-elles rester sur site que durant la période d’exploitation pilote ? Les incidences techniques et financières ne seront pas les mêmes selon que l’une ou l’autre des propositions sera retenue. Sans aller jusqu’à préciser dans un cahier des charges le schéma global du stockage et le diamètre des alvéoles – ce qui ne relève assurément pas de la compétence du législateur –, il serait nécessaire d’avancer dans la définition du principe.

M. le président François Brottes. Précisément, le législateur se moque de savoir si ce sont les mêmes machines qui devront ressortir les colis dans l’hypothèse où l’on aurait trouvé une solution pour les traiter ! L’important, c’est que, dès lors que le principe de la réversibilité du stockage est posé, on puisse effectivement récupérer les déchets qui avaient été entreposés à une certaine époque, et cela quelle que soit la machine utilisée.

M. Hervé Bernard. Mais pourquoi différer le moment de fixer les conditions de la réversibilité ? Cela ne nous semble pas clair.

M. le président François Brottes. Pourtant, ça l’est ! Si demain l’on trouve une solution pour neutraliser les effets de la radioactivité, il faudra pouvoir récupérer les déchets que l’on avait stockés pour les traiter. Peut-être une telle formulation paraît-elle absurde aux yeux d’un technicien, mais je ne crois pas que l’on puisse aller bien au-delà dans un texte de loi. On ne va pas écrire que cela devra être fait avec les machines qui auront été utilisées pour le stockage – ce serait d’ailleurs une ânerie : si l’on fait un pas de géant sur le plan technologique, il est bien évident que les machines seront modifiées !

Depuis ce matin, l’ASN, l’IRSN et le CEA nous disent que tant que nous ne serons pas plus précis sur le cahier des charges, ils ne pourront rien demander à l’ANDRA, mais c’est le serpent qui se mord la queue ! Notre commission d’enquête ne manquera pas de souligner que c’est là un point de blocage qui a des incidences sur le chiffrage et le calendrier. Permettez-moi de vous dire qu’il ne pourra pas être réglé par un simple amendement.

M. Hervé Bernard. Ce point ne relève pas de ma compétence. En revanche, il nous semble évident que, selon les spécifications techniques qui seront apportées, le devis final du projet variera dans des proportions importantes.

Nous souhaitons donc que toutes les pistes d’optimisation technique soient considérées. Parmi celles que le CEA a identifiées, j’en citerai trois.

Premier exemple, les bâtiments nucléaires de surface peuvent être optimisés.

M. Denis Baupin, rapporteur. Qu’est-ce à dire ? L’ANDRA ne l’aurait-elle pas prévu dans son projet ?

M. Hervé Bernard. Des pistes d’optimisation ont été identifiées, mais elles n’apparaissent pas toutes dans l’avant-projet sommaire. Il faudrait savoir quelles décisions seront prises à ce sujet.

M. le rapporteur. Par qui doivent-elles être prises ?

M. Hervé Bernard. Par le maître d’ouvrage qu’est l’ANDRA.

Par exemple, les bâtiments nucléaires de surface peuvent être soit construits en surface, soit enterrés, soit semi-enterrés. Or il s’agit de constructions imposantes : elles mesurent 300 mètres de long sur 300 mètres de large et 30 mètres de haut. Nécessairement, cela n’aura pas le même coût.

M. le rapporteur. Cette question a-t-elle été soumise au débat public ?

M. Hervé Bernard. Je ne pense pas que l’on soit allé jusqu’à ce niveau de détail, mais, n’ayant pas assisté aux réunions publiques, je préférerais laisser l’ANDRA répondre.

M. le rapporteur. Trente mètres de haut, c’est un gros détail !

M. le président François Brottes. C’est courant pour un bâtiment industriel.

M. le rapporteur. En matière de stockage des déchets nucléaires, on imagine qu’on va aller à 800 mètres de profondeur plutôt qu’à 30 mètres de haut !

M. Sylvain Granger. Il s’agit de bâtiments destinés à accueillir en surface les colis de déchets en provenance de nos sites avant qu’ils ne soient envoyés dans les installations souterraines. Ce sont des installations classiques d’entreposage, de logistique et de conditionnement – puisqu’il faudra procéder sur certains colis à un conditionnement supplémentaire pour pouvoir les stocker. On en trouve des exemples sur le site de La Hague,

M. le président François Brottes. Effectivement, nous en avons vu.

M. le rapporteur. J’ai eu l’impression que le débat public avait plutôt porté sur ce qui allait se passer dans le sous-sol. Je ne suis pas sûr que les gens aient pris conscience que l’emprise au sol serait aussi importante.

