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Commission d’enquête sur l’impact sociétal, social, économique et financier de la réduction progressive du temps de travail

Jeudi 16 octobre 2014

Séance de 11 heures 30

Compte rendu n° 25

Présidence de M. Thierry Benoit, Président,

– Audition, ouverte à la presse, de M. Yves Barou, ancien directeur adjoint du cabinet de Mme Martine Aubry, ministre chargée du travail ; président de l'Association nationale pour la formation professionnelle des adultes (AFPA)

Présences en réunion

COMMISSION D’ENQUÊTE
SUR L’IMPACT SOCIÉTAL, SOCIAL, ÉCONOMIQUE ET FINANCIER
DE LA RÉDUCTION PROGRESSIVE
DU TEMPS DE TRAVAIL

La séance est ouverte à onze heures cinquante.

——fpfp——

La commission d’enquête procède à l’audition, ouverte à la presse, de M. Yves Barou, ancien directeur adjoint du cabinet de Mme Martine Aubry, ministre chargée du travail ; président de l'Association nationale pour la formation professionnelle des adultes (AFPA)

M. le président Thierry Benoit. Nous avons le plaisir d'accueillir M. Yves Barou, président de l'Association nationale pour la formation professionnelle des adultes (AFPA), président du Cercle des directeurs des ressources humaines européens, et ancien directeur adjoint du cabinet de Martine Aubry, ministre de l'emploi et de la solidarité, de 1998 à 2000.

Monsieur, vous avez directement participé à la mise en place de la réforme des 35 heures en tant que membre du cabinet de Mme Aubry. Vous avez ensuite fait l'expérience de son application concrète dans une grande entreprise, en tant que directeur des ressources humaines et des affaires sociales de Thales, de 2000 à 2009. Votre parcours étant particulièrement intéressant pour notre Commission d'enquête, il nous a semblé opportun de procéder à votre audition. Quant à vos fonctions actuelles de président de l'AFPA, elles vous permettront de nous éclairer sur les liens entre réduction du temps de travail et formation professionnelle.

Avant de vous entendre, je dois vous informer des droits et obligations qui vous reviennent dans le cadre formel de votre audition, tel qu'il est défini par la loi puisque nos travaux s'inscrivent dans les règles des commissions d'enquête. Aux termes de l'article 6 de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, la Commission d'enquête pourra citer dans son rapport tout ou partie du compte rendu de votre témoignage. Ce compte rendu vous sera préalablement communiqué. Les observations que vous pourriez faire seront soumises à la commission.

Par ailleurs, conformément aux dispositions de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, je dois vous demander de prêter le serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

(M. Yves Barou prête serment.)

La Commission, dont la rapporteure est Mme Barbara Romagnan, va procéder maintenant à votre audition qui fait l'objet d'un enregistrement et d'une retransmission télévisée.

Monsieur Barou, vous avez la parole.

M. Yves Barou. Pour que vous sachiez exactement d’où je parle, je vais compléter quelque peu votre présentation : je suis fondamentalement un homme d’entreprise et je vais m’exprimer en me situant du point de vue de l’entreprise, un lieu où s’est déroulé l’essentiel de ma carrière même si j’ai eu l’occasion de connaître d’autres univers. Chez Rhône-Poulenc – devenu Sanofi –, j’ai occupé des fonctions opérationnelles en France, aux États-Unis et au Maghreb pendant une quinzaine d’années ; chez Thomson-CSF – devenu Thales – où j’ai passé une dizaine d’années, j’ai notamment été directeur des ressources humaines et directeur général adjoint.

Si le point de vue de l’entreprise me semble être le seul qui vaille en la matière, les hasards de la vie m’ont conduit au ministère de l’économie et des finances, dit Rivoli à l’époque, durant les premières années de ma vie professionnelle. En 1978, avec le Plan et l’INSEE, j’ai fait la première grande étude sur la réduction du temps de travail, commandée par le ministre, qui a servi de matrice à toutes celles qui ont suivi.

En 1982-1983, j’ai été successivement conseiller technique de Jean Le Garrec, ministre chargé de l’emploi, et de Pierre Bérégovoy, ministre des affaires sociales et de la solidarité nationale. J’y étais plutôt spectateur qu’acteur des 39 heures dont je ne pense pas beaucoup de bien. En revanche, j’ai intégré le cabinet de Martine Aubry au moment de l’examen parlementaire de sa première loi sur la réduction du temps de travail, et j’ai été un acteur – bénéficiant d’une très forte délégation de la ministre – de la deuxième loi. J’ai aussi écrit quelques ouvrages sur le marché du travail, le temps de travail, etc.

Si j’ai été impliqué dans la rédaction de ces lois, je les ai surtout appliquées, notamment dans l’entreprise qui était alors la plus délinquante en matière de durée du travail : Thomson-CSF m’a recruté après avoir reçu 3 000 procès-verbaux de l’inspection du travail en une seule journée. Tout le monde m’attendait au tournant, curieux de savoir si j’allais transformer l’essai en appliquant les textes dans une grande entreprise française soumise à la concurrence internationale. Dans ce poste, j’ai pu me faire une idée du temps de travail à travers le monde puisque j’avais à gérer des équipes aux États-Unis, en Allemagne, en Angleterre, en Asie, etc. Mon opinion n’a pas varié d’un stade à l’autre d’une expérience professionnelle qui m’a conduit de l’étude pure à la mise en œuvre concrète de la loi sur divers continents.

Ma première conviction est que le sujet est très mal abordé en France. Permettez-moi de vous livrer une anecdote pour illustrer mon propos. En 2005, après avoir réglé le problème de Thomson-CSF, j’étais le DRH du groupe Thales. Lors d’un déplacement aux États-Unis, le patron de la filiale californienne m’a expliqué qu’il avait du mal à recruter des ingénieurs et à les empêcher de passer ensuite à la concurrence, malgré la création d’une salle de sport, l’octroi de stocks-options et d’autres avantages. Au moment de ma visite, il venait de recevoir les résultats de l’étude qu’il avait commandée pour essayer de comprendre le phénomène : plutôt que d’avoir une augmentation de salaire l’année suivante, les ingénieurs voulaient ne pas travailler un vendredi sur deux. Il m’a annoncé cette nouvelle, un peu gêné, ignorant les étapes précédentes de mon parcours professionnel. Lorsque je l’ai questionné sur les risques qu’il y aurait à accéder à ces revendications, sur les conséquences possibles sur les clients et la compétitivité, le pragmatisme californien s’est manifesté et il m’a sorti tous les arguments que j’aurais pu invoquer à sa place : la meilleure utilisation des équipements, la contrepartie sous forme de faible hausse des salaires, etc.

