COMMISSION D’ENQUÊTE
SUR L’IMPACT SOCIÉTAL, SOCIAL, ÉCONOMIQUE ET FINANCIER
DE LA RÉDUCTION PROGRESSIVE
DU TEMPS DE TRAVAIL
La séance est ouverte à douze heures.
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La commission d’enquête procède à l’audition, ouverte à la presse, de M. Franck Morel, avocat, ancien directeur adjoint du cabinet de M. Xavier Bertrand, ministre du travail
M. le président Thierry Benoit. Monsieur Franck Morel, vous êtes avocat, ancien inspecteur du travail, et ancien directeur adjoint du cabinet de M. Xavier Bertrand lorsqu’il était ministre du travail. Vous avez été l'un des artisans de la réduction législative du temps de travail dans les services du ministère du travail, puis l’un des collaborateurs du ministre qui en a assoupli l'application réglementaire. Nous souhaitons aujourd’hui que vous nous fassiez partager votre analyse des résultats de ces politiques, et que vous nous donniez votre sentiment sur la possibilité d’agir sur l’emploi grâce à elles dans les conditions économiques actuelles.
En vertu de l’article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, les personnes auditionnées sont tenues de déposer sous serment devant les commissions d’enquête, sans toutefois enfreindre le secret professionnel. Elles doivent jurer de dire « la vérité, toute la vérité, rien que la vérité ». Veuillez donc lever la main droite et dire : « Je le jure ».
(M. Franck Morel prête serment.)
M. Franck Morel, avocat, ancien directeur adjoint du cabinet de M. Xavier Bertrand, ministre du travail. La question du temps de travail est fondatrice pour le droit du travail. La première loi du travail, celle du 22 mars 1841, qui visait à limiter le temps de travail pour les enfants a été suivie d’une série de textes ayant pour objectif de préserver la santé au travail des femmes et des mineurs en établissant des durées maximales de travail.
Dans un premier temps, la régulation du temps de travail a donc été exclusivement protectrice. Dans un second temps, elle a, d’une part, permis d’organiser la vie de l’entreprise et la vie personnelle des travailleurs, et, d’autre part, servi de curseur économique pour mesurer la durée du travail et calculer sa rémunération.
La norme « temps de travail » a en conséquence permis d’assumer progressivement trois fonctions essentielles : protéger, organiser, rétribuer. Au fur et à mesure de cette évolution, le débat sur le temps de travail est évidemment devenu plus complexe, et les sources de droit se sont diversifiées. La « protection » a d’abord été organisée par la loi avant que la source conventionnelle ne joue un rôle de plus en plus grand quand le temps de travail a servi à « organiser » et à « rétribuer ». Plus récemment, le droit européen a également édicté des normes, notamment en ce qui concerne la protection de la santé et de la sécurité des travailleurs. Cet enchevêtrement de sources rend parfois complexe la lecture des règles applicables.
Le « temps de travail » constitue le domaine privilégié de la négociation collective. C’est dans ce domaine qu’apparaissent en 1982 les accords dérogatoires qui peuvent être moins favorables que la loi. La négociation collective devient alors le point de fixation d’un compromis sur le bon niveau de régulation dans l’entreprise. Depuis cette époque, sa sphère d’action n’a fait que s’accroître. Alors que l’on comptait deux mille accords d’entreprise par an au début des années 1980, environ dix mille étaient signés tous les ans dans les années 1990, et nous en enregistrons, depuis cinq à six ans, environ trente-cinq à quarante mille annuellement, dont un quart porte sur le temps de travail. La négociation collective occupe donc une place croissante, en particulier au niveau de l’entreprise, et les lois successives lui ont attribué un rôle de plus en plus grand dans l’organisation du travail.
En matière de temps de travail, il faut distinguer le quantitatif du qualitatif.
