Accueil > Travaux en commission > Commission des finances, de l'économie générale et du contrôle budgétaire > Les comptes rendus

Afficher en plus grand
Afficher en plus petit
Voir le compte rendu au format PDF

Commission des Finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire

Mercredi 11 février 2015

Séance de 11 heures

Compte rendu n° 62

Présidence
de M. Gilles Carrez,
Président

–  Audition de M. Philippe Askenazy, directeur de recherches au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), chercheur à l’École d’économie de Paris

–  Présences en réunion

La Commission entend M. Philippe Askenazy, directeur de recherches au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), chercheur à l’École d’économie de Paris.

M. le président Gilles Carrez. Mes chers collègues, nous poursuivons ce matin notre cycle d’auditions d’économistes. Ceux que nous recevons se rattachent à différents courants de pensée, mais nous leur posons à tous la même question : comment retrouver le chemin de la croissance et lutter contre le chômage ? C’est une question que nous voulons large : il n’est pas question de nous en tenir ici à la stricte politique budgétaire.

M. Philippe Askenazy est directeur de recherche au CNRS ; il est également membre associé de l’École d’économie de Paris, professeur à l’École normale supérieure, directeur adjoint du Centre pour la recherche économique et ses applications – CEPREMAP – et, comme nos collègues Guillaume Bachelay et Olivier Carré, membre du comité de suivi des aides publiques aux entreprises et des engagements. Il fait partie de l’association « Les Économistes atterrés », créée pour démontrer que « d’autres politiques économiques sont possibles ».

M. Philippe Askenazy, directeur de recherches au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), chercheur à l’École d’économie de Paris. Je précise que je ne m’exprime ici au nom d’aucune des institutions que vous avez citées ; je ne représente pas non plus « Les Économistes atterrés ». Je vous signale toutefois la toute récente parution du Nouveau manifeste de cette association, et je me permets de vous inviter à le lire.

Permettez-moi de commencer mon propos par une anecdote. L’an dernier, je vivais à Londres lorsque l’organisme statistique britannique a annoncé que le PIB du Royaume-Uni avait enfin retrouvé son niveau d’avant la crise ; les journaux ont alors triomphalement titré « Nous n’avons jamais été aussi riches ». Le contraste est frappant avec la France, qui avait retrouvé dès 2011 son niveau de PIB d’avant la crise, mais où l’on n’a pas entendu d’annonces aussi flamboyantes !

Je prendrai ici volontairement le contre-pied de la tendance française au pessimisme : la France n’est pas, vis-à-vis de ses voisins, dans une situation de décrochage – même si notre situation n’est pas particulièrement brillante, puisque l’ensemble de l’Europe est aujourd’hui en difficulté.

Notre pays a été l’un des moins touchés par la crise économique de 2008-2009 ; en Allemagne, au Royaume-Uni, en Italie, en Espagne, la récession a été bien plus forte. L’économie française a plutôt bien résisté. Et même si, au sortir de la crise, nous connaissons une croissance plus faible, il n’y a pas eu de décrochage de la richesse nationale française depuis 2008.

D’autres signes sont encourageants. Ainsi, le niveau du chômage demeure très élevé, supérieur à 10 %. Mais, lors de la crise de 1992-1993, qui était bien moins profonde, le taux de chômage avait dépassé les 11 % – c’est d’ailleurs sans doute l’un des facteurs qui ont contribué à l’arrivée de la gauche au pouvoir en 1997, et l’une des éléments du discours qui a conduit à la mise en place des trente-cinq heures. La situation actuelle est moins dramatique : nous nous rapprochons du Royaume-Uni et de l’Allemagne, où, de façon surprenante, la détérioration du marché du travail a également été faible. Il est exact que le chômage est plus bas au Royaume-Uni qu’en France, mais c’était déjà le cas avant la crise.