M. Sylvain Granger. Pour ce que j’en sais, une image de l’ensemble de l’ouvrage, en souterrain comme en surface, et avec les différentes options, a été présentée. Ce sera toutefois à confirmer auprès de l’ANDRA.

M. Hervé Bernard. Une deuxième piste d’optimisation est le stockage en profondeur des déchets de moyenne activité à vie longue. Il s’agit d’un point important pour nous, car le CEA a une quantité importante de déchets de ce type à stocker – 26 % de la production totale. Il a intérêt à ce qu’on trouve une solution qui concilie les aspects techniques et financiers, tout en conservant un niveau de sûreté élevé.

Troisième piste, l’optimisation des effectifs sur le site durant la phase d’exploitation – c’est-à-dire une centaine d’années. Sur ce point, le CEA peut faire bénéficier le projet de son retour d’expérience de l’exploitation d’installations nucléaires de ce type.

Enfin, pour terminer sur quelques chiffres, au CEA, les déchets de haute activité à vie longue représentent 4 % de l’ensemble des déchets à traiter par Cigéo, et nous participons à hauteur de 17 % au financement du projet.

M. Dominique Mockly, directeur du Business Group Aval d’AREVA. J’adhère à ce qui a été dit par les intervenants précédents. Chez AREVA, nous faisons d’ailleurs la synthèse, à notre échelle, entre les préoccupations d’EDF et celles du CEA, puisque nous avons à la fois des déchets de moyenne activité à vie longue issus de traitements anciens et d’opérations de reprise et de conditionnement de déchets entreposés dans des silos, et des déchets industriels à haute activité résultant du traitement des combustibles d’EDF.

Les débats que nous avons en France sur le nucléaire et la gestion des déchets sont, sachez-le, suivis avec beaucoup d’attention par l’ensemble de la communauté internationale. Cigéo est une brique parmi celles qui concourent à l’édification d’un vaste dispositif de traitement des combustibles et de réduction des déchets issus du recyclage : le stockage définitif des déchets est une solution à laquelle toutes les personnes qui s’intéressent au nucléaire ont pensé, et l’on note une assez forte adhésion à nos travaux.

Dans les années qui viennent de s’écouler, beaucoup de choses ont été validées. La crédibilité de Cigéo sur le plan technique est désormais assurée, même s’il reste encore à faire, notamment en ce qui concerne le dimensionnement des installations souterraines. S’agissant des installations de surface, ce qui existe déjà prouve que c’est faisable, et il faudra utiliser au maximum les retours d’expérience disponibles. Tout cela démontre que les solutions retenues sont viables.

Se pose désormais le problème des coûts. Là encore, je suis d’accord avec ce qui a été dit : on ne peut pas, sur un projet de cette nature et de cette taille, engager des dépenses importantes sans adopter une approche par étapes, de manière à s’assurer que les problèmes techniques ont bien été résolus et que les dispositifs retenus sont validés, car il reviendrait trop cher, à la collectivité comme à nous, de revenir dessus. C’est d’autant plus important que le projet Cigéo fait partie d’une chaîne : s’il ne voyait pas le jour, la question du stockage resterait en plan. Voyez ce qui se passe aux États-Unis, où il n’y a ni traitement du combustible usé ni stockage des déchets : tout le monde se demande ce qu’il faut en faire, et des conflits ont même éclaté entre les électriciens et l’État. Vous, politiques, ne pourrez donc pas éviter de vous saisir de la question du devenir des déchets.

L’enjeu principal, pour nous, est l’optimisation : comment assurer le stockage définitif des déchets au coût le plus acceptable à la fois pour la société et pour les entreprises que nous sommes ?

Pour cela, il faut travailler encore sur les aspects techniques, et mettre en place un dispositif de gouvernance qui permette de réaliser sur le long terme les optimisations idéales. Ce n’est pas parce qu’une idée est soumise par un producteur de déchets qu’elle doit être rejetée ; de même, des solutions proposées par une autorité indépendante peuvent se révéler bonnes également du point de vue du producteur. Ce genre de discussion demande du temps, car il faut arriver à un compromis entre l’ensemble des parties.

