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Commission d’enquête sur l’impact sociétal, social, économique et financier de la réduction progressive du temps de travail

Jeudi 2 octobre 2014

Séance de 14 heures 30

Compte rendu n° 19

Présidence de M. Thierry Benoit, Président,

– Audition, ouverte à la presse, de M. Jean François Poupard, directeur général de Syndex, et de M. Pierre Ferracci, président du groupe Alpha

Présences en réunion

COMMISSION D’ENQUÊTE
SUR L’IMPACT SOCIÉTAL, SOCIAL, ÉCONOMIQUE ET FINANCIER
DE LA RÉDUCTION PROGRESSIVE
DU TEMPS DE TRAVAIL

La séance est ouverte à quatorze heures trente.

——fpfp——

La commission d’enquête procède à l’audition, ouverte à la presse, de M. Jean-François Poupard, directeur général de Syndex, et de M. Pierre Ferracci, président du groupe Alpha

M. le président Thierry Benoit. Mes chers collègues, je suis heureux d'accueillir M. Jean-François Poupard, directeur général de Syndex, et M. Pierre Ferracci, président du groupe Alpha.

Syndex, qui présente la particularité d'être constituée en Société coopérative et participative (SCOP), apporte aux élus de comités d'entreprise (CE) et de comités d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) son expertise pour l'exercice de leurs prérogatives. Le groupe Alpha est un cabinet d'expertise et de conseil spécialisé dans les relations sociales et le développement local. M. Ferracci, membre du Conseil d'orientation pour l'emploi, a également participé aux travaux de la commission Attali pour la libération de la croissance française.

Je vous remercie, messieurs, de participer à cette audition. Vos interventions nous aideront à nourrir le rapport que votre rapporteure, Mme Barbara Romagnan, est chargée de rédiger avant la fin de l’année. Avant de vous entendre, je dois vous informer des droits et obligations qui vous reviennent dans le cadre formel de votre audition, tel qu'il est défini par la loi, puisque nos travaux s'inscrivent dans les règles des commissions d'enquête.

Aux termes de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, la commission d'enquête pourra citer dans son rapport tout ou partie du compte rendu de votre témoignage. Ce compte rendu vous sera préalablement communiqué. Les observations que vous pourriez faire seront soumises à la commission.

Par ailleurs, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je dois vous demander de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Jean-François Poupard et M. Pierre Ferracci prêtent successivement serment.)

La commission va procéder maintenant à votre audition, qui fait l'objet d'un enregistrement et d'une retransmission télévisée.

M. Jean-François Poupard, directeur général de Syndex. Nos cabinets respectifs sont spécialisés dans les expertises économiques auprès des CE et CHSCT, ce qui signifie que nous intervenons dans des entreprises de plus de cinquante salariés, majoritairement des filiales de groupes. Nos analyses portent ainsi sur un peu plus de 8 millions de salariés du secteur privé.

Dans les entreprises où nous intervenons, la question du temps de travail est en général abordée sous deux angles : la flexibilité ; la durée effective du travail. Les lois de réduction du temps de travail, dites lois Aubry, ont introduit des mécanismes de souplesse et de flexibilité, en contrepartie de l’abaissement de la durée légale du travail. Ces dispositifs sont très largement utilisés dans les entreprises pour optimiser le nombre d’heures productives et réduire le nombre de celles jugées improductives. Quant aux mesures sur la durée effective du travail, en particulier le forfait jours des personnels d’encadrement, elles visent à optimiser les ressources employées : il s’agit d’utiliser les souplesses accordées – modulation d’horaires, annualisations, forfaits – pour employer au mieux ces personnels.

Depuis que la durée hebdomadaire du temps de travail a été fixée à 35 heures, en 2002, ces mécanismes d’optimisation sont pleinement utilisés et généralisés. En revanche, nous observons assez peu de débats sur la réduction de la durée hebdomadaire du temps de travail, sauf dans le cas très spécifique de sociétés en graves difficultés financières où les salariés acceptent de partager le temps de travail – ce qui n’est d’ailleurs pas toujours concluant.

Plutôt que de s’en tenir à la notion de durée hebdomadaire, il vaut mieux envisager le temps de travail sur des périodes plus longues : la durée annuelle, déjà prise en compte par les mécanismes de flexibilité et d’optimisation ; la durée de la vie, avec les possibilités de congé de formation ou pour motifs personnels, qui existent déjà mais pour lesquelles nous percevons une demande accrue de la part des salariés et des entreprises. Nous pourrons donc débattre des moyens de réduire le temps de travail à l’échelle d’une vie plutôt que d’une semaine. Dans ce cadre, nous pouvons notamment évoquer les dispositifs de cessation anticipée d’activité pour les salariés les plus âgés ou soumis à des métiers pénibles.

M. Pierre Ferracci, président du groupe Alpha. Comme Syndex, Secafi, la principale entité du groupe Alpha, conseille les comités d’entreprise et les CHSCT. Notre vision du sujet qui constitue l’objet du travail de votre commission s’est construite à travers nos trois types de mission : des interventions dans le cadre de restructurations parfois lourdes qui se traduisent par des suppressions d’emplois ; des mandats – qui peuvent être réguliers et de longue durée – accordés par des comités d’entreprise qui veulent analyser la stratégie de leur entreprise et ses répercussions potentielles sur l’emploi et les conditions de travail ; des activités de conseil aux CHSCT sur la santé au travail, un enjeu qui a pris beaucoup d’ampleur ces derniers temps.

J’ai vécu l’application des textes sur la réduction du temps de travail en tant qu’employeur et en tant que consultant. Dans le groupe Alpha, qui compte environ 2 000 salariés, nous avons mis en place un accord sur la réduction du temps de travail dans le cadre de la loi Robien. Rappelons en effet qu’il y a d’abord eu la loi Robien sous le gouvernement Juppé, puis les lois Aubry sous le gouvernement Jospin ! À l’époque, la réduction du temps de travail faisait consensus. Actuellement, les 35 heures semblent devenues un sujet tabou pour les syndicats et les employeurs – c’est le calme plat dans les entreprises – mais elles restent un marqueur dans le débat public et politique.

