Accueil > Commission d'enquête relative à l'impact sociétal, social, économique et financier de la réduction progressive du temps de travail > Les comptes rendus

Afficher en plus grand
Afficher en plus petit
Voir le compte rendu au format PDF

Commission d’enquête sur l’impact sociétal, social, économique et financier de la réduction progressive du temps de travail

Jeudi 6 novembre 2014

Séance de 11 heures 30

Compte rendu n° 30

Présidence de M. Jean-Pierre Gorges, Vice-Président,

– Audition, ouverte à la presse, de M. François Nogué, directeur général délégué « cohésion et ressources humaines » de la SNCF, M. Éric Beaudonnet, directeur de la stratégie sociale, et Mme Karine Grossetête, directrice déléguée aux affaires publiques

Présences en réunion

COMMISSION D’ENQUÊTE
SUR L’IMPACT SOCIÉTAL, SOCIAL, ÉCONOMIQUE ET FINANCIER
DE LA RÉDUCTION PROGRESSIVE
DU TEMPS DE TRAVAIL

La séance est ouverte à onze heures trente-cinq.

——fpfp——

La commission d’enquête procède à l’audition, ouverte à la presse, de M. François Nogué, directeur général délégué « cohésion et ressources humaines » de la SNCF, M. Éric Beaudonnet, directeur de la stratégie sociale, et Mme Karine Grossetête, directrice déléguée aux affaires publiques

M. Jean-Pierre Gorges, président. Mes chers collègues, je suis heureux d’accueillir M. François Nogué, directeur général délégué « cohésion et ressources humaines » de la SNCF, M. Éric Beaudonnet, directeur de la stratégie sociale, et Mme Karine Grossetête, directrice des affaires publiques.

M. Louis Gallois, ancien président de la SNCF avait été entendu en audition publique le 3 décembre 2003 par une précédente mission d’information sur l’évaluation des conséquences économiques et sociales de la législation sur le temps de travail.

Au cours de cette audition, il avait présenté l’accord d’entreprise de juin 1999, qui avait appliqué à la SNCF le nouveau régime légal du temps de travail, ainsi que ses effets sur les différentes catégories de personnels et sur les prestations de l’entreprise.

Depuis 2003, surtout ces derniers mois, la SNCF a été mise en cause à plusieurs reprises, que ce soit par la presse, à la suite d’accidents divers, ou par la Cour des comptes.

Comment a évolué le temps de travail depuis 2003 et quelle a été son incidence sur l’entreprise et ses clients ? Cette évolution a-t-elle été, comme nous l’ont indiqué les représentants d’autres grands groupes, moins importante que celle de l’informatisation de nombreuses tâches et de l’individualisation des conditions de travail ?

Avant de vous entendre, je dois vous informer des droits et obligations qui vous incombent dans le cadre formel de votre audition, tel qu’il est défini par la loi puisque nos travaux s’inscrivent dans les règles des commissions d’enquête.

Aux termes de l’article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires, la commission d’enquête pourra citer dans son rapport tout ou partie du compte rendu de votre témoignage. Ce compte rendu vous sera préalablement communiqué. Les observations que vous pourriez faire seront soumises à la Commission.

Par ailleurs, en vertu du même article 6 de l’ordonnance du 17 novembre 1958, les personnes auditionnées sont tenues de déposer sous serment, sans toutefois enfreindre le secret professionnel. Ces personnes doivent prêter serment de dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je vous invite, messieurs, madame, à lever la main droite et à dire : « Je le jure ».

(M. François Nogué, M. Éric Beaudonnet et Mme Karine Grossetête prêtent successivement serment.)

La Commission va maintenant procéder à votre audition qui fait l’objet d’un enregistrement et d’une retransmission télévisée.

