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Commission d’enquête sur l’impact sociétal, social, économique et financier de la réduction progressive du temps de travail

Jeudi 4 septembre 2014

Séance de 11 heures

Compte rendu n° 8

Présidence de M. Thierry Benoit, Président

– Audition, ouverte à la presse, de M. Hervé Garnier, secrétaire national, et de M. Thierry Trefert, secrétaire confédéral pour la Confédération française démocratique du travail (CFDT) ; M. Franck Mikula, secrétaire national à l’emploi et à la formation, et de M. Franck Boissart, chargé d’étude pour la Confédération française de l'encadrement-Confédération générale des cadres (CFE-CGC) ; M. Joseph Thouvenel, vice-président confédéral, et de M. Patrice Le Roué, responsable communication pour la Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC) ; M. Nasser Mansouri-Guilani, responsable du pôle Activités économiques, de Mme Michèle Chay, membre de la direction confédérale, et de M. Xavier Reynaud, délégué syndical Renault pour la Confédération générale du travail (CGT)

Présences en réunion

COMMISSION D’ENQUÊTE
SUR L’IMPACT SOCIÉTAL, SOCIAL, ÉCONOMIQUE ET FINANCIER
DE LA RÉDUCTION PROGRESSIVE
DU TEMPS DE TRAVAIL

La séance est ouverte à onze heures vingt.

——fpfp——

Présidence de M. Thierry Benoit, Président de la commission d’enquête

La commission d’enquête procède à l’audition, ouverte à la presse, de M. Hervé Garnier, secrétaire national, et de M. Thierry Trefert, secrétaire confédéral pour la Confédération française démocratique du travail (CFDT) ; M. Franck Mikula, secrétaire national à l’emploi et à la formation, et de M. Franck Boissart, chargé d’étude pour la Confédération française de l'encadrement-Confédération générale des cadres (CFE-CGC) ; M. Joseph Thouvenel, vice-président confédéral, et de M. Patrice Le Roué, responsable communication pour la Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC) ; M. Nasser Mansouri-Guilani, responsable du pôle Activités économiques, de Mme Michèle Chay, membre de la direction confédérale, et de M. Xavier Reynaud, délégué syndical Renault pour la Confédération générale du travail (CGT).

M. le président Thierry Benoit. Mme la rapporteure et moi-même vous remercions, madame et messieurs, d'avoir répondu à notre convocation pour vous exprimer sur un sujet délicat, qui prête parfois à des crispations et des tensions. Notre intention est de rédiger un rapport utile aux gouvernements d’aujourd’hui et de demain et, à cet égard, je ne crois pas inutile de souligner que cette commission d’enquête a été créée avec l’approbation de tous les groupes politiques de l’Assemblée nationale, ce qui témoigne d’un climat apaisé et est pour nous gage d’un travail serein.

Je me dois de vous informer qu'aux termes de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, la commission pourra décider de citer dans son rapport tout ou partie du compte rendu qui sera fait de votre audition. Ce compte rendu vous sera préalablement communiqué et les observations que vous pourriez faire seront soumises à la commission.

Par ailleurs, en vertu du même article, les personnes auditionnées sont tenues de déposer, sous réserve, notamment, des dispositions de l'article 226-13 du code pénal réprimant la violation du secret professionnel.

Enfin, cette même ordonnance exige des personnes auditionnées qu'elles prêtent serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(MM. Hervé Garnier, Thierry Trefert, Franck Mikula, Franck Boissart, Joseph Thouvenel, Patrick Le Roué, Nasser Mansouri-Guilani, Mme Michèle Chay et M. Xavier Reynaud prêtent successivement serment.)

Cette audition fait l'objet d'un enregistrement et d'une retransmission télévisée.

M. Hervé Garnier, secrétaire national de la Confédération française démocratique du travail (CFDT). Je limiterai mon propos à l’impact social des trente-cinq heures mais bien d’autres sujets – l’impact sociétal notamment – mériteraient d’être également traités.

Les lois sur les trente-cinq heures de la fin des années 1990 s’inscrivent dans la longue histoire de la réduction du temps de travail (RTT) qui caractérise depuis le xixe siècle l’ensemble des économies développées. Le temps de travail a, selon les périodes, été réduit soit par l’abaissement de la durée légale hebdomadaire, soit par l’octroi de semaines de congés, soit encore par la diminution des heures supplémentaires.

Le débat sur ce phénomène inéluctable souffre d’être focalisé sur la fixation de seuils d’heures, en ignorant trop souvent la conception et l’organisation du travail. C’est la raison pour laquelle la CFDT, lors de la discussion sur les trente-cinq heures, refusait de parler de réduction du temps de travail et préférait à cette expression celle d’« aménagement et réduction » du temps de travail. Cette position est encore plus pertinente aujourd’hui. Le curseur de la durée légale peut-il jouer encore un rôle structurant dans un monde du travail bouleversé par le développement des nouvelles technologies et par la dématérialisation des lieux de travail ? La question est d’autant plus légitime qu’aujourd’hui, près des deux tiers des salariés travaillent selon des horaires non standards ou atypiques et sous des statuts divers, trop souvent précaires – temps partiel, CDD, intérim, saisonnier.

Je ne reviens pas sur les données économiques chiffrées qui vous ont été présentées par la direction générale du travail (DGT) et par la direction de l'animation de la recherche, des études et des statistiques (DARES) du ministère du travail, de l'emploi et du dialogue social et sur lesquelles nous nous appuyons également. Au-delà des 350 000 créations nettes d’emplois communément admises, il ne faut pas oublier, comme le soulignait M. Yves Struillou lors de son audition, que 170 000 emplois ont été sauvegardés. En outre, les trente-cinq heures ont permis de revaloriser les temps partiels imposés, dans certains secteurs comme la grande distribution. Au vu des rapports de branche sur la situation de l’emploi, nous estimons à 300 000 le nombre de contrats à temps partiel concernés.

Pour la première fois, sur la période 1998-2002, la France a créé plus d’emplois
– environ 1,9 million – que ses voisins tout en gagnant en productivité horaire. Elle affiche un des niveaux de productivité les plus élevés des pays de l’OCDE, performance qui n’est pas étrangère à l’intensification du travail, dont les conséquences peuvent être néfastes pour les salariés.

Deux périodes doivent être distinguées dans la mise en place des trente-cinq heures : celle de l’incitation et celle de la généralisation.

Par-delà les obligations de création et de maintien d’emplois et les contreparties financières, la première période a été dans de nombreuses entreprises l’occasion pour les employeurs et pour les représentants des salariés de s’interroger sur l’organisation du travail et de dynamiser le dialogue social, ou de le restaurer lorsqu’il était inexistant, pour aboutir à des accords gagnant-gagnant : pour les salariés, travailler moins tout en conservant leur salaire ; pour l’entreprise, obtenir plus de souplesse dans l’organisation du travail grâce à la modulation et à l’annualisation du temps de travail et aux forfaits-jours. Cette organisation plus souple a permis de créer de nouveaux emplois, mais aussi de réduire la précarité en permettant de gérer plus facilement la saisonnalité de l’activité ou les variations des carnets de commandes. L’exercice était cependant compliqué car il mettait au cœur des négociations le thème de l’organisation du travail, thème éminemment complexe et jusqu’alors peu traité. Plusieurs accords ou avenants ont souvent été nécessaires dans une même entreprise. Encore aujourd’hui, lorsque la question de la durée du travail se réinvite dans le débat public, on entend – pas assez fort à notre goût – de nombreux directeurs des ressources humaines dire : « Ne rouvrons pas un dossier socialement explosif au risque de remettre en cause les équilibres négociés ! »

Il faut également mettre au crédit de cette période la création des forfaits-jours, prenant acte de ce que la durée hebdomadaire du travail ne signifiait pas grand-chose pour certaines catégories de salariés, principalement les cadres pour qui cette mesure reste un acquis important.

L’autre caractéristique de cette période est donc d’avoir dynamisé le dialogue social dans les branches et les entreprises, quelle qu’en soit la taille. Le passage aux trente-cinq heures s’est effectué au travers de 212 accords de branche et de plus de 72 000 accords d’entreprise. Le mandatement a fourni aux entreprises dépourvues de représentation syndicale une occasion inédite de négocier et de discuter de l’organisation du travail avec des salariés mandatés. La CFDT a été la première organisation syndicale pour le nombre d’accords signés par ses délégués syndicaux comme par les 18 326 salariés qu’elle a mandatés. Nous avons enregistré alors une progression du nombre de nos adhérents de 10 à 15 % par an.

