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Commission d’enquête relative aux coûts passés, présents et futurs de la filière nucléaire, à la durée d’exploitation des réacteurs et à divers aspects économiques et financiers de la production et de la commercialisation de l’électricité nucléaire, dans le périmètre du mix électrique français et européen, ainsi qu’aux conséquences de la fermeture et du démantèlement de réacteurs nucléaires, notamment de la centrale de Fessenheim

Jeudi 10 avril 2014

Séance de 12 heures

Compte rendu n° 42

Présidence de Mme Sabine Buis, Vice-Présidente

– Thème : Retraitement et MOX -Réacteurs de 4ème génération

Audition de M. Bernard Bigot, administrateur général du CEA....

L’audition débute à douze heures dix.

Mme Sabine Buis, présidente. Nous accueillons maintenant M. Bernard Bigot. Le Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA) a engagé un important projet : le démonstrateur technologique ASTRID, qui vise à revivifier les études et les recherches sur les réacteurs à neutrons rapides et à sodium – la filière de Phénix et de Superphénix. Le CEA participe également aux études sur les réacteurs à neutrons rapides refroidis à l’hélium, en particulier dans le domaine du combustible. Pour sa part, le CNRS préfère explorer la voie des réacteurs à sels fondus, pour lesquels les verrous technologiques à faire sauter semblent encore plus nombreux que pour les deux filières précédemment citées.

Pour envisager le déploiement d’une nouvelle filière de réacteurs, la dimension technique n’est pas tout : il faut aussi mettre au point un cycle du combustible, valider le modèle économique et démontrer une sûreté robuste. La route est donc longue. Un organisme de recherche a certes vocation à défricher des voies et à prendre des risques. Encore faut-il, s’agissant d’argent public, que ces risques ne soient pas inconsidérés, que les pistes de recherche ouvrent des perspectives crédibles de succès et que l’objet des recherches permette de répondre à un besoin fondamental de notre société.

C’est pour faire le point sur tous ces aspects des réacteurs de la quatrième génération que nous avons souhaité vous entendre, monsieur l’administrateur général.

Avant de vous donner la parole, et conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je vous demande de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Bernard Bigot prête serment.)

M. Bernard Bigot, administrateur général du CEA. Je vous remercie de me proposer de vous faire la partager la vision qu’a le CEA du réacteur de quatrième génération.

La technologie des réacteurs à neutrons thermiques ne permettant d’utiliser que 0,6 % du contenu énergétique de l’uranium naturel extrait du sous-sol, la technique retenue pour les réacteurs français est d’enrichir l’uranium. On parvient de la sorte à 5 % de matière fissile – l’uranium 235 –, et l’on constitue ainsi un combustible dégageant la chaleur qui est à la base du cycle de production d’électricité. Mais ce combustible s’empoisonne progressivement et, au-delà de 4 à 5 % de la transformation de la matière, il ne permet plus l’indispensable réaction nucléaire en chaîne. Il convient alors d’extraire du réacteur le combustible usé, composé pour quelque 95 % d’uranium 235 et 238 en proportion variable, dont l’isotopie est supérieure à l’isotopie naturelle, pour environ 1 % de plutonium et, pour le reste, de produits de fission.

Ensuite, deux stratégies sont possibles : l’une consiste à stocker, avec un soin tout particulier, le combustible usé, pendant des périodes extrêmement longues puisque la radioactivité artificielle introduite par l’usage de ce combustible est, lorsque celui-ci sort du réacteur, de cent mille à un million de fois plus forte que la radioactivité naturelle qui a présidé à sa formation. C’est notamment le cas pour le plutonium, caractérisé par sa très longue décroissance radioactive, sa forte radiotoxicité et aussi sa criticité, autrement dit le risque de déclenchement spontané d’une réaction nucléaire en chaîne si une certaine quantité de cette matière est réunie dans un volume limité. Le choix de cette stratégie impose donc de prendre toutes les précautions nécessaires pour confiner ces déchets pour un temps très long, et dans des quantités qui ne permettront pas le démarrage spontané d’une réaction nucléaire en chaîne.