M. François Nogué, directeur général délégué « cohésion et ressources humaines » de la SNCF. Comme l’a expliqué Louis Gallois en 2003, les 35 heures ont été mises en place à la faveur d’un accord signé en 1999 par la CGT, la CFDT et le Syndicat national des cadres supérieurs. À l’époque, l’entreprise s’est montrée particulièrement vigilante aux conditions économiques dans lesquelles s’inscrivait cet accord, mais aussi aux modalités de mise en place de l’organisation du temps de travail réduit. Des bilans intermédiaires ont été réalisés, notamment à l’occasion de l’audition de Louis Gallois.

La réduction du temps de travail à la SNCF a pris la forme d’une réduction de la durée annuelle du temps de travail. Les roulants et les agents en service posté sont passés de 1 613 heures à 1 561 heures, et les sédentaires de 1 736 heures à 1 582 heures par an, soit une diminution de la durée annuelle de 8,9 %. La durée hebdomadaire n’a pour sa part pas baissé : elle est comprise, selon les catégories de personnels, entre 37 heures et 40 heures, ce qui se traduit par l’octroi d’un nombre important de jours de repos.

Il faut garder à l’esprit que l’entreprise n’a pas bénéficié des réductions de charges sociales prévues par les lois Aubry. L’aide de l’État s’est limitée à 30 millions d’euros en 2000 – alors que les exonérations de charges, si nous en avions bénéficié, auraient représenté 140 millions d’euros par an, soit 2 % de la masse salariale.

La RTT n’a pas touché de la même manière toutes les catégories de personnel. En effet, la majorité des personnels travaillaient 39 heures, mais 44 000 agents étaient déjà à 35 heures.

Pour mettre en place la RTT, l’entreprise à tenu compte de sa maquette industrielle en termes de productivité, de position par rapport aux entreprises ferroviaires européennes, de perspectives d’évolution de l’emploi.

Avant les 35 heures, l’entreprise envisageait de supprimer 1 500 à 2 000 emplois par an entre 1999 et 2002, soit 4 500 au total, et elle prévoyait d’embaucher 5 000 personnes par an, soit 15 000 sur la période, avec une perspective de 19 500 départs, soit un déficit net de 4 500 emplois sur trois ans. Après la mise en place de la RTT, elle a recruté, non pas 15 000, mais 22 000 personnes, ce qui a représenté 6 500 à 7 000 créations d’emplois nettes sur la période.

Pour compenser le coût de l’impact de ces emplois, l’entreprise a appliqué des mesures de modération salariale pendant dix-huit mois, qui lui ont permis d’économiser 100 millions d’euros, soit 1,2 % à 1,3 % de la masse salariale, comme l’a montré la Cour des comptes.

La SNCF, en privilégiant la diminution annuelle du temps de travail, s’est placée dans la fourchette haute des entreprises, 60 % d’entre elles étant en deçà de 1 582 heures annuelles. Nous avons également privilégié des amplitudes hebdomadaires et journalières plus longues, qui présentaient un intérêt pour l’entreprise, ce qui nous a amenés à octroyer des jours de repos. Ces choix ont été largement poussés par les salariés et les représentants du personnel, car le passage à sept heures par jour et 35 heures par semaine n’intéressait pas les salariés. En fonction des régimes de travail, nous avons attribué entre 10 et 20 jours de repos
– voire 28 pour les agents en service posté travaillant 8 heures par jour et 40 heures par semaine. Ainsi, en termes de nombre de jours de RTT, l’entreprise se situe dans la fourchette haute des entreprises, une durée journalière élevée permettant d’obtenir plus de repos.

À l’époque, nous avons considéré que les amplitudes journalières ou hebdomadaires élevées présentaient des avantages. Aujourd’hui, si ce choix s’avère pertinent pour les personnels postés, en permettant d’enchaîner les roulements sans faire intervenir des équipes relais, mais aussi les personnels sédentaires, par exemple sur la maintenance du réseau, il ne l’est absolument pas pour les conducteurs et les contrôleurs. En effet, la RTT nous a conduits à privilégier des journées de 7 h 49, alors que nos conducteurs sont difficilement mobilisables plus de 7 heures par jour pour des raisons évidentes d’organisation des plans de transport. In fine, ce choix des repos nous désavantage par rapport à la concurrence.

