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Commission des Finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire

Mercredi 10 juillet 2013

Séance de 17 heures 45

Compte rendu n° 107

Présidence de M. Pierre-Alain Muet, Vice-Président,
Puis de M. Gilles Carrez,
Président

–  Examen du rapport d’information de la mission d’information sur l’optimisation fiscale des entreprises dans un contexte international (M. Pierre-Alain Muet, rapporteur)

–  Présences en réunion

La Commission examine le rapport d’information de la mission d’information sur l’optimisation fiscale des entreprises dans un contexte international (M. Éric Woerth, président de la mission d’information, et M. Pierre-Alain Muet, rapporteur).

M. Pierre-Alain Muet, président. Mes chers collègues, nous examinons, au cours de cette dernière réunion de la journée, le rapport d’information sur l’optimisation fiscale des entreprises dans un contexte international.

Cette mission est présidée par Éric Woerth et j’en suis le rapporteur. Ses membres sont MM. Pascal Cherki, Charles de Courson, Mmes Marie-Christine Dalloz et Annick Girardin, M. Nicolas Sansu et Mme Eva Sas. Notre Commission a décidé de créer cette mission le 27 février dernier, et ses membres ont choisi de conclure leurs travaux avant la réunion du G20 prévue du 18 au 20 juillet prochain, au cours duquel le sujet de l’optimisation sera notamment abordé.

Je vais donner la parole au président de la mission afin qu’il expose la manière dont nous avons travaillé.

M. Éric Woerth. Nous avons beaucoup auditionné – plus de 100 personnes, en France comme à l’étranger – car le sujet est techniquement complexe. Nous nous sommes rendus à Washington et à La Haye, et le rapporteur a également profité d’un déplacement du Bureau de notre Commission pour échanger avec des membres du Bundestag et des représentants de l’administration fiscale à Berlin.

Le sujet de l’optimisation a été « défriché » par un rapport de l’Organisation de coopération et de développement économiques – OCDE – qui constitue une sorte de travail fondateur : il s’agit du rapport dit BEPS, l’acronyme anglais pour Base Erosion and Profit Shifting, traduit en français par « Lutter contre l’érosion de la base fiscale et le transfert de bénéfices ». Il formule le constat d’une érosion mondiale des bases fiscales de l’impôt des sociétés et dresse des perspectives visant à apporter prochainement des solutions à cette problématique, solutions qui seront nécessairement le fruit d’une coopération internationale.

De nombreux Parlements étrangers se sont également saisis du sujet. On peut notamment citer le Congrès américain qui mène des travaux de cette nature, ou encore le Parlement britannique. Certaines entreprises ont en effet récemment défrayé la chronique, telles que Google, Apple ou encore Starbucks.

Nous avons reçu de nombreuses entreprises françaises opérant dans tous les secteurs, afin de déterminer si le phénomène avait une réalité pour notre pays. Nous avons également auditionné des acteurs de l’économie numérique dont l’activité provoque une érosion d’autant plus importante des bases fiscales qu’ils manient des actifs immatériels, plus propices à l’optimisation. Nous avons par ailleurs échangé avec les auteurs de différents rapports élaborés sur le sujet : nos collègues Sénateurs – M. Philippe Marini, Président de la commission des Finances, et M. Yvon Collin – ainsi que MM. Pierre Collin et Nicolas Colin, auteurs d’un rapport remarqué sur l’économie numérique.

Notre sujet ne concerne pas la fraude mais la planification fiscale dite « agressive », c’est-à-dire l’utilisation de tous les « trous » qui existent dans les conventions fiscales bilatérales, dans les législations nationales, le recours aux paradis fiscaux et aux juridictions non coopératives, en somme toutes les pratiques qui permettent aux entreprises de minimiser leur impôt.

Nous avons formulé un certain nombre de propositions qui font suite à une partie descriptive, essentielle pour la bonne compréhension d’un sujet aussi complexe. Nous avons en effet tenté de cerner le problème de la manière la plus exhaustive possible en tenant compte des rapports existants, et en apportant notre propre contribution à la réflexion. La mission a formulé plus d’une vingtaine de propositions. Vous comprendrez qu’elles sont d’abord de nature internationale car les solutions à apporter au problème de l’optimisation sont à rechercher avant tout dans un cadre multilatéral, sur le plan européen comme international. D’autres propositions très concrètes sont en outre envisageables dans le cadre national. Je cède maintenant la parole à notre rapporteur pour présenter plus en détail nos travaux.

M. Pierre-Alain Muet. Le rapport comprend en effet une partie descriptive, nécessaire à la compréhension des propositions que nous formulons. Comme l’a rappelé Éric Woerth, l’optimisation fiscale c’est l’utilisation des moyens légaux pour réduire son impôt. Elle se distingue de la fraude fiscale – qui est la violation de la lettre de la loi –, et de l’évasion fiscale – qui est le contournement volontaire de l’esprit de la loi et, in fine, de la norme elle-même. Toutefois, lorsque l’on analyse les stratégies fiscales de certaines entreprises multinationales qui utilisent les failles des législations nationales et les subtilités des conventions fiscales pour s’affranchir de l’impôt sur les sociétés dans un grand nombre de pays où elles devraient normalement le payer, l’optimisation n’est plus très éloignée de l’évasion fiscale à grande échelle. C’est cette optimisation fiscale « agressive » qui fait l’objet du présent rapport.

Les pratiques d’optimisation reposent toute, en dernière analyse, sur un schéma très simple qui consiste à loger un maximum de charges – déductibles de l’impôt – dans un État à forte fiscalité ; et de transférer un maximum de produits dans un État à fiscalité faible. Il s’agit ainsi de minorer le plus possible l’impôt sur les sociétés dans l’État le plus taxateur, et d’assurer l’imposition des bénéfices la moins élevée possible dans l’État le plus clément fiscalement, ce qui est encore plus intéressant – du point de vue du contribuable – lorsque cet État est un paradis fiscal.

