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Commission d’enquête sur l’impact sociétal, social, économique et financier de la réduction progressive du temps de travail

Jeudi 2 octobre 2014

Séance de 11 heures 30

Compte rendu n° 18

Présidence de M. Thierry Benoit, Président,

– Audition, ouverte à la presse, de M. Michel Didier, président du Centre d’observation économique et de recherche pour l’expansion de l’économie et le développement des entreprises (Coe-Rexecode), M. Jean-François Ouvrard, directeur des études, et Mme Amandine Brun-Schamme, économiste

Présences en réunion

COMMISSION D’ENQUÊTE
SUR L’IMPACT SOCIÉTAL, SOCIAL, ÉCONOMIQUE ET FINANCIER
DE LA RÉDUCTION PROGRESSIVE
DU TEMPS DE TRAVAIL

La séance est ouverte à onze heures cinquante.

——fpfp——

La commission d’enquête procède à l’audition, ouverte à la presse, de M. Michel Didier, président du Centre d’observation économique et de recherche pour l’expansion de l’économie et le développement des entreprises (COE-Rexecode), M. Jean-François Ouvrard, directeur des études, et Mme Amandine Brun-Schamme, économiste

M. le président Thierry Benoit. Mes chers collègues, nous accueillons M. Michel Didier, président du Centre d’observation économique et de recherche pour l’expansion de l’économie et le développement des entreprises plus connu sous le nom de COE-Rexecode, M. Jean François Ouvrard, directeur des études, et Mme Amandine Brun-Schamme, économiste.

Au cours de nos auditions, nous avons entendu divers statisticiens. Leurs analyses sur l’effet de la réduction du temps de travail dans notre pays sont parfois divergentes, parfois convergentes.

Votre organisme a publié, au mois de juin dernier, un document de travail remarqué qui compare la durée effective du travail en France et en Europe. Vous nous dresserez sans doute un panorama plus large des conséquences de la réduction du temps de travail sur la structure de l’économie française, ses branches et les parts du marché international que les entreprises françaises peuvent s’approprier.

Vous pourrez aussi nous donner une appréciation économétrique des distorsions de concurrence produites par des dérogations, accordées par accords d’entreprise, à la norme officiellement reconnue dans notre pays.

Avant de vous entendre, je dois vous informer des droits et obligations qui vous reviennent dans le cadre formel de votre audition, tel qu’il est défini par la loi puisque nos travaux s’inscrivent dans les règles des commissions d’enquête.

Aux termes de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, la Commission pourra citer dans son rapport tout ou partie du compte rendu de votre témoignage. Ce compte rendu vous sera préalablement communiqué. Les observations que vous pourriez faire seront soumises à la Commission.

Je vous indique également que cette audition fait l’objet d’un enregistrement et d’une retransmission télévisée.

Par ailleurs, en vertu du même article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, les personnes auditionnées sont tenues de déposer sous serment, sans toutefois enfreindre le secret professionnel. Ces personnes doivent prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Michel Didier, M. Jean-François Ouvrard et Mme Amandine Brun-Schamme prêtent successivement serment.)

M. Michel Didier, président du Centre d’observation économique et de recherche pour l’expansion de l’économie et le développement des entreprises (Coe-Rexecode). Monsieur le président, mesdames, messieurs les députés, notre contribution à vos travaux sera centrée sur le domaine statistique et économique. Dans ce seul domaine, de nombreuses interrogations se posent. Dans la mesure où je serai amené à citer des chiffres et à évoquer des graphiques, nous avons préparé un dossier que je peux dès maintenant transmettre aux membres de la commission.

De nombreuses interrogations se font jour aussi bien au niveau des faits statistiques que de leur interprétation. Peut-on vraiment mesurer la durée du travail et laquelle, car plusieurs approches sont possibles ? Comment les acteurs économiques ont-ils réagi aux nouvelles obligations et contraintes posées par le législateur ? Comment le système économique dans son ensemble s’est-il adapté aux nouvelles contraintes ? C’est la question de l’impact de la durée du temps de travail et plus précisément des lois de 2000 sur l’évolution de l’emploi, des revenus, de la compétitivité, bref sur l’ensemble du système économique, qui est posée. Nous donnerons notre point de vue sur ces questions, mais nous devons dire d’emblée qu’il y a beaucoup matière à débat à chacun de ces deux niveaux.

La question statistique devrait, a priori, paraître la plus consensuelle. Toutefois, elle s’avère assez complexe. Aussi doit-on la traiter de la manière la plus rigoureuse possible. Dès que l’on veut mesurer la quantité de travail, la durée du travail et éventuellement la comparer dans différents pays, il convient de préciser de manière absolument rigoureuse à quelle notion de durée du travail on fait référence, car il existe en réalité plusieurs durées du travail. Si l’on parle de la durée du travail en général, on aboutit à des choses qui peuvent être confuses et à des désaccords réels ou supposés.

Il y a d’abord des durées de travail dites collectives, communes à un ensemble de travailleurs. La plus connue est évidemment la durée légale, qui est de 35 heures par semaine depuis 2000. Elle s’applique au travail à temps plein. Comme elle est nationale, elle est par nature collective. Mais elle ne définit pas un temps de travail effectif. C’est une durée de référence, qui déclenche un certain nombre de mécanismes, lesquels ont d’ailleurs évolué dans le temps, ce qui complique un peu l’exercice d’évaluation.

Une autre durée collective de travail qui est souvent évoquée dans les débats est la durée de travail affichée dans chaque établissement, en vertu d’une obligation légale. C’est une durée généralement hebdomadaire, qui concerne les salariés à temps complet de l’établissement. La durée affichée est une durée de référence collective pour l’établissement. La durée effective de travail peut d’ailleurs s’en écarter en plus ou en moins.

