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Commission d’enquête relative aux coûts passés, présents et futurs de la filière nucléaire, à la durée d’exploitation des réacteurs et à divers aspects économiques et financiers de la production et de la commercialisation de l’électricité nucléaire, dans le périmètre du mix électrique français et européen, ainsi qu’aux conséquences de la fermeture et du démantèlement de réacteurs nucléaires, notamment de la centrale de Fessenheim

Mercredi 30 avril 2014

Séance de 10 heures 

Compte rendu n° 53

Présidence de M. François Brottes Président

– Audition M. Nicolas Boccard, professeur associé d’économie, Université de Girona (Espagne)....

L’audition débute à dix heures vingt-cinq.

M. le président François Brottes. C’est sur la suggestion de notre rapporteur que nous avons souhaité vous entendre, monsieur le professeur.

Spécialiste du nucléaire français, vous avez publié récemment un article tendant à démontrer que le renouvelable reviendrait moins cher que le nucléaire. Était-ce ce que vous souhaitiez démontrer a priori, en vous donnant ensuite les arguments pour le faire ? Est-ce au contraire au terme d’un travail fouillé et objectif que vous êtes parvenu à une telle conclusion ?

Conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je vous demande de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

M. Nicolas Boccard prête serment.

M. Nicolas Boccard, professeur associé d’économie, université de Gérone (Espagne). Je remercie votre commission de m’avoir invité à contribuer à ses débats.

Si j’ai en effet publié un article consacré au coût de l’énergie nucléaire en France, je ne suis pas, pour autant, un spécialiste du nucléaire mais plutôt un économiste qui s’intéresse à l’électricité. J’ai d’abord écrit sur l’électricité d’origine renouvelable, notamment l’éolien. Mon approche du nucléaire est donc fortuite. Je ne prétends pas avoir fait une démonstration : j’ai étudié les faits et je suis arrivé à certaines conclusions que je vais essayer de vous exposer.

Ayant lu les comptes rendus des auditions précédentes, je sais que votre commission est déjà très bien informée. J’ai aussi relevé un désir de consensus de la part de ses membres…

M. le président François Brottes. Ce n’est pas gagné ! (Sourires.)

M. Nicolas Boccard. À tout le moins, tous les membres souhaitent disposer d’éléments de comparaison, afin d’examiner les options qui s’ouvrent à la France en matière de production électrique. C’est dans cette optique que j’ai préparé cette présentation.

Tout d’abord, je me suis fondé sur la comparaison des durées de construction des réacteurs en fonction de l’année de mise en service et de la technologie employée. J’ai également utilisé l’article de l’Autrichien Arnulf Grübler réalisé sur la base des informations parcellaires du rapport Charpin de 2000. Au sujet du développement du nucléaire en France, Grübler parle d’un « apprentissage par la pratique négatif ». Cette conclusion s’est révélée erronée mais la démarche était scientifiquement honnête. Les données nouvelles du rapport de la Cour des comptes sur les coûts de la filière électronucléaire permettent, de ce point de vue, un saut qualitatif.

J’ajoute qu’un rapporteur de la revue Energy Policy s’est montré très critique à l’égard d’une première version de mon article, allant jusqu’à m’accuser de falsifier les chiffres et à accuser la Cour des comptes de mensonge et d’invention. Bien que dénuée de fondement, cette charge s’est révélée utile, m’obligeant à plus d’objectivité et de précision.

Si l’on confronte maintenant le graphique des durées de construction et celui du coût du capital, toujours selon l’année de mise en service, on observe que le coût du capital augmente moins rapidement que la durée. L’enchérissement est principalement dû aux changements de technologie. À l’intérieur de chaque « palier » technologique, en revanche, le coût du capital est stable.

Il faut insister sur le succès du programme nucléaire français, en net contraste avec l’échec relatif des programmes américain et britannique. En rapport avec la transition énergétique, permettez-moi de rappeler ce propos de M. Marcel Boiteux, ancien président d’EDF : c’est grâce à l’expérience acquise sur les grands barrages qu’EDF a été capable de maîtriser les immenses chantiers du nucléaire et a fait le choix judicieux de la réplication d’un modèle, ce que les Américains n’ont pas su faire et qui leur a coûté si cher. A contrario, les déboires actuels de l’EPR montrent quelle perte en capital humain et en capital de connaissances représente une décennie sans construction. Il est essentiel de se fonder sur ce que l’on sait faire pour réussir ce que l’on désire faire.

