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Commission d’enquête relative aux coûts passés, présents et futurs de la filière nucléaire, à la durée d’exploitation des réacteurs et à divers aspects économiques et financiers de la production et de la commercialisation de l’électricité nucléaire, dans le périmètre du mix électrique français et européen, ainsi qu’aux conséquences de la fermeture et du démantèlement de réacteurs nucléaires, notamment de la centrale de Fessenheim

Jeudi 17 avril 2014

Séance de 17 h 30 

Compte rendu n° 51

Présidence de M. François Brottes Président

– Thème : Place du nucléaire dans le mix électrique français

Audition jointe de M. Jacques Percebois, président de la commission « Énergies 2050 », et de M. Bernard Laponche, polytechnicien, docteur ès sciences, docteur en économie de l'énergie, ancien directeur général de l'AFME (aujourd'hui ADEME)....

L’audition débute à dix-sept heures trente.

M. le président François Brottes. Nous allons donc maintenant procéder à l’audition de M. Jacques Percebois, président de la commission « Énergies 2050 », qui a réfléchi avec M. Claude Mandil aux perspectives du mix énergétique en 2050 et à la place du nucléaire dans ce dispositif, et de M. Bernard Laponche, dont on connaît les positions très critiques à l’égard de la filière nucléaire. M. Laponche, qui a été directeur général de l’Agence française pour la maîtrise de l’énergie (AFME) – aujourd’hui Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME) –, est un membre actif et éminent de Global Chance. Ces deux personnalités, qui possèdent une compétence reconnue, devraient donc nous présenter des positions clairement différenciées, sinon contradictoires.

Messieurs, la question principale que nous souhaiterions vous poser aujourd’hui est de savoir ce qui est le plus coûteux : rester dans le nucléaire ou en sortir très vite.

Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je vous demande de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(MM. Jacques Percebois et Bernard Laponche prêtent serment.)

M. Jacques Percebois, président de la commission « Énergies 2050 ». Je m’efforcerai d’être aussi synthétique que possible et de résumer l’essentiel du rapport rendu en février 2012 par la commission « Énergies 2050 ». Cette commission, mise en place par le Gouvernement en octobre 2011 et composée d’une cinquantaine de membres, a auditionné 80 personnes et avait reçu du ministre une feuille de route consistant à s’interroger sur la situation énergétique de la France à l’horizon 2030-2050, en privilégiant l’électricité et en examinant notamment quatre scénarios.

Le premier était une prolongation de quarante à soixante ans du parc nucléaire actuel, sous réserve que l’Autorité de sûreté nucléaire donne son accord, réacteur par réacteur, tous les dix ans. Le deuxième était une accélération du passage à la troisième, voire à la quatrième génération de réacteurs. Le troisième, une réduction progressive de la dimension du parc nucléaire, en arrêtant un réacteur sur deux atteignant l’âge de quarante ans et en le remplaçant par un autre mode de production d’électricité. Le quatrième scénario était une sortie complète du nucléaire par l’arrêt successif de tous les réacteurs atteignant quarante ans.

La commission a examiné les différents scénarios disponibles à l’époque, notamment ceux de l’Union française de l’électricité (UFE), du Réseau de transport de l’électricité (RTE), de l’ADEME, de négaWatt, de Global Chance, du Commissariat à l’énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA), de la Direction générale de l’énergie et du climat (DGEC) ou d’AREVA, et étudié diverses trajectoires de demande, s’appuyant particulièrement sur le scénario tendanciel de RTE, assez proche du reste de celui de l’UFE. Nous avons choisi des hypothèses de coûts et avons utilisé, pour tester certains des impacts macro-économiques, le modèle NEMESIS de l’École centrale de Paris.

La commission, estimant l’horizon 2050 trop lointain pour formuler des conclusions dans les délais impartis compte tenu des ruptures technologiques possibles, a ramené cet horizon à 2030. Quelle que soit néanmoins l’hypothèse choisie, tous les réacteurs actuels auront cessé de fonctionner en 2050 – qu’ils aient été remplacés ou qu’ils aient simplement été stoppés.