Il est souvent question de la compétitivité de l’économie française. Mais, s’il faut prendre une seule statistique pour la saisir, c’est le niveau de la balance des paiements : or, celle-ci est très proche de l’équilibre pour l’année 2014, et même plutôt excédentaire si l’on considère la fin de l’année. Certes, nous n’avons pas les excédents majeurs de l’Allemagne ; nous sommes dans une situation similaire à celle de l’Italie ou de l’Espagne, dont les efforts d’ajustement ont été considérables. Au Royaume-Uni, en revanche, hors de la zone euro, la balance des paiements est en déficit de 120 milliards d’euros, ce qui est monumental : la reprise économique se solde par des déficits extérieurs très importants, ce qui marque une situation de déséquilibre.

On peut également souligner que l’économie française a su absorber les nouveaux diplômés de l’enseignement supérieur arrivés sur le marché du travail : leur taux d’emploi est en effet tout à fait stable depuis 2008. Comme s’il n’y avait pas de crise. Cela vaut également pour le Royaume-Uni, l’Allemagne, les Pays-Bas, les pays nordiques... Les seuls pays où le taux d’emploi des jeunes diplômés a chuté sont ceux qui ont été victimes de la crise de la dette souveraine : Irlande, Espagne, Italie et Grèce. La France se rattache donc plutôt ici à un bloc « nordique » qui a plutôt bien résisté.

Tous ces chiffres montrent une France qui n’est pas en situation de décrochage. Peut-on pour autant se réjouir ? Non. Une grande partie des économistes universitaires européens redoutent une secular stagnation, c’est-à-dire une stagnation prolongée de l’économie du continent. Mais ce n’est pas particulier à la France.

Plusieurs éléments sont très inquiétants. Le premier est lié aux politiques macroéconomiques menées aujourd’hui en Europe : l’excédent courant de la zone euro est énorme, aux alentours de 250 à 300 milliards d’euros pour 2014. Les déséquilibres au sein de la zone euro ont été en partie réglés par les politiques publiques menées dans les différents pays, mais cet excédent est anormal : la balance courante devrait plutôt être déficitaire. C’est la preuve qu’il existe un déficit de demande absolument majeur pour l’ensemble de la zone euro. Il faut donc soulever le problème des politiques macroéconomiques qui y sont menées – même si le Parlement français ne peut pas agir seul, il peut certainement contribuer à la réflexion.

S’agissant maintenant de la croissance structurelle, l’évolution de la productivité est un autre élément d’inquiétude, à l’échelle européenne encore. La productivité du travail, comme la productivité totale de l’ensemble des facteurs, dont le capital, est absolument étale depuis plusieurs années sur l’ensemble du continent européen, mis à part quelques rares pays comme l’Espagne. Quel que soit leur modèle économique – dans les pays scandinaves, l’innovation est très présente, l’Allemagne est très industrielle, au Royaume-Uni, les services jouent un rôle très important – les pays européens ont une croissance de la productivité du travail nulle. Or c’est l’un des facteurs importants de croissance potentielle. Il faut donc s’interroger : les économies européennes peuvent-elles créer de la croissance à long terme ?

Ce sont des problèmes auxquels il faut réfléchir à l’échelle européenne. Mais, compte tenu du poids économique de la France en Europe et dans la zone euro, le rôle de notre pays est essentiel : sans moteur franco-allemand, il n’y aura pas de changement des politiques économiques en Europe.

Si nous nous penchons maintenant sur la situation française, nous notons certaines difficultés. On pourrait – et certains de mes collègues se livreront peut-être à cet exercice
– dresser une liste sans fin des freins qui s’opposent au mouvement de notre économie : l’administration, le fonctionnement des relations sociales et du paritarisme... Sans doute avez-vous la vôtre.

Je propose plutôt d’essayer d’identifier des phénomènes massifs. Pour ne pas se tromper, demandons-nous ce qui se passait avant la crise de 2008. Notre croissance hoquetait – de bonnes années, d’autres moins bonnes – et le chômage déclinait, tout en restant très élevé. Autrement dit, les problèmes que certains qualifient de structurels de notre économie préexistaient à la crise.