Les principaux mécanismes d’optimisation peuvent être regroupés en quelques grandes familles. La plus connue, et sans doute la plus importante, concerne les prix de transfert, ces échanges intragroupe représentant environ 60 % des échanges mondiaux. Ils sont soumis au principe de pleine concurrence, dégagé par l’OCDE, et qui sert de référence à l’administration fiscale lorsqu’elle opère des contrôles relatifs à la détermination de ces prix de transfert afin de s’assurer qu’ils n’ont pas été intentionnellement faussés. Elle opère alors une comparaison entre le prix déterminé entre les entreprises du groupe, et le prix qui aurait été pratiqué entre deux entreprises non liées, au sein d’un marché pleinement concurrentiel. Ce principe s’avère bien adapté pour des transactions « classiques », faisant intervenir des actifs corporels par exemple ; il atteint ses limites dès lors que les échanges intragroupe concernent des actifs immatériels, telles les marques. L’optimisation s’effectue alors via le versement de redevances entre les sociétés liées, dont le montant est survalorisé ou sous-valorisé en fonction de l’État de destination du flux.

L’optimisation peut également s’effectuer par le recours à d’habiles stratégies de financement. Les intérêts financiers, contrairement aux dividendes versés, sont généralement déductibles de l’impôt sur les sociétés. Une entreprise aura donc rationnellement intérêt à se financer par l’emprunt plutôt que par augmentation de son capital, et ce d’autant plus qu’elle est implantée dans un État à fiscalité forte. Cette stratégie peut encore être affinée via le recours aux produits dits hybrides qui permettent une double non-imposition du même flux. Ainsi, une mère implantée dans un État à fiscalité faible pourra consentir un prêt à une fille implantée dans un État à fiscalité forte. Celle-ci déduira les intérêts de son assiette taxable afin de minorer, voire d’annuler, son impôt. Les intérêts seront ensuite considérés comme des dividendes par la législation de l’État de la mère, et donc rapatriables en franchise ou quasi franchise d’impôt en application du régime mère-fille.

L’optimisation peut également être fondée sur des stratégies d’organisation de l’entreprise. Le régime mère-fille, pour reprendre cet exemple, en constitue une illustration simple et courante : il permet de faire remonter au niveau de la mère les dividendes versés par la fille en franchise ou quasi franchise d’impôt, le droit fiscal français exigeant la réintégration à l’assiette de la mère d’une quote-part égale à 5 % des versements. Ce dispositif est d’autant plus intéressant, du point de vue du contribuable, que la mère est opportunément implantée dans un État à fiscalité faible. Le régime néerlandais dit de « participation-exemption » est encore plus attractif puisqu’il permet une exonération totale d’impôt sur les sociétés pour les dividendes qu’une holding reçoit de ses filiales, la même exonération étant prévue pour les plus-values de cession de titres de participation. Les entreprises peuvent également créer des filiales dans des « États tunnels » dont les conventions fiscales favorables qui les lient à d’autres États permettent le contournement de l’impôt - notamment les retenues à la source. Il est également possible de recourir à des entités dites hybrides, dont le statut au regard de la fiscalité – transparent ou opaque – varie en fonction des législations nationales. L’entreprise Google a recouru à de telles entités, ainsi que je vous l’exposerai dans quelques minutes. Il est enfin possible à un groupe de mener une réorganisation d’entreprises, ou business restructuring, laquelle peut notamment consister à transformer des filiales auparavant distributeurs ou fabricants de plein exercice en simples commissionnaire ou façonniers. Des entreprises industrielles y recourent. Les profits, antérieurement réalisés et imposés dans les États de ces filiales, sont désormais directement imputés à la mère, idéalement établie dans un État à fiscalité faible.

Des dispositifs particulièrement agressifs peuvent aboutir à une double non-imposition d’un même flux. Le phénomène est tristement ironique dans la mesure où les conventions fiscales ont précisément été conclues pour éviter la double imposition. Or aujourd’hui, elles sont utilisées par des entreprises multinationales afin d’aboutir à une double non taxation. Cette pratique est connue sous le nom de treaty shopping. Par exemple, un groupe qui souhaiterait éviter la retenue à la source prévue par la convention fiscale liant les États A et B sur les flux opérés en ces États fera transiter lesdits flux par un État C dit « État tunnel » dont la convention fiscale ne prévoit aucune retenue à la source en direction de A et B. Ainsi, un flux quittant la France pour les Bermudes fera l’objet d’une retenue à la source au taux de 33,1/3 %. Mais d’autres États, comme les Pays-Bas, ne soumettent de telles transactions à aucun prélèvement. Le flux qui quitte la France pour les Pays-Bas ne sera soumis à aucune retenue à la source car il s’agit d’un flux intra-communautaire. Il pourra ensuite être remonté aux Bermudes en franchise d’impôt en application de la législation néerlandaise.

Le recours aux produits hybrides – notamment les titres considérés comme un titre de dette en A et comme un titre de participation en B – permet également une double non-imposition du même flux, ainsi que je l’ai précédemment expliqué.

Nous avons évidemment analysé la stratégie fiscale de Google, qui a été largement médiatisée. Le schéma mis en place par la société utilise notamment à la fois un État tunnel, certaines particularités de la législation américaine qui permettent de loger les profits dans des paradis fiscaux en attente de rapatriement – système dit check the box –, et une entreprise hybride.

Dans ce schéma la première filiale établie en Irlande, Google Ireland Ltd, établit les factures des clients français et reçoit leurs paiements. La seconde société établie en Irlande, Google Ireland Holdings, est, en dépit de son nom et de sa situation géographique, une société de droit bermudien car son équipe dirigeante et son conseil d’administration se réunissent aux Bermudes.