J’ai également reproduit le tableau comparatif du facteur de charge, c’est-à-dire du ratio entre la production réelle d’une technologie et la production maximale, mesuré pour les différents modes de production, en France et en Allemagne, en 2013. Ce ratio, qui varie beaucoup selon les technologies, a un poids important dans le calcul du coût courant économique d’une technologie. S’agissant de la France, la capacité du système nucléaire est stable depuis une dizaine d’années, de même que l’énergie délivrée au consommateur final. Le facteur de charge moyen de la période 2002-2012 est de 76 %, en retrait par rapport aux valeurs observées à l’étranger. L’impact sur le coût courant économique est significatif.

Pour expliquer ce phénomène, EDF invoque une erreur commise à un moment donné. L’argument ne tient pas la route, dans la mesure où ce facteur de charge a toujours été faible. Le problème n’est pas conjoncturel mais structurel. Il ne s’agit pas non plus de l’arrêt forcé de réacteurs en raison d’une baisse de la demande : on observe, en effet, une forte corrélation entre la disponibilité des centrales et les exportations, ce qui signifie que, si les centrales sont arrêtées, ce n’est pas parce qu’elles n’ont pas de clients. Nous pourrons revenir, si vous le voulez bien, sur la raison de ces arrêts intempestifs.

M. le président François Brottes. Les arrêts ne sont pas tous intempestifs.

M. Nicolas Boccard. Ce sont des arrêts prévus, mais la raison pour laquelle ils se produisent est spécifiquement française.

M. le président François Brottes. Il faut distinguer deux sujets : les arrêts eux-mêmes et leur durée.

M. Nicolas Boccard. Ce qui compte pour les calculs économiques, c’est le nombre d’heures durant lesquelles une centrale produit de l’électricité au cours d’une année.

M. Denis Baupin, rapporteur. Qu’est-ce que ces arrêts ont de « spécifiquement français » ?

M. Nicolas Boccard. D’après ce que m’a dit le vice-président d’un exploitant nucléaire espagnol, c’est probablement parce que le nucléaire français est utilisé en pointe en hiver. Étant donné le fort taux d’équipement en chauffage électrique dans notre pays, on ne peut pas se permettre d’arrêter les centrales en hiver. Et, pour garantir leur fiabilité durant cette période, on a besoin de les arrêter de façon récurrente en été. Tel n’est pas le cas à l’étranger.

M. le président François Brottes. En effet. À l’étranger, on n’utilise les réacteurs qu’en base ; en France, on les utilise en base et en semi-base – mais pas, comme vous l’avez dit, en pointe.

M. Nicolas Boccard. Vous avez raison. Toujours est-il que le nucléaire français ne fonctionne pas seulement en base, ce qui fait qu’il n’est pas utilisable aussi souvent que le nucléaire d’autres pays et que son coût s’en trouve augmenté.

Pour établir le coût courant économique, il faut additionner tout ce que la société française a dû dépenser pour sa production d’électricité thermonucléaire. S’agissant du coût du capital, les chiffres que je présente sont directement issus du rapport de la Cour des comptes. J’ai choisi de traiter le combustible comme un facteur de production au même titre que le capital ou la force de travail, et j’ai distingué le coût d’acquisition, le coût de stockage et le coût de la gestion du combustible usé.

M. le président François Brottes. Intégrez-vous à ce calcul le retraitement et la production de MOX, qui est une spécificité française ?

M. Nicolas Boccard. Cet aspect apparaît dans la rubrique relative aux coûts futurs. Ce que j’intègre ici, c’est l’entreposage en piscine qu’il faut assurer pendant quatre ou douze ans avant qu’il soit possible de faire entrer le combustible usé dans le cycle du retraitement.