L’enquête Acemo, conduite par le ministère du travail, collecte auprès des établissements industriels et commerciaux de dix salariés et plus leur durée affichée. Si l’on fait la moyenne des durées affichées et la moyenne des moyennes hebdomadaires, parce que cette durée peut varier dans l’année, la durée affichée moyenne est de 35,6 heures par semaine pour l’année 2013. Mais ni la durée légale de 35 heures ni la moyenne affichée de 35,6 heures ne donnent la durée effective du travail. Ce sont des références générales. Pour essayer de mesurer la durée effective, il faut observer les durées individuelles de chaque travailleur pendant une période donnée, c’est-à-dire les durées de travail individu par individu.

On cite le plus souvent deux types de durées individuelles, qui sont elles-mêmes très différentes, donc sources d’une éventuelle confusion. La durée dite habituelle et la durée effective. C’est le nombre d’heures de travail d’une semaine normale sans événement particulier, comme les jours fériés, les congés, les jours de RTT, les absences pour maladie, la formation, etc. Malgré l’adjectif d’« habituelle », cette durée peut varier au cours de l’année. À vrai dire, ce concept est un peu flou. Toutefois, il donne une indication sur les habitudes de travail. Comme la durée habituelle ne défalque pas les temps d’absence, elle est évidemment très supérieure à la durée réelle. Cette durée habituelle est mesurée par une enquête directe auprès des salariés. La moyenne des durées habituelles est de 39,2 heures par semaine pour les salariés à temps complet. Si l’on inclut les salariés à temps partiel, cette moyenne s’établit à 36,2 heures par semaine, mais elle est hétérogène puisqu’elle mélange la référence à la durée habituelle d’un salarié à temps plein et qu’elle dépend bien évidemment de la proportion des personnes à temps partiel dans un pays.

On arrive enfin à la durée effective. Celle-ci correspond au temps effectivement consacré au travail durant une période spécifiée. Elle exclut explicitement les heures rémunérées mais non effectuées, comme les congés, les jours fériés payés, les congés de maladie payés, les pauses repas et les heures consacrées au trajet entre le domicile et le lieu de travail. À nos yeux, la durée effective est l’outil le plus pertinent, car c’est la seule qui mesure la quantité de travail effectivement mise en œuvre. Nous considérons au demeurant que la meilleure mesure porte sur l’année, car elle ne dépend pas des mouvements saisonniers – on prend plus de vacances l’été que l’hiver.

Ces durées annuelles effectives de travail sont, bien sûr, influencées par la durée collective, mais les durées individuelles diffèrent d’un travailleur à l’autre. Aussi faut-il les examiner une par une, si je puis dire. La mesure de ces durées passe nécessairement par la réalisation d’enquêtes directement auprès des personnes. Elles sont déclaratives, comme au demeurant beaucoup d’enquêtes statistiques.

J’en viens donc aux résultats concernant ces deux durées, qui sont parfois citées l’une à la place de l’autre. Pour mesurer la durée effective de travail dans les pays européens, la source statistique est l’enquête annuelle sur les forces de travail pilotée par Eurostat et mise en place depuis plusieurs décennies auprès des personnes employées dans tous les pays de l’Union européenne, afin de calculer l’emploi et la durée du travail de façon aussi homogène que possible, ce qui n’exclut pas des problèmes de comparabilité statistique. Pour la France, cette enquête est réalisée par l’INSEE et porte le nom d’« enquête Emploi ». C’est l’un des piliers de notre système de statistique économique et sociale en France.

Selon les résultats de la dernière enquête qui nous ont été communiqués par Eurostat qui centralise tous les pays mais qui pour la France restitue l’enquête emploi de l’INSEE, la durée annuelle effective moyenne de temps de travail des salariés à temps complet était en France de 1 661 heures en 2013. Pour mémoire, la durée légale annuelle est de 1 607 heures depuis l’instauration du jour de solidarité. L’écart entre les deux est relativement modeste.

Selon la même enquête, en 2013 la durée moyenne de travail effectif des travailleurs salariés à temps partiel, sous-partie de la population des travailleurs, était en France de 993 heures, ce qui représente 60 % de la durée annuelle effective des salariés à temps plein.

On peut aussi calculer la durée effective moyenne de travail pour l’ensemble des salariés, c'est-à-dire ceux qui sont à temps complet et à temps partiel. Bien évidemment, le chiffre est plus faible. Il est de 1 536 heures en France, toujours pour 2013. Comme je l’ai indiqué, cette moyenne d’ensemble dépend à la fois des durées moyennes de chacune des deux catégories et de la proportion des salariés à temps partiel dans le total qui n’est pas très élevée en France. Pour mémoire, on notera enfin que la durée annuelle effective de travail des travailleurs indépendants à plein temps était de 2 372 heures, c’est-à-dire très supérieure à la moyenne des salariés.

La même enquête permet de suivre l’évolution de la durée annuelle effective de travail d’année en année puisque l’enquête est assez ancienne. Cependant, la méthode de collecte des données a été modifiée en 2003, de sorte qu’il y a une césure dans la chronique des années successives. On pourrait abandonner toute comparaison mais ce serait un peu fâcheux, d’autant que l’on dispose de résultats issus des deux méthodes de collecte pour les années 2003 et 2004. Les instituts de statistique ont voulu voir quel était le décalage introduit par le changement de méthode de 2003 et 2004. La césure entre les deux méthodes est de l’ordre de 5 % pour les salariés à temps complet et de 3 % pour les salariés à temps partiel. On peut néanmoins « rétropoler » la série actuelle, en tenant compte de cette césure. On aboutit ainsi à une durée plus basse, puisqu’elle est mesurée en moyenne sur l’ensemble de l’année alors qu’elle l’était auparavant sur le mois de mars, mois durant lequel il y a relativement peu de congés.