Les principales hypothèses sont d’abord que les énergies fossiles continueront de jouer un rôle important. On a ainsi considéré que le prix du pétrole, déjà élevé lors de la rédaction du rapport – de l’ordre de 80 dollars le baril –, continuerait de monter pour atteindre en 2030 le chiffre de 150 dollars, en monnaie constante de 2011. On a également considéré que le prix du gaz suivrait le prix du pétrole, excluant donc l’idée d’une chute semblable à celle qui est survenue aux États-Unis, ce qui est important car, s’il fallait passer à des centrales thermiques, ces centrales seraient à gaz.

En matière de lutte contre les émissions de CO2, nous avons formulé l’hypothèse optimiste que le prix de la tonne passerait de 13 euros en 2010 à 50 euros en 2030 – nous en sommes loin aujourd’hui, ce prix s’établissant aux alentours de 6 ou 7 euros.

Une hypothèse centrale pour comprendre la suite est que la demande d’électricité va continuer à croître, même si c’est moins vite que le taux de croissance économique. À l’époque, nous avions en effet considéré que la croissance économique serait à nouveau au rendez-vous, avec un taux de 1,5 % à 2 %. La consommation d’énergie primaire pouvait alors être relativement stable et déconnectée de la croissance économique. Nous avons en revanche fait l’hypothèse que la consommation d’électricité croîtrait de 1 % par an, en raison des nouveaux usages de l’électricité susceptibles d’apparaître tant pour les particuliers que pour l’industrie ou pour les transports, notamment avec le véhicule électrique, et de la croissance démographique – alors que l’évolution de la population allemande est plutôt orientée à la baisse, on estime que la population française devrait s’accroître d’environ 6 millions d’habitants d’ici à 2030.

Pour ce qui est des coûts de production de l’électricité, nous avons choisi les chiffres alors retenus par la Cour des comptes pour son rapport remis en janvier 2012 au Premier ministre – elle doit aujourd’hui les réviser, à la demande du Parlement. M. Claude Mandil et moi-même, qui avions besoin de ces chiffres, avons été nommés au groupe d’experts de la Cour des comptes. Pour les substituts au nucléaire, nous avons utilisé les chiffres de l’Agence internationale de l’énergie, repris du reste dans le rapport de la Cour des comptes. Nous avons ainsi considéré que la production d’électricité augmenterait, passant d’un peu moins de 500 térawatt-heure (TWh) à 600 TWh.

Nous n’avons donc envisagé, je le répète, ni chute du prix du pétrole, ni forte baisse de la demande d’énergie, ni forte baisse technologique, ni prix très bas du CO2. Nous n’avons pas non plus pris en compte, même si nous les avons signalés, des coûts tels que ceux du back-up ou les coûts de réseaux – dont nous savions qu’ils seraient élevés dans tous les cas de figure dans le cadre du marché unique de l’électricité en Europe.

L’évolution du prix de l’électricité est déterminante pour l’ensemble de l’économie française et joue sur la compétitivité. En termes d’emploi, par exemple, on peut considérer que les créations compensent les destructions, même si la structure de l’emploi est différente, mais le coût de l’électricité est un facteur déterminant pour les emplois induits, liés à la compétitivité de l’industrie. Ainsi, une hausse du prix de l’électricité liée aux investissements de substitution aura des effets sur la compétitivité de certaines industries.

Dès lors, le scénario de l’accélération du passage à la troisième génération de réacteurs n’a pas semblé optimal, car le coût de l’EPR est sensiblement supérieur à celui des réacteurs de deuxième génération – le prix du mégawatt-heure (MWh) serait sans doute encore supérieur au chiffre de 75 MWh retenu alors par la Cour des comptes. Nous avons, en outre, considéré que l’industrie française ne serait pas en mesure de construire deux EPR par an pendant dix ans – mais nous n’en avons pas moins intérêt à construire quelques EPR pour maintenir la compétence dans le domaine nucléaire.