Pour faire passer les profits de la première société irlandaise à la seconde sans subir de retenue à la source, une autre société est nécessaire. Celle-ci, Google Netherlands BV, est établie aux Pays-Bas et sa seule fonction est de recevoir la redevance de Google Ireland Ltd pour la reverser en quasi-totalité – le chiffre de 99,8 % est souvent évoqué – à Google Ireland Holdings. Le profit ainsi accumulé ne remonte pas aux États-Unis car cette dernière société est considérée comme transparente au regard du droit fiscal américain. De fait, Google parvient à n’acquitter qu’un impôt minime dans chacun de ses pays d’implantation, sans commune mesure avec l’importance de son activité économique. Ce schéma est utilisé, à quelques nuances près, par d’autres entreprises du numérique et aboutit parfois à des situations aberrantes. Lorsque la société Apple, qui dispose de 102 milliards de dollars en attente de rapatriement, a dû verser des dividendes pour rémunérer ses actionnaires, elle a préféré s’endetter en empruntant quelque 17 milliards de dollars sur le marché pour éviter un retour des sommes correspondantes aux États-Unis, où elles auraient été taxées à 35 %. Selon certaines études, également citées par l’administration fiscale américaine lors de notre déplacement à Washington, on estime à 1 700 milliards de dollars le montant des profits de multinationales américaines en attente de rapatriement offshore.

De tels phénomènes prouvent la réalité de l’optimisation fiscale agressive, quand bien même celle-ci reste difficile à quantifier. En France, et même s’il convient de relayer de tels chiffres avec prudence, des analyses estiment ainsi que les cinq grandes entreprises du numériques communément dénommées GAFAM – Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft – représenteraient un chiffre d’affaires estimé consolidé de plus de 8 milliards d’euros et qu’elles auraient dû payer, en 2011, près de 830 millions d’euros si leurs activités avaient effectivement été taxées sur notre territoire, en l’absence de toute pratique d’optimisation. En fait, ces sociétés n’auraient acquitté que 37 millions d’euros environ d’impôt cette même année.

Face à cette situation, eu égard à l’inadaptation de l’impôt sur les sociétés à la réalité de l’économie numérique, il serait tentant de recourir à des taxes spécifiques à ce secteur. Telle est la position du Président de la commission des Finances du Sénat, avec des taxes sur la publicité en ligne, ou sur le commerce électronique. Toutefois, en réalité, ces « taxes Google » et autres « taxes Amazon » semblent « rater leur cible » et se transformeraient en « taxe Pages Jaunes » et « taxes La Redoute », entreprises qui acquittent leur impôt sur les sociétés en France.

À notre sens, le vrai problème n’est pas l’existence des entreprises du numérique mais le fait que dans un univers mondialisé il soit possible d’utiliser les failles des législations pour éluder l’impôt. L’entreprise Starbucks, qui dispose d’installations fixes, physiques, parvient à minorer son impôt en utilisant simplement le mécanisme de prix de transfert et des redevances.

La vraie question est la suivante : peut-on reconstituer un impôt sur les sociétés qui ait un sens ? Car l’impôt sur les sociétés est, de tous les prélèvements qui touchent les entreprises, le plus intelligent. En effet, il porte sur les résultats, ce qui signifie que lorsque l’entreprise a des difficultés, qu’elle ne réalise pas de profit, elle n’est pas imposée. On se trouve alors face à un paradoxe qui veut que l’impôt le plus pertinent d’un point de vue économique est le plus facile à éluder et à faire disparaître dans des paradis fiscaux. Le vrai sujet est : comment retrouver une base fiscale ? Telle est la logique que nous avons retenue dans ce rapport. Plutôt que de recourir à des impositions alternatives qui ne sont pas pleinement satisfaisantes, il faut chercher à rétablir le pouvoir d’imposition de chaque État au titre de l’impôt sur les sociétés. Pour ce faire nous avançons un certain nombre de propositions, 22 pour être précis.

Les premières visent à adapter le droit fiscal international. Nous ne méconnaissons pas l’ampleur de la tâche, il s’agira d’un travail de longue haleine puisqu’il existe quelque 3 000 conventions fiscales bilatérales. Leur renégociation doit être soutenue par notre pays car elles ne sont plus adaptées à la réalité économique actuelle – proposition n° 11. Je me permets une petite digression. L’OCDE évoque parfois l’idée d’une convention multilatérale, tout en étant pleinement consciente des obstacles auxquels une telle initiative – solution idéale dans l’absolu – se heurterait. Dans le cadre de la renégociation des conventions bilatérales, il conviendrait de promouvoir le concept d’établissement stable virtuel – proposition n° 12. Il conviendrait également de prévoir dans ces conventions une « clause de sauvegarde fiscale », tendant à s’assurer qu’un flux ou produit déduit ou exonéré dans un État membre soit bien imposé dans l’État de la source – proposition n° 13. Une telle recommandation, qui vise à éviter les cas de double non-imposition, figurera à trois reprises dans notre liste de propositions : au niveau international, européen, et national.