Enfin, pour faire avancer le projet Cigéo, il faut utiliser au mieux les compétences existantes. Parmi celles-ci, j’insisterai plus particulièrement sur la logistique. Il faudra, en effet, trouver des solutions pour apporter les déchets sur le site et les entreposer en surface avant de procéder au stockage en profondeur. Pour ce faire, nul besoin de réinventer le monde ! Il suffit d’utiliser l’expérience acquise, puisque nous exploitons déjà à La Hague des installations similaires. Voilà un exemple concret d’optimisation du projet qui permettrait de mieux en maîtriser les coûts.

Pour résumer : nous pensons que Cigéo est indispensable, car c’est une condition nécessaire pour assurer la crédibilité d’un nucléaire qui dure, et qu’il est essentiel d’en optimiser les coûts, ce qui suppose la mise en place d’une gouvernance équilibrée, fondée sur le dialogue entre les producteurs de déchets, les responsables du stockage définitif et le régulateur.

M. le rapporteur. J’ai beaucoup aimé, monsieur Mockly, vous entendre nous dire que nous n’échapperons pas à la question de l’avenir des déchets ! J’ai bien évidemment envie de vous la retourner : après quelque quarante années de production nucléaire, on aurait attendu de ceux qui produisent les déchets qu’ils apportent la réponse. À défaut, les responsables politiques devront bien trouver une solution, mais vos propos expriment un étrange retournement de situation ! Ils m’ont renvoyé à ceux de M. Repussard évoquant, lors de son audition tout à l’heure, les problèmes moraux que poserait le report sur les deux ou trois générations à venir des provisions nécessaires au traitement des déchets.

M. le président M. François Brottes. Pour être tout à fait juste, monsieur le rapporteur, ceux qui ont produit l’électricité avec du charbon durant des décennies ne se sont même pas posé la question des conséquences de son emploi en termes d’effet de serre.

M. le rapporteur. Raison de plus pour mieux apprendre à gérer les conséquences des déchets nucléaires en réduisant leur production !

Hier, à La Hague, les équipes d’AREVA nous ont présenté des éléments chiffrés, dont nous attendons une confirmation écrite, selon lesquels le stockage des combustibles à la sortie des centrales reviendrait aussi cher ou presque que leur retraitement. C’est un élément d’éclairage important dans la définition des coûts respectifs des différents procédés en aval de la filière, s’agissant notamment de la décision de poursuivre ou non le retraitement des déchets.

Par ailleurs, pour l’IRSN et l’ASN, la démonstration de sûreté de Cigéo est loin d’être faite : leurs représentants nous ont même affirmé aujourd’hui, au cours de leur audition, qu’ils n’étaient pas en situation de faire cette démonstration, que ce soit en matière d’incendie ou de résistance dans le temps des alvéoles dans la perspective d’une éventuelle récupérabilité des colis de déchets. C’est pourquoi ils demandent la mise en place d’un site pilote, rejoignant en cela les conclusions du débat public, conclusions qui n’ont pas encore été définitivement reprises par l’ANDRA. Selon M. Repussard, quinze ans seront nécessaires pour procéder aux évaluations nécessaires.

Vous vous rejoignez sur les optimisations possibles de Cigéo. Pour autant, leur coût n’est pas très clair : est-il de 15 milliards, comme vous l’avez évoqué, ou de 36 milliards, comme avancé par la Cour des comptes ? Débattre publiquement sur le budget sans que le maître d’ouvrage présente la moindre évaluation chiffrée est proprement surréaliste et n’est pas sans poser un grave problème à notre commission d’enquête, dont l’objectif est précisément d’acquérir la vision la plus claire possible des coûts du nucléaire en vue d’assurer des provisions suffisantes. Or nous sommes encore loin de posséder cette vision. Pensez-vous que vos entreprises respectives font des provisions suffisantes ?

Par ailleurs, l’ASN a évoqué les problèmes de toxicité posés, sur le site de La Hague, par la reprise et le conditionnement de certains déchets dont la conservation aurait un niveau de sûreté insatisfaisant. L’agence estime nécessaire de reconditionner ces déchets, qui représentent tout de même un volume de 10 000 mètres cubes, avant tout stockage. Selon quel procédé et dans quel délai AREVA compte-t-elle traiter ce problème ? Quel est le conditionnement prévu ? Quel impact celui-ci aura-t-il sur l’ensemble du dispositif ?