Néanmoins, la RTT nous a amenés à introduire des flexibilités supplémentaires, en particulier l’extension à une grande majorité du personnel du principe du travail le week-end et des horaires décalés sans majoration supplémentaire du temps de travail, la modulation du temps de travail sur six mois – contre douze semaines dans un grand nombre de branches , ainsi que l’octroi de repos à l’initiative de l’employeur, et non du salarié.

Selon nos estimations, le coût des 35 heures est compris entre 3,5 % et 4 % de la masse salariale ; il s’explique par les 7 000 créations d’emploi, l’absence d’aide de l’État, et le coût supplémentaire des repos. Il n’a donc été que très partiellement compensé par les 100 millions d’économies générées par la modération salariale et par les flexibilités organisationnelles mises en place. Le président Gallois l’avait évalué entre 260 et 300 millions d’euros, une fois déduite la modération salariale.

Quinze ans après la mise en place des 35 heures, que pouvons-nous dire de l’accord signé à la SNCF ?

D’abord, le contexte économique a changé depuis les années 1998-1999. En effet, l’ouverture à la concurrence du transport de fret depuis 2005-2006 nous a fait perdre 30 % de parts de marché au profit des autres entreprises ferroviaires dont les personnels sont essentiellement des conducteurs. Or la disposition sur les repos issue de l’accord sur les 35 heures est devenue un handicap très important pour nous, car il est plus avantageux de faire travailler un conducteur davantage de jours dans l’année plutôt que par amplitude journalière de 7 h 50 au lieu de 7 heures. Nos concurrents octroient, conformément à leur réglementation, 104 repos par an, contre 126 chez nous. Cet écart s’avère considérable en termes de compétitivité. En effet, comme le montrent des études comparatives, l’écart de coût salarial entre la SNCF et ses concurrents dans le fret est compris entre 15 % et 20 %, dont 50 % à 60 % sont dus au différentiel de repos.

Lors de la mise en place des 35 heures, toutes les grandes entreprises ont privilégié l’octroi de repos par rapport à la baisse journalière ou hebdomadaire du temps de travail. Aujourd’hui, face à des concurrents arrivés sur le marché ferroviaire en 2005-2006, sur une base de 7 heures par jour et 35 heures par semaine, nous nous trouvons désavantagés, car un nombre de journées de travail plus élevé sur l’année est plus intéressant. Comme l’a souligné le président Gallois, notre productivité horaire a fortement augmenté, mais la productivité globale journalière, c’est-à-dire rapportée au nombre de jours sur l’année, a décroché par rapport à nos concurrents, en particulier la Deutsche Bahn.

Ensuite, il n’est pas aisé de négocier dans un cadre réglementaire. En effet, l’organisation du temps de travail à la SNCF est régie par décret – celui de 1999 a repris l’accord sur les 35 heures. Néanmoins, conformément à la réforme ferroviaire votée en 2014, le temps de travail à la SNCF fera l’objet à partir de 2016 de dispositions contractuelles, à savoir une convention de branche complétée par un accord d’entreprise. Il deviendra donc plus facile pour nous de négocier sur ce sujet.

Enfin, la RTT a conduit à une densification des journées de travail, avec un accroissement des rythmes et de la charge de travail. Ce phénomène a été plus marqué chez les cadres, pour lesquels le passage aux 35 heures a été vécu comme une charge de travail supplémentaire, notamment parce qu’ils devaient gérer leur mise en œuvre dans un environnement réglementaire extrêmement complexe. À cela s’est ajouté l’allongement des temps de trajet domicile-travail, les facilités de circulation offertes aux agents de la SNCF les incitant à habiter loin des centres-villes où le prix des logements est plus élevé. Cette situation a créé des tensions et des difficultés en termes de conciliation vie privée-vie professionnelle. Tous ces éléments – réduction du temps de travail par les repos, difficultés accrues pour les cadres, allongement des durées de trajet – ont eu un effet plutôt négatif, même si tous les personnels ont apprécié l’octroi de repos supplémentaires.