Si l’on tient compte de cette correction, c’est-à-dire de l’écart observé en 2003 et 2004, on aboutit à une baisse de la durée du travail de l’ordre de 10 % en France pour les travailleurs à temps plein entre 1999 et 2004-2005. Il s’avère aussi que la baisse de la durée du travail a été concentrée en France sur les salariés à temps complet, la durée du travail des autres catégories ayant peu bougé après les 35 heures. Selon l’enquête Emploi de l’INSEE, et sous réserve de l’incertitude liée au changement de méthode statistique parce que la césure n’est peut-être pas suffisamment stable dans le temps, on peut dire que les lois de 2000 ont atteint l’objectif de diminuer la durée effective de travail en France, au moins pour les salariés à temps complet.

Le graphique de la page 1 du document montre l’évolution des différentes notions de durée du travail que je vous ai mentionnées. Vous le voyez, il y a un certain parallélisme entre les différentes sources, mais il n’est pas absolu. Si vous regardez la courbe de durée habituelle individuelle, vous voyez qu’il y a une césure. La courbe de durée affichée et celle de durée effective individuelle moyenne sont assez parallèles, même si elles connaissent des mouvements plutôt bizarroïdes. Deux sources indépendantes, l’une venant des salariés et l’autre des établissements, montrent toutes les deux que la loi sur les 35 heures a bien atteint son objectif de réduction de la durée du travail effective en France.

L’enquête permet aussi de connaître des durées effectives moyennes par secteur d’activité. Cette durée est la plus élevée dans l’agriculture et les services marchands, elle est proche de la moyenne dans l’industrie et la construction et elle est sensiblement plus faible que la moyenne dans les services non marchands. Cela comprend le secteur public, mais pas seulement. Ces résultats s’expliquent largement par les écarts de durée des congés, RTT incluses mais hors congés de maladie. D’après l’enquête Emploi de l’INSEE, ces écarts seraient de l’ordre de cinq semaines dans les PME, six semaines dans les autres entreprises privées et près de huit semaines dans la fonction publique. Selon certaines observations directes de terrain, on atteindrait même plus de dix semaines d'absence pour congés, y compris RTT et divers, dans certaines entités publiques et privées, en raison de l’addition des RTT, des récupérations, des jours accordés en plus, etc. Il faut donc bien avoir à l’esprit qu’il existe des écarts de situation considérables entre les salariés, en partie dus au développement des RTT.

L’évaluation de l’impact économique, c’est-à-dire de celui de la baisse de la durée du travail sur l’économie, est vraiment complexe et, bien entendu, controversée. Comme souvent en économie, des mécanismes qui paraissent à première vue des évidences du point de vue microéconomique peuvent s’avérer différents à l’échelle macroéconomique, pour la simple raison que, lorsque l’on soumet le système économique à un choc, à une décision un peu exogène par rapport au système, c’est l’ensemble du système économique qui se modifie au travers des réactions successives des différents acteurs, et il est difficile de suivre le cheminement de l’effet du choc sur le résultat final. Keynes, par exemple, avait montré que si tous les individus d’un pays voulaient épargner davantage en augmentant leur taux d’épargne, l’épargne nationale pouvait baisser néanmoins, le système réagissant par un taux d’activité plus bas.

Pour illustrer mon propos, je prendrai un exemple. La baisse de la durée du travail à l’hôpital a certainement imposé la création de postes de travail supplémentaires, peut-être même insuffisamment par rapport aux activités à assurer. Mais ces créations de postes ne font pas pour autant des créations d’emplois au niveau national. En effet, les emplois nouveaux à l’hôpital ont dû être financés d’une manière ou d’une autre, probablement par des cotisations supplémentaires qui elles-mêmes ont pesé sur l’emploi dans d’autres secteurs. On ne peut donc pas assimiler une création locale à une création nationale. Mais cela n’empêche pas l’intérêt des créations locales.

Plusieurs études, souvent un peu anciennes, ont tenté d’apprécier l’impact des lois de 2000 sur l’emploi en France. À mes yeux, ces travaux s’avèrent assez peu conclusifs pour plusieurs raisons. D’abord, quel est le choc exact dont on cherche à mesurer les effets ? Faut-il ou non prendre en compte les baisses de charges, et lesquelles ? Faut-il prendre en compte les différentes lois qui ont suivi les lois de 2000, par exemple la loi Fillon qui a réunifié les sept niveaux de rémunération minimale ? Il y a derrière tout cela un mécanisme. Faut-il le prendre en compte ? Je ne le sais pas.

Pour mesurer l’impact des 35 heures, il faudrait les comparer avec ce qu’aurait été l’économie française s’ils n’avaient pas été mis en place. Objectivement, personne ne peut le dire.

Par ailleurs, de nombreux autres facteurs que les lois de 2000 ont pu jouer – par exemple la conjoncture internationale – de sorte que l’impact éventuel est noyé dans l’ensemble.

Une manière de procéder qui, je vous l’accorde, est grossière, consiste tout simplement à regarder l’évolution du taux d’emploi et du taux de chômage en France et dans les autres pays au début des années 2000. La baisse de la durée du travail par la loi étant une exception française en 2000, on devrait remarquer quelque part un écart entre la France et les autres pays autour de cette période. Vous trouverez, page 4, l’évolution du taux de chômage des 15-64 ans entre 1996 et 2005 en France et en zone euro, et, page 5, l’évolution du taux d’emploi des 15-64 ans entre 1996 et 2005 en France et en zone euro. À vrai dire, en analysant ces deux graphiques, on a du mal à observer une différence significative entre la France et les autres pays. En 2000-2001, le taux de chômage a baissé davantage en France que dans les autres pays, ce qui pourrait être imputé aux 35 heures. Par contre, le taux d’emploi, qui mesure la déformation de l’économie au bénéfice de l’emploi par rapport au non-emploi, évolue sur la période 1998-2002 pratiquement de la même façon en France et dans les autres pays. En tout cas, il n’y a aucun effet significatif que l’on pourrait imputer aux 35 heures.