Au sein du groupe Alpha, nous avons été confrontés à la difficulté de mettre en œuvre un accord de réduction du temps de travail qui se traduisait par des créations d’emplois et des exonérations de charges sociales souvent perçues comme un effet d’aubaine en ces temps de croissance soutenue. Nous étions en effet dans des conditions très différentes de celles que peuvent connaître les entreprises qui traversent la crise actuelle. À cette époque où notre forte croissance engendrait des conditions de travail difficiles pour les consultants, nous avons profité de la loi pour revoir de fond en comble l’organisation du cabinet, le temps de travail et, plus globalement, toute la dynamique liée à l’environnement très évolutif de nos marchés.

Cette expérience au sein du groupe Alpha et mes observations dans les entreprises depuis une quinzaine d’années inspirent ma vision de la réduction du temps de travail. Et puisque j’ai parlé de marqueur idéologique, je vais me situer dans ce débat : je ne crois pas que la réduction du temps de travail soit la solution au problème du chômage, même si elle peut être, de façon transitoire, un instrument utile. Qu’il s’agisse de formation professionnelle ou de gestion du temps de travail, les meilleurs des dispositifs se heurtent assez rapidement à la réalité économique : nous devons retrouver une dynamique de croissance forte, que ce soit au niveau des entreprises, de la société ou de l’Europe.

Comment interpréter le silence des partenaires sociaux ? On peut se dire que, depuis 2002, ils ont trouvé un équilibre satisfaisant dans les entreprises, qu’ils se sont accommodés des 35 heures, même si beaucoup de voix dissonantes se sont fait entendre – surtout du côté patronat – au moment de leur adoption. Selon cette interprétation positive, la réduction du temps de travail a conduit à des réorganisations et un compromis maintenant satisfaisants. On peut avoir une interprétation plus négative de ce silence : l’application de la réduction du temps de travail a été tellement laborieuse, s’accompagnant d’effets moins favorables à plus long terme, que personne ne sait comment relancer le sujet.

Un grand débat national n’est pas d’actualité car il perturberait les acteurs qui doivent négocier dans les entreprises ou ailleurs, mais je crois que le sujet va rebondir pour diverses raisons : la mauvaise conjoncture économique et le chômage ; les changements dans l’organisation du travail ; le développement des nouvelles technologies et du télétravail qui brouille les pistes et oblige à se poser la question du travail invisible. Le récent jugement de la Cour de cassation sur le forfait jours va aussi perturber les entreprises puisqu’il revient à dire, en substance : « oui au forfait jours, mais à condition de compter les heures »…

Les 35 heures correspondent à une démarche généreuse, et qui s’inscrit dans l’air du temps : la baisse continue de la durée du travail, en liaison avec l’évolution de la productivité, apparaît comme un mouvement séculaire qu’il faut poursuivre. Cependant, leur application
– de façon quelque peu brutale et indifférenciée – a conduit les entreprises à prendre, pour compenser, des mesures dont les effets négatifs se sont fait sentir plus ou moins tard.

Pour trouver un équilibre économique allant de pair avec cette avancée sociale, les entreprises ont réagi de trois façons : par un blocage des rémunérations plus ou moins explicite ; par la recherche acharnée de gains de productivité ; par l’intensification du travail. Quand le blocage des rémunérations n’était pas prévu dans les accords signés, la politique salariale s’est adaptée à la baisse. Les gains de productivité, au sens noble du terme, découlent d’investissements en matériels et en moyens technologiques nouveaux quand il s’agit d’entreprises de production, ou de progrès méthodologiques quand il s’agit de sociétés de services ou de conseils telles que les nôtres. Quant à l’intensification du travail, elle n’est pas synonyme d’investissements ni d’accompagnements technologiques ou méthodologiques. Dans ce cas, le travail est simplement plus intense et il épuise les salariés.

À l’époque, l’intensification est passée inaperçue. Même les personnes hostiles à la réduction du temps de travail reconnaissaient aux lois Aubry d’avoir eu le mérite de provoquer un vrai débat sur la réorganisation des entreprises, permettant de retrouver des équilibres. Cependant, les excès d’une réduction du temps de travail mal maîtrisée ont provoqué la dégradation de la santé des salariés et la détérioration de leurs conditions de travail, ce qui peut expliquer en partie la montée brutale des risques psychosociaux au cours des dernières années. Je ne remets pas en cause le mouvement global, mais je pense que les conditions de mise en œuvre de 35 heures dans des entreprises où les rapports de force étaient parfois très déséquilibrés ont eu des effets négatifs.

Autre phénomène qui doit être pris en compte : dans le groupe Alpha comme ailleurs, tous les temps de « respiration » qui existaient dans l’entreprise ont été supprimés dans ce mouvement de recherche des gains de productivité, d’intensification du travail et de chasse au temps improductif. Or, tous ces moments où l’on parle du dossier en cours, mais aussi du match de la veille ou du concert du lendemain, contribuent à souder un collectif de travail.

Deux écoles s’affrontent quand il s’agit de savoir si la réduction du temps de travail a créé des emplois, comme le montre un récent article de l'Institut de recherches économiques et sociales (IRES). Son effet sur les temps de respiration est très difficile à mesurer, mais je suis persuadé qu’il nuit à la compétitivité des entreprises et à la santé des salariés. Quand j’estime qu’il faut remettre le sujet sur la table, sans grand déballage national mais par le biais de négociations actives dans les branches ou dans les entreprises, je pense notamment à ce phénomène que reconnaissent beaucoup de chefs d’entreprise, de directeurs des ressources humaines et de syndicalistes.

Les 35 heures ne sont pas, loin s’en faut, les seules responsables de ce détricotage du collectif qui va de pair avec le développement de l’individualisme dans la société. Pour autant, si elles sont appliquées un peu brutalement et sans que soit trouvé le bon équilibre entre le temps de travail, la qualité de vie au travail et les rémunérations, elles peuvent provoquer une démobilisation du corps social, amoindrir l’attachement du salarié à son entreprise et nuire à la performance économique globale et à la compétitivité des entreprises.