La lutte contre l’optimisation fiscale agressive peut également être menée à l’échelle européenne. Il s'agit d’encourager les initiatives de la Commission européenne tendant à réformer les directives relatives aux revenus passifs afin de s’assurer qu’un flux ou produit déduit ou exonéré dans un État membre soit bien imposé dans l’État de la source
– proposition n° 14. À titre d’exemple, à l’heure actuelle, la directive dite « intérêts et redevances » ne conditionne pas l’exonération d’un élément de revenu dans l’État source à l’imposition de ce même élément dans l’État destinataire. Il serait en outre intéressant de lancer une réflexion avec nos principaux partenaires européens sur une harmonisation des bases de l’impôt sur les sociétés, pouvant déboucher sur une coopération renforcée en lien avec la mise en œuvre d’ACCIS – proposition n° 15. Dans l’attente d’une éventuelle généralisation d’ACCIS à l’ensemble des activités, il faudrait envisager sa mise en œuvre obligatoire pour les entreprises de l’économie numérique – proposition n° 16. Je rappelle qu’ACCIS a vocation à définir, au niveau européen, une assiette commune consolidée à l’impôt sur les sociétés, assiette qui serait ensuite répartie entre les États membres sur la base de critères économiques : un tiers pour les immobilisations corporelles, un tiers pour le chiffre d’affaires hors opérations intragroupe, et un tiers pour la main d’œuvre. Le défaut du projet ACCIS est qu’il est optionnel. Les entreprises qui choisiraient d’y recourir le feraient – et c’est normal de leur point de vue – parce qu’elles y trouveraient un intérêt fiscal. Son application obligatoire au secteur du numérique permettrait de résoudre certains problèmes actuels. Pour reprendre l’exemple de Google, et dans l’hypothèse où l’on parviendrait à limiter voire annuler les transferts à destination des paradis fiscaux, ACCIS permettrait de répartir les bénéfices – concentrés en Irlande – entre les différents États membres, à proportion de l’activité réalisée sur leurs territoires respectifs. Dernière proposition au niveau européen, nous recommandons de promouvoir une définition européenne des États et territoires non coopératifs – proposition n° 17.

Les propositions nationales sont les plus nombreuses. L’encadrement des pratiques d’optimisation passe d’abord par une adaptation de la procédure d’abus de droit. Il s’agirait de renforcer la portée de l’article L. 64 du livre des procédures fiscales en précisant que les actes constitutifs d’un abus de droit n’ont pas « exclusivement » mais « principalement » pour but d’atténuer ou d’éluder les charges fiscales que le contribuable aurait normalement supportées – proposition n° 1. En effet, à l’heure actuelle, il peut être assez aisé pour l’entreprise d’opposer à l’administration ne serait-ce qu’un seul argument de caractère non fiscal, même ténu, à l’appui de l’acte contesté pour lui permettre d’échapper à la procédure d’abus de droit.

S’agissant des charges déductibles il conviendrait de modifier l’article 238 A du code général des impôts afin d’aligner les conditions de déductibilité des charges logées dans des États à fiscalité privilégiée sur celles, plus exigeantes, des charges logées dans des États et territoires non coopératifs – proposition n° 7, d’autant que la liste regroupant ces derniers s’amenuise d’année en année.

Concernant les prix de transfert, nous avons retenu plusieurs propositions formulées par l’Inspection générale des finances. Nous avons toutefois écarté celle consistant à traduire dans la loi le principe de pleine concurrence puisque la jurisprudence administrative suffit à l’exercice efficace du contrôle fiscal en la matière. En revanche, il faudrait modifier l’article 57 du code général des impôts afin de supprimer la condition de dépendance ou de contrôle lorsque les transactions s’effectuent avec des entreprises établies dans des États et territoires non coopératifs – proposition n° 2. Il conviendrait par ailleurs de prévoir la mise à disposition de la comptabilité analytique et consolidée des entreprises soumises à l’obligation de documentation des prix de transfert en application de l’article L. 13 AA du livre des procédures fiscales – proposition n° 3. La mission préconise également la suppression du caractère automatique de la suspension de l’établissement de l’impôt pendant la durée de la procédure amiable prévue dans les contrôles de prix de transfert – proposition n° 4, suspension qui n’est en vigueur dans aucun des pays faisant l’objet d’une analyse par l’Inspection générale des finances. Nous recommandons aussi de délier la pénalité pour manquement à l’obligation documentaire de l’existence d’une rectification – proposition n° 5. En effet, en l’état du droit, l’administration fiscale n’applique aucune pénalité de la sorte lorsqu’elle n’opère pas de rectification in fine alors même que le manquement à l’obligation documentaire peut expliquer l’absence de rectification, faute d’informations suffisantes à la disposition de l’administration.

Enfin, nous proposons, dans certaines situations « à risque », notamment le business restructuring, de faire peser sur le contribuable la charge de prouver le caractère normal des prix de transfert – proposition n° 6. Une telle mesure serait particulièrement utile à l’administration fiscale.

S’agissant des produits et entités hybrides, nous proposons deux mesures. Il faut envisager l’instauration de mesures visant à empêcher la déduction ou l’exonération en France d’un flux ou produit déjà déduit ou exonéré dans un autre État – produits dits « hybrides »
– proposition n° 8. Il convient également de réfléchir à l’instauration de mesures visant à empêcher une entreprise de tirer un bénéfice fiscal résultant d’une différence de qualification juridique de son statut dans deux États différents – entités dites « hybrides »
– proposition n° 9.

Une autre série de mesures vise à renforcer l’information de l’administration fiscale et la sécurité juridique du contribuable. Nous proposons, au terme d’une démarche concertée, de rendre obligatoire la communication préalable à l’administration fiscale des schémas d’optimisation procurant un avantage fiscal substantiel, et de promouvoir parallèlement un recours plus fréquent à la procédure de rescrit – proposition n° 10. De tels dispositifs existent aux États-Unis et au Royaume-Uni. Nous préconisons également de favoriser la transmission à l’administration fiscale française des rulings bénéficiant, dans d’autres États, à des entités françaises – têtes de groupe ou filiales – proposition n° 18. Enfin, il s’agirait de généraliser au sein de l’Union européenne la « transparence pays par pays », puis de promouvoir auprès des États non membres de l’Union européenne l’adoption d’une règle similaire
– proposition n° 19.