Ce fut un immense plaisir que d’entendre des Californiens défendre la réduction du temps de travail en réponse à mes objections, dans une sorte de jeu de rôle très drôle. Nous en avons ensuite discuté autour d’un dîner et j’ai réalisé que, pour eux, ce sujet n’a rien d’idéologique : on l’aborde de la même manière que s’il s’agissait de gestion des stocks. En France, nous avons une grande propension à transformer en guerre idéologique des sujets qui pourraient très bien être consensuels. Quand on se place du point de vue de l’entreprise, on envisage les choses sous un angle pragmatique et non idéologique, ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas de sujets sociétaux. Même ceux-là peuvent être abordés avec le calme qui convient s’agissant de grandes tendances historiques qui nous dépassent tous.

Quelles sont les tendances lourdes ? J’ai oublié de vous apporter une gravure, parue dans L’Assiette au beurre au moment des inondations de 1910, qui m’amuse beaucoup : on y voit Jules Coutant, le maire d’Ivry-sur-Seine, brandir un drapeau rouge et arrêter l’inondation. En réalité, il n’arrête rien car c’est une tendance qui le dépasse.

Parmi ces tendances qui s’imposent à nous, qu’on les approuve ou non, on peut citer la montée du taux d’activité des femmes et la réduction du temps de travail. En Chine, pays qui détient le record mondial du nombre de grèves, la durée du travail est l’une des premières causes de revendication. Les pays émergents, qui arrivent au stade où nous étions au XIXe siècle, sont en train de passer à une durée du travail qui permette une vie à peu près normale.

Lors de mon passage chez Thales, j’avais établi une comparaison amusante du temps de travail des ingénieurs électroniciens : les Californiens travaillaient un vendredi sur deux ; les Anglais – qui s’opposent à la réduction du temps de travail – étaient injoignables le vendredi après-midi ; les Français travaillaient tard le soir mais ils accumulaient des journées de congé. Finalement, ils avaient à peu près tous la même durée annuelle de travail. Certains métiers sont peut-être en avance sur d’autres, mais je pense que des normes sociales mondiales sont en train d’émerger.

Venons-en au sport favori de ce pays : la comparaison avec l’Allemagne, un exercice compliqué par les problèmes de définition et de comptabilisation du temps partiel. Une fois tous les critères pris en comptes, sans manipulation de chiffres, on aboutit à la conclusion que les Allemands travaillent une heure de moins que les Français. Ce n’est pas forcément l’un des points forts de l’Allemagne contrairement au dialogue social, aux rapports entre petites et grandes entreprises, au positionnement stratégique du pays. Dans les comparaisons internationales, la France se situe donc entre des pays comme l’Allemagne et les pays nordiques où la durée de travail est plus faible et d’autres comme l’Angleterre, le Japon et les États-Unis où elle est plus élevée. Nous sommes donc confrontés à une tendance lourde, et la situation internationale n’est pas telle que l’on pourrait l’imaginer en écoutant les débats en France.

Autre caractéristique qui étonne beaucoup les étrangers : nous tuons régulièrement les 35 heures mais, comme le canard de Fernand Raynaud, elles sont toujours vivantes. En réalité, il s’agit d’une tendance lourde de l’organisation d’entreprises mondialisées, qui échappe aux déclarations et à l’action politiques.

En France, nous avons connu plusieurs épisodes de baisse du temps de travail, plus ou moins heureux. L’épisode de 1936 a été plutôt malheureux puisqu’il a conduit rapidement à remettre en cause l’appareil de production. En 1981-1982, les 39 heures
– mesure sociale un peu à côté de la plaque– n’ont pas eu beaucoup d’effets. Pendant les années 1998-2000, j’étais en première ligne, au point d’être appelé « monsieur 35 heures ». Je vais donc me concentrer sur cet épisode-là.

Suite à une négociation ratée avec les partenaires sociaux, une première loi
– décrite comme violente, volontariste et autoritaire – a été adoptée. L’immense vague de négociations qui a suivi a conduit à l’adoption d’un deuxième texte. Ces deux lois ont inauguré un changement de méthode qui, je l’espère, va perdurer d’une alternance à l’autre : une conférence sociale est annoncée ; les pouvoirs publics définissent une feuille de route ; des négociations se déroulent ; une loi est présentée et adoptée. C’est un processus intelligent.

Dans le cas des 35 heures, la feuille de route a été remplacée par une première loi, au motif qu’il fallait taper du poing sur la table pour dépasser les blocages constatés. Cela étant, dans le processus actuel, le Gouvernement peut être amené à prendre ses responsabilités si les partenaires sociaux ne parviennent pas à un accord. S’il est difficile de réécrire l’histoire, on peut néanmoins penser que le premier épisode des 35 heures a peut-être été inutilement violent, ce qui a braqué tout le monde et a rajouté une couche d’idéologie sur un sujet qui n’en avait pas besoin.

La première loi ne faisait rien d’autre que d’annoncer la date de l’abaissement de la durée du travail. Ensuite, il s’est passé un événement sans précédent dans ce pays : 100 000 syndicalistes ont participé à des négociations sur le temps de travail, ce qui a constitué une bouffée d’air pour le dialogue social, d’autant que les échanges furent subtils et intelligents.

Les entreprises sont soumises à une négociation annuelle obligatoire sur les salaires, ce qui est ridicule en période de faible inflation : tout le monde se trouve dans une situation inconfortable quand il n’y a pas grand-chose à négocier ; il faudrait passer à un rendez-vous tous les trois ans, comme dans nombre de pays. Reconnaissons que les échanges sont assez pauvres lors de cette négociation annuelle obligatoire : on se croirait au souk. Or la négociation n’est pas un marchandage, elle consiste à inventer ensemble des solutions originales, selon le principe du « gagnant-gagnant », chaque partie tenant compte des contraintes de l’autre.