M. Jean-Pierre Gorges, président. La SNCF n’a pas bénéficié des exonérations de charges sociales, mais sans l’instauration des 35 heures, elle n’aurait pas mis en place l’annualisation aussi facilement. Cette annualisation n’est-elle pas un avantage pour vous ?

Dans un monde concurrentiel, avec l’entrée sur le marché d’entreprises européennes de transport de fret, qu’est-ce qu’une grande entreprise comme la SNCF peut souhaiter en matière d’évolution du temps de travail ?

Mme Barbara Romagnan, rapporteure. Merci de votre présentation.

Les entreprises ont toujours cherché à densifier les journées pour augmenter la productivité. Les 35 heures n’expliquent pas à elles seules l’intensification du travail.

L’allongement des durées de trajet est effectivement lié aux spécificités de la SNCF qui offre à ses agents des tarifs de transport bon marché. Les 35 heures ne sont pas la cause de l’allongement des trajets. Grâce à des journées plus longues et davantage de congés, les gens passent plutôt moins de temps au total dans les transports.

Vous n’avez pas parlé du personnel féminin. Quelle en est la part à la SNCF ? Avez-vous des données sur les femmes travaillant à temps partiel ? Les choix d’organisation ont-ils été différents entre les hommes et les femmes ?

Les 35 heures vous ont amenés à recruter du personnel. Les contractuels sont-ils passés sous statut SNCF à ce moment-là et en avez-vous embauchés d’autres ?

La modération salariale a permis, dites-vous, d’abaisser le coût du passage aux 35 heures de 100 millions. Je suppose que l’annualisation a permis également de limiter le coût des heures supplémentaires. Pouvez-vous l’évaluer ?

Enfin, le personnel roulant a toujours été soumis à des horaires très particuliers. De quelle réorganisation a-il pu bénéficier au travers des 35 heures ?

M. Gérard Sebaoun. Quelle a été l’évolution du nombre de salariés à la SNCF entre 1999 et aujourd’hui ?

Avant la mise en place des 35 heures, votre maquette industrielle prévoyait des départs. De quels types de personnels s’agissait-il ?

Le fret ferroviaire français est entré dans une période de déclin bien avant l’instauration des 35 heures. Votre baisse de compétitivité est-elle réellement liée à la RTT ?

M. François Nogué. L’annualisation s’est en réalité traduite par une semestrialisation du temps de travail à la SNCF. En nous permettant d’organiser le temps de travail de manière plus souple à l’intérieur de la semaine, avec des amplitudes hebdomadaires pouvant aller jusqu’à 48 heures, cette modulation présente un grand avantage dans la mesure où le paiement des heures supplémentaires est réalisé à l’issue du décompte semestriel.

Certes, l’allongement de la durée des trajets domicile-travail est une tendance générale liée à la concentration urbaine et au renchérissement du prix des logements dans les centres-villes. Néanmoins, l’augmentation du nombre de jours de repos, articulée avec la planification des vacances scolaires, entraîne une alternance de périodes très allégées et de périodes extrêmement denses en termes de trafic. Il me semble donc que l’augmentation des jours de repos a constitué un facteur d’augmentation des pointes de trafic. De surcroît, les facilités de circulation offertes aux agents de la SNCF peuvent effectivement encourager certains cheminots à habiter plus loin, ce qui augmente inévitablement leurs durées de trajet.

Mme la rapporteure. Avec l’augmentation du nombre des jours de congés, le nombre de déplacements domicile-travail diminue. J’y vois plutôt un avantage.