Certains mouvements sont inéluctables dans la société et il ne s’agit pas de tout remettre en cause, ce qui est souvent une manière d’habiller le débat sans prendre de mesures concrètes. Il faut revisiter le sujet pour répondre à la montée des risques psychosociaux et à la détérioration des conditions de travail. Au vu des statistiques, la durée du temps de travail est moins élevée en France que dans la plupart des pays européens. Encore faut-il tenir compte de particularités : les écarts souvent cités entre la France et l’Allemagne doivent être analysés à la lumière du fort développement du temps partiel et du travail précaire. Notons aussi que les pays scandinaves conjuguent une durée du travail relativement faible et un modèle social et économique robuste.

Quoi qu’il en soit, pour les salariés français, la contrepartie de cet abaissement du temps de travail a été une élévation incontestable de la productivité et de l’intensification du travail. Il y a eu de vraies réorganisations intelligentes mais aussi des pressions sur les salariés que je trouve moins convaincantes. D’ailleurs, si la compétitivité des entreprises a beaucoup mieux résisté qu’on ne le dit, même si le débat rebondit ces derniers temps, c’est parce que la forte hausse de la productivité a largement compensé une réduction du temps de travail qui s’est effectuée sans baisse des rémunérations.

Se demander si la réduction du temps de travail a créé des emplois n’a pas trop de sens tant la réponse est évidente. C’est mécanique et arithmétique. En appliquant la loi Robien, nous avons embauché beaucoup de jeunes, ce qui a contribué à renouveler le collectif et les méthodes de travail. Nous avons instantanément créé plus d’emplois que nous ne l’aurions fait si nous n’avions pas utilisé cette réduction du temps de travail pour des raisons qui tenaient d’abord à la charge de travail des consultants. La vraie question est de savoir si, à moyen et long terme, la réduction du temps de travail améliore ou non la compétitivité des entreprises et celle de l’économie en général.

Le développement du temps libre a été très bénéfique pour certains salariés, tout en créant des inégalités liées notamment au pouvoir d’achat. S’ils en ont profité plus que d’autres, les cadres ont subi le forfait jours, une forme d’illisibilité du temps de travail réel qui conduit à des dérives mal maîtrisées de la charge de travail. Il faut revisiter le sujet, en insistant sur certains aspects comme la rémunération, la qualité de vie au travail et les conditions de travail.

Mme Barbara Romagnan, rapporteure. Vous vous exprimez à la fois en tant que chefs d’entreprise et en tant qu’experts.

Monsieur Poupard, pourriez-vous nous préciser ce qu’a apporté la loi en matière de flexibilité ?

Pour vos salariés et ceux des entreprises dans lesquelles vous êtes intervenu, n’est-il pas plus pertinent de réfléchir au temps de travail en prenant comme référence la vie active plutôt que la durée hebdomadaire, mensuelle ou même annuelle ? Tous les cinq ans, tel salarié prend six mois pour faire autre chose, se former, apprendre. Tous les dix ans, tel autre part faire les voyages dont il rêve depuis son adolescence et qu’il n’aura peut-être plus l’énergie de faire au moment de la retraite, etc.

Intervenez-vous essentiellement quand les entreprises sont en difficulté ?

Sur quels sujets êtes-vous particulièrement sollicités ?

Lors de vos interventions, comment mesurez-vous l’intensification du travail ?

Quelles difficultés avez-vous rencontrées lors de la mise en place de la réduction du temps de travail dans votre propre entreprise ?

Vous tenez pour acquis le fait que la réduction du temps de travail crée des emplois. Je vous assure que certaines personnes auditionnées dans le cadre de cette commission pensent que cela ne va pas de soi.

Vous jugez tout aussi incontestable l’élévation de la productivité. J’aurais besoin d’avoir des arguments, ne serait-ce que pour défendre cette idée qui, en réalité, est contestée. Comment mesure-t-on cette hausse ?

Si l’idée de relancer la réduction du temps de travail était jugée opportune, comment faudrait-il s’y prendre ? Comment tirer les leçons du passé tout en tenant compte des changements intervenus ?

M. Gérard Sebaoun. Je constate avec bonheur, monsieur Ferracci, que vous avez utilisé ce beau concept que j’aime : le collectif de travail. Vous avez aussi rappelé qu’il faut des temps de respiration quand on travaille, quel que soit le niveau de la productivité.

Au cours de mon expérience dans une grande entreprise où j’étais médecin, j’ai vu apparaître les 35 heures et j’ai observé le rapport qu’entretenaient les organisations et les salariés à cette réforme. Vous décrivez le consensus – tout à fait réel – qui règne actuellement autour de cette question dans les entreprises, et le problème des cadres soumis au forfait jours.

Certaines formes de réorganisation pourraient aller vers l’accentuation du télétravail, sujet sur lequel l’Assemblée avait produit un rapport au cours de la dernière législature. Tout en étant favorable au télétravail lorsque les outils le permettent, je pense que son développement massif risquerait de mettre à mal les relations sociales.

Quant à imaginer que l’on puisse limiter l’usage des produits connectés, cela me semble totalement farfelu quand j’observe la nouvelle génération et les cadres. Pourtant, certains s’y essaient et souhaitent légiférer sur le sujet. Qu’en pensez-vous ?

En voyant les salariés de la région parisienne, je n’imagine même pas que l’on puisse revenir en arrière et remettre en question la vie qu’ils ont organisée en s’adaptant à des contraintes comme le temps de transport entre leur domicile et leur travail. Même s’ils se considèrent privilégiés par rapport à d’autres, les salariés de grandes entreprises ne sont pas prêts à modifier une organisation qu’ils ont du mal à mettre en place. Qu’ils soient cadres ou non, ils ne veulent pas remettre en cause les éléments de cet équilibre.

Au nom de quoi viendrait-on, pour des raisons idéologiques, bouleverser cette sorte de calme plat qui règne dans les entreprises ? Pourtant, je suis totalement d’accord avec vous pour constater que l’intensification a créé des maux qui doivent être traités : les risques psychosociaux et la qualité de vie au travail, que l’on désigne désormais par leurs acronymes – RPS et QVT – sans leur donner vraiment un sens. C’est la première fois que nous abordons, au cours de nos auditions, ce sujet majeur qui intéresse tous les salariés et les partenaires sociaux. Tout comme la compétitivité, la QVT est un élément essentiel de la tonicité des entreprises dont il faudrait discuter sérieusement.

