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Commission d’enquête relative aux coûts passés, présents et futurs de la filière nucléaire, à la durée d’exploitation des réacteurs et à divers aspects économiques et financiers de la production et de la commercialisation de l’électricité nucléaire, dans le périmètre du mix électrique français et européen, ainsi qu’aux conséquences de la fermeture et du démantèlement de réacteurs nucléaires, notamment de la centrale de Fessenheim

Jeudi 10 avril 2014

Séance de 16 heures

Compte rendu n° 44

Présidence de M. François Brottes Président

– Thème : Risque nucléaire - Évaluation du risque et assurance

Audition de M. Jacques Repussard, directeur général de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN)....

L’audition débute à seize heures dix.

M. le président François Brottes. Monsieur le directeur général, soyez le bienvenu. Notre commission d’enquête se penche aujourd’hui sur la question des risques et des coûts d’accidents nucléaires. En cette matière, les estimations réalisées par l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN) ont de quoi donner le vertige.

Selon M. le rapporteur et M. Gorges, vous auriez déclaré, à l’occasion d’une conversation informelle, que les réacteurs de quatrième génération ne verraient pas le jour avant la fin du siècle. Or les responsables d’EDF, d’AREVA et du Commissariat à l’énergie atomique (CEA) que nous avons auditionnés ce matin nous ont confirmé les dates de 2017 pour l’avant-projet sommaire (APS), de 2019 pour l’avant-projet détaillé (APD) et de 2050 pour la mise en service industrielle ; au passage, ils se demandent comment, sans les avoir interrogés, vous pouvez avoir un avis à ce sujet. Avant d’en venir au thème qui nous occupe, il serait utile de vous entendre sur ce point dans le cadre de notre instance.

Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je vous demande de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Jacques Repussard prête serment.)

M. Jacques Repussard, directeur général de l’Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire (IRSN). Je vous confirme mes propos d’hier : un déploiement industriel à grande échelle des réacteurs de quatrième génération ne me semble pas envisageable avant les dernières années de ce siècle. Ce n’est pas l’avis officiel d’un expert de l’IRSN ; c’est un sentiment personnel, fondé sur ma connaissance des pratiques du système nucléaire français. Il est difficile d’imaginer que la construction de tels réacteurs commence au cours du présent quinquennat, d’autant que l’IRSN a soulevé des questions qui n’ont pas encore trouvé de réponses. Une fois les expertises réalisées – ce qui, au vu de l’exemple de l’EPR, devrait prendre dix ans – et le réacteur construit, il faudra attendre le retour d’expérience, sur lequel s’appuieront les décisions économiques relatives à l’exploitation : tout cela prendra assurément plus de temps que pour les réacteurs à eau légère construits dans les années 70 et 80. Mon raisonnement tient compte de la viscosité des procédures au sein de la filière.

M. le président François Brottes. Si je vous suis bien, c’est l’ensemble des éléments de contexte, et non le seul aspect technologique, qui justifie votre point de vue.

M. Jacques Repussard. Oui, monsieur le président.

M. le président François Brottes. Le rapport de la Cour des comptes de janvier 2012 fait état des chiffrages de votre institut en matière d’accidents nucléaires : 120 milliards d’euros, soit 6 % du PIB, pour un accident grave, et 450 milliards pour un accident majeur – vous nous expliquerez la différence entre les deux. D’autres chiffres ont circulé, que je peinerais à prononcer tant ils sont élevés. Quelle est la robustesse du raisonnement économique à l’origine de ces estimations ? Est-on en mesure d’établir des probabilités en matière d’accidents nucléaires ? Vous me direz que, si un accident survient, peu importe la probabilité qu’il soit arrivé… Reste que la probabilité est un critère d’appréciation du risque.

M. Jacques Repussard. Dans le cadre de l’amélioration au fil de l’eau des mesures de sûreté, EDF a proposé à l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN), en 2007, d’inclure le paramètre coût-bénéfice, que l’ASN nous a à son tour demandé d’expertiser. Il s’agit donc de calculer le coût, pour EDF, des décisions de l’ASN tendant à prévenir un accident au regard du bénéfice que représenterait le fait d’éviter le même accident. Nous nous sommes aperçus qu’EDF avait oublié d’intégrer de nombreux éléments à ce coût, ce qui valorisait d’autant le bénéfice.