M. Éric Beaudonnet, directeur de la stratégie sociale. Le bénéfice d’un grand nombre de jours de repos encourage certaines catégories de personnels à habiter loin – un long trajet est moins gênant si on doit le faire moins souvent. D’où un cercle « vicieux », car les agents demandent des facilités, afin de partir plus tôt avant les repos ou revenir plus tard après les repos. Sans être massif, ce phénomène, que nous ne savons pas quantifier, est néanmoins très perceptible en Île-de-France.

Mme la rapporteure. Mais le nombre de jours où vous pouvez craindre un retard de vos salariés en cas de problèmes de transport est moins important.

M. Éric Beaudonnet. Certes.

M. Jean-Pierre Gorges, président. Avec davantage de jours de repos, les pointes de trafic devraient diminuer.

M. François Nogué. À condition que les gens partent et reviennent à des moments différents, ce qui n’est pas le cas. Des pics de trafic sont notamment observés les vendredis après-midi, ainsi qu’aux moments des départs et des retours de vacances scolaires.

La SNCF s’est efforcée d’accroître la part de son personnel féminin, qui est passée de 10 % il y a quinze ou vingt ans à 20 % aujourd’hui, taux comparable à celui des autres entreprises ferroviaires. Nous recevons autant de curriculum vitae féminins que de CV masculins pour les métiers administratifs et commerciaux, comme contrôleurs, ce qui nous permet de recruter autant de femmes que d’hommes dans ces professions. En revanche, il est moins facile de recruter des femmes dans les professions techniques, comme conducteurs ou agents d’entretien de l’infrastructure, pour lesquelles nous recevons seulement 4 % à 5 % de CV féminins. Nous avons noué des partenariats avec les lycées et les universités pour faire découvrir ces métiers et les rendre accessibles aux femmes, y compris pour des missions de management. Malheureusement, le pourcentage de femmes diplômées d’une école d’ingénieur ou titulaires d’un BTS ou d’un DUT en rapport avec nos spécialités est encore très faible. Nous organisons également des journées portes ouvertes pour les collégiens et les lycéens afin de leur faire rencontrer des managers femmes dans des métiers techniques de la SNCF.

Par ailleurs, nous avons développé le travail à temps partiel, en mettant en place des formules qui ont rencontré un grand succès lors du passage aux 35 heures, comme les 92 %, soit quatre jours par semaine avec compensation salariale. Nous développons en outre fortement le télétravail depuis quatre à cinq ans.

Mme la rapporteure. Les femmes sont-elles majoritaires pour demander ce genre d’organisation ?

M. François Nogué. Je pense que les femmes sont majoritaires, mais les hommes recourent également à ce type d’organisation.

M. Gérard Sebaoun. Comment se déroulent la journée et la semaine d’un conducteur de train de grandes lignes ?

M. François Nogué. Les conducteurs sont soumis à des roulements sur de longues périodes de travail, qui couvrent plusieurs jours, y compris les week-ends, mais aussi les nuits dans le transport de fret. Ces roulements s’organisent dans des prises de service qui varient en permanence en fonction du plan de transport. Une prise de service peut démarrer à cinq heures du matin, le lendemain à dix heures – ou à vingt heures dans le fret. À la différence d’un trois-huit ou d’un quatre-huit, il s’agit d’un travail posté irrégulier, car soumis à des contraintes liées au plan de transport.

M. Éric Beaudonnet. Un conducteur peut prendre son service très tôt le matin et faire plusieurs allers-retours entre différentes destinations. Il ne rentre pas chez lui le soir si l’organisation du plan de transport le conduit à finir sa journée, conformément aux limites journalières, loin de son domicile, ce qui l’amène à prendre des « repos hors résidence ». De surcroît, il est soumis à des aléas de circulation, relativement fréquents, si bien qu’il n’est jamais sûr de pouvoir ramener son train à l’heure prévue. Par conséquent, nous adaptons son service en temps réel pour tenir compte de ces aléas.

M. Gérard Sebaoun. J’imagine que les conducteurs connaissent leur planning – les « longues périodes de travail », comme vous les appelez – très longtemps à l’avance.