Le dialogue social, dynamisé lors de cette période, a permis de tester les idées de certains négociateurs : le forfait en jours, l’annualisation. La seconde loi, très facile à faire, a consisté à débloquer certaines contraintes contenues dans le code du travail. Quand un accord est signé de manière majoritaire par les partenaires sociaux, le législateur n’a plus qu’à s’incliner. Si la direction et les syndicats d’une entreprise trouvent une solution intelligente, de quel droit viendrait-on s’en mêler de l’extérieur ?

Prenons l’exemple concret de l’entreprise Selmer qui fabrique des saxophones, instruments qui doivent être vendus dans les quatre mois suivant leur fabrication si l’on ne veut pas avoir à refaire tout une partie du travail de réglage. Comme il se vend beaucoup de saxophones pendant les fêtes de Noël, les salariés travaillent plus à l’automne et moins au printemps. Cela semble relever du bon sens élémentaire dans un pays qui a toujours fait de l’annualisation : mon grand-père paysan travaillait quatorze heures par jour pendant la moisson et il jouait à la pétanque avec ses copains l’hiver. Le passage à l’ère industrielle, avec ses sirènes qui rythment le temps de travail, a mis fin à tout cela et fait de l’annualisation un sujet bizarre, idéologique.

À l’époque, la situation des cadres était considérée comme un facteur de blocage. De fait, compte tenu du changement des modes de vie et de l’allongement des temps de transport, il ne sert à rien de réduire la durée journalière de travail d’une demi-heure. Le forfait en jours est la solution adaptée aux gens qui ne comptent pas en heures, qui exercent des responsabilités mais qui ont néanmoins besoin de temps de respiration. Si la première loi a pu être jugée autoritaire, la seconde a été une transcription des négociations. À l’époque, il y a eu des centaines de milliers de négociations par branche et par entreprise.

Sur ce point, la comparaison avec l’Allemagne est intéressante. Dans les grandes et moyennes entreprises, les négociations se déroulent par branche et par land en Allemagne et surtout par entreprise en France. Or dans le cas de Selmer, par exemple, la branche n’est pas le niveau de négociation pertinent. La France a ainsi trouvé des solutions beaucoup plus originales que l’Allemagne, en raison de sa culture plus créative mais aussi de la structure de négociation. Les négociations interprofessionnelles récentes ont appliqué le schéma passant par une feuille de route mais, lors du passage aux 35 heures, il y avait des centaines de milliers de négociations d’où se sont dégagées des tendances de fonds : une partie de la formation pourra se faire en dehors du temps de travail ; l’annualisation est nécessaire et pas forcément antisociale ; il faut veiller à la durée d’utilisation des équipements ; il faut financer les 35 heures. Nombre d’entreprises ont trouvé de bonnes solutions, ce qui explique leur réticence à revenir sur le sujet.

Quel a été le bilan macroéconomique de ces réformes ? La baisse du temps de travail induit mécaniquement un effet bénéfique sur l’emploi. Toute la question est de savoir si cet effet positif a ensuite été annulé par une perte de compétitivité ou une mauvaise utilisation des équipements. Le financement des 35 heures a été grosso modo assuré par la modération salariale observée pendant les deux ou trois années suivantes : il y a eu un arbitrage entre l’emploi et les salaires, comme dans mon exemple californien. Ce sont les embauches liées à la réduction du temps de travail qui ont coûté de l’argent aux entreprises, et non pas la baisse de la durée du travail en elle-même. La réforme a engendré entre 400 000 et 500 000 créations d’emplois.

Cette réforme a-t-elle affecté la compétitivité de l’économie française ? Le débat tourne autour de la capacité des entreprises à utiliser leur appareil de production. De ce point de vue, la méthode française, plus intelligente en général, a pu donner le meilleur ou le pire. Globalement, la France a été pionnière en matière de travail en équipe, une formule qui peut avoir des inconvénients pour la santé des salariés mais qui s’est répandue même dans des structures telles que l’AFPA. Quand elles avaient une bonne équipe de direction et un bon dialogue social, les entreprises ont trouvé de bonnes solutions. Dans le cas inverse, la réforme a pu tourner au délire intégral comme ce fut le cas dans les hôpitaux qui ont remporté, haut la main, la palme du « n’importe quoi ». Au départ, les hôpitaux n’étaient pas concernés, pas plus que les salariés postés travaillant moins de 35 heures par semaine. Selon moi, l’application de la réforme aux hôpitaux a été une erreur de management.

Parmi les entreprises, comme toujours et quel que soit le sujet, certaines ont été plus performantes et plus subtiles que d’autres. Quoi qu’il en soit, je préfère le sur-mesure à la française à la méthode allemande qui impose le même régime à tout le monde. En Allemagne, pour tout type de sujet, je négociais avec un syndicaliste extérieur à Thales, et il n’était pas très sensible à la compétitivité du groupe. Un salarié dont l’emploi est en jeu fera davantage preuve de solidarité et de patriotisme d’entreprise. La violence idéologique un peu inutile s’est exprimée plus à l’extérieur que dans les entreprises où les négociations se sont déroulées dans un climat assez apaisé : le sujet traînait depuis des années et, après de riches négociations, les solutions ont souvent donné satisfaction à tout le monde.

Cependant, les PME ont rencontré des difficultés spécifiques : l’organisation du travail est plus complexe dans une entreprise qui n’emploie que quelques salariés ; il est très compliqué de trouver des solutions originales ; les salaires sont plus bas et les durées de travail plus élevées. En Allemagne, où les négociations se font par branche, les écarts de salaires ne sont pas aussi grands qu’en France entre les grandes entreprises et les PME. Les grandes entreprises allemandes se préoccupent de leur tissu industriel alors que leurs homologues françaises – notamment les groupes de distribution – ne se soucient guère de la bonne santé de leurs sous-traitants. D’une manière générale, les grandes et moyennes entreprises ont mieux géré les problèmes d’utilisation d’équipements et de compétitivité que les petites. Pour les services, il faut parler d’horaires d’ouverture plus que d’utilisation d’équipements.