L’approche qualitative nous amène à nous interroger sur l’efficacité des outils qui donnent la capacité à l’entreprise d’organiser son activité. Les règles relatives à l’organisation du temps du travail ont longtemps fait l’objet d’un empilement dans une logique de réponses successives aux problèmes nouveaux. Cette pratique, en partie choisie par les lois Aubry, mène à une perpétuelle fuite en avant car le décalage est constant entre les besoins nouveaux et les outils existants. Au contraire, si ces derniers sont souples et malléables, comme cela est prévu dans la loi du 20 août 2008 portant rénovation de la démocratie sociale et réforme du temps de travail, ils permettent aux acteurs de s’organiser efficacement et de s’adapter en permanence, car ils renvoient largement aux négociateurs le soin de trouver un point d’équilibre. Il existe ainsi désormais un système unifié d’aménagement du temps de travail avec très peu de clauses obligatoires alors que l’on pourrait vite tomber dans la caricature en décrivant la législation antérieure. La Cour de cassation avait par exemple jugé à juste titre que l’obligation de prévoir un programme indicatif en matière de modulation du temps de travail au niveau de l’entreprise mais aussi de la branche remettait en cause la modulation elle-même. Autre exemple : les salariés à temps partiel ne pouvaient pas profiter des jours de RTT créés par la loi Aubry II uniquement pour ceux qui effectuaient un temps plein.
Aujourd’hui, les outils performants existent bien, même s’il est vrai que certains, comme le forfait jours qui a donné lieu à un véritable feuilleton, mériteraient davantage de commentaires.
La principale question posée est cependant relative au bon niveau d’intervention : l’entreprise, la branche ou la négociation directe. J’estime, pour ma part, que le niveau de l’entreprise doit être privilégié. À côté d’outils qui ne peuvent être mis en place que par la négociation collective, il faut que les entreprises dans laquelle elle n’est pas possible disposent d’un kit permettant d’organiser le temps de travail.
L’approche quantitative consiste à fixer une référence pour la durée de travail, et des règles relatives à son dépassement qui se traduisent en termes de rétribution. Elle pose d’abord une question politique : la durée du temps de travail en France est-elle suffisante ? Pour y répondre, il est possible de se pencher sur les indicateurs qui nous permettent de nous comparer à nos voisins européens. Les données de l’INSEE, d’Eurostat et de la DARÉS montrent que la durée de travail hebdomadaire des salariés à temps plein est dans notre pays inférieure d’environ une heure à celle de nos voisins allemands et espagnols, qui correspond à la moyenne européenne. Ce constat ne concerne que les salariés à temps plein : il exclut les salariés à temps partiel et les travailleurs indépendants. Si le temps travaillé en France n’est pas suffisant, il faut alors trouver les leviers qui permettent d’augmenter réellement la durée du travail, car, comme l’avait constaté le sociologue Michel Crozier, « on ne change pas la société par décret ».
Une question se pose ensuite concernant la relation entre l’accord collectif et le contrat de travail. Que faire si le salarié refuse une modification de son contrat de travail issue d’une réduction conventionnelle du temps de travail ? La loi Aubry II avait abordé le problème mais la question qui était restée en suspens avait donné lieu à un débat jurisprudentiel. La loi dite « Warsmann » du 23 mars 2012 a finalement sécurisé la situation en contredisant l’arrêt du 28 septembre 2010 de la Cour de cassation selon lequel : « L’instauration d’une modulation du temps de travail constitue une modification du contrat de travail qui requiert l’accord exprès du salarié ». Le sujet était d’autant plus complexe que la France, influencée par le modèle allemand, s’interrogeait sur l’introduction d’une souplesse de la régulation du temps de travail et de sa rémunération à la hausse ou à la baisse. La loi du 14 juin 2013 relative à la sécurisation de l’emploi a ainsi créé les accords de maintien de l’emploi qui, durant deux ans, peuvent modifier la durée de travail et la rémunération, et qui règlent la question du refus du salarié, pour les entreprises en difficulté.
