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Commission des Finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire

Mercredi 11 février 2015

Séance de 14 heures

Compte rendu n° 63

Présidence
de M. Gilles Carrez,
Président

–  Audition de M. Jean Tirole, prix Nobel d’économie, président de l’École d’économie de Toulouse

–  Présences en réunion

La Commission entend M. Jean Tirole, prix Nobel d’économie, président de l’École d’économie de Toulouse.

M. le président Gilles Carrez. Nous avons l’honneur de recevoir M. Jean Tirole, dont la réflexion a été couronnée par le prix Nobel d’économie. En 2008, nous l’avions entendu avec quelques-uns de ses collègues, lors d’un cycle d’auditions passionnantes. Nous entreprenons cette année une démarche comparable, en accueillant des économistes de différentes sensibilités. Après avoir entendu hier après-midi M. Alain Trannoy et ce matin M. Philippe Askenazy, nous recevrons tout à l’heure Mme Agnès Bénassy-Quéré, puis, mercredi prochain, M. Pierre Cahuc. Il nous semble important de réfléchir avec des universitaires au moyen de réduire le chômage et de renouer avec la croissance. La faiblesse de celle-ci est-elle conjoncturelle ou structurelle ? Utilisons-nous au mieux les instruments dont nous disposons, notamment la politique fiscale, placée directement sous le contrôle de notre commission ? Quels sont les facteurs non financiers qui pèsent sur la croissance ?

M. Jean Tirole, prix Nobel d’économie, président de l’École d’économie de Toulouse. Je suis très honoré d’être devant vous, et j’avoue d’emblée que, n’ayant pas la science infuse, je ne pourrai sans doute pas répondre à toutes vos questions.

Le climat sera un enjeu capital, cette année, en France, où se tiendra la COP21. Je suis malheureusement pessimiste sur l’issue de cette conférence, comme je l’avais été sur celle de Copenhague. Pour lutter contre le réchauffement climatique, il faut passer à la vitesse supérieure et prendre des engagements contraignants. Le sujet croise celui de la croissance : si l’on adopte de mauvaises politiques en matière climatique, le coût de l’économie verte augmentera de manière substantielle. C’est pourquoi il faut arriver à fixer un prix unique du carbone au niveau mondial. Tous les économistes s’accordent sur ce point. On doit aussi donner une visibilité aux entreprises qui font de la R&D, et opteront pour une économie plus verte. En matière d’environnement comme d’endettement, ma génération a été égoïste. Elle doit à présent mieux prendre en compte celles qui lui succéderont.

La faiblesse de la croissance française me semble structurelle. Je ne partage pas l’analyse de ceux qui l’attribuent au ralentissement de l’innovation. De nouvelles technologies nous arriveront bientôt, en plus de celles qui sont déjà parmi nous. Le nouveau contexte économique crée moins un problème de croissance que d’inégalités. La mondialisation, qui augmente la taille des marchés et accélère le changement des métiers, crée depuis vingt ans aux États-Unis une polarisation, qui s’installe en France : certaines personnes extrêmement instruites et novatrices gagnent beaucoup d’argent, tandis que la classe moyenne de jadis, dont les tâches sont désormais exécutées par des robots, tend à disparaître.

En Europe du Sud, particulièrement en France, le premier problème est le chômage. Celui-ci touche principalement les moins qualifiés, notamment les jeunes, de dix-huit à vingt-cinq ans, et les seniors, de cinquante-cinq à soixante-quatre ans. Le taux d’activité de plus de soixante ans est particulièrement faible en France : il tombe à 23 %. Cette situation, qui pèse lourd sur les finances publiques, n’incite pas les travailleurs âgés à rester actifs.

Le système actuel crée du chômage, ainsi que des emplois à court terme, qui sont de mauvais emplois. Les entreprises n’engagent pas de frais pour former quelqu’un qu’elles embauchent en CDD, considérant qu’il a vocation à partir. Cette situation crée une anxiété même chez les salariés en CDI, qui savent que, s’ils perdent leur travail, ils auront beaucoup de mal à en retrouver. Les enquêtes internationales montrent qu’un Danois, bien moins protégé qu’un Français, a moins peur du chômage, car il est conscient qu’il n’aura pas de mal à retrouver un emploi. Le principal problème est le chômage de long terme, qui entraîne une perte de qualification, c’est-à-dire de capital humain. Olivier Blanchard et Lawrence Summers parlent à ce sujet d’une euro-sclérose, qui entraîne des conséquences à court et à long terme.