La raison est, à nos yeux, que la baisse de la durée du travail telle qu’elle a été mise en œuvre, si elle a pu avoir, à certains moments, des effets positifs sur l’emploi et dans certains secteurs, a eu également des effets négatifs qui ont pu compenser, voire peut-être l’emporter sur les premiers. Ces effets négatifs proviennent, pour l’essentiel, de la perte de compétitivité de notre économie et de la désindustrialisation qui en a résulté ; nous n’avons aucun doute sur ce point. Au cours des quinze dernières années, la part des exportations françaises dans le total des exportations de marchandises ou de biens et services des pays de la zone euro a reculé fortement. Pour les exportations de marchandises, le recul est de 4 %, passant de 16,9 % en 1998 à 12,5 % en 2013. 4 %, cela ne paraît pas beaucoup, mais c’est 4 % du total des exportations de marchandises européennes, soit un chiffre tout à fait considérable. La perte de part de marché en biens et services, c'est-à-dire l’écart entre ce qu’auraient été nos exportations de biens et services en 2013 si nous avions maintenu nos parts de marché dans la zone euro au niveau de 1999, comme l’ont fait l’Allemagne et la plupart des pays européens à l’exception de l’Italie, représente aujourd’hui 150 milliards d’euros, et la perte cumulée – étant donné que cette divergence s’est accrue au fil des années – s’élève à 1 300 milliards d'euros. À quelques exceptions près, les pertes de parts de marché de la production française ne tiennent pas à un seul secteur ou à une mauvaise implantation de nos entreprises : elles coïncident clairement avec la période des 35 heures, ce qui indique qu’elles sont dues à un environnement global devenu moins favorable pour la compétitivité des entreprises.

Les pages 2 et 3 montrent que c’est la France qui a connu la plus forte perte de part de marché de toute la zone euro sur la période, et que cela coïncide avec la baisse de la durée du travail.

À vrai dire, les effets sur la compétitivité étaient largement prévisibles. Ils ont d’ailleurs été explicitement décrits dès 1997 dans le premier rapport du Conseil d’analyse économique créé à l’époque par M. Lionel Jospin et publié à La Documentation française. J’en cite un court extrait : « Une réduction de la durée du travail de 39 à 35 heures payées 39 représente potentiellement un choc de coût du travail ex ante de 11,4 %. » C’est un choc supérieur à celui du début des années quatre-vingt. Ces chocs avaient été à l’époque suivis d’une perte de compétitivité, d’une augmentation massive du chômage et d’un recul industriel sans précédent de compétitivité et d’un recul industriel très important. » J’ajoute qu’ils avaient entraîné trois dévaluations monétaires et qu’il avait fallu bloquer les salaires. On a retrouvé ce même mécanisme économique facilement identifiable.

Un autre aspect que je souhaite mentionner concerne le fonctionnement de notre marché du travail. En contraignant vers le bas la durée du travail, les lois de 2000 ont un peu vidé de son contenu le débat dans l’entreprise, pourtant nécessaire, entre les trois variables clés du compte d'exploitation si je puis dire, c'est-à-dire la durée du travail, le salaire et l’emploi. Ces trois paramètres ne pouvaient plus trop être mis en cause puisque l’un d’entre eux était bloqué vers le bas par la durée du travail.

Plusieurs travaux récents de l’INSEE et de la DARES montrent que notre marché du travail tend à devenir dual avec une large majorité de CDI – 87 % – relativement stables, et c’est heureux, mais à côté une rotation accélérée des personnels en CDD, contrats qui tendent à raccourcir et qui concernent souvent des femmes. À nos yeux, la baisse de la durée du travail de 2000 a plutôt accentué cette dualité du marché du travail, comme on l’a vu d’ailleurs pour la durée des congés qui sont bien plus importants dans des secteurs où les entreprises sont stables, mondialisées, et dans le secteur administratif, mais beaucoup plus faibles dans les PME ou les entreprises davantage confrontées à des difficultés quotidiennes. Un marché du travail dual, c’est un marché qui ne permet pas d’insérer facilement les nouveaux travailleurs dans l’emploi ni les adaptations nécessaires aux nouvelles technologies, à l’avancée, etc. C’est donc un facteur de rigidité de l’économie dans son ensemble, et de faible croissance.

En résumé, les conséquences économiques de la baisse de la durée du travail telle qu’elle a été conduite sont peu visibles sur l’emploi. Elles ont plutôt accentué les rigidités du marché du travail et elles sont très visibles et défavorables sur la compétitivité qui constitue aujourd'hui le principal défi économique des différents gouvernements, de droite comme de gauche.

Je terminerai mon propos par une réflexion plus personnelle. Les lois de 2000 ont imposé une baisse de la durée du travail sans baisse du salaire mensuel, et elles ont visé à mettre en œuvre un partage du travail sans partage des revenus. Or c’est économiquement impossible. La macroéconomie s’est donc adaptée par une perte de compétitivité et la désindustrialisation.

Ces analyses ne condamnent pas pour autant, à mes yeux, la diminution de la durée du travail en tant que telle. La diminution de la durée du travail est une tendance séculaire mais qui se fait spontanément dans l’équilibre de la macroéconomie. C’est l’une des affectations possibles des gains de productivité. Vouloir davantage de production ou un peu moins de production et moins de travail est parfaitement loisible. L’économiste Jean Fourastié avait beaucoup travaillé sur ce sujet dans les années 1960-1970. Il se trouve que je lui ai directement succédé à la chaire d’économie du Conservatoire national des arts et métiers (CNAM) et, d’une certaine manière, recueilli un peu son héritage. C’est en 1965 qu’il a écrit Les 40 000 heures. 40 000 heures, c’est 30 heures par semaine, multipliées par 40 semaines dans l’année, multipliées par 35 ans d’activité dans la vie. C’était ce qu’il pensait être l’avenir de l’organisation du travail. Mais, à l’époque, la productivité globale de l’économie augmentait de 4,5 % par an : nous étions dans les « Trente Glorieuses ». En prolongeant les tendances, on pouvait effectivement arriver à 40 000 heures sans trop renoncer à des gains de pouvoir d’achat. Beaucoup de choses ont changé depuis : les gains de productivité globale ont été divisés par quatre, peut-être même plus, et les économies sont beaucoup plus interdépendantes qu’elles ne l’étaient à l’époque. Il n’y a donc peut-être pas lieu d’abandonner Le grand espoir du XXe siècle, l’autre grand ouvrage de Jean Fourastié, ni peut-être même l’idée des 40 000 heures, mais il faut reconnaître que la question du temps de travail se pose aujourd'hui dans un contexte très différent et que les arbitrages sont beaucoup plus contraints.