M. le président François Brottes. Votre expertise a été une douche froide…

M. Jacques Repussard. Après avoir publié un premier rapport confidentiel sur le sujet, nous avons décidé d’approfondir notre expertise – notamment à travers la création d’un laboratoire de recherche dirigé par M. Momal –, afin de réduire les marges d’incertitudes, qui demeuraient grandes.

Les scénarios étant en nombre infini, il convient tout d’abord de définir ce qui serait un accident de référence, d’un coût médian. Parmi les nombreux types possibles, nous en avons ciblé deux, avec rejets radioactifs : l’accident « grave » s’accompagne de rejets importants mais maîtrisés par l’exploitant, et l’accident « majeur », de type Fukushima, de rejets non maîtrisés. Les mécanismes de défense en profondeur et les procédures de sûreté rendent l’accident majeur très improbable ; aussi l’industrie nucléaire a-t-elle été prolixe sur cette probabilité, qui cependant n’est pas nulle – d’où le parti pris de nos travaux.

Un scénario d’accident doit évidemment prendre en compte l’environnement socioéconomique du département où est implantée la centrale, mais aussi la météorologie, par définition imprévisible longtemps à l’avance. Nous avons donc choisi un site français de référence, représentatif d’une situation moyenne, et, à partir d’un scénario d’accident, lancé nos simulateurs en y intégrant, au jour le jour, les données météorologiques réellement observées sur la zone tout au long d’une année antérieure. L’ensemble de ces données a été pondéré afin de constituer une moyenne.

M. le président François Brottes. Pourriez-vous donner quelques précisions sur la nature de cet accident théorique ?

M. Jacques Repussard. Dans l’accident grave, une partie des espèces volatiles du cœur est rejetée.

M. le président François Brottes. Qu’est-ce qui provoque ce phénomène ?

M. Jacques Repussard. À la limite, peu importe ; mais le scénario-type est celui d’une interruption du refroidissement du cœur entraînant une fusion de celui-ci au sein de la cuve. Si aucun autre refroidissement n’intervient, le circuit primaire s’ouvre et la montée en pression à l’intérieur de l’enceinte oblige l’exploitant, s’il veut garder la maîtrise de l’installation, à ouvrir les filtres, si bien que la radioactivité s’échappe à l’extérieur.

M. le président François Brottes. Il importe quand même de connaître la probabilité d’un tel scénario !

M. Jacques Repussard. La probabilité, je le répète, est faible mais non nulle ; d’où la nécessité d’un scénario physiquement réaliste, qui permette d’évaluer les coûts a priori.

Nous nous sommes efforcés d’identifier les composantes du coût. Les composantes radiologiques, autrement dit imputables à la présence de radioactivité, étaient déjà connues des industriels : évacuation des populations, éventuels dommages sanitaires si celle-ci n’est pas assez rapide ou pertes de productions agricoles. Mais, l’exemple de Fukushima le montre, il faut ajouter d’autres composantes non prises en compte par les acteurs du nucléaire à travers le monde, États-Unis en tête, depuis une quarantaine d’années. Ce sont d’abord les coûts liés, pour l’exploitant, au démantèlement du réacteur accidenté et à la remise en état du site ; ce sont ensuite les coûts élevés du remplacement de la source d’énergie électrique, car un accident, même de faible ampleur, entraînerait l’arrêt de la production des réacteurs du même type, et ce dans l’urgence : au Japon, cette mesure de précaution a d’ailleurs fait monter le prix du gaz au niveau mondial. Ce sont enfin les coûts d’« image » générés par l’aversion des acteurs économiques aux risques radiologiques, ce dont pâtirait l’attractivité de tous les territoires, et pas seulement de ceux qui ont été contaminés. Au Japon, des produits en provenance de zones très éloignées de Fukushima sont ainsi devenus invendables. Grâce à l’IRSN, l’Union européenne est revenue sur son intention d’interdire l’accès au port de Yokohama des bateaux battant pavillon européen – je vous laisse imaginer quelles eussent été les conséquences d’une telle décision pour le commerce japonais. Il faut donc tenir compte de l’impact d’un accident sur des secteurs tels que l’agriculture, le tourisme, voire l’industrie.

Selon nos estimations, dans un pays comme la France, ces différentes composantes peuvent représenter jusqu’à 50 % du coût total ; d’où les chiffres que vous avez cités, monsieur le président.