En matière de stockage intermédiaire, l’ASN souhaite que les entreprises que vous représentez aient des capacités suffisantes d’entreposage. Devant un risque de saturation à l’horizon de 2017-2023, elle préconise de les augmenter pour ne pas dépendre des décisions relatives à Cigéo, notamment en termes de calendrier. Partagez-vous le point de vue de l’ASN ?

M. Sylvain Granger. La démonstration de sûreté recouvre différents aspects. Le premier a trait à la capacité d’avoir, dans le temps, une maîtrise raisonnable, à la fois robuste et simple, du confinement des déchets dans l’ouvrage de stockage envisagé. Cet aspect est assez peu dépendant du détail de l’ingénierie du concept. En 2005, au vu des démonstrations de sûreté présentées par l’ANDRA, l’ASN a considéré que le stockage était une solution sûre. À l’époque, un groupe permanent d’experts s’était, du reste, penché de manière approfondie sur les documents de l’ANDRA.

Autre type de sûreté, la sûreté opérationnelle. Elle porte sur les risques d’incendie ou de chute des gros colis dans les installations et, pour le coup, les solutions dépendent du détail de la conception de l’ouvrage. L’avant-projet sommaire étant en cours de réalisation, il est pour le moment très difficile de connaître les détails des études : une fois qu’elles auront été instruites par le support technique de l’ASN, celle-ci pourra se prononcer sur les choix retenus en vue de maîtriser le risque incendie, le risque de chute ou tout autre aspect opérationnel. C’est, à mes yeux, parce qu’il ne dispose pas encore d’un dossier complet que l’IRSN a affirmé ne pas pouvoir se prononcer.

L’ANDRA devra, en vertu des dispositions législatives, remettre en 2015 une demande d’autorisation de création : la question de la démonstration de sûreté devra alors avoir été traitée. J’ignore si l’échéance pourra être tenue.

Les choix opérés peuvent avoir une influence sur le niveau de sûreté de l’ouvrage. Maintenir longtemps une alvéole ouverte est contraire à la sûreté à long terme de la phase d’exploitation. Refermer cette alvéole est plus sûr, sans pour autant compromettre la récupérabilité des déchets, qui sera simplement rendue plus difficile. La vérité en matière de réversibilité ne peut pas entièrement venir du Parlement : à un moment donné, les acteurs industriels et réglementaires devront prendre leurs responsabilités et faire les choix techniques nécessaires à l’application des principes définis par le législateur, s’agissant notamment du compromis entre réversibilité et sûreté.

S’agissant du coût de Cigéo, l’ANDRA a rappelé que les 35 milliards correspondaient à un stade antérieur des études ; le chiffre de 15 milliards a été avancé plus tard, en 2005. L’Autorité de sûreté a été impliquée dans ces évaluations, avalisées par le ministre de l’énergie d’alors. C’est donc bien ce dernier chiffrage, dont l’ordre de grandeur avait été considéré comme raisonnable au vu des conditions économiques de l’époque, qui nous sert de référence pour calculer la hauteur des provisions, étant entendu que des marges avaient été prévues, permettant de tenir compte des résultats des études d’ingénierie détaillées qui n’avaient pas encore été entièrement réalisées.

Or nous nous apercevons aujourd’hui que les coûts peuvent varier du tout au tout en fonction des techniques choisies. C’est ainsi que la technique du tunnelier a été privilégiée parce que c’est celle qui est la plus productive en matière de creusement tout en assurant le maximum de sécurité en phase de chantier. Lorsque l’ANDRA en était arrivée au chiffre de 35 milliards, la technique de creusement retenue était celle de la machine à attaque ponctuelle, plus lente et beaucoup plus onéreuse, tout simplement parce que c’était la seule qui avait été testée dans son laboratoire. Il faut évidemment tenir compte de la faisabilité des choix techniques en fonction des différents critères retenus en termes de sûreté, de respect de la roche et de confinement. Ces questions sont encore en cours d’instruction.

M. le rapporteur. Il est probable que Cigéo ne sera pas achevé avant l’installation du premier fût de déchets et que les travaux de creusement des galeries se poursuivront. Les deux technologies sont-elles compatibles avec cette situation ?