On peut commencer par souligner le rôle du foncier et du bâti. Aujourd’hui, les niveaux de prix du foncier, pour les particuliers comme pour les entreprises, sont en France extrêmement élevés, en tout cas tout à fait anormaux par rapport aux séries historiques : les prix sont supérieurs de 80 % à 100 % à ce qu’ils devraient être si l’on prenait en considération la valeur ajoutée produite par les entreprises ou le revenu des foyers. De là naissent différents éléments d’inefficacité : du côté des particuliers, cela pousse aux revendications salariales ; du côté des entreprises, cela provoque une inégalité entre les entreprises qui disposent de leurs bâtiments et de leur foncier – ne serait-ce que parce que c’est un capital qui peut servir de collatéral pour obtenir des crédits – et les autres, par exemple celles qui sont en phase de création, qui subissent des coûts fixes élevés, qu’elles louent ou qu’elles achètent. C’est là un problème structurel qui n’a pas été résolu par la crise, à la différence de ce qui s’est passé au Royaume-Uni, en Espagne ou aux États-Unis, par exemple. Ces trois pays ont connu des bulles similaires dans les années 2000, puis des ajustements majeurs lors de la crise ; en France, cet ajustement a été mineur. Ce problème tétanise les décideurs publics, qui ont peur que l’éclatement de la bulle n’ait, à court terme, des effets récessifs pour l’économie française.

Le second problème, c’est l’absence de politique industrielle en France. Mon rôle n’est bien sûr pas de vous dire ce qu’elle devrait être. Mais l’on peut remarquer que, dans les pays souvent érigés en modèles – pays scandinaves, Allemagne, voire Royaume-Uni –, les gouvernants ont fait des choix industriels clairs : ces pays sont devenus leaders sur un segment particulier. Aucun pays européen n’est assez grand pour, comme les États-Unis, choisir une ultra-diversification. Le Royaume-Uni a mis le paquet sur le secteur des services aux entreprises, services financiers en particuliers mais aussi services à destination des start-up ; l’Allemagne a fait le choix mercantiliste de tout miser sur le secteur industriel exportateur. Dans ces pays, une grande partie des politiques publiques ont convergé vers un objectif unique de politique industrielle, ce qui a favorisé la croissance.

En France, nous n’avons rien de tel. L’État mène des séries de politiques qui cherchent à stimuler l’innovation, la création d’entreprises et la compétitivité, mais sans jamais définir l’horizon de ce que devrait être l’économie française : on saupoudre, en espérant qu’un horizon va se dessiner de lui-même. Fondamentalement, il manque aujourd’hui, me semble-t-il, de la part des décideurs publics, une vision claire de l’avenir. Lorsque les acteurs politiques auront défini l’horizon d’une croissance française à dix ans, nous pourrons, comme techniciens, proposer telle ou telle mesure en matière d’éducation, de fiscalité... Mais il ne me revient pas, en tant qu’économiste, de définir ce que pourrait être cet horizon.

M. Hervé Mariton. Je n’ai pas entendu le début de votre propos et je vous prie de m’en excuser ; peut-être avez-vous donc déjà répondu, mais quel pourrait être un environnement macroéconomique plus favorable ?

Vous évoquez la question du foncier. Les prix allemands sont effectivement inférieurs à ceux de la France, mais ils peuvent être au Royaume-Uni très significativement supérieurs à ce qu’ils sont en France. Si c’est un obstacle à la croissance en France, ce n’en est donc manifestement pas un au Royaume-Uni : comment l’expliquez-vous ?

S’agissant de la politique industrielle, sa définition, dites-vous, ne vous revient pas ; sans doute nous revient-elle effectivement, à nous politiques, mais nous n’avons pas encore réussi à définir cette perspective. Est-ce un horizon de spécialisation industrielle, au sens large que vous avez donné au terme d’industrie ?

M. le président Gilles Carrez. Nous avons eu dans le passé une politique industrielle, par la création de grands groupes dans certains secteurs bien identifiés, comme l’énergie.

M. Hervé Mariton. Ce n’est plus le cas ! Quels éléments, monsieur Askenazy, pouvez-vous nous donner pour nous aider dans notre réflexion ?

Mme Eva Sas. La productivité stagne en Europe depuis plusieurs années, vous l’avez dit ; les scénarios de croissance faible à moyen terme deviennent, sinon probables, du moins possibles. Ne faudrait-il pas chercher à créer de l’emploi avec une croissance faible, plutôt que d’espérer toujours une croissance qui ne revient jamais, en tout cas pas aux taux que nous avons connus dans les décennies précédentes ?