M. François Nogué. Bien sûr.

L’accord sur les 35 heures a donné lieu à des recrutements directs. Il a également permis à 1 500 contractuels en CDI de bénéficier du statut de cheminot, ce qui a représenté un coût supplémentaire pour l’entreprise du fait des reconstitutions de carrières. Aussi les mesures de flexibilité sont-elles largement pondérées par le handicap que représente le nombre total de repos sur l’année, mais également par d’autres surcoûts, en particulier la reconstitution des carrières des contractuels admis au statut. Ainsi, je pense que le coût du passage aux 35 heures se situe plutôt aux alentours de 300 millions d’euros, soit environ 3,5 % de la masse salariale.

Depuis 1999, le nombre d’employés de la SNCF est passé de 175 000 à 150 000, soit 25 000 personnes de moins. Les départs et les recrutements ont concerné globalement les mêmes catégories de personnels. La RTT touchant tous les personnels, y compris ceux déjà à 35 heures dont nous avons augmenté les amplitudes journalières en attribuant des repos, et recruté dans tous les corps de métier.

Concernant le fret, la perte de parts de marché est consécutive à l’ouverture de la concurrence, car les chargeurs se sont tournés naturellement vers d’autres fournisseurs ; je ne l’attribue donc pas exclusivement à la réduction du temps de travail. Face à un grand nombre de dessertes non rentables, nous avons redimensionné la structure de notre fret, ce qui nous a permis de réduire très sensiblement nos pertes. Cela étant dit, nos coûts sont supérieurs à ceux de la concurrence, et ce pour deux raisons. D’une part, la SNCF supporte des coûts de structure lourds, contrairement à nos concurrents qui sont souvent des PME. D’autre part, compte tenu des règles liées aux 35 heures – pauses, repos hors résidence, etc. –, nous avons besoin de deux conducteurs pour un trajet longue distance fret, contre un seul chez nos concurrents.

D’où l’importance d’instaurer dans l’entreprise une négociation régulière sur l’organisation du temps de travail. Depuis l’accord sur les 35 heures à la SNCF, plus aucune négociation ne s’est déroulée dans l’entreprise sur ce thème, alors que 30 000 à 40 000 accords ont été conclus chaque année au niveau national. La réforme ferroviaire va cependant utilement contribuer à remettre ce sujet sur la table.

M. Gérard Sebaoun. Vos concurrents font travailler un conducteur là où il en faut deux à la SNCF, mais cela se fait-il au détriment de la sécurité ?

M. François Nogué. Non. Le temps de travail fait l’objet, y compris pour la concurrence, d’un décret de 2010 qui fixe les règles de sécurité.

M. Jean-Pierre Gorges, président. Pour les gens déjà aux 35 heures, l’annualisation a été une aubaine car, en travaillant plus dans la semaine, ils ont obtenu des jours de congé supplémentaires. Est-ce un inconvénient ou un avantage ?

M. François Nogué. C’est un inconvénient. À la SNCF, une pression forte s’est exercée pour l’octroi de jours de repos : la contrepartie a été l’augmentation des durées journalières et hebdomadaires. L’idée qui prévalait à l’époque était que l’entreprise aurait pu trouver un intérêt à utiliser le personnel roulant sur la totalité de l’amplitude journalière, ce qui justifiait l’octroi de repos supplémentaires – et il était difficile d’en accorder à toutes les catégories de personnels, sauf aux roulants. Au demeurant, beaucoup de grandes entreprises sont passées à 32 heures pour leurs personnels déjà à 35 heures. Aujourd’hui, la SNCF n’arrive pas à utiliser la totalité de l’amplitude journalière pour des raisons d’organisation : un aller-retour Paris-Marseille est réalisé en moins de sept heures, et l’on ne peut pas faire travailler le conducteur le reste du temps pour un autre trajet. Ainsi, la confection des roulements induit des temps morts, si bien qu’il aurait été plus économique, a priori, de fixer des journées de sept heures que d’augmenter les amplitudes journalières.