M. le président François Brottes. Il y en a un troisième, que je n’ai pas cité.

M. Jacques Repussard. Les chiffres de 450 milliards et 120 milliards d’euros correspondent respectivement aux coûts médians d’un accident majeur et d’un accident grave.

Nos travaux, toutefois, n’avaient pas pour objectif de fixer des coûts, par définition très aléatoires, mais d’expertiser les approches ayant cours, dans le monde, sur le paramètre coût-bénéfice. Notre but, en d’autres termes, est d’éclairer les décideurs publics sur les composantes du coût – celui-ci déterminant les réflexions sur le calcul des indemnisations, les assurances et les pratiques de l’industrie –, afin de leur permettre d’en tenir compte, étant entendu que les chiffres peuvent grandement varier en fonction des décisions : le coût ne résulte pas seulement de l’accident lui-même, mais aussi de la façon dont celui-ci est géré par les nombreux acteurs. Le sens de notre rapport n’est évidemment pas de procéder à un chiffrage au centime près, mais de mettre en évidence des paramètres sur lesquels il est possible d’agir, notamment dans le cadre des politiques de prévention. M. Ayrault a autorisé la publication d’un nouveau plan de gestion des risques nucléaires, relayant ainsi la décision de M. Fillon après l’accident de Fukushima. Ce plan présente des pistes d’action dont certaines font écho à notre rapport, en particulier sur le problème de la continuité de l’activité économique au regard du droit de retrait des travailleurs : l’impact serait d’autant plus lourd qu’il n’a pas été mesuré à l’avance.

M. le président François Brottes. Par le fait, votre rapport sert davantage à dresser l’inventaire des éventuelles conséquences collatérales, afin de les limiter autant que faire se peut, qu’à présenter une addition dont on perçoit les marges d’incertitude.

M. Denis Baupin, rapporteur. Je vous remercie de votre travail, monsieur le directeur général. Dès lors que l’ASN comme l’IRSN estiment qu’un accident nucléaire est possible en France, la meilleure chose à faire est évidemment de l’empêcher, mais il faut aussi en mesurer les impacts éventuels.

La probabilité d’un tel accident, avez-vous déclaré, est très faible. On a l’habitude d’entendre que le risque de fusion du cœur équivaut à 1x10-5 par année-réacteur ; or ce sont 3 480 de ces années qu’il faut prendre en compte si l’on fait fonctionner les cinquante-huit réacteurs français pendant soixante ans, comme le souhaite EDF ; si bien que le risque atteint alors près de 3,5 %. Par ailleurs, un certain Jacques Repussard n’a-t-il pas déclaré au journal Le Monde, après Fukushima, qu’au vu des accidents déjà intervenus, la sous-évaluation atteignait sans doute un facteur 20 ? Afin de n’effrayer personne, je me garderai de multiplier 3,5 % par ce facteur mais, au-delà de la vérité des chiffres, on a le sentiment que la probabilité n’est pas aussi infime qu’on le dit.

Quant aux coûts, vous avez montré qu’ils sont liés aux interactions possibles dans nos sociétés complexes. C’est ce qui explique la difficulté des évaluations, d’autant que le facteur météorologique est loin d’être négligeable : lors de la catastrophe de Fukushima, le vent, heureusement pour les Japonais, avait soufflé non pas vers Tokyo, mais vers la mer ; dans le cas contraire, les conséquences humaines, environnementales et économiques eussent été bien plus lourdes. Or, sauf erreur de ma part, le rapport de la Cour des comptes fait état, pour les catastrophes de Tchernobyl et de Fukushima, de factures comprises entre 600 et 1 000 milliards. Les ordres de grandeur ne sont donc pas très éloignés de vos propres projections. J’imagine, par exemple, que vos scénarios ne décrivent pas des accidents survenus à proximité des grandes agglomérations – auquel cas le coût se situerait plutôt dans le haut de la fourchette.

Il ne s’agit pas d’agiter des chiffres pour faire peur, mais de mettre en lumière certaines carences du système assurantiel français, dérogatoire en matière de risques nucléaires. Cela peut se justifier au regard de la nature de ces risques, mais le fait que la collectivité assume les conséquences financières d’un accident représente une forme de subvention au profit du nucléaire : cela mérite à tout le moins une évaluation, notamment dans le cadre de notre commission d’enquête, ne serait-ce que pour comparer les énergies entre elles et leurs coûts respectifs pour la collectivité.