M. le président Thierry Benoit. Monsieur Didier, je vous remercie pour la qualité de votre intervention qui aide à dissocier la question du taux de chômage, du taux d’emploi, de compétitivité, de coût du travail et de coût pour les finances publiques.

M. Jean-Pierre Gorges. Je partage la plupart des propos que vous avez tenus. Vous avez indiqué qu’il ne peut y avoir de partage du travail s’il n’y a pas de partage du revenu. Je pense que l’erreur fondamentale consiste à croire que l’on peut continuer à réduire le temps de travail à revenu constant. Les arbres ne poussent pas au ciel. L’équation différentielle est facile à résoudre.

Les statisticiens que nous auditionnons disent à 95 % la même chose. Une vérité commence donc à se dégager sur une matière un peu difficile. À chaque fois, ils regardent ce qui s’est passé les premières années après le passage aux 35 heures, grosso modo de 2000 à 2004 parce que l’on veut une période un peu neutre pour pouvoir tirer des conclusions.

Vous indiquez que l’on avait commencé à réduire le temps de travail dans les années 1980. C’est en 1981 que la question des 35 heures se pose politiquement. On passe de 40 à 39 heures, mais on s’arrête là dès 1983 car on voit tout de suite l’impact de cette mesure. Et vous ajoutez que, pour rééquilibrer les choses, on a dévalué le franc. Si on s'affaiblissait, on jouait en effet sur la monnaie. Or c’est à partir de ces années qu’apparaît le déficit structurel, que l’on présente des budgets en déséquilibre et que la dette augmente. Personne ne prend en compte cet événement important qu’a été le passage à l’euro en 2002. Pourtant, 70 % des échanges français se font dans la zone euro. Dorénavant, on ne peut plus toucher à la monnaie. Certes, les 35 heures ont quelque chose d’un peu vicié au départ, mais ce phénomène a été amplifié par le fait qu’à partir de 2002 on ne pouvait plus jouer avec la monnaie, que les échanges se faisaient différemment. Sur un même terrain de jeux, on s’aperçoit que la France a un déficit extérieur de 60 milliards d’euros tandis que l’Allemagne a un solde positif de 180 milliards.

Pensez-vous que l’euro a pu amplifier le phénomène des 35 heures ?

Mme Isabelle Le Callennec. Monsieur Didier, merci d’avoir rappelé que le problème résidait dans la nouvelle durée légale du travail et surtout que les 35 heures payées 39 avaient eu un impact sur la compétitivité des entreprises.

Connaissez-vous l’évolution du taux de chômage et l’évolution du taux d’emploi jusqu’à aujourd'hui, vos données statistiques s’arrêtant à l’année 2005 ? Avez-vous ces données par âge et par genre ?

Vous avez rappelé la rigidité du système dual en France. Je continue à croire que la mise en œuvre de cette nouvelle durée légale a pénalisé l’entrée des jeunes sur le marché du travail. J’aimerais pouvoir vérifier ce que je pense intuitivement mais qui n’est pas forcément la réalité.

Vous évoquez la baisse des exportations en France et vous citez aussi l’Italie qui, à ma connaissance, n’a pas fait le choix des 35 heures à ce moment-là. Y a-t-il une autre raison pour l’Italie ?

M. Romain Colas. Monsieur Didier, je vous remercie pour votre contribution. En vous écoutant, j’ai le sentiment que votre intervention comportait deux parties. La première, très détaillée, portait sur la définition des temps de travail. Je pense qu’elle a pu éclairer nos débats, et je vous en remercie. Quant à la seconde partie, je l’ai trouvée un peu moins argumentée et assez massive. Elle conclut un peu rapidement que la perte de compétitivité de la France, notamment à l’international, est quasi-exclusivement liée à la mise en œuvre des 35 heures.

On a parlé de l’euro, même si les flux financiers à l’intérieur de l’Union se faisaient déjà en euro avant le passage à l’euro en 2002 et que l’on connaissait la parité entre nos monnaies. De ce point de vue, le passage à l’euro ne constitue donc pas une rupture dans les échanges à l’intérieur de la zone euro. Ne pensez-vous pas qu’il y a eu une incapacité du tissu économique français, avec sans doute un rôle de la puissance publique, à se positionner sur des marchés de niche, comme a pu le faire l’Allemagne ? Notre tissu industriel n’est-il pas spécialisé pour une partie dans des industries sur lesquelles nous sommes concurrencés directement par les pays à bas coûts ? Dans ce cas, pensez-vous que les 35 heures ont eu une influence sur la stratégie développée par les chefs d’entreprise ? Si l’on raisonne à l’inverse de vos conclusions, nous avons une formidable nouvelle à annoncer aujourd'hui : passons tout le monde à 42 heures demain ; il n’y aura plus de chômage en France et la balance commerciale sera miraculeusement positive ! Je vous demande donc d’étayer votre conclusion qui me paraît sans nuances.

M. Gérard Sebaoun. Tout d'abord, il me semble qu’en 2002 le commerce extérieur de la France était quasiment à l’équilibre. Pouvez-vous me le confirmer ?

S’agissant de l’hôpital, il est vrai que la mise en œuvre des 35 heures a provoqué un choc et contribué à une restructuration considérable. Mais comment la création de 40 000 à 45 000 emplois qualifiés de soignants à l’hôpital a-t-elle pu avoir un impact négatif sur l’emploi dans d’autres secteurs ?