Enfin, il persiste un problème concernant le tissu conventionnel. Selon un certain nombre d’acteurs, les lois Aubry et les trente-cinq heures sont trop complexes. Ceux-là estiment qu’il est difficile de s’organiser et de faire évoluer les dispositifs prévus. Le plus souvent le problème provient de la difficulté à faire vivre le tissu conventionnel. Dans mes fonctions actuelles, quand je conseille de négocier un avenant, je constate souvent que mes interlocuteurs craignent d’ouvrir la boite de Pandore et de revenir à un débat qui a été pour eux difficile. Ce réflexe se rencontre moins fréquemment dans la génération renouvelée des DRH qui n’ont pas connu la négociation des accords postérieurs aux lois Aubry. Ce constat me conduit à distinguer la question de la complexité de celle de la sécurité. Il est possible de vivre avec de la complexité, mais il est difficile de vivre dans l’insécurité. L’édifice juridique gagne à la simplicité, mais il a avant tout besoin de règles sûres et stables.
M. Jean-Frédéric Poisson. Vous avez à juste titre posé la question de principe qui est au cœur de nos travaux : les Français travaillent-ils suffisamment dans l’année ?
Si le nombre d’heures travaillées annuellement par l’ensemble de nos concitoyens est suffisant pour nourrir le projet de société qui est le nôtre, nous n’avons plus de sujet – mise à part la question de l’ajustement des accords collectifs sur la mise en place des trente-cinq heures. Si, au contraire, la réponse est négative, notre commission d’enquête a du sens. En tout état de cause, elle ferait avancer le débat public si elle s’entendait sur la méthode permettant de répondre à cette question.
La décision du Conseil constitutionnel du 13 juin 2013 sur la loi relative à la sécurisation de l’emploi transforme en principe quasi-constitutionnel le respect d’un délai suffisant laissé aux partenaires sociaux pour modifier de façon importante le droit du travail. Sous réserve de respecter cette condition, cette jurisprudence constitutionnelle ne nous ouvre-t-elle pas de nouvelles perspectives pour modifier la loi sur la durée hebdomadaire du temps de travail ?
M. Jean-Pierre Gorges. Le débat relatif au temps de travail a une dimension économique et une dimension sociologique. En matière économique, le sujet est largement traité, et un certain consensus se fait jour. Sur le plan sociologique, il n’est pas illégitime de se demander si la semaine de travail de quatre jours peut transformer le pays, et si l’on veut le faire vivre autrement. Il reste qu’il faut séparer ces problématiques.
En période de croissance, j’ai voté l’article 1er de la loi du 21 août 2007 en faveur du travail, de l'emploi et du pouvoir d'achat, dite « loi TEPA », mais je reconnais aujourd’hui qu’il n’a pas servi à créer des heures supplémentaires ailleurs que dans la fonction publique, et qu’il a en quelque sorte assorti les trente-cinq heures d’une prime exceptionnelle. En combinant ce dispositif avec l’article 18 de la loi du 20 août 2008 qui facilite le recours aux heures supplémentaires, nous avons paradoxalement fortement renforcé les trente-cinq heures. Les neuf millions quatre cent mille personnes qui n’avaient jamais cessé de travailler trente-neuf heures ont alors perçu une rémunération supplémentaire défiscalisée pour les quatre heures effectuées au-delà des trente-cinq heures. Alors que notre programme consistait à supprimer les trente-cinq heures, nous avons fait tout le contraire.
Pour ma part, j’aurais choisi de fixer une durée maximale, qui aurait pu, par exemple, correspondre aux quarante-huit heures hebdomadaires prévues par la directive européenne de 2003, et j’aurais laissé les entreprises ou les branches discuter de la durée qui leur serait applicable sous ce plafond. Que pensez-vous de cette analyse ?
M. Denys Robiliard. Monsieur Morel, vous avez eu plusieurs casquettes, et il ne nous est pas facile de savoir si nous nous adressons à l’ancien inspecteur du travail, à l’ancien directeur adjoint du cabinet du ministre, ou à l’avocat associé du cabinet Barthélémy, spécialisé dans la négociation collective, dont les clients ne sont pas souvent les syndicats de salariés.