M. Christophe Caresche. La France, dites-vous, a moins été moins touchée par la crise que d’autres pays, mais elle a plus de difficultés à en sortir : ceci n’explique-t-il pas cela ? La France a-t-elle à votre sens connu une politique d’austérité, comme d’autres en Europe, ou bien y a-t-elle largement échappé ? C’est une question qui revient souvent dans le débat public.

M. Éric Straumann. La France a été moins touchée par la crise que d’autres pays européens, mais les disparités régionales sont extrêmement fortes : en Alsace, par exemple, le chômage a explosé après la crise de 2008, passant de 5 % à presque 10 %, sous l’effet notamment de la disparition de nombreuses entreprises industrielles. Mais il est difficile de comprendre la différence de plus de 5 points du niveau de chômage entre l’Alsace et l’Allemagne, qui sont voisines. Heureusement que nous avons 64 000 travailleurs frontaliers ! Comment expliquer cette situation particulière ?

M. Jean-Pierre Gorges. Ma question est philosophique et s’adresse au scientifique que vous êtes, monsieur Askenazy. La population française continue d’augmenter, ainsi que l’espérance de vie. En revanche, le nombre d’actifs diminue. Les arbres, je le sais depuis longtemps, ne poussent pas jusqu’au ciel. Peut-on vivre heureux sans augmentation permanente de la croissance ? C’est ce qu’il faudrait inventer.

M. Guillaume Bachelay. Je retiens de votre propos que chacun doit jouer son rôle pour sortir de la crise : l’Union européenne comme les États membres doivent adopter des stratégies différenciées : les pays en situation d’excédent doivent relancer leur demande intérieure et leurs investissements – cela irait dans le sens de l’intérêt général européen, mais aussi du leur propre. Les autres, dont la France, doivent répondre à leurs problèmes spécifiques, et pour nous, la question de l’appareil productif est centrale.

S’agissant des politiques macroéconomiques européennes, la BCE a pris différentes décisions sur sa doctrine monétaire, sur les dettes souveraines... et la Commission met en place un plan d’investissement. Quelles inflexions de ces politiques estimez-vous nécessaires ?

S’agissant de la politique industrielle, il faut créer une croissance nouvelle : il me semble que, si la France doit avoir un avantage comparatif, c’est plutôt dans le secteur des énergies, des transports, des matériaux, des réseaux... où elle compte à la fois des champions internationaux et des PME innovantes. Dans le domaine de la transition énergétique et de la transition numérique, nos atouts sont particulièrement forts et reconnus : il me semble que c’est dans cette direction que nous devrions nous tourner.

Mme Aurélie Filippetti. Il faudrait une politique industrielle européenne, mais celle-ci entrerait en contradiction avec les stratégies des différents États membres, chacun faisant cavalier seul. Comment sortir de cette confrontation ? Comment établir une politique industrielle qui ne consiste pas en une simple spécialisation des différents États ?

Quelles filières industrielles vous paraissent les plus pertinentes pour l’avenir de la France ? J’entends bien que le rôle des politiques pour définir l’horizon que vous souhaitez est majeur. Néanmoins, vous connaissez le tissu industriel existant.

Plus généralement, quelles inflexions de la politique économique, française comme européenne, permettraient à la France de retrouver le chemin de la croissance et de sortir de cette crise dont elle a du mal à se dépêtrer ?

M. Jérôme Chartier. L’évolution des normes prudentielles conduit indéniablement à une raréfaction du crédit aux entreprises. Pour relancer efficacement l’investissement, et donc la croissance, la solution réside-t-elle dans un relâchement de ces normes, ou bien faut-il aller vers une financiarisation ?

Les rigidités du code du travail constituent-elles à votre sens un frein considérable à la croissance française ?

Mme Marie-Christine Dalloz. La productivité stagne dans toute l’Europe, dites-vous. Soit. Mais il existe tout de même des disparités considérables, notamment entre l’Allemagne et la France. Avez-vous mesuré l’effet des 35 heures sur la productivité en France ?

Vous parliez du taux d’emploi des jeunes diplômés. Que pensez-vous plus globalement du taux d’emploi des jeunes, qui représente un vrai problème dans notre pays ? Que tirez-vous des comparaisons européennes en ce domaine ?