M. Sylvain Granger. Tout dépend du choix de dessin d’architecture de stockage : certains dessins interdisent de basculer d’une technologie à l’autre, d’autres permettent de conserver de la flexibilité dans les deux technologies. L’ANDRA est ainsi passée de dessins d’architecture grillagée à des dessins, présentés lors du débat public, avec courbure, qui sont compatibles avec les deux techniques de creusement. Les deux options sont donc ouvertes, même si l’ANDRA a, pour l’instant, fait le choix du tunnelier.

Il convient de regarder tous les choix possibles permettant des optimisations significatives. L’année dernière, l’ANDRA nous a associés à une analyse de la valeur du projet qui a fait ressortir la nécessité d’approfondir une centaine d’optimisations. La vingtaine étudiée à l’heure actuelle nous permet déjà d’envisager une économie de plusieurs milliards d’euros. J’ignore si les 80 % restant seront aussi fructueux, mais nous avons tout intérêt à achever ce travail prometteur, non seulement en termes d’économies, mais également de sûreté et de sécurité du chantier d’exploitation de l’ouvrage.

M. le président François Brottes. Je vous remercie d’être revenu sur la question de la récupérabilité : le législateur devra, en effet, se prononcer sur le niveau de confinement exigé avant une éventuelle récupérabilité, étant entendu que le niveau maximum ne doit pas interdire l’accès aux déchets stockés.

M. Sylvain Granger. La notion de réversibilité englobe à la fois le concept de récupérabilité, qui doit pouvoir être démontrée, et celui de progressivité.

Il est important de développer progressivement le stockage. Nous avons décidé de sélectionner, pour les envoyer à l’ANDRA, des colis de déchets représentatifs, qui permettent d’effectuer des tests significatifs sans pour autant créer immédiatement les difficultés les plus grandes. Il convient de progresser par étapes en introduisant dans le stockage des colis de déchets présentant des difficultés croissantes, afin que les retours d’expérience soient les plus pertinents possibles. Il ressort de nos échanges avec l’ANDRA que c’est également son souhait.

M. Hervé Bernard. Le CEA a pris en considération de longue date les questions soulevées par l’entreposage intermédiaire. Nous avons développé au centre de Cadarache une installation nucléaire de base, le projet CEDRA, à l’issue d’un débat public local supervisé par la Commission nationale du débat public. Ce projet consiste à entreposer, pour une période réglementaire de cinquante ans, des déchets de moyenne activité à vie longue dans l’attente du stockage profond de Cigéo. Nous sommes donc capables de construire des installations nucléaires de base destinées à un entreposage temporaire.

Dans cinquante ans, il conviendra soit de retirer les déchets soit de construire une nouvelle installation, car je doute fort qu’il nous soit possible de prolonger l’existence d’une installation de surface au-delà du siècle.

Les décisions déjà prises par l’ANDRA dans la chronique de réception des colis de déchets dans Cigéo ont un impact direct sur les installations d’entreposage intermédiaire dont le CEA aura besoin. Ainsi, le report de 2025 à l’horizon 2030 de la réception de colis de déchets de moyenne activité à vie longue (MA-VL), notamment des bitumes, nous oblige, compte tenu des contraintes réglementaires, à construire une alvéole supplémentaire à l’installation d’entreposage intermédiaire polyvalent (EIP) de Marcoule pour un coût approximatif de 110 millions d’euros, et ce pour une période maximale de cinquante ans.

M. Dominique Mockly. Je partage les constats de MM. Granger et Bernard.

Les remarques de l’ASN sur le conditionnement des déchets à La Hague s’appliquent au silo 130 de stockage des déchets issus du traitement de certains combustibles. Le silo, en sous-sol, se présente comme une fosse en béton, complètement étanche. Elle est située dans une zone fermée, où aucun bâtiment n’est construit. L’ASN a imposé l’installation de drains pour vérifier l’absence d’écoulement. Depuis le drame de Fukushima, la surveillance de la fosse a été encore renforcée.

Notre engagement est de reconditionner l’ensemble des déchets contenus dans la fosse avant de les envoyer à Cigéo.