Nos trois dernières propositions entendent promouvoir le civisme fiscal des entreprises privées et publiques, tout d’abord en élargissant le champ de la responsabilité sociétale et environnementale des entreprises aux conséquences fiscales de leurs activités et de leurs stratégies – proposition n° 20. Par ailleurs, il convient que l’État prenne en compte le civisme fiscal dans la gestion de ses participations – proposition n° 21. À cet égard, l’audition de l’Agence des participations de l’État – l’APE – avait été éclairante, l’APE ne se souciant pas fondamentalement des pratiques d’optimisation des entreprises dans lesquelles l’État détient des participations. Une telle affirmation est assez surprenante puisqu’on peut considérer à bon droit que l’État ne peut pas totalement se désintéresser du civisme fiscal des entreprises dont il est actionnaire. Enfin, il pourrait être utile de suggérer à la Cour des comptes de prévoir l’inclusion d’un développement spécifique sur le civisme fiscal dans ses rapports de contrôle sur la gestion des entreprises publiques – proposition n° 22.

Pour conclure, le rétablissement d’une imposition « normale » des profits des entreprises multinationales est un sujet essentiel. Autrement, la charge fiscale se reporte sur les facteurs de production les moins mobiles – le travail – ou les contribuables moins bien outillés pour tirer profit des subtilités fiscales – les très petites et les petites et moyennes entreprises, qui n’ont pas les facultés d’optimisation des grandes entreprises. Poussée à l’extrême, l’optimisation fiscale contrevient au principe d’égalité devant l’impôt consacré par l’article 13 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, qui commande que la charge fiscale soit répartie en fonction des facultés contributives de chacun. C’est pourquoi le sujet nous paraît mériter la plus grande attention, à l’échelle nationale, européenne et internationale.

M. Eric Woerth. Je souhaitais apporter un complément quant à la manière dont la mission a conduit ses travaux. À plusieurs reprises, il a été difficile d’échanger avec les entreprises du numérique. Nous avons certes auditionné, entre autres, les représentants de Google et d’Amazon, mais des sociétés comme Apple ou Facebook n’ont pas souhaité répondre à notre sollicitation. Par ailleurs, les sociétés qui ont répondu favorablement à notre demande d’audition étaient plus souvent représentées par des chargés de relations institutionnelles que par des fiscalistes, ce qui n’a pas facilité les échanges par nature techniques. Ikea, société plus « traditionnelle » pour son domaine d’activité, n’a pas non plus souhaité coopérer avec la mission.

M. Christian Eckert, Rapporteur général. Je voudrais saluer le travail effectué, qui nous donne une feuille de route avec des propositions claires, dont certaines doivent prospérer aux niveaux international et européen et doivent donc être soutenues au niveau idoine. Je souhaiterais insister sur quelques points que nous avons déjà évoqués au sein de cette Commission, soit suite à des contrôles que j’ai effectués en tant que Rapporteur général – je ne cache pas que j’ai pu consulter le dossier fiscal d’Arcelor Mittal –, soit à l’occasion d’auditions menées avec le Président Carrez dans le cadre d’une autre mission d’information davantage centrée sur la fraude fiscale des particuliers, mais au cours de laquelle nous « dérapons » parfois, dans certaines auditions, avec intérêt dans le champ des entreprises.

En écho à votre proposition n° 18, je voudrais évoquer la question des rulings. J’avais cru initialement que ceux-ci s’apparentaient à nos rescrits. En réalité, alors que nos rescrits s’inscrivent toujours dans une optique d’égalité des contribuables devant l’impôt avec une interprétation de la législation, valable pour tous et permettant d’éviter les contentieux, à la lumière d’un cas d’espèce, les rulings « dégénèrent » parfois en règlements au cas par cas dans une négociation entre les pouvoirs publics qui cherchent à attirer les entreprises en échange de décisions administratives préalables favorables. Vous proposez de favoriser la transmission des rulings à l’administration fiscale ; je serais tenté de rendre une telle transmission obligatoire au sein de l’Union européenne !

Quelques observations sur la proposition n° 4, qui s’inspire d’exemples réels. Lorsque les entreprises s’opposent à l’administration fiscale en matière de prix de transfert, elles demandent à mettre en général en œuvre la procédure dite amiable qui implique un certain nombre de délais et de lourdeurs, avec l’intervention de nombreux avocats fiscalistes qui tentent de justifier le niveau des prix de transfert retenu par lesdites entreprises. Vous avez parfaitement raison de proposer la suppression du caractère automatique de la suspension de l’établissement de l’impôt pendant la durée de cette procédure amiable.

Concernant les conventions internationales, on marche sur la tête ! Vous avez parfaitement démontré que leur utilisation à des fins d’optimisation peut aboutir à des cas de double non-imposition, à rebours de leur raison d’être initiale.

Nous avons évoqué ce matin les échanges d’informations entre États, prévus par des conventions bilatérales. Il faut aller bien au-delà, et les propositions que vous formulez sont extrêmement intéressantes.

Mme Sandrine Mazetier. Je souhaiterais saluer à mon tour ce rapport très complet et précis, et poser quelques questions. Pourquoi limiter ACCIS au seul secteur numérique et pourquoi ne pas retenir par ailleurs une taxation particulière de ce secteur ? Je pense notamment à l’une des propositions du rapport dit Collin et Colin sur la taxation des données numériques, notamment produites par les utilisateurs européens et exploitées aux États-Unis. Je constate que vous ne formulez pas de proposition tendant à modifier le seuil – actuellement établi à 400 millions d’euros de chiffre d’affaires – à partir duquel les entreprises sont tenues de documenter leurs prix de transfert. Pourrait-on envisager d’abaisser ce seuil ? Je suis très favorable à la proposition relative à la transmission de la comptabilité analytique, mais cette notion est difficile à définir juridiquement. Il s’agit d’une excellente proposition, mais le concept est assez peu connu de notre droit puisqu’il n’apparaît qu’à une reprise dans le code général des impôts. Nous avons rencontré le même problème à l’occasion du projet de loi relatif à la fraude fiscale concernant la déclaration des schémas d’optimisation fiscale, lesquels semblent très difficiles à caractériser juridiquement. Avez-vous pu dépasser ces blocages ? En tout état de cause, je suis tout à fait favorable à la publication du rapport et à la traduction de ses préconisations dès le prochain projet de loi de finances.