Enfin, on voit fleurir des critères nouveaux pour évaluer la richesse, et l’on parle de « nouveau PIB ». Le PIB demeure-t-il pour vous une référence, ou bien intégrez-vous d’autres éléments, des mesures du bonheur par exemple ? C’est pour moi un sujet d’interrogations.

M. Alain Fauré. En citant les handicaps de la France, vous n’avez pas cité le droit social : qu’en pensez-vous ? Pouvez-vous détailler plus précisément nos atouts et nos forces ? Il faudrait notamment citer nos infrastructures, me semble-t-il.

Vous n’avez pas non plus parlé de la recherche. C’est pourtant fondamental. L’impression en trois dimensions paraît notamment une piste très prometteuse, puisque l’on peut fabriquer de très petites séries, et que cela permet de grandes économies sur les transports. Nous avons vraiment besoin d’une recherche mieux orchestrée : aujourd’hui, notre recherche n’est pas organisée, pas dirigée vers l’industrie.

M. Olivier Carré. Nous sommes l’un des rares pays, vous l’avez dit, où les prix immobiliers n’ont pas baissé durant la crise. Il en va de même sur le marché du travail : les salaires ont augmenté durant une période de hausse du chômage. Qu’en dites-vous, et comment redonner de la fluidité aux différents marchés ?

S’agissant de la stagnation de la productivité, le chiffre que vous donnez est global. Mais ce que l’on voit à l’échelle macroéconomique ne correspond pas à ce que l’on voit à l’échelle microéconomique : il existe de gigantesques disparités entre les entreprises, certaines connaissant une baisse brutale de leur chiffre d’affaires, mais d’autres un fort développement. Nous vivons une époque de ruptures technologiques majeures : globalement, la productivité stagne tant que les secteurs émergents n’ont pas pris le pas sur les autres. C’est un point d’autant plus important pour la conduite des politiques publiques que nous avons tendance, notamment au Parlement, à écouter ceux qui sont menacés par l’arrivée des nouveaux entrants, et donc à les protéger. Mais, ce faisant, nous fragilisons les nouveaux acteurs et risquons de ralentir leur croissance. Confirmez-vous cette analyse ? Comment faciliter cette transition, et permettre aux nouveaux acteurs d’émerger plus vite, et plus fortement ?

M. le président Gilles Carrez. Vous n’avez pas évoqué la question de la démographie, et notamment le vieillissement de la population. Le caractère structurel de ces données n’explique-t-il pas certaines évolutions auxquelles nous assistons en Europe ?

M. Philippe Askenazy. Merci de ces très nombreuses questions.

S’agissant du foncier, les prix des propriétés – pour les entreprises comme pour les particuliers – sont bien supérieurs en France à ce qu’ils sont en Allemagne ou en Italie, par exemple. Vous citez, monsieur Mariton, le cas du Royaume-Uni, où les prix demeurent en effet supérieurs aux prix français, notamment dans la région londonienne, et ce même après l’ajustement dû à la crise. Mais justement, du côté britannique, c’est un sujet de préoccupation : les prix ont baissé, puis augmenté à nouveau, mais la Banque d’Angleterre est tout de suite intervenue pour freiner cette remontée. On construit beaucoup, par exemple à Londres. On cherche vraiment à utiliser tout le foncier disponible, même dans d’anciennes zones industrielles polluées, qui ne devraient pas être habitables. Il y a également d’énormes investissements dans les infrastructures de transport, afin que les populations qui ne peuvent plus vivre en plein centre d’une capitale trop onéreuse puissent s’installer plus loin, là où le foncier devient moins cher, quitte à voir augmenter les temps de transport. Il faut également souligner qu’un nombre croissant de salariés du tertiaire très éduqués ne viennent au travail que deux à trois jours par semaine ; le reste du temps, ils travaillent chez eux, à parfois deux heures du centre de la ville.