Cette période a été un moment singulier dans notre histoire sociale. Elle a démontré que le dialogue social pouvait être un atout pour le progrès social et économique de notre pays.

La deuxième période, celle de la généralisation, a eu le mérite d’amener toutes les entreprises à s’engager, bon gré mal gré, dans la réduction du temps de travail qui, sans cela, n’aurait pas été appliquée partout. Mais, trop souvent, faute de donner à l’organisation du travail l’importance nécessaire, le dialogue social n’a pas trouvé un second souffle. Nous avons à l’époque déploré que la loi, qui a imposé unilatéralement les trente-cinq heures partout et pour tous sans négociation, ait cassé la dynamique de dialogue social.

Si, à aucun moment, nous ne regrettons notre engagement en faveur des trente-cinq heures, nous pensons que la question de la durée du travail ne peut pas se concevoir aujourd’hui dans les mêmes termes. Depuis longtemps, les activités de services sont devenues dominantes ; une grande part des activités de production dans l’industrie en relève dorénavant ; ces activités mobilisent des ressources et des investissements de plus en plus immatériels qui s’exonèrent de référence précise à la durée du travail. Ces mutations ont eu pour effet de modifier les conditions de travail dans les entreprises. En parallèle, les outils numériques se sont diffusés, structurant des comportements personnels et professionnels et générant une nouvelle flexibilité. Des accords récents cherchent à donner un cadre à de nouvelles formes de travail, télétravail ou travail nomade, afin de protéger les salariés de sollicitations trop invasives – que le droit à la déconnexion vise par exemple à combattre – mais il reste que la discussion sur le temps de travail est devenue encore plus complexe que naguère tout en restant « engluée » dans un débat trop souvent caricatural sur les trente-cinq heures, qui rend impossible le consensus.

Le dialogue social sur le temps de travail et ses usages s’est déplacé vers d’autres sujets liés aux conditions de travail, à l’âge et au genre : la pénibilité, le télétravail, les seniors ou l’égalité professionnelle.

Les trente-cinq heures ont permis une meilleure organisation et des gains importants de productivité. Elles ont donné aux salariés la possibilité d’être acteurs de l’organisation du travail et d’améliorer la qualité de vie au travail.

Aujourd’hui, on ne peut plus parler de durée légale du travail sans aborder les questions du dialogue social et de l’organisation du travail, y compris la santé et les conditions de travail. Le débat ne peut pas se réduire au curseur légal de la durée du travail.

M. Franck Mikula, secrétaire national à l’emploi et à la formation de la Confédération française de l'encadrement – Confédération générale des cadres (CFE-CGC). L’existence de cette commission d’enquête me paraît très salutaire. Je trouve intéressant que vous ayez décidé ensemble de mener une étude objective, propre à dépassionner un sujet qui en a bien besoin.

Il y a aujourd’hui suffisamment de demandeurs d’emploi qui travaillent zéro heure et de salariés qui travaillent à 120 % pour qu’on s’interroge sur une nouvelle répartition du temps de travail entre les salariés. Ce sujet est éminemment politique. Il demande d’arbitrer entre logiques différentes : la santé des travailleurs, la rémunération des salariés, l’organisation du travail dans l’entreprise, le partage des emplois, la sauvegarde ou la création d’emplois.

Les premières lois sur le temps de travail ont été des avancées sociales, le pouvoir politique et le législateur ayant pris conscience de la nécessité d’organiser la protection de la santé des salariés. Les lois Aubry obéissaient à une logique différente, de partage du temps de travail et de création d’emplois. On est obligé de reconnaître que leur succès a été mitigé, et celles qui ont suivi sur le même sujet n’ont rien arrangé.

L’un des problèmes tient à la différence entre les grandes entreprises disposant des outils de ressources humaines adéquats pour négocier des accords d’entreprise et les PME-TPE qui ont connu de grandes difficultés pour s’adapter au dispositif – on comprend aisément qu’une TPE préfère recourir aux heures supplémentaires plutôt qu’à des embauches, tant son activité est fluctuante.

Les trente-cinq heures aujourd’hui ne constituent pas un frein à l’emploi ou une donnée problématique pour les entreprises tant l’adaptation est consommée et tant les contournements possibles sont nombreux. Seul en reste aujourd’hui, au-delà de tout débat idéologique insoluble, le seuil de déclenchement des heures supplémentaires, que la CFE-CGC souhaite voir maintenu. Cette réforme aura eu le mérite de donner un coup de fouet à la négociation de branche et d’entreprise, ouverte ne serait-ce que pour bénéficier des allégements de charges prévus par les lois successives. Mais ses effets sont aujourd’hui estompés tant les employeurs sont frileux à l’idée de perturber un fragile équilibre, souvent acquis après d’âpres négociations.

Un dispositif mérite qu’on s’y attarde particulièrement : le forfait-jours.

Initialement pour les cadres autonomes et aujourd’hui pour tous les salariés autonomes, un nouveau principe s’est imposé : la suppression de l’étalon horaire au profit d’un étalon journalier. Mais le forfait-jours, mal encadré juridiquement, a donné lieu à de nombreuses dérives que nous souhaitons corriger avec l’aide du législateur.

Il est paradoxal de constater que le temps de travail, qui a historiquement constitué le premier thème de la réglementation sociale, soit aujourd’hui le symbole même de la déréglementation. Toute une série de lois ont visé à introduire de la souplesse dans l’organisation du travail et à autoriser une organisation du temps tenant compte de l’activité de l’entreprise, pour préserver la productivité et la compétitivité. Le point culminant a été atteint avec la loi du 20 août 2008 qui a cherché à affranchir la négociation d’entreprise de toute contrainte conventionnelle ou étatique. La hiérarchie des normes a peu à peu été modifiée, les lois successives apportant chacune son lot de dérogations ; aujourd’hui, les accords d’entreprise peuvent déroger aux accords de branche sur certains thèmes comme le temps de travail.

Pour nous, la loi doit rester un garde-fou ; la négociation collective ne peut être autorisée à déterminer ce que doit être le seuil de protection des salariés.

Le temps de travail et la rémunération des salariés de l’encadrement ont toujours été au cœur de nos préoccupations. Nous nous sommes donc naturellement intéressés de près au forfait-jours, qui fait disparaître toute référence à un nombre d’heures de travail effectif et octroie au salarié une rémunération forfaitaire en contrepartie d’un nombre de jours travaillés dans l’année.

Nous alertons depuis leur consécration législative sur le danger que présentent ces forfaits, tels qu’ils ont été mis en place puis utilisés, pour la santé et la sécurité des salariés de l’encadrement. Nous dénonçons les dérives consistant à surcharger de travail les intéressés sans les rémunérer à leur juste valeur.

Depuis 2000, la législation sur le sujet a fait l’objet de nombreuses modifications qui ont conduit à des aberrations juridiques, créant des situations de stress au travail et des inégalités salariales. Grâce à l’action et à la vigilance de la CFE-CGC, cette législation a par trois fois été reconnue non conforme à la Charte sociale européenne. Le Comité européen des droits sociaux a estimé, d’une part, que la durée du travail sur la semaine ne permettait pas de concilier temps professionnel et temps personnel et, d’autre part, que le forfait annuel en jours ne garantissait pas une rémunération équitable.

Alors que la protection de la santé des salariés est une mission d’ordre public, la multitude des lois sur le sujet a créé une source de stress du fait de l’intensification de la charge de travail sur la journée et sur la semaine, en même temps qu’une insécurité juridique liée à la difficulté pour les entreprises d’assimiler des règles changeantes. De surcroît, dans un contexte de forte tension sur l’emploi, les salariés ne sont plus libres de choisir un autre employeur et acceptent donc des durées excessives de travail. Or toutes les études démontrent la corrélation entre travail excessif et détérioration de la santé. Les modalités d’application du forfait-jours prévues par la loi du 20 août 2008 n’ont fait qu’accroître ces dangers.

Pour autant, nous estimons que le forfait-jours, dans son principe, est pertinent : il permet d’adapter les conditions de travail de certains salariés aux contraintes de l’entreprise tout en leur octroyant des jours de repos. Nous souhaitons donc le maintien de ce principe.