Autre rubrique, celle du coût des opérations et de la maintenance. Ces chiffres sont sans doute ceux qui mériteraient le plus un complément d’étude, tant certains éléments sont d’estimation difficile. Le chiffre de 3,8 milliards d’euros annuels, par exemple, inclut les dépenses courantes et les investissements de maintenance, à partir d’une moyenne que j’ai essayé de calculer sur vingt ans. La ligne « Fukushima » correspond à une estimation – bien approximative – des coûts de grand carénage et des dépenses extraordinaires mentionnées par EDF. Le sujet mériterait plus ample discussion pour peu que l’on dispose de davantage d’informations.

M. le président François Brottes. Précisons tout de même que les dépenses consécutives à Fukushima n’ont rien à voir avec le grand carénage, qui était prévu de toute façon. Les investissements exigés par l’Autorité de sûreté nucléaire après Fukushima sont encore autre chose.

M. Nicolas Boccard. Vous avez raison, l’intitulé de la ligne n’est pas des plus justes. Il conviendrait de distinguer le coût « post-Fukushima » et le coût, plus important, du grand carénage.

M. le rapporteur. Vous indiquez un coût annuel de 2 milliards. Est-ce la somme de ces deux éléments ?

M. Nicolas Boccard. Oui. Cela correspond au montant total de 50 milliards d’euros annoncé par EDF. Mais ces estimations dépendent de la durée de vie des centrales, sur laquelle nous manquons d’informations. Je conviens que cet aspect de mon étude manque de robustesse et demande à être complété.

Il faut néanmoins retenir que les coûts de maintenance d’EDF représentent presque quatre fois le coût du combustible. Aux États-Unis, par exemple, cette proportion est inférieure.

S’agissant enfin des coûts de démantèlement et de stockage des déchets, je ne vous apprendrai rien en soulignant la différence entre l’appréciation de l’exploitant et les comparaisons internationales ou les calculs de l’ANDRA (Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs). Lorsque l’on additionne l’ensemble des coûts, il apparaît que les coûts de démantèlement et de stockage équivalent à la moitié du coût de construction du parc nucléaire français.

M. le rapporteur. Vous indiquez un coût de 23 milliards d’euros pour le traitement des déchets produits par EDF. Cela correspond-il au coût du projet Cigéo (centre industriel de stockage géologique) ?

M. Nicolas Boccard. Oui, il s’agit du stockage à très long terme des déchets à Bure. Je prends également en compte le CEA, considérant que cet établissement est un organisme de soutien à la filière et que les dépenses qui lui ont été consacrées font partie de celles qui nous permettent de bénéficier de l’électricité thermonucléaire.

Dans l’hypothèse où l’on construirait une centrale aujourd’hui, son coût futur ne commencerait à être réalisé qu’à la fin de sa durée de fonctionnement, soit quarante ans. Il suffirait donc de provisionner annuellement un peu moins de 1 % de ce coût pour pouvoir l’assumer, ce qui est presque négligeable par rapport aux autres éléments. Ce phénomène intertemporel est très présent dans les discussions sur le changement climatique : le futur rend les choses moins chères.

Mon analyse prend également en compte l’assurance dommages. Dans un texte adopté par le Sénat en 2012, il est en effet prévu d’obliger les opérateurs à s’assurer contre un grand accident. Je l’ai constaté lors de la présentation de mon travail à Paris : la question, déjà traitée devant votre commission par le professeur Picard, ne laisse personne indifférent. Dans le scénario du « pire » en matière de coûts, j’ai retenu un montant de 4 milliards d’euros par an.

Mon étude récapitule également tous les coûts de recherche et développement depuis 1952, à l’exception des recherches relatives aux réacteurs de quatrième génération, qui devraient être payées par les usagers de l’EPR. L’énergie que nous utilisons aujourd’hui est censée payer toutes les dépenses de recherche, fructueuses ou non, faites dans le passé.

Pour intégrer ce coût global au coût courant économique, on le rapporte à la totalité de la production thermonucléaire depuis son début en 1968 – et, surtout, depuis l’augmentation en volume qu’a représentée l’ouverture de la centrale de Fessenheim en 1977. J’intègre ensuite tous ces éléments dans un tableau synthétique permettant de calculer le coût courant économique. Les deux scénarios que je propose sont le reflet de l’incertitude des hypothèses que j’ai retenues.