L’endettement est un deuxième sujet d’inquiétude. Non seulement il n’y a pas eu de désendettement en Europe, mais l’endettement de l’État a augmenté, principalement dans l’Europe du Sud. À côté de la dette publique classique, il faut tenir compte du hors-bilan de l’État, comme les retraites et les emplois fonctionnarisés des collectivités locales, très peu flexibles. La dette publique est non seulement un fardeau pour nos enfants, mais un danger pour la pérennité de notre système social : santé, retraites, éducation, aide aux plus démunis. Il suffit d’observer la situation de la Grèce et de l’Espagne pour comprendre ce qui se passe quand les finances publiques vont mal. En outre, un État endetté n’a pas la possibilité de mener une politique contracyclique. Il est normal qu’un pays qui entre en récession augmente son déficit budgétaire. S’il est endetté, il lui sera très difficile de le faire ou de procéder à des investissements publics.

La compétitivité de la France ne s’est pas redressée. Par ailleurs, notre balance des paiements accuse un déficit non négligeable. Cela nous oblige soit à emprunter à l’étranger, ce qui augmente notre dette, soit à vendre des actifs, privés ou publics. Une controverse s’est élevée sur le fait que 50 % des dividendes sont versés à l’étranger. C’est inévitable, compte tenu du déficit de notre balance des paiements.

Une troisième inquiétude tient à la faiblesse des investissements. En dépit de certaines incitations, les entreprises françaises investissent peu. Quant aux ménages, ils se détournent des investissements risqués, alors qu’une économie en croissance a besoin de haut de bilan. Ils s’intéressent encore trop à la pierre, qui leur paraît une valeur sûre. Quand ils souscrivent des assurances-vie, 86 % du montant s’investit dans des fonds en euros, et 14 % en unités de compte. Le fait que Solvabilité II incite les banques et les compagnies d’assurances à investir dans du certain induit un rendement plus faible et un moindre intérêt pour le haut de bilan.

Une quatrième inquiétude tient au fait que les taux d’intérêt sont très bas, ce qui est facteur d’instabilité financière. Il n’y a pas d’autre solution, pour maintenir l’économie en vie, que de réduire les taux d’intérêt, ce qui a été fait depuis 2007, mais, quand un fonds a garanti un rendement aux épargnants, il ne peut le servir qu’en prenant des risques, ce qui est dangereux. Les économistes ont montré que les bulles immobilières augmentent quand les taux d’intérêt sont bas. La modicité des taux d’intérêt entraîne en outre un endettement de court terme.

Enfin, à la différence de certains pays, notamment ceux de l’Europe du Nord, la France n’a pas procédé à la réforme de l’État. À cet égard, il faut définir des priorités et une méthode, ce qui est sans doute plus facile à dire qu’à faire. Je n’ai pas besoin de vous convaincre de la nécessité d’une approche bipartisane, qui persuadera les acteurs économiques que les réformes seront stables. En Allemagne, en Suède, en Australie, au Canada ou au Chili, celles-ci ont été faites par des socialistes, qui ont été réélus, sauf en Allemagne, et la droite les a reprises à son compte. La stabilité des réformes tient en partie au fait qu’un consensus se soit dégagé sur la nécessité de les mener à bien.

Mme Valérie Rabault, rapporteure générale. Partagez-vous le jugement d’un autre prix Nobel d’économie, Joseph Stiglitz, pour qui rester dans la zone euro coûte actuellement plus cher que d’en sortir ? Comment interprétez-vous la déclaration de la Banque centrale européenne – BCE, qui a indiqué, jeudi dernier, qu’elle ne souhaitait pas poursuivre l’octroi de lignes de liquidité à la Grèce ? Enfin, vous attribuez la faiblesse de notre croissance à des problèmes structurels, alors même que vous jugez notre innovation toujours active. Est-ce à dire que nos problèmes structurels sont essentiellement liés à notre marché du travail ?