M. Éric Beaudonnet. D’autres règles, préexistantes aux 35 heures, n’ont pas été renégociées et s’avèrent être un frein à la possibilité d’utiliser la totalité de l’amplitude journalière.

Mme la rapporteure. Vous estimez le coût des 35 heures à 300 millions d’euros. Avez-vous chiffré le coût des heures supplémentaires avant et après la semestrialisation du temps de travail ?

Avez-vous mené des enquêtes de satisfaction auprès du personnel ?

Quels postes occupent majoritairement les femmes à la SNCF ? Connaissez-vous la part des femmes à temps partiel et celle des télétravailleuses ?

Les repos existaient avant les 35 heures, mais on a l’impression qu’ils ne posent problème que depuis la RTT…

M. François Nogué. Avant les 35 heures, les repos se décomposaient en 104 repos de base – les samedis et dimanches –, 28 jours de congés annuels, et quelques repos compensateurs en fonction des régimes de travail. Depuis la RTT, s’est ajouté un volume de repos supplémentaires compris entre 10 et 28 jours.

Mme la rapporteure. Mais vous avez recruté du personnel.

M. Éric Beaudonnet. À partir du moment où la durée annuelle a baissé, il faut en effet plus d’agents pour effectuer le même service.

M. François Nogué. La création de 7 000 emplois a impacté la masse salariale à hauteur de 3,7 % pour la même quantité de travail produit.

Mme la rapporteure. Il faudait savoir si c’est une question d’organisation ou de coût et si les recrutements ont donné satisfaction au personnel.

M. Gérard Sebaoun. Votre système de primes a-t-il été modifié ?

M. François Nogué. Les 35 heures ne nous ont pas amenés à modifier notre système de primes, ou d’indemnités, qui tient compte des sujétions propres à chaque métier – travail de nuit, posté, à l’extérieur, pénibilité, etc.

En juillet 2016, nous devrons basculer d’un système réglementaire à un système conventionnel, c’est-à-dire basé sur la négociation, au niveau de la branche d’abord, au niveau de l’entreprise ensuite. Le temps de travail est un sujet très délicat à la SNCF, où nos agents sont soumis à des contraintes horaires très importantes pour assurer un service sept jours sur sept vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Comme nous le disent les salariés, la réglementation du temps de travail est un facteur structurant de l’équilibre vie personnelle-vie professionnelle. Et mes collègues DRH d’autres entreprises avouent craindre la réouverture de discussions sur les 35 heures, car cela s’avérerait extrêmement lourd et complexe.

Les 35 heures ont eu des effets tant positifs que négatifs. Selon moi, l’organisation du temps de travail ne doit pas être abordée de manière dogmatique, car le sujet n’est pas tant la durée annuelle du temps de travail – pas très éloignée de la moyenne européenne – que celui de l’optimisation du temps de travail. Notre objectif est d’être le plus efficaces possible. En répartissant autrement la durée annuelle du temps de travail, nous pourrions, par exemple, utiliser deux conducteurs ou lieu de trois. Le problème ne se pose pas de la même manière dans le fret – où les agents chargent à quatre heures du matin et les trains roulent la nuit –, pour le Transilien – soumis à des plans de transport réguliers avec des conducteurs sédentaires –, ou encore pour les grandes lignes, dont les trajets peuvent être très longs, d’où les repos hors résidence. Il faut donc être pragmatique en étudiant, pour chaque environnement de travail, la manière dont la durée du travail peut améliorer l’efficacité au travail, en compensant si besoin le déséquilibre vie privée-vie professionnelle.