Il apparaît ainsi que l’électricité thermonucléaire dont nous jouissons depuis quarante ou cinquante ans nous aura coûté, en termes actuels, 60 euros par mégawattheure (MWh) lorsque nous aurons fini de la payer – il faut en effet inclure des dépenses qui adviendront dans un futur lointain. L’exercice consiste à collecter coûts passés, présents et futurs, et à tout ramener à la date d’aujourd’hui, avec le problème sous-jacent des taux d’intérêt à appliquer pour actualiser les montants.

Dans l’hypothèse la plus mauvaise – augmentation des coûts, résultats négatifs, taux d’intérêt correspondant à un financement privé et non à un financement public –, le coût du MWh pourrait monter jusqu’à environ 80 euros.

M. le rapporteur. Pourriez-vous préciser cette différence entre taux d’intérêt ?

M. Nicolas Boccard. Le calcul du coût du capital repose sur un taux d’intérêt qui représente la rémunération du prêteur. Lorsque l’investissement est public, ce taux s’élève à 3 ou 4 %. Le rapport Quinet a établi comment procéder à ce calcul pour les investissements publics énergétiques en France. En revanche, si l’on considère que l’opérateur est une entreprise industrielle financée par des capitaux privés, il faut retenir un taux plus élevé, de l’ordre de 10 % si l’on se réfère aux documents de l’Organisation pour la coopération et le développement économiques (OCDE). Le coût de l’investissement est alors beaucoup plus élevé. La question est ouverte : le nucléaire français doit-il être financé avec un taux d’intérêt public ou doit-on considérer qu’il s’agit d’équipements privés devant être financés par des capitaux privés ?

On retiendra cependant l’importance, en France, du coût courant par rapport au coût du capital. EDF a été un bon constructeur mais un piètre exploitant. Le grand succès du programme français, c’est d’avoir été exécuté de main de maître. Mais une exploitation efficace fait défaut. Par rapport aux exemples étrangers, les coûts sont élevés. Peut-être est-ce le prix à payer pour une meilleure sécurité, mais certains coûts ne relèvent pas seulement de la sécurité : il y a aussi des dépenses somptuaires. Les dépenses salariales par MWh, par exemple, sont très supérieures aux montants constatés à l’étranger.

L’estimation des coûts futurs est évidemment plus délicate. Avec tous les déboires qu’il a connus, le premier modèle d’EPR coûtera beaucoup plus cher que prévu. Si les suivants se révélaient aussi chers, les coûts seraient considérablement accrus. Je retiens, par ailleurs, une hypothèse d’inertie pour ce qui est du coût du combustible, du retraitement, ainsi que des coûts d’opérations et de maintenance. En revanche, le facteur de charge retenu pour les calculs est de 85 %, soit la norme internationale, contre 76 % actuellement pour EDF.

Étant donné le prix de l’EPR, le coût du capital prend une part prépondérante dans le montant total des coûts futurs, qui se situent entre 80 et 120 euros par MWh. Il est improbable qu’EDF soit à même de réduire le coût du capital dans le futur. Dans l’histoire des grands chantiers, on a rarement observé les baisses de coût de 5 % par an que l’on peut constater dans beaucoup d’industries innovantes. Si elle en venait à construire d’autres EPR, peut-être EDF arriverait-elle à empêcher les coûts d’augmenter. Quant à les faire baisser significativement, la question est ouverte… Je vous invite à auditionner à ce sujet des ingénieurs de la construction.

Mon travail reposant sur une méthode en usage dans les institutions internationales, il permet d’effectuer des comparaisons avec l’étranger. Aux États-Unis – le seul autre pays où l’on dispose d’informations sur le coût de construction et d’exploitation des réacteurs nucléaires –, l’étude réalisée par Koomey et Hultman en 2007 est construite de la même manière que la mienne. Elle montre que les Américains ont dépensé encore plus que la France en matière de recherche et développement, même si le coût per capita est moins lourd. Au total, le coût actuel du nucléaire aux États-Unis est supérieur de 10 % à celui du nucléaire en France, en partie parce que le pouvoir d’achat du dollar est plus élevé. En appliquant un taux de change PPA (parité de pouvoir d’achat), le nucléaire américain se révèle seulement un peu plus cher que le nucléaire français.