Dès 1998, nous avions proposé la mise en place d’un forfait tous horaires, qui est l’ancêtre de l’actuel forfait-jours et répondait aux besoins de toutes les parties prenantes. Il faut bien comprendre que le forfait-jours est un système dérogatoire aux règles régissant la durée du travail des salariés, et non un simple aménagement de leur emploi du temps. Le législateur n’a pas tenu compte de nos préconisations et, rapidement, les failles de la loi ont permis aux abus de se développer. Depuis une dizaine d’années, le forfait-jours a été dévoyé. Considéré lors de sa mise en place comme un simple outil de gestion des ressources humaines, il a souvent été utilisé comme un mode d’organisation du travail permettant de ne plus se soucier du temps de travail des salariés autonomes, notamment du paiement des heures supplémentaires.

Par ses interventions successives, le législateur a renforcé les travers de ce dispositif, travers qu’ont encore aggravés de nombreux employeurs, qui n’ont pas, ou plus, compris l’objectif de ce forfait..

Au-delà des contentieux qui vont se poursuivre devant les tribunaux sur la réalité de l’autonomie des salariés, sur l’efficacité du contrôle de la charge de travail et sur la mise en place par l’employeur des mesures prévues par les accords d’entreprise ou de branche, des problèmes perdurent alors qu’ils pourraient trouver une réponse dans la loi.

On observe ainsi une inégalité de traitement, injustifiable tant socialement que juridiquement, au détriment des cadres et des salariés autonomes. En effet, aux termes du code du travail et d’une jurisprudence de la Cour de cassation, les salariés soumis au régime du forfait-jours ne peuvent pas être considérés comme des salariés à temps partiel quand bien même ils seraient soumis à un forfait-jours dit réduit. De ce fait, en vertu du code de la sécurité sociale, ils ne peuvent prétendre au bénéfice de la retraite progressive. Cela fait plus de dix ans que la CFE-CGC se bat pour mettre fin à cette inégalité. Nous avons gagné certains combats : ainsi le complément de libre choix d’activité, prime donnée au salarié à temps partiel, a été étendu aux salariés au forfait-jours dit réduit. Une solution en ce sens est donc envisageable en ce qui concerne la retraite progressive. Nous vous demandons aujourd’hui de mettre fin à une situation inéquitable en permettant à tous les salariés au forfait-jours dit réduit d’y accéder.

La rémunération, source de reconnaissance et de motivation en même temps que pilier du pouvoir d’achat et socle irremplaçable pour donner toute sa valeur au travail, aurait dû faire l’objet d’une certaine attention du point de vue juridique et managérial. Les employeurs, bien aidés par l’absence de contraintes législatives, ont choisi un autre prisme. Si la CFE-CGC a toujours œuvré en faveur d’un forfait-jours, elle a également toujours affirmé que celui-ci devait répondre à des exigences strictes garantissant les droits des salariés concernés. Ces exigences n’ont pas été reprises dans les lois successives ayant consacré puis assoupli ce forfait.

L’une de nos préoccupations majeures reste le pouvoir d’achat des salariés de l’encadrement et nous avons donc souhaité obtenir une garantie minimum de salaire pour les salariés au forfait-jours. C’est la raison pour laquelle nous avons introduit à trois reprises des recours devant le Comité européen des droits sociaux et, à chaque fois, nous avons été entendus. Les raisons de notre action ne sont pas purement théoriques, mais inspirées d’un triste constat : un nombre croissant de salariés soumis à ce forfait-jours sont payés au prorata temporis, en deçà du SMIC. Rares sont ceux d’entre eux pour lesquels un salaire minimum est prévu. Quand c’est le cas, celui-ci est largement en deçà des sujétions imposées. Il est donc impérieux de rendre obligatoires, dans chaque branche, les clauses assurant une rémunération minimale pour les salariés au forfait-jours, ce dans tous les secteurs d’activité et quelle que soit la taille de l’entreprise. Nous recommandons la négociation dans les branches d’une grille de classification spécifique pour les salariés réellement autonomes et leur garantissant une rémunération minimale.

Pour nous, la branche représente la « porte de sortie » sur cette question. Dans la réflexion actuelle sur le devenir des branches et sur leur rationalisation, leur importance et leur capacité normative doivent être selon nous réexaminées.

Le dispositif normatif concernant le temps de travail est d’une grande complexité, ses sources sont diverses et variées – européennes, internationales, constitutionnelles, législatives, négociées dans les branches ou dans les entreprises. Les acteurs de l’entreprise ne sont pas en mesure d’en appréhender l’ensemble de manière exhaustive et efficace. Afin de le sécuriser juridiquement tant pour les salariés que pour les entreprises, nous proposons que, sur les sujets que le législateur n’aura pas tranchés, la branche puisse de nouveau imposer certaines dispositions, notamment en matière de santé, de rémunération et de conciliation des temps de vie.

En conclusion, même si mon propos est assez critique sur certaines évolutions touchant aux modalités d’utilisation du forfait-jours, nous sommes très attachés au principe du forfait et surtout à celui du seuil des trente-cinq heures.

M. Joseph Thouvenel, vice-président confédéral de la Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC). Je vous ai entendu avec plaisir, monsieur le président, qualifier de serein le climat de cette commission d’enquête, car ce sujet est trop souvent matière à polémiques éloignées des réalités.

La CTFC remettra à la commission un document écrit, je me contenterai donc d’aborder quelques points en vue d’éclairer au mieux le débat. 

La durée du travail est un élément marginal de la compétitivité de notre pays. Pour preuve, dans un document intitulé « Approche de la compétitivité française », signé par l’Union professionnelle de l’artisanat (UPA), le MEDEF, la CGPME, la CFDT, la CFE-CGC et la CFTC, cette question est à peine évoquée.

La durée légale de trente-cinq heures détermine le seuil à partir duquel les heures supplémentaires sont décomptées – pour paraphraser quelqu’un, à partir duquel on travaille plus pour gagner plus. Or – et c’est heureux peut-être –, les Français travaillent beaucoup plus que trente-cinq heures, et la moyenne officielle de 39,4 heures hebdomadaires est même sous-estimée, parce que les outils ne permettent pas une comptabilisation précise en raison notamment du recours au forfait, parce que les chiffres ne prennent pas en compte tout le monde – à cet égard, la rigueur allemande permet d’obtenir des chiffres plus proches de la réalité que les nôtres – et, enfin, à cause des nouvelles technologies – comment comptabiliser le travail d’un salarié sur son ordinateur portable ou sur son téléphone mobile ?

Quant aux effets des trente-cinq heures, la création d’emplois est avérée, non pas à hauteur de l’objectif initial de 700 000 mais, plus sûrement, des 350 000 mentionnés dans l’étude la plus sérieuse, celle de l’INSEE. Ces emplois ont été créés dans les grandes entreprises, mais aussi dans les petites, les aides ayant permis à un certain nombre de ces dernières d’embaucher. Cela a donné aux entreprises de la souplesse pour mieux organiser leur production. On note ainsi une augmentation de la durée d’utilisation des équipements grâce à la modulation du temps de travail et au développement de la polyvalence. Les équipements utilisés en moyenne 51 heures en 1997 l’étaient pendant 55 heures en 2000, soit une augmentation de 8 % au profit de la création de richesses. Une posture idéologique conduirait à en attribuer le seul mérite aux trente-cinq heures, mais l’honnêteté oblige à souligner également le rôle du retour de la croissance.

La réforme a entraîné une hausse des coûts, dont on nous dit qu’elle est de 11,4 % pour les coûts horaires, ce qui correspond à un calcul strictement mathématique. La réalité n’est pas celle-là car le passage aux trente-cinq heures s’est accompagné de modération salariale, voire de gel des salaires ; il a donné lieu à des gains importants sur les temps de pause, d’habillage ou de formation – d’au moins une heure sur les quatre supprimées. Les coûts salariaux ont donc augmenté dans des proportions moindres que ne l’avancent certains « spécialistes ». La difficulté tient aussi à ce que ces chiffres renvoient à des moyennes alors que les situations diffèrent selon la taille des entreprises et selon les territoires.