Quant à la quatrième génération de réacteurs, elle était de toute façon hors du champ, que nous avons borné à 2030 – ce qui n’exclut pas pour autant de poursuivre l’effort de recherche et de développement en ce sens.

La consommation d’électricité ne devant, par hypothèse, pas diminuer et les substituts au nucléaire étant coûteux, la réduction progressive du parc nucléaire suppose d’investir dans de l’électricité renouvelable ou du thermique gaz. La prolongation du parc actuel semble donc la solution la moins coûteuse des trois – ce qui ne signifie pas pour autant qu’elle ne soit pas coûteuse car, outre l’autorisation nécessaire de l’Autorité de sûreté nucléaire, il faut prendre en compte les investissements de jouvence, estimés à l’époque à 55 milliards d’euros et dont la Cour des comptes doit désormais déterminer s’ils ne coûteront finalement pas plus cher.

Dans le scénario tendanciel, le nucléaire, légèrement réduit, restait autour de 70 %, car l’arrêt de réacteurs qui fonctionnent lorsque la demande continue à croître revient à une destruction de valeur économique. C’est du reste ce que nous avons fait avec le gaz, en arrêtant des centrales à cycle combiné dans lesquelles nous avions beaucoup investi. Le président de GDF-Suez a ainsi annoncé qu’il avait provisionné une somme correspondant à des investissements qui ne sont plus rentabilisés dans le contexte économique actuel.

Dans la plupart des scénarios, la sortie du nucléaire se traduit par un besoin important d’investissement, ce qui pèsera sur le prix de l’électricité. Le rapport, plus nuancé et moins unilatéral que certains ne l’ont dit, souligne néanmoins que « seule une très forte baisse de la consommation énergétique pourrait, si elle était réalisable, nuancer cette conclusion et inverser la tendance ».

Enfin, la prolongation de la durée de vie du parc actuel paraissait la moins mauvaise – ou la meilleure – solution, sous la condition absolue qu’elle soit autorisée par l’Autorité de sûreté nucléaire et que les investissements de jouvence soient réalisés.

M. Bernard Laponche, ancien directeur général de l’AFME (aujourd’hui ADEME). Je tiens à préciser que j’ai travaillé plusieurs années sur les comparaisons des prospectives énergétiques et soutenu une thèse sur ce sujet devant un jury présidé M. Percebois, de sorte qu’il n’y a pas d’incompatibilité absolue entre nos travaux.

Ayant entendu l’audition de ce matin, il me semble utile de souligner certains points qui dépassent le cadre de l’exercice « Énergies 2050 » dont il est ici question.

Mon intervention traitera de la demande, puis de l’offre, dans le domaine nucléaire.

Pour ce qui concerne tout d’abord la demande, souvent évoquée comme étant une question compliquée et comme moins importante que l’offre, je tiens à souligner que, selon l’Agence internationale de l’énergie – dont M. Mandil a été directeur –, la réalisation des objectifs fixés pour 2050 suppose que la moitié des efforts soient consacrés à l’efficacité énergétique. Les économies d’énergie ont commencé en Europe dès 1975 et ce n’est pas parce que certains ne découvrent qu’aujourd’hui l’efficacité énergétique que nous n’avons pas d’expérience en la matière – notamment sur le plan industriel ou en matière de financement.

L’exercice européen Odyssée indique que les économies d’énergie cumulées réalisées par l’Europe des vingt-sept de 1990 à 2010 représentent 2 700 millions de tonnes équivalent pétrole (TEP), soit 277 millions de TEP pour l’année 2010, ou 24 % de la consommation d’énergie finale, à comparer aux 24 % que représente également la part de l’électricité dans la consommation d’énergie finale. Le nucléaire représente un tiers de ce chiffre à l’échelle européenne. En France, où il compte pour 65 % de la consommation – et 75 % de la production –, on atteindrait à peu près le niveau des économies d’énergie réalisées. Or, tandis que l’on consacre des rapports de 400 pages au nucléaire, on évacue en trois pages la question de l’efficacité énergétique. Celle-ci est pourtant fondamentale pour toute la transition énergétique. Si en effet la consommation d’énergie diminue de moitié, conformément à l’objectif fixé par le Président de la République, tous les problèmes liés au climat et à la sécurité énergétique, ainsi que tous les risques, diminuent de façon pratiquement proportionnelle. On voit bien du reste que, si l’essentiel des économies d’énergie réalisées en Europe l’ont été dans l’industrie, des économies importantes l’ont aussi été dans le résidentiel et dans le secteur tertiaire.