La technique du coût courant économique permet également des comparaisons avec d’autres technologies de production d’électricité. Pour le concurrent historique principal du nucléaire, le charbon, qui est aussi utilisé en base, les données très anciennes disponibles aux États-Unis montrent que le coût était, est et restera aux alentours de 50 dollars par MWh. Le calcul ne prend pas en compte le prix des émissions de CO2 – cela étant, vu le prix de marché actuel, cela ne ferait aucune différence. Abstraction faite de ses externalités négatives, le charbon est une énergie qui était et restera moins chère que le nucléaire pour la production de base.

S’agissant du gaz naturel, le calcul prend en compte un facteur de charge d’environ deux tiers, comme c’était le cas dans les années 1990 ou 2000. Mais l’année dernière, en France et en Allemagne, le facteur de charge n’a été que de 20 %, ce qui a provoqué la fermeture de nombreuses usines et ce qui rend le gaz beaucoup plus cher que le nucléaire actuellement, faute de débouchés. Cette énergie a été très bon marché dans les années 1990…

M. le rapporteur. Quel était son coût à l’époque ?

M. Nicolas Boccard. Je l’estime à 64 dollars par MWh. Il faut prendre en compte non seulement le facteur de charge, mais aussi le coût du gaz naturel. Aux États-Unis, l’utilisation de la fracturation le rend très peu cher. Mais la ressource est trois fois plus chère en Europe et quatre fois au Japon. Ce dernier pays s’approvisionne uniquement en gaz naturel liquéfié – aucun pipeline ne le relie au continent –, ce qui l’expose à la férocité des producteurs.

En matière d’électricité d’origine éolienne, nous disposons maintenant de vingt ans de données. Les coûts aux États-Unis – où il y a plus de vent – sont légèrement inférieurs aux coûts européens. En Europe, l’éolien terrestre coûte aujourd’hui un peu plus cher que le nucléaire, mais il bénéficie d’une amélioration lente et constante puisqu’il gagne 1 à 2 % par an sur le coût du capital. Le nucléaire ayant tendance à se renchérir, le rapport de coûts entre les deux modes de production devrait s’inverser dans la prochaine décennie, comme cela s’est déjà produit aux États-Unis.

Je conclurai en évoquant quelques pistes pour le futur.

La France a beaucoup investi dans son appareil de production nucléaire. Remplacer ne serait-ce qu’un tiers ou la moitié du parc nécessitera des investissements considérables : il faudra, par exemple, implanter des milliers d’éoliennes supplémentaires, consacrer des départements entiers à la plantation de biomasse, ouvrir des dizaines de fermes hydroliennes, obtenir que des milliers de consommateurs participent aux programmes d’effacement, installer des centaines de stations de pompage… Bref, exploiter à grande échelle toutes les solutions possibles.

La grande force du charbon, du nucléaire et du gaz naturel est que l’on peut installer dans 1 km2 une puissance capable de servir Paris. Pour délivrer la même puissance avec de la biomasse, il faudrait couvrir toute la Bretagne. Le solaire et l’éolien sont eux aussi, quoique dans une moindre mesure, consommateurs d’espace. Si l’on veut remplacer une énergie très concentrée géographiquement par des énergies renouvelables, il faut donc se donner de la place. Il y aura inévitablement concurrence avec l’agriculture ou les loisirs. Dans le golfe du Lion, par exemple, le secteur du tourisme est très opposé à l’installation d’hydroliennes. Les conditions y sont pourtant très favorables et il est étonnant que la France n’ait pas choisi d’y développer ce type de production.

M. le président François Brottes. Notons que les États-Unis disposent de beaucoup plus d’espace que la France pour déployer des modes de production alternatifs.

Plusieurs aspects de votre raisonnement me gênent.

Tout d’abord, vous vous référez toujours à des coûts moyens, omettant qu’une des spécificités de l’électricité est la grande amplitude de son prix selon que l’on est « en tension » ou non. Vous semblez regretter que les centrales françaises fonctionnent en semi-base, voire en pointe, mais il se trouve que c’est le moment où le prix de marché de l’électricité est le plus élevé. Il conviendrait de prendre en compte cette modulation.

La comparaison avec les États-Unis et les autres pays doit également tenir compte du fait que le dispositif français de sûreté est l’un des plus exigeants au monde. Depuis sa création, l’Autorité de sûreté nucléaire pose des impératifs en matière de travaux, d’investissements ou de maintenance qui n’ont pas forcément cours dans d’autres pays.