Personnellement, je pense que les débats sur les 35 heures ont gravement desservi la France, et je le dis sans aucune provocation. Notre pays pourrait être fier car le monde entier nous envie l’annualisation et le forfait en jours – aux États-Unis, beaucoup de cadres travaillent encore sous le régime des heures supplémentaires qui est d’une rigidité totale – mais notre attitude d’autodénigrement permanent finit par insinuer le doute. Pour son attractivité, la France aurait gagné à revendiquer ces innovations et les mécanismes liés à la formation, qui sont sources de souplesse pour les entreprises.

Tout n’est pas parfait en France, dans les autres pays non plus : la question du vendredi après-midi n’est pas simple à gérer en Angleterre ; les normes allemandes peuvent se révéler lourdes, etc. Il est parfois difficile d’appliquer dans un pays une solution qui fonctionne dans un autre, et j’en ai fait l’expérience avec le forfait en jours, en raison de particularités héritées de l’histoire. En France, il existe une dichotomie entre les cadres et les non-cadres, depuis la création des régimes de retraite après-guerre. En Italie, on sépare, de manière tout aussi arbitraire, les dirigeants des non-dirigeants. Aux États-Unis, on distingue ceux qui ont droit aux heures supplémentaires de ceux qui n’y ont pas droit, ce qui est kafkaïen à gérer. Sur ce terrain, la France n’est pas si mal placée par rapport aux autres pays.

Regardons vers l’avenir. Dans les pays émergents, nous observons un mouvement historique pour sortir d’une durée du travail qui rend la vie inhumaine. Nous sommes clairement au-delà de cela, mais nous devons tenir compte de phénomènes tels que la montée du taux d’activité des femmes et de ses conséquences : l’homme ne peut plus rester jusqu’à onze heures du soir au travail, avant de rentrer à la maison où sa femme s’occupe des enfants et fait des petits plats. Ce changement induit une pression à la baisse de la durée du travail, mais il faut s’intéresser au seul indicateur pertinent et néanmoins négligé : le total des heures travaillées dans un pays. En partant de ce critère, comme je le fais dans des travaux avec Peter Hartz, on découvre des choses étonnantes : le nombre d’heures travaillées en Allemagne n’a pas bougé depuis dix ans. Comment est-ce possible puisque le taux de chômage baisse ? L’Allemagne a fait le choix de développer des emplois à temps très partiel et faiblement rémunérés.

Je ne pense pas que l’histoire sociale, en Europe et ailleurs, ira dans le sens d’une réduction de la durée légale du travail à trente heures ou trente-deux heures, comme certains le proposent. Dans les faits, nous constatons un grand éclatement des durées du travail, et les moyennes ne signifient plus grand-chose. Si le temps partiel est parfois subi, il peut aussi être voulu par des personnes qui revendiquent un autre mode de vie, et le droit de faire des arbitrages différents entre leurs vies professionnelle et personnelle. La sirène a vécu et, à l’ère électronique, il devient même difficile de mesurer le temps de travail, la présence physique du salarié n’étant plus le critère absolu. La création de statuts tels que celui d’auto-entrepreneur a contribué à faire voler la norme en éclats.

En France comme en Allemagne, nous sommes passés progressivement de quarante à trente-cinq heures, mais je ne crois pas que nous irons en deçà : les trente-deux heures sont un mirage. Le législateur peut être troublé par cette perspective d’un éclatement du temps de travail, mais son rôle est d’accompagner le mouvement. Les idées développées par Jacques Delors sur le temps choisi – à condition qu’il le soit vraiment – restent d’une brûlante actualité.

Assumons l’éclatement des normes et laissons chacun libre de ses choix, tout en conservant des législations protectrices. C’est l’entreprise, et non le législateur, qui aura à en assumer les conséquences : gérer un collectif de salariés aux horaires différents n’est pas simple. Cela étant, dans une équipe internationale, il faut bien trouver des solutions pour faire travailler ensemble des gens qui ne sont pas dans le même lieu aux mêmes heures. Cette pluralité souhaitable des formes de travail représente un défi pour les dirigeants car c’est un sujet de management. J’invite les législateurs que vous êtes à une certaine modération en la matière : laissez les entreprises trouver les bonnes solutions, vous pourrez jouer les voitures-balais pour prendre acte des évolutions sociétales ; le management est du ressort du dirigeant, pas de celui de la loi.

M. le président Thierry Benoit. En France, nous avons eu la mauvaise manie d’aborder la question des 35 heures de manière idéologique, dites-vous. Pour ma part, je voudrais vous donner une idée de l’état d’esprit dans lequel travaillent les membres de notre Commission d’enquête. La création de cette commission a été approuvée à l’unanimité du Parlement, car nous avons saisi le sujet sans tabou ni totem, pour reprendre des mots à la mode, dans un climat apaisé. En tant qu’auteur de la proposition de création de cette commission, je n’ai pas de compte à régler avec l’histoire ou avec quiconque. Si nos propositions peuvent aider le Gouvernement, quel qu’il soit au moment de la remise de notre rapport, nous aurons rendu service à notre pays, à ses salariés et à ses entreprises.

Mme Barbara Romagnan, rapporteure. Monsieur Barou, je vous remercie pour cette intervention à la fois intéressante et inattendue. Pour ma part, je n’avais pas perçu tout ce que la qualité de la deuxième loi Aubry devait aux négociations qui avaient suivi l’adoption de la première : les partenaires sociaux ont pu discuter des adaptations possibles à leur situation. Mais comment articuler cette négociation au plus près de l’entreprise avec la prise en compte de tous les intérêts, notamment ceux des petites entreprises ?

Ce débat concerne davantage les entreprises et leurs dirigeants que les législateurs, dites-vous, en précisant qu’il ne s’agit pas là d’une provocation. L’entreprise joue un rôle essentiel, certes, mais le législateur se préoccupe aussi de ceux qui ne sont pas dans l’entreprise, notamment des chômeurs, et de ceux qui y sont mal représentés, notamment les femmes qui travaillent à temps partiel, sachant que ce sont souvent des hommes à temps plein qui négocient. Tenir compte de l’intelligence des acteurs de terrain ne dispense pas de se préoccuper des rapports de force qui existent dans l’entreprise et dans la société. Le rôle du législateur est aussi de veiller à ce que les plus faibles ne fassent pas trop les frais de ces rapports de force.