Nous entendons dire que la durée légale du temps de travail n’est plus aujourd’hui que le seuil de déclenchement du décompte des heures supplémentaires.
M. Jean-Frédéric Poisson et M. Jean-Pierre Gorges. Pas par nous !
M. Denys Robiliard. Qu’en pensez-vous ? Qui doit fixer ce seuil : la loi ou la négociation collective au niveau de l’entreprise ou de la branche ? Si c’est au niveau de la branche, dans quelle mesure l’accord d’entreprise peut-il y déroger ?
Des contraintes européennes ou internationales s’imposent-elles à nous en termes d’aménagement du temps de travail ? Existe-t-il en la matière un ordre public social ? Quelle place reste-t-il alors pour la négociation collective ? Selon vous, dans cette négociation, dans quel domaine le principe de préférence doit-il être conservé ? Dans quelle matière n’est-il pas nécessaire ?
En tant qu’avocat, estimez-vous que le statut juridique du cadre dirigeant, dont la durée de travail n’est pas limitée, est sécurisé ? Qu’en est-il du forfait jours pour les cadres ? Une intervention législative est-elle nécessaire sur ces deux sujets ?
Mme Barbara Romagnan, rapporteure de la Commission d’enquête. Vous avez clairement indiqué votre préférence pour une négociation se déroulant au niveau de l’entreprise. Ce choix a les apparences du bon sens car il place la décision au plus près du terrain et de la réalité des entreprises. Il néglige toutefois le fait que la réalité des entreprises et des salariés en France, c’est aussi un taux de chômage extrêmement élevé qui induit un rapport de forces défavorable aux salariés à qui l’on peut toujours rappeler que certains attendent à la porte pour les remplacer. Ce constat est aussi fondateur du droit du travail et d’une régulation nationale. À quels résultats pourrait donc mener la négociation isolée de chaque salarié avec son patron ?
Les Français travaillent-ils assez ? La réponse peut difficilement être absolue. Elle dépend d’abord d’un projet de société. Comment dans notre pays ne pas tenir compte de ceux qui, sans l’avoir choisi, ne travaillent pas ou pas assez, en particulier les femmes ? Nous pouvons nous comparer à nos voisins, mais à condition d’adopter une approche globale : le temps de travail effectif annuel décrit bien mieux les situations respectives que la durée du travail à temps plein car les chiffres que vous avez utilisés ne tiennent pas compte du nombre élevé de chômeurs ou de travailleurs à temps partiel, et surtout de travailleuses, enregistré dans certains pays.
Le temps de travail est un sujet de société. Pour ma part, je considère que certains travaillent trop, ce qui en empêche d’autres de travailler. Il faut travailler moins pour que tous travaillent parce que le travail est essentiel pour vivre dignement, mais aussi parce qu’il faut préserver du temps pour la vie hors du travail.
M. le président Thierry Benoit. Le travail n’est pas aliénant pour la personne humaine. Travailler, c’est une chance. Il faut valoriser le travail : travailler à l’école permet d’avoir des diplômes, une formation, et de réussir dans la vie. Notre société doit trouver un juste équilibre entre le travail et le temps libre.
Feuilleton du forfait jours, RTT, annualisation du temps de travail, compte épargne temps, quelle complexité ! Vous avez à juste titre indiqué qu’il fallait distinguer la complexité et l’insécurité. Nous ne devrons négliger ni l’une ni l’autre, et faire des propositions allant dans le sens de la simplicité et de la sécurité.
M. Jean-Pierre Gorges a raison : la défiscalisation des heures supplémentaires a été une forme de consécration des trente-cinq heures qui a coûté 4,5 milliards d’euros par an au budget de la France. Cela dit, cet épisode a aussi montré que les Français étaient des travailleurs : ils n’ont pas hésité à travailler plus.