Ajoutons à cela que les États-Unis n’abordent pas la question de l’amortissement et de la durée d’exploitation de la même manière que chez nous.

Bref, il est bon de comparer, mais, lorsque l’on entre dans le détail, on s’aperçoit que comparaison n’est pas toujours raison. Non que votre démonstration soit dénuée de pertinence, mais un peu plus de subtilité rendrait vos conclusions plus convaincantes.

M. Nicolas Boccard. L’intérêt du coût courant économique est de déterminer ce que l’on a dépensé pour pouvoir bénéficier d’électricité thermonucléaire pendant cinquante ans. Nous avons consommé jusqu’à présent environ 10 000 térawattheure : qu’est-ce que la France a dépensé pour cela ? La question est totalement indépendante du prix auquel cette électricité est vendue. De même, lorsque l’on achète de l’électricité renouvelable à 400 euros le MWh alors que le coût de production est de 250 euros, la seule chose qui importe à l’économiste, ce sont ces 250 euros. Les 150 euros de différence – le bénéfice – ne représentent qu’un transfert entre le client et le producteur. Il est certes important de fixer le bon prix, mais mon étude concerne exclusivement les coûts.

Vous avez néanmoins raison de souligner que le nucléaire est une énergie de base contrôlable, que l’on peut obtenir quand on le désire, ce qui n’est pas le cas des énergies renouvelables. Dans une autre étude, j’ai estimé le coût de l’intermittence dans l’éolien à 10 euros par MWh en Europe, en supposant que les interconnexions étaient suffisantes.

M. le président François Brottes. Votre calcul comprend-il le coût des investissements spécifiques dans les réseaux ?

M. Nicolas Boccard. Mon hypothèse était que les réseaux à haute tension avaient une qualité suffisante. Mon travail portait sur les énergies alternatives à mettre en œuvre lorsque l’éolien vient à manquer et sur les sources à désactiver lorsque l’éolien est en excès.

M. le président François Brottes. Vous n’ignorez pas que, en Allemagne comme en France, on est obligé d’ajuster les réseaux de transport et de distribution pour accueillir les pics de fourniture d’électricité renouvelable. Le coût n’est pas neutre.

M. Nicolas Boccard. C’est un sujet difficile qui fait l’objet de nombreux travaux. Je crois qu’il y a eu beaucoup d’alarmisme, mais que les expériences originales menées au Danemark et en Espagne ont montré qu’il n’y avait pas de problème technique et que l’ajustement se faisait assez vite.

M. le président François Brottes. Et du point de vue financier ?

M. Nicolas Boccard. Les tarifs que Red Eléctrica de España obtient des producteurs électriques – entre 3 et 5 % du prix – lui suffisent pour développer le réseau, alors que l’Espagne est un des pays qui produit le plus d’énergie éolienne. Le surcoût, bien que peu élevé, existe. Il serait bon de l’ajouter aux calculs mais l’exercice est difficile, tant les situations sont différentes d’un pays à l’autre et tant l’augmentation rapide de la capacité rend quelque peu obsolètes des systèmes que l’on croyait très sûrs. L’Allemagne est en train d’en faire l’expérience.

Pour ce qui est de la sûreté nucléaire, je ne suis pas du tout spécialiste. Il serait souhaitable que des experts reprennent l’étude de Koomey et Hultman, qui a été réalisée avant Fukushima, et actualisent les coûts de la sûreté aux États-Unis. L’estimation s’en trouverait sans doute significativement augmentée.

M. le président François Brottes. Il se disait à une époque que, compte tenu des tarifs de rachat du photovoltaïque en Espagne, certains opérateurs éclairaient leurs panneaux au moyen de projecteurs alimentés par des groupes électrogènes. S’agit-il d’une légende ?

M. Nicolas Boccard. Je pense que c’est une légende. De même, on a dit que le propriétaire d’un supermarché de Bruxelles faisait tourner l’éolienne fixée au-dessus de son établissement avec le courant électrique de la ville, craignant que l’arrêt des pales ne mécontente ses clients !