La deuxième voie possible est de traiter ce combustible usé en le dissolvant pour dissocier l’uranium non consommé, le plutonium et les produits de fission. Ces derniers n’ont plus de potentiel énergétique et leur décroissance radioactive est relativement rapide : au bout de cinq cents ans, leur niveau de radioactivité est revenu au même niveau que celui du combustible initial. Cette piste semble attractive : en séparant le plutonium – 1 % du combustible usé – des actinides mineurs, on diminue considérablement le temps de confinement nécessaire et l’on prévient tout risque de criticité. C’est le modèle des réacteurs de quatrième génération. Pour prévenir toute incompréhension, je signale d’emblée qu’il n’y a pas nécessairement substitution des réacteurs de quatrième génération aux réacteurs de la troisième génération ; j’expliquerai pourquoi ils doivent fonctionner en parallèle.

Tel est le scénario que le CEA vise à exploiter : construire le prototype d’un réacteur de quatrième génération à neutrons rapides, capable de multi-recycler l’uranium et le plutonium et de consommer, non seulement l’uranium 235 mais aussi l’uranium 238. Dans le combustible composé d’un mélange d’uranium et de plutonium, on commencera par fissionner le plutonium, ce qui permettra l’émission de neutrons qui, capturés par l’uranium 238, le transformeront à son tour en plutonium, régénérant ainsi la matière consommée. Ce mécanisme permettra d’utiliser non plus 0,6 % du contenu énergétique de l’uranium naturel extrait du sous-sol mais bien davantage : on peut espérer au moins 100 fois cela, soit 60 %, sinon davantage.

La donne est alors complètement changée. On estime que les réserves mondiales d’uranium naturel qui peuvent être extraites du sous-sol permettent de couvrir les besoins pendant deux cents ans dans les conditions d’exploitation actuelles. En utilisant l’uranium au centuple de ce à quoi l’on parvient en ce moment, on modifie radicalement les perspectives, le matériau naturel permettant alors de couvrir l’exploitation pendant vingt mille ans.

La démonstration de la faisabilité scientifique du multi-recyclage ayant été faite, le moteur de la recherche est d’apporter la démonstration de la faisabilité industrielle du réacteur ; c’est ce qui explique l’idée d’un démonstrateur technologique.

Lorsque le CEA a été chargé par la loi de programme relative à la gestion durable des matières et déchets radioactifs du 28 juin 2006 d’explorer la piste d’un réacteur de quatrième génération à neutrons rapides, plusieurs options technologiques se sont ouvertes, dont celles que vous avez citées : des réacteurs à sodium, à hélium, au plomb ou à sels fondus. Si l’on ne veut pas ralentir la réaction en chaîne, le caloporteur choisi doit être transparent aux neutrons. Étant donné l’expertise acquise en France et ailleurs, tous les pays – Russie, Inde, Chine et Japon notamment – qui, visant le multi-recyclage du plutonium, ont l’intention de mettre en œuvre au cours de ce siècle la technologie des réacteurs à neutrons rapides ont choisi pour caloporteur le sodium, le métal qui présente les plus grands avantages en termes de faisabilité technologique. Lors du forum international Génération IV, l’option du réacteur à neutrons rapides refroidi au sodium est apparue la plus prometteuse. Elle présente des avantages et aussi des risques, mais ces risques peuvent être maîtrisés.

Mme Sabine Buis, présidente. Quels commentaires pouvez-vous faire sur l’implication d’EDF dans ce projet ? Les réacteurs de quatrième génération vous paraissent-ils correspondre à la stratégie de l’entreprise ?

M. Bernard Bigot. EDF est l’un des partenaires du CEA dans la phase actuelle de développement du prototype ASTRID, d’une puissance de 600 mégawatts, pour faire la démonstration de sa sûreté et de son opérabilité puisque, comme vous l’avez souligné, la maîtrise complète du cycle s’impose. L’État nous a fait obligation de réunir un concours financier de l’ordre de 20 % des dépenses associées à la première phase, celle de l’avant-projet sommaire. EDF, comme AREVA et d’autres entreprises, est explicitement associée à cette démarche. EDF est aussi associée à la réflexion sur les différents scénarios possibles.

EDF est directement intéressée par ce projet. L’entreprise a la maîtrise de la technologie des réacteurs à neutrons thermiques, mais elle a aussi la responsabilité – cela a été évoqué ici même, en ma présence, il y a quelques jours – de la gestion du cycle.