M. Jean-Pierre Gorges. Merci pour votre présentation, qui était très claire.

Pour ma part, je vais aller dans le sens de mon collègue Sebaoun : nous allons finir par objectiver les effets négatifs non pas des 35 heures, mais de la manière dont une durée de travail unique a été appliquée au monde de l’entreprise dans un contexte mouvant et concurrentiel.

Tant qu’à faire le procès des 35 heures, il faut tenir un raisonnement global car seulement le tiers d’une journée de vingt-quatre heures se déroule dans l’entreprise. Les 35 heures ont aussi modifié le fonctionnement de la cité et permis de gérer les équipements publics – médiathèques, piscines, etc. – d’une manière différente. En qualité de maire qui revendique le cumul des mandats, je vois comment vit ma cité et ce que la réduction du temps de travail a apporté à son fonctionnement.

L’erreur a été de fixer arbitrairement, du jour au lendemain, une durée de travail pour toute la France et toutes les entreprises. Puis, les 35 heures sont devenues le seuil à partir duquel on calcule les heures supplémentaires.

Le problème n’est pas le nombre d’heures : dans mon école de musique, les professeurs travaillent seize heures et ils estiment que c’est assez ; quand je travaillais dans l’informatique, je n’étais pas « gavé » de travail au bout de 70 heures. À l’intérieur d’une entreprise, ceux qui sont à la production feront peut-être 32 heures réparties sur quatre jours parce que le travail est très dur, alors que ceux qui sont employés de bureau ou commerciaux feront 48 heures pour tirer toute l’activité de l’entreprise.

L’erreur fondamentale a été d’en débattre au Parlement. Pour faire un coup politique et gagner les élections de 1997 en reprenant une idée de 1981 qui n’était pas allée à son terme, les parlementaires nouvellement élus ont imposé les 35 heures en France, comme si le pays était isolé du reste du monde. François Mitterrand parlait des 35 heures dès 1981, en prévoyant des étapes, mais le mouvement s’est arrêté en 1983, à 39 heures. Le travail des parlementaires ne devrait consister à fixer qu’un cadre : pas plus de 48 heures par semaine, dix heures maximum par jour, etc.

Deux mondes vont s’opposer : celui de la compétitivité normale dans un contexte concurrentiel ; celui du cadre de vie pour ceux qui ont organisé leur temps. C’est un thème de campagne électorale. Ceux qui en ont parlé en 2002 et 2007 n’ont rien changé une fois élus, mais le sujet revient à la faveur des futures élections.

Comment en sortir ? Les gens sont responsables dans les entreprises. En Ardèche, où j’ai une petite maison, je constate qu’ils se sont organisés. Dans une entreprise située au milieu de la campagne, le patron et les employés peuvent tomber d’accord sur la bonne durée du travail : 60 heures en hiver pendant la saison des châtaignes mais moins en été pour dégager du temps en période touristique. Dans chaque entreprise, les gens sont suffisamment intelligents pour discuter avec leur patron et trouver la solution adaptée à l’activité et aux différents corps de métier, tout en tenant compte des évolutions du monde. En France, il y a des châtaigniers partout, mais on importe des châtaignes !

Ne faudrait-il pas redonner la liberté aux partenaires sociaux ? Les grands groupes ont tiré profit de l’annualisation du temps de travail et sont dans des situations satisfaisantes mais ce n’est pas le cas des petites entreprises. D’ailleurs 9,4 millions de personnes ont continué à travailler 39 heures, dont quatre heures supplémentaires. Si ces salariés avaient changé leurs habitudes de travail, les entreprises n’auraient pas pu satisfaire leur marché.

Pour ma part, je proposerai un texte de loi qui remette les parlementaires à leur place : à eux de fixer un nombre d’heures maximum de travail par jour, par semaine et par exemple sur six mois pour pouvoir intégrer des congés. Pour le reste, laissons à chaque entreprise la responsabilité de nouer ses accords sociaux – les gens décideront ensemble du temps nécessaire à la réalisation du volume de travail – qui pourront être remis en cause régulièrement. Dans une entreprise en difficulté, les employés sont souvent les premiers à faire des sacrifices et à proposer de la reprendre. Quand une entreprise va bien, il faut peut-être leur donner des avantages. Quel est votre avis sur tout cela ?

M. le président Thierry Benoit. Vous avez, l’un et l’autre, bien posé les termes du débat. L’application de la réduction du temps de travail n’a pas été facile, dites-vous, M. Ferracci, au point que, quinze ans plus tard, personne ne tient vraiment à revoir l’organisation du travail dans les entreprises.

Pour autant, vous estimez qu’il faudrait revisiter le sujet. C’est aussi mon point de vue : quinze ans après, tout en posant les armes, il faudrait dresser un bilan et s’intéresser à des phénomènes tels que l’intensification du travail et des cadences. Vos remarques sur la chasse au temps improductif et la suppression des temps de respiration sont pertinentes.

Partant de ces constats, comment faire évoluer le consensus en levant certains tabous sur les questions de productivité et de compétitivité de l’outil industriel ? Si le Gouvernement souhaite, à juste titre, contribuer au redressement productif, c’est bien parce qu’il constate que nous avons des difficultés dans ce domaine.

Se pose aussi la question de la simplification des dispositifs : forfait jours, compte épargne-temps, journées de réduction du temps de travail et annualisation s’appliquent de manière différente selon les branches, les filières, l’appartenance à la sphère publique ou privée. Les disparités existent parfois à l’intérieur d’un même métier. Comme le disait Jean-Pierre Gorges – et même Gérard Sebaoun, d’une autre manière – notre mission est peut-être de faciliter les conditions du débat pour faire évoluer un consensus vieux de quinze ans.

M. Pierre Ferracci. Que certains nient le fait que la réduction du temps de travail puisse créer des emplois, je l’ai noté. Au cours des débats, les chiffres de la direction de l'animation de la recherche, des études et des statistiques (DARES) – 300 000 à 400 000 créations d’emplois imputables aux lois Aubry – ont été contestés. À l’autre extrémité, se situait le Centre d'observation économique et de recherches pour l'expansion de l'économie et le développement des entreprises, COE-Rexecode, présidé par Michel Didier. Cet organisme – parfois accusé, avec quelque exagération, d’être pro-patronal et qui, en tout cas, se place du point de vue des entreprises – évoquait quant à lui 150 000 à 200 000 créations d’emplois.