M. Jérôme Chartier. Ma première question reprend celle de la rapporteure générale : établissez-vous un lien entre la faiblesse de notre croissance et la rigidité du marché du travail ? D’autre part, beaucoup d’analystes imputent la raréfaction du crédit à la multiplication et au renforcement des normes bancaires et prudentielles. Comment relancer le crédit aux entreprises françaises qui, à travers l’innovation et l’investissement, financent la croissance ?

M. Yann Galut. Longtemps négligée par les États, l’évasion fiscale a un coût considérable : on parle de 180 milliards d’euros en 2006 et 2007 pour une seule banque, dont les 100 000 clients de 200 nationalités différentes sont répartis dans le monde entier. Quelles sont les conséquences de l’évasion fiscale sur notre économie ?

M. Philippe Vigier. Comment voyez-vous, à court et moyen termes, la place de la France non seulement dans la zone euro, mais dans le monde, particulièrement à l’égard des pays émergents ? Si nous restons innovants, pourquoi déposons-nous moins de brevets et accompagnons-nous moins les entreprises innovantes que nos voisins européens ou que les États-Unis ? En dehors des réformes structurelles liées au droit du travail, au système de retraite et à l’organisation de l’État, sur quels sujets devons-nous nous montrer audacieux ?

M. Christophe Premat. Vous vous appuyez souvent sur le modèle scandinave, quand vous plaidez pour une réforme structurelle. La protection du pacte productif, la formation tout au long de la vie, la protection des individus plutôt que des emplois, et le rôle des municipalités providence vous semblent-ils un cadre minimal pour dessiner les contours de cette réforme ?

M. Éric Alauzet. L’importance de la dette tient-elle à une dépense publique inappropriée en période de ralentissement économique, ou à l’insuffisante contribution du capital à la collecte publique ? En matière de dette publique, qu’est-ce qui vous semble le plus important : le capital ou les intérêts ?

M. Christophe Caresche. Partagez-vous l’analyse de Robert Gordon, qui attribue l’épuisement du cycle économique à la faiblesse de l’innovation ?

M. Laurent Grandguillaume. Pour que les TPE, les PME et les ETI se développent, il leur faut des écosystèmes favorables. Comment intégrez-vous la question des territoires à votre réflexion ? Dans les années à venir, quelles seront les conséquences des ajustements technologiques, qui tendent à remplacer les salariés par des logiciels ou des robots ?

M. Guillaume Bachelay. Parlant de la croissance, vous avez évoqué la compétitivité et son juge de paix, le déficit commercial. Il faut aussi intégrer à la réflexion la question des coûts, liée au dialogue social, et la montée en gamme de l’outil productif. Quelles pourraient être les caractéristiques d’une stratégie européenne visant à définir une politique industrielle plus concertée et mieux coordonnée ?

M. Hervé Mariton. Les avis divergent sur l’efficacité du financement des acteurs de l’économie. Quelle est votre position sur ce point ?

M. Jean-Pierre Gorges. Je réitère une question que j’ai déjà posée ce matin sans obtenir de réponse. Notre population augmente, ainsi que notre espérance de vie, alors que notre population active diminue. Notre société peut-elle se transformer sans être directement indexée sur la croissance ?

Mme Marie-Christine Dalloz. Quel regard portez-vous sur notre fiscalité des personnes physiques et des entreprises ? Selon vous, quels éléments définissent le mieux le PIB ?

M. Jean Tirole. Pour les économistes, le facteur essentiel du PIB est la qualité de vie, dont l’environnement fait manifestement partie, ce qui justifie quelques sacrifices. La croissance verte a un coût, qu’on évalue quand on instaure des taxes sur les polluants. On peut aussi inciter les acteurs à adopter des comportements vertueux, à investir dans la R&D ou à isoler leur logement. Je trouve normal qu’on perde un peu de croissance pour vivre dans un monde plus vert, mais il s’agit d’un choix de société, qui n’appartient pas aux économistes.

Les thèses de Robert Gordon sur la croissance sont controversées, car on constate des innovations dans tous les domaines, à commencer par la biotechnologie ou la santé. On attend aussi de l’innovation verte, qui sera cruciale pour résoudre le problème du réchauffement climatique.