Beaucoup de travaux économiques ont montré un lien entre hausse des salaires et hausse des prix du foncier – ces travaux portent toutefois pour la plupart sur des pays étrangers. Les entreprises ont intérêt à s’agglomérer sur une zone précise, et lorsque les prix du foncier augmentent, elles doivent augmenter les salaires, pour attirer les salariés. Ce phénomène a sans doute participé des difficultés d’ajustement des salaires en France au début de la crise. Il est venu s’ajouter à un mécanisme plus classique des négociations paritaires, notamment au niveau des branches : celles-ci ont tendance à être backward-looking, c’est-à-dire en regardant dans le rétroviseur. En 2009, les minima de branche ont ainsi continué d’augmenter en raison de l’inflation connue avant la crise : les temps d’ajustement sont longs.

Aujourd’hui, la dynamique en France est plutôt celle d’une déflation salariale.

Plusieurs questions portaient sur l’Europe et l’austérité. Soyons clairs : si la France a connu une politique d’ajustement budgétaire, elle n’a pas connu d’austérité équivalente à ce qu’ont subi l’Espagne ou l’Italie. Là encore, nous sommes plutôt dans une situation similaire à celle du Royaume-Uni ou de la Belgique : de nombreux pays du nord ont réalisé un ajustement de leurs finances publiques, souvent partielles d’ailleurs, avec l’idée de lisser le choc d’ajustement. On ne peut pas parler pour la France de profonde austérité. Cela étant, toutes ces politiques participent bel et bien d’un mouvement déflationniste à l’échelle européenne. Aujourd’hui, la question se pose d’y mettre fin pour éviter la trappe à déflation. Le plan de la Commission européenne consiste à mettre 15 milliards d’euros sur la table en espérant un effet de levier gigantesque – presque 20. Rien ne nous oblige à y croire. Quant à la Banque centrale européenne, elle a fait son travail.

Ces institutions, il faut bien le comprendre, n’ont pas été créées pour des situations de crise. Avant la crise de 2008, la doctrine, dans les institutions académiques comme dans les banques centrales, était celle de la « grande modération », qui théorisait l’absence de grande crise. On a créé des institutions européennes adaptées à la gestion de crises peu importantes ou de crises localisées. La séparation entre la BCE et la décision budgétaire résulte des théories macroéconomiques de la fin des années soixante-dix et du début des années quatre-vingt, période où il s’agissait surtout de lutter contre l’inflation – lutte qui a d’ailleurs été un succès. Nos institutions ne sont pas taillées pour le monde actuel, où l’on s’approche de la déflation.

Il faut donc vraiment mener une réflexion sur la construction institutionnelle de l’Europe. La BCE fait son travail, je l’ai dit, mais il faut aussi réfléchir à la coordination des politiques européennes, aux politiques budgétaires et aux politiques d’investissement. Aujourd’hui, dans le semestre européen, la coordination est réduite à la portion congrue, au profit d’une réflexion sur les politiques structurelles dans chaque pays. L’Union européenne ne déploie pas de stratégie au niveau européen ; au contraire, elle pousse chacun à construire sa politique isolément. Toute réorientation de la politique européenne passera donc à mon sens par une réflexion institutionnelle, afin notamment d’améliorer la coordination entre la BCE, la Commission, les décisions budgétaires à l’échelle de l’Union comme à l’échelle de la zone euro...

Quant aux territoires, français comme européens, ils ne connaissent pas tous la même dynamique, c’est vrai. Notre croissance est aujourd’hui soutenue un peu par la région parisienne, beaucoup par les grandes métropoles régionales. En revanche, on constate un déclin des métropoles moyennes ou petites. Est-ce un drame pour ces territoires ? Oui. Est-ce un drame pour l’économie française ? Pas nécessairement. Cela pose en revanche le problème de la mobilité de la population, qu’il faut organiser, en France et au-delà en Europe.

Si l’on s’interroge d’ailleurs sur ce que pourrait être une politique industrielle européenne, il faut, je crois, se pencher sur cette question de la mobilité globale des Européens, en commençant – ce qui entre parfaitement dans le cadre des fonctions de la Commission européenne – par la mobilité des jeunes. À partir des dispositifs Erasmus notamment, on pourrait créer un environnement européen d’éducation supérieure : il paraît absurde aujourd’hui de penser la politique d’enseignement supérieur dans chacun des pays. Assurer un niveau de formation équivalent dans l’ensemble des pays européens, soutenir la mobilité : ce pourrait être la base d’une politique industrielle européenne.