Les gains de productivité, réels et avérés, compensent en partie sans doute le renchérissement du coût horaire du travail. Mais ils ont été obtenus au prix d’une pression accrue sur les salariés et d’une intensification de leur rythme de travail, au détriment de leur santé dans bien des cas. On a aussi vu apparaître le phénomène des « faux cadres », ces personnes qu’on a soustraites à la durée légale du travail en leur octroyant un statut de cadre. Dans la métallurgie, on a ainsi observé de nombreuses promotions sans augmentation de salaire, grâce au passage au forfait.

Dans le secteur privé, les trente-cinq heures ont donc eu à la fois des effets positifs et des effets négatifs, mais il en est allé différemment dans la fonction publique : le passage aux trente-cinq heures n’a pas donné lieu comme dans le privé à une réorganisation du travail. C’était peut-être l’occasion de faire une réforme de l’État, d’élargir les horaires d’ouverture au public des guichets. Elle a été ratée. La RTT n’a pas modifié la façon de travailler. C’est dommage. C’est sans doute parce qu’il n’y a pas de gestion du personnel dans la fonction publique, pas de vision globale des ressources humaines.

Il faut également mentionner l’impact sur la vie des gens et sur l’organisation de la société, qui n’est pas marginal. Pour les sociaux-chrétiens, le travail ne se résume pas au travail rémunéré. Travailler, c’est participer à l’œuvre commune. Le temps dégagé pour du bénévolat ou pour l’encadrement de jeunes, c’est du travail, un apport à la vie collective. Si on « détricote » ce temps ou si on le supprime, comment préserver les activités qu’il permet ? Le bénévolat participe à l’équilibre de la société. Le temps passé en famille, le temps consacré à l’éducation des enfants, c’est aussi un travail. Ne détricotons pas ces temps personnel, associatif, familial, voire spirituel.

Nous faisons confiance à l’intelligence des acteurs, qui a permis de corriger les déséquilibres de la loi – il y en avait. Tous ensemble, patronat et syndicats, nous pouvons faire des choses équilibrées et raisonnables. Nous avons davantage besoin de stabilité, y compris législative et réglementaire, que de perturber une situation que nous avons très bien su équilibrer dans les entreprises. Je ne suis pas le seul à le dire : le patronat également réclame de la stabilité – mais qu’il soit cohérent en prônant la même stabilité pour la durée du travail ! – et le président de l’Association nationale des directeurs des ressources humaines considère lui aussi que les avantages d’une situation stabilisée sont bien plus grands pour les entreprises que la désorganisation par un changement législatif. Faisons donc confiance à l’intelligence humaine dans les entreprises !

M. Nasser Mansouri-Guilani, responsable du pôle Activités économiques de la Confédération générale du travail (CGT). La CGT soutient la réduction du temps de travail, qu’elle considère comme un facteur de progrès social. Il y a là une tendance historique indéniable, liée aux mutations technologiques qui permettent les gains de productivité.

Sur le plan macroéconomique, le temps de travail peut être réduit de trois manières : par une réduction profitant à l’ensemble des travailleurs, par l’utilisation du temps partiel ou par le chômage. Pour la CGT, la seule voie noble est une réduction généralisée qui respecte la hiérarchie des normes. Cette réduction, favorable à l’économie, nécessite de changer notre conception de l’activité économique, notamment de modifier le partage de la valeur ajoutée et des revenus. Elle s’inscrit dans la perspective d’un nouveau mode de développement économique et social dont la crise actuelle confirme la nécessité.

Mes collègues l’ont dit : en dépit de leurs insuffisances, les trente-cinq heures ont permis de créer de l’emploi sans nuire à l’activité des entreprises. Mais les conditions de leur mise en place n’ont pas été satisfaisantes. Plusieurs contradictions n’ont pas été résolues. En premier lieu, l’obligation de création d’emplois en contrepartie de la réduction du temps de travail a été ramenée au fil du temps de 10 à 6 %, puis à zéro. En conséquence, l’intensification du travail et les gains de productivité ont été utilisés, non pour augmenter les salaires, le nombre d’emplois ou les investissements, mais pour accroître les revenus distribués aux actionnaires. Les exonérations de cotisations sociales ont amplifié cette déformation du partage de la valeur ajoutée au profit des détenteurs de capitaux.

Deuxième difficulté irrésolue : les inégalités au sein du salariat. Les femmes en particulier ont été largement pénalisées par la progression de la flexibilité, qui a rendu plus difficile la conciliation entre travail et vie privée.

Troisièmement, les trente-cinq heures n’ont pas été appliquées dans toutes les entreprises.

Quatrièmement, le passage aux trente-cinq heures a été très problématique dans les hôpitaux, avec des effets négatifs tant sur la qualité des services que pour le personnel.

Les lois qui ont suivi les lois Aubry ont conduit à un détricotage des trente-cinq heures. Aujourd’hui, celles-ci sont de fait remises en cause alors que les charges induites, telles que les exonérations de cotisations, continuent de peser sur les finances publiques.

En résumé, la réduction du temps de travail doit s’inscrire dans une démarche visant à établir un nouveau modèle de développement économique et social. Elle est indispensable pour l’émancipation des salariés. Elle peut être créatrice d’emplois, y compris par le biais de nouvelles activités ayant pour finalité d’aider les salariés à mieux profiter de leur temps libre. Mais, pour réussir tout cela, il nous faut changer notre conception de l’activité économique en réunissant trois conditions : un changement profond de la répartition des gains de productivité au bénéfice des salariés et de l’investissement productif, un changement de l’organisation du travail et la reconnaissance de nouveaux droits aux salariés, à travers le dialogue social mais aussi en leur permettant d’intervenir dans les choix stratégiques des entreprises.

La CGT a lancé une campagne sur le coût du capital qui vise à démontrer qu’en réduisant ce coût, il est possible d’augmenter les salaires et de créer des emplois tout en réduisant le temps de travail.

Mme Michèle Chay, membre de la direction confédérale de la CGT. Mon propos portera sur le secteur du commerce et des services et sur le temps partiel. La réduction du temps de travail dans ce secteur a été une bonne chose et n’a pas nui à la productivité. En revanche, en privilégiant le contrat au détriment de la convention collective et de la loi, sa mise en œuvre a posé problème. De manière plus générale, nous désapprouvons le renversement de la hiérarchie des normes auquel nous assistons depuis plusieurs années.

Le temps partiel concerne 84 % des salariés de la grande distribution, principalement des femmes. La majorité de ces temps partiels ont été annualisés. La réduction du temps de travail n’a guère bénéficié aux salariées car l’allongement de l’amplitude des horaires d’ouverture, l’annualisation du temps de travail, le travail six jours sur sept et les heures de coupure ont rendu leur vie quotidienne plus difficile.

La proportion des salariés ayant des horaires variables est de 42 % dans les hypermarchés, de 43 % dans les supermarchés et de 71 % dans les discounts, avec des plannings connus deux semaines à l’avance seulement, ce qui ne facilite pas l’organisation de la vie quotidienne. Le travail « en îlots » imposés aux caissières n’a rien arrangé : chacune doit négocier son planning avec son chef direct, ce qui crée des tensions entre les salariées.

Je rappelle que la grande distribution a détruit ces deux dernières années 2 500 emplois tout en continuant à bénéficier largement des dispositifs d’exonération de cotisations sociales, y compris le CICE.

Dans les services, tous les salariés ne sont pas aux trente-cinq heures. Dans l’hôtellerie et la restauration, la durée légale est de 35 heures, mais les heures travaillées entre 35 et 39 heures donnent lieu à une majoration de salaire de 10 % seulement : ce ne sont donc pas des heures supplémentaires, mais des heures complémentaires. Dans le secteur de la prévention et de la sécurité, 81 % des entreprises ont signé un accord d’annualisation, de sorte que les salariés peuvent travailler une semaine 48 heures pour une rémunération inchangée, parce que lissée sur l’année. Bref, la réduction du temps de travail n’est pas appliquée de manière uniforme.

Il faut se méfier des idées reçues. Si la durée du travail a baissé depuis les années quatre-vingt-dix, cette réduction s’est accompagnée de fortes disparités dans certains métiers. En outre, les horaires n’ont pas évolué de manière favorable. Le développement des horaires atypiques a eu pour conséquence de dégrader les conditions de travail et de compliquer la vie quotidienne des salariées. Le développement du travail de nuit ainsi que l’ouverture des commerces le dimanche ne contribuent pas non plus à réduire le temps de travail de façon générale.