Dans cet éternel débat, les arguments des uns et des autres sont passionnants mais vers lesquels faut-il pencher ? Dans le groupe Alpha, on peut dire que les créations d’emplois sont dues à la baisse des cotisations, à l’augmentation de la productivité qui a placé l’entreprise dans une bonne dynamique, à la réduction du temps de travail. Mais sans l’effet d’aubaine de la réduction du temps de travail, il n’y aurait sans doute pas eu de créations d’emplois et donc de baisse de cotisations et d’amélioration de l’organisation du travail. Sans les réductions du temps de travail, peut-être aurais-je quand même réorganisé le groupe mais pas forcément à ce moment-là et dans ces proportions.

L’effet déclencheur des lois Robien et Aubry est réel. Ensuite, qu’est-ce qui relève du coût du travail, de l’absence de recherche et développement, de l’évolution trop lente des compétences ? La compétitivité dépend de tous ces facteurs, pas seulement de la durée hebdomadaire de travail.

Jean-Pierre Gorges reprend un argument déjà soulevé au cours de vos débats : il faut traiter le sujet au niveau de l’entreprise. S’il faut revisiter le sujet, il faut aussi être extrêmement attentif à la manière de procéder. Qu’ils s’élaborent à l’échelle nationale, de la branche ou de l’entreprise, les bons accords se nouent avec des forces équilibrées. Vous ne pouvez évacuer d’un trait de plume la situation française : le mouvement syndical est faible, surtout dans les petites entreprises, et les rapports de force sont déséquilibrés. Si vous laissez à chaque entreprise le soin de définir toutes ses normes de temps de travail, en mettant simplement quelques garde-fous, nous allons observer des situations extrêmement dégradées, marquées par une très forte intensification du travail. Le nécessaire équilibre peut se situer au niveau de la branche ou au niveau national.

En Allemagne, les partenaires sociaux sont très puissants en nombre de syndiqués comme en influence, pour des raisons historiques : après-guerre, quand le pays était sous la tutelle des alliés, ils ont pris une place qu’ils n’ont jamais perdue. Agissant dans un cadre de codétermination, ils disposent de 50 % des postes dans les conseils de surveillance de la plupart des entreprises.

Or, cette situation n’empêche par l’État fédéral d’intervenir assez lourdement, comme ce fut le cas lors de l’adoption des lois Hartz. Avec ces textes, qui constataient l’échec des partenaires sociaux, Gerhard Schröder et son ministre du travail ont donné le ton en matière d’organisation du marché du travail. Actuellement, nous assistons à une refonte importante du système social allemand qui se traduit notamment par l’augmentation du nombre de bénéficiaires de conventions collectives et par la création d’un salaire minimum. Là encore, c’est l’État qui prend les devants.

La situation française suscite quelques interrogations. Pourquoi les partenaires sociaux négocient-ils seulement les retraites complémentaires ? Peut-être ne veulent-ils pas négocier le régime général, laissant volontiers le sujet à la puissance publique ? Il serait intéressant de redéfinir les conditions d’intervention de l’État. Chacun peut avoir sa vision de l’échec des partenaires sociaux, comme l’a montré le débat sur la pénibilité au travail.

Si nombre de problèmes doivent se traiter au plus près du terrain, une négociation qui part de la branche ou de l’échelon national peut aussi aider l’entreprise. Les lois Aubry, quels que soient leurs défauts, ont aidé à résoudre de nombreux problèmes de fond dans les entreprises. En stimulant la créativité, en interpellant les entreprises sur la question du temps de travail, elles les ont obligées à créer du dialogue social et à se réorganiser.

Autre thème qui m’est cher : la nécessité de repenser le temps de travail à l’échelle de la vie et de revoir la formation professionnelle qui reste dérisoire malgré les 32 milliards d’euros dont on nous rebat les oreilles. Tout le monde va avoir besoin de se former tout au long de la vie, certains plus que d’autres, notamment ces jeunes que l’éducation nationale laisse de côté et qui sont ensuite qualifiés de « décrocheurs ». Dans certains pays, des systèmes de coopérations interentreprises se mettent en place : un salarié qui se forme laisse temporairement une place libre dont peut profiter un demandeur d’emploi.

L’intensification du travail pose un vrai problème dans les PME mais aussi dans les entreprises qui comptent beaucoup de cadres soumis au forfait jours. Je suis un partisan du forfait jours, contrepartie de l’autonomie que l’on laisse au salarié. Encore faut-il que le salarié ait les moyens de cette autonomie, ce qui n’est pas le cas si on lui impose une charge de travail impossible.

À l’ère des connexions et du télétravail, il devient difficile d’évaluer la charge de travail et la durée réelle du temps de travail. Pour ma part, je ne crois pas à la déconnexion revendiquée par certains de mes amis syndicalistes. D’ailleurs, le salarié déconnecté à partir du vendredi soir peut s’angoisser pendant tout le week-end à l’idée des mails qu’il ne peut pas consulter et qui vont s’accumuler dans sa boîte jusqu’au lundi matin. Il faut que les partenaires sociaux trouvent les moyens d’une régulation.

Vous suggérez de laisser tout pouvoir à l’entreprise, monsieur Gorges. Comme vous, j’ai lu le « petit livre jaune » de Pierre Gattaz, le président du MEDEF. Avant même d’être sorti d’une négociation, on met déjà la barre un peu plus haut sur d’autres terrains. On parle d’accord historique sur la refonte du marché du travail ou de la formation professionnelle ; trois mois plus tard, la réforme est estimée encore à venir.

Il est très difficile de réformer le marché du travail en période de récession, disait Joseph Stiglitz, prix Nobel d’économie, dans un récent article du journal Le Monde, en parlant de la France et de l’Italie. Tout chef d’entreprise fait le même constat pour les réformes difficiles qu’il veut engager : elles passent mieux en période de croissance et dans une entreprise qui se porte bien. En temps de récession, quand le chômage est élevé et que les pressions sur le pouvoir d’achat sont fortes, il n’est guère possible de faire des réformes fondamentales, sauf à passer en force et risquer de faire des dégâts dans l’entreprise.