M. Hervé Mariton. Ce sont donc plutôt les capitales régionales qui sont en croissance, plutôt que l’Île-de-France.

M. Philippe Askenazy. Exactement : la croissance est tirée par la dizaine de grandes aires métropolitaines que compte notre pays, de Lille à Marseille.

M. Hervé Mariton. Et l’Île-de-France stagne.

M. Philippe Askenazy. Non, l’Île-de-France progresse, mais moins vite : elle connaît une certaine saturation. Des effets de congestion commencent à se faire sentir.

Je connais très insuffisamment le cas de l’Alsace pour vous répondre précisément, monsieur Straumann. Il me semble néanmoins qu’il existe une certaine dynamique des aires de Strasbourg et de Mulhouse, mais une dynamique moins forte que dans certaines autres capitales régionales. Pour être attractives, sans doute les métropoles doivent-elles être suffisamment grandes. Mais beaucoup de facteurs échappent à la décision publique. Tout cela relève vraiment du choix des entreprises.

Des forces françaises ont déjà été évoquées. Il faut encore citer la démographie, puisque la croissance naît d’une part de la croissance de la productivité, et d’autre part de la croissance de la population. D’un point de vue démographique, nos perspectives sont très favorables puisque nous pouvons envisager d’avoir, à l’horizon 2040 ou 2050, une population équivalente à celle du Royaume-Uni, et supérieure à celle de l’Allemagne.

La France fait le choix de ne pas avoir de politique d’immigration active, ce qui, d’un point de vue démographique, est notre seule faiblesse : nous sommes aujourd’hui le pays le plus fermé en Europe. C’est un choix politique, dont il est possible de s’accommoder. À l’inverse, néanmoins, le Royaume-Uni est très ouvert, nettement plus accueillant : il attire ainsi de nombreuses personnes qualifiées. Aujourd’hui, dans la tranche d’âge de trente à trente-cinq ans, 15 % des personnes diplômées du supérieur au Royaume-Uni viennent d’autres pays européens ; cette proportion n’est que de 5 % en France. De nouveaux segments économiques, cela a été dit, portent aujourd’hui la croissance : il faut accompagner leur émergence par une production suffisante de diplômés. Si nous ne voulons pas d’une politique consistant à attirer des diplômés, alors nous devons en former suffisamment. On entend aujourd’hui beaucoup de discours larmoyants sur le déclin, le déclassement... C’est une erreur : nous sommes plutôt dans une situation où les entreprises continuent d’embaucher. Depuis 2008, le nombre de personnes diplômées du supérieur dans l’emploi s’est accru de 600 000 personnes ! Certes, il peut y avoir un déclassement salarial, mais les diplômés trouvent des emplois. Il y a donc une demande des entreprises, à laquelle il faut répondre. La question d’un effort en faveur de l’enseignement supérieur se pose fortement.

Quant à la recherche, question connexe, il faut souligner que la rupture dans l’investissement en recherche et développement en France remonte au milieu des années quatre-vingt-dix. Nous sommes – mais nous ne sommes pas les seuls – passés à côté de la vague des technologies de l’information et de la communication. L’Allemagne, l’Autriche et certains pays scandinaves ont connu une forte progression de la recherche et développement, mais ce mouvement a suivi une politique publique de formation de docteurs en grand nombre. La France forme toujours surtout des ingénieurs.

M. Hervé Mariton. L’accès à l’enseignement supérieur est dans ces pays plutôt moindre qu’en France, mais, au Royaume-Uni, beaucoup d’étudiants s’arrêtent à bac + 3, ce qui n’est pas le cas chez nous.

M. Philippe Askenazy. Non, le Royaume-Uni forme plus d’étudiants de niveau L3 que la France.

M. Hervé Mariton. Mais peu vont au-delà.

M. Philippe Askenazy. C’est vrai, mais les Britanniques font le choix de former des étudiants – au niveau L3, et même M1 ou M2 – qui travailleront dans le secteur de la finance. C’est un choix de spécialisation industrielle. Mais il y a aujourd’hui un pôle financier en Europe : un autre pays en peut plus faire le même choix.