Aujourd’hui l’expression « trente-cinq heures » est devenue un chiffon rouge. Aborder le sujet, c’est manipuler un bâton de dynamite. Voyez ce qui s’est produit quand le Premier ministre, M. Manuel Valls, puis le ministre de l’économie, de l’industrie et du numérique, M. Emmanuel Macron, ont osé en parler ! Ce matin même, les propos de M. Frédéric Valletoux, président de la Fédération hospitalière de France, provoquent des remous. Parler des trente-cinq heures ne doit plus mettre le pays en ébullition et jeter la population dans la rue ! Libérons les énergies, apportons de la souplesse, faisons respirer le pays ! Si notre Commission d’enquête sert à cela, elle aura été utile. Il lui appartient en conséquence de favoriser le dialogue et de réorienter le consensus sur le travail en France autour de ce que l’entreprise peut proposer en quantité de travail, et de ce qu’elle peut rémunérer en volume d’heures.
M. Franck Morel. Madame la rapporteure a raison : les comparaisons en termes de temps de travail avec nos voisins européens pourraient être établies à partir d’autres données que celles du nombre d’heures travaillées par semaine d’un travailleur à temps plein. Je note par exemple que si, en France, la durée de travail hebdomadaire des salariés à temps plein est inférieure à la moyenne européenne, les travailleurs indépendants de notre pays sont parmi ceux qui travaillent le plus. Il existe donc une certaine inégalité entre ces derniers et les salariés à temps plein.
Il serait également possible, comme le suggère Madame la rapporteure, de tenir compte des salariés à temps partiel. La durée hebdomadaire du travail aux Pays-Bas, où 50 % des travailleurs occupent un emploi à temps partiel, baisserait inévitablement plus que celle de la France qui ne compte que 18 % de travailleurs dans ce cas. Mais la question de la place du temps partiel relève d’un autre débat. Il doit être organisé pour répondre aussi bien aux besoins des employeurs qu’à ceux des employés. Je note que malgré la régulation de plus en plus forte de ce type d’emploi, le taux de travail contraint en temps partiel reste constant : selon la DARÉS, environ un tiers des salariés concernés continuent de se déclarer insatisfaits par le temps de travail de leur emploi. La multiplication des prescriptions normatives n’a donc eu aucun effet. Cette méthode mène manifestement à l’échec.
Les comparaisons européennes laissent penser qu’il faut augmenter le temps réellement travaillé : certains textes doivent donc être modifiés.
Monsieur Jean-Frédéric Poisson, avant même sa décision de 2013, dont la prise en compte peut sans doute apporter une sécurité juridique supplémentaire, le Conseil constitutionnel a progressivement élaboré une jurisprudence fine et précise sur la liberté contractuelle et sur la possibilité pour la loi de bouleverser un équilibre conventionnel. Il en ressort que le législateur ne peut porter atteinte aux conventions librement conclues entre les parties que pour un motif d’intérêt général que le juge constitutionnel contrôlera en tenant compte du contexte dans lequel il est invoqué. Le Conseil a par exemple censuré une disposition de la loi Aubry II du 19 janvier 2000 limitant la durée collective des salariés à mille six cents heures annuelles, en prenant en compte les engagements précédemment pris dans la loi Aubry I du 13 juin 1998 en matière de négociation.
À mon sens, la loi du 20 août 2008 n’a pas renforcé les trente-cinq heures ; elle ne les évoque pas. Il faut la distinguer de la loi TEPA dont le dispositif de défiscalisation et d’allégement de charges repose en quelque sorte sur ce seuil qui devient alors plus difficile à modifier.
M. Jean-Pierre Gorges. Je n’ai pas dit autre chose !
M. Franck Morel. Pour ce qui concerne le niveau d’intervention, la loi du 20 août 2008 a amorcé un mouvement, qui pourrait être amplifié, en posant une règle concernant plusieurs dispositions relatives à l’aménagement du temps de travail et disposant que l’accord de branche ne s’applique qu’à défaut de précision de l’accord d’entreprise. Ce choix du niveau de l’entreprise est particulièrement cohérent avec la transposition par la même loi de la « position commune » du 9 avril 2008 pour ce qui concerne la représentativité syndicale. La réforme de la représentativité fonde en effet la légitimité des négociateurs syndicaux sur les scores électoraux obtenus au sein de l’entreprise : il est donc logique de rester au même niveau pour ce qui concerne la durée du travail – cela a amené à ne pas transposer l’article 17 de la « position commune » consacré au temps de travail et à opter pour une réforme plus large.