Je l’ai dit, les combustibles usés peuvent être stockés en tant que tels ou recyclés. Aujourd’hui, un premier recyclage est possible et les MOX, mélanges de plutonium et de dioxyde d’uranium, peuvent être utilisés comme combustibles dans une vingtaine des cinquante-huit réacteurs à neutrons thermiques d’EDF. Cependant, ils ne peuvent être recyclés qu’une fois ; ensuite, la modification de la composition isotopique du plutonium issu de ce premier retraitement ne permet plus le maintien de la réaction en chaîne. Que faire, alors, du combustible MOX usé ? S’il est stocké en l’état, il faut prévoir le coût de son confinement pendant un temps très long et de la prévention de tout risque de criticité. EDF est donc intéressée par la démonstration technologique de la faisabilité de la solution précédemment évoquée, qui améliorerait grandement la gestion du cycle en réduisant considérablement la charge que représente la gestion du combustible usé. Voilà pourquoi le CEA et EDF travaillent de concert sur le plan technique, sur le plan conceptuel et sur le scénario propre à permettre l’utilisation de réacteurs à neutrons rapides.

Nous considérons qu’aussi longtemps que l’on pourra extraire de l’uranium naturel en quantité suffisante, les réacteurs à neutrons thermiques poursuivront leur activité ; la gestion actuelle du combustible usé continuera donc elle aussi. Or le MOX n’est pas une matière inerte : une partie du plutonium qu’il contient se transforme en américium, un radionucléide dont les caractéristiques radiologiques compliquent le traitement ultérieur du combustible usé. En outre, le MOX perd très vite ses qualités de producteur d’énergie, ce qui représente une perte considérable. Parce que l’on n’a pas intérêt à stocker les MOX usés pendant de trop longues périodes, EDF est potentiellement intéressée à ce que, parallèlement aux réacteurs de troisième génération, soient mis en marche quelques réacteurs de quatrième génération qui, après un temps suffisant de refroidissement du MOX, commenceront à brûler le plutonium extrait des combustibles MOX usés. Nous travaillons en collaboration étroite avec EDF à ce sujet.

Mme Sabine Buis, présidente. Quel sera le montant total de la dépense engagée par EDF dans le projet ASTRID ?

M. Bernard Bigot. Un financement de 625 millions d’euros est prévu pour ce projet dans le cadre du programme des investissements d’avenir. S’y ajoutent quelque 400 millions provenant de la subvention du CEA et les contributions de différents acteurs. Plutôt que d’avancer un montant erroné, je vous communiquerai les chiffres précis plus tard, mais je puis déjà vous donner un ordre de grandeur : la contribution financière des acteurs industriels associés au projet est d’une vingtaine de millions d’euros chaque année, et l’apport d’EDF est d’environ un tiers de ce montant.

Mme Sabine Buis, présidente. Pendant combien de temps ?

M. Bernard Bigot. Le projet a démarré en 2010, avec l’objectif d’aboutir en 2017 à l’avant-projet détaillé, c’est-à-dire la consolidation des concepts fondant la réalisation du réacteur, le dessin de ses composants essentiels et l’estimation des coûts. Étant donné la contrainte budgétaire, l’État nous a demandé de prolonger cet exercice jusqu’en 2019. Deux étapes sont prévues : l’avant-projet sommaire se terminera fin 2015 ; ensuite viendra l’avant-projet détaillé. Il nous a été demandé de réunir des contributions de nos partenaires industriels à hauteur de 20 % au moins du coût pour l’avant-projet sommaire – et nous sommes à 23 % –, et de 30 % pour le coût de l’avant-projet détaillé.

M. Denis Baupin, rapporteur. Parlant de la toxicité du plutonium usé, vous avez évoqué deux solutions possibles : le stocker ou le recycler dans les réacteurs de quatrième génération. On pourrait aussi considérer qu’il faudrait éviter d’en produire, mais je conviens que ce n’est pas l’objet de notre discussion ce matin.

Les réacteurs de quatrième génération permettraient donc de recycler le plutonium et l’uranium. J’aimerais que vous précisiez ce qu’il en serait de la transmutation des autres déchets à haute activité et à vie longue (HAVL), car je crois comprendre que ces réacteurs ne permettent pas d’envisager cette hypothèse.

Vous avez expliqué que tous ceux qui, dans le monde, veulent mettre au point des réacteurs de quatrième génération ont retenu la solution des réacteurs refroidis au sodium. Cela signifie-t-il, selon vous, qu’aucune des autres options ne permettrait d’aboutir au cours de ce siècle ?