M. le président Thierry Benoit. Si la durée légale du travail est de trente-cinq heures, les personnes auditionnées ne cessent de nous parler d’une autre réalité : la durée effective du temps de travail. Nous ferions œuvre utile si nous pouvions contribuer à désacraliser l’expression « 35 heures ». À entendre le Premier ministre ou le ministre de l’économie, on a l’impression qu’ils manient un bâton de dynamite.

Revenons dans le monde réel et à la durée de travail effective. L’employeur et ses collaborateurs peuvent-ils analyser ensemble des notions telles que la productivité de l’entreprise, les cadences, le bien-être au travail afin de faire évoluer les choses ?

M. Gérard Sebaoun. C’est un leurre absolu de penser que les plateaux de la balance soient équilibrés entre le patron et les salariés d’une entreprise. C’est peut-être un peu plus facile dans une toute petite entreprise, où trois ou quatre personnes font le même métier, dans un genre de compagnonnage. Le constat n’a rien de tragique, mais c’est la réalité : celui qui dirige l’entreprise a le pouvoir et les salariés ont besoin d’organisations qui les conseillent.

Que faire pour corriger ce déséquilibre inhérent à la machine ? Dans les pays nordiques ou en Allemagne, il peut y avoir un équilibre des forces car les représentants des salariés ont du pouvoir. Nous sommes très loin de ces modèles.

M. Jean-François Poupard. Pourquoi le partage du temps de travail peut-il être un moyen de réduire le taux de chômage ? Pourquoi, en la matière, ne faut-il pas procéder comme par le passé ?

La réduction du chômage passe par une augmentation de la quantité d’emploi qui peut avoir trois origines : une croissance supérieure aux gains de productivité ; la transformation de tâches effectuées gratuitement en emplois réels ; le partage du travail.

La croissance n’est pas au rendez-vous et, même si elle revient, elle ne sera probablement pas supérieure à des gains de productivité estimés à 1 % ou 2 % par an. Autrement dit, il faudrait que la croissance soit supérieure à 3 % par an pour qu’elle permette de résorber le chômage. J’y crois d’autant moins que nous sommes confrontés à des contraintes externes comme la nécessité de réduire nos émissions de CO2 et que, étant dans une économie ouverte, nous continuerons à faire des gains de productivité. Espérer avoir un taux de croissance supérieur à nos gains de productivité me semble quelque peu illusoire.

Deuxième piste : transformer en emplois des travaux qui ne sont actuellement pas rémunérés. C’est la voie empruntée par l’Allemagne avec les « mini-jobs » faiblement rémunérés. Cette solution, qui passe par une forte baisse du coût du travail, produit de la précarité, un effet pervers auquel l’Allemagne tente de remédier par l’instauration d’un salaire minimum. Augmenter le volume d’emplois ne revient pas forcément à créer de la richesse.

La troisième voie consiste à partager le travail, sans reprendre les méthodes du passé qui ont produit des effets pervers et qui seraient difficiles à imposer dans le climat de consensus qui règne actuellement dans les entreprises. S’il ne s’agit pas d’imposer une baisse uniforme de la durée légale du travail dans toutes les entreprises, quelle forme ce partage peut-il prendre ? Les congés de formation apportent une réponse : ils contribuent à améliorer la qualité du travail tout en libérant des postes. Au Danemark, les salariés en formation de longue durée sont provisoirement remplacés par des chômeurs qui, de ce fait, acquièrent une qualification. Le congé parental ou sabbatique peut aussi participer à cette sorte de rotation des emplois. De plus, ces divers congés peuvent être ces moments de respiration tant souhaités.

Entreprise un peu atypique, Syndex est une coopérative où les salariés sont très impliqués et très demandeurs d’autonomie. Nous avons élaboré un accord-cadre, mais chaque consultant conserve une grande latitude pour organiser son travail : il peut gérer ses congés par le biais du compte épargne-temps et avoir une grande autonomie grâce à l’usage des outils connectés. À lui de décider s’il veut travailler au bureau, chez lui, chez le client, dans sa maison de campagne, etc. Les salariés manifestent la ferme volonté de s’impliquer dans le projet de l’entreprise et de participer à la construction de leur temps de travail dont dépend l’équilibre entre leurs vies professionnelle et familiale. Dans les entreprises où nous intervenons, nous constatons la même volonté des salariés de s’impliquer dans ces débats, ce qui peut être plus ou moins bien perçu.

Seconde observation, les salariés expriment le souhait de partir le plus tôt possible. Dans tous les plans de sauvegarde de l’emploi que nous accompagnons, les représentants des salariés sont fortement incités à négocier des mécanismes de départ anticipé. Cette demande renvoie aux questions posées par l’intensification du travail et la pénibilité. Les départs anticipés occasionnent une perte de compétences pour l’entreprise. Il faut sans doute réfléchir à la transmission des compétences et à l’allègement de la présence dans les entreprises dans les dernières années de la vie professionnelle.

Pour répondre à M. Gorges sur la négociation par entreprise, je rejoins les propos de M. Ferracci sur l’asymétrie des forces. De surcroît, il n’existe pas dans toutes les entreprises des partenaires sociaux en capacité de négocier. La loi Aubry a néanmoins eu pour effet positif d’installer des délégués syndicaux dans des entreprises qui en étaient dépourvues, parce que les employeurs avaient besoin d’un interlocuteur pour négocier.

Pour prendre en compte la volonté individuelle que les salariés revendiquent, il faut peut-être imaginer des cadres, au-delà des accords d’entreprise, qui permettent plus de temps choisi, sur la semaine, l’année, ou la totalité de la vie professionnelle.

Cette évolution est probablement aussi générationnelle. La génération qui arrive sur le marché du travail s’est vue répéter que l’emploi à vie dans une même entreprise appartenait au passé. Les jeunes sont moins attachés à leur entreprise car ils sont conscients du caractère temporaire de leur emploi. En revanche, ils tiennent à se former et à progresser. Ils souhaitent malgré tout s’intégrer et s’impliquer dans la vie de l’entreprise.