J’émets plus de réserves sur l’innovation française. Notre pays possède un capital humain – de bons chercheurs et des gens talentueux dans les entreprises –, mais il n’est pas en tête en matière de brevets ou d’applications. Nous avons certes des prix Nobel, mais ceux-ci ne sont pas très jeunes. Ce sont les chercheurs de trente ou trente-cinq ans qui apportent le plus d’innovations et qui créent des entreprises. Quand on se promène près du MIT
– Massachusetts Institute of Technology –, on est frappé par la concentration d’entreprises de biotechnologie, qui ont surgi spontanément là où il n’y avait, vingt ans plus tôt, que des terrains vagues. Des chercheurs de très haut niveau ont attiré d’excellents étudiants ; ceux-ci ont créé des start-up au conseil d’administration desquelles ils ont placé leurs professeurs. La concentration de toutes les grandes entreprises de la biotechnologie mondiale a créé de nombreux emplois en Californie. Dans des secteurs scientifiques moins avancés, Amazon ou Uber produisent de l’innovation. Il faut arriver à conserver les talents en France. Ceux-ci perçoivent de hauts salaires, ce qui est facteur d’inégalités, mais ce sont ces talents qui créent des emplois.

Dans la société postindustrielle dans laquelle nous entrons, ceux-ci seront liés aux nouvelles technologies et aux services : santé, aide la personne, hôtellerie, restauration. Compte tenu de nos salaires, nous ne pourrons pas concurrencer la compétitivité des pays émergents. On peut toutefois trouver des créneaux, comme l’ont fait les Allemands dans le domaine de l’automobile. Ils y sont parvenus en innovant dans un secteur où les prix n’ont pas besoin d’être compétitifs. Le monde industriel que nous avons connu a pris fin : il ne créera plus d’emplois ou, s’il le fait, cela coûtera une fortune à l’État.

La plupart des économistes sont hostiles au principe d’une politique industrielle. L’État ne dispose pas des connaissances nécessaires pour identifier les secteurs qui vont marcher. On risque, puisque l’industrie ne crée pas de valeur ajoutée, de paupériser les travailleurs français si on les met en concurrence avec ceux des pays à bas salaires. Enfin, il faut se méfier des lobbys. Tous solliciteront l’aide de l’État, mais il n’est pas certain que ceux qui l’obtiendront sont ceux qui en ont le plus besoin.

Si l’on veut définir une politique industrielle, il faut s’en remettre à une agence indépendante, très professionnelle, sur le modèle de la DARPA – Defense Advanced Research Projects Agency –, qui a présidé à la naissance d’internet aux États-Unis, de la NSF
– National Science Foundation – ou des NIH – National Institutes of Health. Ces agences indépendantes, qui subventionnent la recherche de haut niveau, s’en remettent au jugement des pairs, comme le fait le Conseil européen de la recherche – CER –, agence publique d’autant plus efficace qu’elle est indépendante des lobbys.

Bien que j’aime beaucoup Joseph Stiglitz, que j’ai reçu une semaine en juin à Toulouse, je ne partage pas son analyse de la situation européenne. La dette nationale de la Grèce, qui représente 175 % de son PIB, est détenue non plus par les marchés financiers mais un peu par le Fonds monétaire international – FMI – et la BCE, et beaucoup, en bilatéral, par les pays de l’Eurogroupe, essentiellement l’Allemagne, la France, l’Italie et l’Espagne. Pour que la Grèce la rembourse, il lui faudrait dégager, pendant des années, un surplus primaire
– c’est-à-dire avant remboursement de la dette – de l’ordre de 4 %. Cela semble très improbable, même si, jusqu’en 2020, le service de la dette n’est pas considérable, puisque son taux d’intérêt n’excède pas 3 %. Il faut par conséquent renégocier la dette, ce qui, j’en conviens, est plus facile à dire qu’à faire.

La Grèce doit 42 milliards d’euros à la France. Ce montant atteint presque celui de notre budget de l’Éducation nationale, même si l’on ne peut comparer un budget annuel, qui est un flux, à une dette, qui est un stock.

M. le président Gilles Carrez. La dette grecque est incluse dans la nôtre : si la Grèce ne rembourse pas, c’est notre propre dette qui augmente.

M. Jean Tirole. La situation est encore plus grave pour l’Espagne et l’Italie, dont la dette publique est particulièrement élevée. Syriza n’a pas tort d’affirmer que la Grèce ne peut pas rembourser, mais cette situation nous pose des problèmes considérables. L’histoire montre que le FMI est presque toujours remboursé. On peut donc supposer que la Grèce le remboursera, ainsi que la BCE, et qu’elle fera défaut à hauteur de 50 % – ce qui est la norme – sur la dette bilatérale contractée envers l’Eurogroupe.