Les pays qui se tournent plutôt vers l’innovation et la recherche ont formé des docteurs scientifiques – je ne plaide pas pour les économistes, mais bien pour les scientifiques.

La France dispose néanmoins d’une main-d’œuvre de plus en plus formée, et qui est travailleuse. On ne peut pas dire que les Français travaillent peu par rapport à d’autres : la productivité du travail en France se situe parmi les plus élevées en Europe. Elle demeure cependant moindre qu’elle n’est aux États-Unis : la richesse produite par habitant en Europe est en deçà de la richesse produite par un Américain. Les arbres ne poussent pas jusqu’au ciel, c’est vrai ; mais certains montent au-dessus des nôtres, et cela doit nous amener à nous poser des questions.

Pour monter plus haut, il faudrait donc peut-être changer de modèle industriel. Des voies ont été tracées : la transition énergétique, par exemple, surviendra un jour ou l’autre
– les énergies fossiles disparaîtront, la question climatique se posera. Imaginons que nous fassions ce choix, d’autant que la France accueillera la Conférence sur le climat à la fin de l’année et que nous disposons d’acteurs importants dans ce domaine. Il faudrait alors faire des choix de mix énergétique, par exemple, qui ne sont pas ceux d’aujourd’hui ; il faudrait faire de nos champions nationaux du nucléaire des leaders internationaux du démantèlement des centrales nucléaires ; bref, il faudrait de la cohérence. La France a fortement soutenu, par une politique fiscale très favorable, l’énergie solaire, puis elle l’a abandonnée : il faut faire l’inverse, dessiner des perspectives de long terme et s’y tenir – ce qui ne veut pas dire qu’il ne faille pas corriger des erreurs lorsqu’on en a fait.

Quels sont les freins à l’investissement ? Les banques disposent de masses de liquidités considérables, les taux d’intérêt sont jamais été aussi bas, des outils publics ont été mis en place : il n’est donc pas si difficile d’investir en France. Nous sommes plutôt face à des entreprises qui font le choix de ne pas investir parce qu’elles se trouvent dans une situation d’incertitude – incertitude macroéconomique sur l’avenir de la zone euro, mais aussi incertitude sur la demande de demain ou incertitude sur la politique du pays. Faire le choix d’une politique industrielle, c’est choisir un horizon, et c’est ce qui encourage les acteurs à investir. Il faut casser cette incertitude qui, en France, se cristallise souvent sur les questions fiscales. Pour cela, il faut sortir des incertitudes mortifères sur l’Europe, et résoudre nos problèmes institutionnels, et tracer des perspectives.

Quant au PIB et au bonheur, pour terminer, c’est un enjeu fondamental : comment faire naître une croissance économique fondée sur les besoins de la population française ? C’est une autre question possible pour imaginer une politique industrielle : ne pourrait-on pas créer un nouvel horizon en nous intéressant à la vaste question de la dépendance et de la santé des seniors, par exemple ? Les créations d’emploi ne seraient pas franco-françaises, et de là pourrait naître une nouvelle croissance.

*

* *

Membres présents ou excusés

Commission des Finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire

Réunion du mercredi 11 février 2015 à 11 h 30

Présents. - M. Guillaume Bachelay, M. Christophe Caresche, M. Olivier Carré, M. Gilles Carrez, M. Yves Censi, M. Jérôme Chartier, Mme Marie-Christine Dalloz, M. Alain Fauré, Mme Aurélie Filippetti, M. Claude Goasguen, M. Jean-Pierre Gorges, M. Razzy Hammadi, M. Régis Juanico, M. Jean-Christophe Lagarde, M. Jean Launay, M. Dominique Lefebvre, M. Hervé Mariton, Mme Monique Rabin, Mme Eva Sas, M. Michel Vergnier

Excusés. - M. Marc Goua, M. Laurent Grandguillaume, M. Jérôme Lambert, Mme Véronique Louwagie, Mme Valérie Rabault, M. Camille de Rocca Serra, M. Éric Woerth

Assistaient également à la réunion. - M. Christophe Léonard, M. Patrice Prat, M. Christophe Premat, M. Éric Straumann

——fpfp——