Il est vrai que le tarif de rachat a été trop élevé en Espagne. Pour autant, la décision gouvernementale d’y mettre fin n’a pas été plus maligne. Il importe de s’inscrire dans la durée et de ne jamais revenir sur ses engagements.

M. le rapporteur. Merci pour cette présentation qui nous apporte des éléments de comparaison entre les différentes énergies et entre les différents pays.

Sans doute les espaces dont bénéficient les États-Unis expliquent-ils aussi que les exigences en matière de sûreté nucléaire soient moindres qu’en France.

S’agissant de l’éolien, vous estimez le coût de l’intermittence à 10 euros par MWh, sans prendre en compte la capacité de transport. Ce chiffre n’est pas éloigné de ceux d’EDF et l’UFE (Union française de l’électricité), qui se situent entre 10 et 15 euros.

Votre étude apporte deux éléments principaux par rapport au rapport de la Cour des comptes : elle prend en compte à la fois le coût de l’assurance accident et celui du taux d’intérêt qui serait applicable s’il ne s’agissait pas de commandes de l’État. Ce taux est particulièrement important pour les installations de production renouvelables, qui nécessitent un fort investissement en capital.

La Cour des comptes est en train de mettre à jour son rapport de 2012, où elle abordait déjà l’hypothèse d’un fonds destiné à couvrir un éventuel accident. Avez-vous eu l’occasion d’évoquer ces sujets avec elle ? La différence de taux d’intérêt est un avantage significatif. La Commission européenne est d’ailleurs en train d’examiner l’éventuelle distorsion de concurrence que représenteraient les garanties apportées par l’État en matière de taux pour la construction des EPR de Hinkley Point, en Grande-Bretagne.

M. Nicolas Boccard. Mes travaux sur l’éolien n’incluaient pas les investissements supplémentaires dans les capacités de transport pour profiter des différences de rythme de production entre les pays, ou dans des batteries ou autres systèmes de stockage. J’y insiste, la capacité de transport est peu coûteuse au regard de l’énergie transportée. Le problème est d’arriver à la construire. On aura mis soixante ans à réaliser la deuxième ligne entre la France et l’Espagne. Les Allemands s’aperçoivent, eux aussi, qu’il n’est pas si facile de mener de tels projets. La question se pose dans tous les pays du monde. La fameuse crise de 2001 en Californie est uniquement due aux lois restrictives qui ont interdit aux opérateurs de construire des lignes dans les années 1980. Le couloir existant était congestionné en permanence, ce dont Enron a d’ailleurs profité. On s’accorde désormais à considérer qu’il faut augmenter les capacités, mais les populations voient les choses d’un autre œil. Le choix est difficile : soit on rapproche les moyens de production des consommateurs, soit on construit des lignes. Il concerne aussi les énergies renouvelables : de véritables usines existent en mer du Nord et en Écosse, demain au Sahara, loin des centres de consommation. Le coût pour acheminer cette électricité n’est pas économique, il est social. Il faut convaincre les gens d’accepter les lignes, ce qui est très difficile à chiffrer.

Contrairement à ce qu’on m’a reproché, je n’ai pas inventé le coût de l’assurance accidents. Je vous invite d’ailleurs à entendre M. Christian Gollier, qui est le spécialiste en France des questions de risque et d’intertemporalité. Comme vous l’a dit le professeur Pierre Picard, la probabilité de survenue d’un accident est réduite – si bien que la couverture est peu coûteuse –, mais l’accident en lui-même est gigantesque. Le traitement mathématique de la question est très difficile et les opinions divergent. Je me suis contenté de retenir le chiffre qui apparaît comme la limite supérieure de prix pouvant être demandé par un groupement de réassureurs pour assurer un pays contre un dommage d’une valeur de 100 milliards d’euros. Ce montant, qui correspond aux dégâts provoqués par l’ouragan Katrina en 2005, est inférieur au coût du tremblement de terre au Japon en 2011, mais très supérieur aux estimations du coût de Fukushima – autour de 40 milliards de dollars, d’après ce qu’on peut lire dans la presse.

M. le rapporteur. Le directeur général de l’IRSN (Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire) a évoqué le chiffre de 1 000 milliards de dollars. Et, d’après la presse, on a déjà dépassé la centaine de milliards.