Je ne saurais trop insister sur les objectifs de réduction de 20 % sur lesquels la France s’est engagée pour 2020 en termes tant de climat que d’intensité énergétique – laquelle se définit, je le rappelle, comme le rapport entre la consommation d’énergie et le produit intérieur brut (PIB). Il convient en effet d’éliminer les scénarios qui ne correspondent pas à ces engagements. Des objectifs de baisse de l’ordre de 30 % en 2030 ne sont, à cet égard, pas forcément extravagants.

L’hypothèse de doublement de la consommation d’électricité tous les dix ans, qui était la loi dans les années 70, est radicalement fausse : ce doublement n’a jamais eu lieu et la progression de la consommation d’électricité de la France entre 1970 et 2006 a été strictement linéaire. De fait, certaines hypothèses de pourcentage adoptées dans les études prospectives sont démenties par la réalité. Il n’y a pas d’exponentielle et la consommation d’électricité est à peu près stabilisée depuis 2006.

Pour ce qui est du potentiel d’économies d’électricité, qui est au centre du rapport de la commission « Énergies 2050 », les courbes de variation de la consommation d’électricité spécifique par habitant, hors chauffage – comportant donc l’électroménager, l’éclairage, l’audiovisuel et l’informatique – font apparaître les mêmes valeurs en France et en Allemagne entre 1990 et 2000. À partir de 2000, l’Allemagne commence à stabiliser sa consommation d’électricité spécifique par habitant dans le logement, tandis que la courbe de la consommation française continue d’évoluer de façon quasi linéaire. En 2010, la différence de la consommation par habitant est de 15 % et de 27 % par ménage. Il faut aussi préciser qu’en France, les deux-tiers de la consommation d’électricité sont liés aux bâtiments, l’industrie représentant moins d’un tiers de la consommation. C’est donc dans les bâtiments que se trouve le potentiel d’économies d’énergie. En outre, les deux tiers de ces deux tiers, soit moins de la moitié de la consommation française d’électricité, correspondent à des usages spécifiques de l’électricité. Fixer un objectif raisonnable d’économie de l’ordre de 15 % n’a donc rien de scandaleux.

En Allemagne, l’augmentation des émissions de CO2 tient non pas à la sortie du nucléaire, mais au fait que l’exploitation du gaz de schiste américain a tellement fait baisser le prix du charbon que les producteurs allemands d’électricité recourent désormais à ce combustible. Peut-être donc a-t-on eu tort de supprimer la loi européenne qui avait longtemps interdit les centrales au charbon.

Les échanges d’électricité entre la France et l’Allemagne, déficitaires pour la France jusqu’à 2010, connaissent une inversion pour la seule année 2011, avant d’accuser à nouveau un important déficit en 2012 et en 2013. Il importe donc de tenir compte des exportations d’électricité dans les scénarios envisagés.

M. le président François Brottes. Le prix négatif est une grande nouveauté mondiale.

M. Bernard Laponche. Sur 15 milliards de kilowatt-heure, un nombre négligeable avait un prix négatif ; aujourd’hui, ce ne sont pas les prix négatifs qui font le marché de l’électricité. Pour 2012, le rapport de RTE indique en outre que les échanges étaient déficitaires chaque mois.