M. Laurent Grandguillaume. Je tiens tout d’abord à remercier le rapporteur, le président et les membres de la mission pour la qualité de ce rapport très complet. Je m’étais également exprimé, il y a quelques mois, sur la question des entreprises dont l’État est actionnaire et qui ont créé des holdings notamment aux Pays-Bas. Je vous félicite pour les propositions n° 20 à 22, qui apportent une réponse à ce problème. Comme vous l’écrivez très justement, l’État ne peut pas être schizophrène : il doit vérifier quelle est la stratégie fiscale des entreprises dans lesquelles il détient des participations. Plusieurs institutions pourraient être utilement mobilisées, telles que la Cour des comptes et l’Agence des participations de l’État, dont le rôle devrait sans doute évoluer pour davantage prendre en compte cette problématique. J’espère que notre Commission saura dépasser ses clivages partisans pour que ces propositions trouvent une traduction concrète.

M. Pascal Cherki. Comme mes collègues et en tant que membre de la mission, je voudrais vous remercier pour ce rapport qui bat en brèche certaines idées reçues. Certaines propositions s’inscrivent dans le long terme et s’apparentent davantage à des recommandations pour nos gouvernants ou pour les Parlements étrangers – je pense à la renégociation des conventions fiscales. D’autres sont plus opérationnelles et peuvent être traduites assez rapidement dans notre ordre juridique national. La proposition n° 1 sur l’abus de droit est assez audacieuse. À l’heure actuelle, seuls sont constitutifs d’abus de droit les actes – fictifs ou contraires à l’intention du législateur – dont le but est exclusivement d’atténuer ou d’éluder la charge fiscale. L’administration fiscale éprouve donc parfois des difficultés à démontrer l’abus de droit. En proposant de renforcer la portée de cette procédure en visant les actes à visée « principalement » fiscale, on donnera davantage de moyens à l’administration fiscale en termes de contrôle, mais cela se traduira également par un changement de comportement des entreprises. Car le but de ces mesures n’est pas simplement de multiplier les contentieux fiscaux à l’égard des entreprises, mais également de modifier l’attitude de celles-ci lorsqu’elles constateront que l’administration fiscale est mieux armée qu’auparavant. La proposition de modification de l’article 238 A du code général des impôts relatif au régime de déductibilité des charges logées dans des États à fiscalité privilégiée va également dans le bon sens. S’agissant des prix de transferts, beaucoup de propositions sont très intéressantes et j’espère qu’elles se traduiront par des amendements de la commission des Finances dans le cadre du prochain projet de loi de finances, car elles permettraient de faire évoluer notre droit à très court terme. Les comportements des entreprises changent rapidement, et le droit doit s’adapter.

Mme Eva Sas. Je joins ma voix à celle de mes collègues pour ce travail très complet et très éclairant sur l’optimisation fiscale. Les exemples que vous retenez concernent principalement des grands entreprises américaines, ce qui pourrait laisser penser que les entreprises françaises ne recourent que marginalement à l’optimisation. Pourtant, les filiales des banques françaises implantées dans les paradis fiscaux doivent bien servir à quelque chose… Le phénomène d’optimisation est-il essentiellement le fait de firmes américaines ou concerne-t-il aussi les entreprises françaises ? Ma deuxième question a trait à la transparence pays par pays. Nous avons adopté le reporting pays par pays pour les banques dans le cadre du projet de loi bancaire en cours de navette, ne peut-on pas l’élargir aux entreprises multinationales ? Enfin, vous recommandez de prendre en compte le civisme fiscal dans la gestion des participations de l’État, ce que je soutiens. Pourrait-on également en faire une condition du versement de subventions publiques à une entreprise ? Je pense notamment au cas d’Amazon, récemment évoqué dans les médias.

M. Christophe Castaner. À mon tour je souhaiterais vous dire le plaisir de vous entendre et de vous lire sur ce sujet majeur. Certaines propositions peuvent s’analyser comme des mesures de rendement fiscal, ce qui nous intéresse toujours au sein de cette Commission. Mais au-delà de cet aspect il s’agit de mesures réjouissantes d’un point de vue politique, ce qui est rarement le cas, puisqu’elles renvoient au principe d’égalité devant l’impôt et de souveraineté de l’État. Je voudrais revenir sur la simplicité convaincante de certaines de vos propositions. La proposition n° 1 relative à l’abus de droit sera non seulement efficace mais apparaîtra aussi comme un soutien à notre administration fiscale qui a besoin de ce message fort. La proposition n° 6 est également intéressante, même si elle devra bien entendu être précisée, car elle permettra de mieux encadrer les opérations « à risque » et d’éviter les détournements que vous avez évoqués et que la presse n’a pas manqué de souligner. Enfin sur la question du reporting, débattue dans le cadre du projet de loi de séparation et de régulation des activités bancaires comme au G20, je rejoins notre collègue Eva Sas dans sa volonté d’élargir, au-delà du seul secteur bancaire, les obligations de transparence à toutes les grandes entreprises. Une telle initiative pourrait se traduire dans le cadre d’un accord européen.

M. Thomas Thévenoud. Je vous félicite également pour la qualité de ce rapport. Selon vous, quelle serait la première mesure à mettre en œuvre dans le cadre du projet de loi de finances pour 2014, qui pourrait faire l’objet d’un accord entre le président et le rapporteur de la mission, et donc être portée très largement au titre de la commission des Finances ?