Les salariés restent attachés aux trente-cinq heures, mais l’application de la réduction du temps de travail demeure une source de difficultés.

M. Xavier Reynaud, délégué syndical CGT chez Renault. Dans la métallurgie, le patronat a depuis longtemps trouvé le moyen de détourner les trente-cinq heures au moyen des accords de flexibilité devenus accords de compétitivité.

L’intensification du travail, avec la réduction des pauses, le turn-over dans les équipes, le travail décalé, les changements d’équipes et d’horaires et le prêt de salariés entre les sites sont le lot des ouvriers et des techniciens. Les conditions de travail se détériorent, occasionnant chez les ouvriers l’apparition de troubles musculo-squelettiques qui peuvent conduire à des handicaps très importants et à des licenciements.

Tout cela a été confirmé par l’expérimentation du CNAM menée par Yves Clot sur l’organisation du travail chez Renault. Je vous invite à vous reporter à cette étude : elle renseigne sur l’intensification du travail, qui ruine les bénéfices des trente-cinq heures.

Pour les catégories supérieures, on observe un allongement de la journée de travail non rémunéré. En ce qui les concerne, la CGT plaide pour un droit à la déconnexion car les nouvelles technologies permettent d’augmenter le temps de travail inconsidérément. Les cadres supérieurs ne connaissent pas les trente-cinq heures ! Faute d’effectifs suffisants, ils font des journées à rallonge pour mener à bien leurs projets, sous une pression constante de la hiérarchie qui génère un stress pouvant malheureusement parfois conduire jusqu’au suicide.

Si les trente-cinq heures étaient respectées dans la métallurgie, des milliers d’emplois seraient créés là où nous assistons à une destruction massive au nom du capital
– les intérimaires sont privés de toute perspective d’avenir et utilisés comme des Kleenex.

Ces problèmes ont des répercussions sur la qualité des véhicules produits. Les pièces doivent être souvent retouchées, ce qui conduit à détériorer encore un peu plus les conditions de travail.

Il est temps de revenir à l’esprit de la loi sur les trente-cinq heures. Dans peu de temps, les salariés de la métallurgie seront usés et il sera très difficile de les reclasser !

M. le président Thierry Benoit. Je retiens plusieurs points intéressants de vos différents exposés : la possibilité de trouver un consensus sur la durée du temps de travail – du moins de pouvoir parler des trente-cinq heures sans polémique ; la « porte de sortie » que représente la négociation de branche – ce qui implique une réflexion sur la création de la norme ; l’insistance sur la dimension humaine du travail, source de revenus mais aussi contribution à la vie commune ; l’accent mis sur les difficultés spécifiques aux femmes et le constat d’une application non uniforme de la réduction du temps de travail.

Mme Barbara Romagnan, rapporteure. Je vous remercie pour ces interventions denses et complémentaires. J’ai apprécié la précision de vos propos sur le secteur du commerce ou sur le forfait-jours par exemple.

La commission d’enquête a pour ambition de dresser un bilan et de tirer les leçons de cette expérience de réduction du temps de travail afin, de mon point de vue, de poursuivre dans cette logique.

Il me semble intéressant de mettre en valeur, outre les emplois créés ou sauvegardés, les améliorations apportées à la vie de certains salariés grâce au passage aux trente-cinq heures. Vous avez estimé à 300 000 le nombre d’emplois à temps partiel ainsi revalorisés, monsieur Garnier. Cette évaluation est-elle la vôtre ? Si oui, comment avez-vous procédé ?

Vous l’avez dit, il est de nombreuses personnes pour lesquelles le temps de travail est déjà trop réduit. Comment intégrez-vous à votre réflexion le cas des chômeurs ? Réduire le temps de travail, c’est aussi le partager, partager les richesses avec ceux qui n’en ont pas.

Quels sont vos échanges avec les organisations syndicales des autres pays ? Je trouve saisissant que le sujet des trente-cinq heures, en dehors de quelques polémiques, soit tabou dans un pays qui, en quarante ans, a connu une seule période où le chômage a reculé : lorsque les trente-cinq heures ont été mises en place – cela dit sans nier pour autant les limites de la loi. Alors que nous sommes tous mobilisés pour lutter contre le chômage et créer de l’emploi, la solution de la réduction du temps de travail ne semble même pas pouvoir être envisagée. Certes, grâce à l’UDI, cette commission d’enquête existe. Mais je crois savoir qu’en Belgique et en Allemagne, on réfléchit sérieusement à cette question.

La question du temps partiel, qui concerne surtout les femmes, fait-elle l’objet de votre réflexion à tous ?

M. Franck Mikula. Je ne suis pas un spécialiste international de la réduction du temps de travail. Mais j’ai eu l’occasion d’interroger mes homologues allemands sur cette question. Leur réponse m’a frappé. La crise en 2008 a été vécue de manière radicalement différente en Allemagne et en France. Très tôt, nos voisins ont donné la priorité à la préservation des emplois, ce qui les a conduits naturellement à envisager très vite le partage du temps de travail. Tout s’est construit autour de l’idée d’éviter les licenciements. Le partage du temps de travail a donc été organisé selon différentes méthodes, que nous connaissons mais que nous n’utilisons pas avec la même intensité ni la même rapidité. La réduction du temps de travail, notamment pour les seniors, a donné lieu à une compensation par l’État, à l’instar du chômage partiel que la France n’a pas ou peu utilisé – les Allemands en ont une vision beaucoup moins polémique et dogmatique, plus pragmatique. L’efficacité de cette approche est prouvée sur une période donnée. Je ne dis pas que c’est la solution au problème du chômage, mais on pourrait se reprocher, à la lumière de cet exemple, l’absence de lieu de réflexion, à l’exception de votre commission, sur la pertinence du partage du travail.

D’après mon expérience, très parcellaire, la modification de la durée légale du travail a principalement un impact financier. Elle n’entraîne pas nécessairement un partage du travail. Tous les assouplissements intervenus à partir de 2002 – ils sont pléthore – ont consisté à déplafonner le nombre maximal des heures supplémentaires. Il n’y a donc pas eu de création d’emplois. La France est revenue à 39 heures, les heures sont simplement payées et organisées différemment.

En revanche, dans les métiers qui effectuent un travail non stockable et non reportable, traduire la réduction du temps de travail en jours a mécaniquement eu pour effet de créer des emplois : si le pilote de l’avion est en RTT, vous ne pouvez pas expliquer aux passagers qu’il faut reporter leur départ, vous devez trouver un autre équipage. La réduction du temps de travail, par la fixation d’un nombre annuel de jours travaillés, conduit donc mécaniquement à partager le temps de travail. Il ne s’agit pas d’une solution idéale, car elle n’est pas applicable à tous, mais elle mérite d’être examinée : on ne pourra longtemps tenir avec cinq millions de chômeurs – un président de la République l’a dit dès les années soixante-dix alors que leur nombre était bien moindre. Il est donc urgent de trouver des solutions.

M. Hervé Garnier. Le chiffre de 300 000 emplois revalorisés que j’ai mentionné est issu des rapports de branche sur la situation de l’emploi présentés chaque année par les employeurs. Cela concerne les temps partiels améliorés, voire transformés en temps plein. Ce temps partiel était souvent subi. On peut considérer aussi que permettre à des gens de travailler plus constituait une amélioration.

Il faut se méfier des comparaisons internationales, car les choix sociétaux et économiques diffèrent d’un pays à l’autre. Certains ont fait le choix du temps partiel lorsque la France a fait celui du temps plein – et du chômage. Il faut tenir compte de l’ensemble des paramètres, pas seulement du temps de travail. En Allemagne, il existe des durées légales du travail par branche professionnelle. Sommes-nous prêts aujourd’hui à nous interroger sur la pertinence d’une durée légale unique ? Je ne propose pas d’ouvrir ce débat…

M. Jean-Frédéric Poisson. Dommage !

M. Hervé Garnier. …mais notre code du travail s’est construit autour de la durée du travail alors que notre économie était fondée sur l’industrie. Aujourd’hui, avec le développement des emplois de services, les logiques sont différentes. Ce curseur a certes de l’importance et le changer déstabiliserait profondément la situation mais, je l’ai dit s’agissant de la première loi Aubry, nous ne sommes pas allés au terme de la réflexion, nous n’avons pas laissé mûrir les choses. Les forfaits-jours n’ont pas été bien organisés car nous manquions de recul pour le faire. Les évolutions ont ensuite été mal digérées. C’est regrettable.