M. Pierre Ferracci. Il y a quelques années, le groupe Alpha a repris une filiale d’Usinor, Sodie, qui accompagne les demandeurs d’emploi dans le retour à l’emploi. Francis Mer, qui dirigeait alors Usinor – je le salue car c’était un grand capitaine d’industrie…

M. Jean-Pierre Gorges. Et un grand ministre de l’économie !

M. Pierre Ferracci. …défendait, dans le débat sur les 35 heures, la « valeur travail ». Nous avons donc découvert avec étonnement que celles-ci étaient appliquées chez Sodie de manière assez originale : la mise en place de la semaine de quatre jours, avec une très grande liberté laissée aux salariés dans le choix du jour non travaillé, aboutissait à une organisation du travail surréaliste. Nous avons saisi l’occasion de mettre en place, chez Sodie et dans l’ensemble du groupe, un temps choisi avec durées de travail : 186, 196, 206 ou 216 heures, en ajustant le salaire en conséquence.

Je crois, comme M. Poupard, au temps choisi. En revanche, je suis plus réservé sur les trois moyens de créer des emplois qu’il a évoqués ou plutôt sur sa préférence pour le levier du temps de travail. L’impérieuse nécessité de relancer la croissance en Europe comme en France me semble prioritaire – il ne faut pas baisser les bras en la matière car il reste des choses à faire. Les deux autres leviers peuvent s’envisager dans certaines conditions. Sur le temps de travail, il est préférable d’aller aussi loin que possible dans une politique de vrai temps choisi. C’est une voie d’avenir, qui est certes plus facile à emprunter pour certains secteurs de l’économie que pour d’autres. Les salariés, de façon non contrainte et non subie, arbitreront eux-mêmes entre les enjeux de rémunération, de temps de travail et de conditions de travail.

La formation tout au long de la vie reste un beau sujet de colloque, sans réalité dans l’entreprise. Sa mise en place suppose une évolution culturelle dans un pays dans lequel tout repose sur le diplôme initial.

M. Jean-Pierre Gorges. Je vous remercie d’avoir cité Francis Mer, qui considérait que le chômage se réglerait par la formation continue. Il n’a pas été écouté malgré ses talents de capitaine d’industrie. Malheureusement, les énarques ont aujourd’hui remplacé les polytechniciens.

Vous réfutez ma suggestion de négociation par entreprise au nom du déséquilibre du rapport de forces mais vous proposez paradoxalement d’aller plus loin en plaidant pour le temps choisi pour chaque employé. Quant aux petites entreprises, la branche peut aider celles qui ne sont pas structurées.

Le fonctionnement actuel du Parlement est aberrant. Notre rôle est de définir un cadre, en aucun cas de prescrire à une entreprise son organisation.

Je ne crois pas, pour ma part, à la déconnexion. Il faut vivre avec les outils de son temps.

Un projet dans lequel chacun trouve son compte peut recueillir un consensus au sein de l’entreprise. Cela suppose un effort des deux côtés, pour que le patron s’en sorte mieux et pour que l’employé travaille mieux dans un souci de compétitivité et de création de richesses à partager.

M. François Hollande et d’autres l’ont dit, la France a toutes les cartes en main pour réussir, à condition de sortir de la logique d’affrontement et de se départir des positions idéologiques, d’un côté comme de l’autre.

La réflexion sur le temps de travail sur toute la durée de la vie professionnelle est intéressante. L’allongement de la vie se stabilisant, nous serons en mesure d’organiser les différents temps de la vie – scolaire, universitaire, travail, formation, loisir. C’est le débat qui nous attend demain.

M. Gérard Sebaoun. D’après mon expérience, le temps choisi se résume à des mères – rarement des pères – demandant leur mercredi pour s’occuper de leurs enfants. Soit le niveau de rémunération global du couple permet à ces salariées de le faire sans difficulté, soit elles arbitrent douloureusement la perte de salaire qui en résulte. Dans tous les cas, elles doivent assumer un report de la charge de travail sur les autres jours. Le temps choisi est une notion à manier avec précaution. J’y suis favorable à condition qu’il le soit véritablement. Le télétravail qui coupe la semaine peut être une solution plus performante qu’un faux temps choisi.

Il existe des exemples, en Finlande me semble-t-il, dans lesquels la fin de la vie professionnelle est organisée de manière très sérieuse à travers une diminution du temps de travail étalée sur plusieurs années. Serons-nous capables de le faire ? On peut en douter, à voir le débat sur la pénibilité et sa remise en cause par ceux-là même qui ont promu cette notion.

Nous maîtrisons les concepts, nous connaissons les exemples étrangers, mais nous restons englués dans des débats qui n’ont pas de sens.

Mme la rapporteure. Monsieur le président, vous avez employé l’expression de collaborateurs pour désigner des salariés qui sont en situation de subordination, ce qui n’enlève rien à leur sens des responsabilités.

Quant au rapport de forces entre salariés et employeurs, il est d’autant plus déséquilibré encore que le taux de chômage est élevé.

Si nous sommes tous d’accord sur la nécessité d’un cadre dans lequel s’inscrivent les discussions des partenaires sociaux, nous divergeons sans doute sur la précision de ce cadre.

Je partage les propos de M. Sebaoun sur le temps choisi : 82 % des travailleurs à temps partiel sont des femmes, dont quatre sur dix estiment qu’il s’agit d’un temps partiel subi – ce qui ne signifie pas que toutes les autres l’aient « choisi » librement.

Pouvez-vous me préciser, éventuellement par écrit, les possibilités de flexibilité qu’a apportées la loi sur les 35 heures ? On reproche souvent aux 35 heures leur rigidité. J’admets qu’elles sont plus coûteuses, mais j’ai du mal à comprendre en quoi elles compliquent l’organisation. Je pense que c’est plutôt l’inverse.

Aux trois possibilités pour créer de l’emploi qu’a évoquées M. Poupard, je souhaite ajouter une autre idée qui peut sembler provocatrice et dont je reconnais les limites. Dans une certaine mesure, l’augmentation de la productivité est en partie responsable de l’augmentation du chômage – il faut moins d’heures de travail pour produire autant. Est-ce qu’une baisse de la productivité ne pourrait pas créer des emplois dans des secteurs moins concurrentiels ?