M. le président François Brottes. Leur récupérabilité est donc possible.

M. Dominique Mockly. Oui.

Les difficultés rencontrées au silo 130 concernent le conditionnement des déchets. En volume réel, les déchets ont dégagé plus d’hydrogène que dans le cadre du programme pilote dont seule une petite quantité de ces déchets avaient fait l’objet. Le conditionnement définitif doit donc être repensé dans le cadre de la recherche et développement. C’est pourquoi, afin de répondre à l’urgence en termes de sûreté, nous avons proposé à l’ASN de reprendre ces déchets pour les réinstaller, pour dix ou vingt ans, dans un autre entreposage, et ce dans l’attente de l’élaboration du colis définitif. Nous en sommes à la phase de construction du programme de reprise – une mauvaise surprise sur le plan économique que nous devons assumer. L’impact sur Cigéo sera nul : nous enverrons simplement ces déchets plus tard.

M. le rapporteur. Quel est le coût de l’opération ?

M. Dominique Mockly. Nous ne le connaissons pas encore : sans doute quelques dizaines de millions d’euros, pris sur nos programmes de reprise et de conditionnement de déchets.

M. le président François Brottes. Combien de fosses semblables existe-t-il ?

M. Dominique Mockly. Trois, mais la fosse 130 contient des composants de la filière graphite-gaz, qui sont particuliers.

M. le rapporteur. Qu’en est-il des autres silos ?

M. Dominique Mockly. Ils contiennent des bouts proches des déchets compactés et conditionnés en conteneurs standards de déchets compactés (CSD-C), à cette différence que, à l’époque, au lieu d’être compactés, les déchets métalliques étaient stockés dans des fosses. Il faudra également cimenter des composés organiques selon des procédés qui sont aujourd’hui maîtrisés.

Sur Cigéo, la gouvernance du projet nécessite une phase pilote et une prise des décisions progressive. La phase pilote permet de procéder à des tests en grandeur nature qui ont l’avantage, sans engager de coûts trop importants, de consolider l’évaluation de la phase finale et la méthode de déclenchement des chroniques.

M. le rapporteur. Aucun de vous trois n’a répondu à la question des provisions. Certes, les incertitudes pesant sur la taille de Cigéo ne permettent pas de donner une réponse définitive : quelle est toutefois votre appréciation des marges possibles d’erreur ?

M. Sylvain Granger. Les études de détail ne sont pas achevées. Il est donc difficile de vous répondre.

En fonction de l’état d’avancement de ces études, nous nous sommes toutefois forgés la conviction que, si, tous, nous prenons en compte l’ensemble des retours d’expérience dont nous disposons, il n’y a aucune raison de ne pas réussir à rester dans l’enveloppe de 15 milliards d’euros qui avait été évaluée, à l’origine, de manière prudente. La comparaison de cette enveloppe avec des évaluations étrangères conduit à la même conclusion.

M. Hervé Bernard. Comme je l’ai souligné dans mon introduction, nous croyons vraiment à l’optimisation technico-économique. Si nous mettons en œuvre, avec le maître d’ouvrage, l’ensemble des pistes offertes après retour d’expérience, nous pourrons tenir le périmètre des provisions actuellement prévu.

M. Dominique Mockly. Je partage tous ces avis.

M. le rapporteur. J’en déduis donc que, dans vos trois entreprises, les provisions consacrées à Cigéo ne tiennent compte que du seul coût de 15 milliards. Toute évaluation allant au-delà impliquerait des provisions supplémentaires.

M. Sylvain Granger. Nous provisionnons sur la base d’un coût de 15 milliards puisque c’est le coût officiel. Lorsque les résultats des études d’optimisation seront connus, nous prendrons en compte la réactualisation de ce coût, selon le mécanisme prévu dans la loi, le ministre de l’énergie devant fixer la nouvelle évaluation du coût du stockage.

M. le président M. François Brottes. Messieurs, je vous remercie.

L’audition s’achève à dix-huit heures dix.

——fpfp——

Membres présents ou excusés

Commission d'enquête relative aux coûts passés, présents et futurs de la filière nucléaire, à la durée d'exploitation des réacteurs et à divers aspects économiques et financiers de la production et de la commercialisation de l'électricité nucléaire

Réunion du mercredi 2 avril 2014 à 16 h 30

Présents. - Mme Marie-Noëlle Battistel, M. Denis Baupin, M. François Brottes, Mme Sandrine Hurel, Mme Frédérique Massat

Excusés. - Mme Françoise Dubois, M. Jean-Pierre Gorges, Mme Sylvie Pichot