Il ne faut pas faire porter la responsabilité de tous les maux de notre société à la réduction de la durée légale du travail. Certes, mal préparés, mal organisés ou trop rigides, les accords ont souvent eu des conséquences sur les conditions de travail. Mais les trente-cinq heures ne sont pas à l’origine de tous les risques psycho-sociaux. La pression de la situation économique et celle des actionnaires y tiennent aussi leur rôle.

Il importe aujourd’hui de trouver des équilibres nouveaux tenant compte des évolutions du travail, y compris en posant la question du partage du travail. Il faut peut-être sortir des débats un peu trop dogmatiques. Je pense que la négociation de branche peut y contribuer, sans pour autant remettre en cause le code du travail.

Dans l’actualité récente, le relèvement des seuils de nombre d’heures pour les temps partiels représente une véritable avancée, qui a malheureusement été immédiatement caricaturée. Sommes-nous capables d’aborder toutes ces questions de façon sereine ? Je n’en suis pas sûr et je le regrette. Mais nous sommes prêts à y contribuer.

M. Nasser Mansouri-Guilani. La tendance historique à la baisse du temps de travail n’est pas propre à la France. Elle est également à l’œuvre dans d’autres pays par exemple en Allemagne où elle n’a pas seulement servi à partager le travail, mais aussi à mieux former les salariés. C’est cette idée que reprend la CGT quand elle propose la création d’une sécurité sociale professionnelle, assise sur la continuité du contrat de travail, ce qui permettrait aux salariés de se former plutôt que d’être au chômage, pour prétendre ensuite à des emplois plus qualifiés.

Il ne faut pas confondre RTT et partage du travail. On ne résoudra pas le problème du chômage en partageant un volume de travail constant. La réduction du temps de travail doit servir à créer des emplois pour réduire le chômage, et l’enjeu est moins de partager le gâteau existant que d’en augmenter la taille mais aussi la qualité. Nous insistons donc sur le fait qu’on ne peut pas aborder la question du temps de travail indépendamment de celle du partage des revenus, et penser que, pour créer des emplois, il faut augmenter le taux de marge des entreprises est à nos yeux une erreur.

M. Joseph Thouvenel. J’ai parlé de travail non rémunéré : cela englobe le bénévolat, le temps familial ou l’engagement associatif qui, à côté du travail rémunéré, contribuent au développement de la société et au bien-être de tous et qu’il est donc indispensable de sauvegarder.

Nous travaillons bien sûr avec les organisations syndicales étrangères, notamment européennes. Mais limiter les comparaisons à la seule durée du travail n’a aucun sens, il faut également considérer la productivité. Or la productivité horaire du travailleur français est l’une des plus élevée au monde, sinon la plus élevée. En d’autres termes, on ne peut demander à quelqu’un qui court le cent mètres en dix secondes de parcourir un kilomètre en dix fois dix secondes : la comparaison est faussée si on ne prend pas en compte l’intensité de l’effort.

En Allemagne, on constate une grande diversité de situations. Certaines branches, et non des moindres, appliquent les trente-cinq heures : c’est le cas par exemple de la métallurgie. Mais il avait été décidé, à l’origine, que 18 % des salariés du secteur pourraient travailler davantage et, en 2003, un accord a porté ce taux à 50 %. Gardons-nous donc des simplifications quand nous faisons référence à ce pays ! Reste que c’est celui de la cogestion alors que, dans le nôtre, les grandes entreprises se récrient à l’idée d’admettre les salariés dans les conseils d’administration et de surveillance. Qu’on ne nous demande donc pas de partager les efforts et les épreuves lorsqu’on ne veut pas partager un pouvoir de décision qui a été à l’origine des difficultés présentes !

Le partage du travail est un vrai sujet, mais encore faut-il qu’il y ait du travail ! Nous avons un problème de compétitivité, qui doit nous conduire à nous interroger sur la meilleure organisation pour faire monter en gamme nos produits. Tout le monde s’accorde aujourd’hui sur le fait que les marges de nos entreprises sont insuffisantes pour leur permettre d’investir dans la recherche et le développement dont dépendent les emplois de demain. Reste qu’il n’est pas certain que toutes les entreprises fassent le meilleur usage des mesures, comme le CICE, faites pour accroître ces marges.

Je rappelle enfin que la loi Bertrand de 2008 permet à des accords de branche ou d’entreprise de fixer le contingent d’heures supplémentaires. La dénonciation forcenée des trente-cinq heures n’est-elle pas purement idéologique de la part de ceux qui pourraient utiliser cette possibilité dans leurs entreprises et qui ne le font pas ?

M. Jean-Frédéric Poisson. Je suis loin de rejeter l’idée selon laquelle la vraie question serait celle du partage de la valeur ajoutée et des revenus. C’est le problème majeur auquel seront confrontées les sociétés occidentales dans les décennies à venir, et nous ne pourrons nous en tirer sans réformer entièrement nos mécanismes de production et de répartition des richesses. En revanche, le partage du temps de travail n’est pas à mes yeux en tant que tel un objectif politique : c’est une impasse méthodologique, économique et sociale.

Rapporteur de la loi du 20 août 2008, j’ai écouté avec attention vos propos sur les forfaits-jours, monsieur Mikula. Je souhaiterais que notre commission soit informée plus précisément sur les dispositifs que vous proposez.

Lorsque j’entends citer l’exemple allemand, j’invite toujours mes interlocuteurs à la précaution. En effet, à peine plus d’un salarié sur deux bénéficie outre-Rhin d’un revenu minimum garanti, et ce non grâce à la loi mais sur la base de textes conventionnels. Par ailleurs, les disparités dans la durée hebdomadaire de travail sont chez nos voisins d’une amplitude que nous ne connaissons pas ici. C’est que les Allemands ont fait un choix socioéconomique inverse du nôtre : ils ont usé de la rémunération des salariés comme d’une variable d’ajustement pour maintenir leur capacité d’exportation ; nous avons préféré garantir un revenu minimum, même à ceux qui n’ont plus de travail, quelles qu’en soient les conséquences sur notre production et sur nos exportations. Méfions-nous donc des comparaisons internationales ou inspirons-nous en pour améliorer la qualité de notre dialogue social – je ne suis pas certain en effet que les centrales syndicales soient encore mûres dans notre pays pour la cogestion…

Je suis évidemment très favorable à ce que les branches soient sollicitées sur la question du temps de travail. Je suis par ailleurs un fervent partisan du dialogue social territorial.

Chacun d’entre vous semble penser que, si les trente-cinq heures sont une idée formidable, leur mise en œuvre n’a pas été une réussite. Y avait-il une autre manière de faire ?

La productivité horaire des salariés français est sans doute la meilleure du monde. En revanche, la quantité annuelle d’heures travaillées par les salariés français est-elle suffisante ?

M. le président Thierry Benoit. Le Conseil d’analyse stratégique évalue le nombre moyen d’heures travaillées chaque année à 1 670 heures dans le secteur privé et à 1 580 heures dans le secteur public. Cela pose la question de l’attractivité des métiers et des distorsions qui existent entre le public et le privé dans l’application des trente-cinq heures.

Mme la rapporteure. Si je vous ai interrogés sur vos liens avec les organisations syndicales des autres pays, c’est qu’il me semble qu’ailleurs le temps de travail fait l’objet de débats et de discussions, ce qui n’est pas le cas chez nous.

Mme Isabelle Le Callennec. La question n’est pas de savoir comment on partage mais comment on augmente le gâteau pour qu’il y ait davantage de travail.

Les accords « compétitivité-emploi » permettent aujourd’hui, dans certaines situations, des négociations sur le temps de travail au sein des entreprises. Ne peut-on pas imaginer des accords « compétitivité-emploi » offensifs, c’est-à-dire qui ne se limitent pas aux entreprises en difficulté ? Ne serait-ce pas, selon vous, un moyen d’accroître le nombre d’emplois ?

Lors de notre audition de la directrice générale de l’administration et de la fonction publique, j’ai appris à ma grande surprise qu’aucun rapport n’avait été produit sur le temps de travail dans la fonction publique depuis 1999 ! C’est un manque qu’il faut absolument combler.