Aux dires des assureurs, il faudrait, pour calculer la prime annuelle, multiplier le coût d’un accident – de 120 à 450 milliards d’euros, donc – par la probabilité que celui-ci survienne, selon le chiffre que j’indiquais tout à l’heure, et tenir compte, éventuellement, d’un autre facteur touchant à la disponibilité des sommes. Quel est votre sentiment sur ce point, sachant qu’aujourd’hui, les exploitants ne sont responsables qu’à hauteur de 91,5 millions d’euros ? Il est question de porter ce chiffre à 700 millions lors de la révision de la Convention de Paris, mais la différence avec les ordres de grandeur que vous avez mentionnés resterait encore d’un facteur 1 000 : même si l’ensemble du coût ne peut être couvert, une telle disproportion laisse un reste à charge considérable pour l’État. Ce coût, dont on espère évidemment qu’il demeure théorique, figure d’ailleurs parmi les comptes « hors bilan » pointés il y a quelques mois dans un rapport de la Cour des comptes.

Je me permets également de vous poser, une nouvelle fois, les questions que je vous ai posées hier lors de notre déjeuner de travail. La loi de transition énergétique entérinera peut-être la révision de la Convention de Paris quant à l’augmentation du plafond de responsabilité de 91,5 à 700 millions d’euros. La loi peut-elle fixer un plafond plus élevé ? Que dit exactement la Convention de Paris à ce sujet ?

En cas d’accident touchant des centrales situées non loin des frontières, les conséquences pourraient concerner d’autres pays – ce qui n’est pas sans poser quelques problèmes pour la gestion des risques. Comment, alors, envisager les questions d’indemnisation ? Y a-t-il des risques de contentieux juridiques avec des pays voisins, dont certains ont décidé d’arrêter le nucléaire parce qu’ils l’estiment dangereux ?

Quid, enfin, de l’indemnisation des particuliers, sachant que les contrats d’assurance excluent le risque radiologique ? En d’autres termes, si des logements deviennent inhabitables à la suite d’un accident nucléaire, leurs occupants ne seront pas indemnisés. Le droit japonais n’avait rien prévu non plus pour les populations qui ont dû être déplacées suite à l’accident de Fukushima. Une procédure spécifique, déclenchée par l’État, existe pour les risques de catastrophe naturelle ; elle permet d’indemniser les victimes à des niveaux et dans des délais raisonnables. Ne pourrait-on s’en inspirer pour les catastrophes nucléaires ?

M. le président François Brottes. Le calcul qui consiste à multiplier le facteur 10-5 par le nombre de centrales et d’années.réacteur ne vous semble-t-il pas spécieux ?

La couverture contre les catastrophes naturelles n’est pas universelle. Pour avoir été maire d’une commune de montagne exposée à des risques d’éboulements, je sais qu’un plan de prévention des risques naturels (PPRN) peut placer certains habitants en zone rouge, si bien que la valeur de leur patrimoine s’en trouve du jour au lendemain réduite à zéro, et que les assureurs refusent de les couvrir s’ils ne construisent pas, à leurs frais, des digues contre ces éboulements. Bref, le droit assurantiel n’est pas muet que pour les risques technologiques.

M. Hervé Mariton. Le fonds Barnier n’assure-t-il pas une couverture ?

M. le président François Brottes. Non, il vient seulement en soutien ; mais lorsque, sur l’injonction d’un PPRN, une commune modifie son plan local d’urbanisme (PLU), la valeur des logements situés en zone à risques s’effondre et les assureurs refusent de s’engager faute de travaux à la charge des propriétaires.

M. Hervé Mariton. Les accidents auxquels songe le rapporteur ne sont pas du même type que ceux visés par le facteur 10-5. Pourriez-vous apporter des précisions sur ce point ? Vous n’avez pas non plus évoqué, me semble-t-il, le troisième chiffre auquel le président Brottes a fait allusion.