Pour ce qui est du marché spot de l’électricité, alors que le rapport de la commission « Énergies 2050 » indique que « le moratoire sur le nucléaire en Allemagne a induit une inversion du différentiel de prix sur le marché spot français et allemand à partir du 15 mars 2011, le prix spot allemand devenant supérieur au prix spot français », le rapport de RTE observe qu’« en 2013, la moyenne annuelle des prix spot de la bourse de l’électricité se situe à 43,20 euros par mégawatt-heure en France », contre 37,80 euros par MWh en Allemagne. Il convient donc de veiller à tenir compte des aspects européens de la question, souvent mal connus ou mal utilisés en France.

M. le président François Brottes. Est-ce à dire que la France connaît une sous-production ?

M. Bernard Laponche. La France est probablement en surcapacité pour certains aspects, mais les coûts ne sont pas favorables. Il faudrait connaître le détail des chiffres.

Du point de vue de l’offre, le rapport est un peu léger. L’absence de l’ADEME dans le choix des scénarios illustre un manque d’intérêt pour la demande et le rapport se limite en fait au poids du nucléaire dans le mix électrique. Or, il est très grave de ne pas prendre en compte la demande car, selon que cette dernière sera de 350 ou de 600 milliards de kilowatt-heure, la réflexion sur l’industrie nucléaire sera très différente : la différence est un facteur 2, même si la part du nucléaire reste de 50 %.

Les comparaisons quantifiées figurant dans le rapport ne comportent ni le scénario de négaWatt ni celui d’Enerdata, et il n’est tenu compte ni des incertitudes de sûreté ni de l’éventualité et du coût d’un accident nucléaire. Un exercice de prospective peut aussi bien viser à rechercher la perspective optimale pour les auteurs de la prospective elle-même qu’à présenter aux décideurs politiques l’ensemble des avantages et des risques. Or, le seul risque pris en compte dans le rapport – comme d’ailleurs de nombreuses autres études – est le risque climatique, sans que soient évoqués ni les autres pollutions ni le risque nucléaire.

Ce matin, pour la première fois, il a été question des coûts et de l’assurance : évoquer une probabilité d’accident grave de 10-4 par année.réacteur n’a de prime abord rien de très évocateur, mais cela signifie qu’il existe une probabilité d’accident pour 10 000 cas possibles, c’est-à-dire pour 250 réacteurs PWR, soit à peu près l’ensemble de ceux qui existent dans le monde, pour une durée de fonctionnement de quarante ans. Pour 58 réacteurs, l’occurrence annoncée par cette probabilité est de 0,23 accident. Il ne s’agit pas là, contrairement à ce qu’a dit M. Thierry Salomon, d’une probabilité de zéro – ni même epsilon – multipliée par l’infini.

Il y a là une grande faiblesse dans un exercice de prospective qui, même s’il était moins détaillé, pourrait au moins poser la question du risque. Les anomalies génériques introduisent une incertitude considérable dans les scénarios et, même lorsque le nucléaire joue un rôle important, on pourrait veiller à ce que sa proportion soit moins sensible à ces anomalies.

L’exemple du Japon est à cet égard très intéressant. Selon une étude que j’ai réalisée sur l’énergie au Japon après Fukushima, l’arrêt des réacteurs, qui fournissaient moins d’un tiers de la consommation, n’a pas cassé le système électrique, ce qui n’aurait pas été le cas si la consommation d’électricité avait reposé pour 65 % sur ces réacteurs nucléaires. Le risque aurait alors été pratiquement impossible à maîtriser.

M. le président François Brottes. Comment expliquez-vous que le Japon revienne au nucléaire ?

M. Bernard Laponche. Par l’importance de l’industrie nucléaire. Quand on sait que la cuve de l’EPR est fabriquée au Japon, on comprend que ce pays ait envie de vendre des réacteurs.

On entend souvent affirmer que l’accident de Fukushima a donné lieu à une augmentation colossale des émissions de CO2, de la facture énergétique et à une importation considérable de charbon. Or, s’il est vrai que les émissions de CO2 ont augmenté, elles étaient les mêmes en 2012 qu’en 2007 car, depuis 1990, le Japon n’a pas du tout respecté les seuils fixés à Kyoto. La remontée des émissions après la crise économique n’est donc pas si considérable.