M. le président Thierry Benoit. Le Conseil d’analyse stratégique évalue à 12 milliards d’euros le coût annuel de la réduction du temps de travail pour les finances publiques et à 22 milliards le montant global annuel des versements de l’État à la sécurité sociale en compensation des divers allégements de charges mis en œuvre depuis les lois Aubry. Ces chiffres peuvent donner matière à réflexion…

M. Gérard Sebaoun. Aucun de vous ne semble remettre en question les trente-cinq heures. Néanmoins, si nous sommes entrés pour longtemps dans une phase de faible croissance voire de croissance nulle, ne faut-il pas se poser la question du partage du travail existant ? Faut-il d’ailleurs une croissance illimitée lorsqu’on en sait le prix pour la planète ?

Les trente-cinq heures ont entraîné une importante modération salariale. N’est-il pas temps aujourd’hui de dresser un bilan de cette modération ? Est-elle encore soutenable ? Les revenus des fonctionnaires peuvent-ils continuer à se dégrader ?

M. Nasser Mansouri-Guilani. La CGT ne s’inscrit pas dans une perspective de croissance nulle à long terme et pense qu’il est possible d’augmenter le gâteau. Reste qu’il faut s’en donner les moyens, ce qui implique de modifier la manière dont le gâteau – la valeur ajoutée – est aujourd’hui partagé. Cela permettra d’augmenter les salaires, l’emploi et l’investissement productif et de soutenir la croissance.

Selon une étude du groupe Clersé de l’Université de Lille 1, l’évolution du partage de la valeur ajoutée se traduit chaque année depuis trente ans par cent milliards d’euros de transferts supplémentaires au profit des détenteurs de capitaux. Si ces cent milliards étaient plutôt affectés à l’emploi, aux salaires et à l’investissement productif, cela résoudrait partiellement les difficultés auxquelles nous sommes confrontés aujourd’hui et nous permettrait d’améliorer notre compétitivité hors coûts, puisque notre compétitivité souffre, on le sait, de l’insuffisance de notre recherche et développement et d’une qualification insuffisante de nos travailleurs.

La CGT partage l’idée que la modération salariale joue comme un facteur négatif. Nous pensons un effet qu’un bilan doit être effectué et que, plus globalement, il faut examiner l’ensemble des aides accordées aux entreprises, au-delà des exonérations de cotisations.

M. Hervé Garnier. Nous avons fait des choix de développement et d’organisation de la société. S’interroger sur le partage du travail et de la valeur ajoutée est bien plus intéressant pour notre avenir que de s’interroger sur les trente-cinq heures. Qu’attend-on du travail ? Sommes-nous condamnés à ce que le temps partiel soit subi ou peut-il fonder un autre modèle de société ?

En matière de salaires, j’appelle votre attention sur les minima de branche. Il est économiquement catastrophique que, dans certains secteurs, la moitié de la grille soit rattrapée ou dépassée par le SMIC.

Nous menons aussi, pour notre part, une réflexion sur la façon dont s’articulent le temps de travail, le temps social et le temps familial. Les frontières entre eux sont de plus en plus poreuses, ce qui justifie à mes yeux que le dialogue social territorial s’empare de la question. Au-delà du rôle structurant que peuvent jouer les branches, certains enjeux territoriaux – je pense notamment au temps de transport – ont des répercussions sur la qualité du travail et constituent des sujets qui concernent l’ensemble de la cité.

M. le président Thierry Benoit. Le rapport de la commission pourrait retenir la notion de dialogue social territorial par branche. Au-delà de la durée légale du travail, les accords de branche fixent souvent des contingents d’heures supplémentaires, et neuf millions de salariés ont bénéficié de la défiscalisation de celles-ci. Cela me conforte dans l’idée qu’il faut en effet se tourner vers les négociations de branche et réfléchir à la relation entre rémunération horaire et nombre d’heures travaillées.

Chaque être humain doit trouver sa place dans la société. Pensez-vous qu’une société moderne comme la nôtre peut, comme y avait songé un ministre il y a quelques années de cela, demander aux bénéficiaires de prestations sociales qui sont sans emploi de consacrer du temps des travaux d’intérêt collectif ? Les chômeurs constituent des ressources humaines qui pourraient être utiles à la collectivité en effectuant, par exemple, pour la commune certains petits travaux. Il ne s’agirait pas d’une punition, mais d’un échange permettant à ces personnes d’échapper à l’isolement et de faire reconnaître leurs compétences et, plus largement, leur dignité.

Mme la rapporteure. Sans doute le sujet est-il bien trop vaste pour que nous l’abordions dans le temps qui nous reste.

Mme Michèle Chaix. La CGT est attachée à toutes les formes de dialogue social, et notamment au dialogue social territorial, qui se pratique déjà dans certains lieux, par exemple au sein des commissions paritaires régionales de l’artisanat, en matière de formation professionnelle. Le patronat a malheureusement tendance à refuser les accords territoriaux, et rares sont les occasions de dialogue sur la sécurisation de l’emploi dans le périmètre d’un bassin d’emploi. À Toulouse par exemple, les problèmes liés à la sous-traitance et aux pertes de marché que connaît l’aéronautique ne sont pas abordés localement, pas plus que la question du manque de chaudronniers, conséquence de l’absence de formation dans ce secteur. La sécurité sociale professionnelle que défend la CGT, sous la forme d’un maintien du contrat de travail afin de substituer aux périodes de chômage des périodes de formation, permettrait de répondre à ce type de situation.

Il faut également revoir l’organisation des branches. Le secteur du commerce et des services, par exemple, en comporte quatre-vingts et on y dénombre cent vingt conventions collectives. Dans une vingtaine de ces branches, la grille salariale démarre au-dessous du SMIC et le dialogue social y est quasiment inexistant. Il n’est pas normal qu’un vendeur titulaire d’un CAP ne touche pas le même salaire selon qu’il travaille dans l’habillement de détail ou chez un succursaliste, et sans doute le choc de simplification pourrait-il commencer par une refonte de ces branches, les alignant sur les plus avantageuses pour les salariés.

Il faut également supprimer les aides publiques et les exonérations de cotisations aux entreprises qui appliquent des grilles salariales démarrant en dessous du SMIC.

M. Joseph Thouvenel. Lorsqu’il était ministre, Xavier Bertrand a précisé que les exonérations de cotisations n’étaient plus attachées à la durée du travail mais à son coût, soit au salaire.

Les trente-cinq heures sont en effet formidables, ce qui, étymologiquement, signifient qu’elles peuvent faire peur. Que leur mise en œuvre ait été difficile fait partie des aléas de la vie. La CFTC défendait la méthode Robien, fondée sur l’incitation. Les pouvoirs publics ont fait ensuite un autre choix, mais il ne s’agit pas maintenant de détricoter ce qui a été fait.

Selon un document de Rexecode, les pays européens où la quantité annuelle d’heures travaillées par les salariés à temps plein est la plus importante sont des pays aussi compétitifs que la Roumanie, la Bulgarie, la Hongrie et la Grèce – où on travaille 1 971 heures contre 1 679 en France… Cela montre bien que, pris isolément, indépendamment de la productivité et de la capacité productrice, ce critère n’a aucun sens. J’ajoute que, contrairement à une idée répandue dans les médias, le nombre de jours fériés et de congés payés est moindre dans notre pays qu’en Allemagne et au Royaume-Uni. Les Français ne sont pas des fainéants : ils travaillent bien et beaucoup.

Il existe en effet une distorsion entre le nombre d’heures travaillées dans le secteur public et dans le secteur privé. Cela tient en partie à la nature de certains emplois publics, qui exigent des agents – des policiers par exemple – qu’ils travaillent la nuit ou les jours fériés.

Mme Le Callennec parle d’accords « compétitivité-emploi » offensifs pour les entreprises désireuses de gagner des parts de marché, mais quelles entreprises n’ont pas cette ambition ? Rien ne justifie qu’elles bénéficient de dérogations au droit du travail lorsqu’elles ne connaissent pas de difficultés.

Nous sommes en période de faible croissance, mais est-il souhaitable de viser une croissance exponentielle ? Je ne le pense pas. Nos sociétés développées doivent apprendre à vivre avec un taux de croissance moins élevé, en donnant du travail à tout le monde.