M. Jacques Repussard. Fixer un chiffre maximal n’a pas de sens. Le coût de l’accident de Three Mile Island – une fusion du cœur sans rejet radioactif – n’a pas dépassé quelques milliards ; celui de l’accident de Fukushima atteindra peut-être le millier de milliards de dollars. Plutôt que de spéculer sur des minima et des maxima, il convient de s’en tenir à des chiffres médians, à partir desquels on peut définir des politiques publiques.

Sauf votre respect, monsieur le rapporteur, il ne faut pas confondre calcul statistique et calcul probabiliste. Le facteur de 10-5 – voire 10-6, selon certaines estimations – résulte de l’addition de fragments de probabilités portant sur des arborescences de causes susceptibles de provoquer la fusion du cœur – laquelle n’entraîne pas forcément un rejet radioactif. Ces calculs n’intègrent pas l’ensemble des variables. Le paramètre de l’interface entre l’homme et la machine, par exemple, est difficile à quantifier. Par construction, les probabilités affichées par l’industrie nucléaire sont donc minorées, même si ce n’est pas de beaucoup. Ces chiffres ne prennent pas non plus en compte les aléas extérieurs à la centrale, aléas que l’on peut donc représenter autrement – périodicité de retour d’un séisme, par exemple.

Il y a quelques années, monsieur le rapporteur, j’ai voulu dire la chose suivante : au vu du nombre de centrales exploitées dans le monde, le nombre d’accidents graves est statistiquement proche de celui que l’on constate pour d’autres grandes installations technologiques, telles que les raffineries. Dès lors, je m’interrogeais sur le fait de savoir si l’humanité était capable d’aller plus loin dans la prévention des risques technologiques. Je ne renie en rien ce calcul, mais le transposer à la France serait une faute mathématique. Votre calcul, par exemple, ne prend pas en compte les années écoulées, au cours desquelles il n’y a pas eu d’accident grave. De plus, beaucoup de mesures de prévention des risques ont été prises depuis la construction des centrales, notamment après les accidents de Tchernobyl et de Fukushima. Bref, votre multiplication oublie un certain nombre d’éléments.

M. le rapporteur. Je ne prétendais pas que cette démonstration fût mathématiquement vraie : j’entendais seulement mettre en évidence que la probabilité n’est pas aussi infime qu’on le répète, comme le confirme d’ailleurs votre comparaison statistique avec d’autres secteurs technologiques.

M. Jacques Repussard. C’est vrai mais, je le répète, cette comparaison est à l’échelle du monde. On est en droit de penser, au vu des moyens déployés, que la probabilité d’un accident est plus faible en France.

M. le président François Brottes. De fait, à ce jour, les cas d’accident sont plutôt survenus à l’étranger…

M. Jacques Repussard. Tout le système français, depuis l’exploitant, principal responsable de la gestion des installations, jusqu’aux autorités compétentes en passant par les commissions locales d’information (CLI), tend à la sûreté. Nous faisons davantage d’efforts que d’autres, ce qui se traduit dans les probabilités. Il faut espérer, bien entendu, que nous n’ayons jamais à faire un calcul statistique au niveau français, et que le numérateur reste égal à zéro. S’il fallait donner une probabilité, elle avoisinerait sans doute le 10-4.

M. le rapporteur. Par année-réacteur ?

M. le président François Brottes. À mon avis, monsieur le rapporteur, une telle mise en facteur est fallacieuse.

M. Jacques Repussard. Je vous avais adressé un courriel à ce sujet : j’en ferai un document que je vous communiquerai, monsieur le président. Sur cette question complexe, il convient de manier les chiffres avec prudence.

Le système assurantiel français fait l’objet de dispositions législatives elles-mêmes issues de traités internationaux, qu’il s’agisse de la Convention de Paris ou du protocole de Bruxelles. Ce dispositif définit tout d’abord la responsabilité de l’exploitant qui, aux termes d’une disposition adoptée par l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), est considéré comme responsable, qu’il soit ou non en faute ; en contrepartie de quoi cette responsabilité fait l’objet d’un plafond fixé par la loi. Le protocole de Bruxelles, que notre pays doit encore ratifier, prévoit de porter ce plafond à 700 millions d’euros. S’y ajoute un complément d’indemnisation par les États, financé pour partie par l’État où survient l’accident, et pour une autre partie via un mécanisme de solidarité entre États nucléaires géré par le FMI, le Fonds monétaire international. La France pourrait ainsi, par l’intermédiaire de cette double contribution, mobiliser jusqu’à 1,5 milliard d’euros. Au-delà de ce plafond, nous sommes dans un vide juridique qui ne pourrait être comblé que par des évolutions législatives.