Aussi bien l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN) que l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) estiment que si l’on se lance dans la construction de réacteurs de quatrième génération, un saut est nécessaire en matière de sûreté. L’ASN considère ainsi que la quatrième génération « doit apporter un gain de sûreté significatif par rapport à la troisième génération et qu’ASTRID doit permettre de tester effectivement des dispositions de sûreté renforcée ». Lesquelles de ces dispositions sont à l’étude au CEA, sachant par ailleurs que le caloporteur sodium n’est pas sans poser des problèmes, comme on l’a vu avec les réacteurs Phénix et Superphénix ? On sait la criticité induite par les réactions chimiques entre le sodium, l’air et l’eau. L’IRSN évoque plusieurs points qui méritent d’être réétudiés : les capacités d’inspection en service de l’installation compliquées par l’opacité du sodium, les accidents potentiels qui pourraient être induits par les coulées de matériau fondu et la possibilité de les maintenir en cuve, l’éventualité du déclenchement d’une explosion de vapeur de sodium et son ampleur, les interactions énergétiques entre sodium et combustible fondu et le transfert de radionucléides à l’enceinte de confinement… Ces questionnements donnent le sentiment que le refroidissement au sodium suppose des progrès de conception par rapport à l’EPR et que, de plus, cette technologie présente une dangerosité spécifique. À ces interrogations, quelles réponses pourrez-vous apporter, et dans quels délais ? L’avant-projet sommaire doit être terminé en 2015, mais l’IRSN considère que le dossier d’options de sûreté devrait être rédigé en 2014. Ce calendrier sera-t-il tenu ?

Si la question de la faisabilité scientifique est tranchée, la sûreté doit encore être améliorée, et il reste à connaître le coût de l’énergie ainsi produite – car s’il apparaît, au terme de la démonstration, qu’il est largement supérieur au coût d’autres modes de production de l’électricité, la question de la pertinence du projet peut se poser. Quelle est, selon vous, la compétitivité potentielle de la production des réacteurs de quatrième génération ?

Enfin, il existe une divergence de vues entre EDF et AREVA, qui visent la mise en service de réacteurs de quatrième génération au milieu du siècle, d’une part, et l’IRSN, qui envisage plutôt la fin du siècle, d’autre part. Lequel de ces calendriers nettement différents faites-vous vôtre ?

M. Bernard Bigot. Avant de répondre à vos questions, je tiens à insister sur un point important. Du cycle de production électronucléaire sont issues chaque année, en France, environ dix tonnes de plutonium. Pour un parc nucléaire comme le nôtre, dont la durée moyenne de fonctionnement est de quarante ans, cela signifie donc la production de 400 tonnes de plutonium. Quoi qu’il advienne et quels que soient les choix, ce problème devra être traité, et je considère qu’il serait totalement déraisonnable de stocker 400 tonnes de plutonium dans notre sous-sol, car même si elles sont considérablement dispersées, le risque de criticité demeure.

Il est établi que les produits de fission ne sont pas transmutables techniquement. Leur durée de vie est de l’ordre de la centaine d’années et, au-delà de cinq cents ans, leur niveau de radioactivité rejoint celui de la radioactivité naturelle initiale. Voilà ce qu’il en est des quelque 4 % de matières non recyclables, qui peuvent être stockées dans des matrices de verre.

M. le rapporteur. Ai-je bien compris qu’au bout de cinq cents ans, les colis vitrifiés stockés à la Hague auront retrouvé un niveau de radioactivité naturelle ?

M. Bernard Bigot. Oui, s’ils ne contenaient que des produits de fission. La radioactivité du plutonium – qui constitue 1 % du combustible usé – décroît beaucoup plus lentement : à l’échelle d’un million d’années. Les actinides mineurs – américium, neptunium et curium – représentent, eux, 0,1 %. Conformément à la loi, le CEA est engagé dans la recherche sur leur transmutation. Mais le premier problème à traiter pour l’envisager est celui du plutonium : s’il n’est pas multi-recyclé, le problème demeure irrésolu et il n’y a aucune pertinence à penser transmuter l’américium. Il faut donc procéder par étapes. Aussi, le réacteur ASTRID est-il conçu pour multi-recycler le plutonium puis, une fois le multi-recyclage démontré, pour transmuter l’américium, produit à haute activité et à vie longue, en produit à vie plus courte.