Il est vrai que les salaires ont stagné, voire se sont dégradés, et il serait en effet souhaitable de procéder à quelques rattrapages. Certaines entreprises en ont les moyens mais ne le font pas, ce qui nous ramène à la question du partage inéquitable des profits. S’il est normal que les actionnaires soient bien rémunérés, il faut aussi financer l’investissement, l’innovation, et rémunérer les salariés à la hauteur de leur engagement.

Nous sommes favorables au dialogue territorial et aux accords de branche, dans la mesure où les négociations restent encadrées au niveau national.

Le travail contribue selon moi à la reconnaissance de la dignité de chacun. Il produit du lien social. Dans cette perspective et avec toute la prudence requise, je ne suis pas hostile à ce que les personnes privées d’emploi rendent à la collectivité une partie de ce que celle-ci leur apporte. On pourrait par exemple mettre à la disposition des sans-abri des lieux de vie qu’ils occuperaient en contrepartie de leur entretien.

M. le président Thierry Benoit. Cela rejoint mon idée qui consiste à combattre l’isolement dans lequel se trouvent plongées les personnes éloignées du monde du travail. Il y a là des pistes de réflexion à creuser pour lancer des actions au niveau local.

M. Joseph Thouvenel. C’est ce que proposent déjà les communautés d’Emmaüs.

M. Gérard Sebaoun. Monsieur le président, je ne suis pas aussi favorable que vous à la défiscalisation des heures supplémentaires…

M. le président Thierry Benoit. Vous faites fausse route : je n’ai pas voté cette mesure !

M. Gérard Sebaoun. Il est normal qu’un salarié grince des dents lorsqu’on lui retire l’avantage fiscal qu’on lui avait concédé, mais n’oublions pas que la défiscalisation des heures supplémentaires coûtait à l’État quatre milliards d’euros, qui auraient pu être utilisés autrement. Je suis plutôt partisan d’une réforme globale de la fiscalité, dont je regrette que nous ne l’ayons pas mise en œuvre.

Le débat sur les contreparties qu’on pourrait demander aux chômeurs – certains ont avancé l’idée de demander sept heures de travail aux allocataires du RSA – me paraît sortir du cadre des travaux de cette commission d’enquête. Je suis pour ma part farouchement opposé à cette idée. Il est bien évidemment nécessaire, en revanche, d’accompagner les personnes privées d’emploi pour les aider à se réinsérer socialement. Les collectivités locales y travaillent déjà avec Pôle emploi, comme doivent y travailler vos centrales syndicales.

M. Franck Mikula. En prenant connaissance de nos échanges, nos concitoyens pourront constater qu’il existe des élus qui se posent de bonnes questions et sont capables d’avoir un débat apaisé sur le temps de travail.

M. Poisson s’interroge sur la durée annuelle du travail dans notre pays. En poussant les curseurs au maximum, un salarié au forfait-jours peut travailler 282 jours par an – soit 365 jours moins 52 dimanches, 30 jours de congé et le 1er mai. S’il travaille en moyenne quinze heures par jour pour respecter les neuf heures de repos quotidien imposées par le code du travail, cela nous mène à un total de 4 230 heures de travail annuel, soit 88 heures hebdomadaires quand la Chine en est à 44, loin devant la Corée du Nord où la durée de travail annuelle est de 2 500 heures. Ne laissons donc pas se répandre dans les médias l’idée que les Français seraient un peuple de fainéants : ce serait faire injure à ces millions de salariés qui travaillent beaucoup et ont la meilleure productivité horaire au monde.

En ce qui concerne le partage du travail, il n’y a pas unanimité entre nous, visiblement. En Allemagne, il y a dix ans, 20 millions de travailleurs effectuaient environ 50 milliards d’heures de travail chaque année. Aujourd’hui, le volume d’heures travaillées n’a pas changé, mais on compte 25 millions de travailleurs. Les Allemands n’ont donc pas travaillé une heure de plus en dix ans, mais ont fait travailler cinq millions de personnes supplémentaires. Je ne dis pas qu’il faut faire la même chose mais cela prouve que l’on peut partager le temps de travail.

Les économistes nous prédisent une longue période de croissance faible. Or dans un contexte de croissance à 1 %, des gains de productivité annuels de 1 % ne créent aucune valeur. Il faut donc se poser la question du partage du travail, ce qui n’empêche pas de poursuivre nos efforts pour élargir le gâteau. Dans quelles conditions cela doit-il se faire et à quel coût ? C’est tout l’enjeu de notre débat. Il doit être mené sans perdre de vue que les aspirations individuelles des salariés ont profondément évolué ces dernières années et que l’on appréhende le temps de travail différemment selon son âge, ses qualifications ou sa situation de famille. On ne peut donc raisonner de manière uniforme pour l’ensemble des travailleurs.

M. Hervé Garnier. Le débat sur le dialogue social dans les branches et les territoires a été pollué par le fait que l’on a trop souvent associé dialogue social et création de normes. Or le dialogue social n’implique pas nécessairement la création de normes. Il peut permettre, par exemple, grâce à la concertation avec les élus locaux, une meilleure harmonisation entre politique des transports et besoins des salariés.

Si l’on veut faire bouger les choses, il faut améliorer la qualité du dialogue social dans notre pays, restaurer la confiance et s’inscrire dans une vision prospective de notre économie. Malheureusement, les organisations patronales défendent le plus souvent des stratégies à court terme.

Monsieur le président, je pense comme vous que le chômage est un drame pour la société, qu’il faut lutter contre la perte de compétences et maintenir les gens au plus près de l’emploi. La question que vous avez soulevée méritait donc d’être posée. Gardons-nous cependant de dispositifs qui aboutiraient à créer, en marge de l’économie réelle, une économie de l’assistanat.

Je partage l’idée qu’une réforme globale de notre fiscalité est préférable à la défiscalisation des heures supplémentaires. J’incite vivement les salariés à se méfier des heures supplémentaires, qui restent à l’initiative de l’employeur et peuvent être supprimées du jour au lendemain. Et je trouve regrettable que, dans certaines branches, le dialogue porte sur les contingents d’heures supplémentaires plutôt que sur l’organisation du travail.

M. Xavier Reynaud. Mme Le Callennec a parlé d’accords compétitivité-emploi offensifs. Ces accords aujourd’hui sont plutôt destructeurs d’emplois – on l’a constaté dans la métallurgie – et mieux vaut donc se préoccuper de l’organisation du travail et de sa juste reconnaissance.

Mme la rapporteure. Je ne suis pas choquée par l’idée que la société procure un logement aux sans-abri à charge pour eux de l’entretenir. En revanche, leur demander d’accomplir tel ou tel travail implique de les rémunérer pour cela. C’est une question de dignité et les allocations auxquelles ils ont droit ne doivent pas être sous conditions de fournir un tel travail.

Quant à augmenter la taille du gâteau, c’est un point de vue qui se discute. Pour ma part, je pense que ce n’est ni nécessaire, ni souhaitable. La France est un pays riche et ses salariés sont compétitifs. Je préfère envisager de partager autrement le travail et les revenus, en repensant un modèle de croissance fondé sur l’exploitation du tiers-monde et des ressources de la planète. Au reste, la croissance moyenne au cours des quarante dernières années a tourné en Europe autour de 1,6 %, soit juste le taux nécessaire à la préservation des emplois.

M. le président Thierry Benoit. Je n’ai pas voté la défiscalisation des heures supplémentaires parce que je l’estimais trop onéreuse. Cela ne m’a pas empêché de constater que le dispositif avait bénéficié à 9 millions de salariés, ce qui prouve bien que les Français sont courageux et travailleurs.

Je vous remercie, madame, messieurs, de toutes les propositions que vous nous avez faites et dont nous nourrirons notre rapport. Le débat doit se poursuivre dans la sérénité, avec la participation de tous et sans tabous. Soyez sûrs que c’est dans cet esprit, afin d’être utile à notre pays, que la commission d’enquête poursuivra ses travaux.

L’audition s’achève à treize heures trente-cinq.

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Présences en réunion

Présents. - M. Thierry Benoit, Mme Jacqueline Fraysse, M. Jean-Patrick Gille, Mme Isabelle Le Callennec, M. Jean-Frédéric Poisson, Mme Barbara Romagnan, M. Gérard Sebaoun

Excusés. - M. Damien Abad, Mme Catherine Coutelle, Mme Jacqueline Maquet, M. Denys Robiliard