Vous voyez l’éclatement des temps de travail comme un phénomène souhaitable et inéluctable, mais il faut garder un minimum de protections, d’autant plus que se pose la question du choix. Certaines femmes optent pour le temps partiel parce qu’elles n’ont pas d’autre solution pour assumer les responsabilités qui pèsent sur elles de manière exclusive. Le travail est déjà réduit et partagé, mais il ne l’est pas forcément de façon juste ou optimale, comme vous le soulignez vous-même en citant l’exemple de l’Allemagne où l’homme travaille à temps plein et la femme à temps partiel avec un statut précaire.

M. Gérard Sebaoun. Vous avez loué et encouragé le dialogue social jusqu’à l’effervescence, arguant qu’il permettait de trouver des solutions. En poussant la logique, le législateur n’a plus qu’à retranscrire ce que négocient les partenaires sociaux, ce qui est assez frustrant pour lui. Les partenaires sociaux ont récemment négocié sur le temps partiel et l’un des négociateurs a immédiatement quitté la table, estimant que la durée minimale de vingt-quatre heures par semaine était un enfer et qu’il fallait revenir sur cette mesure. Est-ce un exemple à suivre ? Le législateur n’a-t-il pas vocation à s’en mêler ?

Certains syndicalistes proposent d’encadrer par la loi la déconnexion du salarié de ses divers outils informatiques. Cette proposition me laisse très dubitatif car elle ne va pas dans le sens de l’histoire. Qu’en pensez-vous ?

M. Jean-Pierre Gorges. Merci de votre intervention et surtout de votre conclusion qui est aussi la mienne. Votre proximité avec les initiateurs du premier projet de loi Aubry m’incite à vous poser une question, même si vous ne souhaitez pas parler de cette période-là : Y a-t-il eu une étude d’impact sur la mise en place des 35 heures en 1997, juste après des élections législatives imprévues ? Vous faites la démonstration d’une impréparation, en expliquant que la deuxième loi avait permis d’intégrer toutes les remarques des entreprises sur l’annualisation et le forfait en jours. En réalité, l’étude d’impact a été faite après l’échec de la loi Aubry 1. Quel est votre avis ? Il ne s’agit pas de taper sur la tête de ceux qui étaient au pouvoir, notamment de Lionel Jospin dont les explications, lorsque nous l’avons auditionné, ne m’ont pas convaincu.

En 2007, grâce aux bonifications prévues dans la loi en faveur du travail, de l'emploi et du pouvoir d'achat (TEPA), la droite pensait que les entreprises allaient recourir davantage aux heures supplémentaires. La mesure a coûté 4,5 milliards d’euros par an mais, faute de croissance, elle n’a pas produit les effets escomptés. Mais depuis juillet 2007 puis août 2008, les 35 heures sont devenues le seuil à partir duquel sont calculées les heures supplémentaires, elles n’existent plus vraiment en tant que durée légale du temps de travail. Comme l’a rappelé M. Éric Heyer, économiste à l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE), lors de l’audition précédente, 9,4 millions de personnes travaillent toujours trente-neuf heures, dont quatre heures supplémentaires.

Le couperet est tombé en 2002 : Lionel Jospin a été battu aux élections, essentiellement à cause des 35 heures. Ne pensez-vous pas que cette réforme, par la manière dont elle a été mise en place, a profité aux grandes entreprises et aux cadres ? En tant que cadre dirigeant, je travaillais quatre jours et demi, chose incroyable ! Cette réforme a profité à ceux qui étaient dans une bonne situation, mais pas aux petits artisans en difficulté qui ne l’ont d’ailleurs pas appliquée. N’est-ce pas un loupé ?

Est-il du ressort du législateur de fixer des règles pour des entreprises qui sont toutes différentes ? Même au sein d’une entreprise, les salariés ont des rythmes divers selon qu’ils travaillent sur la chaîne de production, dans les services commerciaux ou à la comptabilité. Est-ce bien sérieux d’imposer un même rythme par voie législative ? Non et, si c’était à refaire, il faudrait s’en abstenir, avez-vous déjà répondu.

Tout le monde tape sur les 35 heures qui nous font passer pour des imbéciles aux yeux des étrangers, mais la discussion porte désormais davantage sur le coût du travail que sur sa durée. Devant la Commission des finances, hier, j’ai cité des chiffres édifiants : la France compte 65 millions d’habitants, soit 1 % de la population mondiale ; son produit intérieur brut s’élève à 2 000 milliards d’euros, soit 4 % de la production mondiale ; mais ses dépenses sociales atteignent 650 milliards d’euros, soit 15 % de la dépense sociale mondiale.

Notre problème ne se situe-t-il pas plutôt au niveau du coût du travail que de son organisation ? Qu’on laisse les questions d’organisation aux entreprises. Dans le conservatoire de ma ville de Chartres, les professeurs de musique en ont certainement assez avec seize heures de travail hebdomadaire. Et, en tant que président des hôpitaux de ma ville depuis 2001, j’ai pu constater les dégâts causés par la réduction du temps de travail. Il n’était pas prévu que la réforme s’applique aux hôpitaux, dites-vous, mais à partir du moment où l’on décrète que la durée du travail baisse, tout le monde veut en profiter. Après, on mesure la casse.

La mise en place de la réforme a été un fiasco et on explique qu’il faut utiliser la flexibilité pour prendre en compte ceux qui sont restés sur le côté, les chômeurs, et contrer le travail à temps partiel. À cet égard, notez qu’en Allemagne, le partage du travail se fait à l’intérieur de l’entreprise plutôt qu’à l’échelle du pays.

Mme Catherine Coutelle. Heureusement que vous avez fait une mise au point d’emblée, monsieur le président, sur le fait que notre débat n’était pas idéologique. Il me semble bien que les propos qui viennent d’être tenus l’étaient. Depuis mon arrivée à l’Assemblée nationale, en 2007, j’entends la droite répéter qu’il faut supprimer les 35 heures mais nous n’avons jamais rien vu venir. Pourquoi ? Peut-être, parce que les enquêtes montrent que les Français y sont attachés, y compris au prix d’une dégradation de leurs conditions de travail.