M. Éric Alauzet. Je vais arrêter les félicitations, qui vont être trop lourdes à porter ! Je me réjouirai lorsque l’on aura traduit ces belles propositions dans la loi et que l’on aura vérifié leur efficacité. Je ressens la gravité du sujet et l’absolue nécessité de répondre à ce défi. Sinon, nos économies, nos finances publiques seront compromises et, à terme, c’est la démocratie qui est en jeu. Mes propos paraissent peut-être un peu grandiloquents, mais j’en suis persuadé. Dans le cas d’Apple, l’ironie du sort est que même l’Irlande qui a abaissé ses taux d’imposition ne récolte presque pas d’impôt, ce qui est un beau pied de nez aux États qui ont joué la concurrence fiscale à outrance. Cela signifie peut-être qu’ils seront plus coopératifs pour régler la question des paradis fiscaux, mais la concurrence fiscale reste un autre chantier majeur auquel il faut s’attaquer. Dans le cadre du projet de loi relatif à relatif à la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière, notre groupe politique avait formulé des propositions relatives à la transparence vis-à-vis des comités d’entreprise. Une telle mesure pourrait-elle trouver sa place parmi vos propositions ?

M. Pierre-Alain Muet. Monsieur le Rapporteur général, vous avez évoqué les rulings luxembourgeois. D’autre pays, comme les Pays-Bas, où nous nous sommes rendus, les pratiquent également. L’administration fiscale néerlandaise nous a assuré qu’un tel dialogue avec les entreprises était très utile et permettait de mieux suivre leur activité. Il est vrai toutefois que ce type de pratiques peut parfois aboutir à un moindre degré d’exigence de la part de l’administration, notamment en termes de contrôle. La proposition n° 4 me semble effectivement très importante à mettre en œuvre. Le seul risque est celui du paiement d’intérêts moratoires plus élevés si in fine le redressement n’a pas lieu. Toutefois je pense que le bilan coûts/avantages plaide en faveur de cette proposition.

Madame Mazetier, nous avons écarté la taxe « prédateur-payeur » évoquée par MM. Collin et Colin car il s’agit d’une taxe d’attente. Or je le répète, le véritable enjeu est de reconstituer la base de l’impôt sur les sociétés, notamment grâce à la notion d’établissement stable virtuel et à la mise en œuvre d’une initiative de type ACCIS dans le secteur du numérique. En outre la taxe « prédateur-payeur » serait extrêmement difficile à mettre en œuvre. Cette taxe est incitative, elle aurait donc le mérite de modifier les comportements des entreprises du numérique en les poussant à une utilisation « vertueuse » des données des utilisateurs. Mais l’ensemble des personnes interrogées – y compris les inventeurs de cette taxe – ignorent comment traduire concrètement cette idée. Par ailleurs, je continue à penser qu’il ne faut pas traiter le cas du numérique à part. Certes les entreprises de ce secteur peuvent recourir plus facilement à l’optimisation, du fait notamment de la nature de leurs actifs, largement immatériels. Mais elles utilisent en réalité les mêmes schémas d’optimisation que les entreprises « traditionnelles », telle que la société citée par le Rapporteur général. Notre volonté est que l’impôt sur les sociétés reprenne tout son sens dans une économie mondialisée et, de plus en plus, « digitalisée ». La question du seuil de chiffre d’affaires au-delà duquel une entreprise est soumise à l’obligation de documentation des prix de transfert est intéressante. Les services en charge du contrôle fiscal n’ont pas soulevé ce problème particulier, mais la question mérite sans doute d’être creusée. Il est vrai que la notion de « comptabilité analytique » est relativement peu documentée en droit français. Il est tout aussi vrai que, lorsqu’elle existe et qu’elle est transmise au contrôle fiscal, elle s’avère d’une aide précieuse pour celui-ci. Concernant la déclaration préalable des schémas d’optimisation, il conviendra évidemment de définir et d’encadrer précisément la procédure – juridiquement, qu’est-ce qu’un « schéma d’optimisation » ? À partir de quel seuil un schéma confère-t-il un avantage « substantiel » ? Sur qui doit peser l’obligation de déclaration ? etc. – mais une telle ambition ne semble pas hors de portée dès lors que certains pays ont mis en place des procédures analogues.

M. Grandguillaume, nous avons auditionné l’APE et avons été un peu surpris de constater que l’optimisation fiscale ne faisait pas partie de ses préoccupations. Il nous a clairement été répondu qu’une « muraille de Chine » existait entre l’État actionnaire et l’État contrôleur fiscal, alors même que ces deux fonctions sont assurées par des services appartenant à la même administration. À notre sens, le civisme fiscal doit être partagé par l’ensemble des administrations publiques, et a fortiori par une administration du ministère des Finances. C’est ce qui justifie nos propositions en ce sens. Pour reprendre une expression du rapport, nous sommes parfois en présence d’un « État-Janus » qui peut afficher des aspirations contradictoires. On retrouve de tels comportements à l’étranger : ainsi le Royaume-Uni est très volontariste sur la lutte contre l’optimisation fiscale alors que, parallèlement, la législation britannique regorge de dispositifs fiscaux incitatifs qui permettent une telle optimisation. En effet, chaque État souhaite, d’une part, retenir ses ressources fiscales et, d’autre part, attirer des entreprises par des dispositions qui favorisent l’optimisation.