M. le président Gilles Carrez. En bilatéral, nos prêts se limitent à 11 milliards d’euros. En revanche, nous avons des garanties, à travers le Fonds européen de stabilité financière – FESF.

M. Jean Tirole. Le chiffre que j’ai donné agrège les deux.

M. le président Gilles Carrez. Reste à savoir s’il faut traiter de la même manière le bilatéral et la garantie.

M. Jean Tirole. Je n’ai pas de réponse. La Grèce choisira ce sur quoi elle fera défaut. En général, le défaut concerne 30 % à 70 % de la dette. S’il atteint 50 %, la dette publique de la Grèce représentera encore, après le défaut, 120 % de son PIB, ce qui est considérable, surtout si l’on creuse le déficit en augmentant le nombre de fonctionnaires. Très vite, la dette publique de la Grèce remontera à 170 % de son PIB.

À mon sens, les réformes valent mieux que l’austérité. Elles constituent le seul moyen de sécuriser l’avenir, même si les déficits subsistent à court terme. On peut par exemple éviter d’embaucher de nouveaux fonctionnaires, mais, dans le domaine social, on atteint rapidement des limites. La montée des populismes dans tous les pays s’explique par celle de la souffrance, ce qui justifie les mises en garde de Joseph Stiglitz et Paul Krugman. Toutefois, on ne peut admettre qu’un pays européen ne possède pas de système fiscal.

À l’égard du FMI, je veux corriger une inexactitude. On peut être favorable ou non aux mesures qu’il préconise, mais aucun pays ne peut prétendre qu’il est forcé par le FMI. Celui-ci offre aux États le moyen de retrouver leur crédit sur la scène internationale, mais ils sont toujours libres de ne pas faire appel à ses services.

Vous m’avez demandé de commenter le propos de Joseph Stiglitz selon lequel rester dans l’euro coûte plus cher que d’en sortir. Pour l’heure, nous sommes préoccupés par l’octroi des lignes de liquidités. Il faut trouver une solution avant quinze jours, mais après ? Tôt ou tard, nous devrons choisir quelle Europe nous voulons.

Deux conceptions s’affrontent.

Aux termes du traité de Maastricht, les États font ce qu’ils veulent, en contrepartie du contrôle de leur déficit budgétaire et de leur dette. Le problème est qu’ils n’ont pas la volonté politique de se contrôler entre eux, de sorte que le système ne fonctionne pas. De ce fait, la France s’est dotée du Haut Conseil des finances publiques, qui offre l’avantage d’être indépendant mais l’inconvénient d’être franco-français. Mieux vaudrait se tourner vers une instance européenne, et préciser ce qui doit se passer quand les États ne suivent pas les règles. Ceux qui ont construit Maastricht savaient bien que l’Europe n’est pas une zone monétaire optimale, ce qui les a incités à fixer au départ des règles trop rigides, pour limiter la dette.

Une autre conception a ma faveur, bien qu’elle ait peu de chances de s’imposer : celle d’une Europe fédérale, qui aurait un budget commun, une dette commune – les eurobonds –, ainsi qu’une assurance dépôts et une assurance chômage communes. Ce seraient en somme les États-Unis d’Europe.

Cependant, quand la Californie est en récession, elle reçoit, par le biais des mécanismes budgétaires, beaucoup d’argent des autres États, les États-Unis formant une zone dont le droit est à peu près identique. En matière de droit du travail, les institutions sont très différentes dans le nord et dans le sud de l’Europe. Comment deux pays dont le chômage structurel se monte respectivement à 5 % et à 20 % parviendraient-ils à se doter d’une assurance commune ?

En 1790, quand plusieurs États des États-Unis, appauvris par la guerre, ont commencé à faire faillite, l’État fédéral les a renfloués. Ce système a duré jusqu’en 1840. Depuis près de deux siècles, l’État fédéral n’a procédé à aucun renflouement, sauf avec une mise sous tutelle complète des États. Quand la Californie a des problèmes, le président Obama lui répond que ce ne sont pas ceux des autres États. C’est cette approche que l’Europe doit adopter si elle veut devenir une fédération.