En second lieu, l’importation de charbon n’a pas augmenté entre 2010 et 2012. En revanche, les importations de gaz ont augmenté, ce qui a certes contribué à accroître la facture énergétique – qui a pratiquement doublé –, mais cette augmentation tient pour 20 % à la disparition du nucléaire et pour 80 % à l’augmentation des prix de l’énergie. Une grande prudence s’impose donc dans l’analyse de ces chiffres.

Le rapport procède à des comparaisons quantifiées entre douze scénarios, dont cinq issus d’AREVA, trois d’UFE, un de Global Chance et un de Négatep – mais aucun de négaWatt ni d’Enerdata.

La comparaison entre les coûts complets des différentes options repose sur les mêmes scénarios – et pâtit donc des mêmes absences, alors qu’Enerdata a proposé six scénarios et que négaWatt en a proposé un remarquable. En outre, le coût complet des économies d’électricité ne figure pas dans cette comparaison. La seule mention de ces économies consiste à rappeler que le coût du mégawatt-heure économisé a été évalué à 600 euros par Global Chance, en la personne de M. Benjamin Dessus, et à 1 400 euros par l’UFE, pour déclarer que ces valeurs ne sont pas cohérentes. Or, l’estimation du coût des économies par l’UFE est invraisemblable.

Dans l’analyse qualitative des différents scénarios, les chiffres cités pour illustrer le propos sont, à six reprises, ceux qui ont été fournis par AREVA. Tous ces chiffres doivent donc être pris avec précaution.

Entre la fin des années 1990 et 2012, la production allemande d’électricité d’origine renouvelable a augmenté d’environ 100 TWh. Le potentiel est plus important en France et une évolution en ce sens est possible.

Pour ce qui est de la facture énergétique de la France, c’est la consommation totale qui importe : la question est de savoir pour quel montant le pays importe de l’énergie. Ne raisonner que sur le système électrique peut être mauvais d’un point de vue économique, car les économies réalisées sur la facture peuvent se doubler d’économies insuffisantes sur le reste pour obtenir des baisses de la facture énergétique. Ce critère doit donc être examiné sur l’ensemble du scénario.

M. Denis Baupin, rapporteur. J’avais moi-même noté que le rapport citait très souvent des éléments provenant d’AREVA, de l’UFE ou d’autres acteurs dont le point de vue sur le nucléaire ne peut guère être considéré comme totalement indépendant de leur propre intérêt.

Je ferai d’abord deux remarques. Tout d’abord, selon un rapport réalisé voilà environ un an par le Conseil d’analyse économique, à l’exception des énergo-intensifs – soit environ 5 % des emplois en France, qui doivent être protégés –, l’augmentation des prix de l’énergie est plutôt un facteur de compétitivité, poussant à l’efficacité énergétique et à la réduction des consommations, voire à la mise au point de processus importants pour l’exportation. La question appelle donc une réponse moins simpliste que celles que l’on entend parfois.

Par ailleurs, que l’on soit favorable ou défavorable au nucléaire, il existe une vulnérabilité liée à la dépendance à une seule énergie ou à un seul mode de production de l’électricité, ainsi qu’aux risques d’accidents génériques. Or, cet élément n’est pas souligné dans le rapport.

Il faut trouver un équilibre entre les différentes sources de production d’électricité et tenir compte de ce que l’on sait aujourd’hui des coûts de l’EPR et de la prolongation des réacteurs – significativement plus élevés que les 55 milliards d’euros initialement affichés, compte tenu du grand carénage, évalué entre 75 et 100 milliards d’euros au total, et des impératifs de sûreté qu’imposera l’ASN.

M. le président François Brottes. Ce chiffre, cité plusieurs fois aujourd’hui, n’a jamais été vérifié.

M. le rapporteur. Les réponses – certes très partielles – d’EDF sur le grand carénage montrent une courbe qui est loin de s’arrêter en 2025.

Comment rédigeriez-vous aujourd’hui votre rapport au vu de ces scénarios énergétiques et n’y a-t-il pas une certaine pertinence à viser une proportion qui serait de l’ordre de 50 % de nucléaire en 2025, afin de mieux répartir les risques ?