Enfin, vous avez indiqué que la durée effective du travail excluait non seulement les congés, les arrêts maladies et les pauses repas, mais aussi les trajets. Or, que je sache, les temps de trajet, qui sont par définition très variables, ne sont pas comptabilisés dans le temps de travail.

M. Denys Robiliard. Vous considérez que les lois sur les 35 heures ont gelé en quelque sorte les négociations d’entreprise, dans la mesure où celles-ci ne pouvaient plus porter que sur les salaires et l’emploi, la durée du travail étant fixée par la loi. Or, certaines des personnes que nous avons auditionnées estiment que ces lois, en obligeant les entreprises à s’interroger sur la réorganisation du travail, ont suscité au contraire une revitalisation de la convention collective et qu’elles ont permis des gains de productivité.

Ensuite, vous nous dites que les 35 heures ont provoqué une augmentation du coût du travail qui a eu un impact important sur la compétitivité coût des entreprises françaises, puisqu’elle s’est immédiatement traduite par une diminution des parts de marché de la France à l’exportation dans la zone euro, notre pays perdant ainsi 130 milliards d’euros par an et 1 500 milliards au total. Pourtant, tout à l’heure, le directeur de l’IRES nous a indiqué que, compte tenu des allégements de cotisations dont elles avaient bénéficié, le coût de cette mesure avait été relativement marginal pour les entreprises : il l’évalue entre 1 milliard et 1,5 milliard d’euros. Quant aux allégements de cotisations accordés par l’État, ils auraient été, selon lui, en partie compensés, grâce à l’effet positif qu’a eu la réduction du temps de travail sur l’emploi, par une diminution des allocations de chômage et une augmentation des cotisations perçues par les organismes sociaux. J’ajoute que, dans un grand nombre des accords qui ont été conclus, si le salaire mensuel a été maintenu, il a été gelé pendant trois ans afin d’amortir le coût de la mesure pour l’entreprise. Selon vous, quel a été le coût supporté par les entreprises, compte tenu des allégements de charges, pour qu’il ait eu un tel impact sur la compétitivité internationale de nos entreprises ?

Enfin, si notre compétitivité s’est dégradée, il semble que cette dégradation affecte en partie la compétitivité hors coût : elle est liée au positionnement de nos entreprises, aux gammes de produits… Selon vous, la dégradation de la compétitivité française est-elle uniquement due aux 35 heures, ou peut-elle s’expliquer par d’autres facteurs et, si tel est le cas, dans quelles proportions, si tant est qu’on puisse le déterminer ?

Mme la rapporteure. Sans même parler de gains de productivité, il est certain que les 35 heures ont stimulé le dialogue social, comme en témoigne le nombre des accords qui ont été signés.

S’agissant de l’hôpital, si je partage votre avis sur certains sujets, notamment le nombre très insuffisant des embauches au regard des besoins, je n’ai pas compris comment des créations d’emplois au niveau local pouvaient ne pas se traduire au niveau national. Pourriez-vous nous donner des explications sur ce point ?

En ce qui concerne la compétitivité, il me semble que la balance du commerce extérieur était encore positive peu de temps après la mise en œuvre des 35 heures. Il est étrange que l’on n’en tienne pas compte. Du reste, dans un rapport commun, les partenaires sociaux, MEDEF compris, n’attribuent pas une responsabilité particulière aux 35 heures dans la baisse de la compétitivité des entreprises. Vous-même avez indiqué que l’Italie, qui n’a pas réduit la durée du travail, avait perdu autant de parts de marché que la France. Nous avons donc besoin d’explications supplémentaires pour comprendre en quoi les 35 heures seraient responsables du déficit du commerce extérieur de la France.

Quant au recul industriel, certes, il existe, mais il s’explique moins par les 35 heures que par le choix des entreprises françaises de faire fabriquer dans d’autres pays, où les coûts sont moindres, des biens qu’elles produisaient auparavant en France. L’Allemagne aurait moins subi ce déclin parce qu’elle pratiquait déjà ces délocalisations dans les pays de l’est de l’Europe avec lesquels elle entretient des liens privilégiés. Pour illustrer la question de la compétitivité hors coût, je prendrai l’exemple d’un produit de ma région, le fromage de comté. Celui-ci coûte cher, et les producteurs de lait à comté vivent bien parce que leur compétitivité n’est pas liée au prix de leur produit.

Par ailleurs, on ne pourrait pas envisager le partage du travail sans un partage des revenus. Il me paraît en effet nécessaire de se poser la question du partage des revenus, mais pour des raisons éthiques ou morales : comment peut-on justifier que des personnes gagnent dix, vingt, trente, cinquante fois plus que d’autres ? Certes, la contribution des salaires les plus élevés doit être plus importante, notamment pour assurer une forme de solidarité, mais d’autres formes de revenus sont à prendre en compte. De même que, dans l’entreprise, la richesse est aussi créée par les salariés, de même les coûts ne sont pas seulement constitués par la main-d’œuvre. Il faut également tenir compte de la rémunération des actionnaires, en tout cas dans certaines entreprises.

Enfin, vous avez indiqué que l’effet des 35 heures sur l’emploi avait été peu visible. Certes, mais, au cours des quarante dernières années, la période pendant laquelle elles ont été mises en œuvre est aussi la seule durant laquelle le taux de chômage a baissé en France, même si cette baisse a aussi d’autres causes. En tout état de cause, la réduction de la durée du travail a favorisé une résorption du temps partiel. En conclusion, plutôt que de la déplorer, on pourrait aussi se demander si elle n’a pas été insuffisante.

M. le président Thierry Benoit. Monsieur Didier, vous avez indiqué que les conséquences économiques de la réduction du temps de travail telle qu’elle a été réalisée ont été peu visibles en matière d’emploi, mais très visibles en matière de compétitivité et de coût du travail. Quelles préconisations feriez-vous pour que l’on aboutisse en France à un consensus sur la question de la durée du travail ?