Enfin, une fédération fonctionne comme un mécanisme d’assurance. Quand une maison flambe, les primes de tous les assurés permettent de la construire. Ce système ne peut fonctionner qu’à condition d’être derrière un voile d’ignorance : nul n’acceptera de signer un contrat si une maison est déjà en flammes. Je ne crois donc ni aux eurobonds ni aux eurobills, pas plus qu’à une assurance chômage. Une assurance dépôts est moins invraisemblable, puisque nous nous sommes dotés d’une union bancaire, c’est-à-dire d’un droit commun et d’une régulation qui s’effectue au niveau européen.

J’ai beaucoup étudié le marché du travail. Le prix Nobel a salué mes recherches en matière de droit de la concurrence, de régulation sectorielle et de régulation bancaire. Mon analyse est simple : le système français, et plus généralement le système traditionnel de l’Europe du Sud, encourage à créer des CDD, parce que les CDI manquent de flexibilité. Le marché du travail connaît par ailleurs des incitations perverses. En matière d’environnement, on invoque volontiers le principe pollueur-payeur. C’est le principe inverse qui s’applique en matière d’emploi, où les entreprises qui gardent leurs salariés paient, sous forme de cotisations chômage, pour celles qui licencient. Afin de sécuriser le processus de licenciement, l’État français l’a placé sous le regard du juge ou des prud’hommes, ce qui constitue une exception sur le plan international, mais le juge qui s’immisce dans la procédure est par nature mal informé. Seul le chef d’entreprise sait si un emploi est justifié.

La seule façon de s’en sortir serait de passer, ce qui prendra du temps, au système en vigueur dans l’Europe du Nord, qui protège plutôt le salarié que l’emploi. Dans notre économie, où la technologie et la demande évoluent vite, et où l’on ignore si l’emploi qu’on voudrait créer sera encore justifié dans deux ans, il faut laisser de la flexibilité aux entreprises. Avec Olivier Blanchard, j’ai proposé d’instaurer une taxe de licenciement, accompagnée d’une diminution des cotisations sociales, afin que le dispositif soit fiscalement neutre. Son montant serait d’autant plus élevé que l’intéressé resterait longtemps au chômage. On aboutirait à un bonus-malus, qui inciterait l’entreprise à bien former ses salariés. Grâce à ce système qui n’a rien de révolutionnaire, puisqu’il a été appliqué par Roosevelt dans les années trente, les entreprises recommenceraient à créer des emplois normaux.

En matière d’évasion comme d’optimisation fiscale, il ne peut y avoir de solution qu’européenne, sinon mondiale, mais il est difficile de savoir combien l’État gagnerait en résolvant le problème, puisque les comportements changent et que les activités se déplacent.

Nous sommes tous attachés au système social français. Il n’est donc pas question de réduire l’État à la portion congrue, mais, si mes chiffres sont justes, la France emploie, par actif, 45 % de fonctionnaires de plus que l’Allemagne pour un service donné. Quand les politiques fixent des objectifs en termes de prestations sociales, il faut poser la question économique de l’efficacité de l’État, comme on l’a fait au Canada, en Suède, en Allemagne et en Australie. Il existe beaucoup de travaux sur le sujet, qui définissent une méthodologie. En France, la généralisation de l’informatique n’a pas réduit le nombre total de fonctionnaires. On constate encore des doublons à tout niveau. On s’est interrogé sur la pertinence des départements. Ce n’est pas le seul sujet à remettre à plat. Dans bien des domaines – sécurité sociale, formation professionnelle et apprentissage –, il existe encore des usines à gaz.

L’exemple de l’étranger peut nous apprendre à fournir les mêmes services à des coûts moindres. Une autre solution serait d’introduire une concurrence plus forte entre régions, en procédant ensuite à un étalonnage. On maintiendrait ainsi la performance du système public, dont dépend la pérennité de notre régime social ou de nos retraites.

La manière dont s’opèrent certains regroupements doit également faire l’objet d’un suivi. On pourrait penser qu’en rassemblant plusieurs communes dans une communauté d’agglomération, ou plusieurs universités dans un pôle, on réduira les coûts. C’est paradoxalement l’inverse qui se produit. Il est indispensable qu’une autorité indépendante vérifie que l’on n’opère des regroupements qu’au vu d’un projet, et empêche qu’on ne maintienne l’existant en y adjoignant une nouvelle structure plus onéreuse.