M. Nicolas Boccard. Avant de présenter mon travail à Paris au mois de février, j’ai recherché sur Google News les sources d’information américaines et japonaises : toutes donnent la somme de 20 milliards pour le site et de 20 milliards pour la décontamination des territoires.

M. le rapporteur. Sans doute ne parlons-nous pas de la même chose. Les montants que vous évoquez sont ceux qui seront payés pour la réparation. Je me référais pour ma part à l’évaluation de l’impact sur le tourisme, la vente des produits, etc., c’est-à-dire à des coûts qui ne sont pas forcément assurables.

M. Nicolas Boccard. Le coût que j’ai retenu est celui que devrait assumer le responsable des dommages. On en est à 40 milliards de dollars, bientôt à 40 milliards d’euros. Le montant continuera d’augmenter, mais il n’est pas gigantesque au point qu’on ne puisse l’assurer. Le marché étant totalement illiquide, l’assurance sera chère. D’où l’idée de la caution, déjà pratiquée dans beaucoup d’industries : tous les producteurs mettent annuellement au pot un montant calculé au prorata de leur activité et le fonds ainsi constitué sert à payer les dommages. La généralisation de ce système permettrait de responsabiliser les acteurs : si l’un des membres se comporte mal, ce sont ses amis qui viendront lui rendre visite, et non des inspecteurs envoyés par un gouvernement.

Pour ce qui est des taux d’intérêt, les publications de l’OCDE et de l’Agence internationale de l’énergie tentent généralement de comparer les techniques de production d’électricité en les soumettant à un scénario de taux à 5 % et à un scénario à 10 %. La production au charbon, au gaz et à partir du renouvelable étant assurée par des investisseurs privés, il est d’usage de retenir le taux de 10 %. Si le nucléaire était logé à la même enseigne, il serait beaucoup plus cher. C’est le problème auquel est confrontée la Commission européenne : la garantie de l’État revient à prêter de l’argent à un taux qui n’est pas celui que paierait une entreprise privée. C’est assurément du state aid et il est évident que la Commission s’y opposera. De même, le financement du nucléaire français peut apparaître comme indu par comparaison avec le financement d’opérateurs privés. Dans la mesure où tout était financé par une seule entreprise, il n’y a pas eu de discrimination par rapport à l’hydraulique ou du charbon ; mais, dès lors que le marché est soumis à la concurrence, il convient d’examiner l’hypothèse du financement des techniques futures de production électrique avec des fonds privés levés sur les marchés.

M. le président François Brottes. En d’autres termes, la compétition aggrave les coûts.

M. Nicolas Boccard. Non. Nous avons été victimes de l’illusion, née dans les années 1990, que l’énergie sous toutes ses formes n’était pas chère.

M. le président François Brottes. Le gaz de schiste américain ne coûte pas grand-chose…

M. Nicolas Boccard. On ne récolte que les fruits de ce l’on a semé. L’exploitation du gaz de schiste aux États-Unis est le résultat de quarante ans de prospection sur le Barnett Shale grâce à des subsides fédéraux. On a l’impression que George Mitchell a gagné au loto, mais c’est faux. D’autres ont cherché à d’autres endroits et n’ont jamais trouvé. Ils ont perdu de l’argent, comme lui d’ailleurs, pendant vingt ans avant de trouver la technique miracle qui transformait cette énergie peu productive en énergie très productive. Il faudrait dix ou vingt ans de prospection pour parvenir à un résultat similaire en France, si tant est que la géologie s’y prête.

M. le président François Brottes. Merci pour votre contribution.

L’audition s’achève à onze heures vingt.

——fpfp——

Membres présents ou excusés

Commission d'enquête relative aux coûts passés, présents et futurs de la filière nucléaire, à la durée d'exploitation des réacteurs et à divers aspects économiques et financiers de la production et de la commercialisation de l'électricité nucléaire

Réunion du mercredi 30 avril 2014 à 10 heures

Présents. - M. Bernard Accoyer, M. Denis Baupin, M. François Brottes, M. Claude de Ganay, Mme Clotilde Valter

Excusés. - Mme Sylvie Pichot, M. Stéphane Travert

NB : le document mis à la disposition de la commission est accessible en fin de la version pdf