M. Jacques Percebois. Si l’on refaisait aujourd’hui le rapport, avec des hypothèses différentes, il s’orienterait très certainement vers une proposition plus nuancée. Cependant, bien que les hypothèses et scénarios retenus se traduisent par un chiffre de l’ordre de 70 % en 2030, le rapport ne fixe aucun chiffre pour la part que devrait avoir le nucléaire dans les bilans électriques.

Par ailleurs, le choix d’une technologie unique pour l’ensemble des réacteurs aurait pu donner lieu à un problème générique. Nous avons eu de la chance que ce ne soit pas le cas et notre pari a réussi.

Bien que la France se soit toujours efforcée de limiter sa vulnérabilité par rapport à une seule source d’énergie, cette vulnérabilité demeurera pour les énergies fossiles – pétrole et gaz. Si le rapport s’est focalisé sur l’électricité, c’est conformément à la feuille de route – il n’était en outre pas possible de faire en trois mois un rapport complet sur l’ensemble des choix énergétiques de la France à l’horizon 2050.

Sans doute vous référez-vous, en évoquant la compétitivité, à l’intéressant rapport de M. Dominique Bureau et de ses collaborateurs, qui montre bien comment l’augmentation du prix de l’électricité pénalise les industries en pesant sur les exportations, mais qui souligne aussi que l’augmentation des prix incite à l’efficacité et au dépôt de brevets, comme on l’a notamment vu dans le secteur du transport. Il serait donc intéressant de réactualiser ce type de rapport, dont les conclusions seraient probablement différentes – c’est du reste un problème auquel les universitaires sont couramment confrontés lorsqu’ils relisent leurs écrits précédents. Il est peu stimulant, sur le plan intellectuel, de constater que peu de rapports se sont vérifiés.

M. le président François Brottes. J’ai été l’un des rares à tenter de chiffrer le scénario de négaWatt avec le système du bonus-malus.

Monsieur Laponche, faites-vous aussi l’apologie du gaz comme énergie de transition ?

M. Bernard Laponche. Oui, à condition de réduire suffisamment la consommation d’énergie. Comme l’a dit M. Salomon, il faut en effet réaliser des économies d’énergie et de consommation d’électricité. L’effort doit notamment porter sur le chauffage électrique, avec la rénovation des bâtiments. Le remplacement du nucléaire par le gaz ne représente pas une augmentation considérable de la consommation de gaz. Le calcul a même été fait dans la situation actuelle : si l’on arrêtait aujourd’hui le nucléaire pour le remplacer totalement par des centrales à gaz à cycle combiné, la consommation de gaz doublerait. Or, cette consommation est relativement faible en France – de l’ordre de 30 mégateps. Le gaz est donc très bon pour la transition et il est clair qu’il est le plus intéressant des trois combustibles fossiles. En outre, dans le scénario négaWatt, il est de moins en moins importé, car il s’agit de biogaz.

L’enfermement dans le pétrole demeure la question majeure et il ne serait pas mauvais de rééquilibrer le rapport entre le pétrole et le gaz – à condition, je le répète, de réduire les consommations d’énergie et d’électricité.

M. le président François Brottes. Messieurs, je vous remercie.

L’audition s’achève à dix-huit heures vingt-cinq.

——fpfp——

Membres présents ou excusés

Commission d'enquête relative aux coûts passés, présents et futurs de la filière nucléaire, à la durée d'exploitation des réacteurs et à divers aspects économiques et financiers de la production et de la commercialisation de l'électricité nucléaire

Réunion du jeudi 17 avril 2014 à 17 h 30

Présents. - M. Denis Baupin, M. François Brottes, Mme Geneviève Gosselin-Fleury, Mme Frédérique Massat, M. Michel Sordi

Excusés. - M. Damien Abad, Mme Sylvie Pichot, M. Franck Reynier

NB : les documents mis à la disposition de la commission sont accessibles en fin de la version pdf