M. Cherki a insisté sur la proposition relative à la redéfinition de l’abus de droit. Il s’agit en effet de préciser clairement la portée de l’adverbe « principalement ». Au niveau européen, la Commission encourage l’adoption d’une règle anti-abus générale commune incitant les États à ignorer les montages qui visent « essentiellement » à éluder l’impôt. Madame Sas, vous évoquiez la présence, dans les paradis fiscaux, de filiales des banques françaises. Chacun pourra en juger, mais la Fédération bancaire française nous a assuré que les banques avaient plus ou moins pris l’engagement de cesser toute activité dans les paradis fiscaux. Nous avons par ailleurs adressé un courrier à l’ensemble des entreprises du CAC 40
– dont les plus grandes banques – leur demandant de nous fournir toutes les informations relatives à la transparence pays par pays, et notamment la présence de leur filiales dans les États et territoires non coopératifs, les États à fiscalité privilégié, et dans les États de l’Union européenne les plus réputés pour la douceur de leur fiscalité . À ce stade, une quinzaine de sociétés seulement nous ont répondu. Madame Sas et Monsieur Castaner évoquaient l’élargissement des obligations de transparence au-delà des sociétés du secteur financier. Je rappelle que dans le cadre de la discussion du projet de loi de séparation et de régulation des activités bancaires, les dispositions relatives à la transparence pays par pays ont été renforcées avec une extension significative de leur champ d’application. Du fait de l’adoption d’un amendement présenté en séance publique à l’Assemblée nationale, la publication d’informations ne concerne plus seulement le secteur financier, mais toutes les sociétés les plus importantes dépassant un certain seuil – qui sera déterminé ultérieurement par décret en Conseil d’État –, en fonction du niveau du bilan ou du chiffre d’affaires et du nombre de salariés. Nous avons le sentiment que les banques sont assez étroitement régulées, du moins dans les États où elles exercent leurs activités à titre principal. Comme toutes les entreprises, elles pratiquent l’optimisation fiscale, mais l’impression qui se dégage est que cette optimisation touche peut-être moins l’impôt français que des prélèvements étrangers. Concernant le lien entre civisme fiscal et octroi de subventions publiques, il me semble qu’à partir du moment où ce thème constituera un volet de la responsabilité sociétale et environnementale des entreprises, cela pourra aider les administrations et les collectivités territoriales à tenir compte du comportement plus ou moins vertueux des sociétés avant de décider l’attribution de financements.

Monsieur Castaner, le business restructuring peut effectivement constituer une situation « à risques », l’administration fiscale s’apercevant, d’un seul coup, que l’impôt sur les sociétés s’est brusquement évaporé de France pour se reconstituer dans un autre État. Nous avons pu analyser quelques exemples de ce type à l’occasion de notre contrôle sur place effectué à Bercy en application de l’article 57 de la loi organique relative aux lois de finances. Le renversement de la charge de la preuve dans le cadre de telles opérations sera d’une grande aide à l’administration fiscale.

Monsieur Alauzet, même si l’essentiel de la masse fiscale échappe à l’Irlande, je crois que ce pays est tout de même très heureux de compter sur son sol 3 000 salariés de l’entreprise Google, qui génèrent de l’activité et des rentrées fiscales. Aux Pays-Bas également, les stratégies d’optimisation créent indirectement de la masse fiscale via les services proposés par plusieurs milliers d’avocats fiscalistes. Sur la transparence, je pense que les mesures de reporting pays par pays ainsi que nos propositions relatives au civisme fiscal devraient permettre de satisfaire vos attentes.

Pour répondre à Monsieur Thévenoud, la première proposition qui pourrait être mise en œuvre à court terme et facilement est sans doute notre proposition n° 1 relative à l’abus de droit, que l’administration fiscale attend avec impatience. J’ose espérer qu’elle fera l’unanimité parmi les membres de notre Commission.

M. Éric Woerth. Je rejoins notre rapporteur concernant la proposition n° 1, qui sera très utile à l’administration fiscale. Je reviens sur le cas de l’Irlande qui, au fond, a arbitré entre l’impôt sur les sociétés et l’emploi, donc l’impôt sur les ménages. Nous nous sommes beaucoup interrogés sur la réalité de l’optimisation fiscale opérée par les entreprises françaises. Nous pêchons peut-être par naïveté – en tout état de cause le phénomène est extrêmement difficile à appréhender et à quantifier – mais nous avons le sentiment que, comparativement, l’optimisation touche sans doute moins l’impôt sur les sociétés payé en France, et peut-être davantage l’impôt acquitté à l’étranger.

Les États-Unis cherchent avant tout à rapatrier la masse fiscale non taxée en Europe notamment. Leur souci n’est pas un souci de justice fiscale vis-à-vis de l’Europe. Ces 1 700 milliards parfois évoqués qui seraient logés offshore représentent une partie de l’impôt éludé en Europe. Les but des deux grands partis politiques américains, Démocrate et Républicain, est d’inciter au rapatriement de ces profits et de restaurer la compétitivité de l’économie américaine grâce à une diminution du taux de leur impôt sur les sociétés, actuellement très élevé au niveau fédéral puisqu’il atteint 35 %.

Par ailleurs, la comptabilité analytique n’est effectivement pas normée comme la comptabilité générale. On pourrait cependant envisager la transmission de tout document de gestion utile, à partir du moment où de tels documents existent.

Sur la transmission des schémas d’optimisation, si l’administration peut effectivement éprouver des difficultés à les décrire, l’entreprise les connaît puisqu’elle les a précisément élaborés dans ce but. Le contrôle fiscal pourrait rétablir l’équilibre en fonction des sanctions qui pourraient être prononcées en cas d’absence de transmission du schéma.

M. Pierre-Alain Muet. Nous tenons, enfin, à remercier les deux administrateurs qui ont contribué à ce rapport.

En application de l’article 145 du Règlement, la Commission autorise à l’unanimité la publication du rapport d’information sur l’optimisation fiscale des entreprises dans un contexte international.

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Membres présents ou excusés

Commission des finances, de l'économie générale et du contrôle budgétaire

Réunion du mercredi 10 juillet 2013 à 18 heures

Présents. - M. Éric Alauzet, M. Gilles Carrez, M. Christophe Castaner, M. Pascal Cherki, M. Christian Eckert, M. Laurent Grandguillaume, M. Jean-François Mancel,
Mme Sandrine Mazetier, M. Pierre-Alain Muet, Mme Eva Sas, M. Thomas Thévenoud,
M. Éric Woerth

Excusés. - M. Guillaume Bachelay, M. Dominique Baert, M. Charles de Courson,
Mme Annick Girardin, M. Camille de Rocca Serra, M. Nicolas Sansu

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