Revenons au fond du débat. Quand les entreprises se sont emparées du dialogue social, disiez-vous, monsieur Barou, les négociations se sont très bien déroulées. On oublie souvent que le terrain avait été préparé par la loi du 11 juin 1996 dite loi Robien. Une société d’économie mixte chargée des transports, que je présidais en tant qu’élue, avait négocié un accord de réduction du temps de travail dans ce cadre, mais il avait été annulé à la suite d’une procédure judiciaire engagée par un syndicat. Un nouvel accord a été négocié à la faveur de la loi Aubry 1. Quand les dispositifs ont été vraiment négociés par des partenaires en mesure de le faire, les choses se sont bien passées ; quand ils ont été imposés, ils ont été sources de tensions et de stress au travail.

Quinze ans plus tard, que propose-t-on ? Il faut tenir compte de la crise, de la hausse du chômage et de l’explosion du travail à temps partiel des femmes. Les Françaises, qui sont plus actives et font plus d’enfants que dans d’autres pays, ne rentreront pas à la maison. Leur volonté de continuer à exercer une activité professionnelle se retrouve dans l’explosion du temps partiel dans les années 1990. Rappelons que 80 % des emplois à temps partiel sont occupés par des femmes et que ces dernières gagnent en moyenne 25 % de moins que les hommes. Les horaires des salariés à temps partiel sont extrêmement flexibles, au point d’être incapables de savoir à l’avance quand ils vont travailler. Dans leur cas, le code du travail ne me semble pas très rigide.

Comment fait-on pour améliorer le sort de tous les salariés, sachant que les situations sont très différentes ? Pour les cadres, le télétravail induit une porosité complète entre les vies professionnelles et familiales. En France, les jeunes cadres supportent aussi des temps de travail anormaux, en raison du présentéisme qui les oblige à rester tard le soir dans leur entreprise, aux dépens de leur vie familiale. Pour les emplois moins qualifiés, le télétravail peut s’apparenter au travail à la tâche à la maison, très mal vécu par les femmes concernées à une époque.

M. Denys Robiliard. Vous constatez l’éclatement des temps de travail et un affaiblissement des normes : nous ne sommes plus au temps de la sirène, dites-vous. C’est une partie de la réalité mais un grand nombre de salariés restent encore dans un modèle classique même si leurs horaires ont pu évoluer dans le cadre de leur entreprise.

Parmi les autres formes de travail, vous avez cité les auto-entrepreneurs qui, pour la plupart, ne tirent pas leur épingle du jeu et réalisent des chiffres d’affaires extrêmement faibles. Dans nombre de cas, on peut se poser la question d’une éventuelle requalification de la nature juridique de leur relation avec leur donneur d’ordre pour la définir comme un contrat de travail. Souvenez-vous de la naissance des Paysans travailleurs : pour Bernard Lambert, la relation économique existant entre les coopératives et les paysans s’apparentait à un contrat de travail, compte tenu de l’importance de la dépendance et de la subordination. Je comprends que l’on critique la norme, mais elle pose aussi des limites à l’exploitation.

Votre comparaison entre l’Allemagne et la France est intéressante et inhabituelle : notre processus de négociation serait meilleur et plus créatif parce qu’il aurait pour cadre principal l’entreprise et non la branche. Dans le même temps, nous constatons un affaiblissement des syndicats qui perdent des adhérents, notamment en raison de la montée de la précarité. Or une bonne négociation suppose de bons interlocuteurs. Faut-il changer d’interlocuteurs et remplacer les syndicats par des institutions représentatives du personnel telles que les comités d’entreprise, comme certains le suggèrent ? Pensez-vous, au contraire, que le syndicat est le bon interlocuteur car il représente une culture particulière ? Pensez-vous que nous avons des interlocuteurs suffisamment nombreux, formés et puissants pour conduire les négociations en entreprise que vous préconisez ?

M. le président Thierry Benoit. Lors de la mise en place des 35 heures, nous avons innové en matière de souplesse, grâce à l’annualisation, le forfait en jours, le compte épargne temps et les journées de réduction du temps de travail, dites-vous. Tous ces outils n’ont-ils pas aussi créé des disparités entre les entreprises et entre les métiers, certains devenant plus attrayants que d’autres ?

Ne serait-il pas judicieux de simplifier les dispositifs pour ceux qui sont chargés de l’organisation du travail dans l’entreprise, tout en les rendant plus sûrs pour les salariés ? Le législateur ne doit-il pas offrir aux entreprises un cadre à la fois plus simple et plus sécurisé ?

Dans l’hôpital, ne faudrait-il pas dissocier les fonctions de management des fonctions de soin aux malades ? Dans les fonctions publiques, en général, comment analysez-vous la question du coût ?

Ne faudrait-il pas s’interroger sur l’évolution du temps de travail durant la vie ? En France, on entre tard sur le marché du travail et on en sort relativement tôt, compte tenu de l’âge de l’ouverture des droits à la retraite, nous disait M. Éric Heyer de l’OFCE. Notamment pour les métiers identifiés comme difficiles, ne serait-il pas judicieux de penser le temps de travail à l’échelle de la vie professionnelle tout entière ?

M. Yves Barou. Toutes vos questions sont intéressantes. Un sujet comme celui-là invite à la modestie et à se garder des formules définitives. N’ayant jamais été DRH dans un hôpital, je ne ferai pas de commentaires supplémentaires : vu de l’extérieur, l’application de la réforme ne m’a pas semblée optimale, mais je n’ai pas de recettes dans ma poche pour faire mieux.

Une première série de questions porte sur les rôles relatifs de la négociation et de la loi. Dans une entreprise, on apprend la vertu des process qui font la force des entreprises américaines. À mon avis, si le législateur s’abstient de « tripatouiller » le temps de travail dans les années à venir, ce sera bien pour les entreprises. Il peut observer et rester vigilant, mais il a beaucoup d’autres sujets plus urgents à traiter, notamment dans le domaine de la formation professionnelle où l’État français a régionalisé sans créer les règles du jeu. S’agissant du temps de travail, il faut laisser la pâte reposer et les entreprises faire leur travail.