Par conséquent, il est important de dépassionner ce sujet de la durée du temps de travail. Cela passe par un travail méthodologique à l’intérieur de l’entreprise. En particulier, le nombre de jours travaillés par an, en retrait par rapport à nos voisins européens, doit être discuté – ce qui se révélera très difficile car les salariés considèrent le nombre de repos comme un acquis majeur. Ce sujet devra être abordé progressivement, quitte à négocier des contreparties. Il ne peut être traité par la loi. Par contre, quelques orientations générales encadrant ce type de négociations s’avéreraient très utiles pour les entreprises.

M. Jean-Pierre Gorges, président. Dans la mesure où les 35 heures constituent le seuil à partir duquel sont calculées les heures supplémentaires, la semestrialisation semble présenter un avantage pour la SNCF.

M. François Nogué. Non, car les heures supplémentaires à la SNCF sont calculées à partir des horaires de référence de chaque catégorie de personnel. L’accord sur les 35 heures nous a amenés à fixer, en fonction du nombre de repos par catégorie de personnel, des horaires de référence de 37 heures, 38,5 heures ou 40 heures.

M. Jean-Pierre Gorges, président. Trouvez-vous normal que les grandes entreprises bénéficient encore – quinze ans après la mise en place des 35 heures – de tous les avantages de l’annualisation ? La RTT coûte 10 milliards d’euros à l’État chaque année !

M. François Nogué. Il m’est difficile de me prononcer, puisque la SNCF ne bénéfice pas des aides de l’État. Évoquer cette question exige de redéfinir la répartition entre durée hebdomadaire et nombre de repos. Cette question du nombre de jours travaillés est un point dur dans les grandes entreprises, où le nombre de RTT a été assimilé progressivement aux congés. Ainsi, remettre en cause les aides suppose de rééquilibrer cette répartition, réalisée à l’époque sous la pression générale : il fallait passer aux 35 heures et les organisations de salariés ont demandé des repos.

M. Jean-Pierre Gorges, président. J’en déduis que chacun doit consentir un effort : l’entreprise au regard des abattements de charges sociales, et le salarié par rapport au nombre de jours de RTT.

Mme la rapporteure. Le temps de travail et les congés relèvent de la loi, voire des conventions internationales.

Les 35 heures n’ont pas donné lieu à une meilleure répartition de la valeur ajoutée : on n’a pas vu un rééquilibrage du côté des salaires...

M. le président Thierry Benoit. Je n’ai pu présider cette audition, et je m’en excuse, car je me trouvais en séance publique comme porte-parole de mon groupe sur le budget de l’agriculture. Je remercie M. Gorges et Mme Romagnan d’avoir animé cette réunion.

Comme je viens de le dire à mon collègue Gérard Sebaoun, le sujet ne doit pas être abordé de manière dogmatique – ce que nous n’avons d’ailleurs pas fait puisque la proposition de création de cette commission d’enquête a été adoptée à l’unanimité. La question n’est pas celle des 35 heures, elle est celle du coût pour l’État, comme Jean-Pierre Gorges vient de le souligner. Par conséquent, il conviendrait de fixer des maxima horaires, mais également de renforcer le dialogue social. Mon groupe politique, l’UDI, a soutenu l’accord national interprofessionnel prévoyant le renforcement du dialogue social dans l’entreprise. Souvenez-vous du débat il y a une dizaine d’années lorsqu’on a demandé aux Français de travailler un jour férié pour financer la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie. Aujourd’hui, nos cinq semaines de congés payés et nos journées de RTT sont ancrées dans les esprits. C’est un vrai sujet qui mérite d’être abordé.

M. Jean-Pierre Gorges, président. Avec un déficit structurel de 90 milliards d’euros, tout le monde comprendra la nécessité de consentir des efforts. Les collectivités locales y participent d’ores et déjà.

Merci, messieurs, de votre contribution.

L’audition se termine à douze heures cinquante-cinq.

Présences en réunion

Présents. - M. Thierry Benoit, M. Jean-Pierre Gorges, Mme Barbara Romagnan, M. Gérard Sebaoun

Excusés. - M. Jacques Moignard, M. Denys Robiliard