J’en viens au calendrier qui doit permettre le développement industriel de ce réacteur au cours du siècle. Si l’avant-projet détaillé disponible en 2019 est robuste et qu’il satisfait certains des critères que vous avez évoqués, ce pourquoi nous sommes effectivement mobilisés ; si la décision politique est prise au bon moment ; si les moyens financiers sont réunis avec les intérêts potentiels associés, on construira ce démonstrateur technologique. On peut estimer qu’il y faudra six ans – sa durée de fabrication sera un peu plus courte que celle de l’EPR, dont il n’aura pas la puissance. On sera alors en 2025. Une dizaine d’années seront ensuite nécessaires pour démontrer les capacités de sûreté et d’opérabilité du prototype, explorer toutes les pistes de son optimum de fonctionnement et apprécier son économie ; cela conduira à 2035. À ce moment, le choix devra être fait de construire ou pas le premier réacteur de quatrième génération avec obligation d’opérabilité. Dans l’affirmative, il y faudra une dizaine d’années, et l’on sera au milieu de ce siècle, précisément le moment où les premiers combustibles MOX usés seront suffisamment refroidis pour que la démonstration soit faite qu’ils sont susceptibles d’être recyclés.

M. le rapporteur. Une première tête de série industrielle sera donc prête en 2050 ?

M. Bernard Bigot. Oui, avec un premier apprentissage des possibilités nouvelles offertes par le multi-recyclage du plutonium.

La compétitivité économique suppose une bonne opérabilité. Dans le rapport que nous avons remis au Gouvernement en décembre 2012, nous estimons le coût du kilowattheure produit dans le cas du multi-recyclage du plutonium – technologie qui dispense de l’obligation d’enrichir l’uranium – de 15 % supérieur à celui de la production d’électricité par les réacteurs de troisième génération.

M. le rapporteur. Donc, de 15 % supérieur au coût de l’électricité produite avec l’EPR ?

M. Bernard Bigot. Oui. Ce réacteur, plus complexe que les précédents et associé à un cycle de production également plus complexe, ne peut entrer en compétition stricte avec ses prédécesseurs. Mais ce surcoût peut être effacé par le bénéfice obtenu à ne devoir stocker in fine que des colis vitrifiés contenant des produits de fission à durée de vie plus courte au lieu de devoir confiner pendant un temps extrêmement long les combustibles usés. Ces derniers devront d’ailleurs être reconditionnés, car ils n’ont pas été conçus pour pouvoir être stockés durablement sans conditionnement supplémentaire ; il faudra des gainages plus résistants aux échanges thermiques de très long terme. Aussi longtemps qu’il n’y a pas déficit d’uranium naturel disponible pour faire fonctionner les réacteurs de la troisième génération, la production d’électricité par le biais d’un réacteur à neutrons rapides induira un surcoût, mais l’économie globale d’un parc où cohabiteraient des réacteurs à neutrons thermiques et quelques réacteurs à neutrons rapides serait favorable. L’un des objets de la construction du prototype est d’en faire la démonstration.

Je ne dis pas que les autres technologies – réacteurs à caloporteur plomb ou hélium, filière à sels fondus – ne pourraient faire l’objet d’une démonstration au cours de ce siècle, mais je ne pense pas leur développement industriel possible au XXIe siècle. Le grand avantage du sodium est qu’il peut être travaillé à la pression atmosphérique ; cela élimine le risque de surpression existant dans les réacteurs à eau pressurisée et facilite les démonstrations de sûreté. La Russie utilise des réacteurs à caloporteur sodium depuis quarante ans et le réacteur Phénix a fonctionné pendant trente ans ; nous disposons donc d’un retour d’expérience considérable sur lequel nous pouvons nous appuyer. J’observe que les réacteurs qui n’ont jamais fonctionné sont toujours dits plus sûrs, moins cher et meilleurs. Je doute des vertus dont ils sont ainsi parés. Dans le cas qui nous occupe, des étapes ont déjà été franchies, il faut en franchir d’autres : l’enjeu de sûreté d’abord, puis l’opérabilité, qui conditionne l’économie générale du projet.