M. Michel Didier. Si j’étais en situation de préconiser des mesures de nature à faire baisser le chômage, je pourrais m’abstenir de répondre à toutes les autres questions ; nous aurions réglé le problème… (Sourires.)

Je commencerai par répondre aux questions factuelles.

Tout d’abord, nous pouvons vous fournir les statistiques, qui sont d’ailleurs produites par l’INSEE, que m’a demandées Mme Le Callennec. À ce propos, je partage son analyse : la rigidité du marché du travail nuit aux arrivants et aux plus faibles, c’est-à-dire les jeunes, les seniors et ceux qui sont le moins formés.

Sur les situations respectives de l’Italie et de la France, on s’aperçoit, à la lecture des tableaux que je vous ai fournis, que ce sont les deux seuls pays qui ont vu diminuer leurs parts de marché dans les exportations de marchandises de la zone euro : celles des autres pays, surtout celles de l’Allemagne, ont augmenté. Bien entendu, la réduction du temps de travail n’est pas à elle seule responsable de cette évolution. En Italie, par exemple, les salaires ont connu une augmentation assez importante pour des raisons liées au mécanisme de formation des salaires. J’observe que, sur de nombreux points – déficits, dette publique, parts de marché à l’exportation, niveau de la dépense publique et des prélèvements obligatoires – la France et l’Italie sont plutôt moins bien classées que les autres pays européens, y compris l’Espagne.

En ce qui concerne la balance commerciale, elle était en effet en équilibre au début des années 2000, mais elle s’est détériorée ensuite, assez fortement et régulièrement. Il s’agit, selon moi, d’une conséquence de la perte de compétitivité. Du côté des importations, le prix du pétrole est le même pour tout le monde. En revanche, nous ne parvenons pas à récupérer par les exportations ce que nous perdons du côté des importations. Si la balance commerciale était restée stable, on pourrait s’interroger sur le lien avec le choc de coût, mais le fait qu’elle se soit détériorée au moment où est intervenue la réduction du temps de travail plaide plutôt en faveur d’un lien entre les deux phénomènes.

J’en viens aux questions plus fondamentales. Qu’en est-il, tout d’abord, du lien entre la création de l’euro et la perte de compétitivité de nos entreprises ? En France, plusieurs phénomènes ont interféré au début des années 2000 : la création de l’euro – qui représente une contrainte nouvelle, puisqu’elle empêche la France de dévaluer seule – ; le choc de coût représenté par la réduction du temps de travail, car le maintien du salaire mensuel a produit une augmentation mécanique de 11,4 % du coût horaire, même si cette augmentation peut être plus ou moins compensée par une amélioration de la compétitivité ; enfin, les mesures prises par M. Schröder en Allemagne, qui ont libéré la durée du travail en la rendant plus flexible, imposé la modération salariale et flexibilisé le marché du travail. La France et l’Allemagne ont donc mené des politiques allant dans des sens opposés, tout en adoptant une monnaie commune. C’est un point fondamental qui explique pourquoi nous avons, encore aujourd’hui, des difficultés à converger avec l’Allemagne. Peut-être même s’agit-il du problème principal de l’avenir de l’euro.

Par ailleurs, la mise en œuvre des 35 heures a en effet provoqué de nombreuses négociations sociales, et pour cause : on n’avait pas le choix. C’était « sauve qui peut » ! Je vous rappelle au passage que PSA est la première entreprise à avoir mené des négociations sociales sur les 35 heures ; or, elle n’était pas en très bonne forme ces dernières années. Si des négociations sociales ont bien eu lieu, elles ne pouvaient porter sur la durée du travail. Au cours de la crise de 2008-2009, par exemple, beaucoup d’accords conclus en Allemagne ont joué sur les trois paramètres – salaires, emploi et durée du travail – alors qu’en France ce n’était pas possible : l’ajustement ne pouvait se faire que sur l’emploi. Certes, des accords d’entreprise sont encore conclus aujourd’hui – je pense aux accords compétitivité-emploi pour les entreprises en difficulté –, mais ce n’est pas important à l’échelle de l’économie française. Voilà un blocage ! C’est du reste un des éléments de réponse à la dernière question du président Benoit.

Pourquoi des mesures prises au niveau local ne se traduisent-elles pas au plan national ? Reprenons l’exemple de l’hôpital. Si l’on crée des emplois, il faut les financer. Or, on paie les personnes que l’on embauche en prélevant ailleurs dans l’économie l’argent nécessaire. On opère donc un transfert de valeur – d’impôts, de cotisations – d’un agent vers un autre agent, en l’espèce un agent hospitalier. Je ne juge pas ce choix, peut-être utile, mais, du point de vue économique, c’est un transfert : on supprime d’un côté ce qu’on a créé de l’autre. Ces créations d’emploi n’ont donc pas d’impact au niveau global. Certains estiment même qu’elles ont un impact négatif puisqu’on supprime des emplois productifs pour créer des emplois administratifs – mais je ne vais pas jusque-là. Quoi qu’il en soit, cet effet de substitution explique que ce qui se passe au niveau local ne se traduise pas au niveau global.

Vous avez ensuite évoqué la distinction entre compétitivité coût et compétitivité hors coût. Il est évident que la France rencontre des problèmes de compétitivité hors coût : nos gammes de produits ne sont pas adaptées à la demande mondiale. Mais la différence de spécialisation industrielle de la France et de l’Allemagne n’est pas apparue dans les années 2000 : elle date du XIXsiècle. Du reste, sur la longue période, la part de marché de la France en zone euro ne baisse pas ; elle s’est même rapprochée de celle de l’Allemagne dans les années 1990, au moment de la réunification. Sa diminution est un phénomène nouveau. C’est pourquoi j’estime qu’elle est liée au choc de coût que nous avons vécu au début des années 2000. Cet élément n’est pas le seul, mais il a provoqué un déséquilibre du système productif sur le territoire français qui s’est assez largement reporté sur l’industrie, secteur le plus exposé. Celle-ci a été touchée à la fois directement, par la hausse du coût de production, et indirectement, par la hausse du coût en amont, dans le secteur des services. D’où une accentuation du déséquilibre de compétitivité hors coût : la recherche-développement des entreprises françaises s’éloigne de celle des entreprises allemandes. Il s’agit donc d’un processus auto-cumulatif.