Ce plaidoyer en faveur de la négociation en entreprise suscite des réactions. Les syndicalistes objectent, à juste titre, que la moitié des salariés travaillent dans des entreprises où il n’y a pas de dialogue social. C’est tout l’objet de la négociation actuelle sur la simplification du dialogue social dans les entreprises et l’amélioration de la représentation des salariés. Il faudrait parvenir à un compromis historique sur ce sujet : assouplir les seuils pour que les syndicats soient plus présents dans les entreprises.

La situation des PME est à relativiser : elles ont une souplesse naturelle qui leur permet de se passer de règles nécessaires aux grandes entreprises. Elles évoluent en outre dans un pays latin, naturellement flexible et ouvert à la débrouille. Quand on me parle de simplifier le code du travail, je fais observer que le code du commerce compte quelques pages de plus. Les DRH, en particulier les étrangers, sont surtout effrayés par les risques de poursuites pénales dans notre pays. J’ai été traîné une fois en correctionnelle pour un délit d’entrave mineur, et je n’ai pas trouvé l’expérience agréable, même si j’étais français et que je n’avais pas peur d’être jeté en prison. Plus que la complexité des règles, c’est la perspective d’avoir à comparaître au tribunal correctionnel, entre un proxénète et un fraudeur, qui étonne et effraie un manager non français.

En revanche, le législateur a une responsabilité dans le règlement d’un problème majeur, en France et en Europe : le chômage. Il en a une vision d’ensemble, alors que chaque acteur économique s’attache à l’aspect du sujet qui le touche directement. Ne noircissons pas le tableau : la plupart des organisations syndicales font passer la solidarité avant les intérêts catégoriels ; la plupart des managers ne sont pas aussi sanguinaires que l’on veut bien le dire et rien ne leur fait plus plaisir que de pouvoir embaucher. Les partenaires sociaux ne sont pas irresponsables et ils le prouvent par diverses démarches, leur première responsabilité sociale étant d’accueillir des jeunes. Ces préoccupations sont présentes dans les négociations d’entreprise, surtout celles sur les 35 heures qui étaient liées à l’emploi. Malgré tout, il ne faut pas écarter le risque que les négociateurs cherchent à se partager le gâteau en repoussant les difficultés hors de l’entreprise. Surtout en période de crise, le législateur a un rôle à jouer pour éviter que le chômage ne soit oublié.

Pour le reste, je maintiens que la bonne méthode consiste à afficher une volonté, une feuille de route, et à proposer une négociation. La première loi Aubry a produit le même résultat qu’une feuille de route, mais dans l’énervement et non pas dans l’apaisement. La réforme n’a pas été un fiasco et elle n’a pas favorisé les cadres au détriment des petites gens. Les accords conclus dans les entreprises moyennes ont bénéficié à tous les salariés, sans parler des chômeurs qui ont retrouvé un emploi.

Il ne faut pas simplifier. Certaines entreprises ont mieux géré la réforme que d’autres, mais indépendamment de leur taille ou de leur secteur d’activité. Le vrai risque est celui d’un dualisme entre les grandes entreprises et leurs sous-traitants, contrairement à ce qui se passe pour le mittelstand allemand : Outre-Rhin, les grandes entreprises se sentent responsables de leur écosystème, ce qui fait la force du système. Un patron allemand aura tendance à considérer que les sous-traitants nationaux sont les meilleurs alors que son homologue français partira souvent du présupposé inverse.

Je plaide pour la négociation, même si c’est difficile, long et contradictoire. Le législateur y garde un rôle, ne serait-ce que pour faire des choix parmi les différentes propositions des négociateurs. La France a peut-être péché par un excès d’étatisme et une insuffisance de négociations. Je suis très confiant sur l’effet des lois sur la représentativité et l’accord majoritaire, mais cela prendra des années. D’autres pays ont, plus que la France, cette culture du consensus.

Ce que vous qualifiez d’échec de la loi Aubry 1 est à replacer dans un contexte : la France était le seul pays où il n’y avait pas de négociations sur le temps de travail, un sujet tabou pour le patronat. La loi Robien n’a pas suffi à débloquer la situation ; la loi Aubry 1, d’une manière peut-être un peu violente, a ouvert la voie à des négociations intelligentes. Certes, un processus aussi complexe ne peut être parfait et la réforme a pu engendrer, ici ou là, une intensification du travail. Cependant, beaucoup plus que la réduction du temps de travail, c’est la mise sous tension des entreprises, liée à la financiarisation et à l’obligation de publier des comptes trimestriels, qui produit l’intensification du travail. Chaque trimestre, c’est la crise, c’est la panique à bord des grands groupes.

Vous m’avez interrogé sur les heures supplémentaires. Peu utilisées de nos jours, elles relèvent d’un archaïsme. D’ailleurs, dans les grandes entreprises modernes, plus personne ne sait comment les calculer. La législation du travail et le régime des heures supplémentaires représentent-ils des freins à la croissance ? Ce n’est pas un sujet d’actualité. En cas de reprise de la croissance à 3 % ou 4 %, peut-être faudrait-il se reposer la question car la durée du travail peut évoluer dans les deux sens, même s’il y a une tendance historique à la baisse. Les 35 heures seraient un échec parce que certains salariés travaillent toujours trente-neuf heures ? En fait, certains salariés sont passés de quarante-deux à trente-neuf heures. La durée effective du temps de travail s’est toujours située trois ou quatre heures au-dessus de la durée légale. Il y a eu une translation à la baisse.

Il est un sujet qui est beaucoup plus d’actualité que les heures supplémentaires : la France compte 3 millions de chômeurs, mais les entreprises n’arrivent pas à recruter des salariés dans nombre de métiers, faute de compétences. Une partie de la gauche ne veut pas l’entendre, mais il ne s’agit pourtant pas d’un discours du MEDEF. En France, il manque des plombiers, des soudeurs, des techniciens en machinisme agricole. En tant que président de l’AFPA, je trouve choquant que l’appareil de formation soit sous-utilisé, alors que des gens sont en attente de formation et que des industriels ne trouvent pas de salariés formés. Le plan d’urgence 30 000 chômeurs formés a été un grand succès ; le plan 100 000 a un peu plus de mal à démarrer.