Venons-en à la sûreté. Il est toujours très facile de prétendre que le réacteur qui vient doit avoir un niveau de sûreté supérieur à celui de la génération précédente. Selon moi, nous avons atteint, avec les réacteurs de troisième génération, un niveau de sûreté très élevé. Néanmoins, même s’il est extrêmement peu probable, un accident est toujours possible, et il aurait des conséquences dommageables. Le seul objectif qui vaille en matière de sûreté, la condition absolue, c’est qu’il ne doit pas y avoir de relâchement de radionucléides à l’extérieur du site nucléaire, même dans le cas du pire accident nucléaire. Autrement dit, il faut éviter ce qui s’est passé à Fukushima, où un relâchement de radionucléides a neutralisé pour quelques décennies un territoire de quelque 400 kilomètres carrés. C’est, pour nous comme pour nos concitoyens, l’exigence absolue, et c’est l’objectif que doivent atteindre les réacteurs de troisième génération, ce qui a impliqué des renforcements considérables en matière de conception et d’organisation. Les réacteurs de quatrième génération doivent avoir le même niveau de sûreté.

M. le rapporteur. Vous considérez que l’on en fait assez en matière de sûreté avec les réacteurs de troisième génération et que l’on n’est pas obligé de faire plus. Vous êtes donc en désaccord avec l’ASN, pour laquelle le réacteur de quatrième génération doit apporter un gain de sûreté significatif par rapport aux réacteurs de troisième génération ?

M. Bernard Bigot. Si, après un retour d’expérience de plusieurs décennies, nous avons atteint un niveau de sûreté satisfaisant, celui des critères les plus exigeants pour l’ensemble des acteurs et pour la population, pourquoi me donnerai-je pour objectif d’aller encore plus loin, handicapant ainsi le développement en question ? Si déjà la démonstration claire est faite que le premier réacteur de quatrième génération a le même niveau de sûreté que celui que j’évoque et qu’il est capable de satisfaire les exigences de sûreté les plus élevées, je ne sais pas ce que signifie « plus de sûreté » que cela.

Nous devons engager avec l’ASN un dialogue sur ce point depuis plusieurs années, mais plusieurs réunions ont été programmées qui n’ont pas eu lieu. Vous me demandez abruptement si je suis d’accord ou non avec l’ASN, mais une déclaration aimable devant votre commission ne constitue pas un débat scientifique approfondi. L’exigence que je donne à mes équipes, c’est le même niveau de sûreté que celui qui a été atteint pour les réacteurs de troisième génération et que je considère comme l’optimum – et je ne vois pas ce qu’il y a de mieux que l’optimum. De plus, nous disposons de plusieurs atouts. Le premier, je vous l’ai dit, est l’absence de surpression. Le deuxième est une inertie thermique considérable, qui donne des temps longs pour réagir. Ensuite, le nouveau réacteur est conçu comme l’EPR, avec l’acceptation que, dans les cas les plus extrêmes, il peut y avoir fusion du cœur – et dans ce cas, les matières seront confinées à l’intérieur d’une enceinte.

Il est vrai que, le sodium n’étant pas transparent à la lumière visible, la question se pose de l’inspection dans le réacteur en service. Pour cette raison, nous développons avec nos partenaires industriels une technique d’observation du bain de sodium chaud utilisant des ultrasons et d’autres moyens – comme, en médecine, le progrès scientifique a permis la conception de techniques non invasives, telle que l’utilisation de la fibre optique, pour parcourir le corps humain. C’est le genre de progrès technique majeur sur lequel nous sommes mobilisés.

À cet égard, quand l’aspect financier du projet a été évoqué, chacun aura compris que son coût ne s’explique pas seulement par des dessins : nous devons faire des recherches approfondies pour qualifier les indispensables outils de diagnostic, d’observation et de réparabilité. Nous avons ainsi mis au point et breveté un cœur « auto-sûr ». Dans le nouveau réacteur, le sodium lèche la gaine du combustible ; un « point chaud » peut se former, entraînant la vaporisation locale du sodium, dite « effet de vide sodium ». Alors que le refroidissement doit toujours être assuré, s’il n’y a plus de sodium liquide au contact de la gaine, une spirale s’enclenche et la température ne peut que croître. Ce scénario peut aboutir à une fusion locale de la gaine. Aussi avons-nous conçu un nouveau modèle de cœur qui prévient ce risque : si un tel phénomène se produisait, la réaction s’étoufferait d’elle-même.