Au regard des projections de l’IRSN, il est donc hautement probable qu’en cas d’accident, les montants d’indemnisation soient environ dix fois inférieurs aux seuls coûts radiologiques, lesquels ne constituent bien entendu qu’une partie des coûts pour la société. Par conséquent, la question reste posée de savoir s’il faut s’en tenir à ce montant de 1,5 milliard d’euros ou aller au-delà. Il y a là matière à un débat politique, étant entendu que ces montants, jusqu’à présent, ont été négociés dans le cadre de l’OCDE et d’Euratom ; j’ignore s’ils figurent dans le « hors bilan », mais il me paraît sage de rester dans le cadre international, afin de ne pas pénaliser financièrement notre pays.

M. le président François Brottes. Le cas d’AZF illustre la lenteur des procédures. Il existe plusieurs unités à risques en Europe, y compris dans des pays peu nucléarisés, où l’indemnisation, objet d’intenses querelles entre assureurs, dépend de décisions de justice qui se font attendre pendant des années : il n’y a pas de cadre comparable à celui qui existe pour les catastrophes naturelles.

M. Jacques Repussard. Pour les accidents nucléaires, cette question ne se poserait pas compte tenu de la responsabilité sans faute de l’exploitant et des mécanismes d’indemnisation par l’État. La question posée est celle du niveau de l’indemnisation. C’est d’ailleurs parce que le risque nucléaire est pris en compte par la loi que les assureurs s’en déchargent en toute bonne conscience. Le mécanisme de solidarité internationale est utile et vertueux, mais les moyens mobilisables sont sans doute, je le répète, très inférieurs aux besoins.

M. le rapporteur. Nous parlons donc d’une petite vertu…

M. Jacques Repussard. Je vous laisse la responsabilité de cette remarque…

M. le président François Brottes. La maille est sans doute trop étroite ; mais au moins le problème a-t-il été traité pour cette filière industrielle, fût-ce partiellement, alors qu’il ne l’a pas été pour d’autres.

M. Jacques Repussard. Oui, même si, en matière de catastrophes naturelles, l’État pallie les insuffisances des primes d’assurance à travers le système de réassurance. Le mécanisme d’indemnisation existe pour les risques nucléaires ; c’est sur son dimensionnement qu’il faut s’interroger – c’est là le rôle de l’État et du Parlement.

Ce mécanisme ayant une dimension internationale, la question de l’indemnisation hors des frontières, monsieur le rapporteur, relève sans doute moins des tribunaux que d’un jeu institutionnel.

Le fait est que l’indemnisation ne pourrait couvrir l’ensemble des coûts d’image, tant le lien direct entre l’accident et ce type de préjudice, par exemple dans le secteur du tourisme, serait difficile à établir malgré un impact bien réel. Bref, tous les coûts ne sont pas indemnisables, et seule une partie de ceux qui le sont serait effectivement indemnisée, compte tenu des montants prévus.

M. le rapporteur. La collectivité pourrait tout à fait décider, comme elle le fait parfois, de soutenir des filières ayant subi un préjudice en termes d’image : cela représenterait alors un coût supplémentaire à sa charge.

M. Jacques Repussard. Bien entendu : rien n’empêche le Parlement de voter des mécanismes de solidarité ; nous disons seulement qu’à ce jour, aucune disposition n’est prévue au-delà de celles dont j’ai parlé.

M. le président François Brottes. Existe-t-il des dispositifs pour les barrages hydrauliques ?

M. Jacques Repussard. Je l’ignore, monsieur le président.

M. le président François Brottes. Monsieur le directeur général, je vous remercie.

L’audition s’achève à dix-sept heures dix.

——fpfp——

Membres présents ou excusés

Commission d'enquête relative aux coûts passés, présents et futurs de la filière nucléaire, à la durée d'exploitation des réacteurs et à divers aspects économiques et financiers de la production et de la commercialisation de l'électricité nucléaire

Réunion du jeudi 10 avril 2014 à 16 heures

Présents. - M. Denis Baupin, M. François Brottes

Excusés. – Mme Sylvie Pichot, M. Franck Reynier, M. Stéphane Travert