S’agissant des dépenses sociales, il faut prendre garde aux chiffres, notamment quand on compare la France et les États-Unis. Les dépenses sociales sont à peu près identiques dans les deux pays, mais elles sont financées par des cotisations obligatoires en France et par un mélange de cotisations obligatoires et d’assurances privées aux États-Unis. L’un des systèmes fait peu de place au choix personnel, l’autre produit beaucoup de laissés-pour-compte, mais les deux coûtent le même montant pour une personne donnée. Ce sont les modalités de financement de la dépense qui diffèrent et non la dépense elle-même. Chacun sait que les parents américains commencent à épargner pour l’éducation de leur enfant dès sa naissance, alors que les parents français peuvent compter sur la gratuité de l’université.

Autre thème : faut-il encadrer la déconnexion des outils informatiques ? À mon avis, cela relève de la culture d’entreprise, de codes de bonnes pratiques négociés et non pas de la législation. Je connais une grande entreprise où les ordinateurs sont bannis des réunions, une autre où les réunions ne peuvent pas commencer après dix-huit heures. Aux États-Unis, ce n’est même pas la peine de le préciser : toute convocation comporte l’heure du début et l’heure de la fin de la réunion, et il ne viendrait à l’idée de personne d’en programmer une à dix-huit heures trente, ce serait l’émeute immédiate et personne n’y viendrait exceptés les Français. Par pitié, laissez les entreprises régler ces problèmes par la négociation de codes de bonne conduite dans l’entreprise !

Le législateur peut céder à une autre tentation : imposer l’obligation de négocier. Le DRH se retrouve alors avec une liste d’obligations de négocier qui est juste effrayante : il pourrait en avoir une au programme chaque semaine ! Comme tous les sujets sont liés, il se débrouille à regrouper le tout en une seule négociation, tout en restant prisonnier du cadre annuel. Pour moi, le droit du travail est une sorte de joker que l’on doit utiliser dans les cas graves, parmi lesquels il faut peut-être inclure le temps partiel contraint. Pour ma part, je préfère négocier avec des syndicalistes qui travaillent dans mon entreprise et y sont attachés, plutôt qu’avec des fonctionnaires. C’est tout le problème des négociations dans les PME : l’interlocuteur du chef d’entreprise est quelqu’un d’extérieur, ce qui peut être déroutant.

Pour résumer, la France est beaucoup plus souple qu’on ne le dit, quelle que soit l’épaisseur de son code du travail. D’autres pays ont des rigidités incroyables ou des pratiques contentieuses très pesantes. Aux États-Unis, mon équipe chargée du contentieux était gigantesque et elle passait son temps à gérer des procès sur tous les sujets. Personnellement, en tant que professionnel des ressources humaines, je préfère connaître les règles du jeu plutôt que d’être ballotté d’un procès à l’autre. Chaque pays ayant ses rigidités, je pense que la France n’a pas à rougir de son système et que nous devrions le dire davantage car il y va de son attractivité.

En conclusion, je vais dire quelques mots de la formation et de l’AFPA. Doté de plateaux techniques qui fonctionnent très bien, l’AFPA s’enorgueillit d’être l’opérateur français qui a le meilleur taux d’accès à l’emploi à six mois. L’arme anti-chômage fonctionne. Aux salariés de l’AFPA, qui ne m’accueillent pas toujours avec des fleurs, je tiens le discours suivant : ces plateaux techniques sont un bien public dont nous sommes dépositaires, et il serait normal qu’ils puissent fonctionner le soir, le vendredi après-midi et le samedi. Les salariés de l’AFPA travaillent déjà en deux équipes.

Si la gauche a eu un tort, c’est de ne pas avoir osé assumer les souplesses apportées par les lois Aubry. Il faut exploiter nos traditions de débrouillardise, d’inventivité et de créativité, et éviter d’édicter des règles qui font peur aux chefs d’entreprise et bloquent le dialogue social. La France a des atouts considérables, dans ce domaine comme dans d’autres.

Quand on compare le taux de syndicalisme français à celui de nos voisins, il ne faut jamais oublier les particularismes locaux : dans certains pays, il faut se syndiquer pour avoir accès à la cantine ou pour avoir le droit à la retraite. J’ai négocié et signé deux ou trois accords européens, et j’ai présidé un comité d’entreprise européen pendant dix ans. En Grande-Bretagne, j’ai eu à fermer un petit site employant 200 personnes. Alors que les syndicalistes français se sont tout de suite alarmés, le responsable britannique auquel je demandais son avis m’a répondu : je m’en moque. Aux Français, mortifiés de voir un syndicaliste se désintéresser de 200 licenciements potentiels, il a expliqué : je m’en moque parce qu’ils ne sont pas syndiqués. Le syndicalisme peut prendre des formes différentes auxquelles un DRH doit s’adapter.

Le formalisme français, qui tient beaucoup à la pluralité syndicale et à la difficulté de signer des accords, peut dérouter un étranger. Quand on est Français, on peut être tout aussi dérouté par les règles sociales en usage dans d’autres pays du monde. Mon message est plutôt positif : dépassons les clivages politiques pour assumer ce qu’il y a de bien en France et ne croyons pas que la perfection existe ailleurs.

Le législateur est responsable des normes mais, de nos jours, personne n’en est propriétaire : nous assistons à un mouvement général d’éclosion et de diffusion de normes mondiales. Il est fascinant de constater que la plus aboutie n’a pas été publiée par le Bureau international du travail mais par un organisme privé, l'Organisation internationale de normalisation (ISO). Après avoir établi des normes dans tous les domaines, cet organisme a investi le champ social en créant la norme ISO 26 000 qui donne des lignes directrices aux entreprises et aux organisations pour opérer de manière socialement responsable. Elle a été refusée par beaucoup de pays, mais c’est la meilleure synthèse des normes sociales émergentes en Europe et aux États-Unis. Quand on dirige un grand groupe, on s’efforce de dépasser les législations nationales et on fait naître des normes internationales. Le législateur doit tenir compte de cette complexité supplémentaire : le management international des entreprises fait apparaître des normes mondiales et il s’irrite un peu vite des éventuels frottements avec des règles nationales.

L’audition s’achève à treize heures quarante.

Présences en réunion

Présents. - Mme Catherine Coutelle, M. Jean-Pierre Gorges, M. Denys Robiliard, Mme Barbara Romagnan, M. Gérard Sebaoun