Ce progrès technique majeur aboutit à une amélioration substantielle – et, sur ce point, je rejoins l’ASN – par rapport aux réacteurs à neutrons rapides à caloporteur sodium qui ont fonctionné jusqu’à ce jour. L’enjeu de l’innovation est bien une amélioration par rapport à la situation actuelle ; pour autant, je ne sais pas ce qu’est la « sûreté améliorée ». Selon moi, la sûreté repose sur deux piliers. Le premier est la conception, qui doit être la plus robuste – et notre vision, j’y insiste, est que, quels que soient les événements, il n’y aura pas de radioactivité à l’extérieur. Le deuxième, c’est l’organisation, la culture de la sûreté, l’information et l’expertise des opérateurs, ce qui nous a conduits à concevoir le nouveau réacteur de la manière la plus ergonomique possible. En particulier, la radioactivité que les opérateurs travaillant dans la centrale seront susceptibles de recevoir sur le site de ces nouveaux réacteurs sera inférieure à celle d’aujourd’hui. Sur ce point, je veux bien entendre qu’il y a amélioration de la sûreté.

Mais je ne veux pas laisser accroire que le réacteur de quatrième génération permettrait d’éviter tout type d’accident. Le risque d’accident existe toujours, il faut en avoir conscience – et il est sain d’en être conscient, car cela entretient la vigilance et la mobilisation nécessaire pour que soient rigoureusement respectées les règles de fonctionnement des réacteurs.

M. Damien Abad. Je me félicite de la qualité de cette audition. Je pense, comme M. Bigot, que la conscience du risque entretient la vigilance ; le risque zéro n’existant pas, il nous faut mettre tous les moyens de notre côté pour éviter des désagréments.

J’aimerais revenir sur ce qui fait l’essence de notre commission d’enquête, l’examen du rapport coût/avantage du nucléaire. Le débat se focalise sur les fermetures de réacteurs, mais les conséquences économiques de ces fermetures ne sont-elles pas moins graves que l’absence de projets d’ouvertures ? Par ailleurs, pourriez-vous nous dire ce que le CEA attend du logiciel DEM+ d’aide au démantèlement ?

M. Bernard Bigot. Nous sommes les premiers conscients que l’on ne décide pas la construction de réacteurs nucléaire à la légère mais parce que c’est une nécessité. Dans un monde qui dépend à plus de 80 % d’énergies fossiles, l’énergie nucléaire sera nécessaire, complémentaire des énergies renouvelables. Celles-ci ont assuré les besoins d’énergie de l’humanité pendant des millénaires. Aussi longtemps que la population mondiale était inférieure à un milliard d’hommes vivant de manière dispersée selon des modes essentiellement agricoles, elle pouvait dépendre uniquement d’énergies renouvelables, diffuses et intermittentes. Dans un monde industrialisé qui comptera sous peu 9 milliards d’êtres humains aux fortes attentes en termes de conditions de vie, les énergies renouvelables à elles seules ne suffiront pas. Sauf révolution scientifique majeure qui nous rendrait capables de stocker l’énergie solaire, nous aurons toujours besoin d’une capacité de production continue et massive d’énergie. Le choix est alors entre énergie nucléaire et énergies fossiles. Étant donné le caractère fini des ressources fossiles et l’impact sur l’environnement et sur la santé de leur utilisation massive, le nucléaire est une nécessité – mais il faut faire les choses bien, ce qui signifie aller jusqu’au démantèlement et pouvoir rendre l’espace occupé par les sites nucléaires à des usages alternatifs dans les meilleures conditions.

Le CEA dépense quelque 650 millions d’euros chaque année au démantèlement de ses installations, et continuera de le faire pendant vingt ans. Le parc nucléaire français existant devra être démantelé ; il faut optimiser les techniques de démantèlement et d’assainissement. Cela suppose, avant toute chose, de diagnostiquer en quels lieux se trouve la radioactivité majeure à traiter et quelles sont les zones de radioactivité réduite qui ne posent pas de problème, car il faut trier les déchets pour ne plus traiter les matériaux usés les moins radioactifs comme doivent l’être les déchets à haute activité et à vie longue. C’est l’objet des logiciels que nous développons avec nos partenaires industriels : mieux caractériser, dès le début, là où il faut intervenir avec un haut degré de protection radiologique et là où on peut le faire dans d’autres conditions. C’est un enjeu très fort, qui nous mobilise.