Sans être un spécialiste des territoires, j’observe qu’on adopte trop souvent, en France, une approche top-down. Pour créer des clusters ou définir une politique industrielle, on décide d’en haut que tel secteur va marcher : on identifie une demande sociétale, par exemple de l’État ou des collectivités locales, sans se demander à quelle offre elle correspond ni vérifier qu’on a la capacité d’y répondre. Créer un grand centre de recherche ne sert à rien si l’on ne dispose pas de chercheurs capables d’en attirer d’autres, qui feront eux-mêmes venir des étudiants et des startups.

M. Jérôme Chartier. J’ai souvent insisté sur le coût des normes bancaires et la raréfaction du crédit aux PME. Comment faciliter le financement de leur investissement ?

M. Jean Tirole. Aux États-Unis, 50 % des crédits, même aux PME, passent par le shadow banking, ce qui est considérable. Ce n’est pas le cas en France, où les banques, qui ont pourtant reconstitué leurs marges, hésitent encore à prêter, compte tenu des incertitudes du contexte économique. Reste qu’il existe beaucoup d’aides publiques au financement des PME. Celles-ci ont surtout besoin d’une perspective économique générale, d’aides pour exporter – il en existe déjà – et d’un environnement plus propice. En tant qu’économiste, je n’ai jamais compris qu’on maintienne des effets de seuil qui dissuadent les entreprises d’embaucher plus de cinquante personnes. Les PME sont confrontées à la complexité du code du travail, des impôts ou des systèmes de subventions. Il est facile à une grande structure de confier à une ou deux personnes le rôle de chasseurs d’aubaines. C’est quasiment impossible à une petite entreprise.

Le droit français de la faillite est une autre bizarrerie, puisqu’il favorise les actionnaires, qui peuvent refuser une dilution de leur actionnariat, au détriment des créanciers. Ce système unique au monde explique que des banques prêtent contre des sûretés. Il est plus urgent de le réformer que de créer de nouvelles aides aux PME.

M. Jérôme Chartier. Les normes prudentielles ont eu pour effet de réduire l’appétence des banques au financement des PME.

M. Jean Tirole. Il est normal que les banques ne prennent pas trop de risques, mais la prudence ne doit pas créer un biais en faveur des actifs totalement sûrs. Les compagnies d’assurance, qui ont un bilan long, devraient pouvoir prêter à long terme. Il serait logique qu’elles prennent plus d’actions et moins de dettes très sûres. Dans une économie, tout le monde ne peut pas être assuré contre le risque, et s’en débarrasser sur les autres. Si les normes prudentielles doivent être solides, ce qui n’était pas le cas avant la crise –, elles ne doivent pas pour autant supprimer l’activité économique – ce qui serait évidemment un moyen très simple d’éviter la faillite des banques.

M. le président Gilles Carrez. Il nous reste à tirer profit de vos avis. Pour que la réforme de l’État soit stable, elle doit faire, dites-vous, l’objet d’un consensus. Notre commission essaie de travailler dans ce sens.

Membres présents ou excusés

Commission des Finances, de l’économie générale et du contrôle budgétaire

Réunion du mercredi 11 février 2015 à 14 heures

Présents. - M. Éric Alauzet, M. Guillaume Bachelay, M. Dominique Baert, M. Jean-Marie Beffara, M. Xavier Bertrand, M. Jean-Claude Buisine, M. Christophe Caresche, M. Gilles Carrez, M. Jérôme Chartier, Mme Marie-Christine Dalloz, M. Jean-Louis Dumont, M. Yann Galut, M. Jean-Pierre Gorges, M. Marc Goua, M. Laurent Grandguillaume, M. Jean Launay, M. Dominique Lefebvre, M. Hervé Mariton, Mme Christine Pires Beaune, Mme Valérie Rabault, Mme Monique Rabin, Mme Eva Sas, M. Philippe Vigier

Excusés. - M. Étienne Blanc, M. Jérôme Lambert, M. Camille de Rocca Serra, M. Éric Woerth

Assistaient également à la réunion. - M. Guillaume Chevrollier, M. Christophe Léonard, M. Christophe Premat

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