Deux exemples : les agriculteurs qui produisent du lait pour le fromage de comté vivent très bien, car il s’agit d’un fromage à haute valeur ajoutée qui se vend bien malgré son prix élevé ; quant à la ferme « des mille vaches », je crois pour ma part que les consommateurs sont au contraire prêts à acheter des produits plus chers mais offrant des garanties de qualité.

Je reconnais les limites de ma proposition, mais elle part du constat que plusieurs secteurs sont faiblement, voire pas du tout, exposés à la concurrence et que certains critères autres que le prix, négligés par les économistes, guident aujourd’hui le citoyen.

M. le président Thierry Benoit. Si j’ai employé le terme de collaborateurs c’est parce que je considère que ces derniers forment avec l’employeur une équipe, y compris dans les grands groupes.

Dans le domaine de l’industrie, il me semble que la gestion des carrières – je ne vais pas jusqu’à parler de temps choisi – est une piste intéressante.

Nous pourrions proposer pour les métiers difficiles de mettre en œuvre des dispositifs de cessation progressive d’activité. C’est dans ce cadre que le contrat de génération, que j’ai voté, peut présenter un intérêt. Malheureusement il ne rencontre pas le succès escompté. Il serait pertinent qu’à la force de l’âge – de 25 à 55 ans – corresponde un temps d’exercice plein de l’activité et qu’ensuite, selon les métiers, puisse être proposé un assouplissement.

J’insiste sur l’emploi industriel – présent dans nos échanges lorsque nous parlons de productivité et de compétitivité – qui a été la première victime des délocalisations depuis trente ou quarante ans.

M. Pierre Ferracci. La loi Aubry, et les textes suivants qui ont amplifié le mouvement, ont accordé plus de souplesse aux entreprises : annualisation du temps de travail, forfait-jours. Tous ces dispositifs sont soumis à des accords d’entreprise ou des accords de branche, ce qui est une bonne chose.

Mais, derrière ces accords, on observe un phénomène d’individualisation de la gestion du temps de travail. L’horaire collectif de l’entreprise ne renseigne pas nécessairement sur l’organisation de l’entreprise car celle-ci adapte, parfois avec le seul accord du salarié, l’horaire individuel en fonction des besoins de l’entreprise et du salarié. Cette pratique s’est beaucoup développée, avec des aspects positifs – le temps libre libéré – et des aspects négatifs – le délitement du collectif et une présence intermittente dans l’entreprise qui ne permet pas d’assurer une continuité dans le travail puisque les équipes ne se croisent pas.

Je suis d’accord, beaucoup de choses dans l’entreprise ont évolué dans le bon sens. Mais l’entreprise reste confrontée au risque que le besoin d’autonomie confine à l’individualisme, sans solution pour le maîtriser.

Je suis, comme vous, partisan des contrats de génération. L’exemple du Danemark cité par M. Poupard doit nous inspirer. Nous devons réinventer la transmission des savoirs en intégrant la question de la pénibilité.

Nous accompagnons certains de nos consultants vers la fin de leur vie professionnelle en leur proposant du temps partiel mais aussi en leur confiant des dossiers moins exigeants, moins exposés à la clientèle pour répondre au besoin de respiration que nous évoquions précédemment. Nous développons également le tutorat qui est loin d’être une évidence dans nos métiers assez individualistes.

Le tutorat renvoie à la question de l’alternance. Si le développement de l’apprentissage reste trop faible, l’établissement de relations entre la formation et le marché du travail dès le plus jeune âge peut nous aider dans notre réflexion sur le maintien de ces liens tout au long de la vie. Dans ce cadre renouvelé, le compagnonnage et le contrat de génération trouveront plus facilement leur place. Mais nous devons d’abord surmonter un problème culturel qui est aussi lié à l’image de l’industrie aujourd’hui. La réhabilitation de l’industrie passe autant par la qualité de vie au travail qu’elle peut offrir que par une campagne de promotion et de communication.

M. Jean-François Poupard. Sur la fin de la vie professionnelle, dans notre entreprise, nous recevons deux types de demandes : celles de salariés fatigués qui souhaitent alléger les dernières années de leur vie professionnelle mais aussi celles de salariés qui souhaitent continuer à exercer une activité – cela concerne plutôt des catégories professionnelles intellectuelles et l’encadrement. Ces demandes témoignent de l’aspiration à une certaine liberté dans l’organisation de la vie professionnelle et de la transition vers la retraite.

Ce sont majoritairement les femmes qui choisissent d’alléger leur temps de travail. Même quand le temps est choisi, on observe de fortes distorsions liées au genre. La société a certainement besoin d’évoluer collectivement sur un certain nombre de stéréotypes. Le temps partiel n’est sans doute pas la solution la plus appropriée. Il faut envisager d’autres évolutions, comme des congés plus longs pour des périodes de formation, par exemple.

En effet, on sait que les personnes à temps partiel sont aussi celles qui se forment le moins, peut-être parce qu’elles doivent faire en quatre jours ce que d’autres font en cinq. Elles sont soumises à la double peine : leur rémunération est plus faible, elles sont moins formées et elles ont moins de chances d’évoluer car elles véhiculent une image de personne moins impliquée.

Je vous rejoins sur la solution du télétravail : en Île-de-France, compte tenu des temps de transport, elle est particulièrement adaptée. Nous considérons qu’un jour par semaine est la bonne cote. Au-delà, il y a le risque de se couper du collectif et d’être pénalisé dans sa carrière professionnelle. Il appartient sans doute au législateur de poser des garde-fous sur ces aspects.

Madame Romagnan, vous dites qu’il faut augmenter le contenu en emplois de secteurs qui ne sont pas soumis à la concurrence. C’est exact. J’en profite pour regretter que le crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi (CICE) n’ait pas été davantage fléché vers les entreprises soumises à la concurrence car de nombreuses sociétés profitent de l’effet d’aubaine – je peux citer les banques et les assurances mais aussi nos cabinets dont les activités sont exclusivement françaises. Nous essayons d’être vertueux mais nous n’étions sans doute pas les entreprises qui en avaient le plus besoin.

L’audition se termine à seize heures cinq.

Présences en réunion

Présents. - M. Thierry Benoit, M. Jean-Pierre Gorges, Mme Barbara Romagnan, M. Gérard Sebaoun

Excusés. - Mme Catherine Coutelle, Mme Jacqueline Maquet