Le rapport coût/avantage du nucléaire est clair. Une fois qu’un réacteur est conçu et construit, ses coûts de fonctionnement – y compris le stockage des déchets usés, le démantèlement et l’assainissement – représentent une faible fraction du coût de l’électricité. Le rapport 2012 de la Cour des comptes, confirmé par celui qui est en cours d’élaboration à votre demande et sur lequel j’ai rédigé les observations que l’on m’invitait à faire, montre que l’on est dans une fourchette comprise entre 10 et 15 % du coût associé à l’exploitation et à la gestion. Même si le prix du combustible venait à doubler, sa part dans le coût demeurerait relativement modeste. Il n’existe pas beaucoup d’installations capables de produire de l’énergie pendant soixante ans. C’est que les réacteurs nucléaires contiennent peu de pièces mécaniques en mouvement et que celles-là sont remplaçables ; il n’y a donc pas d’usure rapide. L’essentiel de l’installation, c’est la cuve en acier, objet, dans un réacteur à caloporteur sodium, d’effet thermique et d’un bombardement neutronique qui déplace chacun des milliards d’atomes une dizaine de fois par an. La redistribution incessante de l’organisation de l’acier ainsi provoquée induit, au bout d’un certain temps, une fragilité croissante, mais nous avons les moyens de la détecter, de l’observer et donc de garantir la sûreté.

Il y a donc un coût intrinsèque avantageux à l’énergie nucléaire, et ce n’est pas sans raison que des pays qui ont peu de ressources fossiles ou dont l’usage des ressources fossiles perturbe profondément l’environnement investissent fortement dans le nucléaire. C’est le cas de la Chine, de l’Inde, de la Russie et du Brésil, mais aussi des États-Unis qui, même s’ils extraient du gaz de schiste, ne veulent pas perdre la maîtrise de la technologie nucléaire, dont M. Moniz, secrétaire d’État à l’énergie, sait qu’ils pourront avoir besoin. L’énergie d’origine nucléaire présente un avantage compétitif réel si la sûreté est assurée de manière crédible.

Enfin, le nucléaire est une industrie qui se planifie. En 2050, les cinquante-huit réacteurs du parc nucléaire français existant ne seront plus en usage : outre qu’ils auront fonctionné de cinquante à soixante ans, ce sont des réacteurs de deuxième génération qui ne sont pas à l’optimum de la sûreté telle que je l’envisage pour les réacteurs de troisième et de quatrième génération. Et même si nous avons pour objectif que l’électricité que nous consommons ne soit plus alors que pour moitié d’origine nucléaire, je ne vois pas comment nous pourrons faire avec moins de trente-cinq réacteurs. La logique commande de planifier la substitution progressive des réacteurs existants par des réacteurs nouveaux, en couplant la programmation des ouvertures et des fermetures pour préserver la capacité de production, et les avantages économiques et de sûreté d’approvisionnement énergétique qui lui sont associés.

Voilà pourquoi il faut s’engager fermement dans la réalisation d’un démonstrateur technologique de quatrième génération : on pourra alors faire la démonstration que l’on est capable, avec une sûreté comparable, de fermer le cycle ancien sans aller vers de nouveaux équipements en laissant cette hypothèque ouverte.

Mme Sabine Buis, présidente. Monsieur l’administrateur général, je vous remercie.

L’audition s’achève à treize heures dix.

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Membres présents ou excusés

Commission d'enquête relative aux coûts passés, présents et futurs de la filière nucléaire, à la durée d'exploitation des réacteurs et à divers aspects économiques et financiers de la production et de la commercialisation de l'électricité nucléaire

Réunion du jeudi 10 avril 2014 à 12 heures

Présents. - M. Damien Abad, M. Bernard Accoyer, Mme Marie-Noëlle Battistel, M. Philippe Baumel, M. Denis Baupin, M. François Brottes, Mme Sabine Buis, M. Jean-Pierre Gorges, Mme Frédérique Massat, M. Patrice Prat, M. Michel Sordi, Mme Clotilde Valter

Excusés. – Mme Sylvie Pichot, M. Franck Reynier, M. Stéphane Travert