Le gouvernement actuel considère, à juste raison, qu’il faut enrayer la dégradation de la compétitivité de nos entreprises. Pour ce faire, il a choisi de favoriser un peu la compétitivité hors coût en encourageant la recherche-développement – mais il faut des décennies pour l’améliorer. C’est surtout la compétitivité coût qui peut s’améliorer rapidement. J’espère que cette politique sera efficace, mais les mesures que l’on peut prendre au plan budgétaire sont très limitées au regard des problèmes qui se posent. Ce sera donc très long, de toute façon.

S’agissant des préconisations, on voit bien les mesures qu’il faudrait prendre : premièrement, retrouver de la compétitivité coût pour enrayer le cercle vicieux que je viens de décrire ; deuxièmement, flexibiliser, si possible sans pénaliser qui que ce soit, le marché du travail, de manière à sortir de ce marché dual qui bloque le système économique, avec, d’un côté, des personnes bien payées bénéficiant de onze semaines de vacances, et de l’autre, des personnes exclues de l’emploi ; troisièmement, réintégrer la durée du travail dans la négociation sociale au niveau de l’entreprise. Il faut permettre à certaines entreprises de repasser, avec peut-être l’accord de tous les salariés d’ailleurs, à 39 heures payées 35, pour regagner des parts de marché et éventuellement embaucher. L’homogénéité est un obstacle à la flexibilité. Si l’ensemble de ces conditions sont réunies, peut-être assisterons-nous au retour du plein emploi mais, sur ce point, je ne peux évidemment pas m’engager…

M. Jean-Pierre Gorges. Il faut prendre garde à ne pas tomber dans le piège qui consiste à isoler une période pendant laquelle les 35 heures auraient eu un effet favorable. L’analyse, madame la rapporteure, doit porter sur les quinze dernières années, puisque cette mesure a des effets cumulatifs. La retraite à 60 ans, qui a été instaurée en 1981, apparaît en 2014 comme une folie, compte tenu de l’allongement de la durée de la vie. Par ailleurs, on a rappelé qu’au moment où nous avons réduit le temps de travail l’euro entrait en vigueur et l’Allemagne prenait des mesures radicalement différentes des nôtres, mais il faudrait aussi évoquer la mondialisation, qui permet à tout le monde d’avoir accès aux mêmes outils. Et, en matière de qualitatif, je peux vous dire, pour avoir été rapporteur spécial du budget de la recherche pendant une législature, que l’inertie sera forte. Il faut des générations pour former des scientifiques et des ingénieurs. Or, on n’en forme plus : tout le monde veut faire de l’histoire-géographie pour être un jour ministre ou parlementaire. On a beaucoup de mal à recruter des anesthésistes, par exemple. Regardez ce que font les Allemands : c’est maintenant que l’écart se creuse entre les balances commerciales de nos deux pays : moins 60 milliards d’euros d’un côté, plus 180 milliards de l’autre.

Certes, les causes sont nombreuses et il est difficile de les distinguer, mais on ne peut pas dire que la réduction du temps de travail est étrangère à l’évolution actuelle. Je pense, quant à moi, que l’on peut introduire davantage de flexibilité dans le marché du travail sans provoquer de cassure dans le pays. Les Allemands ont montré l’exemple. Les salariés sont capables de discuter avec leur patron et ils préfèrent se faire couper un doigt plutôt qu’un bras.

M. Gérard Sebaoun. Notre collègue Gorges sait bien que si l’on ne trouve plus d’anesthésistes dans nos hôpitaux et que l’on est obligé, comme l’a révélé le rapport de notre collègue Olivier Véran, de payer des intérimaires une fortune, c’est à cause, non pas des 35 heures, mais du niveau de rémunération très élevé qui prévaut dans le secteur privé. Les politiques d’austérité ont placé la Grèce dans une situation telle qu’un spécialiste grec en génétique moléculaire, par exemple, ne se voit rien proposer dans son pays à un niveau de rémunération décent. Où est-il recruté ? En Allemagne ! L’Allemagne, qui vieillit, ne peut construire son avenir qu’en faisant son marché en Europe, notamment dans les pays qui souffrent des politiques menées depuis quelques années.

Mme la rapporteure. Puisqu’on a évoqué la question des retraites, je précise que, si l’on vit plus vieux aujourd’hui, on ne vieillit pas tous dans le même état de santé. Et si, actuellement, deux salariés sur trois âgés de plus de 55 ans ne sont plus dans l’emploi, ce n’est pas parce qu’ils ont souhaité partir, mais parce qu’ils n’ont plus de travail. Cet élément mérite d’être pris en considération dans le cadre de l’allongement de la durée de cotisation. Mais celui-ci a été validé et les personnes qui partent à la retraite à 60 ans ne sont pas si nombreuses que cela.

M. le président Thierry Benoit. Je veux, au nom de mes collègues, vous remercier, Monsieur Didier, pour la qualité de votre intervention, la tonalité que vous lui avez donnée, votre sincérité et votre souci de la vérité. Je retiens de votre propos que, même si la situation n’est pas facile, la France possède les ressources pour trouver les solutions, pour peu que la classe dirigeante et la société regardent les difficultés en face. À cet égard, il me paraît nécessaire de réorienter le consensus autour de la question du temps de travail. Tel est l’objectif de cette commission d’enquête.

La séance est levée à treize heures dix.

Présences en réunion

Présents. - M. Thierry Benoit, M. Romain Colas, Mme Isabelle Le Callennec, M. Denys Robiliard, Mme Barbara Romagnan, M. Gérard Sebaoun

Excusés. - Mme Catherine Coutelle, Mme Jacqueline Maquet