Les règles relatives au travail peuvent se ranger par catégories. Les premières relèvent de l’ordre public absolu et sont de nature législative : la négociation collective ne doit pas pouvoir les modifier. Les deuxièmes sont d’ordre public social : il est possible de les modifier par un accord collectif, mais uniquement pour les améliorer. Toutes les règles relatives au temps de travail ayant pour objet la préservation de la santé et de la sécurité, comme celles concernant la durée maximale du travail ou les temps de repos quotidiens ou hebdomadaires, doivent relever de cette catégorie. Une troisième série de règles peut être renvoyée à la négociation. En matière de temps de travail, elle doit selon moi intervenir au niveau de l’entreprise. Sur certains sujets, la branche garde cependant une vraie utilité même si elle est aujourd’hui en crise : le nombre d’accords de branche n’a guère progressé en quarante ans alors que celui des accords d’entreprise a été multiplié par vingt. Les nouveaux outils dont dispose le ministre du travail grâce à la loi du 5 mars 2014 relative à la formation professionnelle, à l'emploi et à la démocratie sociale doivent lui permettre de mieux faire vivre les branches.
La durée légale du travail n’est pas uniquement le seuil de déclenchement des heures supplémentaires. Elle sert aussi de durée de référence pour l’application uniforme de dispositifs définis en valeur relative comme le temps partiel ou l’activité partielle autrefois appelée chômage partiel.
Avec le statut du cadre dirigeant, nous ne sommes pas à l’abri d’un coup de Trafalgar semblable à la tempête que nous avons connue sur le forfait jours. Le juge avait considéré que la directive européenne de 1993 fixant des normes en matière de temps de travail et de temps de repos ne permettait d’adopter une législation dérogatoire pour les cadres disposant d’un pouvoir de décision autonome que dans le respect les principes généraux de protection de la santé et sécurité. À défaut d’accords collectifs fixant des garanties suffisantes en la matière et garantissant que l’amplitude et la charge de travail restent « raisonnables », le dispositif dérogatoire des forfaits jours, mis en place en 2000, avait donc été remis en cause par la Cour de cassation en 2011. Je crains qu’un raisonnement similaire puisse un jour s’appliquer au statut des cadres dirigeants.
Les forfaits jours concernent aujourd’hui 15 % des salariés, soit trois millions de personnes. L’outil répond donc indéniablement à un véritable besoin des entreprises. Du point de vue du droit positif, un équilibre a été trouvé entre souplesse et régulation avec la loi de 2008 qui a fixé un nombre maximal de jours travaillés par an, et elle a prévu un entretien obligatoire. Le feuilleton jurisprudentiel que j’ai évoqué pose toutefois problème. La directive européenne interroge l’Union européenne et sa capacité à faire vivre un corpus de règles sur lesquelles elle garderait une prise. Alors que la directive a désormais plus de vingt ans et qu’elle n’a pas pu être révisée, la jurisprudence communautaire sur le sujet s’est développée. Autrement dit, le vide laissé par les politiques, en l’espèce les États et le Parlement européen, a été comblé par le juge. Ce n’est pas satisfaisant. Pour résoudre le problème, peut-être faudrait-il donner plus de poids aux partenaires sociaux au niveau communautaire ?
L’audition se termine à treize heures dix.
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Présents. - M. Thierry Benoit, M. Gérard Cherpion, M. Philippe Noguès, M. Jean-Frédéric Poisson, M. Denys Robiliard, Mme Barbara Romagnan, M. Gérard Sebaoun
Excusés. - M. Damien Abad, M. Romain Colas